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Le Père Lebonnard : $b Comédie en 4 actes, en vers, reprise à la Comédie Française le 4 août 1904

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The Project Gutenberg eBook of Le Père Lebonnard

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Title: Le Père Lebonnard

Comédie en 4 actes, en vers, reprise à la Comédie Française le 4 août 1904

Author: Jean Aicard

Release date: February 24, 2025 [eBook #75459]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1913

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PÈRE LEBONNARD ***

Au lecteur

Table des matières

LE PÈRE LEBONNARD

ŒUVRES DE JEAN AICARD


Collection in-18 jésus à 3 fr. 50 le volume.

ROMANS
Le Pavé d’Amour 1 vol.
Roi de Camargue 1 vol.
L’Été à l’Ombre 1 vol.
L’Ame d’un enfant 1 vol.
Notre-Dame d’Amour 1 vol.
Diamant Noir 1 vol.
Fleur d’Abîme 1 vol.
Mélita 1 vol.
L’Ibis bleu 1 vol.
Tata 1 vol.
POÉSIE
La Chanson de l’Enfant (Ouvrage couronné par l’Académie Française) 1 vol.
Miette et Noré (couronné par l’Académie Française) 1 vol.
Poèmes de Provence (couronné par l’Académie Française) 1 vol.
Lamartine (Prix de Poésie à l’Académie Française) 1 vol.
Le Livre d’heures de l’Amour 1 vol.
Le Dieu dans l’Homme 1 vol.
Au Bord du Désert 1 vol.
Le Livre des Petits 1 vol.
Jésus 1 vol.
THÉÂTRE
La Légende du Cœur (5 actes en vers, Théâtre antique d’Orange et Théâtre Sarah-Bernhardt) 1 vol.
Smilis (4 actes en prose représentés à la Comédie-Française) 1 vol.
Le Père Lebonnard (4 actes en vers représentés au Théâtre libre et à la Comédie-Française) 1 vol.
Don Juan ou la Comédie du siècle (5 actes en vers) 1 vol.
Othello, le More de Venise (5 actes en vers représentés à la Comédie-Française). Portrait de Mounet-Sully et de Paul Mounet, par Benjamin Constant 1 vol.
En préparation:
Le Manteau du Roi.
Silvain
Phot. Duchenne
SILVAIN
DANS LE RÔLE DU PÈRE LEBONNARD

JEAN AICARD


Le Père Lebonnard

COMÉDIE EN QUATRE ACTES, EN VERS

reprise
A LA COMÉDIE FRANÇAISE
le 4 août 1904.

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PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26


Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
pour tous les pays.

DÉDICACE
A ALPHONSE KARR

Mon maître et mon ami,

Quand j’étais au lycée de Mâcon, j’allais souvent, le dimanche ou le jeudi, douze ans après 48, à Monceaux, chez Lamartine.

Un soir, après le dîner, il nous lut son Épître à Alphonse Karr, au jardinier de Nice, et ce fut là une de mes premières impressions littéraires. Je n’oubliai plus votre nom.

Vingt-cinq ans plus tard, j’ai lu au jardinier de Saint-Raphaël, devenu mon ami, une pièce de théâtre que je venais d’achever: Le Père Lebonnard.

Cette pièce, vous l’avez aimée. Quel que soit l’accueil que lui réserve le public de la Comédie-Française, je veux pouvoir dire tout haut ma joie de votre approbation, — et, sachant que vous êtes de ceux qui ne reprennent jamais rien de ce qu’ils ont donné, je vous la dédie, avec l’expression de mon admiration et de mon amitié.

J. A.

Paris, 1888.

Le Père Lebonnard a été publié pour la première fois en 1880, chez Dentu, éditeur. Cette édition est épuisée.

L’édition complètement remaniée que nous donnons aujourd’hui est définitive. La pièce ne pourra être représentée que sous cette nouvelle forme.

LE PÈRE LEBONNARD

A LA COMÉDIE-FRANÇAISE


PERSONNAGES

LEBONNARD MM. Silvain.
ROBERT LEBONNARD Dehelly.
LE MARQUIS D’ESTREY Delaunay.
LE DOCTEUR ANDRÉ Dessonnes.
UN DOMESTIQUE
Mme LEBONNARD Mmes Silvain.
JEANNE LEBONNARD Géniat.
BLANCHE D’ESTREY Mitzy-Dalti.
MARTHE, vieille servante de Lebonnard, nourrice de Robert Kolb.

L’action se passe dans une petite ville de province, vers 1890.


Le même décor (un salon) pour les quatre actes.

Mlle Géniat
Phot. Duchenne
Mlle GÉNIAT, de la Comédie-Française (JEANNE LEBONNARD.)

ACTE PREMIER

La scène représente un riche salon bourgeois. Une porte au fond à gauche; une porte sur le côté gauche, au premier plan; une autre sur le côté droit, au troisième plan. Une fenêtre à gauche. Au fond, au milieu, au-dessus d’une console, une glace sans tain par où on aperçoit les arbres du jardin. Sur la console, une pendule. A gauche, au second plan, une petite vérandah qu’on peut voiler d’un rideau, et où Lebonnard a installé son atelier. Dans ce réduit on aperçoit, sur des tablettes, deux ou trois pendules, horloges, réveils, etc. Au fond du salon, est accroché un tableau représentant un paysage dominé par un clocher très élevé; dans le clocher est incrusté le cadran d’une véritable petite horloge, qui marche. Au second plan, à droite, une horloge à gaine.

Au lever du rideau, Lebonnard est à son travail; il est assis près d’un établi léger qu’il déplace lui-même à sa guise pour chercher la lumière favorable. Il a posé, en travers sur ses genoux, comme une serviette, un petit tablier.

Un laquais, en petite livrée, est occupé à ôter les housses des fauteuils. Quand il se retire, il en oublie une. Lebonnard hausse les épaules en le suivant des yeux.


SCÈNE PREMIÈRE

LEBONNARD, JEANNE.

JEANNE, entrant.

Encore à vos outils, mon père?

LEBONNARD, à son établi;
un petit marteau à la main, une loupe à l’œil droit.

Eh! je les aime!

Avec eux j’ai tout fait, je me suis fait moi-même...

Vois-tu, rien ne pourra jamais me corriger!

Inventeur enrichi, mais petit horloger,

Ancien négociant bien connu dans la ville,

Je ne vois pas que mon marteau soit chose vile...

Avec ces outils, moi qui passe pour un sot,

J’ai bâti la maison et j’ai gagné ta dot.

JEANNE, très câline.

Ma mère n’aime pas que ce marteau travaille

Le dimanche! On vous grondera!

LEBONNARD

Vaille que vaille!

S’il ne pleut pas sur toi, je laisserai pleuvoir!

Tout est bien, puisque j’ai le bonheur de t’avoir!

Il la regarde un moment avec attention.

... Quand je pense que je t’ai vue à l’agonie,

L’autre mois!

Il voile ses yeux avec sa main.

... Cette horrible angoisse est bien finie!

Et ce cœur qui trembla pour toi devant la mort,

Désormais, contre tout le reste, sera fort!

JEANNE

Mais...

LEBONNARD, l’interrompant.

Bah! sans mes outils, — qu’on dise le contraire! —

Ta mère ferait-elle épouser à ton frère

Avec une nuance de dédain.

La fille d’un marquis?

Avec condescendance:

... brave homme... et riche encor!

... C’est en frappant l’acier que je faisais de l’or!

JEANNE

Qu’avez-vous ce matin? Vous semblez d’humeur gaie?

LEBONNARD

D’abord, quoique tu sois encore fatiguée,

Que tu ne te sois pas remise à bien manger,

Je te sens très vivante et loin de tout danger!...

Et puis...

JEANNE, se rapprochant.

Et puis?

LEBONNARD

Et puis... je ne sais pas, moi, dame!

Mais j’ai vraiment — parfois — de la fermeté d’âme!...

Quand on est bon, il faut être un peu résistant:

Et — grâce à toi — j’ai pris du ton!... Je suis content.

JEANNE

Ah!

LEBONNARD

Mais oui!... Cependant, un progrès reste à faire:

C’est de savoir parler, quelle que soit l’affaire,

Sagement, posément... Impossible! Pourquoi?

C’est que, timide encore et méfiant de moi,

Vois-tu, je prends toujours trop d’élan et je saute

Trop haut, croyant toujours la barrière trop haute.

Mais je sais ce qu’il faut dire, et je le dirai.

Voilà!

JEANNE, dans ses bras, à ses genoux.

Que je vous aime, ô mon père adoré!

LEBONNARD, la contemplant.

Mais où donc as-tu pris ton âme? Elle est exquise.

JEANNE

Un peu de vous.

LEBONNARD

Oh! non. Veux-tu que je te dise?

C’est vrai que j’ai du bon: tu me l’as révélé;

J’avais un peu d’or brut, — et tu l’as ciselé.

Tu l’as limé, taillé, le cœur du vieil orfèvre!

Tiens, autrefois les mots s’arrêtaient sur ma lèvre:

J’étais comme muet.

JEANNE

Vraiment!

LEBONNARD

... Bègue plutôt;

Timide, j’hésitais. Quand j’essayais un mot,

L’on riait: je rentrais, effrayé, dans moi-même!

Mais étant écouté par quelqu’un qui vous aime,

Oh! alors, on se lance, et devenu vieillard,

Tu vois, je suis bavard avec toi, très bavard.

JEANNE, examinant tout à coup l’habit de Lebonnard.

Si ma mère vous voit cet habit hors d’usage,

Gare à vous!

LEBONNARD

Quand je l’ai, c’est signe de courage!

D’un air mystérieux:

Aussi, depuis un mois, je le mets plus souvent.

Laisse. Je m’accoutume à tenir tête au vent!

JEANNE

Mais ma mère dira...

Lebonnard prend la broderie de sa fille sur une table et fait quelques points.

LEBONNARD

... ce qu’elle voudra dire,

Petite! Et j’aime mieux remplir ta tirelire

Que celle de monsieur...? l’allemand... mon tailleur.

JEANNE

Il est vrai que donner aux pauvres, c’est meilleur;

Et puis, dès qu’un journal de morale se fonde,

On s’adresse à mon père: — il faut que je réponde;

Ma tire-lire est pleine, et, vite, on reprend tout

Ce qui me vint petit à petit — d’un seul coup!

