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Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2

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The Project Gutenberg eBook of Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2

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Title: Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2

Author: George Sand

Release date: June 1, 2004 [eBook #12534]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Bailey and Distributed Proofreaders Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PÉCHÉ DE MONSIEUR ANTOINE, TOME 2 ***
ŒUVRES DE GEORGE SAND

LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE II

* * * * *

XXIV.

M. GALUCHET.

Mais, après avoir dormi douze heures, Galuchet n'avait plus qu'un souvenir fort confus des événements de la veille, et, lorsque M. Cardonnet le fit appeler, il ne lui restait qu'un vague ressentiment contre le charpentier. D'ailleurs il n'avait guère envie de se vanter d'avoir fait un si sot personnage en débutant dans sa carrière diplomatique, et il rejeta son lever tardif et son air appesanti sur une violente migraine. «Je n'ai fait que tâter le terrain, répondit-il aux questions de son maître. J'étais si souffrant que je n'ai pas pu observer grand'chose. Je puis vous assurer seulement qu'on a dans cette maison des façons fort communes, qu'on y vit de pair à compagnon avec des manants, et que la table y est fort pauvrement servie.

—Vous ne m'apprenez là rien de nouveau, dit M. Cardonnet; il est impossible que vous ayez passé toute la journée à Châteaubrun, sans avoir remarqué quelque chose de plus particulier. A quelle heure mon fils est-il arrivé, et à quelle heure est-il parti?

—Je ne saurais dire précisément quelle heure il était … Leur vieille pendule va si mal!

—Ce n'est pas là une réponse. Combien d'heures est-il resté? Voyons, je ne vous demande pas rigoureusement les fractions.

—Tout cela a duré cinq ou six heures, Monsieur; je me suis fort ennuyé. M. Émile avait l'air peu flatté de me voir, et, quant à la jeune fille, c'est une franche bégueule. Il fait une chaleur assommante sur cette montagne, et on ne peut pas dire deux mots sans être interrompu par ce paysan.

—Il y paraît, car vous ne dites pas deux mots de suite ce matin, Galuchet: de quel paysan parlez-vous?

—De ce charpentier, Jappeloup, un drôle, un animal qui tutoie tout le monde, et qui appelle monsieur le père Cardonnet, comme s'il parlait de son semblable.

—Cela m'est fort égal; mais que lui disait mon fils?

—M. Émile rit de ses sottises, et mademoiselle Gilberte le trouve charmant.

—Et n'avez-vous pas remarqué quelque aparté entre elle et mon fils?

—Non pas, Monsieur, précisément. La vieille, qui est certainement sa mère, car elle l'appelle ma fille, ne la quitte guère, et il ne doit pas être facile de lui faire la cour, d'autant plus qu'elle est très-hautaine et se donne des airs de princesse. Ça lui va bien, ma foi, avec la toilette qu'elle a, et pas le sou! On me l'offrirait, que je n'en voudrais pas!

—N'importe, Galuchet, il faut lui faire la cour.

—Pour me moquer d'elle, à la bonne heure, je veux bien!

—Et puis, pour gagner une gratification que vous n'aurez point, si vous ne me faites pas la prochaine fois un rapport plus clair et mieux circonstancié; car vous battez la campagne aujourd'hui.»

Galuchet baissa la tête sur son livre de comptes, et lutta tout le jour contre le malaise qui suit un excès.

Émile passa encore toute la semaine plongé dans l'hydrostatique; il ne se permit pas d'autre distraction que de chercher Jean Jappeloup dans la soirée pour causer avec lui, et, comme il cherchait toujours à ramener la conversation sur Gilberte: «Écoutez, monsieur Émile, lui dit tout à coup le charpentier, vous n'êtes jamais las de ce chapitre-là, je le vois bien. Savez-vous que la mère Janille vous croit amoureux de son enfant?

—Quelle idée! répondit le jeune homme, troublé par cette brusque interpellation.

—C'est une idée comme une autre. Et pourquoi n'en seriez-vous pas amoureux?

—Sans doute, pourquoi n'en serais-je pas amoureux? répondit Émile de plus en plus embarrassé. Mais est-ce vous, ami Jean, qui voudriez parler légèrement d'une pareille possibilité?

—C'est plutôt vous, mon garçon, car vous répondez comme si nous plaisantions. Allons, voulez-vous me dire la vérité? dites-la, ou je ne vous en parle plus.

—Jean, si j'étais amoureux, en effet, d'une personne que je respecte autant que ma propre mère, mon meilleur ami n'en saurait rien.

—Je sais fort bien que je ne suis pas votre meilleur ami, et pourtant je voudrais le savoir, moi.

—Expliquez-vous, Jean.

—Expliquez-vous vous-même, je vous attends.

—Vous attendrez donc longtemps; car je n'ai rien à répondre à une pareille question, malgré toute l'estime et l'affection que je vous porte.

—S'il en est ainsi, il faudra donc que vous disiez, un de ces jours, adieu tout à fait aux gens de Châteaubrun; car ma mie Janille n'est pas femme à s'endormir longtemps sur le danger.

—Ce mot me blesse; je ne croyais pas qu'on pût m'accuser de faire courir un danger quelconque à une personne dont la réputation et la dignité me sont aussi sacrées qu'à ses parents et à ses plus proches amis.

—C'est bien parler, mais cela ne répond pas tout droit à mes questions. Voulez-vous que je vous dise une chose? c'est qu'au commencement de la semaine dernière, j'ai été à Châteaubrun pour emprunter à Antoine un outil dont j'avais besoin. J'y ai trouvé ma mie Janille; elle était toute seule, et vous attendait. Vous n'y êtes pas venu, et elle m'a tout conté. Or, mon garçon, si elle ne vous a pas fait mauvaise mine dimanche, et si elle vous permet de revenir de temps en temps voir sa fille, c'est à moi que vous le devez.

—Comment cela, mon brave Jean?

—C'est que j'ai plus de confiance en vous que vous n'en avez en moi. J'ai dit à ma mie Janille que si vous étiez amoureux de Gilberte, vous l'épouseriez, et que je répondais de vous sur le salut de mon âme.

—Et vous avez eu raison, Jean, s'écria Émile en saisissant le bras du charpentier: jamais vous n'avez dit une plus grande vérité.

—Oui! mais reste à savoir si vous êtes amoureux, et c'est ce que vous ne voulez pas dire.

—C'est ce que je peux dire à vous seul, puisque vous m'interrogez ainsi.
Oui, Jean, je l'aime, je l'aime plus que ma vie et je veux l'épouser.

—J'y consens, répondit Jean avec un accent de gaieté enthousiaste, et quant à moi, je vous marie ensemble … Un instant! un instant! si Gilberte y consent aussi.

—Et si elle te demandait conseil, brave Jean, toi, son ami et son second père?

—Je lui dirais qu'elle ne peut pas mieux choisir, que vous me convenez et que je veux vous servir de témoin.

—Eh bien, maintenant, ami, il n'y a plus qu'à obtenir le consentement des parents.

—Oh! je vous réponds d'Antoine, si je m'en mêle. Il a de la fierté; il craindra que votre père n'hésite, mais je sais ce que j'ai à lui dire là-dessus.

—Quoi donc, que lui direz-vous?

—Ce que vous ne savez pas, ce que je sais à moi tout seul; je n'ai pas besoin d'en parler encore, car le temps n'est pas venu, et vous ne pouvez pas penser à vous marier avant un an ou deux.

—Jean, confiez-moi ce secret comme je vous ai confié le mien. Je ne vois qu'un obstacle à ce mariage: c'est la volonté de mon père. Je suis résolu à le vaincre, mais je ne me dissimule pas qu'il est grand.

—Eh bien, puisque tu as été si confiant et si franc avec le vieux Jean, le vieux Jean agira de même à ton égard. Écoute, petit: avant peu, ton père sera ruiné et n'aura plus sujet de faire le fier avec la famille de Châteaubrun.

—Si tu disais vrai, ami, malgré le chagrin que mon père devrait en ressentir, je bénirais ta singulière prophétie; car il y a bien d'autres motifs qui me font redouter cette fortune.

—Je le sais, je connais ton cœur, et je vois que tu voudrais enrichir les autres avant toi-même. Tout s'arrangera comme tu le souhaites, je te le prédis. Je l'ai rêvé plus de dix fois.

—Si vous n'avez fait que le rêver, mon pauvre Jean …

—Attendez, attendez … Qu'est-ce que c'est que ce livre-là, que vous portez toujours sous le bras et que vous avez l'air d'étudier?

—Je te l'ai dit, un traité savant sur la force de l'eau, sur la pesanteur, sur les lois de l'équilibre …

—Je m'en souviens fort bien, vous me l'avez déjà dit; mais je vous dis, moi, que votre livre est un menteur, ou que vous l'avez mal étudié: autrement vous sauriez ce que je sais.

—Quoi donc?

—C'est que votre usine est impossible, et que votre père, s'obstinant à se battre contre une rivière qui se moque de lui, perdra ses dépenses, et s'avisera trop tard de sa folie. Voilà pourquoi vous me voyez si gai depuis quelque temps. J'ai été triste et de mauvaise humeur tant que j'ai cru à la réussite de votre entreprise; mais j'avais une espérance qui pourtant me revenait toujours et dont j'ai voulu avoir le cœur net. J'ai marché, j'ai examiné, j'ai travaillé, étudié. Oh oui! étudié! sans avoir besoin de vos livres, de vos cartes et de vos grimoires; j'ai tout vu, tout compris. Monsieur Émile, je ne suis qu'un pauvre paysan, et votre Galuchet me cracherait sur le corps s'il osait; mais je puis vous certifier une chose dont vous ne vous doutez guère: c'est que votre père n'entend rien à ce qu'il fait, qu'il a pris de mauvais conseils, et que vous n'en savez pas assez long pour le redresser. L'hiver qui vient emportera vos travaux, et tous les hivers les emporteront jusqu'à ce que M. Cardonnet ait jeté son dernier écu dans l'eau. Souvenez-vous de ce que je vous dis, et n'essayez pas de le persuader à votre père. Ce serait une raison de plus pour qu'il s'obstinât à se perdre, et nous n'avons pas besoin de cela pour qu'il le fasse; mais vous serez ruiné, mon fils, et si ce n'est ici entièrement, ce sera ailleurs, car je tiens la cervelle de votre papa dans le creux de ma main. C'est une tête forte, j'en conviens, mais c'est une tête de fou. C'est un homme qui s'enflamme pour ses projets à tel point qu'il les croit infaillibles, et, quand on est bâti de cette façon-là, on ne réussit à rien. J'ai d'abord cru qu'il jouait son jeu, mais, à présent, je vois bien que la partie devient trop sérieuse, puisqu'il recommence tout ce que la dernière dribe a détruit. Il avait eu jusque-là trop bonne chance: raison de plus; les bonnes chances rendent impérieux et présomptueux. C'est l'histoire de Napoléon, que j'ai vu monter et descendre, comme un charpentier qui grimpe sur le faîte de la maison sans avoir regardé si les fondations sont bonnes. Quelque bon charpentier qu'il soit, quelque chef-d'œuvre qu'il établisse, si le mur fléchit, adieu tout l'ouvrage!»

Jean parlait avec une telle conviction, et ses yeux noirs brillaient si fort sous ses épais sourcils grisonnants, qu'Émile ne put se défendre d'être ému. Il le supplia de lui exposer les motifs qui le faisaient parler ainsi, et longtemps le charpentier s'y refusa. Enfin, vaincu par son insistance, et un peu irrité par ses doutes, il lui donna rendez-vous pour le dimanche suivant.

«Vous irez à Châteaubrun samedi ou lundi, lui dit-il; mais, dimanche, nous partirons à la pointe du jour, et nous remonterons le cours de l'eau jusqu'à certains endroits que je vous montrerai. Emportez tous vos livres et tous vos instruments, si bon vous semble. S'ils ne me donnent pas raison, peu m'importe: c'est la science qui aura menti. Mais ne vous attendez pas à faire ce voyage-là à cheval ou en voiture, et si vous n'avez pas de bonnes jambes, ne comptez pas le faire du tout.»

Le samedi suivant, Émile courut à Châteaubrun, et, comme de coutume, il commença par Boisguilbault, n'osant arriver de trop bonne heure chez Gilberte.

Comme il approchait des ruines, il vit un point noir au bas de la montagne, et ce point devint bientôt Constant Galuchet, en habit noir, pantalon et gants noirs, cravate et gilet de satin noir. C'était sa toilette de campagne, hiver comme été; et, quelque chaleur qu'il eût à supporter, quelque fatigue à laquelle il s'exposât, il ne sortait jamais du village sans cette tenue de rigueur. Il eût craint de ressembler à un paysan, si, comme Émile, il eût endossé une blouse et porté un chapeau gris à larges bords.

Si le costume bourgeois de notre époque est le plus triste, le plus incommode et le plus disgracieux que la mode ait jamais inventé, c'est surtout au milieu des champs que tous ses inconvénients et toutes ses laideurs ressortent. Aux environs des grandes villes, on en est moins choqué, parce que la campagne elle-même y est arrangée, alignée, plantée, bâtie et murée dans un goût systématique, qui ôte à la nature tout son imprévu et toute sa grâce. On peut quelquefois admirer la richesse et la symétrie de ces terres soumises à toutes les recherches de la civilisation; mais aimer une telle campagne, c'est fort difficile à concevoir. La vraie campagne n'est pas là, elle est au sein des pays un peu négligés et un peu sauvages, là où la culture n'a pas en vue des embellissements mesquins et des limites jalouses, là où les terres se confondent, et où la propriété n'est marquée que par une pierre ou un buisson placés sous la sauvegarde de la bonne foi rustique. C'est là que les chemins destinés seulement aux piétons, aux cavaliers ou aux charrettes offrent mille accidents pittoresques; où les haies abandonnées à leur vigueur naturelle se penchent en guirlandes, se courbent en berceaux, et se parent de ces plantes incultes qu'on arrache avec soin dans les pays de luxe. Émile se souvenait d'avoir marché pendant plusieurs lieues autour de Paris sans avoir eu le plaisir de rencontrer une ortie, et il sentait vivement le charme de cette nature agreste où il se trouvait maintenant. La pauvreté ne s'y cachait pas honteuse et souillée sous les pieds de la richesse. Elle s'y étalait au contraire souriante et libre sur un sol qui portait fièrement ses emblèmes, les fleurs sauvages et les herbes vagabondes, l'humble mousse et la fraise des bois, le cresson au bord d'une eau sans lit, et le lierre sur un rocher, qui, depuis des siècles, obstruait le sentier sans éveiller les soucis de la police. Enfin, il aimait ces branches qui traversent le chemin et que le passant respecte, ces fondrières où murmure la grenouille verte, comme pour avertir le voyageur, sentinelle plus vigilante que celle qui défend le palais des rois; ces vieux murs qui s'écroulent au bord des enclos et que personne ne songe à relever, ces fortes racines qui soulèvent les terres et creusent des grottes au pied des arbres antiques; tout cet abandon qui fait la nature naïve, et qui s'harmonise si bien avec le type sévère et le costume simple et grave du paysan.

Mais qu'au milieu de ce cadre austère et grandiose, qui transporte l'imagination aux temps de la poésie primitive, apparaisse cette mouche parasite, le monsieur aux habits noirs, au menton rasé, aux mains gantées, aux jambes maladroites, et ce roi de la société n'est plus qu'un accident ridicule, une tache importune dans le tableau. Que viennent-ils faire à la lumière du soleil, vos vêtements de deuil, dont les épines semblent se rire comme d'une proie? Votre costume gênant et disparate inspire alors la pitié plus que les haillons du pauvre; on sent que vous êtes déplacé au grand air et que votre livrée vous écrase.

Jamais cette remarque ne s'était présentée aussi vivement à la pensée d'Émile que lorsque Galuchet lui apparut, le chapeau à la main, gravissant la colline avec un mouvement pénible qui faisait flotter ridiculement les basques de son habit, et s'arrêtant pour épousseter avec son mouchoir les traces de chutes fréquentes, Émile eut envie de rire, et puis, il se demanda avec colère ce que la mouche parasite venait faire autour de la ruche sacrée.

Émile mit son cheval au galop, passa près de Galuchet sans avoir l'air de le reconnaître, et, arrivant le premier à Châteaubrun, il l'annonça à Gilberte comme une inévitable calamité.

«Ah! mon père, dit la jeune fille, ne recevez pas cet homme si mal élevé et si déplaisant, je vous en supplie! ne nous laissez pas gâter notre Châteaubrun, et notre intérieur, notre laisser-aller si doux, par la présence de cet étranger, qui ne peut et qui ne doit jamais sympathiser avec nous.

—Et que veux-tu donc que j'en fasse? répondit M. de Châteaubrun embarrassé. Je l'ai invité à venir quand il voudrait; je ne pouvais prévoir que toi, qui es si tolérante et si généreuse, tu prendrais en grippe un pauvre hère, à cause de son peu d'usage et de sa triste figure. Moi, ces gens-là me font peine; je vois que chacun les repousse et qu'ils s'ennuient d'être au monde!

—Ne croyez pas cela, dit Émile. Ils s'y trouvent fort bien, au contraire, et s'imaginent plaire à tous.

—En ce cas, pourquoi leur ôter une illusion, sans laquelle il leur faudrait mourir de chagrin? Moi, je n'ai pas ce courage, et je ne crois pas que ma bonne Gilberte me conseille de l'avoir.

—Mon trop bon père! dit Gilberte en soupirant, je voudrais l'avoir aussi, cette bonté, et je crois l'avoir en général; mais cet être suffisant et satisfait de lui-même, qui semble m'insulter quand il me regarde, et qui m'appelle par mon nom de baptême le premier jour où il me parle! non, je ne puis le supporter, et je sens qu'il me fait mal parce que sa vue me porte au dédain et à l'ironie, contrairement à mes instincts et à mes habitudes de caractère.

—Il est certain que M. Galuchet se familiarisera beaucoup avec mademoiselle, dit Émile à M. Antoine, et que vous serez forcé plus d'une fois de le rappeler au respect qu'il lui doit. S'il arrive qu'il vous oblige de le chasser, vous regretterez de l'avoir accueilli avec trop de confiance. Ne vaudrait-il pas mieux lui faire entendre aujourd'hui par un accueil un peu froid que vous n'avez pas oublié la manière grossière dont il s'est comporté à sa première visite?

—Ce que je vois de mieux pour arranger l'affaire, dit M. de Châteaubrun, c'est que vous alliez vous promener dans le verger avec Janille; moi, j'emmènerai le Galuchet à la pêche, et vous en serez débarrassés.»

Cette proposition ne plaisait pas beaucoup à Émile. Lorsqu'il était sous la surveillance de M. de Châteaubrun, il pouvait se croire presque tête à tête avec Gilberte, au lieu que Janille était un tiers autrement actif et clairvoyant. Et puis Gilberte pensait qu'il y avait de l'égoïsme à laisser son père subir seul le fardeau d'une telle visite. «Non, dit-elle en l'embrassant, nous resterons pour te faire enrager; car si nous tournons le dos, tu vas redevenir si doux et si bon, que ce monsieur se croira, une fois pour toutes, le très-bien venu. Oh! je te connais, père! tu ne pourras pas t'empêcher de le lui dire et de le retenir à table, et il boira encore! Il est donc bon que je reste ici pour le forcer à s'observer.

—D'ailleurs je m'en charge, dit Janille, qui avait écouté jusque-là sans dire son avis, et qui haïssait Galuchet, depuis le jour où il avait marchandé avec elle pour une pièce de dix sous qu'elle lui avait demandée après lui avoir montré les ruines. J'aime beaucoup que monsieur boive son vin avec ses amis et les gens qui lui font plaisir; mais je ne suis pas d'avis de le gaspiller avec des pique-assiettes, et je vais baptiser d'importance celui de M. Galuchet. Ah! mais, Monsieur, tant pis pour vous, qui n'aimez point l'eau, cela vous forcera de ne pas rester longtemps à table.

—Mais, Janille, c'est une tyrannie, dit M. Antoine, tu vas me mettre à l'eau maintenant? tu veux donc ma mort?

—Non, Monsieur, vous n'en aurez le teint que plus frais, et tant pis pour ce petit monsieur s'il fait la grimace!»

Janille tint parole, mais Galuchet était trop troublé pour s'en apercevoir. Il se sentait de plus en plus mal à l'aise devant Émile, dont les yeux et le sourire semblaient toujours l'interroger sévèrement, et, lorsqu'il voulait payer d'audace en faisant l'agréable auprès de Gilberte, il était si mal reçu, qu'il ne savait plus que devenir. Il avait résolu de s'observer à l'endroit du clairet de Châteaubrun, et il fut fort satisfait, lorsque, après le premier verre, son hôte n'insista plus pour lui en faire avaler un second. M. Antoine, en lui donnant l'exemple de la première rasade, comme c'était son devoir d'hôte campagnard, étouffa un soupir, et lança à Janille un regard de reproche pour la libéralité qui avait présidé à la ration d'eau. Charasson, qui était dans la confidence de la vieille, partit d'un gros rire, et fut vertement réprimandé par son maître, qui le condamna à avaler à son souper le reste du breuvage inoffensif.

Quand Galuchet se fut convaincu qu'il était insupportable à Gilberte et à Émile, il résolut d'avancer ses affaires auprès de M. Cardonnet, en risquant la demande en mariage. Il emmena M. Antoine à l'écart, et, certain d'être refusé, il lui offrit son cœur, sa main et ses vingt mille francs pour sa fille. M. Galuchet crut ne rien risquer en doublant le capital fictif de sa dot.

Cette petite fortune, jointe à un emploi qui procurait à Galuchet un revenu de douze cents francs, causa quelque surprise à M. Antoine. C'était là un très-bon parti pour Gilberte, et elle ne pouvait espérer mieux, en fait de richesse; car enfin, il était impossible au bon campagnard de lui fournir une dot quelconque, se dépouillât-il entièrement. Personne au monde n'était plus désintéressé que ce brave homme; il en avait donné assez de preuves, sa vie durant. Mais il ne pensait pas sans quelque amertume que sa fille chérie, faute de rencontrer un homme qui l'aimât pour elle-même, serait probablement condamnée au célibat pour longtemps, peut-être pour toujours! «Quel malheur, se dit-il, que ce garçon ne soit pas aimable, car, à coup sûr, il est honnête et généreux: ma fille lui plaît, et il ne demande pas ce qu'elle a. Il sait sans doute qu'elle n'a rien, et il veut lui donner tout ce qu'il possède. C'est un prétendant bien intentionné, qu'il faut refuser honnêtement, avec douceur et amitié.»

Et, ne sachant comment s'y prendre, n'osant exposer Gilberte au soupçon d'être vaine de son nom, ou au ressentiment d'un cœur blessé par son aversion, il ne trouva rien de mieux que de ne pas se prononcer, et de demander du temps pour réfléchir et se consulter. Galuchet demanda aussi la permission de revenir, non pas précisément faire sa cour, mais s'informer de son sort, et il y fut autorisé, bien que le pauvre Antoine tremblât en lui faisant cette réponse.

Il le mena au bord de la rivière pour l'installer à la pêche, bien que Galuchet n'eût rien apporté pour cela, et désirât fort rester au château. Antoine le promena du moins au bord de la Creuse pour lui indiquer les bons endroits, et, chemin faisant, il eut la faiblesse et la bonhomie de lui demander pardon pour les taquineries et les malices de Jean. Galuchet prit la chose à merveille, rejeta tout le tort sur lui-même, en disant toutefois, pour se montrer sous un meilleur jour, qu'il avait été grisé par surprise, et que s'il n'était pas capable de porter le vin, c'est parce qu'il était habitué à une grande sobriété. «A la bonne heure! dit Antoine, Janille avait craint que vous ne fussiez un peu intempérant; mais ce qui vous est arrivé prouve bien le contraire.»

