Le Père Lebonnard : $b Comédie en 4 actes, en vers, reprise à la Comédie Française le 4 août 1904
— «Vous saviez cette histoire?»
SCÈNE VIII
LEBONNARD, JEANNE.
LEBONNARD
Comment! tu faiblis?... Je me butte,
Moi.
Criant du côté par où est sortie sa femme.
Nous sommes majeurs!... et nous épouserons,
Sachez-le bien, qui nous voudrons... quand nous voudrons!
Un docteur est le bien venu dans mon ménage:
Les docteurs d’aujourd’hui savent soigner la rage...
Attrape!
Il revient.
Ah! vertubleu! Soit! nous aurons du bruit!...
Un bon commencement d’action, et tout suit:
On s’impose... Voyons, ne pleure pas, petite.
JEANNE
Dieu! quel chagrin!
LEBONNARD, se mettant à broder fiévreusement.
Oh! moi, la lutte, ça m’excite!
C’est ta mère, il est vrai... c’est ma femme, vois-tu!
Pour la première fois, je me suis bien battu;
Et je deviens méchant, avec entrain, ma fille!...
C’est mon Quatre-vingt-neuf, et j’ai pris ma Bastille!...
Demain, Quatre-vingt-treize!... Ah! tiens, je suis surpris:
Je comprends les excès!... Souris donc...
JEANNE, sortant.
Je souris...
LEBONNARD, accompagnant sa fille.
Ça ira, ça ira... Sois un homme, que diable!
SCÈNE IX
LEBONNARD, seul.
LEBONNARD
Comme les femmes sont faibles, c’est incroyable!
Il chantonne entre ses dents.
Ah! ça ira, ça ira, ça ira!
. . . . . à la lanterne
. . . . . on les pendra!
Apercevant Robert, il a un mouvement de frayeur qu’il réprime aussitôt.
Robert!... Bast! on verra si j’ai peur de Robert!
SCÈNE X
LEBONNARD, ROBERT.
LEBONNARD, agressif.
Je ne souffrirai plus ce que j’ai trop souffert;
Et votre mère et vous...
Changeant de ton brusquement, comme un homme qui se dérobe à toute explication.
Bref! laissez-moi tranquille!
Tout ce que vous pourrez me dire est inutile!
Il lui tourne le dos.
ROBERT, étonné.
Qu’avez-vous donc?
LEBONNARD, se retournant.
J’ai cru que vous saviez?...
ROBERT
Quoi? rien...
Je cherchais Jeanne.
LEBONNARD, à part, s’encourageant lui-même.
Allons, tantôt il m’aimait bien:
Je ne trouverai pas d’occasion meilleure.
Haut.
Que diriez-vous, si vous appreniez tout à l’heure
Qu’un homme, aimé par moi, galant homme parfait,
Est le fils d’un amour coupable, — et qu’en effet
Ont deux fois condamné les lois et la morale?
ROBERT, attentif.
Oh! c’est grave!... Quel est le héros du scandale?
LEBONNARD
Le scandale n’est rien qu’un vain bruit. C’est un mot.
Il lui tend le journal.
Voici ce qu’après tout l’on vous dirait bientôt.
ROBERT, après avoir lu en silence, avec une expression
de tristesse croissante et de dégoût.
Je plains ma sœur!
Il rejette le journal sur la table.
LEBONNARD
Pourquoi? — Cet homme aura ma fille...
ROBERT, révolté; violemment.
Vous mettrez ce bâtard douteux dans ma famille?...
C’est de la folie!...
LEBONNARD, réprimant une colère près d’éclater.
Ah!...
Avec une douceur subite.
Tais-toi, mon pauvre enfant!
Mon cœur a médité la cause qu’il défend.
Et je dis que ce père eût dû quitter sa femme,
Sans jeter, sur un brave enfant, ce doute infâme.
Je dis que cet enfant vit avec dignité,
Et que jamais malheur ne fut moins mérité.
ROBERT, haussant les épaules.
Je lui reprends ma sœur... et non pas mon estime!
LEBONNARD
Fort bien! mais l’innocent restera ta victime?
Tu ne lui reprends rien... que son bonheur!... pourquoi?
... Cette estime cruelle est indigne de toi...
ROBERT
Cependant...
LEBONNARD
Va, crois-moi, condamne à voix moins haute, —
Mon fils, — non seulement l’enfant né d’une faute,
Mais les coupables même... Ils ont souffert, vois-tu.
Le bonheur n’est jamais qu’un effort de vertu.
ROBERT
J’approuve la loi. Dure aux fils illégitimes,
Pour garder la famille elle les veut victimes.
C’est ce qu’il faut; et rien n’est plus juste.
LEBONNARD, le regardant fixement.
Ah!... tu crois?
— «Mon cœur a médité la cause qu’il défend!»
ROBERT
J’aime les préjugés: ils défendent les lois...
LEBONNARD
Je m’incline devant les lois, mais je réclame,
Quand je les vois frapper l’innocent jusqu’à l’âme!...
Jamais aucune loi n’empêchera les cœurs
D’accorder aux vaincus la pitié des vainqueurs.
ROBERT
Mais...
LEBONNARD, l’interrompant avec une énergie
irréductible et froide.
Je n’accepte pas l’arrêt que tu prononces.
... Tâche de me donner de plus justes réponses,
Plus tard... et suis alors les conseils de ta sœur:
Apporte à me parler un peu plus de douceur;
Tu te plains de me voir quelquefois en colère?
Ah! si tu t’efforçais toujours de me complaire,
Si je sentais sur moi ton respect filial,
Si tout ce que je dis ne te semblait pas mal,
Si tu ne me jetais jamais le mot qui blesse,
Si tu semblais parfois excuser ma faiblesse,
Ma gaucherie, — et mon ignorance, après tout, —
Je t’aimerais bien plus...
Avec une infinie tendresse et comme près de pleurer.
... Car je t’aime beaucoup!
ROBERT, ému, se rapprochant de lui.
Mon père...
LEBONNARD, l’attirant sur ses genoux et posant
la main sur ses cheveux.
Ah!... Tiens, dis-moi ce que tu me reproches?
D’être avare? Je mets mon argent dans tes poches!
Brutal? Oui, quand c’est pour répondre à tes défis!
A ce mot, Robert se lève, impatienté.
Trop faible?...
ROBERT
Oui, pour Jeanne!...
LEBONNARD, se levant, blessé, le main sur son cœur.
Ah! c’est assez!...
Avec intention.
... mon fils!
Lebonnard sort. Robert demeure et paraît réfléchir profondément.
— «Ah! c’est assez!... mon fils!...»
SCÈNE XI
ROBERT, ANDRÉ.
ANDRÉ, entrant et tendant la main à Robert,
qui fait semblant de ne pas s’en apercevoir.
Ah! vous voilà!... Je viens pour dire un mot qui presse,
Et qui, mon cher monsieur Robert, vous intéresse...
Mais... ne voyez-vous pas que je vous tends la main?...
ROBERT
Je serais allé, moi, vous porter, dès demain,
Un mot que j’aime mieux prononcer tout de suite,
Qui rendra sûrement, si la chose est bien dite,
Vos entretiens avec mon père superflus,
Car je crois qu’après nous on n’y reviendra plus!
ANDRÉ
C’est donc moi qui vous prie, alors, ou qui vous somme,
Au besoin, — de parler.
ROBERT
Volontiers... d’homme à homme.
Vous rêvez d’épouser, avec consentement
De mon père, ma sœur?... Seulement...
ANDRÉ, hautain et froid.
Seulement?
ROBERT
Ma mère, dont l’avis m’importe davantage,
N’approuve pas du tout, monsieur, ce mariage.
Nous ne le voulons pas, vous ne le voudrez pas.
ANDRÉ, calme.
Quand on parle si haut, — je vous le dis tout bas, —
On agit à coup sûr contre ce qu’on annonce,
Et la prière a tort... qui dicte la réponse.
ROBERT
Nous empêcherons tout; j’empêcherai tout, — moi.
ANDRÉ
A quel titre, et comment?
ROBERT
A quel titre et pourquoi?
Je ne l’aurais pas dit, mais, puisqu’on m’interroge,
Soit... Au titre de chef de maison, que s’arroge
(Lorsque le père est faible et sans commandement)
Un fils qui connaît bien tout son devoir... Comment
Ou pourquoi? Sachez donc, monsieur, que, par mon père,
J’ai tout appris... Cela vous suffira, j’espère.
Épargnez à tous deux plus d’explications.
Sans doute il vous plaira que nous nous en passions.
ANDRÉ, avec une fierté triste.
Vous êtes, mon enfant, un peu bien jeune, en somme,
Pour condamner aussi hardiment un cœur d’homme,
Et pour juger ceci: «L’amour dans la douleur...»
Deux mots profonds, monsieur, qui vous rendront meilleur.
En attendant, je veux me rappeler votre âge.
A voir l’étourderie, on ne sent plus l’outrage.
ROBERT
Nous n’avons pas souscrit à votre engagement:
Vous rendrez sa parole à mon père...
ANDRÉ, impatienté.
Ah! vraiment?
Mais la demande est folle en ce qu’elle me blesse,
Et que je n’y peux plus obéir... sans bassesse!
Il s’éloigne.
ROBERT
Ne dites pas le mot «bassesse!»
ANDRÉ, se retournant avec violence.
Parce que?
ROBERT
Parce que vous avez capté, sans notre aveu,
Sachant bien ce qu’un jour en dirait la famille,
L’esprit d’un vieillard faible et d’une jeune fille,
Vous, docteur, — introduit chez nous par le devoir...