LEBONNARD, rêvant.

Je suis un ignorant ébloui de science,

C’est vrai! — Tout est douleur ici-bas... patience!

Le grand remède existe: on saura le trouver...

Et j’aide les penseurs, — ne pouvant que rêver.

SCÈNE II

LEBONNARD, JEANNE, MARTHE.

MARTHE, entrant.

Madame demandait tantôt mademoiselle.

JEANNE

Comment! tantôt!... J’y cours...

Elle se sauve en courant.

Lebonnard la regarde avec admiration, puis il va à la porte par où elle est sortie, l’ouvre, semble suivre un moment sa fille des yeux. Il revient enfin vers Marthe en hochant plusieurs fois la tête et en clignant de l’œil d’une façon qui signifie: «Hein, Marthe? quelle brave fille que ma fille!»

Marthe n’y contredit point.

SCÈNE III

LEBONNARD, MARTHE.

LEBONNARD

Lorsqu’on te dit: «Du zèle,»

Désignant sa fille.

C’est ça! — Hein, un joli modèle à copier?

MARTHE

Pour ça, oui!

LEBONNARD

Mais qu’as-tu, là?... Fais voir ce papier.

MARTHE

Pour ça, non!... Vous ni moi ne pouvons nous permettre,

Madame ayant parlé, d’y reprendre une lettre.

Les repas pour huit jours sont réglés là-dessus.

LEBONNARD

Allons, donne!... ou tu vas me fâcher!

MARTHE

Bon Jésus!

Je voudrais bien — pour voir! — vous voir mettre en colère.

LEBONNARD

Tu m’y verras, si tu te plais à me déplaire.

MARTHE, croisant les bras.

Tiens, c’est du nouveau, ça?

LEBONNARD, s’essayant à l’autorité.

J’entends qu’on soit soumis.

Donne-moi ce papier...: nous serons bons amis.

MARTHE, lui tendant le papier à contre-cœur.

Voilà, monsieur.

LEBONNARD, lui arrachant le papier. Il le lit.

Fort bien! Potage à la royale!

Et Bouchée à la reine! Est-ce un roi, qui régale?

Ou monsieur Lebonnard, un ancien horloger,

Qui commande un menu parce qu’il faut manger?

... Ma fille (entendez-vous, Marthe?) est encor malade!

Je demande un menu; ça, c’est une charade!

Et je ne peux passer trois jours à deviner

Si j’ai du bœuf, ce soir, — bien saignant, — pour dîner!

MARTHE

Mais...

LEBONNARD

Aimez toutes les noblesses, même fausses,

Mais ne m’en fourrez pas, que diable! dans mes sauces!

MARTHE

Voilà ma soupe au lait qui monte en un moment!

LEBONNARD, s’asseyant.

Fais pour ce soir un bon rôti, tout uniment.

MARTHE

Corriger le menu, monsieur! c’est impossible!

LEBONNARD. Il se lève, son tablier à la main.

Je comprends: ta besogne est parfois très pénible...

Eh bien, j’irai t’aider! — Jeanne est malade.

MARTHE, secouant la tête d’un air entendu.

Oh! non!

Pour son mal, maladie est trop un vilain nom...

J’ai très bon œil encor, quoiqu’un peu sourde et vieille...

LEBONNARD, effrayé, à voix basse.

Je sais. Mais parle-moi de la chose à l’oreille.

MARTHE

Elle se porte mal... depuis qu’elle va mieux.

Son jeune médecin... n’était pas assez vieux!...

LEBONNARD, clignant de l’œil.

Eh! oui! C’est le docteur qui serait le remède.

MARTHE, frappant sur le papier qu’elle tient.

Quant à rien changer là, monsieur, — que Dieu vous aide!

Mais il faut en parler à madame d’abord.

LEBONNARD, d’un air piteux.

Elle criera beaucoup...

MARTHE, l’interrompant.

Mais vous crierez plus fort.

LEBONNARD

Hum!... j’aime mieux que tu m’arranges ça toi-même.

MARTHE

Vous croyez donc qu’ici l’on m’écoute et qu’on m’aime?

Moi qui depuis trente ans sers dans cette maison,

On me gronde à tout bout de champ et sans raison,

Et l’on espère, en me malmenant de la sorte,

Qu’un beau jour je prendrai — de moi-même — la porte!

LEBONNARD

Chut!... plus bas!

MARTHE

J’ai connu madame à son comptoir:

C’est ça mon crime.

LEBONNARD, résigné.

Eh! je sais bien!...

Énergique, après avoir réfléchi:

Il faudra voir.

MARTHE

C’est votre mot. Voilà longtemps que vous le dites!

LEBONNARD

Avant d’agir, on doit bien mesurer les suites,

Ma bonne; chaque chose arrive dans son temps;

Tout vient à point à qui sait attendre. J’attends...

Que l’heure sonne...

MARTHE

A laquelle de vos pendules?

LEBONNARD

J’en conviens, j’ai beaucoup et de gros ridicules.

N’importe! Je saurai vouloir... A quel moment?

Eh! mon Dieu! quand il le faudra, tout bonnement...

MARTHE

Et quand le faudra-t-il?

LEBONNARD, avec fermeté.

Quand il faudra défendre

Ma fille... C’est pourtant bien facile à comprendre:

Comprends-tu?

MARTHE

Oui... et non.

LEBONNARD, d’un ton confidentiel.

Ma femme, —je le vois,—

Songe à donner à Jeanne un mari de son choix;

Qu’en penses-tu?

MARTHE

Ce que vous en pensez vous-même.

LEBONNARD

Eh bien, je défendrai Jeanne et l’homme qu’elle aime.

Marthe hausse les épaules avec dédain pendant que Lebonnard regarde les portes avec inquiétude.

Voyons, Marthe, aidons-nous l’un l’autre... Je sais bien

Qu’on veut te chasser, mais je suis là; — ne crains rien...

Et change ce menu... Voyons, réfléchis... bête!

Elle criera, oui; mais la chose sera faite.

L’autorité d’un fait accompli, — tout est là.

On s’impose — et tout suit.

MADAME LEBONNARD, dans la coulisse.

Marthe!

MARTHE, goguenardant.

Recevez-la;

Imposez-vous, monsieur! — Pour moi, je gagne au large.

Ah! nous sommes pincés, monsieur! gare la charge!

Lebonnard, voyant entrer sa femme, fourre maladroitement et à moitié dans sa poche le petit tablier qu’il avait à la main depuis un instant.

SCÈNE IV

LEBONNARD, MARTHE, Mme LEBONNARD,
puis LE LAQUAIS.

MADAME LEBONNARD, brutalement, à Marthe.

Que faites-vous ici?

A son mari.

De quoi lui parlez-vous?

A Marthe.

Que lui disiez-vous là, vous, d’un air en dessous?

MARTHE

Madame...

MADAME LEBONNARD

Taisez-vous, quand je vous interroge!

La servante est en faute, et le maître déroge.

A Marthe qui fait un mouvement.

Je vous chasserai!

LEBONNARD, timide et insinuant.

Non.

MARTHE, à Lebonnard.

Vous êtes trop bon, vous!

MADAME LEBONNARD, le foudroyant du regard.

Je la chasserai.

A Marthe.

Vous, croyez-moi, filez doux!

Marthe sort et rencontre à la porte le laquais en grande livrée rouge et dorée. Elle s’efface pour le laisser passer.

Le laquais traverse le théâtre devant Lebonnard et derrière madame Lebonnard; il vient prendre et il emporte un service à thé.

SCÈNE V

LEBONNARD, Mme LEBONNARD.

LEBONNARD, conciliant et timide.

Vous ne chasserez pas celle-là?... je vous prie...

Votre grand laquais rouge et son effronterie

M’intimident... J’entends garder, moi, — par fierté —

Mon rang de travailleur... et Marthe!

MADAME LEBONNARD

En vérité!

LEBONNARD

Elle a nourri Robert; et c’est une bonne âme.

Elle vous a servi trente ans, la brave femme!

Vos enfants les premiers ne voudraient pas...

MADAME LEBONNARD

Pourquoi

«Vos enfants?» On dirait qu’ils ne sont rien qu’à moi!

LEBONNARD

Nos enfants, je le veux.

MADAME LEBONNARD

Veuillez ou non, — la chose

Est ainsi. Nos enfants sont nôtres, je suppose!

Vous avez pris Robert en grippe, voilà tout.

LEBONNARD, s’affermissant un peu.

Vous et lui, tous les jours, vous me poussez à bout.

MADAME LEBONNARD

Il voit bien que sa sœur est votre préférée.

LEBONNARD, vivement, avec gravité.

Préférence aujourd’hui méritée — et sacrée!

Contre lui, contre vous, seule elle me défend.

Très attendri:

Et je dis que je suis le fils de mon enfant!

MADAME LEBONNARD.

Fort bien. — Mais Robert souffre, et je souffre moi-même

De vous voir maltraiter un bon fils, — qui vous aime!

Et c’est étrange à vous, qui prêchez la bonté!

Mais vous n’êtes, au fond, qu’un rageur entêté!

Lebonnard approuve gaîment d’un geste chacune des épithètes malsonnantes que lui décoche sa femme.

LEBONNARD, finement.

Et puis?

MADAME LEBONNARD

... au moral, comme au physique, un myope;

Un avaricieux, — qui se croit philanthrope;

Bon?... par lâcheté pure! et doté par hasard

D’un vilain nom, qu’on croit fait exprès: Lebonnard.

LEBONNARD, avec une souriante bonhomie.

Oui, c’est bien mon portrait... dans ma caricature.

Devenant sévère.

N’importe! J’ai souffert cette plus grave injure

De voir un brave enfant, — qui, tout petit, m’aimait, —

Me railler, parce que sa mère le permet!

Madame Lebonnard hausse les épaules.

J’ai la déception, chaque jour plus amère,

De le voir, contre moi, s’allier à sa mère,

Et rire, — en s’en allant de mes pauvres vieux bras,

Sans qu’il se sente ingrat parmi les plus ingrats!

MADAME LEBONNARD

C’est un réquisitoire en règle!

LEBONNARD, s’exaltant tout à coup.

C’est possible!

Mais tout ça me révolte enfin!

MADAME LEBONNARD, narquoise.

Il est terrible!