Ils causèrent assez longtemps, et Galuchet s'obstinant à ne pas partir, quoiqu'il vît bien à l'inquiétude de son hôte qu'il eût voulu ne pas le ramener au château, ils y revinrent, et Galuchet prit aussi Janille à part pour lui confier ses intentions et donner à Antoine le temps de prévenir Gilberte. Il comptait bien sur le dépit qu'elle en éprouverait; car, cette fois, n'étant pas ivre, il voyait fort clairement l'air irrité d'Émile, et les sentiments de Gilberte pour le protecteur qu'elle avait choisi.

«Cette fois-ci, se disait-il, M. Cardonnet ne me reprochera pas d'avoir perdu mon temps. Mes beaux amoureux vont être dans une furieuse colère contre moi, et M. Émile ne pourra pas se tenir de me chercher noise.» Galuchet n'était pas poltron, et bien qu'il ne supposât pas Émile capable d'un duel à coups de poings, il se disait avec une certaine satisfaction qu'il était de force à lui tenir tête. Quant à une véritable partie d'honneur, cela eût été moins de son goût, parce qu'il n'entendait rien aux armes courtoises; mais il pouvait bien compter que M. Cardonnet saurait l'en préserver.

Pendant qu'il entretenait Janille, M. de Châteaubrun resta avec sa fille et Émile dans le verger et leur raconta ce qui venait de se passer entre lui et Galuchet, mais avec quelques précautions oratoires. «Eh bien, dit-il, vous l'accusez d'être un sot et un impertinent, vous allez vous repentir de votre dureté; car c'est là véritablement un digne garçon, et j'en ai la preuve. Je puis raconter cela devant Émile qui est notre ami, et même si Gilberte voulait examiner la chose sans prévention, elle pourrait lui demander des renseignements certains sur ce jeune homme … dites, Émile, en votre âme et conscience, est-ce un homme probe?

—Sans aucun doute, répondit Émile. Mon père l'emploie depuis trois ans, et serait très-fâché de le perdre.

—Est-il d'un bon caractère?

—Quoiqu'il n'en ait guère donné la preuve ici l'autre jour, je dois dire qu'il est fort tranquille, et tout à fait inoffensif à l'habitude.

—Il n'est point sujet à s'enivrer?

—Non pas que je sache.

—Eh bien, qu'a-t-on à lui reprocher?

—S'il n'avait pas pris fantaisie de devenir notre commensal, je le trouverais accompli, dit Gilberte.

—Il te déplaît donc bien? reprit M. Antoine en s'arrêtant pour la regarder en face.

—Eh non, mon père, répondit-elle, étonnée de cet air solennel. Ne prenez pas mon éloignement si fort au sérieux. Je ne hais personne; et si la société de ce jeune homme a quelque agrément pour vous, s'il vous a donné quelque raison plausible de l'estimer particulièrement, à Dieu ne plaise que je vous en prive par un caprice! Je ferai un effort sur moi-même, et j'arriverai peut-être à partager la bonne opinion que mon digne père a de lui.

—Voilà parler comme une bonne et sage fille, et je reconnais ma Gilberte. Sache donc, petite, que c'est toi, moins que personne, qui dois mépriser le caractère de ce garçon-là; que si tu n'éprouves aucun attrait pour lui, tu dois du moins le traiter avec politesse et le renvoyer avec bonté. Allons, me devines-tu?

—Pas le moins du monde, mon père.

—Moi, je crains de deviner, dit Émile, dont les joues se couvrirent d'une vive rougeur.

—Eh bien, reprit M. Antoine, je suppose qu'un garçon assez riche, relativement à nous, remarque une belle et bonne fille qui est fort pauvre, et que, s'éprenant à la première vue, il vienne mettre à ses pieds les plus honnêtes prétentions du monde, faut-il le chasser brutalement, et lui jeter la porte au nez en lui disant: «Non, Monsieur, vous êtes trop laid?»

Gilberte rougit autant qu'Émile, et quelque effort d'humilité qu'elle pût faire sur elle-même, elle se sentit si outragée par les prétentions de Galuchet, qu'elle ne put rien répondre, et sentit ses yeux se remplir de larmes.

«Ce misérable a indignement menti, s'écria Émile, et vous pouvez le chasser honteusement. Il n'a aucune fortune, et mon père l'a tiré de la dernière détresse. Or, il n'y a que trois ans qu'il l'emploie, et à moins que M. Galuchet n'ait fait tout à coup un héritage mystérieux …

—Non, Émile, non, il ne m'a pas fait de mensonge; je ne suis pas si faible et si crédule que vous croyez. Je l'ai interrogé, et je sais que la source de sa petite fortune est pure et certaine. C'est votre père qui lui assure vingt mille francs pour se l'attacher à tout jamais par l'affection et la reconnaissance, au cas où il se mariera dans le pays.

—Mais, sans doute, dit Émile d'une voix mal assurée, mon père ignore que c'est sur mademoiselle de Châteaubrun qu'il a osé lever les yeux, car il ne l'eût pas encouragé dans une semblable espérance.

—Tout au contraire, reprit M. Antoine, qui trouvait la chose fort naturelle; votre père a reçu la confidence de son goût pour Gilberte, et il l'a autorisé à se servir de son nom pour la demander en mariage.»

Gilberte devint pâle comme la mort et regarda Émile, qui baissa les yeux, stupéfait, humilié et brisé au fond de l'âme.

XXV.

L'EXPLOSION.

—Eh bien, qu'y a-t-il donc? dit Janille, qui vint les rejoindre dans une tonnelle à l'endroit du verger, où ils s'étaient assis tous trois; pourquoi Gilberte est-elle toute défaite, et pourquoi vous taisez-vous tous quand j'approche, comme si vous méditiez quelque complot?»

Gilberte se jeta dans le sein de sa gouvernante et fondit en larmes.

«Eh bien, eh bien, reprit la petite bonne femme, en voici bien d'une autre!
Ma fille a de la peine, et je ne sais point de quoi il s'agit!
Parlerez-vous, monsieur Antoine?

—Est-ce que ce jeune homme est parti? dit M. Antoine en regardant autour de lui avec inquiétude.

—Sans doute, car il m'a fait ses adieux, et je l'ai reconduit jusqu'à la porte, dit Janille. J'ai eu quelque peine à m'en débarrasser. Il est un peu lourd à s'expliquer, celui-là! Il aurait souhaité rester, je l'ai bien vu; mais je lui ai fait comprendre que de telles affaires ne se terminaient pas si vite, qu'il me fallait en conférer avec vous, et qu'on lui écrirait, si on voulait le revoir pour un motif ou pour un autre. Mais, avant, qu'a donc ma fille? qui lui a fait du chagrin ici? Ah! mais, voici ma mie Janille pour la défendre et la consoler.

—Oh oui! toi, tu me comprendras, s'écria Gilberte, et tu m'aideras à repousser l'injure, car je me trouve offensée, et j'ai besoin de toi pour la faire comprendre à mon père! Sache donc qu'il se fait presque l'avocat de M. Galuchet!

—Ah! tu es déjà au courant de ce qui se passe? En ce cas, ce sont donc des affaires de famille! Et moi aussi, j'en ai à vous conter; mais tout cela va ennuyer monsieur Émile?

—Je vous entends, ma chère mademoiselle Janille, répondit le jeune homme, et je sais que les convenances ordinaires me commanderaient de me retirer; mais je suis trop intéressé à ce qui se passe ici pour m'astreindre à de vulgaires usages: vous pouvez parler devant moi, puisque maintenant je sais tout.

—Eh bien, Monsieur, si vous savez de quoi il s'agit, et si M. Antoine a trouvé bon de s'expliquer devant vous, ce qui, entre nous soit dit, était assez inutile, je parlerai donc comme si vous n'étiez pas là. Et d'abord, Gilberte, il ne faut pas pleurer: de quoi t'affliges-tu, ma fille? De ce qu'un malotru s'imagine être digne de toi? Eh! mon Dieu, ce n'est pas la dernière fois que tu seras exposée, mariée ou non, à voir des gens avantageux te donner à rire; car il faut rire de cela, mon enfant, et ne point t'en fâcher. Ce garçon croit te faire honneur et te donner une preuve d'estime; reçois-la de même, et dis-lui, ou fais-lui dire très-sérieusement que tu le remercies, mais que tu ne veux point de lui. Je ne vois point du tout pourquoi tu t'inquiètes: est-ce que tu t'imagines, par hasard, que je suis d'humeur à l'encourager? Ah! bien, oui, il aurait cent mille francs, cent millions d'écus, que je ne le trouverais pas fait pour ma fille! Le vilain, avec ses gros yeux et son air content d'être au monde, qu'il aille plus loin! nous n'avons point ici de fille à lui donner! Ah! mais, ma mie Janille s'y connaît, et sait qu'on ne met point, dans un bouquet, le chardon à côté de la rose.

—C'est bien parler, bonne Janille! s'écria Émile, et vous êtes digne d'être appelée sa mère!

—Et qu'est-ce que cela vous fait, à vous, Monsieur! dit Janille, animée et montée par sa propre éloquence; qu'avez-vous à voir dans nos petites affaires? Savez-vous du mal de ce prétendant? c'est fort inutile de nous le dire: nous n'avons pas besoin de vous pour nous en débarrasser.

—Laisse, Janille, ne le gronde pas, dit Gilberte en caressant sa vieille amie. Cela me fait du bien d'entendre dire que les prétentions de cet homme-là sont un outrage pour moi, car je me sens humiliée d'y songer. J'en ai froid, j'en suis malade. Et mon père ne comprend pas cela, pourtant! Mon père se trouve honoré par sa demande et ne saura rien lui dire pour me préserver de sa vue!

—Ah! ah! reprit Janille en riant, c'est lui qui a tort comme à l'ordinaire, le méchant homme! c'est lui qui fait pleurer sa fille! Ah mais! Monsieur, voulez-vous par hasard faire le tyran ici? Ne comptez pas là-dessus, car ma mie Janille n'est pas morte et n'a pas envie de mourir.

—C'est cela, dit M. Antoine; c'est moi qui suis un despote, un père dénaturé! Bien, bien! tombez sur moi, si cela vous soulage. Ensuite, ma fille voudra peut-être bien me dire à qui elle en a, et ce que j'ai fait de si criminel.

—Mon bon père, dit Gilberte, en se jetant dans ses bras, laissons ces tristes plaisanteries, et dépêche-toi de renvoyer d'ici, pour toujours, M. Galuchet, afin que je respire, et que j'oublie ce mauvais rêve.

—Ah! voilà le hic, répondit M. Antoine, il s'agit de savoir ce que je vais lui écrire, et c'est pour cela qu'il est bon de tenir conseil.

—Entends-tu, mère! dit Gilberte à Janille, il ne sait que lui répondre? apparemment il n'a pas su refuser.

—Eh bien, mon enfant, ton père n'a pas tant de tort, répondit Janille, car, moi aussi, j'ai reçu la demande de ton beau soupirant, je l'ai écouté sans m'émouvoir, et je ne lui ai dit ni oui, ni non. Allons! allons! ne te fâche pas. C'est comme cela qu'il faut agir, et consultons-nous tranquillement. On ne peut pas dire à ce garçon: «Vous me déplaisez», cela ne se dit pas. On ne peut pas lui dire non plus: «Nous sommes de bonne maison, et vous vous appelez Galuchet;» car cela serait dur et mortifiant.

—Et ce ne serait pas là une raison, dit Gilberte. Que nous importe la noblesse à présent? La vraie noblesse est dans le cœur, et non dans de vains titres. Ce n'est pas le nom de Galuchet qui me répugne, ce sont les manières et les sentiments de l'homme qui le porte.

—Ma fille a raison: le nom, la profession et la fortune n'y font rien, dit M. Antoine. Ce n'est donc pas de cela que nous pouvons nous servir. On ne peut pas reprocher non plus à un homme les défauts de sa personne. Ce que nous avons de mieux à dire, c'est que Gilberte ne veut pas se marier.

—Ah mais! Monsieur, un petit moment, dit Janille, je n'entends pas qu'on dise cela, moi; car si ce jeune homme allait le répéter (comme cela ne peut manquer), il ne se présenterait plus personne, et je ne suis pas d'avis que ma fille se fasse religieuse.

—Il faut pourtant alléguer quelque chose, reprit M. Antoine. Disons, en ce cas, qu'elle ne veut pas se marier encore, et que nous la trouvons trop jeune.

—Oui, oui, c'est cela, mon père! vous avez trouvé la meilleure raison, et c'est la vraie; je ne veux pas me marier encore, je suis trop jeune.

—Ce n'est pas vrai! s'écria Janille. Vous êtes en âge, et je prétends qu'avant peu vous trouviez un beau et bon mari qui vous plaise et qui nous plaise à tous.

—Ne pense pas à cela, ma mère, reprit Gilberte avec feu. Je te fais le serment devant Dieu que mon père a dit la vérité. Je ne veux pas encore me marier, et je désire que tout le monde le sache, afin que tous les prétendants soient écartés. Ah! si vous voulez m'entourer d'importunités pareilles, vous m'ôterez tout le bonheur dont je jouis auprès de vous et vous me ferez une triste jeunesse! mais ce sera me rendre malheureuse en pure perte, car je ne changerai pas de résolution, et je mourrai plutôt que de me séparer de vous.

—Et qui te parle de nous séparer? dit Janille. L'homme qui t'aimera ne voudra pas te faire de peine; et toi, d'ailleurs, tu ne sais pas ce que tu penseras quand tu aimeras quelqu'un. Ah! ma pauvre enfant! ce sera peut-être alors notre tour de pleurer, car il est écrit que la femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari, et celui qui a dit cela connaissait le cœur des femmes.

—Oh! s'écria Émile, c'est là une loi d'obéissance, et non une loi d'amour. L'homme qui aimera véritablement Gilberte aimera ses parents et ses amis comme les siens propres, et ne voudra pas plus l'en séparer qu'il ne voudra s'en éloigner lui-même.»

Ici Janille rencontra les regards passionnés des deux amants qui se cherchaient, et toute sa prudence lui revint.

«Pardine, Monsieur! dit-elle d'un ton un peu sec, vous vous mêlez de choses qui ne vous regardent guère, et m'est avis que toutes mes explications sont bien déplacées devant vous; mais puisque vous vous êtes obstiné à les entendre, et que M. Antoine trouve cela fort sage, je vous dirai, moi, que je vous défends de répéter, et surtout de croire ce que ma fille vient de dire dans un beau mouvement de dépit contre votre Galuchet. Car enfin tous les hommes ne sont pas taillés, Dieu merci, sur ce patron-là, et nous n'avons pas besoin que le monde la condamne à rester fille, parce qu'elle veut un mari plus agréable. Nous le lui trouverons fort bien, soyez tranquille; et ne vous imaginez pas que, parce qu'elle n'est pas riche comme vous, elle séchera sur pied.

—Allons, allons, Janille! dit M. Antoine, en prenant la main d'Émile, c'est vous qui dites des choses déplacées. Il semblerait que vous voulez faire de la peine à notre ami … Vous hochez trop de la tête: je vous dis que c'est notre meilleur ami après Jean, qui a le droit d'ancienneté; et je déclare que personne, depuis vingt ans que je suis, par ma pauvreté, à même d'apprécier les sentiments désintéressés, ne m'a montré et inspiré autant d'affection qu'Émile. C'est pourquoi je dis qu'il ne sera jamais de trop dans nos petits secrets de famille. Il est, par sa raison, la noblesse de ses idées et son instruction, fort au-dessus de son âge et du nôtre. C'est pourquoi nous ne pourrions prendre un meilleur conseil. Je le regarde comme le frère de Gilberte, et je vous réponds que s'il se présentait pour elle un parti sortable, il nous éclairerait sur les convenances de caractère, qu'il s'emploierait pour faire réussir un mariage qui la rendrait heureuse, et pour empêcher le contraire. Vos taquineries n'ont donc pas le sens commun, Janille; si je l'ai mis dans ma confidence, j'ai su ce que je faisais: vous me traitez aussi par trop comme un petit enfant!

—Ah bien! Monsieur, vous cherchez noise à votre tour? dit Janille très-animée. Eh bien, soit! c'est le jour des vérités, et je parlerai, puisqu'on me pousse à bout. Je vous dis, moi, et je dis à M. Émile, parlant à sa personne, qu'il est beaucoup trop jeune pour ce rôle d'ami de la maison, et que cela doit se refroidir un peu, ou vous en sentirez les inconvénients. Par exemple, aujourd'hui même, l'occasion s'en montre, et vous vous en apercevrez. Voilà un jeune homme qui se présente pour épouser Gilberte, nous n'en voulons point, c'est fort bien, c'est entendu; mais qui empêchera ce prétendant éconduit de croire et de dire, ne fût-ce que pour se venger un peu, que c'est à cause de M. Émile, et de l'ambition qu'on a, dans la maison, de faire un riche mariage, qu'on n'écoute personne autre? Je ne dis pas que M. Émile soit capable d'avoir de pareilles idées, je suis sûre du contraire. Il nous connaît assez pour savoir qui nous sommes. Mais de sottes gens le penseront, et cela nous fera passer pour des sots. Comment! nous allons mettre M. Galuchet à la porte, parce que notre fille est trop jeune, soi-disant, et M. Cardonnet fils viendra toutes les semaines, comme s'il était seul excepté? Ça ne se peut pas, monsieur Antoine! Et vous, vous avez beau me regarder avec des yeux tendres, monsieur Émile, vous avez beau vous mettre à genoux auprès de moi, et me prendre les mains comme si vous vouliez me faire une déclaration … je vous aime, oui, j'en conviens, et je vous regretterai même beaucoup; mais je n'en ferai pas moins mon devoir, puisque moi seule ai de la tête, de la prévoyance et de la volonté, ici! Ah mais! vous partirez aussi, mon garçon, car ma mie Janille ne radote pas encore.»

Gilberte était redevenue pâle comme un lis, et M. Antoine avait de l'humeur, peut-être pour la première fois de sa vie. Il trouvait Janille déraisonnable, et n'osant entrer en révolte, il tirait l'oreille de Sacripant, qui, lui voyant un air fâché, l'accablait de caresses et se laissait martyriser par sa main distraite. Émile était à genoux entre Janille et Gilberte; son cœur débordait, et il ne pouvait plus se taire.

—«Ma chère Janille, s'écria-t-il enfin avec une émotion impétueuse, et vous, digne et généreux Antoine, écoutez-moi, et apprenez enfin mon secret. J'aime votre fille, je l'aime avec passion depuis le premier jour où je l'ai vue, et, si elle daigne agréer mes sentiments, je vous la demande en mariage, non pour M. Galuchet, non pour aucun protégé de mon père, ni pour aucun de mes amis, mais pour moi-même, qui ne puis vivre séparé d'elle, et qui ne me relèverai qu'avec son consentement et le vôtre.

—Viens sur mon cœur, s'écria M. Antoine transporté de joie et d'enthousiasme; car tu es un noble enfant, et je savais bien qu'il n'y avait rien de plus grand et de plus loyal que ton âme!»

Et il serrait dans ses bras le svelte jeune homme comme s'il eût voulu l'étouffer. Janille, attendrie, couvrit ses yeux de son mouchoir; mais tout à coup, renfonçant ses larmes:

«Voilà des folies, monsieur Antoine, dit-elle, de vraies folies! Observez-vous et ne laissez pas aller votre cœur si vite. Certes, celui-là est un brave garçon, et, si nous étions riches, ou s'il était pauvre, nous ne pourrions jamais mieux choisir; mais n'oublions pas que ce qu'il propose est impossible, que sa famille n'y consentira jamais, et qu'il vient de faire un roman dans sa petite cervelle. Si je ne vous aimais pas tant, Émile, je vous gronderais de monter ainsi l'imagination de M. Antoine, qui est encore plus jeune que la vôtre, et qui est capable de prendre vos rêves au sérieux. Heureusement sa fille est plus raisonnable que lui et que moi. Elle n'est pas du tout troublée de vos douces paroles. Elle vous en sait gré, et vous remercie de vos bonnes intentions; mais elle sait bien que vous ne vous appartenez pas, que vous ne pouvez pas encore vous passer du consentement de votre père, et que, quand même vous seriez en âge de lui faire des sommations respectueuses, elle est trop bien née pour vouloir entrer de force dans une famille qui la repousserait.

—C'est vrai, cela! dit M. Antoine, sortant comme d'un rêve: nous divaguons, mes pauvres enfants! jamais M. Cardonnet ne voudra de nous, car nous n'avons à lui offrir qu'un nom qu'il doit traiter de chimère, dont nous faisons d'ailleurs assez bon marché nous-mêmes, et qui ne nous ouvre aucun chemin vers la fortune. Émile, Émile! ne parlons plus de cela, car cela deviendrait une source de regrets. Soyons amis, toujours amis! soyez le frère de mon enfant, son protecteur et son défenseur dans l'occasion; mais ne parlons pas de mariage ni d'amour, puisque, dans le temps où nous vivons, l'amour est un songe, et le mariage une affaire!

—Vous ne me connaissez pas, s'écria Émile, si vous croyez que j'accepte, et que je veuille accepter jamais les lois du monde et les calculs de l'intérêt! Je ne vous tromperai pas; je répondrais de ma mère si elle était libre, mais mon père ne sera pas favorable à cette union. Cependant mon père m'aime, et quand il aura essayé la puissance et la durée de ma volonté, il reconnaîtra que la sienne ne peut l'emporter en ceci. Il aura peut-être un moyen pour tenter de me réduire. Ce sera de me priver pendant quelque temps des jouissances de sa richesse. Oh! alors, avec quel bonheur je travaillerai pour mériter la main de Gilberte, pour arriver jusqu'à elle, digne de l'estime qu'on n'accorde point aux oisifs, et que méritent ceux qui ont passé comme vous, monsieur Antoine, par d'honorables épreuves? Mon père se laissera fléchir un jour, je n'en doute pas; je puis en faire le serment devant Dieu et devant vous, parce que je sens en moi toutes les forces d'un amour invincible. Et quand il aura constaté la puissance d'une passion comme la mienne, lui qui est souverainement sage et intelligent, lui qui m'aime plus que tout au monde, et certes plus que l'ambition et la fortune, il ouvrira, sans arrière-pensée, ses bras et son cœur à ma fiancée. Car je connais assez mon père pour savoir que lorsqu'il cède à l'empire de la destinée, c'est sans retour vers le passé, sans mesquine rancune, sans lâche regret. Croyez donc, ô mes amis, en mon amour, et comptez comme moi sur l'aide de Dieu. Il n'y a rien d'humiliant pour vous dans les préjugés que j'aurais à combattre, et la tendresse de ma mère, qui ne vit que pour moi et par moi, dédommagera Gilberte en secret des passagères préventions de mon père. Oh! ne doutez pas, ne doutez pas, je vous en supplie! La foi peut tout, et, si vous m'aidez dans cette lutte, je serai encore le plus heureux mortel qui ait combattu pour la plus sainte de toutes les causes, pour un noble amour, et pour une femme digne du dévouement de toute ma vie!

—Allons, ta, ta, ta! dit Janille éperdue; le voilà qui parle comme un livre et qui va essayer, à présent, de monter la tête de ma fille! Voulez-vous bien vous taire, langue dorée! on ne veut point vous écouter et on ne vous croira point. Je vous le défends, monsieur Antoine! Vous ne savez pas tous les malheurs que cela peut attirer sur vous, et le moindre serait d'empêcher Gilberte de faire un mariage possible et raisonnable.»

Le pauvre Antoine ne savait plus à qui entendre. Lorsque Émile parlait, il s'exaltait au souvenir de ses jeunes années; et se souvenait d'avoir aimé; rien ne lui paraissait plus saint et plus noble que de défendre la cause de l'amour, et d'encourager une si belle entreprise. Mais, lorsque Janille venait jeter de l'eau sur le feu, il reconnaissait la sagesse et la prudence de son mentor, et tantôt il parlait avec elle contre Émile, tantôt avec Émile contre elle.

