Le portrait de Dorian Gray
VII
Par hasard, il se trouva que la salle, ce soir-là était pleine de monde, et le gras manager juif, qui les reçut à la porte du théâtre rayonnait d'une oreille à l'autre d'un onctueux et tremblotant sourire. Il les escorta jusqu'à leur loge avec une sorte d'humilité pompeuse, en agitant ses grasses mains chargées de bijoux et parlant de sa voix la plus aiguë.
Dorian Gray se sentit pour lui une aversion plus prononcée que jamais; il venait voir Miranda, pensait-il, et il rencontrait Caliban....
Il paraissait, d'un autre côté, plaire à lord Henry; ce dernier même se décida à lui témoigner sa sympathie d'une façon formelle en lui serrant la main et l'affirmant qu'il était heureux d'avoir rencontré un homme qui avait découvert un réel talent et faisait banqueroute pour un poëte.
Hallward s'amusa à observer les personnes du parterre.... La chaleur était suffocante et le lustre énorme avait l'air, tout flambant, d'un monstrueux dahlia aux pétales de feu jaune. Les jeunes gens des galeries avaient retiré leurs jaquettes et leurs gilets et se penchaient sur les balustrades. Ils échangeaient des paroles d'un bout à l'autre du théâtre et partageaient des oranges avec des filles habillées de couleurs voyantes, assises à côté d'eux. Quelques femmes riaient au parterre. Leurs voix étaient horriblement perçantes et discordantes. Un bruit de bouchons sautant arrivait du bar.
—Quel endroit pour y rencontrer sa divinité, dit lord Henry.
—Oui, répondit Dorian Gray. C'est ici que je la rencontrai, et elle est divine au-delà de tout ce qu'on peut concevoir. Vous oublierez toute chose quand elle jouera. On ne fait plus attention à cette populace rude et commune, aux figures grossières et aux gestes brutaux dès qu'elle entre en scène; ces gens demeurent silencieux et la regardent; ils pleurent, et rient comme elle le veut; elle joue sur eux comme sur un violon; elle les spiritualise, en quelque sorte, et l'on sent qu'ils ont la même chair et le même sang que soi-même.
—La même chair et le même sang que soi-même! Oh! je ne crois pas, s'exclama lord Henry qui passait en revue les spectateurs de la galerie avec sa lorgnette.
—Ne faites pas attention à lui, Dorian, dit le peintre. Je sais, moi, ce que vous voulez dire et je crois en cette jeune fille. Quiconque vous aimez doit le mériter et la personne qui a produit sur vous l'effet que vous nous avez décrit doit être noble et intelligente. Spiritualiser ses contemporains, c'est quelque chose d'appréciable.... Si cette jeune fille peut donner une âme à ceux qui jusqu'alors ont vécu sans en avoir une, si elle peut révéler le sens de la Beauté aux gens dont les vies furent sordides et laides, si elle peut les dépouiller de leur égoïsme, leur prêter des larmes de tristesse qui ne sont pas leurs, elle est digne de toute votre admiration, digne de l'adoration du monde. Ce mariage est normal; je ne le pensai pas d'abord, mais maintenant je l'admets. Les dieux ont fait Sibyl Vane pour vous; sans elle vous auriez été incomplet.
—Merci, Basil, répondit Dorian Gray en lui pressant la main. Je savais que vous me comprendriez. Harry est tellement cynique qu'il me terrifie parfois.... Ah! voici l'orchestre; il est épouvantable, mais ça ne dure que cinq minutes. Alors le rideau se lèvera et vous verrez la jeune fille à laquelle je vais donner ma vie, à laquelle j'ai donné tout ce qu'il y a de bon en moi....
Un quart d'heure après, parmi une tempête extraordinaire d'applaudissements, Sibyl Vane s'avança sur la scène.... Certes, elle était adorable à voir—une des plus adorables créatures même, pensait lord Henry, qu'il eut jamais vues. Il y avait quelque chose d'animal dans sa grâce farouche et ses yeux frémissants. Un sourire abattu, comme l'ombre d'une rose dans un miroir d'argent, vint à ses lèvres en regardant la foule enthousiaste emplissant le théâtre. Elle recula de quelques pas, et ses lèvres semblèrent trembler.
Basil Hallward se dressa et commença à l'applaudir. Sans mouvement, comme dans un rêve, Dorian Gray la regardait; Lord Henry la lorgnant à l'aide de sa jumelle murmurait: «Charmante! Charmante!»
La scène représentait la salle du palais de Capulet, et Roméo, dans ses habits de pélerin, entrait avec Mercutio et ses autres amis. L'orchestre attaqua quelques mesures de musique, et la danse commença....
Au milieu de la foule des figurants gauches aux costumes râpés, Sibyl Vane se mouvait comme un être d'essence supérieure. Son corps s'inclinait, pendant qu'elle dansait, comme dans l'eau s'incline un roseau. Les courbes de sa poitrine semblaient les courbes d'un blanc lys. Ses mains étaient faites d'un pur ivoire.
Cependant, elle était curieusement insouciante; elle ne montrait aucun signe de joie quand ses yeux se posaient sur Roméo. Le peu de mots qu'elle avait à dire:
et le bref dialogue qui suit, furent dits d'une manière plutôt artificielle.... Sa voix était exquise, mais au point de vue de l'intonation, c'était absolument faux. La couleur n'y était pas. Toute la vie du vers était enlevée; on n'y sentait pas la réalité de la passion.
Dorian pâlit en l'observant, étonné, anxieux.... Aucun de ses amis n'osait lui parler; elle leur semblait sans aucun talent; ils étaient tout à fait désappointés.
Ils savaient que la scène du balcon du second acte était l'épreuve décisive des actrices abordant le rôle de Juliette; ils l'attendaient tous deux; si elle y échouait, elle n'était bonne à rien.
Elle fut vraiment charmante quand elle surgit dans le clair de lune; c'était vrai; mais l'hésitation de son jeu était insupportable et il devenait de plus en plus mauvais à mesure qu'elle avançait dans son rôle. Ses gestes étaient absurdement artificiels. Elle emphatisait au-delà des limites permises ce qu'elle avait à dire. Le beau passage.
fut déclamé avec la pitoyable précision d'une écolière instruite dans la récitation par un professeur de deuxième ordre. Quand elle s'inclina sur le balcon et qu'elle eut à dire les admirables vers:
Elle les dit comme s'ils ne comportaient pour elle aucune espèce de signification; ce n'était pas nervosité, bien au contraire; elle paraissait absolument consciente de ce qu'elle faisait. C'était simplement du mauvais art; l'échec était parfait.
