Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2
XXXI.
INCERTITUDE.
«Eh bien, monsieur de Boisguilbault, l'avez-vous assez regardée, reprit le charpentier d'un air malin et satisfait, et ne pouvez-vous deviner vous-même ce qui doit vous intéresser le plus en elle?»
Le marquis se leva et retomba tout aussitôt sur sa chaise. Un rayon de lumière avait enfin traversé son esprit, et sa pénétration, si longtemps en défaut, allait, tout d'un coup, plus loin que Jean ne le souhaitait. Il crut avoir deviné, et il s'écria avec un accent de violente indignation: «Elle ne restera pas ici un instant de plus!»
Gilberte, effrayée et réveillée en sursaut, vit devant elle la figure irritée du marquis; elle se crut perdue, et pensant avec désespoir qu'au lieu de rapprocher son père de M. de Boisguilbault, elle allait être la cause d'une inimitié plus profonde, elle ne songea plus qu'à assumer sur elle toute la faute, et à demander grâce pour M. Antoine. Tombant sur ses genoux avec la grâce d'une fleur qui se courbe sous le vent d'orage, elle s'empara de la main tremblante du marquis, et, trop émue pour parler, elle courba sa tête charmante, et appuya, sur le bras du vieillard, son front couvert d'une mortelle pâleur.
«Eh bien, eh bien, dit le charpentier en s'emparant de l'autre main du marquis et en la secouant avec force, à quoi songez-vous donc, monsieur de Boisguilbault, d'effrayer ainsi cette enfant? Est-ce que vos lubies vous reprennent, et faut-il que je me fâche, à la fin?
—Qui est-elle? reprit le marquis en essayant de repousser Gilberte, mais trop crispé pour en avoir la force; dites-moi qui elle est, je veux le savoir!
—Vous le savez bien, puisqu'on vous l'a déjà dit, répliqua Jean en haussant les épaules: c'est la sœur sans fortune et sans nom d'un curé de campagne. Est-ce pour cela que vous lui parlez si durement? Et voulez-vous qu'elle sache ce que je sais de vous? Tâchez donc qu'elle ne s'aperçoive pas de vos accès, monsieur de Boisguilbault, vous voyez bien que vos airs méchants la rendent malade de peur! et c'est une drôle de manière de lui faire fête et honneur dans votre maison! Elle ne devait guère s'attendre à cela, après avoir eu tant d'honnêtetés pour vous; et le pire, c'est que je ne peux pas lui dire à qui vous en avez, puisque je n'y comprends rien moi-même, pour l'instant!
—Je ne sais pas si vous vous jouez de moi, dit le marquis tout troublé; mais que vouliez-vous donc me dire tout à l'heure?
—Quelque chose qui vous eût fait plaisir, mais que je ne vous dirai pas, puisque vous n'avez plus votre tête.
—Jean, parlez, expliquez-vous, je ne puis supporter cette incertitude!
—Je ne puis la supporter non plus, dit Gilberte fondant en larmes: Jean, je ne sais pas ce que vous avez dit ou voulu dire de moi; je ne sais pas quelle est ma situation ici, mais je la trouve insupportable; allons-nous-en!
—Non … non … dit le marquis plein d'irrésolution et de honte; il pleut encore, il fait un temps affreux, et je ne veux pas que vous partiez.
—Eh bien, pourquoi donc vouliez-vous la chasser tout à l'heure? reprit Jean avec une tranquillité dédaigneuse; qui peut rien comprendre à vos caprices? Moi, j'y renonce, et je m'en vais.
—Je ne resterai pas ici sans vous! s'écria Gilberte en se levant et en courant après le charpentier, qui faisait mine de partir.
—Mademoiselle … ou madame, dit M. de Boisguilbault en l'arrêtant et en retenant aussi le charpentier, daignez m'écouter, et si vous êtes étrangère aux tristes préoccupations dont je suis assailli en cet instant, pardonnez-moi une agitation qui doit vous paraître bien ridicule, mais qui est bien pénible, je vous assure! Je vous en dois pourtant l'explication. On vient de me donner à entendre que vous n'étiez pas la personne que je croyais … mais une autre personne … que je ne veux point voir et point connaître … Mon Dieu! je ne sais comment vous dire … Ou vous me comprenez trop, ou vous ne pouvez pas du tout me comprendre!…
«Ah! je vous comprends à la fin, moi, dit le rusé charpentier, et je vas dire à madame ce que vous ne pouvez pas venir à bout de lui expliquer. Madame Rose, ajouta-t-il en s'adressant à Gilberte, et en lui donnant résolument le nom de la sœur du curé de Cuzion, vous connaissez bien mademoiselle Gilberte de Châteaubrun, votre jeune voisine? Eh bien, M. le marquis a une grande rancune contre elle, à ce qu'il paraît; il faut croire qu'elle lui a fait quelque vilaine offense; et comme j'allais lui dire quelque chose par rapport à vous et à M. Émile …
—Que dis-tu? s'écria le marquis, Émile?
—Ça ne vous regarde pas, reprit Jean: vous ne saurez plus rien, je parle à madame Rose … oui, madame Rose, M. de Boisguilbault déteste mademoiselle Gilberte; il s'est imaginé que c'était peut-être vous; voilà pourquoi il voulait vous jeter dehors, et plutôt par la fenêtre que par la porte.»
Gilberte éprouvait une mortelle répugnance à soutenir cet étrange et audacieux persiflage; pendant quelques instants elle avait éprouvé une si vive sympathie pour le marquis, qu'elle se reprochait d'abuser de son erreur et de l'exposer à des émotions qui paraissaient le faire autant souffrir qu'elle-même. Elle résolut de le désabuser peu à peu, et d'être plus hardie que son facétieux complice, en affrontant les suites de la colère de M. de Boisguilbault.
«Il y a du moins, dit-elle avec une noble assurance, une énigme pour moi dans ce que j'entends. Je ne puis comprendre que Gilberte de Châteaubrun soit un objet de réprobation pour un homme aussi juste et aussi respectable que M. de Boisguilbault. Comme je ne sais rien d'elle qui puisse justifier un pareil mépris, et qu'il m'importe de savoir à quoi m'en tenir sur son compte, je supplie monsieur le marquis de me dire tout le mal qu'il sait d'elle, afin, du moins, qu'elle puisse se disculper auprès des personnes honnêtes qui la connaissent.
—J'aurais désiré, dit le marquis avec un profond soupir, que le nom de
Châteaubrun ne fût pas prononcé devant moi …
—C'est, donc un nom entaché d'infamie? reprit Gilberte avec un mouvement d'irrésistible fierté.
—Non … non … je n'ai jamais dit cela, répondit le marquis, dont la colère tombait aussi vite qu'elle s'allumait. Je n'accuse personne, je ne reproche rien à qui que ce soit. Je suis brouillé avec la personne dont on parle; je ne veux point qu'on m'en parle, mais je n'en parle pas non plus … et alors pourquoi donc m'adresser d'inutiles questions?
—Inutiles questions! répéta Gilberte; vous ne pouvez pas les juger ainsi, monsieur le marquis. Il est fort étrange qu'un homme tel que vous soit brouillé avec une jeune personne qu'il ne connaît pas, qu'il n'a peut-être jamais vue … Il faut donc qu'elle ait commis quelque indigne action ou dit quelque odieuse parole contre lui, et c'est ce que je veux savoir, c'est ce que je vous supplie de me dire; afin que, si Gilberte de Châteaubrun ne mérite ni estime ni confiance, je me préserve du contact d'une fille aussi dangereuse.
—C'est ça qui s'appelle parler! s'écria Jean en frappant dans ses mains. Allons! je serai bien aise aussi de savoir qu'en penser; car enfin cette Gilberte m'a fait du bien, à moi; elle m'a donné à boire et à manger quand j'avais faim et soif; elle a filé sa laine pour me couvrir quand j'avais froid. Je l'ai toujours vue charitable, douce, dévouée à ses parents, et honnête fille s'il en fut! A présent, si elle a commis quelque péché honteux, j'aurai honte moi-même d'être son obligé, et je ne veux plus rien lui devoir.
—Ce sont vos ridicules explications qui soulèvent cet inutile débat! dit le marquis en s'adressant au charpentier. Où avez-vous pris toutes les sottises que vous m'attribuez? C'est avec le père de cette jeune personne que je suis brouillé pour d'anciennes querelles, et non avec une enfant que je ne connais pas, et dont je n'ai rien à dire, absolument rien …
—Et que vous auriez pourtant chassée de chez vous si elle eût osé s'y présenter! dit Gilberte en examinant le marquis, dont l'embarras commençait à la rassurer beaucoup.
—Chassée?… non; je ne chasse personne! répondit-il: j'aurais seulement pu trouver un peu blessant, un peu étrange qu'elle eût songé à venir ici.
—Eh bien, elle y a songé bien des fois, pourtant, dit Gilberte; je le sais, moi, car je connais ses pensées, et je vais répéter ce qu'elle m'a dit …
—A quoi bon? dit le marquis en détournant la tête, et pourquoi s'occuper si longtemps d'un mouvement qui m'est échappé sans réflexion? Je serais désespéré de faire naître dans l'esprit de qui que ce soit une mauvaise pensée contre la jeune fille … Je ne la connais pas, je le répète, et ne puis rien lui reprocher. La seule chose que je désire, c'est que mes paroles ne soient pas répétées, torturées, amplifiées … Entendez vous, Jean? vous prenez sur vous d'interpréter les exclamations qui m'échappent, et vous le faites fort mal. Je vous prie, si vous avez quelque affection pour moi, ajouta le marquis avec un triste effort, de ne jamais prononcer mon nom à Châteaubrun, et de ne me mêler à aucun propos. Je demande aussi à madame de me préserver de tout contact indirect, de toute explication détournée, de toute espèce de relation, enfin, avec cette famille; et si, pour obtenir que mon repos, à cet égard, continue à être respecté, je dois démentir ce que ma vivacité peut avoir eu d'irréfléchi, je suis prêt à protester contre tout ce qui pourrait porter atteinte, dans ma pensée, à la réputation et au caractère de mademoiselle de Châteaubrun.»
Le marquis parla ainsi avec une froideur mesurée qui lui rendit toute la convenance et la dignité de son rôle habituel. Gilberte eût préféré un retour de colère qui lui eût fait espérer une réaction de faiblesse et d'attendrissement. Elle ne se sentit plus le courage d'insister, et, comprenant, aux manières tout à coup glacées du marquis, qu'elle était à demi devinée, et qu'une invincible méfiance venait de naître en lui, elle se sentit si mal à l'aise, qu'elle eût voulu partir sur l'heure; mais Jean n'était nullement satisfait de l'issue de cette explication, et il résolut de frapper le dernier coup.
«Allons, dit-il, c'est comme M. de Boisguilbault voudra. Il est bon et juste au fond du cœur, madame Rose; ne lui faisons donc plus de peine, et partons! mais auparavant, je voudrais qu'il y eût une autre sorte d'explication entre vous deux … Allons, un peu d'épanchement! Vous allez rougir, me gronder, pleurer peut-être … Mais moi, je sais ce que je fais, je sais que voici une occasion qui ne se retrouvera peut-être jamais, et qu'il faut savoir subir un peu d'embarras pour assister et consoler ceux qu'on aime … Vous me regardez d'un air tout étonné! vous ne savez donc pas que M. de Boisguilbault est le meilleur ami de notre Émile, qu'il a toute sa confiance, et que, sans savoir qu'il s'agissait de vous, il connaît fort bien toutes ses peines et toutes les vôtres? Oui, monsieur de Boisguilbault, voilà madame Rose … c'est elle! vous me comprenez bien, vous? Ainsi donc, parlez-lui, donnez lui du courage; dites-lui qu'Émile a bien fait, et elle aussi, de ne pas vouloir céder à la malice du père Cardonnet. Voilà ce que je voulais vous dire quand vous m'avez interrompu avec un esclandre à propos de mademoiselle de Châteaubrun, à laquelle Dieu sait si je pensais!»
Gilberte devint si confuse, que M. de Boisguilbault, qui recommençait à la regarder avec un intérêt mêlé d'inquiétude, en fut touché, et s'efforça de la rassurer. Il lui prit la main, et, la ramenant à son fauteuil: «Ne soyez pas troublée devant moi, dit-il; je suis un vieillard, et c'est un autre vieillard qui trahit vos secrets. Sans doute cet homme-là a des façons d'agir bien hardies et bien inusitées; mais puisque ses intentions sont bonnes, et que son caractère à part le place dans l'intimité de l'être qui nous intéresse le plus au monde, vous et moi, essayons de surmonter notre mutuel embarras, et de profiter en effet de l'occasion!…»
Mais Gilberte, confondue de la résolution de caractère du charpentier, et terrifiée de voir le secret de son cœur entre les mains d'un homme qui lui inspirait encore plus d'effroi que de confiance, mit ses deux mains sur son visage et ne répondit pas.
«Allons! dit le charpentier, que rien au monde ne pouvait faire reculer dans ses entreprises, soit qu'il s'agît de combattre un scrupule ou d'abattre une forêt, la voilà toute mortifiée, et je serai boudé pour mon indiscrétion! mais si Émile était là, il ne me désavouerait pas. Il serait content que M. de Boisguilbault vît par ses yeux s'il a bien placé son sentiment, et il sera un peu fier demain quand M. de Boisguilbault lui dira: «Je l'ai vue, je la connais, et je ne m'étonne plus de rien!» Pas vrai, monsieur de Boisguilbault, que vous direz cela?»
M. de Boisguilbault ne répondit rien. Il regardait toujours Gilberte, partagé entre un attrait puissant et un soupçon terrible. Il fit quelques tours dans l'appartement pour combattre une énorme oppression, et, après bien des soupirs et des combats intérieurs, il revint prendre les deux mains de Gilberte:
«Qui que vous soyez, lui dit-il, vous disposez du sort du plus noble enfant que ma vieillesse ait pu rêver pour son soutien et sa consolation. Je vais bientôt mourir, et je quitterai la terre sans y avoir connu un instant de bonheur, si je n'y laisse Émile en paix avec lui-même.
«Oh! je vous en supplie, vous qui allez exercer sur tout son avenir une influence si grande … si bienfaisante ou si funeste!… conservez à la vérité ce cœur digne d'en être le sanctuaire. Vous êtes bien jeune, vous ne savez pas encore ce que c'est que l'amour d'une femme dans la vie d'un homme comme lui! Vous ne savez peut-être pas qu'il dépend de vous d'en faire un héros ou un lâche, un martyr ou un apostat! Hélas! ce que je vous dis en cet instant, sans doute vous n'en comprenez pas la portée…. Non, vous êtes trop jeune: plus je vous regarde, plus vous me paraissez une enfant! Pauvre jeune être, sans expérience et sans force, vous allez disposer d'une âme forte, pour la briser on l'ennoblir…. Pardonnez-moi ce que je vous dis, je suis fort ému et je ne sais pas trouver les paroles qui conviennent…. Je ne voudrais ni vous affliger ni vous causer de l'embarras; mais je me sens triste, effrayé, et plus vous êtes belle et candide, plus je sens que l'âme d'Émile ne m'appartient plus!