«En voilà assez, dit enfin Janille, toute fâchée de ne voir aucun terme à ces irrésolutions; et tout cela ne devait pas être dit devant ma fille. Qu'en résulterait-il, si c'était une tête faible ou légère? Heureusement elle ne mord point à vos contes, et, comme elle fait fort peu de cas de vos écus, elle aura bien trop de dignité pour attendre que vous soyez le maître de disposer de votre cœur. Elle disposera du sien comme elle l'entendra, et, tout en vous gardant son estime et son amitié, elle vous priera de ne point la compromettre par vos visites. Allons, Gilberte, un mot de raison et de courage, pour faire finir toutes ces folles histoires!»

Jusque-là Gilberte n'avait rien dit. Émue et pensive, elle regardait, tantôt son père, tantôt Janille, et plus souvent Émile, dont l'ardeur et la conviction exaltaient son âme. Elle se leva tout à coup, et s'agenouillant devant son père et sa gouvernante, dont elle baisa les mains avec effusion: «Il est trop tard pour me demander une froide prudence et me rappeler aux calculs de l'égoïsme, dit-elle: j'aime Émile, je l'aime autant qu'il m'aime, et, avant de songer que je pusse jamais lui appartenir, j'avais juré dans mon cœur de n'être jamais à aucun autre. Recevez ma confession, ô mon père et ma mère devant Dieu! Depuis deux mois je dissimule avec vous, et, depuis deux semaines, je vous cache un secret qui me pèse et qui sera le dernier de ma vie comme il est le premier. J'ai donné mon cœur à Émile, je lui ai juré d'être sa femme le jour où mes parents et les siens y consentiraient. Jusque-là j'ai juré de l'aimer avec courage et calme, je le lui jure encore, et je prends Dieu et vous à témoin de mon serment. J'ai juré encore, et je jure toujours, que si la volonté de son père est inflexible, nous nous aimerons comme frère et sœur, sans qu'il me soit possible d'en aimer jamais un autre, et sans que je me porte à aucun acte de folie et de désespoir. Ayez confiance en moi. Voyez, je suis forte et je me trouve plus heureuse que jamais, depuis que j'ai mis Émile entre vous deux, et avec vous deux, dans mon cœur. Ne craignez de moi ni plainte, ni tristesse, ni langueur, ni maladie. Je serai dans dix ans telle que vous me voyez aujourd'hui, trouvant dans votre amour des consolations toutes puissantes, et, dans le mien, un courage à toute épreuve.

—Merci de Dieu! s'écria Janille désespérée, nous voilà tous maudits. Il ne manquait plus que cela! Voilà ma fille qui l'aime et qui le lui a dit, et qui le lui dit encore devant nous! Ah! malheur! malheur sur nous, le jour où ce jeune homme est entré dans notre maison!…»

Antoine, accablé, ne sut que fondre en larmes, pressant sa fille contre son sein. Mais Émile, ranimé par la vaillance de Gilberte, sut dire tant de choses, qu'il réussit à s'emparer de cette âme incapable de se défendre. Janille elle-même fut ébranlée, et on finit par adopter le plan que les deux amants avaient conçu eux-mêmes, à Crozant, à savoir, d'attendre, ce qui ne résolvait pas grand'chose, au gré de Janille; et de ne se pas voir trop souvent, ce qui la rassurait du moins un peu sur les dangers de la situation extérieure.

On quitta le verger, et quelques moments après, Galuchet en sortit aussi, mais furtivement, et, sans avoir été vu, il s'enfonça dans les haies pour gagner à couvert la route de Gargilesse.

Émile resta à dîner, car ni Antoine ni Janille n'eurent le courage de lui faire abréger une visite qui ne devait plus se renouveler avant la semaine suivante.

Le cœur affectueux et naïf du bon campagnard ne savait pas résister aux caresses et aux tendres discours de ses deux enfants, et, lorsque Janille avait le dos tourné, il se laissait aller à partager leurs espérances et à bénir leur amour. Janille essayait de leur tenir rigueur, et sa tristesse était réelle et profonde; mais il n'y a pas de plan de séduction mieux organisé que celui de deux amants qui veulent gagner un ami à leur cause. Ils étaient si bons tous deux, si dévoués, si tendres, si ingénieux dans leurs douces flatteries, et si beaux surtout, l'œil et le front éclairés du rayon de l'enthousiasme, qu'un tigre n'y eût pas résisté. Janille pleurait de dépit d'abord, puis de chagrin, et puis de tendresse; et quand le soir vint, et qu'on alla s'asseoir au bord de la rivière, sous le doux regard de la lune, ces quatre personnes, unies par une invincible affection, ne formèrent plus qu'un groupe de bras entrelacés et de cœurs battant à l'unisson.

Gilberte surtout était radieuse, son cœur était plus léger et plus pur que le parfum des plantes qui s'exhale au lever des étoiles et remonte vers elles. Quelque enivré que fût Émile, il ne pouvait oublier entièrement la difficulté des devoirs qu'il avait à remplir pour concilier la religion de son amour avec la piété filiale. Mais Gilberte croyait qu'on pouvait toujours attendre, et que, pourvu qu'elle aimât, le miracle se ferait de lui-même, sans que personne fût forcé d'agir. Lorsque Émile, après avoir osé baiser sa main, sous les yeux de ses parents, se fut éloigné, Janille lui dit en soupirant:

«Eh bien, à présent, tu vas être triste pendant huit jours! je te verrai les yeux rouges comme je te les voyais souvent avant ce maudit voyage de Crozant! Il n'y aura plus ni paix, ni bonheur ici!

—Si tu me vois triste, ma mère chérie, répondit Gilberte, je te permets de l'empêcher de revenir; et si j'ai les yeux rouges, je me les arracherai pour ne plus le voir. Mais que diras-tu, si je suis plus gaie et plus heureuse que jamais? Est-ce que tu ne sens pas comme mon cœur est calmé? Tiens, mets-y ta main, pendant qu'on entend encore les pas de ce cheval qui s'éloigne! Est-ce que je suis agitée? Allume la lampe et regarde-moi bien. Est-ce toujours ta Gilberte, ta fille, qui ne respire que pour toi et son père, et qui ne peut s'ennuyer une minute avec eux? Ah! quand j'ai souffert, quand j'ai pleuré, c'est que j'avais un secret pour vous, et que j'étouffais de ne pouvoir vous le dire. A présent que je peux parler et penser tout haut, je respire et ne sens plus que la joie d'exister pour vous et avec vous. Et n'as-tu pas vu ce soir, comme nous étions tous heureux de pouvoir nous aimer tous, sans crainte et sans honte? Crois-tu donc qu'il en sera jamais autrement, et que nous serions heureux ensemble, Émile et moi, si vous n'étiez pas toujours et à toute heure entre nous deux?

—Hélas! pensa Janille en soupirant, nous ne sommes encore qu'au premier jour de ce bel arrangement-là!»

XXVI.

LE PIÉGE.

Émile résolut de ne pas tarder davantage à entretenir son père sérieusement, et à lui faire non pas un aveu formel et trop précipité de son amour, mais une sorte de discours préliminaire pour amener des explications de plus en plus décisives. Mais le charpentier lui avait donné rendez-vous pour le lendemain matin, et il pensa, avec raison, que si cet homme lui prouvait ce qu'il avait avancé, il aurait là une excellente occasion d'entrer en matière, et de démontrer à M. Cardonnet l'incertitude et la vanité des projets de fortune.

Ce n'est pas qu'Émile ajoutât une foi aveugle à la compétence de Jean Jappeloup en pareille matière; mais il savait que certains aperçus de logique naturelle peuvent aider puissamment l'investigation scientifique, et il partit avant le jour, pour rejoindre son compagnon à un certain point où ils étaient convenus de se retrouver. Il avait prévenu, dès la veille, M. Cardonnet du projet qu'il avait formé d'aller examiner le cours d'eau de l'usine, sans lui dire toutefois quel guide il avait choisi.

Cette excursion fut pénible, mais intéressante, et, à son retour, Émile demanda à son père un entretien particulier. Il lui trouva un certain air de calme triomphant qui ne lui parut pas de très-bon augure. Néanmoins, comme il croyait de son devoir de l'avertir de ce qu'il avait constaté, il entra en matière sans hésitation.

«Mon père, lui dit-il, vous m'exhortez à épouser vos projets et à m'y plonger tout entier avec la même ardeur que vous-même. J'ai fait mon possible, depuis quelque temps, pour mettre à votre service toute l'application dont mon cerveau est capable; je dois donc à la confiance que vous m'avez accordée de vous dire que nous bâtissons sur le sable, et qu'au lieu de doubler votre fortune, vous l'engloutissez rapidement dans un abîme sans fond.

—Que veux-tu dire, Émile? répondit M. Cardonnet en souriant; voilà un début bien effrayant, et je croyais que la science t'aurait conduit au même résultat que donne la pratique, à savoir que rien n'est impossible à la volonté éclairée. Il semble que tu aies dégagé de tes méditations la solution contraire. Voyons! tu as fait une longue course, et sans doute un profond examen? Moi aussi, j'ai exploré, l'an passé, le torrent qu'il s'agit de réduire, et j'ai la certitude d'en venir à bout; qu'en dis-tu, toi, enfant?

—Je dis, mon père, que vous échouerez, car il y faudrait consacrer des dépenses qu'un particulier ne saurait faire, et qui ne seraient d'ailleurs pas couvertes par un bénéfice relatif.»

Ici Émile entra, avec beaucoup de lucidité, dans des explications dont nous ferons grâce au lecteur; mais qui tendaient à établir que le cours de la Gargilesse présentait des obstacles naturels impossibles à détruire sans une mise de fonds dix fois plus considérable que celle prévue par M. Cardonnet. Il eût fallu se rendre propriétaire de certaines parties du bassin de la rivière, afin de détourner ici son cours; là, de l'élargir; plus loin, de faire sauter des portions de montagne qui empêchaient son écoulement régulier; enfin, si l'on ne pouvait vaincre l'accumulation et l'éruption soudaine et violente des eaux dans les réservoirs supérieurs, il fallait créer autour de l'usine des digues cent fois plus considérables que celles déjà tentées, lesquelles digues feraient alors refluer l'eau au point de ruiner les terres environnantes; et pour cela il eût fallu acheter la moitié de la commune, ou disposer d'un pouvoir inique, impossible à conquérir en France. Déjà les travaux exécutés par M. Cardonnet portaient un grave préjudice aux meuniers d'alentour. L'eau, arrêtée pour son usage, faisait, suivant l'expression du pays, patouiller leurs moulins, en produisant contre leurs roues un mouvement contraire, qui en paralysait la rotation à certaines heures. Ce n'était pas sans les dédommager d'une autre façon, et à grands frais, qu'il avait réussi à apaiser ces petits usiniers, en attendant qu'il les ruinât ou qu'il se ruinât lui-même; car les dédommagements offerts ne pouvaient être que temporaires, et devaient cesser avec l'accomplissement de ses travaux. Il avait acheté très-cher, à l'un son travail de six mois comme carrier, à d'autres l'usage de tous leurs chevaux mis en réquisition pour ses transports. Il en avait bercé bon nombre de promesses illusoires, et ces gens simples, éblouis par un bénéfice passager, avaient fermé les yeux sur l'avenir, comme il arrive toujours à ceux dont le présent est difficile.

Émile passa rapidement sur ces détails, qui étaient de nature à irriter M. Cardonnet plus qu'à le convaincre, et il s'attacha à l'effrayer, d'autant plus qu'il avait la persuasion et la certitude de ne rien exagérer sous ce rapport.

M. Cardonnet l'écouta jusqu'au bout avec beaucoup d'attention, et quand ce fut fini, il lui dit, en lui passant la main sur la tête d'une manière toute paternelle et caressante, mais avec un sourire de puissance calme:

«Je suis très-content de toi, Émile, je vois que tu t'occupes, que tu travailles sérieusement, et que tu n'as pas perdu cette fois ton temps à courir de châteaux en châteaux. Tu viens de parler très-clairement et comme un jeune avocat consciencieux qui a bien étudié sa cause. Je te remercie de la bonne direction que prennent tes idées; et sais-tu ce qui me fait le plus de plaisir? c'est que tu t'attaches à ton œuvre comme je l'avais auguré du bienfait de l'étude. Voilà que tu te passionnes déjà pour le succès, que tu en ressens les émotions puissantes, que tu passes par les crises inévitables de terreur, de doute, et même de découragement momentané, qui accompagnent, dans le génie de l'industriel, l'éclosion de tout projet important. Oui, Émile, voilà ce que j'appelle concevoir et enfanter. Ce mystère de la volonté ne s'accomplit pas sans douleur; il en est du cerveau de l'homme comme du sein de la femme.

«Mais tranquillise-toi maintenant, mon ami! Le danger que tu as cru découvrir n'existe que dans une appréciation superficielle des choses, et ce n'est pas dans une simple promenade que tu as pu en saisir l'ensemble. J'ai passé huit jours, moi, à explorer ce torrent avant de lui poser la première pierre sur le flanc, et j'ai pris conseil d'un homme plus expérimenté que toi. Tiens, voici le plan des localités, avec les niveaux, les mesures et le cubage. Étudions cela ensemble.»

Émile examina attentivement ce travail, et y reconnut plusieurs erreurs de fait. On avait jugé impossible que l'eau arrivât à certaines élévations dans les temps extraordinaires, et que certains obstacles pussent l'enchaîner au delà d'un certain nombre d'heures. On avait travaillé sur des éventualités, et l'expérience la plus vulgaire, l'assertion du moindre témoin des faits antérieurs, eussent suffi pour démentir la théorie, si on eût voulu en tenir compte. Mais c'est ce que l'orgueil et la méfiance de son caractère n'avaient pas permis à Cardonnet d'admettre. Il s'était mis, les yeux fermés, à la merci des éléments, comme Napoléon dans la campagne de Russie, et, dans son entêtement superbe, il eût fait volontiers, comme Xercès, battre de verges Neptune rebelle. Son conseil, quoique fort capable, n'avait songé qu'à lui complaire en flattant son ambition, ou s'était laissé dominer et influencer par cette volonté ardente.

«Mon père, dit Émile, il ne s'agit pas là seulement de calculs hydrographiques, et permettez-moi de vous dire que votre foi absolue aux travaux de spécialité vous a égaré. Vous m'avez raillé, lorsqu'au début de mes études générales, je vous ai dit que toutes les connaissances humaines m'apparaissaient comme solidaires les unes des autres, et qu'il fallait être à peu près universel pour être infaillible sur un point donné; en un mot, que le détail ne pouvait se passer de la synthèse, et qu'avant de connaître la mécanique d'une montre, il était bon de connaître celle de la création. Vous avez ri, vous riez encore, et vous m'avez chassé des étoiles pour me renvoyer aux moulins. Eh bien! si, avec un hydrographe, vous eussiez pris pour conseil un géologue, un botaniste et un physicien, ils vous eussent démontré ce qu'après une première vue je crois pouvoir affirmer, sauf vérification d'hommes plus compétents que moi. C'est que, moyennant la direction du col de montagne où s'engouffre votre torrent, moyennant la direction des vents qui s'y engouffrent avec lui, moyennant les plateaux d'où partent ses sources, et leur élévation relative, qui attire sur ces points culminants toutes les nuées, ou même qui voient s'y former tous les grains d'orage, des trombes d'eau continuelles doivent se précipiter dans ce ravin, et y balayer sans cesse les résistances inutiles; à moins, je vous l'ai dit, de travaux que vous ne pouvez entreprendre, parce qu'ils dépassent les ressources d'un capitaliste isolé. Voilà ce qu'au nom des lois atmosphériques le physicien vous eût dit: il eût constaté les effets incessants de la foudre sur les rochers qui l'attirent; le géologue eût constaté la nature des terrains, soit marneux, soit calcaires, soit granitiques, qui retiennent, absorbent ou laissent échapper tour à tour les eaux.

—Et le botaniste, dit en riant M. Cardonnet, tu l'oublies, celui-là?

—Celui-là, répondit Émile en souriant, aurait aperçu sur les flancs arides et abrupts où le géologue n'eût pu marquer sûrement le séjour extérieur des eaux, quelques brins d'herbe qui eussent éclairé ses confrères. «Cette petite plante, leur eût-il dit, n'a point poussé là toute seule; ce n'est point la région qu'elle aime, et vous voyez qu'elle y fait triste mine, en attendant que l'inondation qui l'y a apportée vienne la reprendre ou lui procurer la société de ses compagnes.»

—Bravo! Émile, rien n'est plus ingénieux.

—Et rien n'est plus certain, mon père.

—Et où as-tu pris tout cela? Es-tu donc à la fois hydrographe, mécanicien, astronome, géologue, physicien et botaniste?

—Non, mon père; vous m'avez forcé de saisir à peine, en courant, les éléments de ces sciences, qui n'en font qu'une au fond; mais il y a certaines natures privilégiées chez lesquelles l'observation et la logique remplacent le savoir.

—Tu n'es pas modeste!

—Je ne parle pas de moi, mon père, mais d'un paysan, d'un homme de génie qui ne sait pas lire, qui ne connaît pas le nom des fluides, des gaz, des minéraux ou des plantes; mais qui apprécie les causes et les effets, dont l'œil perçant et la mémoire infaillible constatent les différences et saisissent les caractères; d'un homme enfin qui, en parlant le langage d'un enfant, m'a montré toutes ces choses et me les a rendues évidentes.

—Et quel est, je t'en prie, ce génie inconnu que tu as trouvé dans ta promenade?

—C'est un homme que vous n'aimez pas, mon père, que vous prenez pour un fou, et dont j'ose à peine vous dire le nom.

—Ah! j'y suis! c'est votre ami le charpentier Jappeloup, le vagabond de M. de Boisguilbault, le sorcier du village, celui qui guérit les entorses avec des paroles, et qui arrête l'incendie en faisant une croix sur une poutre avec sa hache.»

M. Cardonnet, qui, sans être persuadé, avait jusqu'alors écouté son fils avec intérêt, partit d'un rire méprisant, et ne se sentit plus disposé qu'à l'ironie et au dédain.

«Voilà, dit-il, comment les fous se rencontrent et s'entendent! Vraiment, mon pauvre Émile, la nature t'a fait un triste présent en te donnant beaucoup d'esprit et d'imagination, car elle t'a refusé la cheville ouvrière, le sang-froid et le bon sens. Te voilà en pleine divagation, et parce qu'un paysan merveilleux s'est posé devant toi en personnage de roman, tu vas faire servir toutes tes petites connaissances et toutes tes facultés ingénieuses à vouloir confirmer ses décisions admirables! Voilà que tu as mis toutes les sciences à l'œuvre, et que l'astronomie, la géologie, l'hydrographie, la physique, voire la pauvre petite botanique, qui ne s'attendait guère à cet honneur, viennent en masse signer le brevet d'infaillibilité décerné à maître Jappeloup. Fais des vers, Émile, fais des romans! tu n'es pas bon à autre chose, j'en ai grand'peur.

—Ainsi, mon père, vous méprisez l'expérience et l'observation, répondit Émile, contenant son dépit; ces bases vulgaires du travail de l'esprit, vous ne daignez pas même en tenir compte? et partant vous raillez la plupart des théories. Que croirai-je donc, après vous, si vous ne voulez me laisser consulter ni la théorie, ni la pratique?

—Émile, répondit M. Cardonnet, je respecte l'une et l'autre, au contraire, mais c'est à condition qu'elles habiteront des cerveaux bien sains; car leurs bienfaits se changent en poison ou en fumée dans les têtes folles. Par malheur, de prétendus savants sont de ce nombre, et c'est pour cela que j'aurais voulu te préserver de leurs chimères. Qu'y a-t-il de plus ridiculement crédule et de plus facile à tromper qu'un pédant à idées préconçues? Je me souviens d'un antiquaire qui vint ici l'an passé: il voulait trouver des pierres druidiques, et il en voyait partout. Pour le satisfaire, je lui montrai une vieille pierre que des paysans avaient creusée pour y piler le froment dont ils font leur bouillie, et je lui persuadai que c'était l'urne où les sacrificateurs gaulois faisaient couler le sang humain. Il voulait absolument l'emporter pour la mettre dans le musée du département. Il prenait tous les abreuvoirs de granit qui servent aux bestiaux pour des sarcophages antiques. Voilà comment les plus ridicules erreurs se propagent. Il n'a tenu qu'à moi qu'une bâche ou un pilon passassent pour des monuments précieux. Et pourtant ce monsieur avait passé cinquante ans de sa vie à lire et à méditer. Prends garde à toi, Émile; un jour peut venir où tu prendras des vessies pour des lanternes!

—J'ai fait mon devoir, dit Émile. Je devais vous engager à faire de nouvelles observations sur les lieux que je viens de parcourir, et il me semblait que l'expérience de vos récents désastres pouvait vous le conseiller. Mais puisque vous me répondez par des plaisanteries, je n'ai rien à ajouter.

—Voyons, Émile, dit M. Cardonnet après quelques instants de réflexion, quelle est la conclusion de tout ceci, et qu'y a-t-il au fond de tes belles prophéties? Je comprends fort bien que maître Jean Jappeloup, qui s'est posé en farouche ennemi de mon entreprise, et qui passe sa vie à déclamer contre le père Cardonnet (en ta présence même, et tu pourrais m'en donner des nouvelles), veuille te persuader de me faire quitter ce pays où il paraît que, par malheur, ma présence le gêne. Mais toi, mon savant et mon philosophe, où veux-tu me conduire? Quelle colonie voudrais-tu fonder? et dans quel désert de l'Amérique prétendrais-tu porter les bienfaits de ton socialisme et de mon industrie?

—On pourrait les porter moins loin, répondit Émile, et si l'on voulait sérieusement travailler à la civilisation des sauvages, vous en trouveriez sous votre main; mais je sais trop, mon père, que cela n'entre pas dans vos vues, pour revenir sur un sujet épuisé entre nous. Je me suis interdit toute contradiction à cet égard, et depuis que je suis ici, je ne pense pas m'être écarté un seul instant du respectueux silence que vous m'avez imposé.

—Allons, mon ami, ne le prends pas sur ce ton, car c'est ta réserve un peu sournoise qui me fâche précisément le plus. Laissons la discussion socialiste, je le veux bien; nous la reprendrons l'année prochaine, et peut-être aurons-nous fait tous les deux quelque progrès qui nous permettra de nous mieux entendre. Songeons au présent. Les vacances ne sont pas éternelles; que désirerais-tu faire après, pour t'instruire et t'occuper?

—Je n'aspire qu'à rester auprès de vous, mon père.

—Je le sais, dit M. Cardonnet avec un malicieux sourire; je sais que tu te plais beaucoup dans ce pays-ci; mais cela ne te mène à rien.

—Si cela me mène à cet état d'esprit où il faut que je sois pour m'entendre parfaitement avec mon père, je ne penserai pas que ce soit du temps perdu.

—C'est très-joliment dit, et tu es fort aimable; mais je ne crois pas que cela avance beaucoup nos affaires, à moins que tu ne veuilles te donner entièrement à mon entreprise. Voyons, veux-tu que nous mandions ici de meilleurs conseils, et que nous recommencions à examiner les localités?

—J'y consens de tout mon cœur, et je persiste à croire que c'est mon devoir de vous y engager.

—Fort bien, Émile, je vois que tu crains que je ne mange ta fortune, et cela ne me déplaît pas.

—Vous ne comprenez rien au sentiment que je porte à cet égard au fond de mon cœur, répondit Émile avec vivacité; et pourtant, ajouta-t-il en faisant un effort pour s'observer, je désire que vous l'interprétiez dans le sens qui vous agréera le plus.