Vous...
ANDRÉ, tranquille, avec autorité.
Silence, monsieur! — Je vous fais, moi, savoir
Que de vous tout m’afflige et que rien ne me fâche,
Et qu’ainsi m’insulter plus longtemps serait lâche,
Puisque — entendez-vous bien? — je ne me battrai pas
Avec vous... Je n’entends me battre, en aucun cas,
Avec le frère aimé de la femme que j’aime,
Qui m’aime, et que j’épouse!... Il me convient quand même
D’ajouter que j’allais, pour vous, spontanément,
Remettre en question un cher engagement...
Mais maintenant, c’est moi, seul, que cela regarde.
La parole que j’ai, — maintenant, je la garde...
ROBERT, avec un mouvement de menace.
Ah!...
ANDRÉ, avec un léger haussement d’épaules.
Enfant!... qui voudrait changer ma volonté!
Je ne me battrai pas, c’est dit et répété.
Donc, geste qui provoque ou parole qui blesse,
Toute attaque est dès lors — songez-y — sans noblesse
Et sans utilité, comme elle est sans péril.
Aussi, tout bien jugé, le projet tiendra-t-il,
A moins que des raisons — que vous n’aurez point faites
Changent trois volontés, aussi fermes qu’honnêtes.
Pesez tout. Faites tout. Mais rien n’y pourra rien.
... Au revoir, mon ami!
Il sort en lui faisant un petit salut de la main.
ROBERT, menaçant.
Pardieu! nous verrons bien!
Le rideau tombe rapidement.
ACTE III
Même décor.
SCÈNE PREMIÈRE
LEBONNARD, MARTHE.
LEBONNARD, son chapeau sur la tête, sa canne à la main,
veut sortir. MARTHE, debout devant la porte, l’empêche de passer.
Où voulez-vous courir? dans un état semblable!
Vous ne sortirez pas, monsieur.
LEBONNARD, frappant du pied.
Va-t-en au diable!
MARTHE.
Quelque chose qui me fait peur est dans vos yeux.
LEBONNARD, subitement apaisé.
Tu me crois fou?... Je suis seulement malheureux.
Il s’assied tristement et réfléchit.
Ce silence, depuis dix jours, est un présage
Qui me trouble. Un tel calme annonce un grand orage.
Le docteur ne vient plus chez moi...
Il se lève brusquement.
Je vais chez lui!
Je veux à toute force en finir aujourd’hui.
MARTHE
Ne sortez pas, mon cher Monsieur, je vous en prie.
LEBONNARD
Ah! tiens, tu les sers tous contre moi, je parie!
MARTHE, joignant les mains.
Oh! Monsieur, pouvez-vous penser cela de moi
... Depuis que je vous sais si bon... si bon...
LEBONNARD
Pourquoi,
Alors, m’arrêtes-tu quand il faut que je sorte?
Explique-toi, voyons!
MARTHE
Madame est la plus forte,
Monsieur... Vous saurez tout trop tôt!... On a parlé
Devant moi.
LEBONNARD
Ah? — Dis tout.
MARTHE
Vous êtes trop troublé...
Et cependant, Monsieur, il faut que je vous dise.
Sans moi, Mademoiselle y serait, — à l’église!
(Mon bon Monsieur, ne faites pas ces yeux mauvais)
Mais moi, Monsieur, sachant tout ce que je savais,
J’ai pu la décider, avec un peu d’adresse,
A m’accompagner seule à la première messe.
LEBONNARD, frappant le plancher de sa canne.
Qu’est-ce que tout cela veut dire, sacrebleu!
MARTHE, baissant la voix.
Qu’à présent on a mis contre vous le bon Dieu!
LEBONNARD
Quoi?
MARTHE
Ce prêcheur qui fait courir la ville entière,
Doit parler ce matin... de certaine manière...
Lorsqu’on est en colère on ne fait rien de bon!
Du calme.
Elle lui fait signe qu’on vient.
LEBONNARD, subitement apaisé.
J’en aurai; — merci, Marthe. Et pardon.
Marthe sort vivement.
SCÈNE II
LEBONNARD, LE MARQUIS, Mme LEBONNARD, ROBERT, BLANCHE.
LE MARQUIS
Hélas! mon cher monsieur, nous venons tous, en hâte,
Vous parler du docteur. Son avenir se gâte.
Il a pour père un joli gueux, ce médecin!...
Oui, je vous fais souffrir? Eh bien, c’est à dessein...
Nous sortons à l’instant du prône, où le bon Père...
LEBONNARD
Vous aura su prêcher la charité, j’espère?
LE MARQUIS
Sans doute, — mais...
MADAME LEBONNARD, venant au secours du marquis.
Enfin, le scandale est complet.
Décisif!
LEBONNARD
Contez-moi donc cela, s’il vous plaît?
MADAME LEBONNARD
Quand je pense que vous vouliez d’un pareil gendre!
Et pourtant cet éclat ne doit pas vous surprendre;
Vous deviez bien sentir, vous, qu’il était fatal?
LEBONNARD
Bah?
MADAME LEBONNARD
Le mal est toujours une source de mal!
Elle commence à raconter:
Donc, ce matin, le Père, à propos du divorce...
D’un air brusquement découragé.
Mais, parle, toi, Robert; moi, je n’ai pas la force.
ROBERT, intervenant.
Le père du docteur, illustre... et député,
Vite usa du divorce, après l’avoir voté.
Devant les magistrats, il accusa sa femme
En des termes qui l’ont fait, lui, paraître infâme.
La honte sur l’enfant jaillit de leurs débats;
Comment? c’est un récit que je ne ferai pas,
Car les détails en sont un peu trop réalistes,
Et puis, quoique fort gais, — ils vous sembleraient tristes.
Or, le sermon qu’on nous a prêché ce matin
Cachait, sous la pudeur de maint verset latin,
Plus d’une allusion à toute cette histoire,
En sorte que, couvert d’une fâcheuse gloire,
S’adressant plus particulièrement à Lebonnard:
Votre héros devra, — si vous le voulez bien —
Subir,
Avec emphase, comme s’il prêchait.
membre pourri...
LEBONNARD, indigné.
... ton langage chrétien?
ROBERT, riant.
C’est un homme fini.
LEBONNARD
Ah?
MADAME LEBONNARD
La Supérieure
De Saint-Paul a promis de chasser tout à l’heure
Ce singulier monsieur, — médecin attitré
De son couvent, qui fut, de tout temps, honoré.
Au marquis.
J’y fus élevée...
LEBONNARD, gouailleur.
Ah! vraiment?
ROBERT
Quelle aventure!
A sa mère.
Mais sois juste: il l’aura voulu, puisqu’on assure
Qu’elle a fait demander, hier soir, au docteur,
Son départ... spontané!
MADAME LEBONNARD
Je reconnais ton cœur,
Mon fils, mais, en tout cas, l’effet serait le même:
C’est un homme perdu.
ROBERT, appuyant.
Perdu.
LEBONNARD
Ma fille l’aime.
Celui que vous nommez le héros d’un roman,
N’en est que la victime honorable.
MADAME LEBONNARD, se levant.
Comment!
Victime si l’on veut, mais il encourt un blâme
Dont souffrirait ma fille en devenant sa femme,
Cela ne sera pas.
LEBONNARD
Un blâme, dites-vous?
Quelle justice est donc la vôtre?
MADAME LEBONNARD
Cher époux,
La justice du monde. Elle en vaut bien une autre.
Vous n’y changerez rien; gardez pour vous la vôtre.
La justice du monde estime glorieux
Ou bas — les fils, selon la valeur des aïeux.
LE MARQUIS, conciliant, à Lebonnard.
Et, certe, il y a bien quelque chose, que diable!
La science aujourd’hui — cela n’est pas niable —
Est d’accord elle-même avec nos... préjugés!
L’hérédité n’est pas un mot.
LEBONNARD, brusque.
Vous dérogez,
Vous, pourtant, en donnant votre fille?...
BLANCHE
Mon père,
Vous n’allez ni céder, ni discuter, j’espère.
J’ai les conseils du prêtre, et j’ai pris mon parti!
Dût mon bonheur, Robert, en être anéanti,
Moi qui veux fièrement devenir votre femme,
Je mets à mon refus la même force d’âme,
Si l’on veut m’imposer ce beau-frère. Ah! mais non!
Un nom roturier, soit, mais point de tare au nom!
Enfin, — le mot «divorce» offense ma pensée!
Et je ne cède plus, quand je suis offensée.
Jamais.
ROBERT, à Lebonnard.
Vous l’entendez, mon père?
MADAME LEBONNARD, au marquis, en regardant Lebonnard,
qui semble se consulter, la tête dans ses mains.
Soyez sûr
Qu’il cédera. C’est tout l’opposé d’un cœur dur.
LEBONNARD, à lui-même en regardant Robert.
S’il savait!...
LE MARQUIS, à Lebonnard.
Qu’avez-vous?
LEBONNARD, bégayant d’indignation.
Je voudrais... pouvoir dire...
C’est une hypocrisie affreuse!... et rien n’est pire!
La justice du monde, ah! oui!... la pension
Saint-Paul, où l’on a fait votre éducation,
Ma femme? Parlons-en!... Le scandale est infâme;
Le péché, non!... Voilà le principe, ma femme!
On chasse le docteur?... Vous aurez machiné
Tout ça!... je le vois bien! et j’en suis indigné!...