Même les auditeurs vulgaires et dépourvus de toute éducation, du parterre et des galeries, perdaient tout intérêt à la pièce. Ils commencèrent à s'agiter, à parler haut, à siffler.... Le manager israëlite, debout au fond du parterre, frappait du pied et jurait de rage. L'on eût dit que la seule personne calme était la jeune fille.
Un tonnerre de sifflets suivit la chute du rideau.... Lord Henry se leva et mit son pardessus....
—Elle est très belle, Dorian, dit-il, mais elle ne sait pas jouer. Allons-nous-en....
—Je veux voir entièrement la pièce, répondit le jeune homme d'une voix rauque et amère. Je suis désespéré de vous avoir fait perdre votre soirée, Harry. Je vous fais mes excuses à tous deux.
—Mon cher Dorian, miss Vane devait être indisposée. Nous viendrons la voir quelque autre soir.
—Je désire qu'elle l'ait été, continua-t-il; mais elle me semble, à moi, insensible et froide. Elle est entièrement changée. Hier, ce fut une grande artiste; ce soir, c'est une actrice médiocre et commune.
—Ne parlez pas ainsi de ce que vous aimez, Dorian. L'amour est une plus merveilleuse chose que l'art.
—Ce sont tous deux de simples formes d'imitation, remarqua lord Henry.... Mais allons-nous-en!... Dorian, vous ne pouvez rester ici davantage. Ce n'est pas bon pour l'esprit de voir jouer mal. D'ailleurs, je suppose que vous ne désirez point que votre femme joue; par conséquent, qu'est-ce que cela peut vous faire qu'elle joue Juliette comme une poupée de bois.... Elle est vraiment adorable, et si elle connaît aussi peu la vie que...l'art, elle fera le sujet d'une expérience délicieuse. Il n'y a que deux sortes de gens vraiment intéressants: ceux qui savent absolument tout et ceux qui ne savent absolument rien.... Par le ciel! mon cher ami, n'ayez pas l'air si tragique! Le secret de rester jeune est de ne jamais avoir une émotion malséante. Venez au club avec Basil et moi, nous fumerons des cigarettes en buvant à la beauté de Sibyl Vane; elle est certainement belle: que désirez-vous de plus?
—Allez-vous-en, Harry! cria l'enfant. J'ai besoin d'être seul. Hasil, vous aussi, allez-vous-en! Ah! ne voyez-vous que mon coeur éclate!
Des larmes brûlantes lui emplirent les yeux; ses lèvres tremblèrent et se précipitant au fond de la loge, il s'appuya contre la cloison et cacha sa face dans ses mains....
—Allons-nous-en, Basil, dit lord Henry d'une voix étrangement tendre. Et les deux jeunes gens sortirent ensemble.
Quelques instants plus tard, la rampe s'illumina, et le rideau se leva sur le troisième acte. Dorian Gray reprit son siège; il était pâle, mais dédaigneux et indifférent. L'action sa traînait, interminable. La moitié de l'auditoire était sortie, en faisant un bruit grossier de lourds souliers, et en riant. Le fiasco était complet. Le dernier acte fut joué devant les banquettes. Le rideau s'abaissa sur des murmures ou des grognements.
Aussitôt que ce fut fini, Dorian Gray se précipita par les coulisses vers le foyer.... Il y trouva la jeune fille seule; un regard de triomphe éclairait sa face. Dans ses yeux brillait une flamme exquise; une sorte de rayonnement semblait l'entourer. Ses lèvres demi ouvertes souriaient à quelque mystérieux secret connu d'elle seule.
Quand il entra, elle le regarda, et sembla soudainement possédée d'une joie infinie.
—Ai-je assez mal joué, ce soir, Dorian? cria-t-elle.
—Horriblement! répondit-il, la considérant avec stupéfaction.... Horriblement! Ce fut affreux! Vous étiez malade, n'est-ce pas? Vous ne vous doutez point de ce que cela fut!... Vous n'avez pas idée de ce que j'ai souffert!
La jeune fille sourit....
—Dorian, répondit-elle, appuyant sur son prénom d'une voix traînante et musicale, comme s'il eût été plus doux que miel aux rouges pétales de sa bouche, Dorian, vous auriez dû comprendre, mais vous comprenez maintenant, n'est-ce pas?
—Comprendre quoi? demanda-t-il, rageur....
—Pourquoi je fus si mauvaise ce soir! Pourquoi je serai toujours mauvaise!... Pourquoi je ne jouerai plus jamais bien!...
Il leva les épaules.
—Vous êtes malade, je crois; quand vous êtes malade, vous ne pouvez jouer: vous paraissez absolument ridicule. Vous nous avez navrés, mes amis et moi.
Elle ne semblait plus l'écouter; transfigurée de joie, elle paraissait en proie à une extase de bonheur!...
—Dorian! Dorian, s'écria-t-elle, avant de vous connaître, je croyais que la seule réalité de la vie était le théâtre: c'était seulement pour le théâtre que je vivais; je pensais que tout cela était vrai; j'étais une nuit Rosalinde, et l'autre, Portia: la joie de Béatrice était ma joie, et les tristesses de Cordelia furent miennes!... Je croyais en tout!... Les gens grossiers qui jouaient avec moi me semblaient pareils à des dieux! J'errais parmi les décors comme dans un monde à moi: je ne connaissais que des ombres, et je les croyais réelles! Vous vîntes, ô mon bel amour! et vous délivrâtes mon âme emprisonnée.... Vous m'avez appris ce qu'était réellement la réalité! Ce soir, pour la première fois de ma vie, je perçus le vide, la honte, la vilenie de ce que j'avais joué jusqu'alors. Ce soir, pour la première fois, j'eus la conscience que Roméo était hideux, et vieux, et grimé, que faux était le clair de lune du verger, que les décors étaient odieux, que les mots que je devais dire étaient menteurs, qu'ils n'étaient pas mes mots, que ce n'était pas ce que je devais dire!... Vous m'avez élevée dans quelque chose de plus haut, dans quelque chose dont tout l'art n'est qu'une réflexion. Vous m'avez fait comprendre ce qu'était véritablement l'amour! Mon amour! Mon amour! Prince Charmant! Prince de ma vie! Je suis écoeurée des ombres! Vous m'êtes plus que tout ce que l'art pourra jamais être! Que puis-je avoir de commun avec les fantoches d'un drame? Quand j'arrivai ce soir, je ne pus comprendre comment cela m'avait quittée. Je pensais que j'allais être merveilleuse et je m'aperçus que je ne pouvais rien faire. Soudain, la lumière se fit en moi, et la connaissance m'en fut exquise.... Je les entendis siffler, et je me mis à sourire.... Pourraient-ils comprendre un amour tel que le nôtre? Emmène-moi, Dorian, emmène-moi, quelque part où nous puissions être seuls. Je hais la scène! Je puis mimer une passion que je ne ressens pas, mais je ne puis mimer ce quelque chose qui me brûle comme le feu! Oh! Dorian! Dorian, tu comprends maintenant ce que cela signifie. Même si je parvenais à le faire, ce serait une profanation, car pour moi, désormais, jouer, c'est d'être amoureuse! Voilà ce que tu m'as faite!...