—Pardonnez-moi, monsieur le marquis, répondit Gilberte en essuyant ses larmes, je vous comprends fort bien, et, quoique bien jeune, en effet, je sens quelle est la responsabilité que je porte devant Dieu; mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit, ce n'est pas moi que je veux défendre et justifier auprès de vous, c'est Émile; c'est ce noble cœur dont vous semblez douter, Oh! rassurez-vous! Émile ne mentira ni aux hommes, ni à vous, ni à son père, ni à lui-même. J'ignore si je comprends bien l'importance de ses idées et la profondeur des vôtres; mais j'adore la vérité. Je ne suis pas philosophe, moi, je suis trop ignorante! Mais je suis pieuse, je suis nourrie des préceptes de l'Évangile, et je ne puis les interpréter dans un sens opposé à ceux qu'Émile leur donne. Je comprends que son père, qui invoque pourtant aussi l'Évangile, quand la fantaisie lui en vient, veut qu'il mente à la foi de l'Évangile, et, si je croyais Émile capable d'y consentir, je rougirais de m'être assez grossièrement trompée pour aimer un homme sans lumières et sans conscience! mais je n'ai pas eu ce malheur. Émile saura renoncer à moi, s'il le faut, plutôt que de renoncer à lui-même; et, quant à moi, je saurai bien avoir du courage, si par moments le sien venait à défaillir. Je ne le crains pourtant pas: je sais qu'il souffre, et je souffre aussi; mais je serai digne de son affection, comme il est digne de la vôtre, et Dieu nous aidera à tout supporter, car il n'abandonne pas ceux qui souffrent pour l'amour de lui et pour la gloire de son nom.
—C'est bien dit! s'écria le charpentier, et je voudrais savoir parler comme ça. Mais, n'importe, je pense de même, et le bon Dieu m'en sait autant de gré.
—Oui! vous avez raison, dit M. de Boisguilbault, frappé de la conviction que révélait l'accent énergique du charpentier; je ne savais pas, Jean, que vous dussiez être pour Émile un ami aussi dévoué et plus utile peut être que moi-même.
—Je ne dis pas ça, monsieur de Boisguilbault; je sais qu'Émile vous considère comme son père véritable, à la place du père peu chrétien que le sort lui a donné; mais je suis un peu son ami, et hier soir je me flatte de lui avoir remonté l'esprit, comme ce matin je l'ai remonté à d'autres … Quant à elle, dit-il en désignant Gilberte, elle n'a eu besoin de personne. Je m'y attendais bien! Dès le premier moment, son parti a été pris, et m'est avis que c'est assez joli pour son âge d'avoir eu cette force-là, bien que vous paraissiez n'y pas faire grande attention!»
Le marquis hésita, et marcha encore sans rien dire; puis il s'arrêta près de la fenêtre, l'entr'ouvrit, et dit, en revenant à Gilberte:
«La pluie est passée, je crains que vos parents ne soient inquiets de vous, je … je ne veux pas vous retenir plus longtemps ce soir … mais … nous nous reverrons, et je serai mieux préparé à causer avec vous … car j'ai beaucoup de choses à vous dire.
—Non, monsieur le marquis, répondit Gilberte en se levant, nous ne nous reverrons jamais; car il faudrait vous tromper encore, et cela me serait impossible. Le hasard m'a fait vous rencontrer, et j'ai cru remplir un devoir en vous rendant quelques soins bien humbles que mon cœur me commandait. Jusque-là je n'avais pas été coupable, je vous en fais juge vous-même, car pour vous les faire accepter, il fallait mentir; et, d'ailleurs, mon père m'avait fait jurer que je ne vous importunerais jamais de sa douleur, de son repentir d'une offense qu'il vous a faite et que j'ignore, de son affection pour vous, qui est restée comme une plaie douloureuse au fond de son âme!… Dans mes rêves d'enfant, j'avais formé souvent le projet de venir me jeter à vos pieds, de vous dire: «Mon père souffre, il est malheureux à cause de vous. S'il vous a offensé, prenez en expiation de ses torts, mes pleurs, mon abaissement, ma soumission, ma vie, si vous voulez! mais tendez-lui la main, et foulez-moi aux pieds, je vous bénirai encore, si vous ôtez du cœur de mon père le chagrin qui le ronge et le poursuit jusque dans son sommeil.» Oui, voilà le songe dont je m'étais bercée autrefois! mais j'y ai renoncé parce que mon père me l'a ordonné, jugeant que je ne ferais qu augmenter votre colère; et j'y renonce plus que jamais, ce soir, en voyant votre froideur et l'aversion que mon nom vous inspire. Je me retire donc sans vous implorer pour lui, et pénétrée d'une certitude bien douloureuse: c'est que mon père est victime d'une grande injustice de votre part! mais je mettrai tous mes soins à l'en distraire et à l'en consoler. Et quant à vous, monsieur le marquis, je vous laisse de quoi me punir de la ruse innocente à laquelle je me suis prêtée ce soir, pour préserver la santé et peut-être la vie de celui que mon père a tant aimé! je vous laisse mon secret, qui vous a été révélé bien malgré moi, mais que je ne rougis plus de savoir entre vos mains: car c'est le secret d'une âme fière et d'un amour que Dieu a béni en me l'inspirant. Ne craignez plus de me revoir, monsieur le marquis, ne craignez plus que Jean, cet ami imprudent, mais généreux, qui s'est exposé à vos ressentiments pour nous réconcilier avec vous, vous importune jamais de notre souvenir. Je saurai l'y faire renoncer. J'ai été honorée ce soir de votre hospitalité, monsieur le marquis, et vous me permettrez de ne l'oublier jamais. Vous n'aurez point à vous en repentir; car vous n'aurez pas été la dupe d'un mensonge, et, si c'est un soulagement à voire aversion, vous êtes encore à même de chasser outrageusement de votre présence la fille d'Antoine de Châteaubrun.
—Je voudrais bien voir ça! s'écria Jean Jappeloup en se plaçant auprès d'elle, et en prenant son bras sous le sien; moi qui ai eu tout le tort et qui ai fait, malgré elle, tous les mensonges, moi qui avais mis dans ma tête qu'elle mettrait la main de son père dans la vôtre … Vous êtes entêté, monsieur de Boisguilbault; mais, par tous les diables! vous ne ferez pas d'affront à ma Gilberte, car je me souviendrais alors que j'ai coupé ce soir votre canne en deux!
—Vous déraisonnez, Jean, répondit froidement M. de Boisguilbault. Mademoiselle, dit-il à Gilberte, voulez-vous me permettre de vous donner le bras pour retourner à votre voiture?»
Gilberte accepta en tremblant; mais elle sentit que le bras du marquis tremblait bien davantage. Il l'aida silencieusement à monter en voiture; puis, remarquant qu'il faisait encore grand froid, quoique le ciel fût redevenu serein: «Vous sortez d'un endroit très-chaud, lui dit-il, et vous n'êtes pas assez couverte; je vais vous aller chercher un vêtement.»
Gilberte le remercia en lui montrant qu'elle avait le manteau de son père.
«Mais il est humide, et c'est pire que rien,» reprit le marquis. Et il retourna vers le chalet.
—Au diable le vieux fou! dit Jean en fouettant la jument avec humeur; j'ai assez de lui. Je suis en colère contre lui; je n'ai réussi à rien, et il me tarde d'être sorti de sa tanière. Je n'y remettrai jamais les pieds; les regards de cet homme-là m'enrhument. Allons-nous-en, ne l'attendons pas!
—Au contraire, il faut l'attendre, et ne pas le forcer à courir après nous, dit Gilberte.
—Bah! est ce que vous croyez qu'il se soucie beaucoup de vous laisser enrhumer? Et d'ailleurs, il n'y pense plus: voyez s'il reviendra! Allons-nous-en!»
Mais quand ils furent devant la grille, ils s'aperçurent qu'elle était fermée, que M. de Boisguilbault en avait gardé la clef, et qu'il fallait bien l'attendre ou retourner la lui demander. Jean jurait tout haut après lui, lorsque le marquis parut tout à coup, portant un paquet qu'il posa sur les genoux de Gilberte en lui disant: «Je vous ai fait un peu attendre; j'ai eu quelque peine à trouver ce que je cherchais. Je vous prie de le garder pour votre usage, ainsi que ces petits objets que vous avez oubliés avec votre panier. Ne descendez pas, Jappeloup, je vais vous ouvrir la grille.» Et quand ce fut fait: «Je compte sur vous demain, mon cher,» ajouta-t-il.
Et il tendit au charpentier une main que celui-ci hésita à serrer, ne comprenant rien aux mouvements décousus d'une âme si incertaine et si troublée.
«Mademoiselle de Châteaubrun, dit alors le marquis d'une voix faible, voulez-vous aussi me donner la main avant que nous nous quittions?»
Gilberte sauta légèrement sur le gazon, ôta son gant et prit la main du vieillard qui tremblait horriblement. Saisie d'un mouvement de pitié respectueuse, elle la porta à ses lèvres en lui disant:
«Vous ne voulez pas pardonner à Antoine, pardonnez du moins à Gilberte!»
Un gémissement profond sortit de la poitrine du vieillard. Il fit un mouvement comme pour approcher ses lèvres du front de Gilberte, mais il s'éloigna avec effroi; puis il lui prit la tête, la pressa un instant dans ses deux mains comme s'il eût voulu la briser, baisa enfin ses cheveux blonds qu'il mouilla d'une larme froide comme la goutte d'eau qui se détache du glacier; et, tout à coup, la repoussant avec violence, il s'enfuit en cachant son visage dans son mouchoir. Gilberte crut entendre un sanglot se perdre dans l'éloignement avec le bruit de ses pas inégaux sur le gravier et celui de la brise dans les trembles.
XXXII.
PRÉSENT DE NOCES.
Il y avait quelque chose d'effrayant et de déchirant à la fois dans l'étrange adieu de M. de Boisguilbault, et Gilberte en fut si émue, qu'elle recommença elle-même à pleurer.
«Allons, qu'y a-t-il? lui dit Jean lorsqu'ils furent sur le chemin de Châteaubrun; allez vous perdre vos yeux ce soir? Vous êtes quasi aussi folle que ce vieux, ma Gilberte; car tantôt vous êtes raisonnable et parlez d'or, puis, tout d'un coup, vous redevenez faible et gémissante comme un petit enfant. Voulez-vous que je vous dise, M. de Boisguilbault est un excellent cœur; mais, pour sûr, et quoi qu'en disent Émile et votre père, il a la tête dérangée. Il n'y a pas à compter sur lui, de même qu'il n'y a jamais à en désespérer. Il se peut que vous n'entendiez plus jamais parler de lui, comme il se peut, tout aussi bien, qu'il saute un beau jour au cou de votre père, s'il le rencontre dans un bon moment. Ça dépendra de la lune!
—Je ne sais plus qu'en penser, répondit Gilberte; car je crois, en effet, que je deviendrais folle aussi si je vivais près de lui. Il me fait une peur affreuse, et pourtant j'ai pour lui des mouvements de tendresse irrésistible. C'est bien ce qu'il inspirait à Émile dans les commencements; Émile a fini par l'aimer et ne plus le craindre. Donc, la bonté l'emporte en lui sur le caprice de la maladie.
—Je vous dirai ça plus tard, reprit le charpentier, car décidément il faut que j'y retourne et que je l'étudie.
—Mais tu l'as tant connu autrefois! il n'était donc pas le même?
—Oh! il a bien empiré! Il était triste et silencieux d'habitude, et quelquefois un peu colère. Mais ça durait peu, et il était meilleur après. C'est bien encore la même chose; mais je crois que ce qui lui arrivait une ou deux fois par an, lui arrive maintenant une ou deux fois par jour, et qu'il est à la fois plus méchant et plus doux.
—Comme il paraît malheureux!» dit Gilberte, dont le cœur se serrait au souvenir du sanglot qu'elle avait entendu et dont l'écho était resté dans ses oreilles.
Janille et Antoine attendaient Gilberte avec une ardente impatience. Le rapport de Charasson les avait frappés de stupeur, et, croyant qu'il battait la campagne ou qu'il mentait pour leur cacher quelque accident arrivé à Gilberte, ils avaient couru chez la mère Marlot pour calmer leur inquiétude. Son récit les avait rassurés, mais n'avait rien éclairci. Janille était irritée contre le charpentier et n'augurait rien de bon de cette folle entreprise. Antoine s'effrayait avec elle, puis, tout aussitôt, conformément à sa nature confiante, il se livrait à de riantes illusions et bâtissait mille châteaux en Espagne.
«Janille, disait-il, notre enfant et notre ami Jean peuvent à eux deux faire des prodiges. Que dirais-tu si tu les voyais venir avec Boisguilbault?
—Ah! voilà votre tête folle! répondait Janille. Vous oubliez que c'est impossible, et que le vieux sournois est plutôt capable de tordre le cou à notre fille que d'écouter de bonnes raisons. Et puis, quelles excuses peuvent faire valoir des gens qui ne savent rien de rien?
—C'est justement pour cela. Tout ce que Boisguilbault craint au monde, c'est que nous n'ayons mis les nôtres dans la confidence: car c'est l'orgueil blessé, tout autant que l'amitié trahie, hélas! qui le rend si craintif et si malheureux. Pauvre marquis! peut-être que la candeur de notre enfant et la loyauté de Jean l'attendriront. Puisse-t-il me pardonner de ce que je n'oublierai jamais!
—Plaignez-vous lorsque vous avez un trésor comme Gilberte! Mais ne comptez pas qu'elle l'apprivoise. Celui-là ne reviendra pas plus à Châteaubrun que le beau fils Cardonnet, et nos ruines ne reverront jamais ni l'un ni l'autre.
—Émile reviendra avec le consentement de son père, ou il ne reviendra pas, Janille, je te l'ai promis; mais, en attendant, sa conduite est louable: Jean nous l'a bien prouvé ce matin.
—C'est-à-dire que vous n'y avez rien compris, pas plus que moi; mais que, par faiblesse, vous avez fait semblant d'être persuadé! vous n'en faites jamais d'autres, et vous ne voyez pas qu'en louant la belle conduite de ce maudit jeune homme, vous exaltez la tête de votre fille. Vous feriez bien mieux de la dégoûter de lui en lui prouvant qu'il est fou, ou qu'il ne l'aime guère.»
Leur discussion fut interrompue par le bruit du trot de Lanterne, qui, en rasant le rocher, produisait une cadence bien reconnaissable. Ils coururent à la rencontre de Gilberte, et lorsqu'ils l'eurent ramenée au pavillon, au milieu des questions précipitées des uns et des réponses entrecoupées des autres, le paquet que le marquis avait remis à Gilberte, et qu'elle n'avait pas songé à ouvrir, frappa les regards de Janille. «Qu'est-ce que cela? s'écria-t-elle en dépliant un magnifique cachemire de l'Inde, bleu d'azur, brodé en or fin: mais c'est le manteau d'une reine!