Sur quelle herbe avez-vous marché, mon cher époux?

LEBONNARD, emballé brusquement.

Sur l’herbe de sagesse! ainsi, méfiez-vous!...

La coupe verse pour une dernière goutte!...

Il n’est mouton si doux que le loup ne redoute,

S’il prend la rage, ayant été mordu: je dis

Que les timides sont parfois les vrais hardis,

Et que l’audace alors n’a plus qu’à se défendre!

Je suis las d’être sot, faible, bonhomme et tendre!

Pour ma défense à moi, je suis resté poltron...

Pour Jeanne, je suis homme à vous heurter de front!

MADAME LEBONNARD

Mais, mon Dieu! qu’avez-vous? Qu’est ce qui vous anime?

LEBONNARD, bégayant de rage.

J’ai... que je suis honteux d’être pusillanime!...

Éclatant avec plus de violence encore que la première fois.

Que Jeanne m’inquiète!... Enfin tous vos repas

Sont faits d’une façon qui ne lui convient pas!...

Je vous l’ai déjà dit cent fois, mais on s’en moque!...

Je veux...

Subitement calmé, il achève d’un ton goguenard:

... du bœuf saignant et des œufs à la coque.

Il s’assied à son établi.

MADAME LEBONNARD

Oh! Que de bruit pour rien! On fera ce qu’il faut,

Sans que vous le preniez, pour cela, de si haut!

Portant son mouchoir à ses yeux.

Suis-je mauvaise mère?

Elle s’assied d’un air d’affliction.

LEBONNARD, décontenancé, la regardant
par dessus ses lunettes.

Excusez-moi, ma femme...

Je craignais, à propos d’un détail que je blâme,

Un refus!... J’étais prêt à la lutte... On a tort,

Avant d’être attaqué, de répondre d’abord!...

Voyez-vous, on se sent un peu faible... on s’entraîne...

Et je ne voulais pas vous faire de la peine.

Il se remet au travail, après avoir tiré de sa poche et développé, non sans affectation, son petit tablier.

MADAME LEBONNARD, qui, suffoquée, le regarde faire.

Eh! mais, que faites-vous!... Vous travaillez, je crois!

LEBONNARD, calme, sentencieux, la loupe à l’œil.

Il y a beaucoup plus d’ouvriers que de rois.

Moi, j’étais horloger.

MADAME LEBONNARD, avec hauteur.

Bijoutier, je vous prie!

LEBONNARD, bonhomme.

Ma foi! n’est pas qui veut maître en horlogerie!

Pour bijoutier, — c’est vrai, nous vendions des bijoux;

Même on vous appelait... (nous sommes entre nous)

La belle bijoutière; — et ce qui vous chagrine,

C’est qu’on m’a vu longtemps derrière ma vitrine,

La loupe à l’œil, la pince au doigt!... Ça me distrait...

S’il ne travaillait plus, Lebonnard en mourrait.

MADAME LEBONNARD

Cachez-vous-en du moins; faites ce sacrifice!

LEBONNARD

Nul doute, le croyant juste, que je le fisse;

Avec finesse et la regardant par-dessus ses lunettes.

Mais je ne comprends pas... j’eus toujours l’esprit lent.

On entend le roulement doux d’une voiture. Mme Lebonnard jette un coup d’œil à la fenêtre.

MADAME LEBONNARD

Le marquis!

Elle se rapproche de Lebonnard.

Donnez-lui son titre en lui parlant.

LEBONNARD

Ça ne se fait point. — Moi qui sors d’une boutique,

Je me ferais l’effet d’être son domestique.

MADAME LEBONNARD, d’un ton de confidence.

Il pense à marier Jeanne.

LEBONNARD, frappé; il relève la tête.

Ah?... Il faudra voir!

MADAME LEBONNARD, désignant les outils de Lebonnard.

Cachez vite cela. Je vais le recevoir.

Elle fait mine d’enlever l’établi. Lebonnard s’y oppose. Alors, apercevant la housse oubliée par le laquais, elle l’enlève vivement et, en sortant, la jette sur les bras de Lebonnard, qui la lance au hasard sur un meuble où elle s’étale en évidence.

Lebonnard range ses outils.

SCÈNE VI

LEBONNARD, JEANNE.

JEANNE, entrant.

On vient chercher Robert pour une promenade

A cheval!

LEBONNARD, vivement.

Mais pas toi? Je te sens trop malade!

JEANNE, souriant.

J’allais si bien tantôt, mon père? et maintenant?...

LEBONNARD

Tu vas bien... pas assez... Tout dépend du moment.

Jeanne, apercevant la housse oubliée, la plie soigneusement et la pose sur une table.

JEANNE

Soit, je resterai.

LEBONNARD

Oui.

JEANNE

Eh! mais... que je vous gronde!

Encor ce vieil habit? Pour recevoir du monde!

Je vous ai dit pourtant...

Lebonnard regarde avec complaisance les pans et la doublure de son vieux vêtement de combat, qui est une manière de paletot-sac.

LEBONNARD

J’y suis fait, que veux-tu?

JEANNE câline.

Il est râpé, taché... Nous sommes donc têtu?

Voyons, que dira-t-on de votre pauvre fille,

A voir de quels chiffons ce bon père s’habille?

On en dira du mal, sans me calomnier,

Père!

Avec espièglerie.

Et je ne serai plus bonne à marier!

LEBONNARD, gaîment.

Vite, alors!... l’habit neuf!

Elle sort et revient avec l’habit neuf qui est une grande redingote, très longue.

LEBONNARD, mettant l’habit neuf.

Vingt-cinq ans, c’est un âge!

Et tu dois bien songer toi-même au mariage?

JEANNE

C’est à dire à quitter mon père, un beau matin,

Un bonheur assuré?...

LEBONNARD

Pour un autre!

JEANNE

Incertain!

Oh! non, je ne veux pas.

LEBONNARD, attentif.

Les raisons, je vous prie?

JEANNE, très simplement.

D’abord, dans quelques jours, mon frère se marie.

LEBONNARD, qui ne comprend pas.

Eh bien?

JEANNE

Vous perdriez vos deux enfants!

LEBONNARD, comprenant et fronçant le sourcil.

Comment!

Et tu croirais me plaire avec ce dévouement!

D’un ton sentencieux et pénétré, convaincu:

Trop de bonté, ça mène au malheur!... Eh! que diable!

J’aurais tout au contraire une peine incroyable

A sentir que pour moi, tu renonces... Ah! non!

Avec finesse.

Tiens, nous aimons déjà quelqu’un?

Avec bonhomie.

Dis-moi son nom?

JEANNE, vivement.

Non, je n’aime personne!

LEBONNARD

... Ouais! mais si je devine,

J’enverrai ton bonnet de Sainte-Catherine

Moi-même, par-dessus les moulins!... Vois-tu bien,

Je ne peux plus avoir de bonheur que le tien.

Courage!... Glisse-moi ton secret à l’oreille...

JEANNE

Je n’ai pas de secret.

LEBONNARD, la menaçant du doigt.

Cache-toi bien: je veille.

SCÈNE VII

LEBONNARD, JEANNE, LE MARQUIS, en tenue de cheval.

LE MARQUIS, entrant.

Eh! bonjour, cher monsieur Lebonnard!

LEBONNARD

Serviteur.

LE MARQUIS à Jeanne.

Bonjour, vous, adorable enfant!

JEANNE

Toujours flatteur!

LEBONNARD au marquis.

Votre fille, monsieur?

LE MARQUIS

Au jardin. Elle montre

A Robert un cheval — excellente rencontre

D’hier matin; — l’étoile au front, le poil tout noir;

Miss Flora, mille écus; c’est pour rien.

JEANNE

Je vais voir

Miss Flora!

Elle sort. — En sortant elle reprend et emporte la housse qu’elle a si soigneusement pliée tout à l’heure.

SCÈNE VIII

LEBONNARD, LE MARQUIS.

Le marquis regarde l’heure à sa montre.

LEBONNARD

Elle va?

LE MARQUIS

Pas très bien.

Lebonnard prend la montre, et, tout en causant, la règle avec soin.

LE MARQUIS, regardant par la fenêtre de la vérandah.

Une belle pouliche!

LEBONNARD

Tout le monde, monsieur, ne sait pas être riche.

LE MARQUIS

Oh! riche, cher monsieur Lebonnard, riche, non;

Car ma fortune à moi n’égale plus mon nom.

C’est vous qui l’êtes, riche.

LEBONNARD

Eh! moins qu’on ne suppose!

Comme inventeur, c’est vrai, j’ai gagné quelque chose,

Et puis mon frère aîné m’a laissé tout son bien,

Mais près de vous, je n’ai presque rien.

LE MARQUIS se récriant.

Presque rien!

LEBONNARD

C’est un pauvre à Paris, — qu’un riche de province.

J’ai deux enfants. Mon fils a de vrais goûts de prince;

Son train de vie eût pu même vous effrayer...

Un enfant gâté, — peu commode à marier!

Aussi je suis heureux...

LE MARQUIS

N’ajoutez rien, de grâce;

Ce Robert est en tout gentilhomme de race!

Vous parlez comme si nous nous aimions d’hier...

Moi qui, depuis longtemps...

LEBONNARD, finement.

Oui, vous n’êtes pas fier.

Il lui rend la montre.

LE MARQUIS, achevant sa phrase.

Viens tous les jours ici... Je suis de la famille!...

Avec l’autorité du gentilhomme qui s’oublie:

J’ai toujours destiné votre fils à ma fille.

LEBONNARD, finement et le regardant par-dessus ses lunettes.

Vraiment?

LE MARQUIS, se levant; à part.

J’ai mes raisons.

Haut.

Ma fille, plus que moi,

Tient aux traditions de son nom, mais, ma foi,

Le vôtre est parmi ceux qu’avec respect on nomme.

LEBONNARD, d’un ton ambigu.

Vous êtes bon, monsieur.

LE MARQUIS, rondement, et faisant le geste
de lui donner une tape sur le ventre.

Vous êtes un brave homme!

Et votre fils, monsieur, un gentleman parfait.

Entre Robert.

SCÈNE IX

LEBONNARD, LE MARQUIS, ROBERT, en tenue de cheval.

ROBERT, entrant.

Me voilà. — Je suis prêt!

LE MARQUIS, frappant sur l’épaule de Robert.

Mais charmant, en effet!