—Tu es un grand diplomate, il faut en convenir; mais tu ne m'échapperas point. Allons, Émile, il faut se prononcer. Si, après l'examen répété et approfondi que nous projetons, la science et l'observation décident que maître Jappeloup et toi n'êtes point infaillibles, que l'usine peut s'achever et prospérer, que ma fortune et la tienne sont semées ici, et qu'elles y doivent germer et fructifier, veux-tu t'engager à embrasser mes plans corps et âme, à me seconder de toutes manières, des bras et du cerveau, du cœur et de la tête? Jure-moi que tu m'appartiens, que tu n'auras au monde d'autre pensée que celle de m'aider à t'enrichir; abandonne-m'en tous les moyens sans les discuter; et, en retour, je te jure, moi, que je donnerai à ton cœur et à tes sens toutes les satisfactions qui seront en mon pouvoir et que la moralité ne proscrira point. Je crois être clair?

—O mon père! s'écria Émile en se levant avec impétuosité, avez-vous pesé les paroles que vous me dites?

—Elles sont fort bien pesées, et je désire que tu pèses ta réponse.

—Je vous comprends à peine, dit Émile en retombant sur sa chaise. Un nuage de feu avait passé devant sa vue; il se sentait défaillir.

«Émile, tu veux te marier? reprit M. Cardonnet avide de profiter de son émotion.

—Oui, mon père, oui, je le veux, répondit Émile en se courbant sur la table qui les séparait, et en étendant vers M. Cardonnet des mains suppliantes. Oh! cette fois, ne jouez point avec moi, car vous me tueriez!

—Tu doutes de ma parole?

—Cela m'est impossible, si votre parole est sérieuse.

—C'est la plus sérieuse parole que j'aurai dite en ma vie, et tu vas en juger toi-même. Tu as un noble cœur et un esprit éminent, je le sais et j'en ai des preuves. Mais avec la même sincérité et la même certitude … je puis te dire que tu as une tête à la fois trop faible et trop vive, et que d'ici à vingt ans peut-être, peut-être toujours, Émile!… tu ne sauras pas te conduire. Tu seras sans cesse frappé de vertige, tu n'agiras jamais froidement, tu te passionneras pour ou contre les hommes et les choses, sans précaution et sans discernement, sans que la voix d'un nécessaire instinct de conservation te rappelle et t'avertisse au fond de ta conscience. Tu as une nature de poëte, et j'aurais beau vouloir me faire illusion à cet égard, tout me ramène à cette douloureuse certitude qu'il te faut un guide et un maître. Eh bien! bénis Dieu, qui t'a donné pour maître et pour guide un père, ton meilleur ami. Je t'aime tel que tu es, bien que tu sois le contraire de ce que j'aurais désiré, si j'avais pu choisir mon fils. Je t'aime comme j'aimerais ma fille, si la nature ne s'était pas trompée de sexe: c'est te dire assez que je t'aime passionnément. Ne te plains donc pas de ton sort, et que mes reproches ne t'humilient jamais.

«Dans cette situation où nous sommes à l'égard l'un de l'autre, et qui, désormais, m'est bien avérée, je ferai à ton bonheur et à ton avenir d'immenses sacrifices; je surmonterai mes répugnances, qui sont pourtant grandes, je le confesse, et je te laisserai épouser la fille illégitime d'un noble et d'une servante. Je satisferai, comme je te l'ai dit, ton cœur et tes sens; mais c'est à la condition que ton esprit m'appartiendra entièrement, et que je disposerai de toi comme de moi-même.

—Est-il possible, ô mon Dieu! dit Émile, à la fois ébloui et terrifié; mais comment donc l'entendez-vous, mon père, et quel sens donnez-vous à cet abandon de moi-même?

—Ne viens-je pas de te le dire? Ne feins donc pas de ne pouvoir me comprendre. Tiens, Émile, je sais tout ton roman de Châteaubrun, et je pourrais te le raconter mot à mot, depuis ton arrivée, par un soir d'orage, jusqu'à Crozant, et depuis Crozant jusqu'à la conversation de samedi dans le verger de M. Antoine. Je connais maintenant les personnages aussi bien que toi-même, car j'ai voulu voir par mes propres yeux; et hier, pendant que tu explorais les bords de la rivière, moi, sous prétexte d'insister sur la demande en mariage de Constant Galuchet, j'ai été à Châteaubrun, et j'ai causé longtemps avec mademoiselle Gilberte.

—Vous, mon père!…

—N'est-il pas tout simple que je veuille connaître celle que tu as choisie sans me consulter, et qui sera peut être un jour ma fille?

—O mon père! mon père!…

—Je l'ai trouvée charmante, belle, modeste, humble et fière en même temps, s'exprimant bien, ne manquant ni de tenue, ni de bonnes manières, ni d'éducation, ni de raison surtout! Elle a refusé le prétendant que je lui offrais avec beaucoup de convenance. Oui, vraiment, de la douceur, de la modestie et de la dignité! J'ai été fort content d'elle! Ce qui m'a le plus frappé, c'est sa prudence, sa réserve, et l'empire qu'elle a sur elle-même; car je t'avoue bien que j'ai essayé de la piquer un peu, et même de l'offenser, pour voir le fond de son caractère. Le père était absent; mais la mère, cette drôle de petite vieille, dont tu aspires à devenir le gendre, était si fort irritée de mes réflexions sur son peu de fortune et sur la convenance parfaite d'un mariage avec Galuchet, qu'elle m'a traité du haut en bas; elle m'a appelé bourgeois; et comme je m'obstinais, exprès pour la pousser à bout, elle m'a dit, en mettant le poing sur la hanche, que sa fille était de trop bonne maison pour épouser le domestique d'un usinier; et que, quand même le fils de l'usinier se présenterait, on y regarderait encore à deux fois avant de se mésallier à ce point. Elle m'amusait beaucoup! Mais Gilberte réparait tout par son air calme et ferme. Je t'assure qu'elle tient à merveille le serment qu'elle t'a fait de patienter, d'attendre et de tout souffrir pour l'amour de toi.

—Oh! vous l'avez donc bien fait souffrir? s'écria Émile hors de lui.

—Oui, un peu, répondit tranquillement M. Cardonnet, et j'en suis bien aise. A présent, je sais qu'elle a du caractère, et je serais fort aise d'avoir une telle personne auprès de moi. Cela peut être très-utile dans un ménage, et rien n'est pis que d'avoir pour femme un être à la fois passif et têtu, qui ne sait que soupirer et se taire, comme … beaucoup que je connais. Cela me ferait plaisir, à moi, de me disputer quelquefois avec ma belle-fille, et de m'apercevoir tout à coup qu'elle voit juste, qu'elle veut fortement, et qu'elle est apte à te donner un bon conseil. Allons, Émile, ajouta l'industriel en tendant la main à son fils, tu vois que je ne suis ni aveugle, ni injuste, j'espère, et que je désire tirer bon parti de la situation où tu m'as placé.

—O mon Dieu! si vous consentez à mon bonheur, mon père, je fais avec vous un bail, et je deviens votre homme d'affaires, votre régisseur, votre ouvrier, pendant le nombre d'années où vous me jugerez incapable de me conduire moi-même. Je me soumettrai à toutes vos volontés, et je vous donnerai mon travail de tous les instants, sans jamais me plaindre, sans jamais résister à vos moindres désirs.

—Et sans me demander d'honoraires? ajouta en riant M. Cardonnet. Fi donc! Émile, ce n'est pas ainsi que je l'entends, et ce métier de domestique outragerait la nature. Non, non, il ne s'agit pas de me donner le change, et je ne suis pas homme à m'abuser sur le fond de tes intentions. Je ne suis pas encore assez ruiné pour n'avoir pas le moyen de payer un régisseur, et je crois que je ne pourrais pas en choisir un plus mauvais que toi pour traiter avec les ouvriers. Je veux que tu sois un autre moi-même, que tu m'aides au travail de l'élucubration, que tu t'instruises pour moi, que tu me donnes tes idées, sauf à moi à les combattre et à les modifier; qu'enfin tu cherches et inventes des moyens de fortune que j'exécuterai quand ils me conviendront. C'est ainsi que tes études continuelles et ton imagination féconde pourront me servir à décupler ta fortune. Mais pour cela, Émile, il ne s'agit pas de travailler avec indifférence et désintéressement, comme tu le fais depuis quinze jours. Je ne suis pas dupe de cette soumission temporaire, concertée avec Gilberte pour m'arracher mon consentement. Je veux la soumission de toute ta vie. Je veux que tu sois prêt à entreprendre des voyages (avec ta femme, si bon te semble!) pour examiner les progrès de l'industrie et surprendre, s'il le faut, les secrets de nos concurrents; je veux que tu signes enfin, non sur du papier devant un notaire, mais sur ma tête et avec le sang de ton cœur, et devant Dieu, un contrat qui annihile tout ton passé de rêves et de chimères, et qui engage ta conviction, ta volonté, ta foi, ton avenir, ton dévouement, ta religion, à la réussite de mon œuvre.

—Et si je ne crois pas à votre œuvre? dit Émile en pâlissant.

—Il faudra bien y croire; ou, si elle est inexécutable, ce sera moi le premier qui n'y croirai plus. Mais ne pense pas m'échapper par ce détour. S'il nous faut lever d'ici notre tente, je la transporterai ailleurs, et ne m'arrêterai qu'à la mort. Là où je serai, et quelque chose que je fasse, il faut me suivre, me seconder et me sacrifier tous tes systèmes, tous tes songes …

—Quoi! ma pensée elle-même, ma croyance à l'avenir? s'écria Émile épouvanté. O mon père! vous voulez me déshonorer à mes propres yeux!

—Tu recules! Ah! tu n'es pas même amoureux, mon pauvre Émile! Mais brisons là. C'est assez d'émotions maintenant pour ta pauvre tête. Prends le temps de réfléchir. Je ne veux pas que tu me répondes avant que je t'interroge de nouveau. Consulte la force de ta passion, et va consulter ta maîtresse. Va à Châteaubrun, vas-y tous les jours, à toute heure; tu n'y rencontreras plus Galuchet. Informe Gilberte et ses parents du résultat de cette conférence. Dis-leur tout. Dis-leur que je donne mon consentement pour vous unir dans un an, à condition que, dès aujourd'hui, tu me feras le serment que j'exige. Il faut que ta maîtresse sache cela exactement, je le veux; et, si tu ne l'en informais pas, je m'en chargerais moi-même; car je sais maintenant le chemin de Châteaubrun!

—J'entends, mon père, dit Émile profondément blessé et navré: vous voulez qu'elle me haïsse si je l'abandonne, ou me méprise si je l'obtiens au prix de mon abaissement et de mon apostasie. Je vous remercie de l'alternative où vous me placez, et j'admire le génie inventif de votre amour paternel.

—Pas un mot de plus, Émile, répondit froidement M. Cardonnet. Je vois que la folie du socialisme persiste, et que l'amour aura quelque peine à la vaincre. Je souhaite que Gilberte de Châteaubrun fasse ce miracle, afin que tu n'aies point à me reprocher de n'avoir pas consenti à ton bonheur.»

XXVII.

PEINES ET JOIES D'AMOUR.

Émile alla s'enfermer dans sa chambre et y passa deux heures en proie aux plus violentes agitations. La pensée de posséder Gilberte sans lutte, sans combat, sans passer par cette affreuse épreuve de briser le cœur de son père, qu'il avait jusque-là prévue avec effroi et douleur, le jetait dans une ivresse complète. Mais tout à coup l'idée de s'avilir à ses propres yeux par un serment impie, le plongeait dans un amer désespoir; et, parmi ces alternatives de joie et de souffrance, il ne pouvait se résoudre à rien. Oserait-il aller se jeter aux pieds de Gilberte et lui tout avouer? Il comptait sur son courage et sur sa grandeur d'âme. Mais remplirait-il envers elle les devoirs de l'amour, si au lieu de lui cacher le terrible sacrifice qu'il pouvait lui faire en silence, il la mettait de moitié dans ses remords et ses angoisses? Ne lui avait-il pas dit cent fois à Crozant, que pour elle, et pour l'obtenir, il subirait tout et ne reculerait devant rien? Mais il n'avait pas prévu alors que le génie infernal de son père invoquerait la force de son âme pour corrompre et perdre son âme, et il se voyait frappé d'un coup inattendu sous lequel il se trouvait éperdu et désarmé. Vingt fois il faillit retourner vers M. Cardonnet, pour lui demander au moins sa parole de ne point agir, et de cacher à la famille de Châteaubrun les intentions qu'il venait de dévoiler, jusqu'à ce que lui-même eût pris un parti. Mais une invincible fierté le retint. Après le mépris que son père lui avait témoigné, en le supposant assez faible pour apostasier de la sorte, irait-il lui montrer ses irrésolutions et lui livrer le fond de son cœur troublé par la passion?

Mais quelle serait la victime la plus injustement frappée, de Gilberte ou de lui, si l'honneur l'emportait en lui sur l'amour? Il était coupable par le fait envers elle, lui qui avait détruit son repos par une passion fatale, et qui l'avait entraînée à partager ses illusions. Qu'avait fait la pauvre Gilberte, cette douce et noble enfant, pour être arrachée au calme de sa pure existence, et immolée tout aussitôt à la loi d'un devoir austère? N'était-il pas trop tard pour s'aviser de l'écueil contre lequel il l'avait poussée? Ne fallait-il pas plutôt s'y briser lui-même pour la sauver, et sa conscience avait-elle le droit de reculer devant les derniers sacrifices, lorsqu'elle s'était irrévocablement engagée à Gilberte?

Et puis, si Gilberte repoussait un sacrifice si énorme, Émile en serait-il moins déshonoré aux yeux de ses parents? M. Antoine, qui aimait et pratiquait l'égalité par instinct, par besoin du cœur, et aussi par nécessité de position, comprendrait-il qu'Émile, à son âge, s'en fût fait une religion, et qu'une idée pût l'emporter en lui sur un sentiment, sur la foi jurée? Et Janille! que penserait-elle de la moindre hésitation de sa part, elle qui, dans son humble condition, nourrissait de si étranges préjugés aristocratiques, et profitait avec ses maîtres des privilèges de l'égalité, sans croire aucunement aux droits de l'égalité pour tous? Elle le tiendrait pour un misérable fou, ou plutôt elle penserait qu'il acceptait ce prétexte pour manquer à sa parole, et elle le bannirait de Châteaubrun avec colère. Qui sait si, avec le temps, elle ne travaillerait pas avec assez de succès l'esprit de Gilberte, pour que celle-ci partageât son mépris et son indignation?

Ne se sentant pas la force d'aller affronter une si dure épreuve, Émile essaya d'écrire à Gilberte. Il commença et déchira vingt lettres, et enfin, ne pouvant résoudre le problème de sa situation, il résolut d'aller ouvrir son cœur à son vieux ami, M. de Boisguilbault, et de lui demander conseil.

Pendant ce temps, M. Cardonnet, qui agissait dans toute la force et la liberté de ses cruelles inspirations, écrivait, lui aussi, à Gilberte une lettre ainsi conçue:

«MADEMOISELLE,

«Vous avez dû me trouver hier bien importun et bien peu galant. Je viens vous demander ma grâce et me confesser d'une petite feinte que vous me pardonnerez, j'en suis certain, quand vous connaîtrez mes intentions.

«Mon fils vous aime, je le sais, Mademoiselle, et je sais aussi que vous daignez approuver ses sentiments. J'en suis heureux et fier, à présent que je vous connais. Ne trouvez-vous pas légitime qu'avant de prendre une décision de la plus haute importance, j'aie voulu voir de mes propres yeux, et quelque peu éprouver le caractère de la personne qui dispose du cœur de mon fils et de l'avenir de ma famille?

«Je viens donc aujourd'hui, Mademoiselle, faire amende honorable à vos pieds, et vous dire que, quand on est aussi belle et aussi aimable que vous l'êtes, on peut se passer de bien des choses, et même de fortune, pour entrer dans une famille riche et honorable.

«Je vous demande, en conséquence, la permission de me présenter de nouveau chez vous, pour faire en règle à monsieur votre père la demande de votre main pour mon fils, aussitôt que mon fils m'y aura pleinement autorisé. Ce dernier mot demande une courte explication, et c'est dans cette lettre qu'elle doit trouver sa place.

«Je mets au bonheur de mon fils une seule condition, et cette condition ne tend qu'à rendre son bonheur plus complet, et à l'assurer indéfiniment. J'exige qu'il renonce à des excentricités d'opinion qui troubleraient notre bonne intelligence et qui compromettraient, dans l'avenir, sa fortune et sa considération. Je suis certain que vous avez trop de raison et d'esprit pour rien comprendre aux doctrines égalitaires et socialistes, à l'aide desquelles mon cher Émile compte bouleverser le monde avec ses jeunes amis, d'ici à peu de temps; que les mots de solidarité humaine, de répartition égale des jouissances et des droits, et beaucoup d'autres termes techniques de la jeune école communiste, sont pour vous parfaitement inintelligibles. Je ne pense pas qu'Émile vous ait jamais ennuyée de ses déclamations philosophiques, et je concevrais difficilement qu'il eût obtenu, avec ce langage, le bonheur de vous plaire. Je ne doute donc point qu'il ne consente à s'en abstenir à tout jamais, et à en abjurer la folie. A ce prix, et pourvu qu'il s'engage avec moi par une parole libre, mais sacrée, je consentirai de toute mon âme à ratifier l'heureux choix qu'il a su faire d'une femme aussi parfaite que vous. Veuillez, Mademoiselle, exprimer à monsieur votre père tous mes regrets de ne l'avoir point rencontré, et lui faire part du contenu de la présente.

«Agréez les sentiments de haute estime et de sympathie toute paternelle avec lesquels je remets entre vos mains la cause de mon fils et la mienne.

«VICTOR CARDONNET.»

Tandis qu'un domestique galonné d'or et monté sur un beau cheval de main portait cette lettre à Châteaubrun, Émile, accablé de soucis, se dirigeait à pied vers le parc de Boisguilbault.

«Eh bien, dit le marquis en lui serrant la main avec force, je ne vous attendais plus que dimanche prochain; je pensais que vous m'aviez oublié hier, et voici une douce surprise! Je vous en remercie, Émile. Le temps est bien long, depuis que vous travaillez si assidûment pour votre père. Je ne puis qu'approuver cette soumission, bien que je me demande avec un peu d'effroi si elle ne vous mènera pas avec lui et ses principes plus loin que vous ne croyez … Mais qu'avez-vous, Émile, vous êtes pâle, oppressé? Seriez-vous tombé de cheval?

—Je suis venu à pied; mais je suis tombé de plus haut, répondit Émile, et je crois que je viens mourir ici. Écoutez-moi, mon ami; je viens vous demander la force du trépas ou le secret de la vie. Un bonheur insensé, un malheur épouvantable, sont aux prises dans mon pauvre cœur, dans ma tête brisée. Je porte en moi, depuis que je vous connais, un secret que je n'osais pas, que je ne pouvais pas vous dire, mais que je ne puis contenir aujourd'hui. J'ignore si vous le comprendrez; j'ignore s'il y a en vous un point sympathique avec ma souffrance; mais je sais que vous m'aimez, que vous êtes sage, éclairé, que vous adorez la justice. Il est impossible que vous ne me donniez pas un conseil salutaire.»

Et le jeune homme confia au vieillard toute son histoire, mais en s'abstenant avec soin de lui nommer aucune personne, aucun lieu, aucune époque récente qui pût lui faire pressentir qu'il s'agissait de Gilberte et de sa famille. Il eût craint l'effet de ses préventions personnelles, et, voulant que rien ne pût influencer le jugement du marquis, il s'expliqua de manière à lui laisser croire que l'objet de son amour pouvait lui être complètement étranger, et résider soit à Poitiers, soit à Paris. Cette réserve de ne point prononcer le nom de sa maîtresse ne devait que paraître très-convenable à M. de Boisguilbault.

Lorsque Émile eut fini, il fut fort surpris de ne pas trouver son austère confident armé du courage stoïque qu'il avait à la fois prévu et redouté de sa part. Le marquis soupira, baissa la tête; puis la relevant vers le ciel: «La vérité, dit-il, est éternelle!» Mais aussitôt après, il la laissa retomber sur son sein, en disant: «Et pourtant je sais ce que c'est que l'amour.

—Vous, mon ami? dit Émile, vous me comprenez donc, et je puis compter que vous me sauverez?

—Non, Émile; il m'est impossible de vous préserver d'un calice d'amertume. Quelque parti que vous preniez, il faut le boire jusqu'à la lie, et il ne s'agit que de savoir de quel côté est l'honneur, car, quant au bonheur, n'y comptez plus, il est à jamais perdu pour vous.

—Ah! je le sens déjà, répondit Émile, et d'un jour de soleil et d'ivresse je passe dans les ténèbres de la mort. Savez-vous un mal profond et irréparable que je trouve au fond de tout, quelque sacrifice que je résolve? c'est que mon cœur est devenu de glace pour mon père, et que, depuis quelques heures, il me semble que je ne l'aime plus, que je ne crains plus de l'affliger, qu'il n'y a plus pour lui, en moi, ni estime, ni respect. O mon Dieu, préservez-moi de cette souffrance au-dessus de mes forces! Jusqu'ici, vous le savez, malgré tout le mal qu'il m'a fait et l'effroi qu'il m'a causé, je le chérissais encore, et je réunissais toutes les forces de mon âme pour croire en lui. Je me sentais toujours fils et ami jusqu'au fond de mes entrailles, et aujourd'hui il me semble que le lien du sang s'est à jamais brisé, et que je lutte contre un maître étranger, qui m'opprime … qui pèse sur mon âme comme un ennemi, comme un spectre! Ah! je me rappelle un rêve que j'ai fait, la première nuit que j'ai passée dans ce pays-ci. Je voyais mon père se placer sur moi pour m'étouffer!… C'était horrible, et maintenant cette odieuse vision se réalise; mon père a mis ses genoux, ses coudes, ses pieds sur mon sein; il veut en arracher la conscience ou le cœur. Il fouille dans mes entrailles pour savoir quel endroit faible lui cédera. Oh! c'est une invention diabolique et un dessein parricide qui l'égare. Est-il possible que l'amour de l'or et le culte du succès inspirent de pareilles idées à un père contre son enfant? Si vous aviez vu avec quel sourire de triomphe il m'étalait l'inspiration subite de son étrange générosité! ce n'était pas un protecteur et un conseil; c'était un ennemi qui a tendu un piége, et qui saisit sa proie avec un rire perfide! «Choisis, semblait-il me dire, et si tu en meurs, qu'importe? j'aurai vaincu.» O mon Dieu, c'est affreux, affreux! de condamner et de haïr son père!»

Et le pauvre Émile, brisé de douleur, pencha son visage sur l'herbe où il était couché, et l'arrosa de larmes brûlantes.

«Émile, dit M. de Boisguilbault, vous ne pouvez ni haïr votre père, ni trahir votre maîtresse. Voyons, tenez-vous beaucoup à la vérité? pouvez-vous mentir?»

Le marquis avait touché juste. Émile se releva avec force.

«Non, Monsieur, non, dit-il, vous le savez bien, je ne puis mentir. Et à quoi sert le mensonge aux lâches? Quel bonheur, quel repos peut-il leur assurer? Quand j'aurai juré à mon père que je change de religion, que je crois à l'ignorance, à l'erreur, à l'injustice, à la folie, que je hais Dieu dans l'humanité, et que je méprise l'humanité en moi-même, se fera-t-il en moi quelque monstrueux prodige? serai-je convaincu? me sentirai-je tout à coup transformé en paisible et superbe égoïste?…

—Peut-être, Émile! ce n'est que le premier pas qui coûte dans le mal, et quiconque a trompé les hommes arrive à pouvoir se tromper lui-même. Cela s'est vu assez souvent pour être croyable!