Il tomba sur le sofa et détourna la tête.
—Vous avez tué mon amour! murmura-t-il.
Elle le regarda avec admiration et se mit à rire.... Il ne dit rien. Elle vint près de lui et de ses petits doigts lui caressa les cheveux. Elle s'agenouilla, lui baisant les mains.... Il les retira, pris d'un frémissement.
Il se dressa soudain et marcha vers la porte.
—Oui, clama-t-il, vous avez tué mon amour! Vous avez dérouté mon esprit! Maintenant vous ne pouvez même exciter ma curiosité! Vous n'avez plus aucun effet sur moi! Je vous aimais parce que vous étiez admirable, parce que vous étiez intelligente et géniale, parce que vous réalisiez les rêves des grands poëtes et que vous donniez une forme, un corps, aux ombres de l'Art! Vous avez jeté tout cela! vous êtes stupide et bornée!... Mon Dieu! Combien je fus fou de vous aimer! Quel insensé je fus!... Vous ne m'êtes plus rien! Je ne veux plus vous voir! Je ne veux plus penser à vous! Je ne veux plus me rappeler votre nom! Vous ne pouvez vous douter ce que vous étiez pour moi, autrefois.... Autrefois!... Ah! je ne veux plus penser à cela! Je désirerais ne vous avoir jamais vue.... Vous avez brisé le roman de ma vie! Comme vous connaissez peu l'amour, pour penser qu'il eût pu gâter votre art!... Vous n'êtes rien sans votre art.... Je vous aurais faite splendide, fameuse, magnifique! le monde vous aurait admirée et vous eussiez porté mon nom!... Qu'êtes-vous maintenant?... Une jolie actrice de troisième ordre!
La jeune fille pâlissait et tremblait. Elle joignit les mains, et d'une voix qui s'arrêta dans la gorge:
—Vous n'êtes pas sérieux, Dorian, murmura-t-elle; vous jouez!...
—Je joue!... C'est bon pour vous, cela; vous y réussissez si bien, répondit-il amèrement.
Elle se releva, et une expression pitoyable de douleur sur la figure, elle traversa le foyer et vint vers lui. Elle mit la main sur son bras et le regarda dans les yeux. Il l'éloigna....
—Ne me touchez pas, cria-t-il.
Elle poussa un gémissement triste, et s'écroulant à ses pieds, elle resta sans mouvement, comme une fleur piétinée.
—Dorian, Dorian, ne m'abandonnez pas, souffla-t-elle. Je suis désolée d'avoir si mal joué; je pensais à vous tout le temps; mais j'essaierai...oui, j'essaierai.... Cela me vint si vite, cet amour pour vous.... Je pense que je l'eusse toujours ignoré si vous ne m'aviez pas embrassé.... Si nous ne nous étions pas embrassés.... Embrasse-moi encore, mon amour.... Ne t'en va pas! Je ne pourrais le supporter! Oh! ne t'en va pas!... Mon frère.... Non, ça ne fait rien! Il ne voulait pas dire cela.... il plaisantait!... Mais vous, pouvez-vous m'oublier à cause de ce soir? Je veux tant travailler et essayer de faire des progrès. Ne me sois pas cruel parce que je t'aime mieux que tout au monde! Après tout, c'est la seule fois que je t'ai déplu.... Tu as raison, Dorian.... J'aurais dû me montrer mieux qu'une artiste.... C'était fou de ma part ... et cependant, je n'ai pu faire autrement.... Oh! ne me quitte pas! Ne m'abandonne pas!...
Une rafale de sanglots passionnés la courba.... Elle s'écrasa sur le plancher comme une chose blessée. Dorian Gray la regardait à terre, ses lèvres fines retroussées en un suprême dédain. Il y a toujours quelque chose de ridicule dans les émotions des personnes que l'on a cessé d'aimer; Sibyl Vane lui semblait absurdement mélodramatique. Ses larmes et ses sanglots l'ennuyaient....
—Je m'en vais, dit-il, d'une calme voix claire. Je ne veux pas être cruel davantage, mais je ne puis vous revoir. Vous m'avez dépouillé de toutes mes illusions....
Elle pleurait silencieusement, et ne fit point de réponse; rampante, elle se rapprocha; ses petites mains se tendirent comme celles d'un aveugle et semblèrent le chercher.... Il tourna sur ses talons et quitta le foyer. Quelques instants après, il était dehors....
Où il alla?... il ne s'en souvint. Il se rappela vaguement avoir vagabondé par des rues mal éclairées, passé sous des voûtes sombres et devant des maisons aux façades hostiles.... Des femmes, avec des voix enrouées et des rires éraillés l'avaient appelé. Il avait rencontré de chancelants ivrognes jurant, se grommelant à eux-mêmes des choses comme des singes monstrueux. Des enfants grotesques se pressaient devant des seuils; des cris, des jurons, partaient des cours obscures.