Prenez garde!...
Et pourtant... l’honneur de ma famille...
A Robert et à Blanche.
Votre bonheur à vous...
Il s’éloigne dans une grande agitation.
Ah! ma fille! ma fille!
Il sort à gauche.
SCÈNE III
Les mêmes, moins LEBONNARD.
MADAME LEBONNARD
Il est vaincu, soyez-en sûrs, — je le connais.
BLANCHE
Jeanne, pas plus que moi, ne cédera jamais.
C’est son entêtement qu’il faut craindre pour elle.
ROBERT
Toute sévérité la trouverait rebelle;
Mais, pour plaider ma cause à fond, avec douceur,
Je vais faire appeler ici ma chère sœur...
Allant à la porte de droite.
Restez là, tous. — Il faut, si j’obtiens l’avantage,
Qu’aussitôt votre accord la soutienne et l’engage.
MADAME LEBONNARD
C’est cela... laissons-les.
Mme Lebonnard, Blanche et le Marquis sortent.
Robert ouvre la porte de gauche, au fond, et appelle: «Jeanne!».
SCÈNE IV
ROBERT, JEANNE.
ROBERT, appelant.
Jeanne?
JEANNE, entrant.
Je viens de voir
Mon père. Tu l’as mis, mon frère, au désespoir!
ROBERT
Pouvions-nous lui cacher un bruit qui court la ville?
JEANNE
Tu devais lui cacher ta malice inutile,
Car rien ne changera mes résolutions.
ROBERT
Tu sais tout?
JEANNE
Et j’épouse André.
ROBERT
Comment!
JEANNE
Voyons,
Dois-je l’abandonner dans le malheur, mon frère?
ROBERT
Mais tu ne songes pas aux suites?
JEANNE
Au contraire;
J’y songe, et je les veux! — oui, toutes!
ROBERT
Tu veux donc
Faire mon désespoir, à moi, Jeanne?
JEANNE
Pardon;
Je ne te comprends plus. Dis toute ta pensée...
Est-ce que Blanche?...
ROBERT
Oui, je perds ma fiancée
A ton mariage!
JEANNE, attendrie et prête à fléchir.
Oh! mon pauvre frère! Quoi!
Blanche ferait cela!... Tu vas donc souffrir, toi?
Mais alors...
ROBERT, vivement.
Ah! j’avais compté sur la noblesse
De ton cœur!...
JEANNE, se raidissant contre elle-même.
Eh bien! non, non! ce serait faiblesse!
Je méprise ce vil, ce rusé compliment
De l’égoïste adroit qui cherche un dévoûment!
Je sens que je perds tout pour un point que je cède,
Et l’entêtement seul peut me venir en aide!
Ah! Blanche a dit cela? Blanche ferait cela!
En ce cas, sois heureux, mon frère, et pleure-la!
Pleure: elle t’aimait mal et n’est pas généreuse;
Sois heureux: tu le sais à temps... j’en suis heureuse!
ROBERT
Folle!
JEANNE
Assez! — Je n’accepte injure ni conseil;
Je sens ma volonté, ma colère, en éveil...
Respecte en moi, Robert, ta sœur, ta sœur aînée.
ROBERT
Non! tu ne seras pas à ce point obstinée!
Est-ce que tu pourrais, est-ce que tu voudras
M’arracher l’avenir que j’ai là, dans mes bras,
Et la désespérer, elle, en me brisant l’âme!
JEANNE
Mais c’est ton égoïsme, et lui seul, qui réclame,
Mon frère! — Et si je viens, moi, te dire à mon tour
«J’aime aussi, moi, mon frère, et j’ai droit à l’amour,»
Peut-être est-ce à ton tour de faire un sacrifice?
ROBERT
Soit. Mais Blanche du moins (rends-lui cette justice)
N’a pas les mêmes torts que moi; tu l’avoueras;
Elle m’aime, elle souffre.
JEANNE
Elle ne t’aime pas.
ROBERT
Ce qu’elle fait, c’est son devoir. Noblesse oblige.
JEANNE
Son devoir, ce serait de t’aimer mieux, te dis-je;
Elle ne t’aime pas ou du moins pas assez...
Quand le destin nous lie à d’heureux fiancés,
C’est pourqu’ils soient plus forts dans toutes les batailles,
Et le jour de défaite est un jour d’épousailles!
ROBERT
Quelle tête de fer elle a!
JEANNE
J’ai reconnu
Qu’il faut ça, — pour défendre un cœur trop ingénu.
Tu disais l’autre jour, tu m’as fait mieux comprendre
Qu’on est lâche aisément, à force d’être tendre!
Le dévoûment n’est bon que s’il produit le bien.
Oui, c’est beau d’être fort!... Je ne céderai rien.
ROBERT
Au nom de l’amitié solide qui nous lie,
O Jeanne!
JEANNE
Et ne crains pas, Robert, que je l’oublie!
ROBERT
D’une amitié que rien jusqu’ici ne troubla...
JEANNE
J’ai pris parfois un peu de peine pour cela.
ROBERT
Au nom de notre mère!...
JEANNE
Ah! le nom de ton père
Nous eût mieux rapprochés!...
ROBERT
Elle me désespère!
Il s’éloigne. Jeanne s’assied et réfléchit tristement. Il revient tout à coup vers elle.
ROBERT
Jeanne, veux-tu causer avec Blanche, un moment?
JEANNE
A quoi bon, si tu m’as bien dit son sentiment!
ROBERT
Elle t’aime.
JEANNE, amèrement.
Crois-tu?
ROBERT
Veux-tu que je l’appelle?
JEANNE
Non!
ROBERT
Si. — Tu prendras mieux ce qui te viendra d’elle.
Jeanne demeure plongée dans ses réflexions. Il sort, ramène Blanche et disparaît.
SCÈNE V
JEANNE, BLANCHE.
JEANNE
Venez-vous en amie?
BLANCHE
Assurément; pourquoi
Viendrais-je en ennemie?
JEANNE
Êtes-vous contre moi
Ou non?
BLANCHE
Je suis pour toi, — contre ton mariage.
JEANNE
Contre et pour moi! j’entends assez mal ce langage.
Vous vous opposez à mon mariage?
BLANCHE, très ferme.
Oui.
Ou plutôt, — n’ayant pas ce droit, — dès aujourd’hui...
JEANNE, presque méprisante.
Je sais. Vous renoncez... au bonheur de mon frère!...
BLANCHE
La douceur t’allait mieux!
JEANNE
Ma force est le contraire
De la vôtre, qui sait repousser sans retour:
Mon énergie à moi, c’est encor de l’amour!
BLANCHE
Voyons, tu le connais à peine ce jeune homme?
Où, quand l’as-tu jugé? Tu crois l’aimer! En somme,
Tu ne peux pas encor l’aimer si fortement!
C’est ta pitié qui va vers lui!... Du dévoûment?
Prends garde! On ne peut pas être longtemps sublime.
JEANNE
Sais-tu bien depuis quand je l’aime et je l’estime?
BLANCHE, dédaigneuse.
Du jour de la première «ordonnance?»
JEANNE
Mais oui!
Et que peut ce détail si plaisant, — contre lui?
Ce facile dédain m’étonne, sur vos lèvres...
Je souffrais mille morts, le sang brûlé de fièvres;
Il m’aidait à souffrir, il combattait mon mal.
Les misères du corps, eh! oui, c’est trivial!
Mais seul il sait aimer celui qui les supporte
Dans une femme, et l’aime encor malade ou morte!
BLANCHE
C’est très bien, mais...
JEANNE
C’était l’angine, un mal hideux...
On éloigna ma mère et Robert, tous les deux.
Marthe ne voulut pas me quitter, bonne vieille,
Et le brave docteur, l’inconnu de la veille,
Avec mon père, et seul... courbé sur mon chevet,
Respirait l’agonie affreuse!... et me sauvait!...
Ah! j’estime à son prix ce calme et froid courage,
Qui se bat sans éclat, sans faste, sans tapage,
Se dévoue à toute heure, et qui meurt au besoin
En signant «l’ordonnance» au droguiste du coin!
Je ne vous croyais pas capable d’en sourire.
BLANCHE
Nous nous éloignons fort de ce qu’il faudrait dire.
Tu connais ce procès scandaleux?...
JEANNE
Dont il est
La victime, — oui.
BLANCHE
Bien; — et crois-tu, s’il te plaît,
Que tes amis voudront recevoir?...
JEANNE
Je renonce
Aisément à si bons amis!
BLANCHE
Belle réponse
Mais, Jeanne, tu seras réduite à voir... qui donc?
JEANNE
Des vaincus comme nous, des cœurs à l’abandon.
BLANCHE
Tous les gens comme il faut, la belle clientèle,
Vous fuiront.
JEANNE
Nous aurons celle qui n’est pas belle,
Vos méprisés, — les gens comme il n’en faudrait pas!
BLANCHE
Oui, tu réponds à tout! mais tu nous céderas,
O Jeanne, — car ton frère et moi, Jeanne, oui, moi-même,
Tu nous aimes, enfin? Et tu sais si je l’aime!
JEANNE
Épouse-le donc.
BLANCHE
Si tu persistes, — jamais!
JEANNE
Tu ne l’aimes donc pas, Blanche! Si tu l’aimais,
Rien ne t’empêcherait d’être à lui, rien au monde!
De quoi l’accuses-tu? Que ton cœur me réponde!
Quelle faute est la sienne? Est-il autre aujourd’hui
Qu’hier, parce que moi j’épouse (et malgré lui!)