—En ce cas, arrière le mensonge! car je me sens homme et ne puis me transformer en brute de mon plein gré. Mon père, avec toute son habileté et toute sa force, est un aveugle en ceci. Il croit à ce qu'il veut me faire croire, et si on l'engageait à prendre ma croyance pour la sienne, il ne le pourrait pas. Aucun intérêt, aucune passion ne le contraindrait à le faire, et il s'imagine qu'il ne me mépriserait pas, le jour où je me serais avili au point de commettre une lâcheté dont il se sait incapable? A-t-il donc besoin de me mépriser et de me détruire pour se confirmer dans ses principes inhumains?

—Ne l'accusez pas de tant de perversité: il est l'homme de son temps, que dis-je? il est l'homme de tous les temps. Le fanatisme ne raisonne pas, et votre père est un fanatique; il brûle et torture encore l'hérésie, croyant faire honneur à la vérité. Le prêtre qui vient nous dire à notre dernière heure: «Crois, ou tu seras damné,» est-il beaucoup plus sage ou plus humain? L'homme puissant qui dit au pauvre fonctionnaire ou à l'artiste malheureux: «Sers-moi et je t'enrichis,» ne croit-il pas lui faire une grâce et lui octroyer un bienfait?

—Mais c'est la corruption! s'écria Émile.

—Eh bien! reprit le marquis, par quoi donc le monde est-il gouverné aujourd'hui? Sur quoi donc repose l'édifice social? Il faut être bien fort, Émile, pour protester contre elle; car alors il faut se résoudre à être sacrifié.

—Ah! si j'étais seul victime de mon sacrifice, dit le jeune homme avec douleur; mais elle! la pauvre et sainte créature! il faudra donc qu'elle soit sacrifiée aussi!

—Dites-moi, Émile, si elle vous conseillait de mentir, l'aimeriez-vous encore?

—Je n'en sais rien! je crois que oui! Puis-je prévoir un cas où je ne l'aimerais plus, puisque je l'aime?

—Vous aimez, je le vois! Hélas! moi aussi, j'ai aimé!

—Oh! dites-moi, eussiez-vous sacrifié l'honneur?

—Peut-être, si on m'eût aimé!

—Oh! faibles humains que nous sommes! s'écria Émile. Eh quoi! ne trouverai-je pas un appui, un guide, un secours dans ma détresse? Personne ne me donnera-t-il la force? La force, mon Dieu! je te la demande à genoux; et jamais je n'ai prié avec plus de foi et d'ardeur: je te demande la force!»

Le marquis s'approcha d'Émile et le pressa contre son cœur. Des larmes coulaient sur ses joues; mais il garda le silence, et ne l'aida point.

Émile pleura longtemps dans son sein et sentit qu'il aimait cet homme, que chaque épreuve lui révélait plus sensible que réellement fort. Il l'en aimait davantage, mais il souffrait de ne point trouver en lui le conseil énergique et puissant sur lequel il avait compté dans sa faiblesse. Il le quitta à l'entrée de la nuit, et le marquis se borna à lui dire: «Revenez demain, il faut que je sache ce que vous avez décidé. Je ne dormirai pas que je ne vous aie vu plus calme.»

Émile prit le plus long pour revenir à Gargilesse; il fit un détour qui lui permit de passer à peu de distance de Châteaubrun par des sentiers couverts qui le dérobaient aux regards, et quand il vit les ruines d'assez près, il s'arrêta éperdu, songeant à ce que devait souffrir Gilberte depuis la cruelle visite de son père, et n'osant lui porter de meilleures nouvelles, dans la crainte de perdre tout courage et toute vertu.

Il était là depuis quelques instants, sans pouvoir se décider à rien, lorsqu'il s'entendit appeler à voix basse, avec un accent qui le fit tressaillir; et jetant les yeux sur un petit bois de chênes qui bordait le chemin à sa droite, il vit dans l'ombre un pan de robe qui glissait derrière les arbres. Il s'élança de ce côté, et, lorsqu'il se fut assez engagé dans le bois pour n'avoir à craindre aucun témoin, Gilberte se retourna et l'appela encore.

«Venez, Émile, lui dit-elle lorsqu'il fut à ses côtés. Nous n'avons pas un instant à perdre … Mon père est dans la prairie, tout près d'ici. Je vous ai aperçu et reconnu au moment où vous descendiez dans ce chemin, et je me suis éloignée sans rien dire, pendant qu'il cause avec les faucheurs. J'ai une lettre à vous montrer, une lettre de M. Cardonnet; mais la nuit ne nous permet pas de la lire, et je vais vous la dire à peu près mot à mot. Je la sais par cœur.»

Et quand Gilberte eut en quelque sorte récité cette lettre:

«Maintenant, dit-elle, expliquez-moi ce que cela signifie … Je crois le comprendre; mais j'ai besoin de le savoir de vous.

—O Gilberte! s'écria Émile, je n'ai pas eu le courage d'aller vous le dire; mais c'est la volonté de Dieu qui fait que je vous rencontre, et que mon sort va être décidé par vous. Dites-moi, ô ma Gilberte! ô mon premier et dernier amour! savez-vous pourquoi je vous aime?

—C'est apparemment, répondit Gilberte en lui abandonnant sa main qu'il pressa contre ses lèvres, parce que vous avez deviné en moi un cœur fait pour vous aider.

—Eh bien, ma seule amie, mon seul bien en ce monde, pouvez-vous me dire pourquoi votre cœur s'est donné a moi?

—Oui, je puis vous le dire, mon ami; c'est parce que vous m'avez paru, dès le premier jour, noble, généreux, simple, humain, bon en un mot, ce qui pour moi est la plus grande qualité qu'il y ait au monde.

—Mais il y a une bonté passive qui exclut en quelque sorte la noblesse et la générosité des sentiments, une douce faiblesse qui peut être un charme de caractère, mais qui, dans les occasions difficiles, transige avec le devoir et trahit les intérêts de l'humanité pour épargner la souffrance à quelques-uns et à soi-même?

—Je comprends cela, et je n'appelle pas bonté la faiblesse et la peur. Il n'y a pas de vraie bonté pour moi sans courage, sans dignité, sans dévouement surtout. Si je vous estime au point de vous dire sans méfiance et sans honte que je vous aime, Émile, c'est parce que je vous sais grand et de cœur et d'esprit; c'est parce que vous plaignez les malheureux et ne songez qu'à les secourir, parce que vous ne méprisez personne, parce vous souffrez des peines d'autrui, parce qu'enfin vous voudriez donner tout ce qui est à vous, jusqu'à votre sang, pour soulager les pauvres et les abandonnés. Voilà ce que j'ai compris de vous dès que vous avez parlé devant moi et avec moi: et voilà pourquoi je me suis dit: Ce cœur répond au mien; ces nobles pensées élèvent les miennes et me confirment dans tout ce que je pressentais; je vois dans cet esprit, qui me charme et me pénètre, une lumière que je suis forcée de suivre et qui me guide vers Dieu même. Voilà pourquoi, Émile, en me laissant aller à vous aimer, je ne sentais en moi ni effroi ni remords. Il me semblait accomplir un devoir; et je n'ai pas changé de sentiment en lisant les railleries que votre père vous adresse.

—Chère Gilberte, vous connaissez mon âme et ma pensée; seulement votre adorable bonté, votre divine tendresse, m'ont fait un grand mérite de sentiments qui me paraissaient tellement naturels et imposés aux hommes par l'instinct que Dieu leur en a donné, que je rougirais de ne les point avoir. Eh bien, pourtant, ces sentiments qui doivent vous paraître tels à vous-même, puisque vous les portez en vous avec tant de candeur et de simplicité, beaucoup de personnes les repoussent et les raillent comme une dangereuse erreur. Il en est qui les haïssent et les méprisent parce qu'ils ne les ont pas … Il en est d'autres aussi qui, par une étrange anomalie, les ont jusqu'à un certain point, et n'en peuvent souffrir la déduction logique et les conséquences rigoureuses. Mon Dieu, je crains de ne pouvoir m'expliquer clairement!

—Oui, oui, je vous entends. Janille est bonne comme Dieu même, et, par ignorance ou préjugé, cette parfaite amie repousse mes idées d'égalité et veut me persuader que je puis aimer, plaindre et secourir les malheureux sans cesser de les croire d'une nature inférieure à la mienne.

—Eh bien, noble Gilberte, mon père a les mêmes préjugés que Janille, à un autre point de vue. Tandis qu'elle croit que la naissance devrait créer des droits à la puissance, il se persuade, lui, que l'habileté, la force et l'énergie en créent à la richesse, et que la richesse acquise a pour devoir de s'augmenter sans limites, à tout prix, et de poursuivre sa route dans l'avenir, sans jamais permettre aux faibles d'être heureux et libres.

—Mais c'est horrible! s'écria Gilberte ingénument.

—C'est le préjugé, Gilberte, et l'empire terrible de la coutume. Je ne puis condamner mon père; mais, dites-moi, lorsqu'il me demande de lui jurer que j'épouserai son erreur, que je partagerai sa passion ambitieuse et son intolérance superbe, dois-je lui obéir? et si votre main est à ce prix, si j'hésite un instant, si une terreur profonde s'empare de moi, si je crains de devenir indigne de vous en reniant ma croyance à l'avenir de l'humanité, ne mérité-je point quelque pitié de vous, quelque encouragement ou quelque consolation?

—O mon Dieu, dit Gilberte en joignant les mains, vous ne comprenez pas ce qui nous arrive, Émile! votre père ne veut pas que nous soyons jamais unis, et sa conduite est pleine de ruse et d'habileté. Il sait bien que vous ne pouvez pas changer de cœur et de cerveau comme on change d'habit ou de cheval; et soyez certain qu'il vous mépriserait lui-même, qu'il serait au désespoir s'il obtenait ce qu'il vous demande! Non, non, il vous connaît trop, Émile, pour le croire, et il ne le craint guère; mais il arrive ainsi à ses fins. Il vous éloigne de moi, il essaie de nous brouiller ensemble, il se donne tous les droits et à vous tous les torts. Mais il n'y réussira pas, Émile; non, je vous le jure: votre résistance augmentera mon affection pour vous. Ah! oui, je comprends tout cela; mais je suis au-dessus d'une si pauvre embûche, et rien ne nous désunira jamais.

—O ma Gilberte, ô mon ange divin! s'écria Émile, dictez-moi ma conduite; je vous appartiens entièrement. Si vous l'ordonnez, je courberai la tête sous le joug; je commettrais toutes les iniquités, tous les crimes pour vous …

—J'espère que non! répondit Gilberte avec une douce fierté, car je ne vous aimerais plus si vous cessiez d'être vous-même, et je ne veux pas d'un époux que je ne pourrais pas respecter. Dites à votre père, Émile, que je ne vous accorderai jamais ma main à de telles conditions, et que, malgré tous les dédains qu'il me conserve au fond de son cœur, j'attendrai qu'il ait ouvert les yeux à la justice et son âme à des sentiments plus honorables pour nous deux. Je ne serai pas le prix d'une trahison.

—O noble fille! s'écria Émile en se jetant à ses genoux et en les embrassant avec ferveur; je vous adore comme mon Dieu et vous bénis comme ma providence! Mais je n'ai pas votre courage; qu'allons-nous devenir?

—Hélas! dit Gilberte, nous allons cesser pendant quelque temps de nous voir. Il le faut; mon père et Janille étaient présents lorsque la lettre de votre père est arrivée. Mon pauvre père était ivre de joie et ne comprenait rien aux objections de la fin. Il vous a attendu toute la journée, et il vous attendra tous les jours, jusqu'à ce que je lui dise que vous ne devez pas venir, et alors j'espère que je pourrai justifier votre conduite et votre absence. Mais Janille ne vous pardonnera pas de longtemps; déjà elle s'étonne, s'inquiète et s'irrite de ce que vous tardez, et de ce que votre père semble attendre votre autorisation pour venir me demander en mariage. Si vous lui disiez maintenant ce que j'exige que vous fassiez, elle vous maudirait, et vous bannirait à jamais de ma présence.

—O mon Dieu! s'écria Émile, ne plus vous voir! non, c'est impossible!

—Eh bien! mon ami, qu'y aura-t-il donc de changé entre nous? Est-ce que vous cesserez de m'aimer, parce que, pendant quelques semaines, quelques mois peut-être, vous ne me verrez pas? est-ce que nous allons nous dire un adieu éternel? est-ce que vous ne croirez plus en moi? N'avions-nous pas prévu des obstacles, des souffrances, des époques de séparation?

—Non, non, dit Émile, je n'avais rien prévu, je ne pouvais pas croire que cela dût arriver! je n'y crois pas encore!…

—O mon cher Émile! ne manquez pas de force quand j'ai besoin de toute la mienne. Vous avez juré de vaincre la résistance de votre père, et vous la vaincrez. Voici déjà un de ses plus puissants efforts que nous venons de déjouer. Il était bien sûr d'avance que vous n'accepteriez pas le déshonneur, et il croit que vous vous rebuterez si facilement! Il ne vous connaît pas; vous persisterez à m'aimer, et à le lui dire, et à le lui prouver sans cesse. Voyez! le plus difficile est fait, puisqu'il sait tout, et que, au lieu de s'indigner et de s'affliger, il accepte le combat en riant, comme une partie de jeu où il se croit le plus fort. Ayez donc du courage; je n'en manquerai pas. N'oubliez pas que notre union est l'ouvrage de plusieurs années de persévérance et de religieux travail. Adieu, Émile, j'entends la voix de mon père qui se rapproche, je fuis. Restez ici, vous, pour ne reprendre votre route que quand nous serons bien loin.

—Ne plus vous voir! répétait Émile, ne plus vous entendre, et avoir du courage!

—Si vous en manquez, Émile, c'est que vous ne m'aimez pas autant que je vous aime; et que notre union ne vous promet pas assez de bonheur pour vous décider à combattre beaucoup et longtemps.

—Oh! j'aurai du courage! s'écria Émile, vaincu par l'énergie de cette noble fille. Je saurai souffrir et attendre. Vous verrez, Gilberte, si le bonheur que me promet l'avenir ne me fait pas tout supporter dans le présent. Mais quoi! ne pourrions-nous pas nous rencontrer quelquefois, par hasard, comme aujourd'hui, par exemple?

—Qui sait? dit Gilberte. Comptons sur la Providence.

—Mais on aide quelquefois la Providence! Ne peut-on trouver un moyen de s'entendre, de s'avertir?… en s'écrivant!…

—Oui, mais il faut tromper ceux qu'on aime!

—O Gilberte! que faire?

—J'y songerai, laissez-moi partir.

—Partir sans me rien promettre!

—Vous avez ma foi et mon âme, et ce n'est rien pour vous?

—Partez donc! dit Émile en faisant un violent effort pour désunir ses bras qui retenaient obstinément la taille souple de Gilberte; je suis encore heureux en vous laissant partir! Voyez si je vous aime, si je crois en vous et en moi-même!

—Croyez en Dieu, dit Gilberte; il nous protégera!»

Et elle disparut à travers les branches.

Émile resta longtemps à la place qu'elle venait de quitter; il baisa l'herbe que ses pieds avaient à peine foulée, l'arbre qu'elle avait effleuré de sa robe, et, longtemps couché dans ce taillis, témoin mystérieux de son dernier bonheur, il ne s'en arracha qu'avec peine. Gilberte courut après son père, qui avait repris le chemin des ruines et qui marchait vite devant elle. Tout à coup il se retourna, et, revenant sur ses pas: «Ah! ma pauvre enfant, je retournais te chercher, dit-il avec simplicité.

—C'est-à-dire, mon père, que vous m'aviez oubliée derrière vous, répondit
Gilberte en s'efforçant de sourire.

—Non, non … ne dis pas cela; Janille prétendrait que c'est une distraction! Je pensais à toi justement; cette lettre de M. Cardonnet me trotte toujours par la tête. Peut-être qu'Émile nous attend à la maison, qui sait? il n'aura pu venir plus tôt; son père l'aura retenu. Rentrons vite; je parie qu'il est là!»

Et le bonhomme doubla le pas avec confiance. Janille était d'une humeur massacrante; elle ne pouvait s'expliquer la lenteur d'Émile et concevait de graves inquiétudes. Gilberte essaya de les distraire, et pendant le souper elle se montra calme et presque gaie.

Mais à peine fut-elle seule dans sa chambre, qu'elle se jeta à genoux, la figure contre son lit, pour étouffer les sanglots qui brisaient sa poitrine.

XXVIII.

CONSOLATIONS.

Gilberte était résignée, quoique au désespoir. Émile était peut-être moins désolé, parce qu'au fond du cœur il n'était pas résigné encore. A chaque instant ses incertitudes revenaient, et, plus Gilberte s'était montrée grande et digne de son amour, plus cet amour lui faisait sentir son invincible puissance. Au moment de rentrer dans le village, il revint brusquement sur ses pas, voulant se persuader qu'il allait à Châteaubrun; et, quand il eut marché quelques minutes, il s'assit sur un rocher, mit sa tête dans ses mains, et se sentit plus faible, plus amoureux, plus homme que jamais.

«Si M. de Boisguilbault l'avait vue et entendue, se disait-il, il comprendrait que je ne puis hésiter entre elle et moi, et qu'il faut l'obtenir, fût-ce au prix d'un mensonge! Mon Dieu! mon Dieu! inspirez-moi. C'est vous qui m'avez envoyé cet amour, et si vous m'avez donné la force de le ressentir, vous ne voudriez pas me donner celle de le rompre.

—Eh bien, monsieur Émile! que faites-vous là? dit Jean Jappeloup, qu'il n'avait pas vu venir, et qui s'assit auprès de lui. Je vous cherchais, car je me suis habitué à causer avec vous le soir, et quand je ne vous vois pas après ma journée, ça me manque. Qu'est-ce qu'il y a? voyons, est-ce que vous avez mal à la tête, que vous vous la tenez à deux mains, comme si vous aviez peur de la perdre?

—Il ne serait plus temps, mon ami, répondit Émile; ma pauvre tête est à jamais perdue.

—Vous êtes donc bien amoureux? Allons! à quand la noce?

—Bientôt, Jean, quand nous voudrons! s'écria Émile, que cette idée jeta dans une sorte de délire. Mon père y consent, je l'épouse, oui, je l'épouse, entends-tu? car, sans cela il faut que je meure. N'est-ce pas, qu'il faut que je l'épouse?

—Diable! je le crois bien! comment hésiteriez-vous une minute? Ce n'est pas moi qui vous donnerais raison si vous la trompiez, et je crois bien, mon garçon, que je vous y forcerais, quand je devrais vous battre.

—Oui, n'est-ce pas, c'est mon devoir?

—Tiens! mais on dirait que vous en doutez? Vous avez l'air quasi égaré, en disant ça?

—Oui, je suis égaré, c'est vrai; mais n'importe: je connais maintenant mon devoir, et c'est toi qui me confirmes dans ma meilleure résolution. Allons ensemble à Châteaubrun!

—Vous y alliez donc? à la bonne heure; dépêchons-nous, car il se fait tard. Vous me conterez en chemin comment votre père a pu tout d'un coup se décider à être si sage, lui que je croyais fou!

—Mon père est fou, en effet, dit Émile en prenant le bras du charpentier, et en marchant près de lui avec agitation: tout à fait fou! car il consent, à condition que je lui ferai un mensonge dont il ne sera pas la dupe. Mais c'est pour lui un triomphe, un vrai plaisir que de m'amener à mentir!

—Ah ça, dit Jappeloup, vous n'avez pas bu? non! ça ne vous arrive jamais! et pourtant vous battez la campagne. On dit que l'amour grise comme le vin: il y parait, car vous dites des choses qui n'ont ni rime, ni raison.

—Mon père, qui est fou, poursuivit Émile hors de lui, a voulu me rendre fou aussi, et il y réussit assez bien, tu vois! il veut que je lui dise que deux et deux font cinq, et même que j'en fasse serment devant lui. J'y consens, vois-tu! Que m'importe de flatter sa folie, pourvu que j'épouse Gilberte!

—Je n'aime pas tous ces discours-là, Émile, dit le charpentier, je n'y comprends rien et ça m'impatiente. Si vous êtes fou, je ne veux pas que Gilberte vous épouse. Tâchons de reprendre un peu nos esprits et arrêtons-nous là. Je n'ai pas envie de vous conduire à Châteaubrun, si vous voulez déraisonner de la sorte, mon fils!

—Jean, je me sens très-malade, dit Émile en s'asseyant de nouveau; j'ai le vertige. Tâche de me comprendre, de me calmer, de m'aider à me comprendre moi-même. Tu sais que je ne pense pas comme mon père; eh bien! mon père veut que je pense comme lui, voilà tout! Cela ne se peut pas; mais pourvu que je dise comme lui, qu'importe!

—Mais dire quoi? au nom du diable! s'écria Jean, qui avait, comme on sait, fort peu de patience.

—Oh! mille folies, répondit Émile, qui sentait un frisson glacé succéder par intervalles à une chaleur brûlante; par exemple, que c'est un grand bonheur pour les pauvres qu'il y ait des riches.

—C'est faux! dit Jean, haussant les épaules.

—Que plus il y aura de riches et de pauvres, mieux ira le monde.

—Je le nie.

—Que c'est une guerre que Dieu commande, et que les riches doivent marcher à cette guerre avec transport.

—Dieu le défend, au contraire!

—Enfin, qu'il faut que les gens d'esprit soient plus heureux que les pauvres d'esprit, parce que c'est l'ordre de la Providence!

—Il en a menti, mille tonnerres! s'écria Jean en frappant le rocher de son bâton. Finissez donc de répéter toutes ces bêtises-là; car je ne peux pas les entendre. Le bon Dieu a dit lui-même tout le contraire de ça, et il n'est venu sur la terre accommodé en charpentier que pour le prouver.

—Il s'agit bien de Dieu et de l'Évangile! reprit Émile. Il s'agit de
Gilberte et de moi. Je ne persuaderai jamais à mon père qu'il se trompe. Il
faut que je dise comme lui, Jean; et alors je serai libre d'épouser
Gilberte; il ira lui-même la demander demain pour moi à son père.

—Vrai! mais il est donc fou, de croire que vous serez de bonne foi en répétant ses billevesées? Ah! oui, je vois tout de bon que la tête est déménagée, et c'est cela qui vous fait de la peine, Émile; car je vois bien aussi que vous êtes triste au fond du cœur, mon pauvre enfant!»

Émile versa des larmes qui le soulagèrent, et reprenant sa raison, il expliqua plus clairement au charpentier ce qui se passait entre son père et lui.

Jean l'écouta la tête baissée, puis après avoir réfléchi longtemps, il lui dit en lui prenant la main: «Émile, il ne faut pas faire ces mensonges-là, c'est indigne d'un homme. Je vois bien que votre père est plus rusé que timbré, et qu'il ne se contentera pas de deux ou trois paroles en l'air, comme on dit quelquefois pour apaiser un homme qui a trop pris de vin et qu'on traite comme un petit enfant. Votre père, quand vous aurez menti, ou promis ce que vous ne pouvez pas tenir, ne vous laissera pas respirer, et si vous essayez de redevenir un homme, il vous dira: «Souviens-toi que tu n'es plus rien!» Il est dur et fier, je le connais bien; il ne vous donnera pas seulement un jour par semaine pour penser à votre guise, et puis il rendra votre femme malheureuse. Je vois ça d'ici, il vous fera rougir devant elle, et il manœuvrera si bien qu'elle en viendra à rougir de vous. Foin du mensonge et des paroles de mauvaise foi! Pas de ça, Émile, je vous le défends.

—Mais Gilberte!

—Mais Gilberte dira comme moi, et Antoine aussi, et Janille … Ma mie Janille dira ce qu'elle voudra … Moi, je ne veux pas que tu mentes! Il n'y a pas de Gilberte qui pût me faire mentir.

—Il faut donc que je renonce à elle, que je ne la voie plus?