A l'aube, il se trouva devant Covent Garden.... Les ténèbres se dissipaient, et coloré de feux affaiblis, le ciel prit des teintes perlées.... De lourdes charettes remplies de lys vacillants roulèrent doucement sur les pavés des rues désertes.... L'air était plein du parfum des fleurs, et leur beauté sembla apporter un reconfort à sa peine. Il entra dans un marché et observa les hommes déchargeant les voitures.... Un charretier en blouse blanche lui offrit des cerises; il le remercia, s'étonnant qu'il ne voulut accepter aucun argent, et les mangea distraitement. Elles avaient été cueillies dans la nuit; et la fraîcheur de la lune les avaient pénétrées. Une bande de garçons portant des corbeilles de tulipes rayées, de jaunes et rouges roses, défila devant lui, à travers les monceaux de légumes d'un vert de jade. Sous le portique aux piliers grisâtres, musait une troupe de filles têtes nues attendant la fin des enchères.... D'autres, s'ébattaient aux alentours des portes sans cesse ouvertes des bars de la Piazza. Les énormes chevaux de camions glissaient ou frappaient du pied sur les pavés raboteux, faisant sonner leurs cloches et leurs harnais.... Quelques conducteurs gisaient endormis sur des piles de sacs. Des pigeons, aux cous irisés, aux pattes roses, voltigeaient, picorant des graines....
Au bout de quelques instants, il héla un hansom et se fit conduire chez lui.... Un moment, il s'attarda sur le seuil, regardant devant lui le square silencieux, les fenêtres fermées, les persiennes claires.... Le ciel s'opalisait maintenant, et les toits des maisons luisaient comme de l'argent.... D'une cheminée en face, un fin filet de fumée s'élevait; il ondula, comme un ruban violet à travers l'atmosphère couleur de nacre....
Dans la grosse lanterne dorée vénitienne, dépouille de quelque gondole dogale, qui pendait au plafond du grand hall d'entrée aux panneaux de chêne, trois jets vacillants de lumière brillaient encore; ils semblaient de minces pétales de flamme, bleus et blancs. Il les éteignit, et après avoir jeté son chapeau et son manteau sur une table, traversant la bibliothèque, il poussa la porte de sa chambre à coucher, une grande pièce octogone située au rez-de-chaussée que, dans son goût naissant de luxe, il avait fait décorer et garnir de curieuses tapisseries Renaissance qu'il avait découvertes dans une mansarde délabrée de Selby Royal où elles s'étaient conservées.
Comme il tournait la poignée de la porte, ses yeux tombèrent sur son portrait peint par Basil Hallward; il tressaillit d'étonnement!... Il entra dans sa chambre, vaguement surpris.... Après avoir défait le premier bouton de sa redingote, il parut hésiter; finalement il revint sur ses pas, s'arrêta devant le portrait et l'examina.... Dans le peu de lumière traversant les rideaux de soie crême, la face lui parut un peu changée.... L'expression semblait différente. On eût dit qu'il y avait comme une touche de cruauté dans la bouche.... C'était vraiment étrange!...
Il se tourna, et, marchant vers la fenêtre, tira les rideaux.... Une brillante clarté emplit la chambre et balaya les ombres fantastiques des coins obscurs où elles flottaient. L'étrange expression qu'il avait surprise dans la face y demeurait, plus perceptible encore.... La palpitante lumière montrait des lignes de cruauté autour de la bouche comme si lui-même, après avoir fait quelque horrible chose, les surprenait sur sa face dans un miroir.
Il recula, et prenant sur la table une glace ovale entourée de petits amours d'ivoire, un des nombreux présents de lord Henry, se hâta de se regarder dans ses profondeurs polies.... Nulle ligne comme celle-là ne tourmentait l'écarlate de ses lèvres.... Qu'est-ce que cela voulait dire?
Il frotta ses yeux, s'approcha plus encore du tableau et l'examina de nouveau.... Personne n'y avait touché, certes, et cependant, il était hors de doute que quelque chose y avait été changé.... Il ne rêvait pas! La chose était horriblement apparente....
Il se jeta dans un fauteuil et rappela ses esprits.... Soudainement, lui revint ce qu'il avait dit dans l'atelier de Basil le jour même où le portrait avait été terminé. Oui, il s'en souvenait parfaitement. Il avait énoncé le désir fou de rester jeune alors que vieillirait ce tableau.... Ah! si sa beauté pouvait ne pas se ternir et qu'il fut donné à ce portrait peint sur cette toile de porter le poids de ses passions, de ses péchés!... Cette peinture ne pouvait-elle donc être marquée des lignes de souffrance et de doute, alors que lui-même garderait l'épanouissement délicat et la joliesse de son adolescence!
Son voeu, pardieu! ne pouvait être exaucé! De telles choses sont impossibles! C'était même monstrueux de les évoquer.... Et, cependant, le portrait était devant lui portant à la bouche une moue de cruauté!
Cruauté! Avait-il été cruel? C'était la faute de cette enfant, non la sienne.... Il l'avait rêvée une grande artiste, lui avait donné son amour parce qu'il l'avait crue géniale.... Elle l'avait désappointé. Elle s'était montrée quelconque, indigne.... Tout de même, un sentiment de regret infini l'envahit, en la revoyant dans son esprit, prostrée à ses pieds, sanglotant comme un petit enfant!... Il se rappela avec quelle insensibilité il l'avait regardée alors.... Pourquoi avait-il été fait ainsi? Pourquoi une pareille âme lui avait-elle été donnée? Mais n'avait-il pas souffert aussi? Pendant les trois heures qu'avait duré la pièce, il avait vécu des siècles de douleur, des éternités sur des éternités de torture!... Sa vie valait bien la sienne.... S'il l'avait blessée, n'avait-elle pas, de son côté, enlaidi son existence?... D'ailleurs, les femmes sont mieux organisées que les hommes pour supporter les chagrins.... Elle vivent d'émotions; elles ne pensent qu'à cela.... Quand elles prennent des amants, c'est simplement pour avoir quelqu'un à qui elles puissent faire des scènes. Lord Henry le lui avait dit et lord Henry connaissait les femmes. Pourquoi s'inquiéterait-il de Sibyl Vane? Elle ne lui était rien.
Mais le portrait?... Que dire de cela? Il possédait le secret de sa vie, en révélait l'histoire; il lui avait appris à aimer sa propre beauté. Lui apprendrait-il à haïr son âme?... Devait-il le regarder encore?
Non! c'était purement une illusion de ses sens troublés; l'horrible nuit qu'il venait de passer avait suscité des fantômes!... Tout d'un coup, cette même tache écarlate qui rend les hommes déments s'était étendue dans son esprit.... Le portrait n'avait pas changé. C'était folie d'y songer....