En bonne fiancée, en bonne et brave fille,
Un homme malheureux, mais droit, dont la famille
Commit des fautes?... Tiens, je suis surprise!... En quoi,
Robert, mon frère, a-t-il démérité de toi?
BLANCHE
Fille d’une famille ancienne, noble et haute,
Je n’y verrai jamais de tache par ma faute;
Je n’y veux pas de nom qui trouble mes aïeux
Et rappelle un passé de honte à tous les yeux!
JEANNE
Ce n’est que ton orgueil qui tranche du sublime.
BLANCHE
On doit fuir le scandale: il aggrave le crime.
JEANNE
Fuis le coupable seul!
BLANCHE
Seul, — mais jusqu’en son nom!
JEANNE, avec une sorte de pitié dédaigneuse et irritée.
Ah! toi, tu ne peux pas changer ta race, non!...
Vous ignorez encor la justice nouvelle!
Vous n’avez plus pour vous le Dieu qui se révèle
Et vous ne croyez plus, mais vous ne pensez pas!
Vous répétez, devant la croix qui tend les bras,
Ce que vous ont appris vos livres de prière,
Mais vous êtes sans foi ni raison, sans lumière!
Quant à la charité, la charité pour vous
C’est de donner parfois aux pauvres quelques sous,
Mais la sainte pitié qui va de l’âme à l’âme,
Qui saurait au besoin vivre auprès d’un infâme,
Qui partage les maux d’autrui plus qu’à moitié,
Qu’en faites-vous?... Ma sœur, au nom de la pitié...
BLANCHE, s’éloignant.
Adieu...
JEANNE, courant à elle.
Non! sur ce mot, nous devons nous entendre!
BLANCHE
Il est déjà trop tard pour redevenir tendre,
Et vous m’avez blessée, en le prenant si haut.
JEANNE, d’un accent de tendre prière.
Laisse-moi faire en paix mon devoir: il le faut,
Blanche! — Je t’ai blessée?... eh bien! je t’en supplie,
Pardonne-moi. C’était dans la colère. Oublie;
Et moi j’oublierai tout aussi, je te promets.
BLANCHE
Je le regrette bien pour vous, mais non, jamais
Blanche d’Estrey n’aura cet homme pour beau-frère.
Dans un instant, je vais quitter, avec mon père,
Et pour n’y plus rentrer, cette maison. Adieu.
JEANNE
Le voilà bien, l’orgueil de la race! Oh, mon Dieu
Oui! — et j’avais raison d’en parler tout à l’heure!
Le voilà tout entier. Je supplie et je pleure,
Je parle avec mon cœur?... l’orgueil seul me répond.
Tenez, Blanche, en voyant l’égoïsme profond
Opposer à l’amour des titres de noblesse,
Quelque chose de vous, au fond de moi, me blesse...
Je me sens peuple!... Et j’ai, moi, le remords chrétien
De haïr votre sang, dans la fierté du mien!
BLANCHE
Ces violences-là ne peuvent pas m’atteindre:
Nous savons dédaigner.
JEANNE
Et nous, nous savons plaindre.
Les deux jeunes filles font un mouvement pour se séparer de nouveau. Blanche, près de sortir, se retourne vivement.
BLANCHE
Ah! Jeanne, plains-moi donc! plains-moi de tout ton cœur,
Car j’aime! et je me fais souffrir avec rigueur.
Plains-moi de tout ton cœur, car j’ai l’âme brisée!
Je sors de ce cruel débat, tout épuisée;
Oui, l’éducation, mes préjugés, ma foi,
Les fiertés qu’on m’apprit se révoltent en moi,
Jeanne, — et je ne peux pas les réduire. Impossible!
J’ai fait un long effort pour paraître insensible.
A quoi bon m’attendrir? Je suis faible tout bas:
C’est déjà trop! — Plains-moi, Jeanne... Je ne peux pas!
Blanche va pour sortir, mais le marquis entre suivi de Mme Lebonnard.
BLANCHE, seule, sanglotant.
Oh! mon Dieu!...
Elle tombe dans les bras de son père.
SCÈNE VI
LE MARQUIS, Mme LEBONNARD, BLANCHE, JEANNE.
MADAME LEBONNARD, allant à Jeanne.
Est-ce que?... je ne veux pas le croire!...
Tu persistes malgré cette vilaine histoire?
JEANNE
Oui.
Elle sort.
SCÈNE VII
LE MARQUIS, BLANCHE, Mme LEBONNARD, ROBERT.
LE MARQUIS, sèchement à Mme Lebonnard.
Elle persiste?
Robert entre.
MADAME LEBONNARD
Oui.
LE MARQUIS, à sa fille.
Partons, c’en est assez!
Blanche tombe assise; il reste auprès d’elle avec Robert.
SCÈNE VIII
LE MARQUIS, BLANCHE, Mme LEBONNARD, ROBERT, LEBONNARD.
On commence à entendre la voix de Lebonnard, avant qu’il soit entré.
LEBONNARD, entrant.
Qui donc a fait pleurer ma fille?
MADAME LEBONNARD
N’accusez
Que votre entêtement, votre imprudence insigne!
SCÈNE IX
Les mêmes, ANDRÉ.
Il entre vivement et va droit à Lebonnard. Blanche se lève à son entrée.
ANDRÉ, s’adressant à Lebonnard.
Pardonnez-moi, monsieur, de forcer la consigne.
LEBONNARD, regardant fixement sa femme; à André.
On vous a refusé ma porte?... Oh! c’est trop fort!
ANDRÉ
J’ai passé malgré tout, et vos gens n’ont pas tort.
Apercevant le mouvement que fait le marquis vers la sortie, avec Blanche.
Non, monsieur le marquis; le sujet qui m’amène
Souffre votre présence à tous; nul ne me gêne;
Au contraire. Il est bon que vous soyez tous là.
A Lebonnard.
J’avais votre parole; eh bien! reprenez-la,
Monsieur. Le fiancé vous dégage lui-même.
Je renonce à la main de votre enfant que j’aime;
Cela pour des motifs...
A Robert, avec intention.
... que nul de vous n’a faits,
Et dont il me convient de souffrir les effets.
S’adressant de nouveau à Lebonnard.
Notre accord aurait pu devenir légitime
Par un consentement de famille unanime,
Et certes, j’eusse alors accepté, bras ouverts,
Le bonheur et l’honneur que vous m’avez offerts...
Il en est autrement. — Je n’ai pas à vous dire
Le chagrin qu’on éprouve à fuir ce qu’on désire,
Ni si j’en dois garder un regret éternel...
J’apporte seulement un adieu, — mais formel.
Il salue profondément et fait un pas vers la porte. Lebonnard est consterné. Le marquis s’avance vers André.
LE MARQUIS
Et c’est agir, monsieur, en parfait galant homme.
Au fond, nous n’avons tous qu’un avis, mais, en somme,
On doit subir le monde, où rien n’est pour le mieux.
Donc, moi qui suis un peu philosophe, assez vieux,
Et connaisseur en cœurs d’homme, je vous exprime
Mon approbation et toute mon estime.
ANDRÉ, très simplement.
Lorsque ma conscience a, monsieur le marquis,
Décidé que son bon suffrage m’est acquis,
Je n’ai plus besoin d’être approuvé par personne...
Avec une condescendance polie.
Je ne refuse rien pourtant, de ce que donne,
En fait de sentiments, — un cœur sincère et haut.
BLANCHE, qui examine André avec attention.
Elle l’épousera!
LEBONNARD, très ému, arrêtant André
devant la porte.
Monsieur, un dernier mot:
Ma porte, pour vous seul, est ouverte à toute heure...
Nous avons pour cela la raison la meilleure,
C’est qu’entre nous rien n’est changé... Je suis ici
Le seul maître, le seul!... Ne sortez pas ainsi...
Ou du moins sachez bien, du chef de la famille,
Que vous êtes, — pour lui, — le mari de sa fille!
ANDRÉ, résolument.
Merci, monsieur. — Adieu.
LEBONNARD
Non; au revoir.
ANDRÉ
Adieu.
Il sort.
SCÈNE X
Les mêmes, moins ANDRÉ.
BLANCHE
Adieu, madame. Adieu Robert.
A Lebonnard.
Adieu, monsieur.
A Robert.
Je pars désespérée et forte. — Allons, mon père.
Elle sort.
ROBERT, arrêtant le marquis qui suit sa fille.
Ah! monsieur, dites-moi, que faut-il que j’espère?
LE MARQUIS
Tout ce que je dirais lui serait fort égal
En ce moment.
ROBERT
Pourtant...
LE MARQUIS
Vous la connaissez mal:
Et pour l’instant Dieu seul y pourrait quelque chose!
Il sort.
ROBERT, se retournant rageusement
vers son père.
Et voilà votre ouvrage!
Il sort violemment par la même porte que le marquis.
— «Mais je suis, moi, le maître, et j’exige.»
SCÈNE XI
LEBONNARD, Mme LEBONNARD.
LEBONNARD, narquois.
Eh! oui, l’on se propose
Et je dispose!
Il va au fond et abaisse le store sur la glace sans tain; puis il s’assied près de la table à gauche et se met à travailler d’un air paisible à la broderie de sa fille.
MADAME LEBONNARD
Ainsi, votre espoir et le mien,
Vous perdez tout gaîment?
LEBONNARD, tranquille, brodant.
Oh! moi, je ne perds rien!
MADAME LEBONNARD
Comment?
LEBONNARD, très tranquille.