—Ah! juste Dieu! s'écria M. Antoine en touchant le châle d'une main tremblante et en pâlissant: je reconnais cela!
—Et qu'est-ce que c'est que cette boîte? dit Janille en ouvrant un écrin qui venait de tomber du châle.
—Ce sont des minéraux, je crois, répondit soudain Gilberte, des cristaux du Mont-Blanc, qu'il a ramassés lui-même dans son voyage.
—Non pas, non pas, vous confondez, dit le charpentier, ça brille autrement, ça; regardez donc!»
Et Gilberte vit avec surprise une rivière d'énormes diamants d'un éclat éblouissant.
«Mon Dieu! mon Dieu! je reconnais tout cela, balbutiait M. de Châteaubrun en proie à une émotion terrible.
—Taisez-vous donc, Monsieur, lui dit Janille en lui poussant le coude; vous connaissez les diamants et les cachemires; c'est possible; vous avez été assez riche pour en avoir beaucoup vu autrefois. Est-ce une raison pour parler si haut et nous empêcher de les regarder? Diantre! ma fille, tu n'as pas perdu ton temps! Il y a peut-être là de quoi faire rebâtir notre château, et M. de Boisguilbault n'est point si ladre que je croyais.»
Gilberte, qui avait vu fort peu de diamants en sa vie, persistait à croire que ce collier était en cristal de roche taillé; mais M. de Châteaubrun, en ayant examiné le fermoir et les pierres, le remit dans l'écrin en disant avec une mélancolie distraite: «Il y a là pour plus de cent mille francs de diamants. M. de Boisguilbault te donne une dot, ma fille!
—Cent mille francs! s'écria Janille, cent mille francs! Pensez-vous à ce que vous dites, Monsieur? est-ce possible?
—Ces petits grains reluisants valent tant d'argent! dit Jappeloup avec un étonnement naïf dépourvu de convoitise; et ça se garde comme ça dans une petite boite, sans servir à rien?
—Cela se porte, dit Janille en passant le collier autour du cou de Gilberte, et j'espère que ça rend belle! Mets donc ce châle sur tes épaules, ma fille! Pas comme ça! J'ai vu à Paris des dames qui en portaient; mais du diantre si je peux me souvenir comment c'était arrangé.
—C'est fort beau, mais fort incommode, dit Gilberte, et il me semble que je suis déguisée avec ce cachemire et ces bijoux. Allons, replions et serrons tout cela pour le renvoyer à M. de Boisguilbault. Il se sera trompé, il aura cherché à tâtons. Il a cru me donner des bagatelles, et il m'a remis les cadeaux de noces qu'il a faits à sa femme.
—Oui, dit le charpentier, il se sera trompé, pour sûr: car on ne donne pas la défroque de sa défunte à une étrangère. Il était si troublé, le pauvre homme! Il n'y a pas que vous qui ayez des distractions, monsieur Antoine!
—Non, il ne s'est pas trompé, dit M. Antoine. Il sait ce qu'il fait, lui, et Gilberte peut garder ces présents.
—Tiens, tiens! je le crois bien, s'écria Janille. Ils sont bien à elle, n'est-ce pas, monsieur Antoine? Tout ça lui appartient légitimement … puisque M. de Boisguilbault le lui donne!
—Mais c'est impossible, mon père! je n'en veux pas, dit Gilberte: qu'en ferais je? Je serais vraiment fort ridicule si j'allais me promener dans notre brouette avec mes robes d'indienne, couverte de diamants et d'un cachemire de l'Inde.
—Dame! vous feriez un peu rire le monde, dit le charpentier; les dames du pays en crèveraient de rage. Et puis tous les hannetons viendraient donner de la tête sur vos diamants, car ils se jettent comme des imbéciles sur ce qui brille; et en cela ils font comme les hommes. Si M. de Boisguilbault voulait vous doter, pour faire voir qu'il se raccommode avec M. Antoine, il aurait mieux fait de vous donner une de ses petites métairies avec un cheptel de huit bœufs.
—Tout cela est bel et bon, dit Janille; mais avec des petites pierres brillantes on fait de l'argent, on agrandit le pavillon, on rachète des terres, on se fait deux ou trois mille livres de rente, et on trouve un mari qui vous en apporte autant. Alors on est à son aise pour le reste de ses jours, et on se moque un peu de MM. Cardonnet père et fils!
—Au fait, dit M. Antoine, voilà ton existence assurée, ma fille! Ah! que M. de Boisguilbault sait noblement se venger! Je savais bien, moi, ce que je disais quand je le défendais contre toi, Janille! Prétendras-tu encore que c'est un vilain et méchant homme?
—Nenni, Monsieur, nenni! il a du bon, je le reconnais. Allons, racontez-nous donc comment tout ça s'est passé, vous autres!»
On en eut jusqu'à minuit à causer, à se rappeler les moindres circonstances, à se livrer à mille commentaires sur la future conduite du marquis à l'égard d'Antoine. Jean Jappeloup, trop attardé pour retourner à son village, coucha à Châteaubrun. M. Antoine s'endormit dans des rêves de bonheur, et Janille dans des rêves de fortune. Elle avait oublié Émile et les chagrins récents. «Tout cela passera, disait elle, et les cent mille francs resteront. Nous n'aurons plus à faire à des Galuchet, quand on nous verra propriétaires d'une jolie fortune de campagne.» Et déjà elle faisait dans sa tête l'énumération de tous les jeunes hobereaux de la contrée qui pouvaient aspirer à la main de Gilberte.
«Si un roturier se présente, pensait-elle, il faudra qu'il ait au moins pour deux cent mille francs de propriétés au soleil!» Et elle mit sous son traversin la clef de l'armoire où elle avait serré le pot au lait de Gilberte.
Gilberte, cédant à une fatigue extrême, finit par s'endormir aussi, après avoir pris une grande résolution. Le lendemain, elle causa longtemps avec son père à l'insu de Janille, puis elle demanda à cette dernière de lui laisser emporter les présents de M. de Boisguilbault dans sa chambre, pour les regarder à son aise. La bonne femme les lui remit sans méfiance, car Gilberte se voyait cette fois dans la nécessité de dissimuler avec son opiniâtre gouvernante; puis elle écrivit une lettre qu'elle montra à son père.
—Tout ce que tu fais est bien, ma fille, dit-il avec un profond soupir; mais gare à Janille, quand elle le saura!
—Ne craignez rien, cher père, répondit la jeune fille; nous ne lui dirons pas que je vous ai mis dans la confidence, et tout son dépit tombera sur moi seule.
—A présent, reprit M. Antoine, il faut attendre notre ami Jean, car on ne peut pas confier ces objets-là à un étourdi comme maître Charasson.»
Gilberte attendit le retour du charpentier avec d'autant plus d'impatience, qu'elle comptait recevoir par lui des nouvelles d'Émile. Elle ignorait qu'Émile fût malade. Mais, à l'idée de sa douleur, elle éprouvait une anxiété qui ne lui permettait plus de songer à elle-même, et ces jours d'absence, qu'elle avait cru pouvoir supporter avec tant de courage, lui paraissaient si longs et si sombres, qu'elle se demandait avec effroi comment Émile pourrait les endurer. Elle se flattait qu'il trouverait le moyen de lui écrire, bien qu'elle n'eût pas voulu l'y autoriser, ou du moins que le charpentier saurait lui rapporter les moindres paroles de leur entretien.
Mais le charpentier ne vint pas, et le soir arriva sans apporter aucun soulagement aux angoisses de la jeune fille. Une contrariété réelle venait s'ajouter à sa peine secrète. M. Antoine se montrait défaillant à l'endroit de la résolution que Gilberte avait prise, et qu'il avait d'abord approuvée, de refuser les dons de M. de Boisguilbault. A chaque instant il menaçait de consulter Janille, sans laquelle il n'avait jamais su prendre un parti depuis vingt ans, et Gilberte tremblait que l'impérieux veto de sa vieille amie ne vînt s'opposer à la restitution projetée.
Le lendemain, Jean ne vint pas davantage. Il travaillait sans doute pour M. de Boisguilbault, et Gilberte s'étonnait qu'étant occupé à si peu de distance, il ne devinât pas le besoin qu'elle éprouvait de s'entretenir avec lui, ne fût-ce qu'un instant. Une vague inquiétude la portait de ce côté. Elle se mit en route pour la chaumière de la mère Marlot, et, comme d'habitude, elle mit dans son panier les modestes friandises dont elle privait son dîner pour les malades. Mais, en même temps, craignant qu'en son absence M. de Châteaubrun n'ouvrît son cœur à Janille, et que le scellé de la gouvernante ne fût apposé sur les bijoux, elle les enveloppa, ainsi que le cachemire, les cacha au fond de son panier et résolut de ne plus s'en séparer que pour les remettre à leur destination.
Vivant à la campagne dans une condition plus que modeste, Gilberte était habituée à sortir seule aux environs de sa demeure. La pauvreté délivre de l'étiquette, et il semble que la vertu des filles riches soit plus fragile ou plus précieuse que celle des pauvres, puisqu'on ne leur laisse point faire un pas sans escorte.
Gilberte allait seule à pied avec autant de sécurité qu'une jeune paysanne, et elle était réellement moins exposée encore, car elle était connue, aimée et respectée de tous ceux qu'elle pouvait rencontrer.
Elle n'avait peur ni d'un chien, ni d'une vache, ni d'une couleuvre, ni d'un poulain échappé. Les enfants de la campagne savent se préserver de ces petits dangers, qu'un peu de présence d'esprit et de sang-froid suffisent pour éviter. Elle n'emmenait donc son page rustique et ne montait dans la brouette de famille que lorsque le temps menaçait, ou qu'elle avait hâte de rentrer. Ce soir-là, le soleil brillait encore dans un ciel pur, les chemins étaient secs, et elle partit d'un pied léger à travers les sentiers des prairies. Par la traverse, la chaumière de la Marlot était également près de Châteaubrun et de Boisguilbault.
Les enfants de la pauvre femme étaient en pleine convalescence. Gilberte ne s'arrêta pas longtemps auprès d'eux. La Marlot lui raconta comme quoi M. de Boisguilbault lui avait laissé cent francs le jour de leur rencontre dans sa chamière, et lui apprit que Jean Jappeloup travaillait dans le parc, à la maison de bois. Elle l'avait vu passer de loin, le matin, chargé de divers outils.
Gilberte pensa que, dès lors, elle pouvait espérer de rencontrer le charpentier lorsqu'il s'en retournerait à Gargilesse, et elle résolut d'aller l'attendre sur le chemin qu'il devait prendre aussitôt après le coucher du soleil. Mais, craignant d'être aperçue et reconnue aux abords du parc, elle emprunta, sous prétexte de la fraîcheur du soir et d'un peu de malaise, une mante de bure à la mère Marlot. Elle rabattit le capuchon sur ses blonds cheveux, et, ainsi enveloppée, elle marcha en droite ligne et se glissa comme une biche à travers les buissons, jusque vers la grille du parc qui donnait sur le chemin de Gargilesse. Là, elle s'enfonça dans les saules de la petite rivière, non loin de l'endroit où elle côtoyait la lisière du parc, et elle remarqua que la grille était encore ouverte, preuve que M. de Boisguilbault n'était pas dans son enclos; car aussitôt qu'il y avait mis le pied, on fermait avec soin toutes les issues, et cette habitude sauvage du châtelain était bien connue dans le pays.
Cette observation l'enhardit, et elle avança jusqu'au seuil de la grille pour essayer d'apercevoir Jean Jappeloup. La toit du chalet frappa ses regards; il était bien peu éloigné. L'allée était sombre et déserte.
En avançant avec précaution, Gilberte, qui était légère comme un oiseau, pouvait fuir à temps, et, déguisée comme elle l'était, ne pas se laisser reconnaître. Jean serait là sans doute, et, si elle le trouvait seul, elle lui ferait signe et satisferait sa mortelle impatience d'avoir des nouvelles d'Émile.
Le chalet était ouvert; il n'y avait personne; des outils de menuiserie étaient épars sur le plancher. Un profond silence régnait partout. Gilberte avança sur la pointe du pied, et déposa sur la table le paquet et la lettre qu'elle avait apportés. Puis, faisant réflexion que des objets aussi précieux pouvaient être exposés dans un endroit si mal gardé, elle chercha des yeux, posa la main sur une porte qui lui parut être celle d'une armoire, et, remarquant que la serrure était enlevée, elle se dit avec raison que Jean était occupé à la réparer, qu'il allait sans doute venir la replacer, et qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de mettre son dépôt sous la main du plus fidèle des amis. Mais comme elle ouvrait la prétendue armoire pour y glisser le paquet, elle se trouva à l'entrée d'un cabinet en désordre, en face d'un grand portrait de femme.
Gilberte n'eut pas besoin de regarder longtemps cette peinture pour reconnaître l'original d'un portrait en miniature qu'elle avait vu entre les mains de son père, et qu'elle avait toujours soupçonné être celui de la mère inconnue qui lui avait donné le jour. Quand même la ressemblance n'eût pas été bien saisissable, au premier coup d'œil, dans la différence de proportions des deux portraits, la pose, le costume, et ce châle bleu que Gilberte tenait précisément dans ses mains, lui eussent fait comprendre que la miniature avait été faite en même temps que le grand portrait, ou plutôt qu'elle en était la copie réduite. Elle étouffa un cri de surprise, et sa pudique imagination se refusant à comprendre la possibilité d'un adultère, elle se persuada qu'en vertu de quelque mariage secret, comme on en voit dans les romans, elle pouvait être la proche parente, la nièce ou la petite-nièce de M. de Boisguilbault. En ce moment elle crut entendre marcher à l'étage supérieur, et, pleine d'effroi, elle jeta le paquet sur la cheminée et s'enfuit avec la rapidité d'une flèche.
XXXIII.
HISTOIRE DE L'UN RACONTÉE PAR L'AUTRE.
Quelques instants après la fuite de Gilberte, Jean revenait poser la serrure du cabinet, suivi de M. de Boisguilbault, qui attendait son départ pour faire fermer le parc. Le charpentier avait remarqué l'inquiétude du marquis, de quelle manière il observait tous ses mouvements pendant qu'il travaillait à cette porte; impatienté de la curiosité qu'on lui supposait apparemment, il releva la tête et dit avec sa franchise accoutumée: «Pardieu, monsieur de Boisguilbault, vous avez bien peur que je ne regarde ce que vous avez caché là-dedans! Songez donc que je l'aurais vu depuis une heure, si j'avais voulu; mais je ne m'en soucie guère, et j'aimerais mieux que vous me disiez: Ferme les yeux, plutôt que de me surveiller comme vous faites.»