Cependant, il le regardait avec sa belle figure ravagée, son cruel sourire.... Sa brillante chevelure rayonnait dans le soleil du matin. Ses yeux d'azur rencontrèrent les siens. Un sentiment d'infinie pitié, non pour lui-même, mais pour son image peinte, le saisit. Elle était déjà changée, et elle s'altérerait encore. L'or se ternirait.... Les rouges et blanches roses de son teint se flétriraient. Pour chaque péché qu'il commettrait, une tache s'ajouterait aux autres taches, recouvrant peu à peu sa beauté.... Mais il ne pècherait pas!...
Le portrait, changé ou non, lui serait le visible emblême de sa conscience. Il résisterait aux tentations. Il ne verrait jamais plus lord Henry—il n'écouterait plus, de toute façon, les subtiles théories empoisonnées qui avaient, pour la première fois, dans le jardin de Basil, insufflé en lui la passion d'impossibles choses.
Il retournerait à Sibyl Vane, lui présenterait ses repentirs, l'épouserait, essaierait de l'aimer encore. Oui, c'était son devoir. Elle avait souffert plus que lui. Pauvre enfant! Il avait été égoïste et cruel envers elle. Elle reprendrait sur lui la fascination de jadis; ils seraient heureux ensemble. La vie, à côté d'elle, serait belle et pure.
Il se leva du fauteuil, tira un haut et large paravent devant le portrait, frissonnant encore pendant qu'il le regardait.... «Quelle horreur!» pensait-il, en allant ouvrir la porte-fenêtre.... Quand il fut sur le gazon, il poussa un profond soupir. L'air frais du matin parut dissiper toutes ses noires pensées, il songeait seulement à Sibyl. Un écho affaibli de son amour lui revint. Il répéta son nom, et le répéta encore. Les oiseaux qui chantaient dans le jardin plein de rosée, semblaient parler d'elle aux fleurs....
VIII
Midi avait sonné depuis longtemps, quand il s'éveilla. Son valet était venu plusieurs fois sur la pointe du pied dans la chambre voir s'il dormait encore, et s'était demandé ce qui pouvait bien retenir si tard au lit son jeune maître. Finalement, Victor entendit retentir le timbre et il arriva doucement, portant une tasse de thé et un paquet de lettres sur un petit plateau de vieux Sèvres chinois; il tira les rideaux de satin olive, aux dessins bleus, tendus devant les trois grandes fenêtres....
—Monsieur a bien dormi ce matin, remarqua-t-il souriant.
—Quelle heure est-il, Victor, demanda Dorian Gray, paresseusement.
—Une heure un quart, Monsieur.
Si tard!... Il s'assit dans son lit, et après avoir bu un peu de thé, se mit à regarder les lettres; l'une d'elles était de lord Henry, et avait été apportée le matin même. Il hésita un moment et la mit de côté. Il ouvrit les autres, nonchalamment. Elles contenaient la collection ordinaire de cartes, d'invitations à dîner, de billets pour des expositions privées, des programmes de concerts de charité, et tout ce que peut recevoir un jeune homme à la mode chaque matin, durant la saison. Il trouva une lourde facture, pour un nécessaire de toilette Louis XV en argent ciselé, qu'il n'avait pas encore eu le courage d'envoyer à ses tuteurs, gens de jadis qui ne comprenaient point que nous vivons dans un temps ou les choses inutiles sont les seules choses nécessaires; il parcourut encore quelques courtoises propositions de prêteurs d'argent de Jermyn-Street, qui s'offraient à lui avancer n'importe quelle somme aussitôt qu'il le jugerait bon et aux taux les plus raisonnables.
Dix minutes après, il se leva, mit une robe de chambre en cachemire brodée de soie et passa dans la salle de bains, pavée en onyx. L'eau froide le ranima après ce long sommeil; il sembla avoir oublié tout ce par quoi il venait de passer.... Une obscure sensation d'avoir pris part à quelque étrange tragédie, lui traversa l'esprit une fois ou deux, mais comme entourée de l'irréalité d'un rêve....
Aussitôt qu'il fut habillé, il entra dans la bibliothèque et s'assit devant un léger déjeuner à la française, servi sur une petite table mise près de la fenêtre ouverte.
Il faisait un temps délicieux; l'air chaud paraissait chargé d'épices.... Une abeille entra et bourdonna autour du bol bleu-dragon, rempli de roses d'un jaune de soufre qui était posé devant lui. Il se sentit parfaitement heureux.
Ses regards tout à coup, tombèrent sur le paravent qu'il avait placé devant le portrait et il tressaillit....
—Monsieur a froid, demanda le valet en servant une omelette. Je vais fermer la fenêtre....
Dorian secoua la tête.
—Je n'ai pas froid, murmura-t-il.
Etait-ce vrai? Le portrait avait-il réellement changé? Ou était-ce simplement un effet de sa propre imagination qui lui avait montré une expression de cruauté, là où avait été peinte une expression de joie. Sûrement, une toile peinte ne pouvait ainsi s'altérer? Cette pensée était absurde. Ça serait un jour une bonne histoire à raconter à Basil; elle l'amuserait.
Cependant, le souvenir lui en était encore présent.... D'abord, dans la pénombre, ensuite dans la pleine clarté, il l'avait vue, cette touche de cruauté autour de ses lèvres tourmentées.... Il craignit presque que le valet quittât la chambre, car il savait, il savait qu'il courrait encore contempler le portrait, sitôt seul.... Il en était sûr.
Quand le domestique, après avoir servi le café et les cigarettes, se dirigea vers la porte, il se sentit un violent désir de lui dire de rester. Comme la porte se fermait derrière lui, il le rappela.... Le domestique demeurait immobile, attendant les ordres.... Dorian le regarda.
—Je n'y suis pour personne, Victor, dit-il avec un soupir.
L'homme s'inclina et disparut....
Alors, il se leva de table, alluma une cigarette, et s'étendit sur un divan aux luxueux coussins placé en face du paravent; il observait curieusement cet objet, ce paravent vétuste, fait de cuir de Cordoue doré, frappé et ouvré sur un modèle fleuri, datant de Louis XIV,—se demandant s'il lui était jamais arrivé encore de cacher le secret de la vie d'un homme.
Enlèverait-il le portrait après tout? Pourquoi pas le laisser là? A quoi bon savoir? Si c'était vrai, c'était terrible?... Sinon, cela ne valait la peine que l'on s'en occupât....
Mais si, par un hasard malheureux, d'autres yeux que les siens découvraient le portrait et en constataient l'horrible changement?... Que ferait-il, si Basil Hallward venait et demandait à revoir son propre tableau. Basil le ferait sûrement.