Ma fille aura bientôt l’époux qu’elle aime,
Et vous l’accepterez facilement vous-même.
MADAME LEBONNARD, irritée.
Jamais! — Quoi! j’aurais donc soigné jalousement
Ma réputation, pour perdre en un moment
Le fruit de tant de soins?... J’aurais, toute ma vie,
Marché vers une idée uniquement suivie,
Celle de m’allier à quelque noble nom,
Pour finir par tarer le nôtre? jamais! non,
Non, non! — mille fois non!
LEBONNARD, toujours tranquille et narquois.
Si fait!
MADAME LEBONNARD
Jamais, vous dis-je,
Lebonnard!
LEBONNARD, relevant la tête; très placide et très net.
Mais je suis, moi, le maître — et j’exige.
MADAME LEBONNARD, exaspérée.
Jamais! Jamais! Jamais! Et j’irai jusqu’au bout!
Ah! votre volonté s’éveille tout à coup?
Ah! vous voulez parler en maître, mon bonhomme?
Mais je perdrai plutôt le nom dont on me nomme,
Le vôtre! que céder aux brusques volontés
D’un vieux niais! Et si, ma foi, vous résistez,
Obéissant sans doute aux leçons mal apprises
De ma fille, je vous réserve des surprises!
Et j’abandonnerai, s’il le faut, la maison,
M’entends-tu bien, plutôt que te donner raison!
LEBONNARD
On peut se séparer même, c’est trop facile!
Et je suis calme, à cette idée, — oh, bien tranquille,
Voyez! — moi si longtemps effrayé par vos cris!
C’est qu’alors j’évitais un scandale à tout prix,
Et c’est ma «volonté» qui vous laissa si forte!
Il pose sa broderie.
Ma fille est mariée aujourd’hui... Que m’importe
Le reste? Elle a su prendre un homme de devoir.
Avant cela, j’ai su me taire, et ne rien voir,
Et trembler devant vous, vous redoutant pour elle!
Ma prudence fuyait toute vaine querelle,
Et, — quinze ans, — je vous ai pardonné votre amant!
MADAME LEBONNARD, se redressant, immobile,
stupéfaite,
terrifiée.
Vous dites?
LEBONNARD, très doucement.
Que je fus bon père, simplement;
Et jamais un mari complaisant, non, ma femme!
MADAME LEBONNARD
Répétez-donc cela, pour voir! oh! c’est infâme!...
En vérité, j’ai mal entendu!
LEBONNARD, marchant sur elle.
Mais quel front,
Quelle force d’audace étrange avez-vous donc?
Toujours l’hypocrisie, et pas un peu de honte!
... Quand votre noble amant est mort, «Monsieur le Comte!»
Je compris qu’il était votre amant!... Quand vos pleurs
Coulaient ici pour lui, j’allais pleurer ailleurs!...
Et la première fois qu’il écrivit, — sans lire
Sa lettre, — j’avais su ce qu’elle venait dire!
MADAME LEBONNARD, s’efforçant de faire bonne contenance
et détournant de lui ses regards.
Vous radotez!
LEBONNARD
... Et c’est au nom de la vertu,
Et parce que l’époux, — étant père, — s’est tu,
Que vous osez compter encor sur mon silence,
Quand le bonheur de mon enfant est en balance?
Si l’époux se taisait, ce fut pour cette enfant!...
Vous allez voir comment le père la défend!
MADAME LEBONNARD, éperdue et faisant tête au péril.
Vous êtes fou!... D’ailleurs, compare-t-on la femme
Qui n’eut qu’un seul amour, — coupable, soit! — dans l’âme,
A celle qui s’est fait dire publiquement
Par son mari: «Mon fils est fils de votre amant!»
LEBONNARD, tout contre son oreille,
d’une voix sourde.
Et si je n’ai pas dit cela, moi, comme l’autre,
Publiquement, — ce crime est pourtant bien le vôtre!
MADAME LEBONNARD, effarée et n’osant le regarder.
Vous croyez donc?
LEBONNARD
Non pas! Je sais.
MADAME LEBONNARD
Et quoi?
LEBONNARD, penché contre son oreille.
Robert,
Malheureuse!
MADAME LEBONNARD
C’est faux!
LEBONNARD
Voyez si j’ai souffert!
MADAME LEBONNARD
Où prenez-vous... ce que vous dites?
LEBONNARD, d’une voix sourde mais qui monte
peu à peu et qui finit dans la violence.
J’ai la preuve,
Voilà quinze ans!... Ainsi, ma douleur n’est pas neuve!
Une lettre perdue a trahi le secret!
Vous pouviez avec soin fermer votre coffret:
J’ai là, depuis quinze ans, ce secret qui me brûle!
Et vous traitiez, aveugle! en mari ridicule,
Un père dévoué dont on ne rira plus...
Car c’est fini! J’arrive à ce que je voulus!
Votre fils peut railler, pour imiter sa mère!
Vous ne toucherez plus aux droits du père... arrière!
Je vous reprends ma fille!... On m’y force? tant mieux!
Gardez le fils de l’autre!
MADAME LEBONNARD
Ah! non! c’est odieux!
LEBONNARD, lui saisissant et lui tordant les mains.
Odieux? vraiment! qui? quoi donc? A qui la faute?
Et pourquoi venez-vous, coupable et tête haute,
Invoquer à grands cris, — vous! — cette loi de sang,
La loi de déshonneur qui frappe l’innocent!
Il la repousse brutalement de lui. Elle tombe sur un fauteuil au moment où Robert entre.
MADAME LEBONNARD
Il me battra! J’ai peur!
— «Robert, malheureuse!»
SCÈNE XII
LEBONNARD, Mme LEBONNARD, ROBERT.
ROBERT, entrant avec violence.
Ma mère!... que dit-elle?
J’ai des droits aussi, moi!... D’où vient cette querelle?
LEBONNARD, s’éloignant.
Demandez-le lui!
Il s’assied, tremblant d’émotion.
ROBERT, tenant sa mère dans ses bras.
Quoi! vous la menaciez, vous!
Vous!... Elle a peur de vous! Voilà bien ces cœurs doux,
Qui savent au besoin torturer une femme!
Mais je la défendrai contre vous, — que je blâme!
Car, bien sûr, vous parliez encor de cet André!
Mais je sais mon devoir, et mon droit est sacré!
Lebonnard, assis, écoute Robert en frémissant, et peu à peu prend l’attitude d’un homme prêt à s’élancer sur l’adversaire.
MADAME LEBONNARD, effarée et suppliante.
Tais-toi, Robert, tais-toi!
ROBERT, à Lebonnard.
Je ne dois pas me taire!...
Ah! tenez, j’ai toujours craint votre caractère:
Votre bonté n’est que faiblesse, c’est certain!
Et quand vous vous mêlez d’agir, un beau matin,
De vouloir, — c’est encor faiblesse!
MADAME LEBONNARD
Oh! je t’en prie!
Oh! par grâce, tais-toi!
ROBERT
Si Jeanne se marie
Au gré de son premier caprice, vous aurez,
Voyez-vous, — fait, d’un coup, quatre désespérés:
Jeanne, qui ne sera pas heureuse, — moi, Blanche,
Ma mère!... Et voulez-vous la vérité bien franche?
Tout cela, c’est faiblesse encor de votre part,
Faiblesse...
Entre ses dents.
... et lâcheté!
LEBONNARD, bondissant sur lui et le prenant à la gorge.
Assez! tais-toi! bâtard!
ROBERT
Mon père!...
Il porte sa main à sa bouche comme pour arrêter le mot qu’il vient de prononcer par habitude.
Madame Lebonnard se renverse, évanouie, sur le canapé. — Robert s’affaisse à demi sur la table, au milieu du théâtre.
LEBONNARD, d’une voix sourde qui s’élève peu à peu.
Je ne veux plus te voir! plus t’entendre!
Assez!... J’étais un cœur trop faible, oui, trop tendre!
Et j’eus tort, — te sachant bâtard, — de te nommer
Mon fils! je le vois bien, j’avais tort de t’aimer,
Toi! toi qui m’abreuvais, qui m’abreuves encore
D’amertume, — entends-tu? toi!... que mon nom honore,
Qui me dois de n’avoir pas l’air d’être un «bâtard!»
Un de ces pauvres fils de honte, de hasard
Et de scandale, à qui les pères de famille,
Et les nobles surtout! ne donnent pas leur fille!
MADAME LEBONNARD
Oh! Dieu! mon Dieu!
LEBONNARD
Ce fut faiblesse et lâcheté,
Je le vois, j’en conviens, de t’avoir adopté!
Faiblesse et lâcheté, de subir, sans rien dire,
Ta raillerie à tout propos, ton mauvais rire,
Quand je pouvais si bien t’écraser d’un regard,
Fils du comte d’Aubly, dit «Robert Lebonnard»
Par la grâce du vieil idiot, faible et lâche!
Il se frappe la poitrine.
ROBERT, d’une voix étouffée.
Oh! que m’arrive-t-il! Je n’y vois plus!
LEBONNARD
Je tâche
De comprendre pourquoi tu me hais!... je vois bien:
Ton sang a deviné qu’il n’est pas fait du mien!
C’est cela! L’ouvrier, en moi, te déshonore!
Tu t’en moques!... Eh bien, j’aurais souffert encore,
Et toujours, tes gaîtés d’enfant un peu méchant,
Par pitié pour toi! mais de quel droit, fier, tranchant,
Viens-tu, toi! t’opposer au bonheur de ma fille?