M. de Boisguilbault changea de visage et fronça les sourcils. Il jeta un coup d'œil sur le cabinet et vit que le courant d'air avait fait tomber une grande toile verte dont il avait assez gauchement couvert le portrait, et que Jean, à moins d'être aveugle, avait dû le voir. Il prit alors son parti, ouvrit la porte toute grande, et lui dit avec un calme forcé: «Je ne cache rien là, et tu peux regarder, si bon te semble.
—Oh! je ne suis guère curieux de vos gros livres, répondit en riant le charpentier: je n'y connais rien, et je ne comprends pas qu'il ait fallu écrire tant de paroles pour savoir se conduire. Mais voilà le portrait de votre défunte dame! je la reconnais, c'est bien elle; vous l'avez donc fait mettre là, ce portrait? de mon temps, il était dans le château.
—Je l'ai fait mettre ici pour le voir sans cesse, dit le marquis avec tristesse; eh bien, depuis qu'il y est, je l'ai à peine regardé. J'entre dans ce cabinet le moins que je peux, et si je craignais que tu ne le visses, c'est que je craignais de le voir moi-même. Cela me fait mal. Ferme cette porte, si tu n'as plus besoin qu'elle soit ouverte.
—Et puis, vous craignez qu'on ne vous fasse parler de votre chagrin? Je comprends ça, moi, et je gage, d'après ce que vous me dites là, que vous ne vous êtes jamais consolé de la mort de votre femme! Eh bien, c'est comme moi de la mienne, et vous pouvez bien n'avoir pas honte de ça devant moi, monsieur de Boisguilbault; car tout vieux que je suis … tenez, j'ai là comme quelque chose qui me coupe le cœur en deux, quand je pense que je suis seul au monde! Je suis pourtant d'un caractère gai, et je n'avais pas toujours été heureux dans mon ménage; mais, que voulez-vous? c'est plus fort que moi: je l'aimais, cette femme! C'est fini, le diable ne m'eût pas empêché de l'aimer.
—Mon ami, dit M. de Boisguilbault attendri, et faisant un douloureux retour sur lui-même, tu as été aimé, ne te plains pas trop! et puis tu as été père. Qu'est devenu ton fils, où est-il?
—Il est dans la terre avec ma femme, monsieur de Boisguilbault!
—Je l'ignorais … je savais seulement que tu étais veuf … Pauvre Jean! pardonne-moi de te rappeler tes chagrins! Oh! je te plains du fond de mon cœur! avoir un enfant et le perdre!»
Le marquis appuya sa main sur l'épaule du charpentier, qui était penché sur le parquet pour travailler, et toute la bonté de son âme reparut sur sa figure. Jean laissa tomber ses outils, et, s'appuyant sur son genou:
«Savez-vous, monsieur de Boisguilbault, que j'ai été plus malheureux que vous, dit-il avec abandon: vous ne pouvez pas vous douter de la moitié de ce que j'ai souffert!
—Dis-le-moi; si cela te soulage, je le comprendrai!
—Eh bien, je veux vous le dire, à vous qui êtes un homme savant et qui jugez les choses de ce monde mieux que personne, quand vous avez l'esprit tranquille. Je vas vous dire ce que bien des gens savent dans mon endroit, mais ce dont je n'ai jamais voulu causer avec personne. Ma vie a été drôle, allez! j'étais aimé, et je ne l'étais pas: j'avais un fils, et je n'étais pas sûr d'être son père!…
—Que dis-tu? Non! ne dis pas cela; il ne faut jamais parler de ces choses-là! dit le marquis bouleversé.
—Vous avez raison tant que ça dure! mais à nos âges on peut parler de tout, et vous n'êtes pas un homme pareil à ces imbéciles qui ne trouvent qu'à rire dans le plus grand malheur dont le prochain puisse être accablé. Vous n'êtes ni railleur, ni méchant, vous! eh bien, je veux que vous me disiez si j'ai eu tort, si je me suis mal conduit, si j'ai agi comme un homme ou comme une bête, enfin si vous eussiez fait comme moi; car tout le monde m'a quasi blâmé dans le temps, et si je n'avais eu le bras solide, et, au bout, la réplique vive, chacun se fût permis de me rire au nez. Tenez, jugez! Ma femme, ma pauvre Nannie, aimait un de mes amis, un beau garçon, un bon camarade, ma foi! et elle m'aimait pourtant aussi. Je ne sais comment diable la chose s'est faite, mais mon fils s'est trouvé, un beau matin, ressembler à Pierre beaucoup plus qu'à Jean. Ça sautait aux yeux, Monsieur! et il y avait des moments où j'avais envie de battre Nannie, d'étrangler l'enfant et de fendre le crâne à Pierre … Et puis … et puis!… je n'ai jamais rien dit. J'ai pleuré, j'ai prié Dieu! Ah! que j'ai souffert! J'ai battu ma femme, sous prétexte qu'elle rangeait mal la maison; j'ai tiré les oreilles du petit, sous prétexte qu'il faisait trop de bruit aux miennes; j'ai cherché querelle à Pierre pour une partie de quilles, et j'ai failli lui casser les deux jambes avec la boule. Et puis, quand tout le monde pleurait, je pleurais aussi, et je me regardais comme un scélérat. J'ai élevé l'enfant et je l'ai pleuré; j'ai enterré la femme et je la pleure encore; j'ai conservé l'ami et je l'aime toujours … Et voilà comment les choses ont fini pour moi. Qu'en dites-vous?»
M. de Boisguilbault ne répondit pas. Il parcourait la chambre et faisait crier le parquet sous ses pieds.
«Vous me trouvez bien lâche et bien sot, je parie, dit le charpentier en se relevant; mais vous voyez bien, du moins, que vos peines n'approchent pas des miennes!»
Le marquis se laissa tomber sur son fauteuil et garda le silence. Des larmes coulaient lentement sur ses joues.
«Eh bien, monsieur de Boisguilbault, pourquoi pleurez-vous? reprit Jean avec une grande candeur: vous voulez donc me faire pleurer aussi? mais vous ne pourriez pas en venir à bout! j'ai versé tant de larmes de colère et de chagrin, dans le temps, qu'il ne m'en reste plus, je gage, une seule dans le corps. Allons! allons! prenez votre passé en patience, et offrez votre présent à Dieu; car il y a des gens plus maltraités que vous, vous le voyez bien! Vous, vous aviez pour femme une belle dame bien sage, bien éduquée et bien tranquille. Peut-être qu'elle ne vous faisait pas autant de caresses et d'amitiés que j'en recevais de la mienne; mais, au moins, elle ne vous trompait pas, et la preuve que vous pouviez dormir sur vos deux oreilles, c'est que vous la laissiez aller à Paris sans vous, quand ça lui convenait; vous n'étiez pas jaloux, vous n'aviez pas sujet de l'être! et moi, j'avais mille démons dans la cervelle à toutes les heures du jour et de la nuit. J'épiais, j'espionnais, je me cachais d'être jaloux; j'en rougissais, mais je souffrais le martyre; et plus j'observais, plus je voyais qu'on était habile à me tromper. Je n'ai jamais rien pu surprendre. Nannie était plus fine que moi; et quand j'avais perdu mon temps à la guetter, elle me faisait une scène d'avoir douté d'elle. Quand l'enfant fut en âge de ressembler à quelqu'un, et que je vis que ce n'était pas à moi … que voulez-vous? je crus que j'en deviendrais fou; mais je m'étais habitué à l'aimer, à le caresser, à travailler pour le nourrir, à trembler quand il se faisait une bosse à la tête, à le voir sauter autour de mon établi, se mettre à cheval sur mes poutres et s'amuser à ébrécher mes outils. Je n'avais que celui-là! je l'avais cru à moi, il ne m'en venait pas d'autres, je ne pouvais me passer d'enfant, quoi! Et il m'aimait tant, ce diable de garçon! il me faisait de si jolies caresses, il avait tant d'esprit! et quand je le grondais, il pleurait à fendre l'âme. Enfin je me suis mis à oublier mes soupçons et à me persuader si bien que j'étais son père, que, quand une balle me l'a tué à l'armée, j'ai eu envie de me tuer moi-même. C'est qu'il était beau et brave, aussi bon ouvrier que bon soldat, et ce n'était pas sa faute s'il n'était pas mon fils! il aurait rendu ma vie heureuse; il m'aurait aidé au travail et je ne serais pas seul à vieillir. J'aurais quelqu'un pour me tenir compagnie, pour causer avec moi le soir après ma journée, pour me soigner quand je suis malade, pour me coucher quand je suis gris, pour me parler de sa mère, dont je n'ose jamais parler à personne parce que tout le monde, excepté lui, a su mon malheur. Allons! allons! monsieur de Boisguilbault, vous n'en avez pas eu tant à supporter, vous! On ne vous a pas donné un héritier de contrebande, et si vous n'en avez pas eu le profit, vous n'en avez pas eu la honte!
—Et je n'en aurais pas eu le mérite! dit le marquis. Jean, rouvre cette porte, et laisse-moi regarder le portrait de la marquise. Tu m'as donné du courage. Tu m'as fait du bien! J'étais insensé le jour où je t'ai chassé d'auprès de moi. Tu m'aurais empêché de devenir faible et fou. J'ai cru éloigner un ennemi, et je me suis privé d'un ami!
—Mais pourquoi, diable! me preniez-vous pour votre ennemi? dit le charpentier.
—Tu n'en sais rien? dit le marquis en attachant sur lui des yeux perçants.
—Rien, répondit le charpentier avec assurance.
—Sur ton honneur? reprit M. de Boisguilbault en lui pressant la main avec force.
—Sur mon salut éternel! répliqua Jean en levant la main au ciel avec dignité. J'espère que vous allez enfin me le dire?»
Le marquis ne sembla pas entendre cet appel énergique et sincère. Il sentait que Jean avait dit la vérité, et il était allé se rasseoir. Puis, tournant son fauteuil du côté de la porte du cabinet, que Jean avait rouverte, il contemplait avec une tristesse profonde les traits de sa femme.
«Que tu aies continué à aimer ta femme, dit-il; que tu aies pardonné à l'enfant innocent, je le conçois!… mais que tu aies pu revoir et supporter l'ami qui te trahissait, voilà ce qui me confond!
—Ah! monsieur de Boisguilbault, voilà, en effet, ce qui m'a été le plus difficile! d'autant plus que ce n'était pas un devoir, et que tout le monde m'aurait approuvé, si je lui avais cassé les côtes. Mais savez-vous ce qui me désarma? c'est que je vis qu'il avait un grand repentir et un vrai chagrin. Tant que la fièvre d'amour le tint, il m'aurait marché sur le corps pour aller rejoindre sa maîtresse. Elle était belle comme une rose du mois de mai; je ne sais pas si vous l'avez vue et si vous vous en souvenez, mais je sais bien que Nannie était quasi aussi belle dans son genre, que madame de Boisguilbault. J'en étais fou, et lui aussi! Il se serait fait païen pour elle, et moi je me fis imbécile. Mais, quand la jeunesse commença à se passer, je vis bien qu'ils ne s'aimaient plus, et qu'ils avaient honte de leur faute. Ma femme s'était remise à m'aimer, en voyant que j'étais bon et généreux, et lui, il avait son péché si lourd sur le cœur, que quand nous buvions ensemble, il voulait toujours s'en confesser à moi; mais je ne le voulais pas, et quelquefois il se mit à genoux devant moi, dans l'ivresse, en criant comme un fou:
—«Tue-moi, Jean, tiens, tue-moi! je l'ai mérité, et j'en serai content!»
«Quand il était dégrisé, il ne se souvenait plus de cela, mais il se serait fait hacher pour moi; et, à l'heure qu'il est, après M. Antoine, c'est mon meilleur ami. Le sujet de nos peines n'existe plus, l'amitié est restée. C'est à cause de lui que j'ai eu un procès avec la régie, et que je suis devenu vagabond pendant quelque temps. Eh bien, il travaillait pour mes pratiques, afin de me les conserver; il m'apportait de l'argent, et il me les a rendues; il n'a rien qui ne m'appartienne, et, comme il est plus jeune que moi, c'est lui, j'espère, qui me fermera les yeux. Il me doit bien cela; mais enfin, il me semble que je l'aime à cause du mal qu'il m'a fait, et du courage que j'ai eu de lui pardonner!
—Hélas! hélas! dit M. de Boisguilbault, on est sublime quand on ne craint pas d'être ridicule!»
Il referma doucement la porte du cabinet, et, revenant vers la cheminée, ses yeux furent frappés enfin de la vue du paquet et d'une lettre à son adresse.
«MONSIEUR LE MARQUIS,
«Je vous avais promis que vous n'entendriez plus parler de moi; mais vous me forcez vous-même à vous rappeler que j'existe, et, pour la dernière fois, je vais le faire.
«Ou vous avez fait une méprise en me remettant des objets d'une valeur considérable, ou vous avez voulu me faire l'aumône.
«Je ne rougirais pas d'accepter les secours de votre charité, si j'étais réduite à les implorer; mais vous vous êtes trompé, monsieur le marquis, si vous m'avez crue dans la misère.
«Notre position est aisée relativement à nos besoins et à nos goûts, qui sont modestes et simples. Vous êtes riche et généreux; je serais coupable d'accepter des bienfaits que vous saurez reporter sur tant d'autres: ce serait voler les pauvres.
«Ce qu'il m'eût été doux d'emporter, et que j'aurais donné mon sang pour l'obtenir, c'est un mot d'oubli et de pardon, une parole d'amitié pour mon père. Ah! Monsieur, vous ne savez pas ce que souffre le cœur d'un enfant quand il voit son père accusé injustement, et qu'il ignore les moyens de le disculper! Vous n'avez pas voulu me les fournir, puisque vous avez persisté devant moi à garder le silence sur la cause de vos ressentiments; mais comment n'avez-vous pas compris que, dans cette situation, je ne pouvais pas accepter vos dons et profiter de vos bontés!
«Et cependant je garde un petit anneau de cornaline que vous avez passé à mon doigt, lorsque je suis entrée chez vous sous un nom supposé. C'est un objet sans valeur, m'avez vous dit, un souvenir de vos voyages … Il m'est précieux, bien que ce ne soit pas un gage de réconciliation que vous ayez voulu m'accorder; mais il me rappellera, à moi, un instant bien doux et bien cruel, où j'ai senti tout mon cœur s'élancer vers vous et de vaines espérances s'évanouir aussitôt. Je devrais pourtant vous haïr, vous qui haïssez un père que j'adore! J'ignore comment il se fait que je vous rends vos présents sans orgueil blessé et que je renonce à votre sympathie avec une douleur profonde.
«Agréez, monsieur le marquis, les sentiments respectueux de
GILBERTE DE CHATEAUBRUN.»
XXXIV.
RÉSURRECTION.
«C'est toi, Jean, dit M. de Boisguilbault, qui as apporté ici ce paquet et cette lettre?