Il lui fallait examiner à nouveau la toile.... Tout, plutôt que cet infernal état de doute!...
Il se leva et alla fermer les deux portes. Au moins, il serait seul à contempler le masque de sa honte.... Alors il tira le paravent et face à face se regarda.... Oui, c'était vrai! le portrait avait changé!...
Comme souvent il se le rappela plus tard, et toujours non sans étonnement, il se trouva qu'il examinait le portrait avec un sentiment indéfinissable d'intérêt scientifique. Qu'un pareil changement fut arrivé, cela lui semblait impossible...et cependant cela était!... Y avait-il quelques subtiles affinités entre les atomes chimiques mêlés en formes et en couleurs sur la toile, et l'âme qu'elle renfermait? Se pouvait-il qu'ils l'eussent réalisé, ce que cette âme avait pensé; que ce qu'elle rêva, ils l'eussent fait vrai? N'y avait-il dans cela quelque autre et...terrible raison? Il frissonna, effrayé.... Retournant vers le divan, il s'y laissa tomber, regardant, hagard, le portrait en frémissant d'horreur!...
Cette chose avait eu, toutefois, un effet sur lui.... Il devenait conscient de son injustice et de sa cruauté envers Sibyl Vane.... Il n'était pas trop tard pour réparer ses torts.
Elle pouvait encore devenir sa femme. Son égoïste amour irréel cèderait à quelque plus haute influence, se transformerait en une plus noble passion, et son portrait par Basil Hallward lui serait un guide à travers la vie, lui serait ce qu'est la sainteté à certains, la conscience à d'autres et la crainte de Dieu à tous.... Il y a des opiums pour les remords, des narcotiques moraux pour l'esprit.
Oui, cela était un symbole visible, de la dégradation qu'amenait le péché!... C'était un signe avertisseur des désastres prochains que les hommes préparent à leurs âmes!
Trois heures sonnèrent, puis quatre. La demie tinta son double carillon.... Dorian Gray ne bougeait pas....
Il essayait de réunir les fils vermeils de sa vie et de les tresser ensemble; il tentait de trouver son chemin à travers le labyrinthe d'ardente passion dans lequel il errait. Il ne savait quoi faire, quoi penser?... Enfin, il se dirigea vers la table et rédigea une lettre passionnée à la jeune fille qu'il avait aimée, implorant son pardon, et s'accusant de démence.
Il couvrit des pages de mots de chagrin furieux, suivis de plus furieux cris de douleur....
Il y a une sorte de volupté à se faire des reproches.... Quand nous nous blâmons, nous pensons que personne autre n'a le droit de nous blâmer. C'est la confession, non le prêtre, qui nous donne l'absolution. Quand Dorian eût terminé sa lettre, il se sentit pardonné.
On frappa tout à coup à la porte et il entendit en dehors la voix de lord Henry:
—Mon cher ami, il faut que je vous parle. Laissez-moi entrer. Je ne puis supporter de vous voir ainsi barricadé....
Il ne répondit pas et resta sans faire aucun mouvement. On cogna à nouveau, puis très fort....
Ne valait-il pas mieux laisser entrer lord Henry et lui expliquer le nouveau genre de vie qu'il allait mener, se quereller avec lui si cela devenait nécessaire, le quitter, si cet inévitable parti s'imposait.
Il se dressa, alla en hâte tirer le paravent sur le portrait, et ôta le verrou de la porte.
—Je suis vraiment fâché de mon insistance, Dorian, dit lord Henry en entrant. Mais vous ne devez pas trop songer à cela.
—A Sibyl Vane, voulez-vous dire, interrogea le jeune homme.
—Naturellement, répondit lord Henry s'asseyant dans un fauteuil, en retirant lentement ses gants jaunes.... C'est terrible, à un certain point de vue mais ce n'est pas votre faute. Dites-moi, est-ce que vous êtes allé dans les coulisses après la pièce?
—Oui....
—J'en étais sûr. Vous lui fîtes une scène?
—Je fus brutal, Harry, parfaitement brutal. Mais c'est fini maintenant. Je ne suis pas fâché que cela soit arrivé. Cela m'a appris à me mieux connaître.
—Ah! Dorian, je suis content que vous preniez ça de cette façon. J'avais peur de vous voir plongé dans le remords, et vous arrachant vos beaux cheveux bouclés....
—Ah, non, j'en ai fini!... dit Dorian, secouant la tête en souriant.... Je suis à présent parfaitement heureux.... Je sais ce qu'est la conscience, pour commencer; ce n'est pas ce que vous m'aviez dit; c'est la plus divine chose qui soit en nous.... Ne vous en moquez plus, Harry, au moins devant moi. J'ai besoin d'être bon.... Je ne puis me faire à l'idée d'avoir une vilaine âme....
—Une charmante base artistique pour la morale, Dorian. Je vous en félicite, mais par quoi allez-vous commencer.
—Mais, par épouser Sibyl Vane....
—Epouser Sibyl Vane! s'écria lord Henry, sursautant et le regardant avec un étonnement perplexe. Mais, mon cher Dorian....
—Oui, Harry. Je sais ce que vous m'allez dire: un éreintement du mariage; ne le développez pas. Ne me dites plus rien de nouveau là-dessus. J'ai offert, il y a deux jours, à Sibyl Vane de l'épouser; je ne veux point lui manquer de parole: elle sera ma femme....
—Votre femme, Dorian!... N'avez-vous donc pas reçu ma lettre?... Je vous ai écrit ce matin et vous ai fait tenir la lettre par mon domestique.
—Votre lettre?... Ah! oui, je me souviens! Je ne l'ai pas encore lue, Harry. Je craignais d'y trouver quelque chose qui me ferait de la peine. Vous m'empoisonnez la vie avec vos épigrammes.
—Vous ne connaissez donc rien?...
—Que voulez-vous dire?...
Lord Henry traversa la chambre, et s'asseyant à côté de Dorian Gray, lui prit les deux mains dans les siennes, et les lui serrant étroitement:
—Dorian, lui dit-il, ma lettre—ne vous effrayez pas!—vous informait de la mort de Sibyl Vane!...
Un cri de douleur jaillit des lèvres de l'adolescent; il bondit sur ses pieds, s'arrachant de l'étreinte de lord Henry:
—Morte!... Sibyl morte!... Ce n'est pas vrai!... C'est un horrible mensonge! Comment osez-vous dire cela?