—Ça c'est un malheur, dit Jean d'un ton ferme; mais quand le malheur est sur nous, il faut savoir le supporter. Allez trouver M. de Boisguilbault, il vous dira comme moi; car, d'après tout ce que vous m'avez raconté de lui, c'est un homme qui voit juste et qui pense bien.

—Eh bien, Jean, j'ai vu M. de Boisguilbault, et il comprend que ce sacrifice est au-dessus de mes forces.

—Il sait que vous aimez Gilberte? Oui-dà? vous le lui avez dit?

—Il sait que j'aime, mais je ne la lui ai pas nommée.

—Et il vous conseille de mentir?

—Il ne me conseille rien.

—Il a donc perdu la tête, lui aussi? Allons, Émile! vous m'écouterez, moi, parce que j'ai raison. Je ne suis ni riche, ni savant; je ne sais pas si ça m'ôte le droit de manger mon soûl et de dormir dans un lit, mais je sais bien que quand je prie le bon Dieu, il ne m'a jamais dit: «Va te promener;» et que quand je lui demande ce qui est vrai ou faux, mal ou bien, il me l'a toujours enseigné, sans me répondre: «Va à l'école.» Voyons, réfléchissez un peu. Nous voilà sur la terre beaucoup de pauvres, et un petit tas de riches; car si tout le monde avait de grosses parts, la terre serait trop petite. Nous nous gênons fort les uns les autres, et nous avons beau faire, nous ne pouvons pas nous aimer: à preuve, qu'il faut des gendarmes et des prisons pour nous accorder. Comment ça pourrait-il être autrement? Je n'en sais rien. Vous dites là-dessus de jolies choses, et quand vous êtes sur ce chapitre-là, je passerais les jours et les nuits à vous écouter, tant ça me plaît de vous entendre arranger tout ça dans votre tête. C'est pour cela que je vous aime; mais je ne vous ai jamais dit, mon garçon, que j'espérais voir ça. Ça me paraît bien loin, si c'est possible, et moi, qui suis habitué à la peine, je ne demande au bon Dieu que de nous laisser comme nous sommes, sans permettre aux grands riches d'empirer notre sort. Je sais bien que si tout le monde était comme vous, comme moi, comme Antoine et comme Gilberte, nous mangerions tous la même soupe à la même table; mais je vois bien aussi que tous les autres ne voudraient point entendre parler de cet arrangement-là, et qu'il y aurait trop à dire et à faire pour les y amener. Je suis fier, moi, et je me passe fort bien de qui me méprise: voilà ma sagesse. Je ne me tourmente guère la cervelle pour la politique; je n'y comprends rien; mais je ne veux pas qu'on me mange, et je déteste les gens qui disent: «Dévorons tout.» Votre père est un de ces mangeurs-là, et si vous lui ressembliez, je vous fendrais la tête avec ma hache plutôt que de vous laisser penser à Gilberte. Dieu a voulu que vous fussiez bon et que la vérité vous parût une bonne affaire; gardez-la donc, la vérité, puisque c'est la seule chose que les méchants ne puissent pas ôter de la terre. Que votre père dise: «C'est comme cela; ça m'arrange, et je veux que cela soit!» Laissez-le dire, il est fort parce qu'il est riche et ni vous, ni moi, ne pouvons le retenir; mais qu'il soit assez têtu et assez colère pour vouloir vous faire dire que c'est bien comme cela, et que Dieu est content de ce qui se fait … halte-là! C'est contre la religion de dire que Dieu aime le mal, et nous sommes chrétiens, que je pense? Avez-vous été baptisé? moi aussi, et j'ai renié Satan. Du moins on y a renoncé pour moi, et j'y ai renoncé pour les autres, quand j'ai été parrain. Par ainsi, nous ne devons ni faire de faux serments, ni blasphémer et dire que tous les hommes ne se valent pas en venant au monde, et ne méritent pas tous le bonheur, c'est dire qu'il y en a qui sont condamnés à l'enfer avant de naître. J'ai dit? Émile! Vous ne mentirez pas, et vous ferez renoncer votre père à cette jolie condition-là!

—Ah! mon ami, si je pouvais seulement voir Gilberte une fois par semaine! si je n'étais pas déshonoré aux yeux de son père et banni de sa maison, je ne perdrais ni l'espoir, ni le courage!…

—Déshonoré aux yeux d'Antoine! Eh bien, pour qui le prenez-vous donc?
Croyez-vous qu'il voulût d'un renégat et d'un cafard pour gendre?

—Oh! s'il comprenait comme vous, Jean! mais il ne comprendra rien à ma conduite.

—Antoine n'a pas inventé la poudre, j'en conviens. Il n'a jamais pu se mettre bien dans la tête le carré de l'hypoténuse que j'ai appris en cinq minutes, rien qu'à le voir faire à un compagnon. Mais aussi vous le croyez par trop simple. En fait d'honneur et de bons sentiments, ce vieux-là sait tout ce qu'on doit savoir. Vous pensez donc qu'il faut être bien malin et bien savant pour comprendre que deux et deux font quatre et non pas cinq? Moi, je dis qu'il n'est pas besoin pour cela d'avoir lu une pleine chambre de gros livres, comme le vieux Boisguilbault, et que tout homme malheureux en ce monde sent fort bien que son sort est injuste quand il ne l'a pas mérité. Eh bien, donc! est-ce que l'ami Antoine n'a pas souffert et pâti, lui aussi? Est-ce que les riches ne lui ont pas tourné le dos quand il est devenu pauvre? Est-ce qu'il peut leur donner raison contre lui, qui n'a jamais eu un morceau de pain sans en donner les trois quarts aux autres, parfois le tout? Et si vous n'étiez pas un homme bien pensant, auriez-vous pris de l'amitié pour lui? Seriez-vous amoureux de sa fille jusqu'à vouloir l'épouser, si vous aviez les idées de votre père? Non, vous ne l'auriez pas regardée, ou bien vous l'auriez séduite; mais vous penseriez qu'elle n'a point de dot, et vous l'abandonneriez vilainement. Allons, Émile, mon enfant, du courage! Les honnêtes gens vous estimeront toujours, et je vous réponds d'Antoine; je m'en charge. Si Janille crie, je crierai aussi, et on verra qui a la voix plus haute et la langue mieux pendue, d'elle ou de moi. Quant à Gilberte, comptez qu'elle aura toute sa vie un bon sentiment pour vous, et qu'elle vous saura gré de votre droiture. Elle n'en aimera pas d'autre, allez! Je la connais; c'est une fille qui n'a qu'une parole: mais un temps viendra où votre père changera d'idée. C'est quand il sera malheureux à son tour, et je vous ai prédit que cela arriverait.

—Il n'en croit rien.

—Vous lui avez donc dit ce que je pense de son usine?

—Je le devais.

—Vous avez eu tort, mais c'est fait, et ce qui doit être sera. Allons, Émile, revenons au village et couchez-vous, car je vois bien que vous avez le frisson et que vous sentez d'avoir la fièvre. Va, mon garçon, ne te laisse pas tourner le sang comme ça, et compte un peu sur le bon Dieu! J'irai demain matin à Châteaubrun; je parlerai, moi, et il faudra bien qu'on m'entende. Je te réponds qu'au moins tu n'auras pas le chagrin d'être brouillé avec ceux-là pour avoir fait ton devoir.

—Brave Jean! tu me fais du bien, toi! tu me donnes de la force, et, depuis que tu me parles, je me sens mieux.

—C'est que je vas droit au fait, moi, et ne m'embarrasse pas des choses inutiles.

—Tu iras donc demain à Châteaubrun? dès demain? quoique ce soit un jour de travail?

—Oh! demain: comme je travaille gratis, je peux commencer ma journée à l'heure qu'il me plaira. Savez-vous pour qui je travaille demain, Émile? Voyons, devinez: ça vous fera faire un effort pour sortir de vos soucis.

—Je ne devine pas. Pour M. Antoine?

—Non, Antoine n'a guère de travaux à faire faire, le pauvre compère, et il y suffit tout seul; mais il a un voisin qui n'en manque pas, et qui ne compte guère ses journées d'ouvrier.

—Qui donc? M. de Boisguilbault s'est-il réconcilié avec ta figure?

—Non pas que je sache; mais il n'a jamais défendu à ses métayers de me donner de l'ouvrage. Il n'est pas homme à vouloir me faire du tort, et il n'y a guère que les gens de sa maison qui sachent qu'il m'en veut, si toutefois il m'en veut; le diable seul comprend ce qu'il y a là-dessous! Enfin, je vous dis que je travaille pour lui sans qu'il s'en aperçoive; car vous savez qu'il va visiter ses propriétés tout au plus une fois l'an. C'est un peu loin de chez nous; mais grâce à votre père, les ouvriers sont si rares, qu'on est venu me demander; et je ne me suis pas fait prier, quoique j'eusse ailleurs une besogne qui pressait. Ça me fait plaisir, à moi, de travailler pour ce vieux-là! Mais, comme bien vous pensez, je ne me laisserai pas payer. Je lui dois bien assez, après ce qu'il a fait pour moi.

—Il ne souffrira pas que tu travailles gratis pour lui.

—Il faudra bien qu'il le souffre, car il n'en saura rien. Est-ce qu'il sait ce qui se fait dans ses fermes? Il fait son compte en gros au bout de l'an, et ne s'embarrasse guère des détails.

—Mais si ses métayers lui comptent tes journées comme les ayant payées?

—Il faudrait que ce fussent des fripons, et, tout au contraire, ils sont honnêtes gens. Les gens, voyez-vous, sont ce qu'on les fait. Le vieux Boisguilbault n'est pas volé, quoique rien au monde ne fût si facile; mais comme il ne vexe ni ne pressure personne, personne n'a besoin de le tromper et de prendre plus qu'il ne lui revient. Ce n'est pas comme votre père. Il compte, il discute, il surveille, lui, et on le vole, et on le volera toujours: voilà les belles affaires qu'il fera toute sa vie.»

Jean réussit à distraire et presque à consoler Émile. Ce caractère droit, hardi et ferme, eut sur lui une heureuse influence, et il se coucha plus tranquille, après avoir reçu de lui la promesse qu'il saurait le lendemain soir dans quelle disposition étaient les parents de Gilberte à son égard. Jean se faisait fort de leur ouvrir les yeux sur le fond de sa conduite et de celle de M. Cardonnet. La douleur nous rend faibles et confiants, et, quand le courage nous manque, nous n'avons rien de mieux à faire que de remettre notre sort dans les mains d'une personne active et résolue. Si elle ne résout pas aussi aisément qu'elle s'en flatte les embarras de notre position, du moins son contact nous fortifie, nous ranime; sa confiance passe en nous insensiblement et nous rend capables de nous aider nous-mêmes.

«Ce paysan que mon père méprise, pensait Émile en s'endormant, cet ignorant, ce pauvre, ce simple de cœur m'a pourtant fait plus de bien que M. de Boisguilbault; et quand je demandais à Dieu un conseil, un appui, un sauveur, il m'a envoyé son plus pauvre et son plus humble serviteur pour me tracer mon devoir en deux mots. Oh! que la vérité a de force dans la bouche de ces êtres à instincts droits et purs! et que notre science est vaine au prix de celle du cœur! Mon père! mon père! je sens plus que jamais que vous êtes aveuglé, et la leçon que je reçois de ce paysan est ce qui vous condamne le plus!»

Quoique plus calme d'esprit, Émile fut pris dans la nuit d'une fièvre assez forte. Au milieu des violentes contractions de l'esprit, on oublie de soigner et de préserver le corps. On se laisse épuiser par la faim, surprendre par le froid et l'humidité, lorsqu'on est baigné de sueur ou brûlé de fièvre. On ne sent point l'atteinte du mal physique, et lorsqu'il s'est emparé de nous, il y a une sorte de soulagement à subir cette diversion aux peines de l'âme; on se flatte alors de ne pas pouvoir être longtemps malheureux sans en mourir, et c'est quelque chose que de se croire trop faible pour les éternelles douleurs.

M. de Boisguilbault attendit son jeune ami toute la journée, et une vive inquiétude s'empara de lui le soir, lorsqu'il ne le vit pas arriver. Le marquis s'était attaché fortement à Émile; sans le lui exprimer, à beaucoup près, autant qu'il le sentait, il ne pouvait plus se passer de sa société. Il éprouvait une grande reconnaissance pour ce noble enfant que sa froideur et sa tristesse n'avaient jamais rebuté, et qui, après s'être obstiné à lire dans son âme, lui avait religieusement tenu la promesse d'un dévouement filial. Ce triste vieillard, réputé si ennuyeux, et qui, par découragement, s'exagérait à lui-même ses défauts involontaires, avait trouvé un ami au moment où il croyait n'avoir plus qu'à mourir seul et sans laisser un regret après lui. Émile l'avait presque réconcilié avec la vie, et il s'abandonnait parfois à une douce illusion de paternité, en voyant ce jeune homme s'habituer à sa maison, partager ses austères délassements, ranger sa bibliothèque, feuilleter ses livres, promener ses chevaux, régler même quelquefois ses affaires pour lui épargner un ennui capital; enfin se plaire chez lui et avec lui, comme si la nature et l'accoutumance de toute la vie eussent écarté la distance des âges et la différence des goûts.

Longtemps le vieillard avait eu des retours de méfiance, et il avait essayé de comprendre Émile dans son système de misanthropie bizarre: mais il n'y avait pas réussi. Lorsqu'il avait passé trois jours à vouloir se persuader que le désœuvrement ou la curiosité lui amenait ce commensal avide de conversation sérieuse et de discussion philosophique, s'il voyait reparaître dans sa solitude cette figure enjouée, expansive et candide dans sa hardiesse, il sentait l'espoir revenir avec lui, et il se surprenait à aimer tout de bon, au risque d'être plus malheureux quand reviendrait le doute. Bref, après avoir passé toute sa vie, et les vingt dernières années surtout, à se préserver des émotions qu'il ne se croyait plus capable de partager, il retombait sous leur empire, et ne pouvait plus supporter l'idée d'en être privé.

Il marcha avec agitation dans toutes les allées de son parc, attendit à toutes les grilles, soupirant à chaque pas, tressaillant au moindre bruit; et enfin, accablé de ce silence et de cette solitude, navré à l'idée qu'Émile était aux prises avec une douleur qu'il ne pouvait alléger, il sortit dans la campagne, et s'avança dans la direction de Gargilesse, espérant toujours voir un cheval noir venir à sa rencontre.

Il était fort rare que M. de Boisguilbault osât faire une sortie si marquée hors de son vaste enclos, et il ne pouvait se résoudre à suivre les chemins battus, dans la crainte de rencontrer quelque figure à laquelle il ne serait pas très-habitué. Il allait donc à vol d'oiseau, par les prairies, sans toutefois perdre de vue la route que devait tenir Émile. Il marchait lentement et d'un pas que l'on eût pu croire incertain, mais que la prudence et la circonspection de ses moindres habitudes rendaient plus ferme qu'il ne le paraissait.

En approchant d'un bras de rivière qui, après être sorti de son parc, serpentait dans la vallée, il entendit résonner une cognée, et plusieurs voix frappèrent son attention. Il avait coutume de s'éloigner toujours du bruit qui lui révélait la présence de l'homme, et de faire un détour pour éviter une rencontre quelconque, mais il avait aussi une préoccupation qui, cette fois, le fit agir en sens contraire. Il avait la passion des arbres, si l'on peut parler ainsi, et ne permettait point à ses tenanciers d'en abattre, à moins qu'ils ne fussent complètement morts. Le bruit d'une cognée lui faisait donc toujours dresser l'oreille, et il ne pouvait alors résister au désir d'aller voir, par ses yeux, si ses ordres n'avaient pas été enfreints.

Il entra donc résolument dans le pré où les ouvriers travaillaient, et ce fut avec un naïf sentiment de douleur qu'il vit une trentaine d'arbres magnifiques, tout couverts de feuillage, étendus sur le flanc, et dépecés déjà en partie. Un métayer, aidé de ses garçons, travaillait à charger plusieurs tronçons sur une charrette à bœufs. La cognée qui fonctionnait avec tant d'activité, et qui faisait résonner tous les échos de la vallée, était entre les mains diligentes de Jean Jappeloup!

M. de Boisguilbault ne s'était pas vanté, le jour où il avait dit à Émile, d'un ton glacial, qu'il était fort irascible. C'était encore là une des anomalies de son caractère. A la vue du charpentier, dont la figure ou seulement le nom, lui causait toujours une émotion pénible, il pâlit; puis, le voyant mettre en pièces ses beaux arbres encore jeunes et parfaitement sains, il éprouva un frisson de colère, devint rouge, balbutia des paroles confuses, et s'élança vers lui avec une impétuosité dont ne l'aurait jamais cru capable quiconque l'eût vu, un instant auparavant, marcher à pas comptés, appuyé sur sa canne à pommeau guilloché.

XXIX.

AVENTURE.

L'abatis d'arbres qui blessait si vivement M. de Boisguilbault avait été fait sur le bord de la petite rivière, et les sveltes peupliers, les vieux saules et les aunes majestueux, en tombant pêle-mêle, avaient formé comme un pont de verdure sur cet étroit courant. Tandis que les bœufs étaient occupés à en retirer quelques-uns avec des cordes, et à les traîner vers les chariots destinés à les emporter, le vigoureux charpentier, courant sur les tiges abattues qui barraient encore la rivière, s'appliquait à couper les branches entrecroisées dont la résistance paralysait l'effort des animaux de trait. Ardent au travail et passionné pour la destruction que sa profession utilise, il déployait son courage et son habileté avec une sorte de transport. La rivière était profonde et rapide en cet endroit, et le poste de Jean était assez périlleux pour qu'aucun autre n'eût osé le partager. Courant avec la légèreté et l'aplomb d'un jeune homme jusque vers l'extrémité flexible des arbres couchés en travers sur l'eau, il se retournait parfois pour couper la tige même sur laquelle il se tenait en équilibre, et au moment où un craquement sérieux lui annonçait que son appui allait s'enfoncer sous ses pieds, il sautait lestement sur une tige voisine, électrisé par le danger et par l'étonnement de ses camarades. Sa hache brillante tournoyait en éclairs autour de lui, et sa voix sonore stimulait les autres travailleurs, surpris de trouver si facile une tâche que l'intelligence et l'énergie d'un seul homme commandait, simplifiait et enlevait comme par miracle.

Si M. de Boisguilbault eût été de sang-froid, il eût admiré à son tour, et même il eût ressenti un certain respect pour l'homme qui portait la puissance du génie dans l'accomplissement de ce travail grossier. Mais la vue d'une belle plante pleine de sève et de vie, tranchée par le fer au milieu de son développement, l'indignait et lui déchirait le cœur, comme s'il eût assisté à une scène de meurtre, et, quand cet arbre lui appartenait, il le défendait comme si c'eût été un membre de sa famille.

«Que faites-vous là, maladroits imbéciles! s'écria-t-il en brandissant sa canne, et d'une voix de fausset que la colère rendait aiguë et perçante comme celle d'un fifre. Et toi, bourreau! cria-t-il à Jean Jappeloup, as-tu juré de me blesser et de m'outrager sans cesse?»

Le paysan a l'oreille dure, le paysan berrichon surtout. Les bouviers, échauffés par une ardeur inaccoutumée, n'entendirent pas la voix du maître, d'autant plus que le grincement des cordes, le craquement des jougs et les cris puissants et dominateurs du charpentier couvrirent ces sons grêles. Le temps était à l'orage, l'horizon était chargé de nuées violettes qui montaient rapidement. Jean, baigné de sueur, avait retenu tout le monde, en jurant qu'il fallait achever cette besogne avant la pluie qui allait gonfler la rivière, et qui pouvait emporter les arbres abattus. Une sorte de rage s'était emparée de lui, et, malgré la piété qui régnait au fond de son cœur, il jurait comme un païen, comme s'il eût cru ainsi décupler ses forces. Le sang bourdonnait dans son oreille; des exclamations de fureur et de joie lui échappaient à chaque exploit de son bras robuste, et venaient se mêler aux grondements de la foudre. Des coups de vent impétueux l'enveloppaient de feuillage et faisaient voltiger sur son front les mèches argentées de sa rude chevelure. Avec son teint pâle, ses yeux étincelants, son tablier de cuir, sa grande taille maigre, son bras nu et armé, il avait l'air d'un cyclope faisant, sur les flancs de l'Etna, sa provision de bois, pour alimenter le foyer de sa forge infernale.

Tandis que le marquis s'épuisait en impuissantes clameurs, le charpentier, ayant dégagé le dernier obstacle, revint en courant sur le tronc arrondi d'un jeune érable, avec une adresse qui eût fait honneur à un acrobate de profession, sauta sur le rivage, et, saisissant la corde de l'attelage, il allait unir l'exubérance de sa force athlétique à celle des bœufs épuisés de fatigue, lorsqu'il sentit tomber assez sèchement sur ses reins, couverts seulement d'une grosse chemise, le jonc souple et nerveux de M. de Boisguilbault.

Le charpentier se crut fouetté par une branche, comme cela lui était arrivé assez souvent dans cette bataille contre les rameaux verdoyants. Il laissa échapper un juron terrible, et, se retournant avec vivacité, il coupa en deux la canne du marquis avec sa cognée, en disant:

«En voilà une qui ne battra plus personne.»

A peine avait-il prononcé cette formule d'extermination, que ses yeux, voilés par l'ivresse du travail, s'éclaircirent tout à coup, et, qu'à la lueur d'un grand éclair, il vit son bienfaiteur debout devant lui, pâle comme un spectre. Le marquis tenait encore, dans sa main tremblante de rage, la pomme d'or et le tronçon de sa canne. Ce tronçon était si court qu'il s'en était fallu de bien peu que Jean n'abattît la main imprudemment levée sur lui.

—Par les cinq cent mille noms du diable, monsieur de Boisguilbault! s'écria-t-il en jetant sa cognée; si c'est votre esprit qui vient là pour me tourmenter, je vous ferai dire une messe; mais si c'est vous, en chair et en os, parlez-moi, car je ne suis pas patient avec les gens de l'autre monde.

—Que fais-tu ici? pourquoi détruis-tu mes plantations, bête stupide? répondit M. de Boisguilbault, que le danger auquel il venait d'échapper comme par miracle n'avait nullement calmé.

—Excusez, reprit Jean stupéfait, vous ne paraissez pas content! C'est donc vous qui tapez comme ça? Vous n'êtes pas mignon dans la colère, et vous n'avertissez pas le monde. Ah ça! ne recommencez plus, car si vous ne m'aviez pas rendu un si grand service, je vous aurais déjà coupé en deux comme un osier.

—Not' maître, not' maître, faites pardon, dit le métayer, qui avait abandonné lestement la tête de ses bœufs pour se mettre entre le charpentier et le marquis, c'est moi qui ai demandé le Jean pour abattre nos arbres. Personne ne s'y entend comme lui, et il fait l'ouvrage de dix à lui tout seul. Voyez s'il a perdu son temps! Depuis midi jusqu'à cette heure, il a jeté bas ces trente arbres, il les a débités comme vous voyez, et il nous a aidés à les retirer de l'eau. Ne vous fâchez pas contre lui, not' maître! C'est un rude ouvrier, et ça serait pour son profit qu'il ne travaillerait pas si bien.

—Et pourquoi abat-il mes arbres? qui lui a permis de les abattre?

—C'est des arbres que la dribe avait déracinés, not' maître, et qui commençaient à jaunir: une dribe de plus, et l'eau les emportait avec la souche. Voyez si je vous trompe!»

Le marquis retrouva alors assez de calme pour regarder autour de lui, et pour constater que l'inondation du mois de juin avait couché ces arbres sur le flanc. La terre largement crevassée et les racines en l'air attestaient la vérité du rapport qu'on lui faisait. Mais, ne voulant pas encore s'en rapporter au témoignage de ses yeux:

«Et pourquoi n'avez-vous pas attendu mes ordres pour les enlever? dit-il, ne vous ai-je pas défendu cent fois de mettre la cognée à un seul arbre sans m'avoir consulté?