Dis, de quel droit, gardien d’honneur de la famille,
Repousses-tu celui qu’elle aime, et, dis, pourquoi?
Parce qu’il est un fils de hasard?... comme toi!
Et de quel droit viens-tu faire à l’expérience,
Au dévouement, à mon âge, à ma patience,
Une leçon de fils insoumis?... c’est assez!
Je n’ai qu’un seul enfant: ma fille! — Obéissez
Tous deux, le frère ingrat, et l’épouse infidèle!
Ma fille est mienne, et, seul, je disposerai d’elle,
En père, qui, — sachant vouloir — veut ce qu’il doit!
Par quinze ans de douleur j’ai bien gagné ce droit.
Il va pour sortir et s’arrête en entendant un sanglot de Robert. — Alors il se retourne dans un accès de rage aveugle.
Tu ris maintenant, beau cavalier de parade!
Tu ris, hein? Ça te fait plaisir, mon camarade,
De te voir tout à coup noble, avec des aïeux?
Il pleure.
Sois content!... Tu n’es plus le fils du pauvre vieux
Lebonnard!
Repris de fureur:
... Allons donc! ouvre-moi les fenêtres!
Crie aux passants: «Je suis noble! j’ai des ancêtres!»
Appelle à ton secours, sans pitié, d’un ton fier,
La sainteté des lois, ton sophisme d’hier!
Les lois, les préjugés, les vertus de famille,
Se tournent contre toi, — pour protéger ma fille!...
La famille! avec ses vertus! — regarde-la!...
La voilà, la famille honnête! la voilà!
Il sort, au comble de l’exaspération. — Robert essaye de se soulever, chancelle comme pris de vertige, puis tombe à terre, de tout son long. — Mme Lebonnard est toujours évanouie.
Le rideau baisse rapidement.
— «... La voilà, la famille honnête!... la voilà!»
ACTE IV
Même décor.
SCÈNE PREMIÈRE
LEBONNARD, MARTHE, au seuil de la chambre de Robert.
LEBONNARD, d’un ton d’humble prière.
Va, laisse moi le voir! — Depuis une semaine,
Marthe, je vais, je viens, je suis une âme en peine...
Je sais bien qu’il a peur de moi?...
MARTHE
Oui.
LEBONNARD, suppliant.
Mais... s’il dort?
MARTHE, le repoussant avec douceur.
Le docteur dit qu’on a passé tout le plus fort:
Parlez-lui, puisqu’il va sortir dans l’instant même...
Mais Robert est encor d’une faiblesse extrême.
LEBONNARD, se frappant la poitrine.
Ah! comment le plus doux devient-il si méchant?
MARTHE
Répare-t-on le mal en se le reprochant?
Non monsieur, non, mais tout peut s’arranger encore.
LEBONNARD
Le secret, je ne peux plus faire qu’il l’ignore!
MARTHE
Mais Jeanne n’en sait rien et Blanche n’en sait rien...
Alors, je dis que tout peut s’arranger très bien.
LEBONNARD
Tu crois?... Je voudrais tant, si c’est encor possible,
N’avoir pas fait pour rien cette chose terrible!
MARTHE
Oui, monsieur... c’est possible!... Il a changé beaucoup;
Depuis son grand malheur il n’est plus fier du tout!...
Bon Dieu! je le revois toujours, mourant,par terre,
Là... ses sanglots d’enfant ne pouvaient plus se taire.
Madame murmurait: «Oh! Marthe, un médecin!»
Mais lui me retenait, caché contre mon sein...
— «Oh! Marthe! quel malheur horrible que le nôtre!
«J’ai des hontes sur moi que je hais dans un autre!...»
Madame, alors, dans un sanglot désespéré:
— «Un docteur!» Et Robert: «Oui... le docteur André!»
Ensuite, il l’appela cent fois, dans son délire...
Vous comprenez, Monsieur, ce que ça voulait dire?
Il le donne à sa sœur!... Le malheur l’a fait bon...
Toujours un grand malheur amène un grand pardon.
LEBONNARD, gémissant.
Ah!
MARTHE
Jamais je n’ai vu patience pareille.
Tenez, la nuit, des fois, je l’entends qui s’éveille...
Sa mère est là, mais il m’appelle, moi; j’accours...
«Marthe!» Ah! comme on sent bien qu’il demande secours!
J’arrive, et je le vois, sous la veilleuse,blême,
Accoudé,l’œil trop vif, grand ouvert sur lui-même,
Et, quand je tends vers lui ma pauvre main qu’il prend:
— «... On a bien du chagrin, Marthe, lorsqu’on est grand;
Je veux me croire encor petit:chante, nourrice.»
Ah! comme il me regarde! il faut que j’obéisse;
Et je chante mes airs d’autrefois,et je vois
Que j’endors sa souffrance avec ma vieille voix.
LEBONNARD
Mais que faire? que faire! As-tu quelque pensée?
MARTHE
Mais oui: faites venir, monsieur, sa fiancée;
Elle acceptera tout quand il lui parlera.
Et pour lui,la revoir, ce sera toujours ça.
LEBONNARD
Qu’elle vienne, à quoi bon, si son orgueil persiste?
MARTHE
Elle voudra tout ce qu’il veut,puisqu’il est triste.
Tôt ou tard, dans l’amour, allez, l’orgueil se fond.
Et puis son père est là: c’est un brave homme au fond.
LEBONNARD, il prend sa canne et son chapeau.
Oui, oui... je vais le voir:
Il va prendre la main de Marthe.
C’est toi la bonne mère!
SCÈNE II
MARTHE, JEANNE, LEBONNARD.
JEANNE, entrant.
Le docteur est parti?
LEBONNARD
Non...
JEANNE
Comment va mon frère?
LEBONNARD
Mieux.
MARTHE
Voici le docteur.
SCÈNE III
LEBONNARD, MARTHE, JEANNE, LE DOCTEUR.
JEANNE, au docteur vivement.
Eh bien?
LE DOCTEUR, gaiement.
Hors de péril!
Il se lève.
LEBONNARD, joyeux.
Ah! très bien.
JEANNE
Quel bonheur!
LEBONNARD
Que dit-il?
LE DOCTEUR
Il veut sortir!
LEBONNARD, réfléchissant.
Ah! bon!
Il sort avec Marthe.
SCÈNE IV
ANDRÉ, JEANNE.
ANDRÉ
Quelle est la cause grave
Qui trouble ainsi l’esprit d’un homme jeune et brave?
Si vous le savez, vous, vous pouvez plus que moi.
JEANNE, regardant dans le vague
avec des yeux tristes et fixes.
Oui, ç’a été terrible, et j’ignore pourquoi.
ANDRÉ
Dans tout ce qu’il me dit, dans la façon câline
Dont il retient ma main quand je pars, je devine.
Je ne sais quoi de bon qui m’inspire un espoir...
Et l’on dirait que votre mère aime à me voir.
JEANNE, secouant la tête tristement.
Il faudrait refuser, malgré Robert lui-même,
Notre bonheur, puisqu’il y perd celle qu’il aime!
Ne risquons pas deux fois sa vie et sa raison!
ANDRÉ, dans un mouvement d’impatience douloureuse.
Ah! — j’avais fièrement quitté cette maison!...
Il faut que chaque jour mon devoir m’y rappelle!
JEANNE, d’un ton de doux reproche.
Monsieur André!
ANDRÉ
Tenez, vous devenez cruelle!
Il m’a voulu: je suis venu;... je reviendrai,
Mais pour l’instant, laissez — laissez, je pars...
JEANNE, tendrement.
André!
ANDRÉ, avec amertume.
Tout pour lui: fiancée et sœur et père, et mère!
A moi, rien!Je suis las, et j’ai la lèvre amère.
JEANNE
A vous — rien?
ANDRÉ
Rien.
JEANNE, très simplement.
Ingrat! Pour quoi comptez-vous donc
Mon amour?
ANDRÉ
Ah! c’est vrai!
JEANNE
Je vous aime.
ANDRÉ
Ah! pardon!
JEANNE, souriante.
Il faut que ce soit moi qui dise: «Je vous aime»?
Ne pouviez-vous un peu me le dire vous-même?
ANDRÉ
Ingrat? oui!... je devrais être heureux: je vous vois...
Et j’entends votre cœur chanter dans votre voix!
JEANNE
Je sais bien ce qu’il faut à votre âme meurtrie:
C’est une voix qui parle avec câlinerie,
Quelque chose de doux comme un vague baiser
Qui, glissant sur les doigts, vole sans se poser,
Ou comme une chanson du dormir, calme et bonne,
Qu’on murmure, au roulis d’un berceau monotone!
ANDRÉ
Jeanne!
JEANNE
Je sais les mots dont vous avez besoin,
Et vous les entendrez toujours... même de loin!
ANDRÉ, revenant à lui.
De loin!... Ah! oui, c’est juste! au plus doux de l’extase,
Mon destin ressaisit ma chimère et l’écrase!
Je n’avais droit qu’au rêve, et vous me reprenez
Tous ces bonheurs nouveaux qui me semblaient donnés!
Il s’assied, la tête dans ses mains.
JEANNE
Je n’ai rien repris: vous avez toute mon âme.
Puis... qui sait?
ANDRÉ, secouant la tête d’un air désespéré.
Non, jamais vous ne serez ma femme!
JEANNE
Pourquoi «jamais»? L’espoir est à nous. Quelque jour,
Instruits par la douleur, éclairés par l’amour,
Blanche et Robert, tous deux, voudront, j’en suis certaine,
Ce mariage;et l’heure est peut-être prochaine...