—C'est parfaitement vrai, Dorian, dit gravement lord Henry. C'est dans les journaux de ce matin. Je vous écrivais pour vous dire de ne recevoir personne jusqu'à mon arrivée. Il y aura une enquête dans laquelle il ne faut pas que vous soyez mêlé. Des choses comme celle-là, mettent un homme a la mode à Paris, mais à Londres on a tant de préjugés.... Ici, on ne débute jamais avec un scandale; on réserve cela pour donner un intérêt à ses vieux jours. J'aime à croire qu'on ne connaît pas votre nom au théâtre; s'il en est ainsi, tout va bien. Personne ne vous vit aux alentours de sa loge? Ceci est de toute importance?
Dorian ne répondit point pendant quelques instants. Il était terrassé d'épouvante.... Il balbutia enfin d'une voix étouffée:
—Harry, vous parlez d'enquête? Que voulez-vous dire? Sibyl aurait-elle...? Oh! Harry, je ne veux pas y penser! Mais parlez vite! Dites-moi tout!...
—Je n'ai aucun doute; ce n'est pas un accident, Dorian, quoique le public puisse le croire. Il paraîtrait que lorsqu'elle allait quitter le théâtre avec sa mère, vers minuit et demie environ, elle dit qu'elle avait oublié quelque chose chez elle.... On l'attendit quelque temps, mais elle ne redescendait point. On monta et on la trouva morte sur le plancher de sa loge. Elle avait avalé quelque chose par erreur, quelque chose de terrible dont on fait usage dans les théâtres. Je ne sais ce que c'était, mais il devait y avoir de l'acide prussique ou du blanc de céruse là-dedans. Je croirais volontiers à de l'acide prussique, car elle semble être morte instantanément....
—Harry, Harry, c'est terrible! cria le jeune homme.
—Oui, c'est vraiment tragique, c'est sûr, mais il ne faut pas que vous y soyez mêlé. J'ai vu dans le Standard qu'elle avait dix-sept ans; j'aurais cru qu'elle était plus jeune, elle avait l'air d'une enfant et savait si peu jouer.... Dorian, ne vous frappez pas!... Venez dîner avec moi, et après nous irons à l'Opéra. La Patti joue ce soir, et tout le monde sera là. Vous viendrez dans la loge de ma soeur; il s'y trouvera quelques jolies femmes....
—Ainsi, j'ai tué Sibyl Vane, murmurait Dorian, je l'ai tuée aussi sûrement que si j'avais coupé sa petite gorge avec un couteau...et cependant les roses pour cela n'en sont pas moins belles les oiseaux n'en chanteront pas moins dans mon jardin.... Et ce soir, je vais aller dîner avec vous: j'irai de là à l'Opéra, et, sans doute, j'irai souper quelque part ensuite.... Combien la vie est puissamment dramatique!... Si j'avais lu cela dans un livre, Harry, je pense que j'en aurais pleuré.... Maintenant que cela arrive, et à moi, cela me semble beaucoup trop stupéfiant pour en pleurer!... Tenez, voici la première lettre d'amour passionnée que j'ai jamais écrite de ma vie; ne trouvez-vous pas étrange que cette première lettre d'amour soit adressée à une fille morte!... Peuvent-elles sentir, ces choses blanches et silencieuses que nous appelons les morts? Sibyl! Peut-elle sentir, savoir, écouter? Oh! Harry, comme je l'aimais! Il me semble qu'il y a des années!...
«Elle m'était tout.... Vint cet affreux soir—était-ce la nuit dernière?—où elle joua si mal, et mon coeur se brisa! Elle m'expliqua pourquoi? Ce fut horriblement touchant! Je ne fus pas ému: je la croyais sotte!... Quelque chose arriva soudain qui m'épouvanta! Je ne puis vous dire ce que ce fut, mais ce fut terrible.... Je voulus retourner à elle; je sentis que je m'étais mal conduit...et maintenant elle est morte! Mon Dieu! Mon Dieu! Harry, que dois-je faire? Vous savez dans quel danger je suis, et rien n'est là pour m'en garder! Elle aurait fait cela pour moi! Elle n'avait point le droit de se tuer.... Ce fut égoïste de sa part.
—Mon cher Dorian, répondit lord Henry, prenant une cigarette et tirant de sa poche une boîte d'allumettes dorée, la seule manière dont une femme puisse réformer un homme est de l'importuner de telle sorte qu'il perd tout intérêt possible à l'existence. Si vous aviez épousé cette jeune fille, vous auriez été malheureux; vous l'auriez traitée gentiment; on peut toujours être bon envers les personnes desquelles on attend rien. Mais elle aurait bientôt découvert que vous lui étiez absolument indifférent, et quand une femme a découvert cela de son mari, ou elle se fagote terriblement, ou bien elle porte de pimpants chapeaux que paie le mari...d'une autre femme. Je ne dis rien de l'adultère, qui aurait pu être abject, qu'en somme je n'aurais pas permis, mais je vous assure en tous les cas, que tout cela eut été un parfait malentendu.
—C'est possible, murmura le jeune homme horriblement pâle, en marchant de long en large dans la chambre; mais je pensais que cela était de mon devoir; ce n'est point ma faute si ce drame terrible m'a empêché de faire ce que je croyais juste. Je me souviens que vous m'avez dit une fois, qu'il pesait une fatalité sur les bonnes résolutions, qu'on les prenait toujours trop tard. La mienne en est un exemple....
—Les bonnes résolutions ne peuvent qu'inutilement intervenir contre les lois scientifiques. Leur origine est de pure vanité et leur résultat est nil. De temps à autre, elles nous donnent quelques luxueuses émotions stériles qui possèdent, pour les faibles, un certain charme. Voilà ce que l'on peut en déduire. On peut les comparer à des chèques qu'un homme tirerait sur une banque où il n'aurait point de compte ouvert.
—Harry, s'écria Dorlan Gray venant s'asseoir près de lui, pourquoi est-ce que je ne puis sentir cette tragédie comme je voudrais le faire; je ne suis pas sans coeur, n'est-ce pas?
—Vous avez fait trop de folies durant la dernière quinzaine pour qu'il vous soit permis de vous croire ainsi, Dorian, répondit lord Henry avec son doux et mélancolique sourire.
Le jeune homme fronça les sourcils.