Savant, quoique avocat; plein de cœur.

LEBONNARD, gravement.

Je l’espère.

LE MARQUIS

Il est brave et bon!...

Souriant.

Bon... pas autant que son père,

Fort heureusement! mais vous, mon cher, grand pardon,

Vous fûtes de tout temps un peu faible, trop bon!...

Eh! que diable! la vie est une ardente lutte...

Sans doute on suit du cœur un blessé dans sa chute,

Mais tant pis pour qui tombe!... on marche un peu dessus.

«Place aux forts,» — dit Darwin.

LEBONNARD, souriant avec malice.

Oui... mais que dit Jésus?

LE MARQUIS

Hola! Je vous croyais libre penseur en diable?

LEBONNARD

Libre rêveur! Mais votre thèse est effroyable!

Et, vous sachant dévot, j’ai nommé votre Dieu.

Moi, si mon voisin tombe, eh bien... je l’aide un peu!

Je ne distingue point la Pâque de Vigile,

Ma foi non, mais j’admire et j’aime l’Évangile

Où souffre un pauvre Dieu... patient sous l’affront.

C’est la force du cœur, monsieur.

Avec intention:

Les doux vaincront.

LE MARQUIS

Ah! Bravo, l’abbé!... Mais...

SCÈNE X

LEBONNARD, LE MARQUIS, ROBERT, BLANCHE, en amazone, JEANNE, Mme LEBONNARD paraissant au fond.

ROBERT, allant vers Blanche, au fond.

L’un prêche et l’autre raille...

Adieu la promenade! Une heure de bataille.

LE MARQUIS à Lebonnard, poursuivant la conversation.

La mécanique est en progrès, mais le cœur, pas!

LEBONNARD

Si! Le cœur change! Il suit le progrès pas à pas...

Civilisation, art, science, industrie,

Tout ce progrès visible, où va-t-il, je vous prie?

Au carrefour où vont finir tous les chemins:

A l’élargissement des sentiments humains!

LE MARQUIS, attentif.

Où diable prenez-vous ces choses? Dans quel livre?

LEBONNARD, tenant par la main sa fille
qui, depuis un instant, s’est rapprochée de lui.

Ma fille me les lit. — Et puis... je la vois vivre!

ROBERT, s’avançant; avec suffisance.

Je suis du sentiment de monsieur le marquis,

Moi!... Deux races: vainqueurs et vaincus; les conquis,

Les conquérants; le faible et le fort; c’est faiblesse

Que d’être tendre à qui nous attaque et nous blesse:

Sois fort, — si tu veux être!

En gesticulant avec sa cravache, il fait tomber une petite pendule qui se trouvait sur l’établi de Lebonnard.

BLANCHE, moqueuse.

Oui! c’est beau d’être fort!...

Et surtout d’être adroit!

LEBONNARD

Il regarde avec chagrin la pendule qu’il ramasse. Il soupire, la replace sur l’établi et, faisant un effort pour sourire:

Allons, j’ai toujours tort.

LE MARQUIS, lui tapotant sur l’épaule
trop familièrement.

Vous, vous êtes du bois dont on fait les apôtres...

... Mais partons-nous?

Gaiement.

Voyons, morbleu, soyez des nôtres:

A cheval!...

ROBERT, pouffant de rire.

Je voudrais voir mon père à cheval!

Très drôle!

LEBONNARD, qui a entendu, blessé.

En vérité?

JEANNE, bas à Robert.

Ah! Robert, c’est bien mal!

LEBONNARD, debout, au milieu.

A votre âge, mon fils, — pauvre, sans espérance

De fortune, — je fis à pied mon tour de France,

Afin que vous eussiez de beaux chevaux plus tard,

Et de l’esprit, du bon, — aux dépens d’un vieillard!

MADAME LEBONNARD

Vous souriez souvent à plus forte malice!

LEBONNARD

Eh!... c’est qu’il faut qu’un jour toute chose finisse!

Ce n’est pas sa gaîté qui m’indigne, d’abord;

C’est qu’il érige en droit sa raison du plus fort!

Et si c’est de ce droit qu’il raille, je l’engage,

Tout fort plaisant qu’il est... à changer de langage.

BLANCHE, bas à Robert.

Excusez-vous, Robert; il a vraiment raison.

ROBERT

Mon père...

LEBONNARD, brusquement attendri et lui prenant la main.

Oh! je t’ai fait du chagrin, mon garçon?...

Pardonne-moi!... Vois-tu, lorsque je suis sévère,

C’est par amour pour toi... C’est exigeant, un père!

On voudrait voir son fils toujours beau, toujours bon...

Profondément ému.

Et je t’aime bien, moi, mon cher enfant!

ROBERT

Pardon,

Mon cher père!...

LEBONNARD, à Blanche.

C’est bien à vous, mademoiselle!

Lorsque — belle — on est bonne, on est encor plus belle.

Qu’il soit digne de vous, — et vous serez heureux!...

Surmontant son attendrissement, et d’un ton très alerte.

Allons, allons, sortez, vivez, mes amoureux,

Et courez à cheval... sans vous casser la tête!

Il est beau, ce cheval?

BLANCHE

Une superbe bête!

LEBONNARD, regardant par la fenêtre.

Superbe! — Allons, je veux te voir sur ton cheval,

Mon fils, — faire très bien... ce que je ferais mal.

A sa femme.

Je garde Jeanne.

ROBERT, qui cause avec les jeunes filles.

Allons.

LE MARQUIS, haut.

Une seconde encore.

A Madame Lebonnard, bas:

Parlons-lui du projet Martignac — qu’il ignore.

Martignac veut savoir.

MADAME LEBONNARD, à son mari.

Mon ami, j’ai trouvé,

Pour Jeanne, le parti que j’ai longtemps rêvé:

Un homme à peine mûr, mais bien; parfait!

LEBONNARD, inquiet.

Qu’on nomme?

LE MARQUIS, s’avançant.

Martignac.

MADAME LEBONNARD, se rengorgeant.

Il est comte!

LEBONNARD, bas, avec un accablement comique.

Encore un gentilhomme!

J’en étais sûr!

Haut.

Eh bien, ma femme... je verrai;

Mais peut-être... aime-t-elle...

MADAME LEBONNARD, redressant l’oreille.

Hein!

Elle regarde Lebonnard avec stupéfaction.

LEBONNARD, d’un ton mal assuré.

... le docteur André.

MADAME LEBONNARD, stupéfaite et révoltée.

Vous dites: le docteur!

LEBONNARD, prenant de l’assurance.

Qu’est-ce qui vous étonne?

C’est un savant, un vrai; sa clientèle est bonne;

Il est habile, il est honnête, et j’ai cru voir

Qu’il fait volontiers plus et mieux que son devoir.

MADAME LEBONNARD, suffoquée.

Ah?... Eh bien! je l’attends, celui-là! — qu’il revienne.

LEBONNARD, à part.

Ne heurtons pas trop tôt mon idée à la sienne.

Haut.

Il faudra voir, ma femme... et surtout bien songer

Qu’il fut, lorsque ma fille était en grand danger,

D’un dévouement!

MADAME LEBONNARD, méprisante.

Mon Dieu! son métier le commande:

On y mettra le prix.

LEBONNARD, s’inclinant.

Vous avez l’âme grande.

LE MARQUIS, poliment, à Lebonnard.

Martignac est un nom illustre et bien porté;

S’il vous plaisait, — pour moi, j’en serais enchanté.

SCÈNE XI

Les mêmes, UN DOMESTIQUE.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Le docteur André.

Le domestique sort.

MADAME LEBONNARD, menaçante.

Ah!...

ROBERT, gentiment, à sa sœur, à gauche.

Le bonheur de la vie,

C’est d’aimer!... Et cela ne te fait pas envie?

Je t’en prie, aime donc! aime donc: c’est charmant!

Regarde-moi: je suis le bonheur même; aimant,

Aimé, je suis aimé! C’est la vie et la joie!

BLANCHE

Fat!

ROBERT, à sa mère.

... Eh bien, ce docteur?

LEBONNARD, allant vers la porte de droite.

Le voici.

ROBERT

Qu’on le voie

Et qu’il nous laisse en paix!... Si nous filions?

JEANNE, fâchée.

Robert!

ROBERT, gentiment à Jeanne.

Tiens, tiens! vous rougissez, vous?... J’aurai l’œil ouvert.

SCÈNE XII

LEBONNARD, Mme LEBONNARD, JEANNE, BLANCHE,
ROBERT, LE MARQUIS, ANDRÉ.

ANDRÉ, entrant et riant, à Lebonnard
qui est allé au-devant de lui.

Marthe me consultait...

S’apercevant qu’ils ne sont pas seuls et saluant.

Oh! pardon!

ROBERT, gaiement, à Jeanne, bas.

Pas un geste:

On t’observe!

JEANNE, à Robert, bas.

Tais-toi!

ANDRÉ

Vous sortiez?

LEBONNARD, vivement.

Moi, je reste.

MADAME LEBONNARD, à son mari.

Le docteur ne vient pas pour vous!

ROBERT, à Jeanne.

Oh! ça, c’est clair.

MADAME LEBONNARD, au docteur.

Mais nous emmenons Jeanne en voiture, au grand air.

Vous avez ordonné les longues promenades,

Et nous vous laisserons à vos autres malades.

A son mari.

Monsieur Lebonnard?

LEBONNARD

Quoi?

MADAME LEBONNARD

Mon ombrelle, mes gants.

Vite!

LEBONNARD, déconcerté.

C’est moi qui dois?... A quoi servent vos gens?...

Votre laquais doré, fier comme une Excellence?...

MADAME LEBONNARD

Je vous en prie.

LEBONNARD, bas.

Encore un peu de patience.

A André.

Attendez-moi, je veux vous parler un moment.

Il sort.

SCÈNE XIII

Les mêmes, moins LEBONNARD.

MADAME LEBONNARD, bas au marquis.

Je vais l’exécuter poliment, vivement.

LE MARQUIS, de même.

Sous quel prétexte et qu’a-t-il fait?

MADAME LEBONNARD

Oh! rien encore!

Je le devance.

Elle va parler au docteur qui l’écoute en regardant Jeanne. Jeanne, Blanche, Robert sont à gauche, André et Mme Lebonnard à droite.

BLANCHE, à Jeanne.