ANDRÉ, heureux.
Ah! j’étais un vaincu tombé sur le chemin,
Mais vous me relevez d’une si douce main,
Que je sens, à l’endroit de ma blessure, un charme!
Il la prend par la main.
Quel baume avez-vous mis sur mon cœur?
S’apercevant qu’elle pleure.
Une larme!
JEANNE, laissant s’incliner sa tête sur l’épaule d’André.
Prenez-la, mon ami, d’un baiser sur mes yeux...
Croyez-moi, ce n’est pas le baiser des adieux...
Bon espoir!
Le marquis entre et les regarde en souriant.
SCÈNE V
JEANNE, ANDRÉ, LE MARQUIS.
LE MARQUIS
Comment va Robert, chère petite?
LE DOCTEUR
Mais... mieux; décidément.
LE MARQUIS
Sa mère, que je quitte,
Me l’a dit; j’avais craint qu’elle espérât trop tôt.
LE DOCTEUR
Non, je réponds de lui.
Il salue et sort.
LE MARQUIS, à Jeanne.
Je viens lui dire un mot.
Votre mère, qui va rentrer, est avec Blanche,
Chez moi... Quand le cœur souffre, il est bon qu’il s’épanche.
Robert doit désirer me voir.
JEANNE
Puis-je savoir,
Monsieur, le vrai motif d’un pareil désespoir?
Mon père et lui m’ont l’air de cacher quelque chose?...
LE MARQUIS
Rien... ils se sont heurtés... vous en savez la cause.
JEANNE
Je vais chercher Robert.
Elle sort.
SCÈNE VI
LE MARQUIS, seul.
LE MARQUIS
Pauvre mère, vraiment!
Ah!... elle sait souffrir!Mais quel étonnement
Quand elle a vu que je savais son passé triste!
... Elle a bien expié, si la justice existe!
SCÈNE VII
LE MARQUIS, ROBERT.
LE MARQUIS, joyeusement, voyant entrer Robert.
Ah! ah!
ROBERT
... Ma mère vient de rentrer à l’instant...
Vous voulez me parler?
LE MARQUIS
Parbleu! je suis content:
Vous voilà bien debout!
ROBERT
Oui, je vais mieux, sans doute...
Je voulais vous parler, de mon côté.
LE MARQUIS
J’écoute.
... Mais d’abord — pour vous mettre à votre aise, Robert,
Je sais comment, pourquoi votre cœur a souffert...
Votre mal ne sera pas long... j’en vois le terme.
Parlez donc... je suis votre ami, sincère et ferme.
ROBERT
Je veux être soldat.
LE MARQUIS
J’approuve; mais c’est dur.
ROBERT
Un soldat, c’est quelqu’un de qui l’honneur est sûr:
Je veux être soldat, monsieur. Je vous demande,
Monsieur le Marquis, vous dont l’influence est grande
Sur ma mère, de lui faire entendre raison.
Voyons, je ne peux plus rester dans la maison;
Je n’y puis demeurer un jour de plus sans honte.
Pour m’aider à partir, c’est sur vous que je compte,
Car depuis trop longtemps j’ai vécu, sous ce toit,
D’un pain — auquel ma sœur, elle seule, avait droit.
Il faut que, grâce à vous, ma mère se résigne...
Que... «son mari» consente — et dès demain je signe.
Je pars pour le Soudan... On peut mourir là-bas.
LE MARQUIS
Mais...
ROBERT
Oh! je n’admets point que vous n’approuviez pas!
LE MARQUIS
Mais, voyons, c’est peut-être aller un peu bien vite!
Réfléchissez... pesez.
ROBERT
J’ai pesé ma conduite
Dans mes nuits d’insomnie, à loisir, trop longtemps!
De grâce, épargnez-moi des retards irritants...
S’il me fallait attendre un an! un an encore!
Que ferais-je? — Un soldat, voyez-vous, on l’honore;
On dit: «C’est un garçon de cœur; ce qu’il fait là
«Est bien!...» Si ma conduite est bonne, approuvez-la,
Monsieur. — Réfléchissez; je n’ai plus de famille.
Voyons, — je ne peux plus épouser votre fille,
Monsieur... Consolez-moi, parlez. — Il a besoin,
L’enfant perdu, d’un bon conseil et d’un témoin!
LE MARQUIS
Ah! brave enfant, ta main! et viens que je t’embrasse.
C’est bien, ce que tu fais... Je reconnais la race!
Il fait signe à Robert de s’asseoir.
Et puisque tu n’es pas de ces gens sans ressort
Qui perdent pied devant la douleur ou la mort,
Puisque ta volonté protège ton cœur tendre,
Je te dirai tout droit ce que tu dois entendre.
Écoute-donc... C’est une histoire de soldats:
Nous étions sous Paris. Je me battais là-bas,
A côté d’un ami d’enfance, — un frère d’armes,
Un vaillant, dont la mort fit couler bien des larmes:
Le comte Saint-Aubly, charmant, brave et loyal.
Il reçut un éclat d’obus, à Buzenval.
J’accourus. Il pansait lui-même sa blessure...
Là, près du cœur... — «Allons, dit-il, la mort est sûre,
Mais nous avons le temps d’échanger un adieu...»
— «J’ai, reprit-il, un fils!»
Mouvement de Robert.
Oui, Robert.
ROBERT
Oh! mon Dieu!
LE MARQUIS
Il te nomma. — «Je veux que ce fils soit un homme.
«Il est mon fils, malgré le nom dont il se nomme.
«Sache-le! Tu feras mon devoir en l’aimant...»
Robert veut se lever. Le marquis l’arrête du geste.
Attends. Il dit encor: — «J’ai fait un testament
«Où je te lègue, — et sans condition aucune, —
«Ma terre et tout ce qui me reste de fortune.
«Cela peut revenir, s’il en est digne, un jour,
«A Robert...»
Prenant la main de Robert.
Comprends-tu? «... s’il mérite l’amour
«De ta fille!» — Il sourit, pressa de sa main douce
La mienne, dit: «Je meurs» et mourut sans secousse.
ROBERT
Ah! monsieur!
LE MARQUIS
Quand on a du cœur, rien n’est perdu!
ROBERT
J’en aurai toujours plus, monsieur.
LE MARQUIS
Bien répondu.
Je suis content de toi, fier même... Tiens, espère!
Ma fille, maintenant, écoutera son père...
Tout ça doit s’arranger... je vais m’en mêler, moi!
Mais ne dis rien — jamais — à ma fille...
ROBERT
Ah! — pourquoi?
LE MARQUIS
Que t’importe!
ROBERT
C’est la tromper!
LE MARQUIS
Ça me regarde.
Un ami me confie un secret: je le garde...
... Ce secret là n’est pas à toi seul; n’en dis rien;
C’est inutile.
ROBERT, énergiquement.
Soit, mais, je partirai.
LE MARQUIS
Bien.
Pars pour un temps. Conquiers ta liberté complète.
Pars fièrement; j’en suis heureux, je le répète;
Sois soldat sans regrets... tu feras ton chemin.
Quant au docteur,... ma fille aura cédé demain...
ROBERT
Elle vous a dit?...
LE MARQUIS
Non... je l’ai su par ta mère.
ROBERT, avec découragement.
Croire encor mon bonheur possible, c’est chimère,
Monsieur!
LE MARQUIS
Quel entêté!... Mais puisque je te dis...
ROBERT
Non... non... allez, j’ai bien perdu mon paradis!
Car Jeanne épousera bientôt celui qu’elle aime,
L’honnête homme que j’aime et respecte moi-même...
Dès lors...
LE MARQUIS
Blanche y consent, si j’y consens, — là!
ROBERT, étonné.
Quoi!
Est-ce vrai?
LE MARQUIS, gaîment.
J’aimais mieux Martignac, mais, ma foi,
Ton docteur a du bon. Il me plaît. Je l’estime.
Il se tient bien. C’est une «honorable victime,»
Comme dit Lebonnard.
ROBERT, avec effusion.
Tenez, j’avais besoin
De ce mot-là!
LE MARQUIS, lui prenant les mains.
Tu peux compter sur ton témoin.
Voyant paraître Lebonnard.
C’est Lebonnard... Va-t-en.
SCÈNE VIII
LE MARQUIS, LEBONNARD, MARTHE.
LEBONNARD, à Marthe qui ne fait que traverser
le théâtre, de droite à gauche.
Veille à ce qu’on nous laisse.
Les yeux de Robert et de Lebonnard se rencontrent; Robert se détourne; il sort vivement. Lebonnard secoue la tête d’un air de profonde affliction.
LE MARQUIS, examinant Lebonnard.
Voici l’homme: — mélange étrange de faiblesse
Et d’énergie!
SCÈNE IX
LE MARQUIS, LEBONNARD.
LEBONNARD
Eh bien?... j’arrive de chez vous.
LE MARQUIS, avec sévérité et brusquerie.
Le malheur de Robert nous désespère tous.
LEBONNARD, désolé.
On vous a dit?
LE MARQUIS
Oui.
LEBONNARD
Ah!... Ma surprise est profonde,
Cruelle!... Il eût fallu cacher à tout le monde
Ce secret!... Mais on peut encore le murer?...
J’ai bien voulu punir, mais pas déshonorer.
LE MARQUIS
C’est entendu, mon cher monsieur; je dois vous croire...
Mais...
LEBONNARD, vivement.
Votre fille, au moins, de toute cette histoire
Ne sait rien, elle?