—Non, Monsieur, je n'ai rien apporté du tout, et je ne sais pas ce que c'est, répondit le charpentier avec l'accent de la vérité.
—Comment te croire, reprit le marquis, lorsque avant-hier tu me mentais avec tant d'aplomb, en me présentant une personne sous le nom d'une autre?
—Avant-hier je mentais, mais je n'en aurais pas juré; aujourd'hui j'en jure: je n'ai vu entrer personne, je ne sais qui a apporté cela. Mais puisque vous parlez le premier de ce qui s'est passé avant-hier, je ne l'aurais pas osé, moi … Laissez-moi donc vous dire que cette pauvre enfant a pleuré tout le long du chemin en pensant à vous, et que …
—Je t'en supplie, Jean, ne me parle pas de cette demoiselle, ni de son père! Je t'ai promis que je t'en parlerais, moi, quand cela serait nécessaire, et, à cette condition, tu t'es engagé à ne pas me tourmenter. Attends que je t'interroge!
—Soit! mais si pourtant vous me faites attendre trop longtemps, et que je perde patience?
—Je ne t'en parlerai peut-être jamais, et tu te tairas toujours, dit le marquis d'un ton d'humeur bien marqué.
—A savoir! reprit le charpentier; ce ne sont pas là nos conventions!
—Allons, va-t'en, dit M. de Boisguilbault sèchement. Ta journée est finie, tu refuses de souper ici, et sans doute Émile t'attend avec impatience. Dis-lui de prendre courage et que j'irai le voir bientôt … demain, peut-être.
—Si vous le traitez comme moi, si vous refusez de lui parler et de l'entendre parler de Gilberte, quel bien voulez-vous que lui fasse votre visite? Ce n'est pas là ce qui le guérira.
—Jean, tu m'impatientes, tu me fais mal! Va-t'en donc!
—Allons! le vent a tourné! pensa le charpentier. Attendons que le soleil revienne!»
Il passa sa veste et descendit le parc. M. de Boisguilbault le suivit pour fermer lui-même cette dernière porte après lui. Le jour durait encore. Le marquis remarqua sur le sable, fraîchement passé au râteau, la double trace d'un petit pied de femme tourné dans les directions opposées que Gilberte avait suivies pour aller au chalet et en revenir. Il ne fit point part de cette observation au charpentier, et elle échappa à celui-ci.
Cependant Gilberte avait attendu plus qu'elle n'y comptait. Le soleil était couché depuis dix minutes, et le temps lui paraissait mortellement long. L'approche de la nuit et la crainte de rencontrer quelqu'un du château qui pût la connaître, augmentant son inquiétude et son impatience, elle se hasarda à sortir du lieu où elle se tenait cachée et à descendre un peu le cours de la rivière, afin de se trouver encore à portée de voir venir le charpentier. Mais elle n'eut pas fait trois pas à découvert qu'elle entendit marcher derrière elle, et se tournant avec précipitation, elle vit Constant Galuchet, armé de sa ligne, qui regagnait le chemin de Gargilesse.
Elle rabattit son capuchon sur son visage, mais pas assez vite pour que le pêcheur de goujons n'eût aperçu une mèche de cheveux blonds, un œil bleu, une joue rose. D'ailleurs, à être suivie d'aussi près, il était difficile que Gilberte pût faire illusion. Elle n'avait rien de la démarche d'une paysanne, et la mante de bure n'était pas assez longue pour cacher le bord d'une robe légère et un pied charmant, chaussé d'une petite guêtre solide et bien prise. La curiosité de Constant Galuchet fut vivement éveillée par cette rencontre. Il méprisait trop les paysannes pour leur conter fleurettes dans ses promenades; mais la vue d'une demoiselle déguisée piqua sa curiosité aristocratique, et un vague instinct que ces cheveux blonds si difficiles à cacher étaient ceux de Gilberte, lui persuada de la suivre et de l'inquiéter.
Il s'acharna donc sur ses traces, marchant tantôt immédiatement derrière elle, tantôt à ses côtés, ralentissant ou doublant le pas pour déjouer les petites ruses dont elle usa pour rester en arrière ou se faire dépasser, s'arrêtant lorsqu'elle s'arrêtait, se penchant vers elle en l'effleurant, et plongeant un œil insolent et curieux sous son capuchon.
Gilberte, effrayée, chercha des yeux quelque maison où elle pût se réfugier; n'en voyant aucune, elle continua à s'avancer dans la direction de Gargilesse, espérant que le charpentier allait la rejoindre et la délivrer de cette importune escorte.
Mais n'entendant venir personne, et ne pouvant supporter d'être plus longtemps suivie, elle se baissa comme pour regarder dans son panier afin de faire croire qu'elle avait oublié ou perdu quelque chose, et se retournant ensuite, elle reprit la direction du parc, pensant que Galuchet, n'ayant aucun prétexte pour la suivre de ce côté, n'en aurait pas l'audace.
Il était trop tard: Constant l'avait reconnue et un sentiment de basse vengeance le transportait.
«Ohé, la belle villageoise! lui dit-il en s'élançant auprès d'elle, que cherchez-vous avec tant de mystère? Ne pourrait-on vous aider à le trouver?… Vous ne répondez pas! Je comprends: vous avez par ici un joli petit rendez-vous, et je vous dérange! Mais tant pis pour les jeunes filles qui courent seules le soir! elles sont exposées à rencontrer un galant pour un autre, et les absents ont tort. Allons, n'y regardez pas de si près; à la nuit tous chats sont gris, et prenez mon bras. Si nous ne trouvons pas celui qu'il vous faut, on tâchera de le remplacer sans trop de désavantage!»
Gilberte, effrayée de ces propos grossiers, se mit à courir. Plus adroite et plus mince que Galuchet, elle s'enfonça dans les arbres, passa dans le plus serré, et se crut bientôt hors de portée; mais une sorte de rage s'était emparée de lui, en la voyant s'échapper avec tant d'agilité. En trois bonds, et après s'être un peu heurté et déchiré aux branches, il se trouva de nouveau près d'elle, en face de la grille du parc de Boisguilbault.
Alors saisissant sa mante: «Je veux voir, dit-il en jurant, si vous valez la peine de vous faire poursuivre de la sorte! Si vous êtes laide, vous n'avez pas besoin de courir, ma mie, et je ne m'échaufferai point pour vous; mais si vous êtes jeune et gentille, vous serez joliment embarrassée, ma très-chère!»
Gilberte se débattit avec courage, en frappant la figure et les mains de Galuchet avec son panier; mais les forces étaient trop inégales: au risque de la blesser avec l'agrafe de son manteau, il tirait le capuchon avec fureur.
En ce moment deux hommes parurent à la grille du parc, et Gilberte, se dégageant par un effort désespéré, s'élança vers eux et alla chercher refuge auprès de celui qui se présenta le premier à sa rencontre. Elle fut reçue dans les bras de M. de Boisguilbault.
Comme elle était défaillante de peur et d'indignation, elle cacha son visage dans le sein du vieillard, et ni le marquis ni le charpentier n'avaient eu le temps de la reconnaître; mais, en voyant Galuchet qui prenait la fuite, toute la rancune de Jean se réveilla, et il s'élança à sa poursuite.
Le commis de M. Cardonnet était gros et court, et malgré son âge, Jean avait sur lui l'avantage de la taille et de l'agilité.
Se voyant près d'être atteint, Galuchet compta sur sa force et se retourna.
Une lutte s'engagea alors entre eux, et Galuchet, qui était robuste, soutint assez bien le premier assaut; mais Jean était un athlète, et il ne tarda pas à le renverser au bord de l'eau.
«Ah! tu ne te contentes pas de faire le métier d'espion! lui dit-il en lui mettant les genoux sur la poitrine et en lui serrant si fort la gorge que le vaincu fut forcé de lâcher prise, il faut encore, méchant valet, que tu insultes les femmes! Je devrais écraser un animal aussi malfaisant que toi; mais tu es si lâche, que tu me ferais un procès! Eh bien! tu n'auras pas ce plaisir-là: tu sortiras de mes mains sans une égratignure que tu puisses montrer; je me contenterai de te faire la barbe avec un savon digne de toi.»
Et, ramassant de la vase noire au bord de la rivière, le charpentier en frotta la figure, la chemise et la cravate de Galuchet; après quoi il le lâcha, et se tenant devant lui:
«Essaie de me toucher, lui dit-il, et tu verras si je ne t'en fais pas manger!»
Galuchet venait d'éprouver trop durement la force du bras du charpentier, pour s'y exposer de nouveau. Il eut envie de lui jeter une pierre à la tête, en le voyant tourner tranquillement le dos. Mais il pensa que le cas pourrait devenir grave, et que, s'il ne l'étendait du premier coup, il faudrait le payer cher.
Il battit en retraite, non sans vomir des injures et des menaces contre lui et la drôlesse qu'il protégeait; mais il n'osa nommer Gilberte, ni laisser voir qu'il l'eût reconnue. Il n'était pas bien sûr qu'elle ne finît pas par devenir la bru de son patron; car depuis quelques jours qu'Émile était malade, M. Cardonnet paraissait horriblement soucieux et irrésolu.
Gilberte et le marquis ne virent pas cette scène. La jeune fille suffoquait, et, presque évanouie, se laissait traîner vers le chalet. M. de Boisguilbault, fort embarrassé de l'aventure, mais résolu à secourir loyalement une dame offensée, n'osait ni lui parler, ni lui faire comprendre qu'il l'avait reconnue. Sa méfiance lui revenait; il se demandait si cette scène n'avait pas été arrangée pour jeter dans son sein la colombe palpitante; mais lorsqu'elle tomba mourante au seuil du chalet, et qu'il vit sa pâleur, ses yeux éteints et ses lèvres décolorées, il fut saisi d'une tendre compassion, et d'une violente colère contre l'homme capable d'outrager une femme sans défense. Puis il se dit que cette noble enfant avait couru ce danger pour être venue faire acte de fierté et de désintéressement auprès de lui. Il la releva, la porta sur un fauteuil, et lui dit en frottant ses mains glacées:
«Remettez-vous, mademoiselle de Châteaubrun; tranquillisez-vous, je vous en conjure! vous êtes ici en sûreté, et vous y êtes la bienvenue.
—Gilberte! s'écria le charpentier lorsqu'il reconnut, en entrant, la fille d'Antoine: ma Gilberte! Dieu du ciel! est-ce possible! Ah! si j'avais su cela, je ne l'aurais pas épargné, ce misérable! mais il n'est pas bien loin, et il faut que je le tue!»
Transporté de fureur, il allait retourner à la poursuite de Galuchet, lorsque le marquis et Gilberte, un peu ranimée, le retinrent. Ce ne fut pas sans peine, Jean était hors de lui. Enfin, le marquis lui fit comprendre que, dans l'intérêt de la réputation de mademoiselle de Châteaubrun, il ne devait pas pousser plus loin sa vengeance.
Cependant le marquis continuait à être fort embarrassé vis-à-vis de Gilberte. Elle voulait partir, il désirait, au fond du cœur, qu'elle restât plus longtemps, et il ne pouvait se résoudre à le lui dire, qu'en alléguant le besoin qu'elle avait de se reposer encore et de se remettre de son émotion. Mais Gilberte craignait d'inquiéter encore une fois ses parents, et assurait qu'elle se sentait la force de s'en aller. Le marquis offrait sa voiture; il offrait de l'éther; il cherchait un flacon et ne le trouvait pas; il s'agitait autour d'elle; il cherchait surtout ce qu'il pourrait lui dire pour répondre à sa lettre et à sa démarche; et quoiqu'il ne manquât ni d'usage ni d'aisance lorsqu'une fois son parti était pris, il était plus gauche et plus embarrassé qu'un jeune écolier débutant dans le monde, lorsqu'il était en proie aux irrésolutions pénibles de son caractère.
Enfin, comme Gilberte se levait pour se retirer avec Jean, dont elle acceptait l'escorte jusqu'à Châteaubrun, il se leva aussi, prit son chapeau, et saisissant sa nouvelle canne d'un air délibéré qui fit sourire le charpentier:
«Vous me permettrez, dit-il, de vous accompagner aussi. Ce malotru peut être quelque part en embuscade, et deux chevaliers valent mieux qu'un.
—Laissez-le donc faire!» dit tout bas Jean à Gilberte, qui essayait de refuser sa politesse.
Ils sortirent tous trois du parc, et d'abord, le marquis se tint derrière à quelque distance, ou marcha devant comme pour leur servir d'avant-garde. Enfin il se trouva à côté de Gilberte, et, remarquant qu'elle était comme brisée et marchait avec peine, il se décida à lui offrir son bras. Peu à peu il se mit à causer avec elle, et peu à peu aussi, il se sentit plus à l'aise. Il lui parla de choses générales d'abord, puis d'elle-même particulièrement. Il l'interrogea sur ses goûts, sur ses occupations, sur ses lectures; et, bien qu'elle se tînt dans une réserve modeste, il s'aperçut bientôt qu'elle était douée d'une intelligence élevée et qu'elle avait un fonds d'instruction très-solide.
Frappé de cette découverte, il voulut savoir où et comment elle avait appris tant de choses sérieuses, et elle lui avoua qu'elle avait puisé la meilleure partie de ses connaissances dans la bibliothèque de Boisguilbault.
«J'en suis fier et charmé! dit le marquis, et je mets tous mes bons livres à votre disposition. J'espère que vous m'en ferez demander, à moins que vous ne consentiez à me charger de les choisir et de vous les envoyer chaque semaine. Jean voudra bien être notre commissionnaire, en attendant qu'Émile le redevienne.»
Gilberte soupira; elle ne prévoyait guère, au silence effrayant d'Émile, que ce temps heureux pût lui être rendu.
«Mais appuyez-vous donc sur mon bras, lui dit le marquis; vous paraissez souffrante et vous ne voulez pas que je vous aide!»
Quand on fut au pied de la colline de Châteaubrun, M. de Boisguilbault, qui semblait s'être oublié jusque-là, commença à donner des signes d'agitation et d'inquiétude, comme un cheval ombrageux. Il s'arrêta tout à coup et dégagea doucement le bras de Gilberte du sien, pour le passer sous celui du charpentier.
«Je vous laisse à votre porte, dit-il, et avec un ami dévoué. Je ne vous suis plus nécessaire, mais j'emporte votre promesse d'user de mes livres.
—Que ne puis-je vous emmener plus loin! dit Gilberte d'un ton suppliant; je consentirais à n'ouvrir un livre de ma vie, quoique ce fût une grande privation pour moi!
—Cela m'est malheureusement impossible! répondit-il avec un soupir: mais le temps et le hasard amènent des rencontres imprévues. J'espère, Mademoiselle, que je ne vous dis pas adieu pour toujours; car cette pensée me serait fort pénible.»
Il la salua et retourna s'enfermer dans son chalet, où il passa une partie de la nuit à écrire, à ranger des papiers, et à regarder le portrait de la marquise.