Il dit — du regard — qu’il t’adore.

MADAME LEBONNARD, au docteur, qu’elle prend à part.

Un mot. — Elle n’est plus malade, n’est-ce pas?

ANDRÉ

Non, je viens... en voisin.

JEANNE, bas, regardant sa mère et André.

Que disent-ils tout bas?

MADAME LEBONNARD

Eh bien, monsieur... j’aurai tous les regrets du monde...

Et ma reconnaissance est — croyez-le — profonde...

Nous aurions tous ici du plaisir à vous voir...

Mais le monde est méchant, et j’ai, moi, le devoir

De surveiller de près l’honneur de la famille...

Vous venez... en voisin... chez une jeune fille,

Qui sera fiancée avant trois jours au plus.

ANDRÉ, troublé.

Avant trois jours!

MADAME LEBONNARD

Tels sont nos projets, résolus.

ANDRÉ

Puis-je savoir si c’est bien de sa part, madame?...

MADAME LEBONNARD, prétentieuse.

Nos seules volontés guident cette jeune âme...

Profitant d’un mouvement de Jeanne qui détourne les yeux sous le regard d’André.

Vous voyez ce regard qui se détourne?...

ANDRÉ, avec une surprise douloureuse.

Ah! — Bien.

MADAME LEBONNARD

C’est compris?

ANDRÉ

Certe!

MADAME LEBONNARD

Alors, je n’ajouterai rien!

Elle lui tourne le dos.

ANDRÉ, saluant Mme Lebonnard
qui lui a déjà tourné le dos.

Merci!

SCÈNE XIV

Mme LEBONNARD, JEANNE, BLANCHE, ROBERT,
LE MARQUIS, ANDRÉ, LEBONNARD.

LEBONNARD, à sa femme lui présentant l’ombrelle
et les gants, avec un salut comique.

Voilà, — baronne!

LE MARQUIS, à Lebonnard, lui montrant le groupe
des jeunes gens.

Hein? Voyez: ça nous pousse!

Leur bonheur, ça nous tue!

LEBONNARD

Oui, mais d’une mort douce.

Au docteur avec audace, très haut.

Eh bien! docteur, de voir ces enfants rire entre eux,

Cela ne vous dit rien? Vous restez ténébreux?...

Quand vous mariez-vous?... On y pense, — à votre âge!

MADAME LEBONNARD

Que lui chante-t-il donc?

LEBONNARD

Pensez... au mariage.

ANDRÉ, à voix haute, tous l’écoutant.

Au mariage?... Non! je n’y pense jamais;

Et je n’y songeais pas, même au temps où j’aimais.

Je suis un travailleur, volontiers solitaire...

MADAME LEBONNARD, à part.

Sa vie (on me l’avait bien dit) cache un mystère!

ANDRÉ

J’ai parfois éprouvé le regret infini

D’un foyer nombreux, doux et tiède comme un nid...

S’adressant à Mme Lebonnard.

Mais mon destin n’est pas de ce côté, madame...

Je vivrai vieux savant, pour l’étude, — sans femme!

Et j’ai noté, parmi les beaux vers que j’ai lus,

Ce vers si simple: «On m’a blessé, je n’aime plus.»

Vous sortiez... On m’attend... Je suis pressé moi-même.

Il salue et sort.

SCÈNE XV

Les mêmes, moins ANDRÉ.

LEBONNARD, avec éclat, mais le dos tourné au public et frappant
de la main sur la console qui est au fond.

Pourquoi le chasse-t-on, cet homme?... Jeanne l’aime!

JEANNE, vivement.

Non, mon père!

MADAME LEBONNARD, violemment.

... Eh bien, oui, — j’ai, peut-être un peu tard,

Réglé son petit compte à l’homme du grand art.

Je fus une imprudente, ayant vu sa figure,

D’introduire chez moi ce monsieur, car j’augure

Qu’il n’a pas plus de bien que de renom acquis,

Et qu’il ferait un gendre indigne... du marquis!

LEBONNARD, au marquis, avec simplicité et noblesse.

Défendez-vous, monsieur.

LE MARQUIS, avec quelque embarras.

Je suis surpris moi-même...

Je le connais peu, lui;... mais s’il est vrai qu’on l’aime...

BLANCHE, entourant de ses bras Jeanne
qui est tombée assise et qui cache son visage.

Ne la torturez pas!... Quand même elle aimerait

Cet André, ce docteur, — et c’est là son secret, —

Quel mal y verrait-on, si c’est un honnête homme?

André vaut Lebonnard. — C’est André qu’il se nomme?

Tout nom sans tache est noble: on peut en être fier.

Quelqu’un parlait de lui chez les Reynold, hier:

On en disait du bien; on citait son courage.

JEANNE, se jetant au cou de Blanche.

Ah! ma sœur!

MADAME LEBONNARD, à part.

Elle l’aime!

JEANNE, à Blanche, bas, avec douleur.

Il a senti l’outrage!

ROBERT, à Jeanne, avec affection.

Il me plaît, ton docteur... il est presque élégant!

BLANCHE

Viens-tu, Jeanne?

LEBONNARD, vivement.

Un moment!

A Jeanne, avec fermeté.

Reste.

MADAME LEBONNARD, au marquis qui sort avec elle.

Oh!... un intrigant!

LEBONNARD, montrant Jeanne à Robert qui était sorti
avec Blanche et qui revient chercher sa sœur
.

Elle reste...

Robert hésite un moment, comme s’il allait parler et insister pour emmener Jeanne.

JEANNE, à Robert doucement.

Je reste.

Robert sort, en hochant la tête.

Jeanne va vers son père et lui met les bras autour du cou.

SCÈNE XVI

LEBONNARD, JEANNE.

JEANNE, appuyant sa tête sur la poitrine de Lebonnard.

Ah! que je suis confuse!

LEBONNARD, souriant.

Sois tranquille... Il aura le bonheur qu’il refuse.

Tu l’as choisi... c’est moi qui vais te le donner.

JEANNE, avec un cri de joie, qu’elle regrette aussitôt.

Ah!... Mais pardonnez-moi... d’aimer.

LEBONNARD, étonné d’abord.

Te pardonner?

Comment? — Ah! je comprends!...

JEANNE

Oui, si je me marie,

N’allez-vous pas rester seul ici!

LEBONNARD, la serrant sur son cœur.

Ma chérie!

JEANNE, toujours suspendue au cou de son père.

Mais, — papa, — votre cœur peut être rassuré:

Ma mère ne veut pas... et je vous resterai.

Lebonnard la tient dans ses bras. Ils sont debout; il semble la bercer.

LEBONNARD

Oh! les doux bras d’enfant qui bercent ma vieillesse!

... Je ne te perdrai pas. Laisse-moi faire, laisse.

Moi, si faible jadis, tu me rends très fort... Tiens,

D’un ton d’assurance mystérieuse.

Je ferai ton bonheur, — et j’en ai les moyens!...

JEANNE, étonnée.

Ah?

LEBONNARD

... Oui, va... je veux, moi, ce que ma fille espère!

JEANNE

Mon cœur est dans vos mains: je suis tranquille, — père.

Il l’accompagne jusqu’à la porte. Elle sort, il se met à siffloter l’air de Malborough, en se frottant les mains.

SCÈNE XVII

LEBONNARD, LE LAQUAIS.

Le laquais entre à droite au moment où Lebonnard vient de s’asseoir à sa table. Le laquais traverse la scène et sort à gauche. Lebonnard lui fait, par derrière, un grand salut ironique, puis il se rassied à son établi et, la loupe à l’œil, se remet à travailler en sifflotant.

SCÈNE XVIII

LEBONNARD, MARTHE.

MARTHE, entrant, toute agitée.

Monsieur? — Madame...

LEBONNARD

Quoi?

MARTHE, poursuivant.

... vient de me dire en bas:

— «Si le docteur André revient, — tu lui diras

Qu’on est sorti!» — «Jamais, madame!»

LEBONNARD

Elle a dû rire.

C’est très bien!

MARTHE

— «Ça, madame, il faut le faire dire

A ce brave docteur... par votre grand laquais!»

LEBONNARD, réjoui, se frottant les mains.

Bien!

MARTHE, pleurant.

Alors elle a dit: — «Va faire tes paquets!»

Pour me traiter ainsi, faut-il me savoir bonne!

Incapable de haine et de trahir personne!

LEBONNARD, la regardant fixement.

Elle sait bien que tu te tairas — malgré tout!

MARTHE, tressaillant, stupéfaite.

Qu’entendez-vous par là?

LEBONNARD, avec une certaine solennité impérieuse.

Va, tais-toi jusqu’au bout,

Et ne pars pas!

MARTHE

Comment?

LEBONNARD

Oui, reste, souffre, expie!

Je n’accepte pas, moi, que l’on te congédie.

Qui sait? ton départ seul, ton chagrin, — tes remords

Eux-mêmes, — pourraient bien nous trahir au dehors!

Ils se regardent un moment en silence.

MARTHE, stupéfaite.

Vous saviez?...

LEBONNARD, avec force.

... ce qu’il est!... comment tu fus complice:

Tout!... Et quand j’eus appris le secret, — oui, nourrice, —

J’ai laissé respecter la mère... plus que moi.

Avec bonhomie.

... Robert n’est pas coupable.

MARTHE, confondue.

Il est ingrat!

LEBONNARD, très simple.

Pourquoi?

Il ne sait rien.

MARTHE, joignant les mains d’un air de vénération.

Grand Dieu! Vous êtes un saint, — maître!

LEBONNARD, portant une montre à son oreille.

Peuh!... je suis un bon vieux... qui radote, peut-être!...

Mais, Marthe, il ne faut pas partir. Tout le défend...

Elle veut lui baiser les mains et se mettre à genoux. Il l’en empêche.

Oui, je l’aime. Et je sais qu’il n’est pas mon enfant.

Marthe s’éloigne en levant les bras au ciel et en se retournant plusieurs fois vers lui d’un air d’admiration. Lebonnard met un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence. Elle sort.

SCÈNE XIX

LEBONNARD, seul.

Il se remet à travailler en sifflotant.

LEBONNARD, levant son petit marteau d’horloger.

Socrate a souffert plus que Jésus, dans son âme:

Jésus avait sa mère... et Socrate sa femme!