LE MARQUIS
Rien.
LEBONNARD
Elle épouse Robert?
LE MARQUIS
C’est dans sa dignité qu’il a, par vous, souffert:
Il veut être soldat!...
LEBONNARD
Quitter sa mère!... et Marthe!...
Et votre fille!... Oh! non, je n’entends pas qu’il parte!
Être simple soldat, d’ailleurs, c’est un métier
Un peu bien rude... Encor s’il était officier!
Il serait malheureux, sans nous, comme les pierres!
Moi, je ne peux plus lui parler, mais vos prières,
A vous, — vos bons conseils, monsieur, le retiendront!
LE MARQUIS, froidement.
Ce jeune homme a subi chez vous un dur affront,
Cher monsieur; — je n’ai pas à juger cette affaire...
Mais son départ devient, en tout cas, nécessaire.
Il a du cœur; il est sans fortune aujourd’hui;
Et peut-être avez-vous été cruel pour lui.
Pour quelle faute avoir, d’une telle souffrance,
Frappé ce jeune cœur, juste en pleine espérance,
Et repris à l’enfant — si tard — l’honneur du nom?
Vous en êtes seul juge, et je ne dis pas non.
Robert, lui, doit partir. Il a le vrai courage:
Qu’il soit soldat! Je suis d’avis, moi, qu’il s’engage
LEBONNARD, avec douleur.
Mais...
LE MARQUIS
Et je viens chercher votre consentement.
LEBONNARD, brusquement joyeux.
Ah! C’est juste! Parfait: je refuse!
LE MARQUIS, étonné.
Comment?
Son devoir, songez-y! son droit, dit-il lui-même,
C’est de vous délivrer...
Marthe traverse le théâtre de gauche à droite et entre, à pas muets, dans la chambre de Robert.
LEBONNARD, éclatant.
De lui? moi!... mais je l’aime,
Monsieur! et j’ai prouvé, je pense, assez d’amour, —
Et sans me démentir, — en quinze ans, — un seul jour!
Ça n’a pas empêché ce moment de colère...
J’étais fou... Je venais de parler à sa mère...
La fureur emportait mon cœur désespéré...
Robert entre et, voyant que sa mère a pleuré,
Il m’insulte!...
Baissant la voix.
... Croyant qu’il insultait son père!
Un silence.
Peut-être aurais-je pu souffrir encor, me taire...
Mais quinze ans de silence éclatant dans un cri,
Mon œuvre de quinze ans dans une heure a péri!
Il tombe accablé sur son siège et s’essuie le front
avec angoisse.
LE MARQUIS, le considérant, à part.
C’est vrai, qu’il l’aime!
LEBONNARD
Eh bien! non, ce n’est pas possible!
Robert ne peut pas être à ce point insensible
Qu’il ne comprenne pas mon chagrin... mon remords!
Tenez, je ne sais plus... Dites-lui que j’ai tort...
Que je le sens... que j’ai souffert un long martyre
Pour lui!... Je ne sais pas, moi, ce qu’on peut lui dire!
Que j’ai longtemps caché, pour ma fille... et pour lui! —
Pour tous deux, — le secret dont il souffre aujourd’hui!
... Et je perdrais le fruit d’un si long sacrifice,
Par ma faute? — Non, non, s’il a de la justice,
Il me pardonnera... Le voilà, son devoir!...
S’il savait!... mais jamais il ne pourra savoir!
Il demeure en silence, méditant.
On voit Robert paraître au fond, amené et comme entraîné malgré lui par sa vieille nourrice, à laquelle il résiste faiblement.
SCÈNE X
Les mêmes, MARTHE, ROBERT.
MARTHE, bas, d’un ton d’insistance.
Écoute-le.
ROBERT
Non.
MARTHE
Si.
Le marquis fait signe à Robert d’approcher. Robert obéit. Tous deux se tiennent derrière le fauteuil de Lebonnard. Marthe se retire.
SCÈNE XI
LEBONNARD, LE MARQUIS, ROBERT.
Lebonnard se croit seul avec le marquis.
LEBONNARD, au marquis, sans voir Robert.
Comprendrait-il lui-même,
Sachant ce que je sais, pourquoi, comment je l’aime?
C’est si simple!... Le jour où je l’appris, d’abord,
J’appris en même temps que «le père» était mort!
Où la mort passe, tout, pour un moment, s’apaise
Et le plus irrité sent qu’il faut qu’on se taise!
Mouvement de Robert qui veut s’éloigner. Le marquis le retient.
... Robert avait cinq ans; Jeanne, dix; — deux démons!
Nos enfants, rien ne dit comme nous les aimons!
On ne s’explique pas, mais ça tient aux entrailles!
Ah! mon cœur fut mordu comme avec des tenailles,
Quand, jaloux, stupéfait, furieux, incertain,
J’appris, — par une lettre égarée, — un matin, —
Que ce fils... n’était pas mon fils! Oh! quel vertige!
Comment je ne devins pas fou, c’est un prodige!
Je savais pourtant bien qu’elle ne m’aimait pas...
Mais qu’un autre...Et je pris cet enfant dans mes bras!
ROBERT
Il se tient avec le marquis, à demi-caché, derrière le haut dossier du fauteuil de Lebonnard.
Oh!
LEBONNARD
— «De quel droit viens-tu, toi, toi! prendre à ma fille
Une part de son bien? fils de rien, sans famille,
Sans nom!... bâtard!» — J’avais de ces cris plein le cœur!
— Mais l’enfant me riait... il appelait sa sœur...
Que m’avait-il fait, lui? L’aimais-je pas, la veille?
Il tendait vers ma bouche une bouche vermeille,
Et quand il attachait son bras faible à mon cou,
Comment le dénouer rudement, tout à coup?
Comment le rendre, lui, l’innocent, — responsable?
— Et cet amour de père était inguérissable!
LE MARQUIS
Pauvre homme!
LEBONNARD
J’ai voulu guérir, j’ai bien tâché!
Mais c’est par ma douleur que j’étais attaché!
En l’arrachant de moi, je saignais trop... Je l’aime,
Ayant trouvé plus doux de le chérir quand même:
Je les aime tous deux ensemble, simplement,
Monsieur! On est un père — un vrai, — rien qu’en aimant!
Il bégaie, par instants, et semble souffrir de la peine qu’il éprouve à trouver des mots pour exprimer la profondeur de son sentiment.
Tenez,il faut la chair pour être un fils de femme?
L’âme, c’est plus grand?... moi, je suis père... par l’âme!
... Eh! mon Dieu! ce qui rend à la femme si cher
Son enfant, c’est qu’il la fit souffrir dans sa chair?...
Eh bien! cet enfant-là... vous comprenez, j’espère?...
Par de grandes douleurs, je suis resté son père!
A ce cri, Robert, n’y tenant plus, s’élance sans être vu de Lebonnard et lui saisit la main.Lebonnard se retourne vivement et, mettant ses mains sur les épaules de Robert, il pousse un grand cri de joie.
Mon enfant! Mon enfant!... Tu restes, n’est-ce-pas?
Il faut oublier... Dis que tu nous resteras?...
Lebonnard est assis dans son fauteuil. — Robert s’agenouille à sa droite.
ROBERT
C’est impossible. — Non. — Mais mon âme est tout autre,
Et je «renais» — depuis que j’ai vu dans la vôtre.
LEBONNARD, à Robert.
Va, reste, pour ta mère, — et pour ta pauvre sœur...
ROBERT, avec fermeté.
Non... Et vous m’approuvez, monsieur, au fond du cœur.
LEBONNARD, se récriant avec douleur.
«Monsieur!...» Le méchant mot!
Voyant entrer Jeanne, il met un doigt sur sa bouche en regardant Robert.
Ta sœur!...Chut!...
SCÈNE XII
LE MARQUIS, LEBONNARD, ROBERT, MARTHE;
au fond: JEANNE.
LEBONNARD, le doigt sur ses lèvres.
Qu’elle ignore!
JEANNE
Quel est ce «méchant mot?»
LEBONNARD, vivement et embarrassé.
Rien... non!... — rien!
JEANNE
Mais encore?
... Vous le grondiez?
Elle s’agenouille à la gauche de Lebonnard.
LEBONNARD, vivement.
Non...
Se reprenant.
Oui, — pour la dernière fois!
Il m’appelait «Monsieur!»
JEANNE, scandalisée.
Oh! Robert!
LEBONNARD, à Robert.
Là, — tu vois!
A Jeanne.
Il ne le dira plus... jamais.
JEANNE
Jamais, j’espère!
LEBONNARD, tendrement à Jeanne.
Dis-lui comment on nomme un père...
JEANNE, avec une tendresse infinie, appuyant sa tête
sur la poitrine de Lebonnard.
Papa!
ROBERT, de son côté, cachant sa tête dans la poitrine
de Lebonnard.
Père!
Père!
LEBONNARD
Tu restes, — dis?
ROBERT, vaincu par sa propre émotion.
Oui.
LEBONNARD, au marquis, en se levant.
Je suis content d’eux!
A ses enfants.
Il faut aller trouver la mère, tous les deux,
A présent. — Dites-lui: — «Notre père nous aime,
Maman, et tout est bien; comme avant; bien mieux même.»
Entrez en vous tenant la main, d’un air joyeux...
Il les rapproche l’un de l’autre, main dans la main, et les contemple.
Alors, rien qu’à vous voir, elle comprendra mieux.
Il les conduit vers la porte. — Les deux enfants sortent.