Le lendemain, à midi, M. de Boisguilbault mit son habit vert à la mode de l'empire, sa perruque la plus blonde, des gants et une culotte de peau de daim, des demi-bottes à l'écuyère armées de courts éperons d'argent en cou de cygne. Un domestique, en grande tenue d'écuyer, lui amena le plus beau cheval de ses écuries, et montant lui-même un cheval de suite presque aussi parfait, le suivit au petit trot, sur la route de Gargilesse, portant une cassette légère passée à son bras à l'aide d'une courroie.
Grande fut la surprise des habitants de l'endroit lorsqu'ils virent arriver dans leurs murs le marquis, droit et raide sur son cheval blanc, comme un professeur d'équitation du vieux temps, en tenue de cérémonie, avec des lunettes d'or, et une cravache à tête d'or, qu'il portait un peu comme un cierge. Il y avait au moins dix ans que M. de Boisguilbault n'était entré dans une ville ou dans un village. Les enfants le suivaient, éblouis de la magnificence de sa désinvolture, les femmes se pressaient sur le pas de leurs portes, et les hommes portant des fardeaux s'arrêtaient ébahis en travers de la rue.
Il gravit lentement le pavé en précipice, et descendit de même à côté de l'usine de Cardonnet, trop bon cavalier pour s'amuser à des imprudences, et, reprenant le trot à la française pour entrer dans les cours, il cadença si bien l'allure de son cheval, qu'on eût dit d'une pendule parfaitement réglée. Certes il avait encore bon air, et les femmes disaient: «Vous voyez bien qu'il est sorcier, car il n'a pas pris un jour depuis dix ans qu'on ne l'a vu ici!»
Il demanda à être conduit auprès de M. Émile Cardonnet, et trouva le jeune homme dans sa chambre, assis sur un sofa, ayant son père à sa droite et son médecin à sa gauche. Madame Cardonnet était assise vis-à-vis de lui, et l'examinait avec sollicitude.
Émile était fort pâle, mais sa situation n'avait plus rien d'inquiétant. Il se leva et vint à la rencontre de M. de Boisguilbault, qui, après l'avoir embrassé avec tendresse, salua profondément madame Cardonnet, et M. Cardonnet avec plus de modération. Pendant quelques instants, il ne fut question que de la santé du malade. Il avait eu un accès de fièvre assez violent, on l'avait saigné la veille; la nuit avait été bonne, et, depuis le matin, la fièvre avait cessé entièrement. On l'engageait à faire une promenade en cabriolet, et il se proposait d'aller chez M. de Boisguilbault lorsque celui-ci était entré.
Le marquis avait su tous les détails de cette indisposition par le charpentier, qui l'avait cachée avec soin à Gilberte. Il n'y avait plus aucun sujet de crainte. Le médecin déclara qu'il fallait faire dîner son malade, et se retira en disant qu'il ne reviendrait le lendemain que pour l'acquit de sa conscience.
M. de Boisguilbault, pendant ces détails, observait attentivement la figure de M. Cardonnet. Il lui trouva un air de triomphe plutôt qu'un air de joie. Sans doute l'industriel avait tremblé à l'idée de perdre son fils, mais, cette crainte évanouie, la victoire était remportée: Émile pouvait supporter la douleur.
De son côté, M. Cardonnet observait la tournure bizarre du marquis et la trouvait souverainement ridicule. Sa gravité et sa lenteur à parler l'impatientaient d'autant plus que M. de Boisguilbault, plus embarrassé au fond qu'il ne voulait le paraître, ne fit que dire des lieux communs d'un ton sentencieux. L'industriel le salua, au bout de peu d'instants, et sortit pour retourner à ses affaires. Madame Cardonnet, devinant alors, à l'inquiétude d'Émile, qu'il désirait s'entretenir avec son vieil ami, les laissa ensemble, après avoir recommandé à son fils de ne pas trop parler.
«Eh bien, dit Émile au marquis lorsqu'ils furent seuls, vous pouvez m'apporter la couronne du martyre! J'ai passé par l'épreuve du feu; mais Dieu protège ceux qui l'invoquent, et j'en suis sorti net et sans brûlure apparente: un peu brisé, à la vérité, mais calme et plein de foi en l'avenir. Ce matin, j'ai déclaré à mon père, dans toute la plénitude de ma raison et de ma tranquillité d'esprit, ce que je lui avais déclaré dans l'agitation et peut-être dans le délire de la fièvre. Il sait maintenant que jamais je ne renoncerai à mon opinion, et qu'aucun jeu avec ma passion ne pourra lui procurer cette victoire. Il en paraît fort satisfait; car il croit avoir réussi à me dégoûter d'un mariage qu'il redoutait plus que la ferveur de mes principes.
«Il parlait, ce matin encore, de me distraire, de me faire voyager, de m'envoyer en Italie. Je lui ai dit que je ne voulais pas quitter la France, ni même ce pays-ci, à moins qu'il ne me chassât de la maison paternelle.
«Il a souri, et, à cause de la saignée qu'on m'a faite hier, il n'a pas voulu me contredire; mais demain, il parlera en ami sévère, après-demain en père irrité, et le jour suivant en maître impérieux. Ne vous inquiétez pas de moi, mon ami, j'aurai du courage, du calme et de la patience. Soit qu'il me condamne à l'exil, soit qu'il me garde auprès de lui pour me torturer, je lui montrerai que l'amour est bien fort quand il est inspiré par l'enthousiasme de la vérité et soutenu par l'idéal.
—Émile, dit le marquis, je sais, par votre ami Jean tout ce qui s'est passé entre votre père et vous, et aussi tout ce qui s'est opéré de grand et de victorieux dans votre âme. J'étais tranquille en venant ici.
—O mon ami! je sais que vous vous êtes réconcilié avec cet homme simple, mais admirable. Il m'a dit que vous deviez venir me voir; je vous attendais.
—Ne vous a-t-il rien dit de plus? dit le marquis en examinant Émile attentivement.
—Non, rien de plus, je vous le jure, répondit Émile avec l'assurance de la sincérité.
—Il a bien fait de tenir sa promesse, reprit M. de Boisguilbault, vous étiez trop agité par la fièvre pour supporter de nouvelles émotions. J'en ai subi de violentes moi-même, depuis que nous ne nous sommes vus, mais je suis satisfait du résultat, et je vous le ferai connaître. Mais pas encore, Émile; je vous trouve trop pâle, et moi, je ne suis pas assez sûr de moi encore. Ne venez pas me voir aujourd'hui; j'ai d'autres courses à faire, et peut-être qu'en repassant par ici ce soir je vous reverrai. Me promettez vous jusque-là de dîner, de vous soigner, et de guérir, en un mot?
—Je vous le promets, mon ami. Que ne puis-je faire savoir à celle que j'aime, qu'en reprenant le libre exercice de ma vie et de mes facultés, j'ai retrouvé mon amour plus ardent et plus absolu que jamais au fond de mon cœur!
—Eh bien, Émile, écrivez-lui quelques lignes sans vous fatiguer, je reviendrai ce soir; et, si elle ne demeure pas trop loin, je me chargerai de lui faire tenir votre lettre.
—Hélas! mon ami, je ne puis vous dire son nom! Mais si le charpentier voulait s'en charger … à présent qu'on ne m'observe plus à toute heure et que j'ai recouvré mes forces, je pourrais écrire.
—Écrivez donc, cachetez, et ne mettez pas d'adresse. Le charpentier travaille chez moi, et il aura votre lettre avant ce soir.
Tandis que le jeune homme écrivait, M. de Boisguilbault sortit de sa chambre, et demanda à parler à M. Cardonnet. On lui répondit qu'il venait de sortir en cabriolet.
«Ne sait-on où je pourrais le rejoindre?» demanda le marquis, à demi persuadé de cet alibi.
Il n'avait pas dit où il allait, mais on pensait que c'était à Châteaubrun, parce qu'il avait pris ce chemin-là, et qu'il y avait été déjà la semaine précédente.
A cette réponse, M. de Boisguilbault montra une vivacité surprenante; il rentra chez Émile, prit sa lettre, lui tâta le pouls, trouva qu'il était redevenu un peu agité, remonta à cheval, sortit posément du village comme il y était entré; mais il prit le petit galop quand il fut en plaine.
XXXV.
L'ABSOLUTION.
Cependant M. Cardonnet arrivait à Châteaubrun, et déjà il était en présence de Gilberte, de son père et de Janille.
«Monsieur de Châteaubrun, dit-il en s'asseyant avec aisance parmi ces personnes consternées d'une visite qui leur annonçait de nouveaux chagrins, vous savez sans doute tout ce qui s'est passé entre mon fils et moi, à propos de mademoiselle votre fille. Mon fils a eu le bon goût et le bon esprit de la choisir pour sa fiancée. Mademoiselle et vous, Monsieur, avez eu l'extrême bonté d'accueillir ses prétentions, sans trop savoir si je les approuverais….»
Ici, Janille fit un geste de colère, Gilberte baissa les yeux en pâlissant, et M. Antoine rougit et ouvrit la bouche pour interrompre M. Cardonnet. Mais celui-ci ne lui en donna pas le temps, et continua ainsi:
«Je n'approuvais pas d'abord cette union, j'en conviens; mais je vins ici, je vis mademoiselle, et je cédai. Ce fut à des conditions bien douces et bien simples. Mon fils est ultra-démocrate, et je suis conservateur modéré. Je prévois que des opinions exagérées ruineront l'intelligence et le crédit d'Émile. J'exige qu'il y renonce et revienne à l'esprit de sagesse et de convenance. J'ai cru obtenir aisément ce sacrifice, je m'en suis réjoui d'avance, je vous l'ai annoncé comme indubitable dans une lettre adressée à mademoiselle. Mais, à mon grand étonnement, Émile a persisté dans son exaltation, et il y a sacrifié un amour que j'avais cru plus profond et plus dévoué. Je suis donc forcé de vous dire qu'il a renoncé ce matin, sans retour, à la main de mademoiselle, et j'ai cru de mon devoir de vous en avertir immédiatement, afin que, connaissant bien ses intentions et les miennes, vous n'eussiez point à m'accuser d'irrésolution et d'imprudence. S'il vous convient maintenant d'autoriser ses sentiments et de souffrir ses assiduités, c'est à vous de le savoir, et à moi de m'en laver les mains.
—Monsieur Cardonnet! répondit M. Antoine en se levant, je sais tout cela, et je sais aussi que vous ne manquerez jamais de belles phrases pour vous moquer de nous: mais je dis, moi, que si vous êtes si bien informé, c'est parce que vous avez envoyé des espions dans notre maison, et des laquais pour nous insulter par des prétentions révoltantes à la main de ma fille. Vous nous avez déjà beaucoup fait souffrir avec votre diplomatie, et nous vous prions, sans cérémonie, d'en rester là. Nous ne sommes pas assez simples pour ne pas comprendre que vous ne voulez, à aucune condition, allier votre richesse à notre pauvreté. Nous n'avons pas été dupes de vos détours, et lorsque, par une singulière invention d'esprit, vous avez placé votre fils entre une soumission morale, qui est impossible en fait d'opinions, et un mariage auquel vous n'auriez pas consenti davantage s'il eût voulu descendre à un mensonge, nous avons juré, nous, que nous éloignerions de lui, de vous et de nous, tout mensonge et toute dissimulation. C'est donc pour vous dire que nous savons fort bien ce qu'il nous convient de faire; que je m'entends à préserver l'honneur et la dignité de ma fille, tout aussi bien que vous la richesse de votre fils, et que je n'ai, à cet égard, de conseils à prendre et de leçons à recevoir de personne.»
Ayant ainsi parlé avec une fermeté à laquelle M. Cardonnet était loin de s'attendre de la part du vieux ivrogne de Châteaubrun, M. Antoine se rassit et regarda l'industriel en face. Gilberte se sentait mourir; mais elle crut devoir appuyer de sa fierté la juste fierté de son père. Elle leva aussi les yeux sur M. Cardonnet, et son regard semblait confirmer tout ce que venait de dire M. Antoine.
Janille, qui ne se possédait plus, crut devoir prendre la parole. «Soyez tranquille, Monsieur, dit-elle; on se passera fort bien de votre nom. On en a un qui le vaut bien; et quant à la question d'argent, nous avons eu plus de gloire à perdre celui que nous avions, que vous à gagner celui que vous n'aviez pas.
—Je sais, mademoiselle Janille, répondit Cardonnet avec le calme apparent d'un profond mépris, que vous êtes très vaine du nom que M. de Châteaubrun fait porter à mademoiselle votre fille. Quant à moi, je n'aurais pas été si fier, et j'aurais fermé les yeux sur certaines irrégularités de naissance: mais je conçois que la fortune d'un roturier, acquise au prix du travail, paraisse méprisable à une personne, née comme vous, apparemment dans les splendeurs de l'oisiveté. Il ne me reste qu'à vous souhaiter beaucoup de bonheur à tous, et à demander pardon à mademoiselle Gilberte de lui avoir causé quelque petit chagrin. Mes torts ont été bien involontaires, mais je crois les réparer en lui donnant un bon avis: c'est que les jeunes gens qui se font fort de disposer de la volonté de leurs parents sont parfois plus enivrés d'un caprice passager que pénétrés d'une grande passion. La conduite d'Émile à son égard en est, je crois, la preuve, et j'en suis un peu honteux pour lui.
—C'est assez, monsieur Cardonnet, assez, entendez-vous? dit M. Antoine, en colère pour la première fois de sa vie: je rougirais d'avoir autant d'esprit que vous, si j'en faisais un si indigne usage que d'outrager une jeune fille, et de provoquer son père en sa présence. J'espère que vous m'entendez, et que …
—Monsieur Antoine! mademoiselle Janille! s'écria Sylvain Charasson en s'élançant d'un bond au milieu de la chambre; voilà M. de Boisguilbault qui vient vous voir! vrai, comme il fait jour! c'est M. de Boisguilbault! Je l'ai reconnu à son chevau blanc et à ses lunettes jaunes!»
Cette nouvelle imprévue causa tant d'émotion à M. de Châteaubrun qu'il oublia toute sa colère, et, saisi tout à coup d'une joie enfantine mêlée de terreur, il s'avança d'un pas chancelant à la rencontre de son ancien ami.
Mais, au moment où il allait se jeter dans ses bras, il fut glacé de crainte et comme paralysé par la figure froide et le salut tristement poli du marquis. Tremblant et déchiré au fond du cœur, M. Antoine prit d'une main convulsive le bras de sa fille, incertain s'il la pousserait vers M. de Boisguilbault, comme un gage de réconciliation, ou s'il l'éloignerait comme une preuve accablante de sa faute.
Janille, éperdue, fit de grandes révérences au marquis, qui lui jeta un regard distrait et lui adressa un salut imperceptible.