Deux pendules se mettent à sonner avec des timbres différents. Lebonnard règle ses montres.

Le rideau tombe lentement.

(Cul-de-lampe)

ACTE II

Même décor.


SCÈNE PREMIÈRE

LEBONNARD à gauche, debout sur un fauteuil, occupé à remonter une horloge, au fond à droite; JEANNE, brodant, à droite, près d’une table; ROBERT, en face d’elle, un livre à la main.

ROBERT

Mais qu’a donc notre mère à vouloir d’un futur

Comme ce Martignac, son jeune homme un peu mûr?

Quant au docteur, — il faut voir comme elle résiste!

Je l’ai vu plusieurs fois, lui, de loin, triste, oh! triste!...

Un médecin, c’est gai comme un enterrement!...

JEANNE, d’un ton de reproche affectueux.

Voyons!

ROBERT

Il est très bien... pas gai, non, mais charmant!

JEANNE

Malin! Je t’ai donné le reste de ma bourse,

C’est même mal: voilà mes pauvres sans ressource!

Tu me dis... des douceurs, par intérêt, — vilain.

ROBERT

Eh bien! non, ça n’est pas par intérêt. Malin,

Soit; vilain, non; je dois une assez ronde somme,

C’est vrai, — mais cependant je suis un honnête homme

Et je ne flatte pas ma sœur pour de l’argent!

... Parole!

JEANNE

J’ai voulu rire.

ROBERT

C’est outrageant!

Mais ça n’empêche pas que ton André me plaise...

JEANNE

Il me plaît, ça suffit.

ROBERT

Vous en parlez à l’aise,

Mademoiselle! — Il faut qu’un beau-frère, pourtant,

Plaise au beau-frère! — Eh bien! je suis assez content!

JEANNE

Et moi, j’adore Blanche.

ROBERT

Oh! ça, c’est aisé! — Peste,

Un ange!... comme toi!

JEANNE, lui donnant sa bourse.

Malin! — Voilà mon reste.

ROBERT, soupesant la bourse.

Que ça?

Il l’empoche.

LEBONNARD, à sa pendule, au fond, à droite.

Toi, c’est ton jour.

Il la remonte.

Mouvement genevois;

Excellent mouvement.

La pendule sonne. Il l’écoute en souriant.

Que j’aime cette voix!

C’est ma jeunesse!

JEANNE, à Robert qui lui a parlé bas.

Chut!

ROBERT

Allons, c’est ridicule!

Que veux-tu? Quand il va dorloter sa pendule,

Ça m’agace!

JEANNE

Va-t-en!

ROBERT

Dans toute la maison,

Pendules à revendre, horloges à foison,

Montres, réveils; — c’est tout l’ancien fonds de boutique!

JEANNE

Fais grâce, — à lui, du moins, — de ta verve caustique!

Ris, — avec moi, — du tic innocent d’un bon vieux.

ROBERT, GENTIMENT.

Bien meilleure que moi, toi!

JEANNE

Non!

ROBERT, avec sérieux.

Si; tu vaux mieux.

LEBONNARD, toujours à sa pendule.

Un peu d’huile aux ressorts.

JEANNE, à son frère.

Puisque te voilà sage,

Va l’embrasser!

ROBERT

Pourquoi?... Non! — Quel enfantillage!

JEANNE

Tu lui fais si souvent du chagrin!

ROBERT

C’est nerveux.

Tu sais, les tics, ça fait mal aux nerfs. Je m’en veux.

Puis, quelque mot mordant m’échappe. Lui, se fâche;

Moi, je réplique...

JEANNE

Il est si faible! Tiens, c’est lâche.

Voyons, avec son père, on n’a pas tant d’orgueil!

Va l’embrasser.

ROBERT

Et s’il me fait méchant accueil?

JEANNE

Lui? Tu sais bien que c’est impossible!

LEBONNARD, revenant et se parlant à lui-même.

A merveille!

On ne refera pas une horloge pareille!

C’est du bon temps.

ROBERT, allant à lui avec gentillesse.

Mon père, embrassez-moi!

LEBONNARD, étonné, ne comprenant pas.

Comment?

ROBERT

Voulez-vous m’embrasser?

LEBONNARD, avec élan.

Mon fils!... certainement!

J’étais surpris, vois-tu. J’ai perdu l’habitude...

Par réflexion.

Peut-être, quelquefois, je te parle un peu rude...

Mais toi!

ROBERT, avec légèreté.

N’y pensez plus, mon père!

LEBONNARD

De grand cœur!

... Je sais bien que l’esprit est aisément moqueur;

Que je suis une bête, et que je prête à rire!

Ça n’est rien! — C’est égal, — je peux bien te le dire,

Je regrette le temps où, tout petit garçon,

Tu m’aimais...

Mouvement de Robert.

Tu m’aimais de bien autre façon!

Jeanne se rapproche. Lebonnard se trouve placé entre ses deux enfants.

Ta mère, de plaisirs en plaisirs entraînée,

Me confiait son fils, et, (Jeanne étant l’aînée)

A nous deux, cher petit, nous t’amusions beaucoup!...

Puis... je vous suspendais tous les deux à mon cou!

Ses deux enfants se suspendent à son cou.

Oui, oui! — mais c’est un peu différent: tu raisonnes!

Les esprits forts, c’est bien, mon fils;... les âmes bonnes,

C’est mieux.

Robert, blessé, veut, à ce mot de reproche, se dégager de Lebonnard. Jeanne appuie sa main sur la tête de Robert, et le contraint à rester, contre la poitrine du père.

La grande force est encor la douceur...

Et je te sens plié par la main de ta sœur...

Il détache de lui les deux enfants.

Allons, tu m’as touché le cœur, mon grand jeune homme!

Cours donc à tes plaisirs...

Prenant son portefeuille.

J’ai là certaine somme...

Que Jeanne me demande...

Il la regarde.

Une dette de jeu?

JEANNE, d’un air confus, baissant la tête
pour le compte de son frère.

Oui!

LEBONNARD, se tournant vers Robert.

Soit; mais, enfin, songe à travailler un peu!

Pourquoi veux-tu rester un avocat sans cause?

Tu vas te marier?... Il faut faire autre chose

Que des dettes!... Écris... Défends les malheureux!

Les plus à plaindre sont muets. Parle pour eux.

... Si j’étais à ta place... ah!...

Gaîment.

Allons, oui, démarre.

Malgré toi ta malice est là qui se prépare!...

Sauve-toi!

ROBERT

Mon bon père!... Et toi, merci, ma sœur!

Il sort vivement.

Lebonnard et Jeanne se regardent un instant en silence.

Répétition d'Asnières
Phot. Duchenne
(Répétitions d’Asnières; M. JOUBÉ, rôle de ROBERT.)
— «Et je te sens plié par la main de ta sœur.»
Acte II, scène I.

SCÈNE II

LEBONNARD, JEANNE.

JEANNE, répondant au regard de son père.

Vous voyez qu’il est bon.

LEBONNARD

Tant mieux, s’il a du cœur!

JEANNE

Il est un peu léger; — c’est son âge.

LEBONNARD

Oh! la vieille!

JEANNE

Vous vous moquez!

LEBONNARD

Va, va, juge, blâme, conseille;

Moi, je souris: ton air maternel est charmant.

... Quant à Robert, — s’il m’aime et s’il t’aime vraiment

Je le saurai bientôt... Peut-être aujourd’hui même.

JEANNE

Comment?

LEBONNARD

C’est mon secret... Et s’il est bon, s’il t’aime,

S’il a du cœur...

JEANNE

Eh bien?

LEBONNARD

Eh bien!... j’en conviendrai.

JEANNE

Vraiment!... c’est bien heureux!...

Avec câlinerie.

Père dénaturé!

LEBONNARD, rêvant.

Bah!... tes enfants seront le progrès de mon âme!

Mon Dieu, oui!... tu seras tout à l’heure une femme,

Une mère; et ton fils sera bon, sera beau!

Sa petite âme en fleurs croîtra sur mon tombeau;

Ce fier jeune homme aura tes vertus et ta grâce...

Et je suis un pauvre homme... et ce sera ma race!

JEANNE, tristement.

Mais d’abord savez-vous si je me marierai?

LEBONNARD

Toi?

Il soupire.

JEANNE

Qu’avez-vous donc?

LEBONNARD

J’ai... que j’attends ton André!

JEANNE, avec volubilité.

Lui! Quand? Pourquoi? Comment? Ah! je crains et j’espère...

Revient-il de lui-même? ou si c’est vous, mon père?...

Oui, c’est vous!... Moi, depuis l’éclat de l’autre jour,

Sans oser l’espérer, j’attendais son retour...

Ce que ma mère a pu lui dire, je l’ignore.

Qu’il m’aime, j’en suis sûre... et n’en sais rien encore!

J’ai peur surtout, — s’il a cru, lui, que je l’aimais, —

Qu’à présent il soit plus malheureux que jamais!

LEBONNARD, enchanté.

Ta, ra, ta, ta!... C’est bien. Ton choix est bon, petite,

Très bon, — et je l’avais deviné tout de suite.

J’ai mes renseignements à présent — les meilleurs!

Ses maîtres l’estimaient beaucoup. Pauvre d’ailleurs,

Timide, honnête et fier. J’ai tout pesé, tu penses!

Son âge et son mérite... Il a des récompenses

D’honneur, pour ses travaux et son courage, — tout!

JEANNE

Je savais bien!

LEBONNARD

Tu peux l’aimer, l’aimer beaucoup!

Avec gravité.

Et même il est utile, il est juste qu’on l’aime.

Je sais ce que je dis: c’est l’honnêteté même...

C’est un cœur solitaire... un peu comme le mien...

A sauver. — Sauve-le, Jeanne... tu sais si bien!

... Donc, il ne t’a rien dit?

JEANNE, finement.

Quand on aime, on devine.

LEBONNARD, secouant la tête.

La malice du diable est quelquefois divine.

JEANNE, poursuivant.

J’ai su lire en son cœur, qu’il ne m’a pas ouvert;

J’ai deviné, sans lui, qu’il a toujours souffert!

J’avais bien vu qu’il m’aime et n’ose pas le dire.

C’est comme moi...

LEBONNARD

Vraiment? — Eh bien, je viens d’écrire

A ce brave garçon: «Venez». Il va venir.

A cause de ta mère, il faut vite en finir.