—Mais, not' maître, vous ne vous souvenez donc pas que j'ai été vous avertir de ce dégât, le lendemain même de la dribe? que vous m'avez dit: «En ce cas, il faut les ôter de là et en planter d'autres?» Voilà le temps propice pour planter, et je me dépêchais de faire de la place, d'autant plus qu'il y a là de beaux et bons arbres pour faire des échelles de longueur, et que ça ne m'aurait pas contenté de vous les laisser perdre. Si vous voulez donner un coup de pied jusque dans notre cour, vous verrez qu'il y en a une douzaine de rangés sous le hangar, et demain nous y porterons le reste.

—A la bonne heure, répondit M. de Boisguilbault, honteux de sa précipitation. Je me souviens, en effet, de vous avoir permis de le faire. Je l'avais oublié: j'aurais dû venir voir cela plus tôt.

—Dame! vous sortez si peu, not' maître! dit le bon paysan. L'autre jour, pourtant, j'avais rencontré M. Émile, comme il allait vous voir, et je lui avais montré le dommage, en lui recommandant de vous en faire souvenir. Il l'aura donc oublié?

—Apparemment, dit M. de Boisguilbault; n'importe, rentrez chez vous, car voici la nuit et l'orage.

—Mais vous allez vous mouiller, not' maître, il faut venir attendre à la maison que la pluie ait fini de tomber.

—Non pas, dit le marquis, elle peut durer longtemps, et je ne suis pas assez loin de chez moi pour ne pouvoir rentrer à temps.

—Not' maître, vous n'aurez pas le temps, la voilà qui commence, et ça va tomber dru!

—C'est bon, c'est bon, je vous remercie, c'est mon affaire, dit le marquis.» Et, tournant le dos, il s'éloigna, tandis que ses métayers et leurs bœufs reprenaient le chemin du domaine[1].

[Footnote 1: On appelle encore domaine, dans nos campagnes, les fermes et les métairies.]

—Ça n'y fait pas trop bon pour un homme d'âge comme lui! dit le métayer à son fils, en regardant le marquis partir d'autant plus lentement qu'il était privé de l'appui de sa canne.

—S'il avait voulu patienter, répondit le jeune paysan, on aurait pu lui aller chercher sa voiture. Ah çà! Gaillard! Chauvet! cria-t-il à ses bœufs, courage, mes enfants. Quiche! arrière! vire, mon mignon!»

Et, ne songeant plus qu'à diriger son attelage encorné à travers les prés humides, le père et le fils disparurent derrière les buissons, suivis de tout leur monde, sans s'inquiéter davantage du vieux maître. Telle est l'insouciance naturelle au paysan.

M. de Boisguilbault atteignit l'extrémité de la prairie par laquelle il était venu, et au moment de franchir la haie, il se retourna et vit Jean Jappeloup qui était resté assis sur une souche, au milieu de son abatis, comme un vainqueur méditant douloureusement sur le champ de bataille. Toute l'ardeur, toute la gaieté du robuste ouvrier étaient tombées subitement; il était immobile, indifférent à la pluie qui commençait à se mêler sur sa tête à la sueur du travail, et il paraissait en proie à une tristesse profonde.

«Ma destinée est d'offenser cet homme-là, et de ne le rencontrer que pour souffrir,» se dit M. de Boisguilbault. Et il hésita longtemps, partagé entre un naïf repentir et un violente répugnance.

Il se décida à lui faire signe de venir à lui, mais Jean ne parut pas le voir, quoiqu'il fit encore un peu de jour; à l'appeler d'une voix dont la colère n'élevait plus le diapason, mais Jean ne parut pas l'entendre.

«Allons, se dit M. de Boisguilbault à lui-même, tu es coupable; il faut t'exécuter.» Et il marcha droit au charpentier.

«Pourquoi restes-tu là?» lui dit-il en lui frappant sur l'épaule.

Jean tressaillit, et, sortant comme d'un rêve:

«Ah! ah! que me voulez-vous donc? dit-il d'un ton brusque et courroucé. Venez-vous encore pour me battre? Tenez, voilà le reste de votre canne! je comptais vous le reporter demain matin pour vous faire souvenir de ce qui vous est arrivé ce soir.

—J'ai eu tort, dit M. de Boisguilbault en balbutiant.

—C'est bientôt dit, j'ai eu tort, reprit le charpentier; avec ça, quand on est riche, vieux et marquis, on croit tout réparé.

—Et quelle réparation exiges-tu de moi?

—Vous savez bien que je n'en peux demander aucune. D'une chiquenaude, je vous casserais en deux, et, en outre, je suis votre obligé. Mais je vous en voudrai toute ma vie pour m'avoir rendu la reconnaissance humiliante et lourde à porter. Je n'aurais pas cru que ça dût jamais m'arriver, car je n'ai pas le cœur plus mal fait qu'un autre, et je m'étais soumis au chagrin de ne pouvoir pas vous remercier. A présent, tenez, j'aime mieux aller en prison, ou recommencer à vagabonder que d'emporter un coup de canne. Allez-vous-en, laissez-moi tranquille. J'étais en train de me raisonner, et voilà que vous me remettez en colère. J'ai besoin de me dire que vous êtes un peu fou, pour ne pas vous en dire davantage.

—Eh bien, c'est vrai, Jean, je suis un peu fou, répondit tristement le marquis, et ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive de perdre l'empire de ma raison pour des misères. C'est à cause de cela que je vis seul, que je ne sors pas, et que je me montre le moins possible. Ne suis-je pas assez puni?»

Jean ne répliqua pas; ce triste aveu faisait succéder la pitié à la colère.

«Maintenant, dites-moi ce que je puis faire pour réparer mon tort, reprit
M. de Boisguilbault d'une voix tremblante.

—Rien, répondit le charpentier, je vous pardonne.

—Je vous en remercie, Jean. Voulez-vous venir travailler chez moi?

—A quoi bon, puisque je travaille ici pour vous? Ma figure vous ennuie, et il ne tenait qu'à vous de ne pas la voir. Je n'allais pas vous chercher. Et puis, vous voudriez me payer mes journées, et quand je travaille pour vos métayers, vous ne pouvez pas me contraindre à recevoir leur argent.

—Mais ton travail me profite, puisque l'ouvrage reste acquis à mes propriétés. Jean, je ne veux pas qu'il en soit ainsi.

—Ah! vous ne voulez pas? Je m'en moque bien, moi! Vous ne pouvez pas m'empêcher de m'acquitter de cette façon-là; et, puisque vous m'avez injurié et battu, je m'acquitterai, mordieu! pour vous faire enrager. Ça vous humilie, pas vrai? Eh bien, ça me venge.

—Venge-toi autrement.

—Et comment donc? Que je vous frappe? Nous ne serions pas quittes: je resterais toujours votre obligé, et je ne veux rien vous devoir.

—Eh bien, acquitte-toi, si bon te semble, puisque tu es si fier et si têtu, dit le marquis perdant patience. Tu es aveugle et méchant, puisque tu ne vois pas la peine que j'éprouve. Tu serais assez vengé si tu la comprenais; mais tu veux une vengeance brutale et cruelle. Tu veux te réduire à la misère et t'épuiser de fatigue pour me faire rougir et pleurer tous les jours de ma vie.

—Si vous le prenez comme ça … dit Jean à demi vaincu, non, je ne suis pas un méchant homme, et je peux vous pardonner une folie de jeunesse. Diable! c'est que vous avez encore la tête vive et la main leste! Qu'est-ce qui dirait ça? Enfin, n'en parlons plus; encore une fois, je vous pardonne.

—Tu consens à travailler pour moi?

—A moitié prix. Faisons cet arrangement-là pour en finir.

—Il n'y a aucune proportion entre ma position et la tienne. Il y en aurait encore moins entre ton travail et ton salaire; sois généreux: c'est la plus belle et la plus complète des vengeances. Viens travailler pour moi comme tu travailles pour tout le monde; oublie que je t'ai rendu un service dont ma bourse ne s'est pas seulement aperçue, et force-moi ainsi à être ton obligé, puisque tu accepteras, en dédommagement d'un outrage irréparable, la plus misérable des réparations, celle de l'argent.

—Comme vous tournez ça, je n'y comprends plus goutte. Allons, nous verrons si nous pouvons nous entendre. Mais si je vais chez vous et que ma figure vous mette encore en colère! Voyons, ne pouvez-vous pas me dire, au moins, ce que vous avez eu si longtemps contre moi? Vous me devriez bien ça! Il faut que, sans le savoir, je ressemble à quelqu'un qui vous a fait du mal. Ce n'est toujours pas quelqu'un d'ici; car je ne connais dans le pays que le vieux cheval du curé de Cuzion à qui je ressemble.

—Ne me fais pas de questions; il m'est impossible de te répondre. Admets que je suis sujet à des accès de folie, et aime-moi par pitié, puisque je ne puis être aimé autrement.

—Monsieur de Boisguilbault, dit le charpentier avec effusion, il ne faut pas parler comme cela: ce n'est pas vous rendre justice. Vous avez des défauts, c'est vrai, des caprices, des vivacités un peu fortes; mais, au fond, vous savez bien qu'on est obligé de vous respecter, parce que vous avez un cœur juste, que vous aimez le bien et que vous n'avez jamais fait un malheureux autour de vous; et puis, vous avez des idées … que vous n'avez pas prises seulement dans vos livres, des idées que les riches n'ont pas souvent, et qui rendraient le monde heureux, si le monde voulait penser comme vous. Pour avoir ces idées-là, il ne suffit pas d'être instruit et raisonnable, il faut aimer beaucoup tous les hommes qui sont sur la terre, et n'avoir pas une pierre à la place du cœur; c'est pourquoi il faut bien que Dieu s'en soit mêlé. Ne dites donc pas qu'on vous aimerait par pitié; vous n'auriez qu'à vouloir être aimé, et il ne faudrait pas beaucoup vous changer pour en venir à bout.

—Que faudrait-il donc faire, suivant toi?

—Il ne s'agirait que de ne pas vouloir en empêcher ceux qui y sont portés.

—Quand donc l'ai-je fait?

—Maintes fois, et, pour ne parler que de moi, puisqu'il y en a d'autres dont vous ne voulez sûrement pas encore qu'on vous rappelle le nom …

—Parle-moi de toi, Jean, dit M. de. Boisguilbault avec un empressement douloureux … ou plutôt … viens prendre ton souper et ton gîte chez moi ce soir. Je veux que nous soyons, dès aujourd'hui, entièrement réconciliés, mais à certaines conditions que je te dirai peut-être … et qui sont étrangères au fond de notre querelle. La pluie augmente, et ces branches ne nous garantissent plus.

—Non, je n'irai pas chez vous ce soir, dit le charpentier, mais je vous reconduirai jusqu'à votre porte; car voilà une mauvaise nuée, et il ne fera pas bon à marcher dans un instant. Tenez, monsieur de Boisguilbault, voulez-vous me croire? mettez sur vos épaules mon tablier de cuir; ça n'est pas beau, mais ça ne touche que du bois (mon état est propre, c'est ce qui m'en a toujours plu), et puis ça ne craint pas l'eau.

—Je veux au contraire que tu le mettes sur ton dos, ce tablier; tu es trempé de sueur, et quoique tu veuilles me traiter en vieillard, tu n'es pas jeune non plus, mon ami; allons, pas de cérémonie! je suis bien vêtu. Ne t'enrhume pas pour moi; souviens-toi que je t'ai frappé ce soir.

—Vous êtes malin comme le diable, vous! Allons, marchons! Non, je ne suis plus jeune, quoique je ne sente pas encore beaucoup les années! Mais savez-vous que je n'ai guère que dix ans de moins que vous? Vous souvenez-vous du temps où j'ai construit votre maison de bois dans votre parc? votre chalet, comme vous l'appelez? Eh bien, il y a eu dix-neuf ans, à la Saint-Jean dernière, que j'y ai planté le bouquet.

—Oui, c'est vrai, rien que dix-neuf ans! Il me semblait qu'il y avait davantage. Au reste, la maisonnette est fort bien construite, et il y aurait peu de réparations à y faire. Veux-tu t'en charger?

—Si elle en a besoin, je ne dis pas non. C'est un ouvrage qui m'a pourtant donné bien du mal dans le temps. Ai-je regardé souvent vos diables d'images pour tâcher de la faire ressembler!

—C'est ton chef-d'œuvre, et il t'amusait.

—Oui, il y avait des jours où ça m'amusait trop, ça me rendait malade; mais quand vous veniez me dire: «Jean, ce n'est pas ça; tu vas me tromper …» dame! me mettiez-vous en colère!

—Tu te fâchais, tu m'envoyais presque promener!

—Et vous me laissiez dire, dans ce temps-là. Je n'aurais jamais cru qu'après avoir eu tant de patience avec moi pendant si longtemps, un beau jour vous vous fâcheriez sans me dire pourquoi. Voyons, qu'est-ce qu'il y a donc à y faire, à cette maison de bois?

—Il y a une diable de porte qui ne ferme plus.

—Le bois a joué? Quand faut-il que j'y aille?

—Demain. C'est pour cela que tu vas venir coucher chez moi; il fait trop mauvais temps pour que tu retournes ce soir à Gargilesse.

—C'est vrai qu'il fait noir à se casser le cou. Prenez garde où vous marchez, vous allez dans le fossé! Mais quand il pleuvrait des lames de faux, j'irais coucher ce soir à mon endroit.

—Tu as donc des affaires sérieuses?

—Oui … Je veux voir mon petit Émile Cardonnet, à qui j'ai quelque chose à dire.

—Émile? L'as-tu vu aujourd'hui?

—Non, je suis parti de grand matin pour m'occuper de lui. Si vous n'étiez pas si drôle, on vous conterait ça, puisque vous savez le fond de son histoire.

—Je ne crois pas qu'il ait de secrets pour moi; pourtant, s'il t'a confié quelque chose de plus qu'à moi, je ne veux pas le savoir.

—Soyez tranquille, je n'ai pas non plus envie de vous le dire.

—Et tu ne peux même pas me donner de ses nouvelles? J'en suis fort inquiet. J'espérais le voir aujourd'hui, et c'est pour aller à sa rencontre que j'étais sorti.

—Ah! alors, je comprends comment, vous qui ne sortez pas de votre parc, vous avez été si loin. Mais vous avez tort de suivre comme ça les prés. C'est coupé de ruisseaux qui ne sont pas minces, et voilà que je ne sais plus où nous sommes. Comme ça tombe, mille millions de diables! voilà juste le temps qu'il faisait le soir qu'Émile est arrivé dans ce pays-ci. Je l'ai rencontré sous une grosse pierre où il s'était mis à l'abri, et je ne savais guère qu'en m'appuyant là je mettais la main sur un ami, sur un vrai cœur d'homme, sur un trésor!

—Tu lui es donc fort, attaché? Il avait essayé de me parler de toi bien souvent …

—Et vous ne vouliez pas le laisser dire? Je m'en doute. Tenez, c'est un homme comme vous, pas plus fier au fond de l'âme, et aussi prêt à donner sa vie que sa bourse pour les malheureux. Seulement, il ne se fâche pas pour rien, et quand il vous a dit une bonne parole, on ne craint pas qu'il vous allonge un coup de trique.

—Oh! je sais qu'il est beaucoup meilleur; et surtout plus aimable que moi. Si tu le vois ce soir ou demain matin, apporte-moi de ses nouvelles; dis-lui de venir me voir, je suis accablé de ses chagrins.

—Et moi aussi; mais j'ai meilleure espérance que lui et vous. Pourtant, si j'étais riche comme vous …

—Que ferais-tu?

—Je ne sais; mais l'argent arrange tout avec des gens de l'étoffe du père Cardonnet. Si vous vouliez l'embarquer dans quelque gros marché et y sacrifier quelques centaines de mille francs, vous qui avez trois ou quatre millions, et pas d'enfants! Il n'est pas si riche qu'il en a l'air, lui! Il se fait peut-être plus de revenu que vous, mais son fonds n'est guère gros, que je crois!

—Ainsi, tu approuverais qu'on lui achetât la liberté de son fils?

—Il y a des gens qui ne donnent jamais, et qui vendent ce qu'ils doivent. Mais, par le sang du diable! nous voilà dans l'étang! Arrêtez-vous! arrêtez-vous! ce n'est pas de la terre, c'est de l'eau; nous avons trop pris sur la droite: ce n'est pourtant pas le vin qui nous a troublé la cervelle. Par où allons-nous sortir de là?

—Je n'en sais rien; il y a longtemps que nous marchons, et nous devrions être à Boisguilbault.

—Attendez! attendez! je me reconnais, dit le charpentier. Voilà derrière nous une petite clarté avec un gros arbre … attendons l'éclair … regardez bien … le voilà: oui, j'y suis. C'est la maison de la mère Marlot! Diable, il y a des malades là-dedans, deux enfants qui ont la fièvre typhoïde, qu'on dit! C'est égal, c'est une bonne femme, et d'ailleurs, sur toutes vos terres, vous êtes certain d'être bien reçu.

—Oui, cette femme est ma locataire, si je ne me trompe.

—Qui ne vous paie pas gros, ni souvent, que je crois! Allons, donnez-moi la main.

—Je ne savais pas qu'elle eût des enfants malades, dit le marquis en entrant dans la cour de la chaumière.

—C'est tout simple; vous ne sortez pas, et vous n'allez jamais si loin. Mais d'autres y ont pensé; voyez! voilà une carriole et un cheval de ma connaissance, ça peut nous servir.

—Quelle est donc cette dame, dit le marquis en regardant à travers la vitre de la chaumière.

—Vous ne la connaissez donc pas? dit le charpentier tout ému.

—Je ne me rappelle pas de l'avoir jamais rencontrée, répondit M. de Boisguilbault en examinant l'intérieur avec plus d'attention. C'est sans doute une personne charitable, qui remplit auprès des malheureux les devoirs que je néglige.

—C'est la sœur du curé de Cuzion, reprit Jean Jappeloup, c'est une bonne âme, une jeune veuve très charitable, comme vous le dites. Attendez que je la prévienne de votre arrivée, car, je la connais, elle est un peu timide….»

Il s'élança dans la chaumière, dit rapidement quelques paroles à l'oreille de la vieille femme et de Gilberte, qu'il venait, par une inspiration subite, de métamorphoser en sœur de curé, puis il revint prendre M. de Boisguilbault et le fit entrer en lui disant: «Venez, monsieur le marquis, venez! vous ne ferez peur à personne. Les malades vont mieux, et il y a là un bon petit feu de javelle pour vous sécher.»

XXX.

LE SOUPER IMPRÉVU.

Il fallait que le temps fût bien mauvais, ou que le marquis subît à son insu quelque mystérieuse influence; car il se décida à affronter la rencontre d'une personne inconnue. Il entra, et saluant la prétendue veuve avec une politesse craintive, il s'approcha du feu où la vieille femme s'empressa de jeter de nouvelles branches en s'apitoyant sur les vêtements mouillés de son vieux maître. «Oh! bonnes gens, est-il possible; comme vous voilà fait, monsieur le marquis! vrai, je ne vous aurais pas reconnu si le Jean ne m'avait pas avertie. Chauffez-vous, chauffez-vous, notre monsieur; car, à votre âge, il y a là de quoi attraper le coup de la mort.» Et, croyant se montrer officieuse et attentive avec ses sinistres prévisions, la bonne femme, toute troublée d'ailleurs de recevoir une pareille visite, faillit mettre le feu à sa cheminée.

«Non, ma bonne femme, lui dit le marquis, je suis fort solidement vêtu en tout temps, et je sens à peine la pluie …

—Oh! je le crois bien que vous êtes bien vêtu! reprit-elle, voulant lui faire un compliment qu'elle supposait propre à le flatter; car vous avez bien le moyen de l'être!…

—Il ne s'agit pas de cela, reprit le marquis; c'est pour vous dire de ne pas tant vous démener, et de ne pas quitter vos malades pour moi. Je suis fort bien ici, et la vie d'un vieillard comme moi est moins précieuse que celle de ces jeunes enfants. Sont-ils malades depuis longtemps?

—Depuis une quinzaine, Monsieur! Mais le plus mauvais est passé, Dieu merci!

—Pourquoi, lorsque vous avez des malades, ne venez-vous pas me voir?

—Oh nenni! je n'oserais pas. Je craindrais de vous ennuyer. On est si simple, nous autres! on ne sait pas bien parler, et on est honteux de demander.

—C'est moi qui devrais venir m'informer de vos misères, dit le marquis en soupirant; et je vois que des âmes plus actives et plus dévouées le font à ma place!»

Gilberte se tenait au fond de la chambre. Muette d'effroi et n'osant se prêter à la ruse du charpentier, elle essayait de se dissimuler derrière les gros rideaux de serge du lit où gisait le plus jeune des enfants. Elle eût voulu n'avoir rien à dire, et, tout en préparant une tisane, elle cachait son visage tourné vers la muraille, et ramenait son petit châle sur ses épaules. Un fichu de grosse dentelle noire, noué sous le menton, cachait, ou du moins éteignait l'or de sa chevelure, que le marquis eût pu reconnaître, s'il en eût jamais remarqué la nuance et la splendeur. Mais, deux fois seulement, M. de Boisguilbault avait rencontré Gilberte donnant le bras à son père. Il avait reconnu de loin M. Antoine, et avait détourné la tête. S'il s'était vu forcé de passer près d'eux, il avait fermé les yeux pour ne point voir les traits redoutés de cette jeune fille. Il n'avait donc aucune idée de sa tournure, de sa physionomie ou de ses manières.

Jean avait su mentir avec tant d'à-propos et d'aplomb, que le marquis ne se douta de rien. La figure de Sylvain Charasson, accroupi comme un chat dans les cendres, et profondément endormi, pouvait ne lui être pas aussi inconnue, car le page de Châteaubrun, maraudeur effronté de sa nature, avait dû être surpris par lui maintes fois le long de ses haies, accroché à ses branches couvertes de fruits; mais il faisait si peu de questions, et il mettait au contraire un soin si assidu à ne rien voir et à ne rien savoir de tout ce qui dépassait le mur de son parc, qu'il ne savait aucunement le nom et la condition de cet enfant.

N'éprouvant donc aucune méfiance, et se sentant porté par l'agitation morale et physique qu'il avait éprouvée dans cette soirée, à plus d'expansion que de coutume, il osa suivre des yeux les mouvements de la dame charitable, et même s'approcher d'elle pour lui faire quelques questions sur ses malades. La réserve un peu sauvage de cette amie des pauvres le frappait d'un respect particulier, et il trouvait noble et de bon goût qu'au lieu d'étaler devant lui ses bonnes œuvres, elle parût troublée et contrariée d'avoir été surprise au milieu de ses fonctions de sœur de charité.

Gilberte avait une telle peur d'être reconnue, qu'elle craignait de faire entendre le son de sa voix, et, comme si son organe n'eût pas été aussi étranger au marquis que sa figure, elle attendait que la paysanne répondît pour elle aux interrogations. Mais Jean, qui craignait que la vieille femme ne sût pas jouer son rôle et ne vînt à trahir, par maladresse, l'incognito de Gilberte, se plaçait toujours devant elle, et la repoussait vers la cheminée en lui faisant des yeux terribles chaque fois que M. de Boisguilbault avait le dos tourné. La mère Marlot, tremblante et ne comprenant rien à ce qui se passait chez elle, ne savait à qui entendre et faisait des vœux pour que, la pluie cessant, elle put être délivrée de la présence de ces nouveaux hôtes.

Enfin Gilberte, un peu rassurée par la voix douce et les manières courtoises du marquis, s'enhardit à lui répondre; et comme il s'accusait toujours de négligence: «J'ai ouï dire, Monsieur, lui dit-elle, que vous étiez d'une santé fort délicate, et que vous lisiez beaucoup. Je conçois que vos occupations ne vous permettent pas de remplir des soins si multipliés. Moi, je n'ai rien de mieux à faire, et je demeure si près d'ici, que je n'ai pas grand mérite à venir soigner les malades de la paroisse.»