«Monsieur Cardonnet, dit-il en se trouvant au seuil du pavillon carré, face à face avec l'industriel qui sortait le dernier, je crois que vous vous retirez, et je venais précisément ici pour vous rencontrer. Vous êtes sorti de chez vous, justement comme je vous cherchais, et j'ai couru après vous. Je vous prie donc de rester encore un peu, et de vouloir bien m'accorder quelques moments d'attention.
—Nous causerons ailleurs, s'il vous plaît, monsieur le marquis, répondit Cardonnet; car je ne puis rester ici davantage: mais si vous voulez que nous descendions à pied cette montagne …
—Non, Monsieur, non, permettez-moi d'insister. Ce que j'ai à dire est de quelque importance, et toutes les personnes qui sont ici doivent l'entendre. Je crois voir que je ne suis pas arrivé assez tôt pour prévenir des explications désagréables: mais vous êtes un homme d'affaires, monsieur Cardonnet, et vous savez qu'on s'assemble en conseil dans les affaires sérieuses, pour discuter froidement de graves intérêts, lors même qu'on y apporte au fond de l'âme un peu de passion. Monsieur le comte de Châteaubrun, je vous prie de retenir M. Cardonnet, cela est tout à fait nécessaire. Je suis vieux, souffrant, je n'aurai peut-être plus la force de revenir, et de faire d'aussi longues courses. Vous êtes des jeunes gens auprès de moi; je vous demande donc d'avoir un peu de calme et d'obligeance pour m'épargner beaucoup de fatigue; me refuserez vous?»
Le marquis parlait cette fois avec une aisance et une grâce qui en faisaient un tout autre homme que celui que M. Cardonnet venait de voir une heure auparavant. Il se sentit pris d'une curiosité qui n'était pas sans mélange d'intérêt et de considération. M. de Châteaubrun se hâta de le retenir, et ils rentrèrent dans le pavillon, à l'exception de Janille, à laquelle M. Antoine fit un signe, et qui alla se mettre derrière la porte de la cuisine pour écouter.
Gilberte était incertaine si elle devait rentrer ou sortir; mais M. de Boisguilbault lui offrit la main avec beaucoup de courtoisie, et, l'amenant à un siège, il s'assit auprès d'elle, à une certaine distance de son père et de celui d'Émile.
«Pour procéder avec ordre, et selon le respect qu'on doit aux dames, dit-il, je m'adresserai d'abord à mademoiselle de Châteaubrun. Mademoiselle, j'ai fait mon testament la nuit dernière, et je viens vous en faire connaître les articles et conditions; mais je voudrais bien, cette fois, n'être pas refusé, et je n'aurai le courage de vous lire ce griffonnage, qu'autant que vous m'aurez promis de ne pas vous fâcher. Vous m'avez posé aussi vos conditions, vous, dans une lettre que j'ai là et qui m'a fait beaucoup de peine. Cependant je les trouve justes, et je comprends que vous ne vouliez point accepter le moindre petit présent d'un homme que vous considérez comme l'ennemi de votre père. Il faudra donc, pour vous fléchir, que cette inimitié cesse, et que monsieur votre père me pardonne les torts que je puis avoir eus envers lui. Monsieur de Châteaubrun, dit-il en se levant avec une résolution héroïque, vous m'avez offensé autrefois; je vous l'ai rendu en vous retirant mon amitié sans explication. Il fallait nous battre ou nous pardonner mutuellement. Nous ne nous sommes pas battus, mais nous avons été pendant vingt ans étrangers l'un à l'autre, ce qui est plus sérieux pour deux hommes qui se sont beaucoup aimés. Je vous pardonne aujourd'hui vos torts, voulez-vous me pardonner les miens?
—Oh! marquis, s'écria M. Antoine en s'élançant vers lui et en fléchissant un genou, vous n'avez jamais eu aucun tort envers moi, vous avez été mon meilleur ami, vous m'avez tenu lieu de père, et je vous ai mortellement offensé. Je vous aurais offert ma poitrine nue si vous aviez voulu la percer d'un coup d'épée, et je n'aurais jamais levé la main contre vous. Vous n'avez pas voulu prendre ma vie, vous m'avez puni bien davantage en me retirant votre amitié. A présent, vous m'accordez votre pardon; c'est à genoux que je le reçois, en présence de mes amis, et de mes ennemis, puisque cette humiliation est la seule réparation que je puisse vous offrir.
«Et vous, monsieur Cardonnet, dit-il en se relevant et en toisant l'industriel de la tête aux pieds, libre à vous de vous moquer de choses que vous ne pouvez pas comprendre; mais je n'offre pas ma poitrine nue et mon bras désarmé à tout le monde, vous le saurez bientôt.»
M. Cardonnet s'était levé aussi en lançant à M. Antoine des regards menaçants. Le marquis se mit entre eux et dit à Antoine: «Monsieur le comte, je ne sais pas ce qui s'est passé entre M. Cardonnet et vous; mais vous venez de m'offrir une réparation que je repousse. Je veux croire que nos torts ont été réciproques, et ce n'est pas à mes genoux, c'est dans mes bras que je veux vous voir; mais puisque vous croyez me devoir un acte de soumission que mon âge autorise, avant de vous embrasser, j'exige que vous vous réconciliiez avec M. Cardonnet, et que vous fassiez les premiers pas.
—Impossible! s'écria Antoine en pressant convulsivement le bras du marquis, et partagé entre la joie et la colère; monsieur vient de parler à ma fille d'une manière offensante.
—Non, cela ne se peut pas, reprit le marquis, c'est un malentendu. Je connais les sentiments de M. Cardonnet; son caractère s'oppose à une lâcheté. Monsieur Cardonnet, je suis certain que vous connaissez le point d'honneur tout aussi bien qu'un gentilhommes, et vous venez de voir deux gentilhommes qui s'étaient cruellement blessés l'un l'autre, se réconcilier sous vos yeux, sans rougir de leurs mutuelles concessions. Soyez généreux, et montrez-nous que le nom ne fait pas la noblesse. Je vous apporte des paroles de paix et surtout des moyens de conciliation. Permettez-moi de mettre votre main dans celle de M. de Châteaubrun. Voyez; vous ne refuserez pas un vieillard au bord de sa tombe. Mademoiselle Gilberte, venez à mon aide, dites un mot à votre père …»
Les moyens de conciliation avaient retenti avec un son clair à l'oreille de M. Cardonnet. Son esprit pénétrant avait déjà deviné une partie de la vérité. Il pensa qu'il faudrait céder et qu'il valait mieux avoir les honneurs de la guerre que de subir les nécessités de la capitulation.
«Mes intentions ont été si éloignées de ce que M. de Châteaubrun les suppose, dit-il, et il y a toujours eu dans ma pensée tant de respect et d'estime pour mademoiselle sa fille, que je n'hésiterai point à désavouer tout ce qui a pu être mal interprété dans mes paroles. Je supplie mademoiselle Gilberte d'en être persuadée, et je tends la main à son père comme un gage du serment que j'en fais.
—Il suffit, Monsieur, n'en parlons plus! dit M. Antoine en lui prenant la main: quittons-nous sans ressentiment. Antoine de Châteaubrun n'a jamais su mentir.
«C'est vrai, pensa M. de Boisguilbault: s'il eût été plus dissimulé, j'aurais été aveugle … et heureux comme tant d'autres!»
«Maintenant, lui dit-il d'une voix tremblante, je te remercie, Antoine, viens m'embrasser!»
L'accolade du comte fut passionnée et enthousiaste; celle du marquis convenable et contrainte. Il jouait un rôle au-dessus de ses forces: il pâlit, trembla, et fut forcé de s'asseoir. Antoine s'assit de son côté, la poitrine pleine de sanglots. Gilberte se mit à genoux devant le marquis, et, pleurant aussi de joie et de reconnaissance, elle couvrit ses mains de baisers.
Toute cette sensibilité impatientait l'industriel, qui la contemplait d'un œil froid et fier, et qui attendait les moyens de conciliation.
M. de Boisguilbault les tira enfin de sa poche, et les lut d'une voix nette et distincte.
Il établissait en peu de mots clairs et précis qu'il avait quatre millions cinq cent mille livres de fortune, qu'il donnait, par contrat, la nue propriété de deux millions à mademoiselle Gilberte de Châteaubrun, à condition qu'elle épouserait M. Émile Cardonnet; et à M. Émile Cardonnet, celle de deux autres millions, à condition qu'il épouserait mademoiselle Gilberte de Châteaubrun. Dans le cas où cette condition serait remplie, le mariage serait conclu dans six mois au plus, et M. de Boisguilbault se réservait l'usufruit sa vie durant: mais il donnait la propriété et la jouissance immédiate de cinq cent mille livres aux futurs conjoints dès le jour de leur mariage … Laquelle somme pourtant restait acquise et assurée en jouissance et en propriété à mademoiselle de Châteaubrun, si elle n'épousait pas M. Émile Cardonnet.
On entendit un faible cri derrière la porte; c'était Janille qui se trouvait mal de joie dans les bras de Sylvain Charasson.
XXXVI.
CONCILIATION.
Gilberte ne comprenait rien à ce qui lui arrivait; elle ne se faisait aucune idée de ce que c'était que quatre millions de fortune, et un tel fardeau à porter pour une vie aussi simple et aussi heureuse que la sienne, lui eût fait plus de peur que de joie; mais elle voyait renaître la possibilité de son union avec Émile, et, ne pouvant parler, elle pressait convulsivement la main de M. de Boisguilbault dans les siennes. Antoine était complètement étourdi de voir sa fille si riche. Il ne s'en réjouissait pas plus qu'elle, mais il voyait là une preuve si énorme du généreux pardon du marquis, qu'il croyait rêver et ne trouvait non plus rien à lui dire.
Cardonnet fut le seul qui comprit ce que c'était que quatre millions et demi à réunir sur la tête de ses futurs petits-enfants. Il ne perdit pourtant point la tête, écouta la lecture du testament d'un air impassible, et, ne voulant pas paraître s'humilier sous la puissance de l'or, il dit froidement:
«Je vois que M. de Boisguilbault tient fortement à faire fléchir la volonté paternelle devant celle de l'amitié: mais ce n'est pas la pauvreté de mademoiselle de Châteaubrun qui m'a jamais paru un obstacle capital à ce mariage. Il y en a un autre qui m'inspire beaucoup plus de répugnance: c'est qu'elle est fille naturelle, et que tout porte à croire que sa mère … je ne la nommerai pas … occupe une position infime dans la société.
—Vous êtes dans l'erreur, monsieur Cardonnet, répondit M. de Boisguilbault avec fermeté. Mademoiselle Janille a toujours été irréprochable dans ses mœurs, et je crois que vous auriez tort de mépriser une personne aussi fidèle et aussi dévouée aux objets de son affection. Mais la vérité exige que je redresse votre jugement à cet égard. Je vous atteste, Monsieur, que mademoiselle de Châteaubrun est de sang noble et sans mélange, si cela peut vous faire plaisir. Je vous dirai même que j'ai connu parfaitement sa mère, et qu'elle était d'aussi bonne maison que moi-même. Maintenant, monsieur Cardonnet, avez-vous quelque autre objection à faire? Pensez-vous que le caractère de mademoiselle de Châteaubrun puisse inspirer de l'éloignement et de la méfiance à quelqu'un?
—Non, certes, monsieur le marquis, répondit Cardonnet, et pourtant j'hésite encore. Il me semble que l'autorité et la dignité paternelles sont blessées par un pareil contrat, que mon consentement semble être acheté à prix d'or, et, tandis que je n'avais qu'une ambition pour mon fils, celle de lui voir acquérir de la fortune par son travail et son talent, je vois qu'on l'élève au faîte de la richesse, en lui donnant pour avenir l'inaction et l'oisiveté.
—J'espère qu'il n'en sera point ainsi, dit M. de Boisguilbault. Si j'ai choisi Émile pour mon héritier, c'est parce que je crois qu'il ne me ressemblera en aucune façon, et qu'il saura tirer un meilleur parti que moi de la fortune.»
Cardonnet ne demandait qu'à céder. Il se disait qu'en refusant, il s'aliénait à jamais son fils, et qu'en consentant de bonne grâce, il pouvait ressaisir assez d'influence pour lui apprendre à se servir de sa richesse comme il l'entendait: c'est-à-dire qu'il calculait qu'avec quatre millions on pouvait en avoir un jour quarante, et il était convaincu qu'aucun homme, fût-il un saint, ne peut posséder tout à coup quatre millions sans prendre goût à la richesse. «Il fera d'abord des folies, pensait-il, il perdra une partie de ce trésor; et quand il le verra diminuer, il en sera si effrayé qu'il voudra combler le déficit; puis, comme l'appétit vient à ceux qui consentent à manger, il voudra doubler, décupler, centupler … Moi aidant, nous pouvons être un jour les rois de la finance.»
«Je n'ai pas le droit, dit-il enfin, de refuser la fortune offerte à mon fils. Je le ferais si je le pouvais, parce que tout cela est contre mes opinions et mes idées: mais la propriété est une loi sacrée. Du moment que mon fils reçoit un pareil don, il est propriétaire. Je le dépouillerais, en refusant d'accéder aux conditions exigées. Je dois donc garder à jamais le silence sur tout ce qui blesse ma conviction dans cet arrangement bizarre, et puisque je suis contraint de céder, je veux au moins le faire avec grâce … d'autant plus que la beauté, l'esprit et le noble caractère de mademoiselle Gilberte flattent mon égoïsme en promettant du bonheur à ma famille.
—Puisque tout est convenu, dit M. de Boisguilbault en se levant et en faisant signe par la fenêtre, je prierai mademoiselle Gilberte, qui a, comme moi, le goût des fleurs, d'accepter le bouquet des fiançailles.»
Le domestique du marquis entra et déposa la petite caisse qu'il avait apportée. M. de Boisguilbault en tira un magnifique bouquet des fleurs les plus rares et les plus suaves; le vieux Martin avait mis plus d'une heure à le combiner savamment. Mais, en guise de ruban, le bouquet était entouré de la rivière de diamants que Gilberte avait renvoyée, et cette fois, au lieu du cachemire que le marquis n'avait pas jugé prudent de faire reparaître, il avait mis au collier deux rangs au lieu d'un.
«Donc, deux ou trois cent mille francs de plus au contrat!» pensa M.
Cardonnet, eu feignant de regarder les diamants avec indifférence.
«A présent, dit M. de Boisguilbault à Gilberte, vous ne pouvez plus rien me refuser, puisque j'ai fait votre volonté. Je vous propose de monter en voiture avec votre père, dans cette même brouette qui m'a été si utile, et qui m'a procuré le bonheur de vous connaître. Nous irons à Gargilesse; je pense que M. Cardonnet désire présenter sa belle-fille à sa femme, et moi, j'ai à cœur de lui faire agréer mon héritière.»