J’entends vous fiancer... vous donner l’un à l’autre...

... Je suis pourtant jaloux!... Quel supplice est le nôtre,

Les pères, — quand il faut donner, comme cela,

Nos enfants!... Ah! je veux que Marthe (préviens-la)

Dès que je sonnerai, t’appelle tout de suite...

Souriant.

Je peux avoir besoin de ton secours, petite...

C’est l’heure. Laisse-moi.

SCÈNE III

LEBONNARD, JEANNE, MARTHE.

MARTHE, avec un peu d’embarras.

Le médecin est là.

Il attend.

LEBONNARD

Fais entrer.

MARTHE

Monsieur... il attendra!

Elle se rapproche d’eux avec un peu d’embarras.

Alors, nous avions eu tous deux la même idée?

J’ai donc vu clair?... Et vous, vous êtes décidée,

Mademoiselle?... Eh bien, vous avez eu bon goût.

Le premier jour qu’il vint, il vous plut tout d’un coup,

Et j’ai compris... Des fois, l’amitié, ça vient vite!

A preuve qu’à moi-même il m’a plu tout de suite

Pour vous! — Je vous dis ça pour vous encourager,

Car madame, bien sûr, va nous faire enrager:

Elle ne l’aime pas!

LEBONNARD, inquiet.

Il y a quelque chose?

MARTHE

Elle parle à Robert... Quelquefois, elle cause

Toute seule...

LEBONNARD

Et Robert?

MARTHE

Oh! lui, le cher enfant,

A Lebonnard.

Il vous aime... il répond très bien.

A Jeanne.

Il vous défend

Toujours. Enfin, voilà; je dis ce qu’il faut dire.

On le marie aussi... J’ai donc fini de rire,

Monsieur, — et nous serons bien seuls... Enfin, voilà.

Lebonnard lui presse la main en silence. Marthe s’éloigne.

LEBONNARD, à sa fille qui est tout près de sortir.

On ne m’oubliera pas trop vite?

JEANNE, revenant à lui pour l’embrasser.

Oh! cher papa!

Elle sort.

SCÈNE IV

LEBONNARD, ANDRÉ.

ANDRÉ, entrant.

Vous m’avez appelé; j’arrive à l’heure dite.

Rien de fâcheux pourtant n’appelle ma visite,

J’espère?

LEBONNARD, lui faisant signe de s’asseoir près de la table.

Non, monsieur... ma fille va très bien,

... C’est d’elle qu’il s’agit pourtant...

Mouvement d’André.

Ne craignez rien!

Il s’assied en face d’André: puis, après une hésitation, il affirme brusquement:

Vous l’aimez.

ANDRÉ, se levant.

Moi, monsieur!

LEBONNARD

Oui, vous... Elle vous aime.

ANDRÉ

Elle!

LEBONNARD

Oui, je le sais, mon Dieu, par elle-même!

ANDRÉ

Oh!

LEBONNARD, lui faisant signe de se rasseoir.

Ma femme aura pu, faute d’en rien savoir,

Se tromper l’autre jour, monsieur, sur son devoir.

Ce qu’elle vous a dit — bien que je le suppose —

Je n’en sais rien!... Mettons le passé hors de cause,

Et marchons!... On vous aime, et c’est un très bon point.

Vous aimez mon enfant... je ne m’y trompe point!

Eh bien! moi qui vous sais un homme digne d’elle,

Je vous dis: «Aimez-la, mon fils, d’un cœur fidèle;

«C’est mon bien, mon seul bien, le meilleur, le plus doux:

«Prenez-le moi, je vous l’apporte: il est à vous.»

ANDRÉ, contraint.

Je suis surpris, monsieur...

LEBONNARD, un peu décontenancé.

La surprise... sans doute...

Mais j’attendais... la joie... Ai-je fait fausse route?

Vraiment, vous recevez mes avances d’un air...

Un court silence.

Non, morbleu, vous l’aimez!...

ANDRÉ, vivement, avec fermeté.

Oui, votre cœur voit clair,

Mais je m’étais juré de souffrir en silence.

LEBONNARD

Et pourquoi donc? Son cœur vers le vôtre s’élance...

Je le sais, moi qui sens qu’on me laisse pour vous!

Pourquoi donc hésiter? Il vous sera si doux!

ANDRÉ

Je ne peux pas entrer en lutte...

LEBONNARD, pouffant de rire, avec une ironie et un dédain comiques.

Avec ma femme?

Prenant à deux mains tout son courage.

Allons donc!... je vous crois plus de fermeté d’âme!

ANDRÉ

Elle a, pour votre fille, un fiancé choisi...

Et moi...

LEBONNARD

Le Martignac?... C’est vous qu’on aime. — Ainsi!

ANDRÉ

Mais...

LEBONNARD, bondissant; avec éclat, puis avec volubilité.

Mais pardieu! ça n’est pas comme ça qu’on aime!

Ce que je dis pour vous, dites-le donc vous-même!...

Quand on aime, on se moque un peu des bons parents,

De leurs motifs, et des obstacles les plus grands!

Et vous m’opposez, — vous, — mes raisons de famille?

C’est absurde! et moi seul ici j’aime ma fille!...

Oui, moi seul! — et je veux son bonheur assuré!

Et malgré femme et fils,... malgré vous... je l’aurai,

Je le ferai... Tenez, j’ai peur, si je raisonne,

D’avoir peur! Je ne prends plus conseil de personne,

Je marche droit, tout droit, sur l’obstacle, sans voir,

Sans réfléchir... Voilà l’amour, — et le devoir.

ANDRÉ

Ah! monsieur, ce n’est pas mon cœur qui vous résiste!...

LEBONNARD, s’installant comme un homme
qui n’a plus qu’à écouter.

Enfin! — Allez.

ANDRÉ

Mais, je vous dois un secret triste

Qui va mettre entre nous un obstacle absolu:

Et si vous en souffrez, vous l’aurez bien voulu!

LEBONNARD

Allez!...

ANDRÉ

Ah! certes, j’aime! et de toute mon âme.

Oui, cette douce enfant, grave comme une femme,

A pris — et pour toujours, — mon cœur! oui, j’ai rêvé

Le bonheur, — oui, j’ai fait ce rêve inachevé!

J’ai dit: «Voici l’amour et l’honneur — la famille!

«L’amour dans le devoir et l’orgueil.»

LEBONNARD

Oh! ma fille!

ANDRÉ

Que de fois j’ai failli, quand j’ai pressé sa main,

Dire: «A toujours,» au lieu de lui dire: «A demain!»

Mais je pensais bientôt: «Cette ville est petite;

L’Église y fait la loi; le préjugé l’habite...»

M’aimait-on?... Que savais-je?... et, faute de savoir,

Je gardais mon secret pour garder mon espoir.

Si mon cœur s’est trahi, ça n’est pas de ma faute!

LEBONNARD

Bien.

ANDRÉ

Oui, je sais combien vous avez l’âme haute!

Mais quand vous apprendrez vous-même...

LEBONNARD, fermement et vivement.

Épousez-la

D’abord. — Nous reviendrons après sur tout cela.

C’est assez.

Lui tendant la main.

Vous venez d’agir en honnête homme.

ANDRÉ

Mais... vous ignorez...

LEBONNARD

Moi? rien! — Je sais qu’on vous nomme

André, Pierre, François. Ça n’est pas très malin:

J’ai tous vos titres, là: ce tiroir en est plein.

Médecin, vous avez été d’une bravoure...

Tenez, quand on marie une fille, on s’entoure

De cent précautions: on espère toujours

Un obstacle! — On hésite. On appelle au secours

Tous les renseignements, les journaux, mille choses...

Et tout est là...

Il frappe sur le tiroir de la table.

ANDRÉ, secouant la tête.

Non.

LEBONNARD, ouvrant le tiroir.

Si... Les Annales des Causes

Célèbres;... le procès?...

ANDRÉ, frappé.

Ah!

LEBONNARD

Votre père eut tort,

Eût-il cent fois raison, — de le crier si fort.

Il avait une fille; — et je dis que, pour elle,

Il devait étouffer cette horrible querelle,

Ces détails... Mais enfin, vous n’êtes là pour rien.

ANDRÉ, simplement.

Je suis le fils de l’adultère.

LEBONNARD

Oui? — Eh bien,

Après?

Il va donner un coup de sonnette.

ANDRÉ

J’ai cru devoir, la honte étant trop forte,

Quitter son nom pour l’un des prénoms que je porte.

Saisissant le journal.

Et puis, n’est-ce rien, ça? l’outrage triomphant

De leurs fausses pitiés sur mes malheurs d’enfant?

Regardez. L’avocat, d’abord, verse une larme;

Mon enfance touchante un moment le désarme...

Mais tout à coup le style injurieux reprend...

Voyez:

Lisant.

«Pauvre écolier qui trop tôt seras grand,

«Tu maudiras la vie, un jour! — Va, rêve et joue...

«Tu te réveilleras souillé par cette boue!...»

Il froisse le journal.

En effet, — tout est là, dans le moindre détail!

Que pouvais-je donc faire? Il restait le travail:

Je n’ai connu que lui. Pas d’amour. Rien. Ma tâche.

Pas d’amitié; non, rien; le travail sans relâche;

Et dans ma soif d’oubli, — fort d’un grand désespoir, —

De ma honte, j’ai fait l’aiguillon du devoir!

Mais là, tout est gravé... Cette histoire est écrite!...

Jusqu’au déguisement de la coupable en fuite!...

Ah! je rachèterais ces lignes de mon sang!...

Mais il ne voit donc pas qu’il damne l’innocent,

Celui qui le dénonce à la pitié publique?...

Il rejette le journal sur la table.

Monsieur, voilà ma plaie, et ma pensée unique;

Et je n’offrirai pas — l’amour me le défend —

La dot de mon malheur à votre chère enfant.

LEBONNARD, appelant à pleine voix.

Jeanne!

ANDRÉ, troublé.

De grâce!

LEBONNARD

Allons, mon cher, laissez-vous faire.

ANDRÉ

Mais...

LEBONNARD

Soyez donc heureux, puisque je vous préfère!

Le reste, à dire vrai, ne vous concerne pas...

Plus un homme — arrivé haut — est parti de bas,

Et plus j’admire en lui le mérite qui monte.