Elle regarda le charpentier en disant ces derniers mots, comme pour lui faire remarquer qu'elle entrait enfin dans l'esprit de son rôle, et Jean se hâta d'ajouter, pour donner plus de poids à cette phrase de dévote: «D'ailleurs, c'est une nécessité et un devoir de position. Si la sœur du curé ne prenait soin des pauvres, qui le ferait?

—Je serais un peu réconcilié avec ma conscience, dit le marquis, si madame voulait s'adresser à moi lorsqu'il m'arrive d'ignorer ou d'oublier mes devoirs. Ce que mon zèle n'accomplit pas, ma bonne volonté du moins pourrait y suppléer; et tandis que madame se réserverait la plus noble et la plus pénible tâche, celle de soigner les malades de ses propres mains, je pourrais ajouter par mon argent, aux ressources trop restreintes de la charité du prêtre. Permettez-moi de m'associer à vos bonnes actions, Madame, je vous en supplie, ou si vous ne voulez pas me faire cet honneur, adressez-moi tous vos pauvres. Une simple recommandation de vous me les rendra sacrés.

—Je sais qu'ils n'ont pas besoin de cela, monsieur le marquis, répondit
Gilberte, et que vous en secourez beaucoup plus que je ne peux le faire.

—Vous voyez bien que non, puisque je ne me trouve ici que par hasard, et que vous y êtes venue tout exprès.

—Mais non; je n'ai pas deviné qu'ils avaient besoin de moi, répondit Gilberte: c'est cette pauvre femme qui est venue me chercher; sans cela j'aurais pu fort bien l'ignorer aussi.

—Vous voulez en vain diminuer votre mérite pour atténuer mes torts. On va vous chercher, vous, et on n'ose pas s'adresser à moi: ceci me condamne et vous glorifie.

—Diantre! ma Gilberte, dit le charpentier à la jeune fille en l'attirant à l'écart, m'est avis que vous faites des miracles et que vous apprivoiseriez le vieux hibou si vous vouliez en avoir le courage. Ah mais! comme dit Janille, ça va bien, et si vous voulez faire et dire comme moi, je vous réponds que vous le raccommoderez avec votre père.

—Oh! si je le pouvais! mais, hélas! mon père m'a fait promettre, jurer même de ne jamais l'essayer.

—Et pourtant il mourrait d'envie que ça réussît! Tenez, s'il vous a fait promettre ça, c'est qu'il croyait impossible ce qui est très possible aujourd'hui … pas demain peut-être, mais ce soir! Il faut battre le fer quand il est chaud, et vous voyez bien qu'il y a un fameux changement, puisque nous sommes venus là ensemble et qu'il me parle de bonne amitié.

—Comment donc s'est fait ce miracle?

—C'est une canne qui a fait ce miracle-là sur mon dos; je vous conterai ça plus tard. En attendant, il faut être gentille, un peu hardie, avoir de l'esprit, enfin ressembler en tout, ce soir, à votre ami Jean. Écoutez, je commence!

Et quittant brusquement la jeune fille, Jean se rapprocha du vieillard. «Savez-vous, lui dit-il, ce que cette dame me raconte à l'oreille? C'est qu'elle veut absolument vous reconduire chez vous dans sa voiture. Ah! monsieur de Boisguilbault, vous ne pouvez pas refuser à une dame; elle dit que les chemins sont trop gâtés pour que vous marchiez, que vous êtes trop mouillé pour attendre ici votre voiture, qu'elle a un cabriolet avec un bon cheval, une vraie jument de curé qui ne se fâche et ne s'étonne de rien, et qui va assez vite quand on n'a pas le bras engourdi et qu'il y a une mèche au fouet. Dans un quart d'heure, vous serez rendu chez vous, au lieu que vous en avez pour une heure à patauger dans la boue et les cailloux.»

M. de Boisguilbault adressait des remerciements affectueux à la belle veuve, et ne voulait point accepter; mais Gilberte insista elle-même avec une grâce irrésistible. «Je vous en supplie, monsieur le marquis, dit-elle en tournant vers lui ses beaux yeux encore effrayés comme ceux d'une colombe à demi apprivoisée, ne me faites pas le chagrin de me refuser; ma voiture est laide, pauvre et crottée, mon cheval aussi; mais l'un et l'autre sont solides. Je sais fort bien conduire, et Jean me ramènera.

—Mais cette course vous retardera trop, dit le marquis; on sera inquiet chez vous.

—Non! dit Jean; voilà le page de M. le curé, celui qui lui sert sa messe et qui lui sonne la cloche; c'est un drôle qui a bon pied, bon œil, et qui ne craint pas plus l'eau qu'une grenouille. Il a aux pattes des escarpins de chêne un peu plus solides que les vôtres, et il va marcher aussi vite vers Cuzion qu'un trait de scie dans une planche de sapin. Il dira qu'on n'ait pas à s'inquiéter; que madame est en bonne compagnie, et que c'est le vieux Jean qui la ramène. Ainsi c'est dit!—Écoute ici, l'éveillé, dit-il à Charasson, qui bâillait à se démettre la mâchoire et regardait, d'un air ébahi, M. de Boisguilbault; viens que je te ranime un peu au grand air, et que je te mette sur ton chemin.

Il traîna et porta presque Sylvain à quelques pas de la chaumière, et là, lui mettant son tablier de cuir sur les épaules, il lui dit, en lui tirant les oreilles un peu fort, pour lui graver ses paroles dans la mémoire: «Cours à Châteaubrun, et dis à M. Antoine que Gilberte vient à Boisguilbault avec moi; qu'il se tienne tranquille, que tout va bien de ce côté-là, et que dût-elle passer la nuit dehors, il ne faut pas qu'il s'inquiète. Entends-tu? comprends-tu?

—J'entends bien, mais je ne comprends guère, répondit Sylvain. Voulez-vous bien laisser mes oreilles, grand vilain Jean?

—Je te les allongerai encore, si tu raisonnes; et si tu fais mal ma commission, je te les arracherai demain.

—J'ai entendu, ça suffit; lâchez-moi.

—Et si tu t'amuses en route, gare à toi!

—Pardié, il fait un joli temps pour s'amuser!

—Et si tu me perds ma peau de bique!…

—Pas si bête, elle ne me gâtera pas!»

Et l'enfant se mit à courir vers les ruines, se dirigeant dans les ténèbres avec l'instinct d'un chat.

«A présent, dit Jean en sortant la brouette et la vieille jument de dessous le hangar, à nous deux, ma vieille brave Lanterne! Ah! monsieur Sacripant, ne vous fâchez pas, c'est moi! Vous avez suivi votre jeune maîtresse, c'est bien; mais M. le marquis, qui ne regarde pas les gens, n'a pas peur de regarder les chiens, et il pourrait vous connaître. Faites-moi le plaisir de suivre votre ami Charasson. Vous retournerez chez vous à pied, j'en suis désolé.» Et, allongeant deux grands coups de fouet au pauvre animal, il le força de s'enfuir en courant sur les traces de Sylvain. «Allons, monsieur le marquis, je vous attends!» cria le charpentier. Et le marquis, vaincu par l'insistance de Gilberte, monta dans la brouette, où il se plaça entre elle et Jean Jappeloup.

Les étoiles du ciel ne virent pas cet étrange rapprochement; car d'épais nuages voilaient leur face, et la mère Marlot, seule témoin de cette aventure inouïe, n'eut pas l'esprit assez libre pour se livrer à de longs commentaires. Le marquis lui avait mis sa bourse dans la main en franchissant le seuil de sa maison, et elle passa le reste de la nuit à compter les beaux écus qu'elle contenait et à soigner ses petits, en disant: «Cette chère demoiselle, c'est elle qui nous a porté bonheur!»

Le marquis prit les rênes, ne voulant pas souffrir que son aimable compagne eût la peine de le conduire. Jean s'arma du fouet pour stimuler d'un bras vigoureux l'ardeur de la pauvre Lanterne. Gilberte, que Janille, dans la prévision de l'orage, avait munie d'un large parapluie et du vieux manteau de son père, en la laissant vaquer à ses habitudes charitables, s'occupa à préserver ses compagnons; et comme le vent lui disputait le manteau, elle le fixa d'une main sur les épaules de M. de Boisguilbault, tandis que de l'autre elle soutenait le parapluie de toute sa force pour abriter la tête du vieillard avec un soin filial. Le marquis fut si touché de ces généreuses attentions, qu'il perdit toute sa timidité et lui exprima sa reconnaissance dans les termes les plus affectueux que le respect put lui permettre. Gilberte tremblait à l'idée que d'un moment à l'autre cette sympathie pouvait se changer en fureur, et le vieux Jean riait dans sa barbe, en recommandant toutes choses à la Providence.

Quoiqu'il ne fût guère plus de neuf heures, tout le monde était couché au château de Boisguilbault lorsque nos voyageurs y arrivèrent. Jamais personne autre que le vieux Martin ne s'occupait du maître après le coucher du soleil, et ce soir-là Martin ayant fermé le parc après avoir vu le marquis entrer dans son chalet, ne se doutait guère qu'il avait fait une sortie et qu'il courait les champs par la pluie et la foudre, en compagnie d'un vieux charpentier et d'une jeune demoiselle.

Jean ne se souciait pas beaucoup de franchir la grille de la cour avec Gilberte; car il était impossible, demeurant aussi près de Châteaubrun, que quelques serviteurs, sinon tous, ne connussent pas la figure de cette charmante fille, et la première exclamation devait la trahir.

Cependant la pluie tombait toujours, et il n'y avait aucun motif plausible pour faire descendre à la porte extérieure le marquis ou Gilberte, d'autant plus que M. de Boisguilbault voulait absolument que ses compagnons entrassent chez lui pour attendre au coin du feu la fin d'une pluie si obstinée et si froide. Jean mourait pourtant d'envie de saisir ce prétexte pour prolonger le rapprochement; mais Gilberte refusait avec terreur d'entrer dans le sombre manoir de Boisguilbault, et il était certain qu'il y avait grand danger à le faire.

Heureusement, les habitudes excentriques du marquis lui rendirent impossible l'entrée de son château. Il eut beau agiter la cloche à diverses reprises, le vent rugissait avec fureur et emportait au loin la vibration. Aucun domestique, aucune servante ne couchait dans cette partie du bâtiment, où régnait systématiquement une affreuse solitude; et quant au vieux Martin, seul excepté de cette règle, il était trop sourd pour entendre, soit la cloche, soit la foudre.

M. de Boisguilbault fut très-mortifié de ne pouvoir exercer l'hospitalité dont tout lui faisait un devoir, et conçut beaucoup de dépit contre lui-même de n'avoir pas prévu ce qui arrivait. Sa colère faillit revenir, et se tourner contre le vieux Martin, qui se couchait avec le soleil. Enfin, prenant tout à coup son parti: «Je vois bien, dit-il, qu'il faut que je renonce à rentrer chez moi, et qu'à moins d'avoir du canon pour prendre ma maison d'assaut, je ne réveillerai personne; mais si madame ne craint pas de visiter la cellule d'un anachorète, j'ai ailleurs un gîte dont la clef ne me quitte pas, et où nous trouverons tout ce qu'il faut pour se reposer et se réchauffer.» En parlant ainsi, il tourna la tête du cheval vers le parc, mit pied à terre à la grille, l'ouvrit lui-même, et y fit entrer le cabriolet en tirant Lanterne par la bride, tandis que Jean pressait le bras de la tremblante Gilberte pour la déterminer à tenter l'aventure. «Dieu me confonde! lui dit-il à voix basse, il nous conduit dans sa maison de bois, où il passe toutes les nuits à évoquer le diable! Sois tranquille, ma Gilberte, je suis avec toi, et c'est aujourd'hui que nous allons mettre Satan à la porte d'ici.»

M. de Boisguilbault, ayant refermé derrière lui la grille du parc, ordonna au charpentier de conduire le cheval, et de le suivre au pas jusqu'à une espèce de hangar de jardinier où souvent Émile plaçait Corbeau lorsqu'il arrivait ou voulait partir tard; et tandis que Jean s'occupait de mettre à couvert la pauvre Lanterne et la brouette de M. Antoine, le marquis offrit son bras à Gilberte, en lui disant: «Je suis désolé de vous faire faire quelques pas sur le sable; mais vous n'aurez pas le temps de mouiller votre chaussure, car mon ermitage est là, derrière ces rochers.»

Gilberte frissonna de tous ses membres en entrant seule dans le chalet avec cet étrange vieillard, qu'elle avait toujours cru atteint de folie, et qui l'entraînait dans les ténèbres. Cependant elle se rassura un peu lorsqu'il ouvrit une seconde porte, et qu'elle vit le corridor éclairé par une lampe placée dans une niche ornée de fleurs. Cette demeure élégante et confortable, malgré ses dehors et son style rustiques, lui plut extrêmement, et sa jeune imagination, amoureuse de simplicité poétique, crut se retrouver dans le genre de palais qu'elle avait maintes fois rêvé.

Depuis qu'Émile avait été admis dans le mystérieux chalet, il s'y était opéré de notables améliorations. Il avait représenté au vieillard que le stoïcisme des habitudes par lesquelles il voulait protester contre sa propre richesse, commençait à devenir trop rigide pour son âge; et, bien que M. de Boisguilbault ne fût encore atteint d'aucune infirmité notable, il avouait y avoir beaucoup souffert du froid pendant la mauvaise saison. Émile avait apporté lui-même du vieux château des tapis, des tentures, d'épais rideaux et des meubles commodes; il y avait souvent allumé le vaste poêle pour combattre l'humidité des nuits pluvieuses, et le marquis s'était laissé aller à la douceur d'être soigné, douceur toute morale pour lui, et où il trouvait la preuve d'une affection attentive et délicate. Le jeune homme avait aussi arrangé et embelli la pièce où le vieillard prenait souvent avec lui son repas du soir. Il en avait fait une sorte de salon, et Gilberte fut charmée de poser ses petits pieds, pour la première fois de sa vie, sur de magnifiques peaux d'ours, et d'admirer, sur une console de marbre, de beaux vases de vieux Sèvres, remplis des fleurs les plus rares.

La cheminée, remplie de pommes de pin très-sèches, fut allumée comme par enchantement, lorsque le marquis y eut jeté une feuille de papier enflammée, et les bougies, reflétées dans une glace à cadre de chêne contourné et bizarrement sculpté, remplirent bientôt la chambre d'une clarté éblouissante pour les yeux d'une fille habituée à la pauvre petite lampe où Janille épargnait l'huile, à l'exemple de la Femme forte de la Bible.

M. de Boisguilbault mit une sorte de coquetterie, pour la première fois de sa vie, à faire les honneurs de son chalet à une si aimable hôtesse. Il eut un naïf plaisir à la voir examiner et admirer ses fleurs, et lui promit que, dès le lendemain, elle en aurait toutes les greffes et toutes les graines pour renouveler le jardin du presbytère. Rendu un instant à la vivacité de la jeunesse, il trottait de tous côtés pour chercher les petites curiosités qu'il avait rapportées de son voyage en Suisse, et les lui offrait avec une joie ingénue; et, comme elle refusait, en rougissant, de rien accepter, il prit le petit panier dans lequel elle avait apporté des sirops et des confitures à ses malades, et le remplit de jolis ouvrages en bois découpés à Fribourg, d'échantillons de cristal de roche, d'agates et de cornalines taillées en cachets et en bagues; enfin de toutes les fleurs qui remplissaient les vases, et dont il fit un énorme bouquet le moins maladroitement qu'il put.

La grâce touchante avec laquelle Gilberte, confuse, remerciait le vieillard, ses questions naïves sur le voyage en Suisse dont M. de Boisguilbault avait gardé un souvenir enthousiaste (exprimé en termes un peu classiques), l'intérêt qu'elle mettait à l'écouter, ses réflexions intelligentes lorsqu'elle parvenait à se mettre à l'aise, le son enchanteur de sa voix, la distinction de ses manières simples et naturelles, son absence de coquetterie, et un mélange de terreur et d'entraînement répandu dans sa contenance et dans ses traits, qui donnait à sa beauté un caractère plus saisissant encore que d'habitude, son teint animé, ses yeux humides de fatigue et d'émotions, son sein oppressé par d'étranges angoisses, un sourire angélique qui semblait demander grâce ou protection; tout cela pénétra si fortement le marquis et le domina si rapidement, qu'il se sentit tout à coup épris jusqu'au fond de l'âme; épris saintement, non d'un ignoble désir de vieillard pour la jeunesse et la beauté, mais d'un amour de père pour une chaste et adorable enfant! et lorsque le charpentier vint les rejoindre, tout ébloui et charmé lui-même de se trouver dans une chambre si claire et si chaude, il crut rêver en entendant M. de Boisguilbault dire à Gilberte: «Approchez donc vos pieds de la cheminée, ma chère enfant; je tremble que vous n'ayez gagné un rhume ce soir, et je ne me le pardonnerais de ma vie!»

Puis, entraîné par une expansion extraordinaire, le marquis, se retournant vers le charpentier, lui tendit la main en disant: «Approche donc aussi, toi, et viens t'asseoir auprès du feu avec nous. Pauvre Jean! tu étais à peine vêtu, et tu es mouillé jusqu'aux os! c'est encore moi qui en suis la cause; si tu n'avais pas voulu m'accompagner, tu serais entré à la ferme, et tu y serais encore; tu aurais soupé surtout, et tu es à jeun!… Comment faire pour te donner à manger ici? car je suis sûr que tu meurs de faim!

—Ma foi, à vous dire vrai, monsieur de Boisguilbault, répondit le charpentier en souriant et en fourrant ses sabots dans la cendre chaude, je me moque de la pluie, mais non du jeûne. Votre maison de bois est devenue diablement belle, depuis que je n'y ai mis la main; mais s'il y avait un morceau de pain dans quelqu'une de ces armoires, dont j'ai posé les rayons jadis … je les trouverais encore plus jolies … Depuis midi jusqu'à la nuit, j'ai cogné comme un sourd, et je me sens plus faible qu'une mouche, à présent!

—Eh! mais, j'y songe! s'écria M. de Boisguilbault, je n'ai pas soupé, moi non plus; je l'ai complètement oublié, et je suis sûr qu'il y a là quelque chose, je ne sais où! Cherchons, Jean, cherchons, et nous trouverons!

—Frappez, et l'on vous ouvrira! dit gaiement le charpentier en secouant la porte du fond.

—Pas par là, Jean! dit vivement le marquis, il n'y a rien là que des livres.

—Ah! c'est la porte qui ne tient pas! reprit Jean, la voilà qui me tombe dans les mains. Demain, j'arrangerai ça! ce n'est qu'un peu de bois à ôter d'en haut pour que le pêne joigne. Comment! votre vieux Martin n'a pas l'esprit d'arranger ça? Il a toujours été maladroit et embarrassé, ce chrétien-là!»

Jean, plus fort à lui seul que les deux vieillards de Boisguilbault, referma la porte sans songer a éprouver la moindre curiosité, et le marquis lui sut gré de cette insouciance, car il l'avait observé attentivement, et avec une sorte d'inquiétude, tant qu'il avait tenu le bouton de la serrure.

«Il y a ordinairement ici un guéridon tout servi, reprit M. de
Boisguilbault; je ne conçois pas ce qu'il peut être devenu, à moins que
Martin ne m'ait oublié ce soir!

—Oh! oh! à moins que vous ne l'ayez pas remontée, la vieille horloge de sa cervelle n'a pas été en défaut, dit le charpentier, qui se rappelait avec plaisir tous les détails de l'intérieur du marquis, autrefois si bien connus de lui. Qu'est-ce qu'il y a derrière ce paravent? Oui-dà! ça me paraît bien friand et guère solide!» Et il exhiba, en repliant le paravent, un guéridon chargé d'une galantine, d'un pain blanc, d'une assiette de fraises et d'une bouteille de Bordeaux.

—C'est joli à offrir à une dame, ça, monsieur de Boisguilbault!

—Oh! si je croyais que Madame voulût accepter mon souper! dit le marquis en faisant rouler le guéridon auprès de Gilberte.

—Pourquoi non? hé! dit Jean en ricanant. Je parie que la bonne âme a songé aux autres avant de songer à nourrir son corps. Voyons, si elle mangeait seulement deux ou trois fraises, et vous, cette viande blanche, monsieur de Boisguilbault, moi, je m'arrangerai bien du pain mollet et d'un verre de vin noir.

—Nous mangerons comme devraient manger tous les hommes, répondit le marquis: chacun suivant son appétit, et l'expérience va nous prouver, j'en suis sûr, que la part trop forte, destinée à un seul, va être suffisante pour plusieurs. Oh! je vous en prie Madame, procurez-moi le bonheur de vous servir.

—Je n'ai aucunement faim, dit Gilberte, qui, depuis plusieurs jours, était trop accablée et trop agitée pour n'avoir pas perdu l'appétit; mais, pour vous décider à souper tous les deux, je ferai mine de souper aussi.»

M. de Boisguilbault s'assit auprès d'elle, et la servit avec empressement. Jean prétendit qu'il était trop crotté pour se mettre à côté d'eux, et quand le marquis eut insisté, il avoua qu'il se trouvait fort mal à l'aise sur des chaises si molles et si profondes. Il tira un escabeau de bois, qui restait de l'ancien mobilier rustique, et, se plaçant sous le manteau de la cheminée pour se sécher des pieds à la tête, il se mit à manger de grand cœur. Sa part fut amplement suffisante, car Gilberte ne fit que goûter les fraises, et le marquis était d'une sobriété phénoménale. D'ailleurs, eût-il eu plus d'appétit que de coutume, il se fût volontiers privé pour l'homme qu'il avait battu deux heures auparavant, et qui lui pardonnait avec tant de candeur.

Le paysan mange lentement et en silence; ce n'est pas pour lui la satisfaction d'un besoin capricieux et fugitif, c'est une espèce de solennité; car cette heure de repas est en même temps, dans la journée de travail, une heure de repos et de réflexion. Jappeloup devint donc très grave en coupant méthodiquement son pain par petits morceaux, et en regardant brûler les pommes de pin dans le foyer. M. de Boisguilbault, ayant épuisé à peu près avec Gilberte tout ce qu'on peut dire à une personne qu'on ne connaît pas, retomba aussi dans son laconisme habituel, et Gilberte, accablée par plusieurs nuits d'insomnie et de larmes, sentit que la chaleur du feu, succédant au froid de l'orage, la jetait dans un assoupissement insurmontable. Elle lutta tant qu'elle put, mais la pauvre enfant n'était guère plus accoutumée que son ami le charpentier aux fauteuils moelleux, aux tapis de fourrure et à l'éclat des bougies. Tout en essayant de répondre et de sourire aux paroles de plus en plus rares du marquis, elle se sentit comme magnétisée; sa belle tête se renversa insensiblement sur le dossier, son joli pied s'étendit vers le feu, et sa respiration égale et pure trahit tout à coup la victoire impérieuse du sommeil sur sa volonté.

M. de Boisguilbault, voyant le charpentier absorbé dans une sorte de méditation, se mit alors à examiner les traits de Gilberte avec plus d'attention qu'il n'avait encore osé le faire, et une sorte de frisson s'empara de lui lorsqu'il vit, sous la dentelle noire, à demi détachée de sa coiffure, la profusion de son éblouissante chevelure dorée. Mais il fut tiré de sa contemplation par le charpentier, qui lui dit à voix basse:

«Monsieur de Boisguilbault, je parie que vous ne vous doutez guère de ce que je vais vous apprendre? Regardez bien cette jolie petite dame, et puis je vous dirai qui elle est!»

M. de Boisguilbault pâlit et regarda le charpentier avec des yeux effarés.

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