M. Cardonnet accepta cette offre avec empressement, et on allait partir lorsque Émile parut. Il avait appris que son père était parti pour Châteaubrun: il craignait quelque nouvelle trame contre son bonheur et le repos de Gilberte. Il avait sauté sur son cheval, et, oubliant sa saignée, sa fièvre, et ses promesses au marquis, il arrivait tremblant, hors d'haleine, et en proie aux plus amères prévisions.
«Allons, Émile, voilà ta femme déjà parée pour la noce,» dit M. Cardonnet, qui devina vite le motif de son imprudence. Et il lui montra Gilberte, couverte de fleurs et de diamants, au bras de M. de Boisguilbault.
Émile, dont les nerfs étaient horriblement tendus et agités, fut comme foudroyé par tous les miracles qui fondaient à la fois sur lui. Il voulut parler, chancela, et tomba évanoui dans les bras de M. Antoine.
Le bonheur tue rarement; Émile revint bientôt à la vie et à l'ivresse. Janille lui frottait les tempes avec du vinaigre, Gilberte tenait sa main dans les siennes, et pour que rien ne manquât à sa joie, sa mère était là aussi quand il ouvrit les yeux. Instruite récemment, par le délire d'Émile, de sa passion pour Gilberte, elle avait tout fait raconter à Galuchet, et, apprenant que son mari était parti pour Châteaubrun, que son fils venait de monter à cheval en dépit de tout, et prévoyant quelque terrible orage, elle était accourue en voiture, bravant pour la première fois la colère de son mari et les mauvais chemins, sans y songer. Elle se prit d'amour pour Gilberte dès les premiers mots qu'elles échangèrent, et si la jeune fille entrait avec terreur dans une famille dont Cardonnet était le chef, elle sentit qu'elle trouverait du moins un dédommagement dans le cœur tendre et le doux caractère de sa femme.
«Puisque nous voici tous réunis, dit alors M. de Boisguilbault avec une grâce dont personne ne l'eût cru capable, il nous faut passer le reste de la journée ensemble, et dîner quelque part. Nous sommes trop nombreux pour ne pas causer ici quelque embarras à mademoiselle Janille, et notre retour à Gargilesse pourrait aussi prendre au dépourvu le maître d'hôtel de M. Cardonnet. Si vous vouliez tous me faire l'honneur de venir à Boisguilbault, outre que c'est le plus proche, nous y trouverions, je crois, de quoi dîner. Peut-être M. Cardonnet prendra-t-il quelque intérêt à faire connaissance avec la propriété de ses enfants: nous y rédigerons le projet de leur contrat de mariage, et nous prendrons jour pour la noce.»
Cette nouvelle preuve de la conversion complète du marquis fut accueillie avec empressement. Janille ne demanda que cinq minutes pour faire la toilette de mademoiselle, car elle crut devoir prendre un ton de cérémonie pour la circonstance, mais Gilberte accueillit par un gros baiser ce qu'elle appela une facétie de sa tendre mère.
En attendant, la famille Cardonnet visita les ruines, et M. de Boisguilbault entra avec Antoine dans le pavillon carré pour se reposer. Personne n'entendit leur entretien. Ni l'un ni l'autre n'a jamais fait savoir quel en fut le sujet. Échangèrent-ils des explications délicates et quasi impossibles? ce n'est guère probable. Convinrent-ils pour l'avenir de ne jamais faire la moindre allusion à leur longue mésintelligence, et de reprendre leurs souvenirs d'amitié juste où ils en étaient restés? Il est certain que, dès ce moment, ils parlèrent ensemble du passé sans amertume, et se reportèrent à leurs anciennes années avec un plaisir mêlé parfois d'attendrissement et de gaieté. Mais on eût pu remarquer que ces retours sur eux-mêmes ne dépassèrent jamais une certaine époque, celle du mariage de M. de Boisguilbault, et que le nom de la marquise ne fut jamais prononcé entre eux. Il sembla qu'elle n'eût jamais existé.
Lorsque Gilberte revint parée autant qu'elle pouvait et voulait l'être, Émile vit avec transport qu'elle avait mis la robe lilas, qu'un dernier blanchissage de Janille avait rendue presque rose, et que les miracles de son économie et de son adresse faisaient paraître encore fraîche. Elle avait tressé ses longs cheveux qui pendaient jusqu'à terre, et, dans cet abandon magnifique, rappelaient à son heureux fiancé la brûlante journée de Crozant. Des dons de M. de Boisguilbault elle n'avait conservé que le bouquet et la bague de cornaline qu'elle montra à ce dernier avec un tendre sourire. Elle se fit coquette avec le marquis, coquette de cœur, si l'on peut ainsi dire, et tandis qu'elle témoignait à M. Cardonnet une déférence et des égards un peu forcés, elle se laissait aller ingénument à traiter le marquis, dans ses manières et dans sa pensée, comme s'il eût été le père d'Émile.
Au moment du départ, M. de Boisguilbault prit la main de Janille et l'invita à venir dîner chez lui, avec autant de courtoisie que si elle eût été la mère de Gilberte. Loin d'être choqué de les entendre se traiter de mère et de fille, cette intimité l'avait subitement frappé d'une grande estime et d'une secrète reconnaissance pour la vieille fille qui avait subi tant de commérages et de quolibets plutôt que de révéler à qui que ce soit, même à l'ami Jappeloup (que pendant si longtemps le marquis avait cru le confident et le messager d'Antoine), le secret de la naissance de Gilberte.
M. Cardonnet ne put s'empêcher de sourire dédaigneusement à cette invitation.
«Monsieur Cardonnet, lui dit à voix basse M. de Boisguilbault, qui s'en aperçut, vous connaîtrez et vous apprécierez cette femme quand vous la verrez élever vos petits-enfants.
Le parc de Boisguilbault fut donc ouvert pour la première fois, depuis qu'il existait, à une société conduite et accueillie par le propriétaire. Le chalet fut ouvert aussi, à l'exception du cabinet, dont cette fois la porte avait été, grâce à Jappeloup, solidement fixée.
La tristesse imposante du château, la beauté intéressante du mobilier, la magnificence du parc et le grand air de bonne maison répandu dans le service, causèrent un certain dépit à M. Cardonnet. Il avait fait tout son possible à Gargilesse pour ne point montrer dans son intérieur des habitudes de parvenu, et, tant qu'il s'était senti homme d'importance au milieu des ruines de Châteaubrun, il n'avait pas été trop mal à l'aise. Mais il se trouva fort petit au milieu de ce majestueux mélange d'opulence et d'austérité qui caractérisait Boisguilbault. Il essaya, par des réflexions libérales, d'empêcher que le marquis ne le crût ébloui de sa vieille splendeur. M. de Boisguilbault, qui ne manquait pas de finesse sous sa gaucherie, et qui l'attendait à ce moment-là pour lui faire accepter la plus rude de ses exigences, lui répondit avec calme et en abondant dans son sens. Cardonnet s'en montra fort surpris, car il croyait avec tout le monde, que le marquis avait conservé tout l'orgueil de sa caste et tout le ridicule des principes de la restauration. Et comme il ne put s'empêcher de marquer son étonnement, M. de Boisguilbault lui dit avec douceur: «Vous ne me connaissez pas, monsieur Cardonnet; je suis aussi ennemi des distinctions et des privilèges que vous-même. Je crois les hommes égaux en droits et en valeur, lorsqu'ils sont honnêtes et bons.»
En ce moment, on vint annoncer que le dîner était servi, et, comme on s'y rendait, maître Jean Jappeloup, bien rasé et endimanché, sortit du chalet, et repoussant Émile avec gaieté, il prit la main de Gilberte pour la conduire à table:
«C'est mon droit, dit-il; vous savez, Émile, que je vous ai promis d'être votre témoin et votre garçon de noces!»
Tout le monde accueillit le charpentier avec transport, excepté M. Cardonnet, qui n'osa pourtant pas être moins libéral, en cette circonstance, que le vieux marquis, et qui se contenta de sourire en le voyant prendre place au repas de famille. Il se résigna à tout, se promettant bien de changer de ton, quand le mariage serait conclu.
Le dîner, servi sous les ombrages du parc, fut splendide de fleurs, exquis dans les mets, et le vieux Martin, que son maître avait prévenu de grand matin, se surpassa lui-même dans l'ordonnance du service. Sylvain Charasson fut admis à l'honneur de travailler ce jour-là sous ses ordres, et il en parlera toute sa vie.
Les premiers instants furent assez froids. Mais peu à peu le nombre des heureux l'emportant de beaucoup sur celui des mécontents, puisque M. Cardonnet l'était seul et à demi, on s'anima, et au dessert M. Cardonnet dit en souriant à Émile: «Nous autres marquis …»
Dirons-nous le bonheur d'Émile et de Gilberte? Le bonheur ne se décrit pas, et les amants eux-mêmes manquent d'expression pour le peindre. Quand la nuit fut venue, M. et madame Cardonnet montèrent en voiture et autorisèrent gracieusement Émile à reconduire sa fiancée à Châteaubrun, à condition qu'il garderait le cabriolet de son père et ne monterait plus à cheval ce jour-là. M. Antoine, perdu dans une conversation joyeuse avec son ami Jean, s'égara dans le parc, et Janille, qui commençait à s'ennuyer de faire la dame, apaisa ses besoins d'activité en aidant Martin à remettre tout en ordre. Alors M. de Boisguilbault prit le bras d'Émile et celui de Gilberte, et les conduisant au rocher où, pour la première fois, il avait ouvert son âme à son jeune ami:
«Mes enfants, leur dit-il, je vous ai faits riches, puisque c'était une nécessité pour vaincre les obstacles qui vous séparaient, et le seul moyen d'arriver à vous faire heureux. Mon testament était écrit depuis longtemps, et je l'ai refait cette nuit pour la forme. Mes intentions demeurent; je crois qu'Émile les connaît, et que Gilberte les respectera. J'ai voulu que, dans l'avenir, cette vaste propriété fût destinée à fonder une commune, et, dans mon premier acte, j'essayais d'en tracer le plan et d'en poser les bases. Mais ce plan pouvait être défectueux et ces bases fragiles; je n'ai pas eu regret à mon travail, parce que j'ai toujours senti qu'il était faible, et que je suis l'homme le moins capable du monde d'organiser et de réaliser. La Providence était venue à mon secours en m'envoyant Émile pour entrer à ma place dans l'application, et, dans ces derniers temps, je l'avais institué déjà mon légataire universel, c'est-à-dire mon exécuteur testamentaire. Mais un pareil acte eût rendu le consentement de M. Cardonnet impossible à obtenir, et je l'ai détruit en prenant la résolution de vous marier ensemble. Les actes officiels n'ont pas la valeur qu'on leur attribue, et les lois civiles n'ont jamais trouvé le moyen d'enchaîner les consciences. C'est pourquoi je suis beaucoup plus tranquille en vous disant ma volonté et en recevant vos promesses, que si je vous liais par des chaînes aussi fragiles que les articles d'un testament.
«Ne me répondez pas, mes enfants! je sais vos pensées, je connais vos cœurs. Vous avez été mis à la plus rude de toutes les épreuves, celle de renoncer à être unis, ou d'abjurer vos croyances; vous en êtes sortis triomphants; je me repose à jamais sur vous, et je vous laisse maîtres de l'avenir. Vous avez l'intention d'entrer dans la pratique, Émile, je vous en donne les instruments; mais ce n'est pas à dire que vous en ayez encore les moyens.
«Il vous faut la science sociale, et c'est le résultat d'un long travail auquel vous vous appliquerez avec l'aide des forces que votre siècle, qui n'est pas le mien, développera plus ou moins vite, plus ou moins heureusement, selon la volonté de Dieu. Ce n'est peut-être pas vous, mes enfants, ce seront peut-être vos enfants qui verront mûrir mes projets; mais, en vous léguant ma richesse, je vous lègue mon âme et ma foi. Vous la léguerez à d'autres, si vous traversez une phase de l'humanité qui ne vous permette pas de fonder utilement. Mais Émile m'a dit un mot qui m'a frappé. Un jour que je lui demandais ce qu'il ferait d'une propriété comme la mienne, il m'a répondu: «J'essayerais!» Qu'il essaye donc, et qu'après avoir bien réfléchi, et bien étudié la réalité, lui qui a toujours rêvé le salut de la nature humaine dans l'organisation et le développement de la science agricole, il trouve les moyens de transition qui empêchent la chaîne du passé à l'avenir d'être déplorablement brisée.
«Je me fie à son intelligence, parce qu'elle a sa source dans le cœur. Que Dieu te donne le génie, Émile, et qu'il le donne aux hommes de ton temps! car le génie d'un seul n'est presque rien. Moi, je n'ai plus qu'à m'endormir doucement dans ma tombe. S'il m'est accordé de vivre encore quelques jours entre vous deux, j'aurai commencé à vivre seulement la veille de ma mort. Mais je n'aurai pas vécu en vain, tout paresseux, découragé et inutile que j'ai été, si j'ai découvert l'homme qui pouvait et devait agir à ma place.
«Gardez-moi jusqu'après votre mariage, et même jusqu'après l'éducation nouvelle et complète qu'Émile doit s'imposer, le secret de ma croyance et de nos projets. J'aspire à vous voir libres et forts, pour mourir tranquille.
«Et, après tout, mes enfants, quelque parti que vous sachiez prendre, quelque faute que vous commettiez, ou quel que soit le succès qui couronne vos efforts, je vous avoue qu'il m'est impossible d'être inquiet pour l'avenir du monde. En vain l'orage passera sur les générations qui naissent ou vont naître; en vain l'erreur et le mensonge travailleront pour perpétuer le désordre affreux que certains esprits appellent aujourd'hui, par dérision, apparemment, l'ordre social; en vain l'iniquité combattra dans le monde: la vérité éternelle aura son jour ici-bas. Et si mon ombre peut revenir, dans quelques siècles, visiter ce vaste héritage et se glisser sous les arbres antiques que ma main a plantés, elle y verra des hommes libres, heureux, égaux, unis, c'est-à-dire justes et sages! Ces ombrages où j'ai promené tant d'ennuis et de douleurs, où j'ai fui avec épouvante la présence des hommes d'aujourd'hui, abriteront alors, ainsi que les voûtes d'un temple sublime, une nombreuse famille prosternée pour prier et bénir l'auteur de la nature et le père des hommes! Ceci sera le jardin de la commune, c'est-à-dire aussi son gynécée, sa salle de fête et de banquet, son théâtre et son église: car, ne me parlez pas des étroits espaces où la pierre et le ciment parquent les hommes et la pensée: ne me parlez pas de vos riches colonnades et de vos parvis superbes, en comparaison de cette architecture naturelle dont le Créateur suprême fait les frais! J'ai mis dans les arbres et dans les fleurs, dans les ruisseaux, dans les rochers et dans les prairies toute la poésie de mes pensées. N'ôtez pas au vieux planteur son illusion, si c'en est une! Il en est encore à cet adage que Dieu est dans tout, et que la nature est son temple!»