Je vous estime plus qu’un autre, en fin de compte,

Et c’est justice... Allons, attendez-moi...

Il va vers la porte, puis se retourne et s’apercevant qu’André cherche à se dérober:

Morbleu,

Bougeons pas!

Même jeu.

Bougeons pas!

Appelant.

Jeanne!

Se retournant encore et allant à lui:

Attendez un peu:

Votre bras...

Il met le bras du docteur sous le sien.

Sans ça, vous m’échapperiez peut-être.

Appelant plus haut.

Jeanne! — Tenez-vous bien... l’ennemi va paraître.

SCÈNE V

LEBONNARD, ANDRÉ, JEANNE.

LEBONNARD, à Jeanne; tenant toujours le docteur
à son bras.

C’est gentil, n’est-ce pas, deux hommes, dont un vieux,

Qui s’estiment et qui s’aimeront toujours mieux?

JEANNE

Mon père...

LEBONNARD

Tout est prêt: le voile et la couronne,

Ma fille...

Il va la prendre par la main.

Es-tu contente?

JEANNE, très doucement.

Oh, oui!

LEBONNARD, ému.

Je vous la donne.

ANDRÉ

Elle!... à moi!... Ah! monsieur, personne jusqu’ici,

Homme ou femme, ne m’a jamais aimé; merci.

LEBONNARD

Embrassez-la, mon fils... c’est votre fiancée.

ANDRÉ, avec ravissement, debout devant Jeanne,
dont il n’approche pas.

Ma fiancée?... à moi?... Ah! la nuit est passée!

Un enchanteur joyeux transforme mon destin,

Et je vois dans mon cœur le rayon du matin.

JEANNE

M’aviez-vous reproché, l’autre jour, quelque chose,

A moi? Rien ne fut dit en mon nom, je suppose?

ANDRÉ

On m’avait dit, — et j’y croyais, en vérité! —

Qu’un amour plus heureux allait être accepté,

Et moi — qui voulais vivre et mourir solitaire! —

J’ai souffert en jaloux, sans pouvoir vous le taire,

Comme si, dès longtemps, tout en baissant les yeux,

Vous m’eussiez accordé des droits mystérieux!

JEANNE

Ils étaient accordés; mon cœur était au vôtre:

Je les avais sentis se vouer l’un à l’autre.

ANDRÉ

Votre cœur, malgré tout, trouvera dans le mien

L’âpre ressouvenir de mon malheur ancien.

JEANNE

Quel qu’il soit, j’ai compris qu’il élève votre âme,

Et c’est pour aider l’homme à souffrir — qu’on est femme.

LEBONNARD, rapprochant leurs mains.

Mêlez vos mains — puisque vos cœurs s’étaient unis.

Ah! mes pauvres enfants! comme je vous bénis!

SCÈNE VI

LEBONNARD, ANDRÉ, JEANNE, Mme LEBONNARD.

MADAME LEBONNARD, entrant, ironique et assez calme.
Elle tient un réticule dont elle paraît fort occupée.

C’est fort touchant... On fait, sans moi, les accordailles!

LEBONNARD, clignant de l’œil.

Voilà les grands chevaux... pour les grandes batailles!

MADAME LEBONNARD

Non! je n’ai jamais vu de procédé pareil!

Quoi! sans consentement de ma part, ni conseil

Même, vous disposez, en maître, à votre idée,

— Sans que, par politesse, il me l’ait demandée, —

En faveur de monsieur, de notre fille, — vous?

Cela ne peut aller ainsi, mon cher époux!

Doucement!... Nous allons causer tous quatre ensemble.

LEBONNARD

Vous saviez mes projets arrêtés, il me semble?

Je vous les ai laissé deviner clairement.

MADAME LEBONNARD

Et vous ai-je donné, moi, mon consentement?

Non! et, sur mon enfant, mon dessein est tout autre:

J’ai mon futur à moi, si vous avez le vôtre!

LEBONNARD

Moi, j’ai celui de la future! c’est le bon!

ANDRÉ

Cher monsieur Lebonnard, permettez-moi (pardon,

Madame!) de ne pas demeurer davantage.

C’est sur l’accord commun qu’on scelle un mariage,

Et votre fille — j’en suis sûr — ne voudrait pas

Que le nôtre se fît sur de pareils débats.

J’avais mes raisons, moi, pour n’oser pas prétendre

A l’honneur, au bonheur d’être un jour votre gendre,

Mais comme j’aime bien, vraiment, profondément,

J’acceptais, malgré moi, cet avenir charmant.

J’ignorais, — bien qu’hier je l’eusse pressentie,

Madame, — la rigueur de votre antipathie:

J’espère que le temps pourra la vaincre un jour:

J’attendrai. — Mais le temps ne peut rien sur l’amour.

JEANNE, à André, lui tendant la main.

Merci.

A sa mère.

Nous attendrons.

LEBONNARD, fermement, à André.

Vous avez ma parole.

André sort.

SCÈNE VII

LEBONNARD, Mme LEBONNARD, JEANNE.

MADAME LEBONNARD

Bien vous en prend, vieux fou, que je ne sois pas folle!

Elle se dispose à ouvrir son réticule.

Écoutez...

LEBONNARD

Rien!... Sachez que nous nous marierons

Comme il nous plaît. Vos ducs, vos comtes, vos barons,

Nous n’en voulons pas.

MADAME LEBONNARD

Mais...

LEBONNARD

Cette dispute est sotte.

Ma fille épousera, malgré votre marotte,

Celui qu’elle aime. C’est, quoique jeune, un savant...

Savez-vous ce que c’est? non? Lisez plus souvent!

Il s’exalte.

Grâce aux savants partout, la douleur diminue!

L’avenir vient!... Ma foi sociale est connue

Dans cette ville, — et j’en veux faire un député —

Un bon, — qui parle!

MADAME LEBONNARD, entr’ouvrant son réticule.

Et dont on parle, en vérité!

Voyant que Lebonnard va répliquer:

Écoutez donc!... Lorsqu’on a raison, on écoute.

LEBONNARD

Voyons.

MADAME LEBONNARD, avec assurance.

En tout ceci, vous faisiez fausse route.

Je me suis renseignée en bon lieu; — croyez-moi:

Ce gendre ne fait pas notre affaire!

LEBONNARD, gouailleur.

Ah! — pourquoi?

MADAME LEBONNARD

J’ai cherché, trouvé... Bref, j’ai percé le mystère

Dont s’entoure avec soin ce «savant solitaire

J’aurais pu l’écraser d’un mot, — pauvre garçon! —

Mais, sûre qu’après tout vous entendrez raison,

Et ne voulant, chez moi, de scène avec personne...

LEBONNARD

Bonne âme!

MADAME LEBONNARD, achevant sa pensée.

(Convenez que je suis vraiment bonne)

... Je n’ai rien dit dont il pût même être froissé.

LEBONNARD

Presque rien!

MADAME LEBONNARD, ouvrant enfin son réticule.

Vous allez connaître son passé!

Elle tire de son réticule un journal qu’elle développe, et le tend à Lebonnard d’un air de triomphe.

Voici.

Lebonnard prend le journal qu’André a tantôt rejeté sur la table et le présente à sa femme, ouvert, en lui désignant du doigt le passage qu’elle doit lire.

LEBONNARD

Voilà!

MADAME LEBONNARD, stupéfaite.

Eh bien?

LEBONNARD

Eh bien?

MADAME LEBONNARD, après avoir lu le journal
que lui tend Lebonnard.

La même date!...

Vous saviez cette histoire?

LEBONNARD

Avant vous, je m’en flatte.

MADAME LEBONNARD

Non! Je n’en reviens pas!... Et, — connaissant ceci, —

Vous l’acceptez encor pour gendre?...

LEBONNARD

Dieu merci!

MADAME LEBONNARD, tendant son journal à sa fille.

Alors, lis, Jeanne, toi!

Hésitation de Jeanne qui regarde son père.

Je t’ordonne de lire!

LEBONNARD, à Jeanne, doucement.

Ne lis pas.

A sa femme, avec force.

Vous n’avez pas le droit de lui dire...

MADAME LEBONNARD

... Ce qu’est son fiancé? que son nom est taré?

Qu’un procès scandaleux?... Si, — je le lui dirai!

JEANNE

Que dit-on là-dedans contre André?

LEBONNARD

Rien, ma fille,

Contre lui.

MADAME LEBONNARD

Mais il est d’une étrange famille!

LEBONNARD

Il n’est que malheureux... mais jusqu’au désespoir!

JEANNE

Au désespoir?... Je vois autrement mon devoir,

Ma mère. — J’avais dit: «J’attendrai,» tout à l’heure...

A présent, — je l’épouse...

MADAME LEBONNARD, furieuse.

Et moi...

LEBONNARD, se plaçant devant sa fille.

Jeanne est majeure,

Ma femme! — Et je suis là, moi, pour la protéger.

MADAME LEBONNARD

Vous êtes un vieux sot!

LEBONNARD, avec sérénité.

Vous pouvez m’outrager;

Ce sont là vos façons — et j’en ai l’habitude.

JEANNE, avec une dignité pleine d’énergie,
se plaçant à son tour devant son père.

Et moi j’ai toujours vu payer d’ingratitude

Mon père patient, martyr de sa bonté.

C’est pour moi maintenant qu’il vient d’être insulté!

Eh bien! je n’aurai pas la même bonté douce,

Faible, — et je me révolte enfin, puisqu’on m’y pousse.

Je vous aime, — et pourtant, à dater de ce jour,

Ma justice saura mesurer mon amour!

MADAME LEBONNARD, étonnée, émue.

Jeanne!

JEANNE, attendrie, fait un mouvement vers sa mère.

Ma mère!...

LEBONNARD, arrêtant le mouvement de sa fille.

Non, Jeanne; ta cause est bonne.

A sa femme.

L’un sur l’autre appuyés, nous ne craignons personne...

C’est nouveau? C’est ainsi.

MADAME LEBONNARD, à Jeanne.

Tu veux donc, mon enfant,

Qu’un inconnu?...

LEBONNARD, s’interposant de nouveau.

Pardon. C’est moi qu’elle défend.

MADAME LEBONNARD, hors d’elle-même.

On se repentira d’engager cette lutte!

JEANNE, faiblissant tout à coup, et suppliante.

Oh! ma mère!...

Mme Lebonnard sort violemment.

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