—Je n'aime point cette explication, Harry, reprit-il, mais cela me fait plaisir d'apprendre que vous ne me croyez pas sans coeur; je ne le suis vraiment pas, je le sais.... Et cependant je me rends compte que je ne suis affecté par cette chose comme je le devrais être; elle me semble simplement être le merveilleux épilogue d'un merveilleux drame. Cela a toute la beauté terrible d'une tragédie grecque, une tragédie dans laquelle j'ai pris une grande part, mais dans laquelle je ne fus point blessé.
—Oui, en vérité, c'est une question intéressante, dit lord Henry qui trouvait un plaisir exquis à jouer sur l'égoïsme inconscient de l'adolescent, une question extrêmement intéressante.... Je m'imagine que la seule explication en est celle-ci. Il arrive souvent que les véritables tragédies de la vie se passent d'une manière si peu artistique qu'elles nous blessent par leur violence crue, leur incohérence absolue, leur absurde besoin de signifier quelque chose, leur entier manque de style. Elles nous affectent tout ainsi que la vulgarité; elles nous donnent une impression de la pure force brutale et nous nous révoltons contre cela. Parfois, cependant, une tragédie possédant des éléments artistiques de beauté, traverse notre vie; si ces éléments de beauté sont réels, elle en appelle a nos sens de l'effet dramatique. Nous nous trouvons tout à coup, non plus les acteurs, mais les spectateurs de la pièce, ou plutôt nous sommes les deux. Nous nous surveillons nous mêmes et le simple intérêt du spectacle nous séduit.
«Qu'est-il réellement arrivé dans le cas qui nous occupe? Une femme s'est tuée par amour pour vous. Je suis ravi que pareille chose ne me soit jamais arrivée; cela m'aurait fait aimer l'amour pour le restant de mes jours. Les femmes qui m'ont adoré—elles n'ont pas été nombreuses, mais il y en a eu—ont voulu continuer, alors que depuis longtemps j'avais cessé d'y prêter attention, ou elles de faire attention à moi. Elles sont devenues grasses et assommantes et quand je les rencontre, elles entament le chapitre des réminiscences.... Oh! la terrible mémoire des femmes! Quelle chose effrayante! Quelle parfaite stagnation intellectuelle cela révèle! On peut garder dans sa mémoire la couleur de la vie, mais on ne peut se souvenir des détails, toujours vulgaires....
—Je sèmerai des pavots dans mon jardin, soupira Dorian.
—Je n'en vois pas la nécessité, répliqua son compagnon. La vie a toujours des pavots dans les mains. Certes, de temps à autre, les choses durent. Une fois, je ne portais que des violettes toute une saison, comme manière artistique de porter le deuil d'une passion qui ne voulait mourir. Enfin, elle mourut, je ne sais ce qui la tua. Je pense que ce fut la proposition de sacrifier le monde entier pour moi; c'est toujours un moment ennuyeux: cela vous remplit de la terreur de l'éternité. Eh bien! le croyez-vous, il y a une semaine, je me trouvai chez lady Hampshire, assis au dîner près de la dame en question et elle insista pour recommencer de nouveau, en déblayant le passé et ratissant le futur. J'avais enterré mon roman dans un lit d'asphodèles; elle prétendait l'exhumer et m'assurait que je n'avais pas gâté sa vie. Je suis autorisé à croire qu'elle mangea énormément; aussi ne ressentis-je aucune anxiété.... Mais quel manque de goût elle montra!
«Le seul charme du passé est que c'est le passé, et les femmes ne savent jamais quand la toile est tombée; elles réclament toujours un sixième acte, et proposent de continuer le spectacle quand l'intérêt s'en est allé.... Si on leur permettait d'en faire à leur gré, toute comédie aurait une fin tragique, et toute tragédie finirait en farce. Elles sont délicieusement artificielles, mais elles n'ont aucun sens de l'art.
«Vous êtes plus heureux que moi. Je vous assure Dorian, qu'aucune des femmes que j'ai connues n'aurait fait pour moi ce que Sibyl Vane a fait pour vous. Les femmes ordinaires se consolent toujours, quelques-unes en portant des couleurs sentimentales. Ne placez jamais votre confiance en une femme qui porte du mauve, quelque soit son âge, ou dans une femme de trente-cinq ans affectionnant les rubans roses; cela veut toujours dire qu'elles ont eu des histoires. D'autres trouvent une grande consolation à la découverte inopinée des bonnes qualités de leurs maris. Elles font parade de leur félicité conjugale, comme si c'était le plus fascinant des péchés. La religion en console d'autres encore. Ses mystères ont tout le charme d'un flirt, me dit un jour une femme, et je puis le comprendre. En plus, rien ne vous fait si vain que de vous dire que vous êtes un pécheur. La conscience fait de nous des égoïstes.... Oui, il n'y a réellement pas de fin aux consolations que les femmes trouvent dans la vie moderne, et je n'ai point encore mentionné la plus importante.
—Quelle est-elle, Harry? demanda indifféremment le jeune homme.
—La consolation évidente: prendre un nouvel adorateur quand on en perd un. Dans la bonne société, cela vous rajeunit toujours une femme.... Mais réellement, Dorian, combien Sibyl Vane devait être dissemblable des femmes que nous rencontrons. Il y a quelque chose d'absolument beau dans sa mort.
«Je suis heureux de vivre dans un siècle où de pareils miracles se produisent. Ils nous font croire à la réalité des choses avec lesquelles nous jouons, comme le roman, la passion, l'amour....»
—Je fus bien cruel envers elle, vous l'oubliez....
—Je suis certain que les femmes apprécient la cruauté, la vraie cruauté, plus que n'importe quoi. Elles ont d'admirables instincts primitifs. Nous les avons émancipées, mais elles n'en sont pas moins restées des esclaves cherchant leurs maîtres; elles aiment être dominées. Je suis sûr que vous fûtes splendide! Je ne vous ai jamais vu dans une véritable colère, mais je m'imagine combien vous devez être charmant. Et d'ailleurs, vous m'avez dit quelque chose avant-hier, qui me parut alors quelque peu fantaisiste, mais que je sens maintenant parfaitement vrai, et qui me donne la clef de tout....
—Qu'était-ce, Harry?
—Vous m'avez dit que Sibyl Vane vous représentait toutes les héroïnes de roman, qu'elle était un soir Desdemone, et un autre, Ophélie, qu'elle mourait comme Juliette, et ressuscitait comme Imogéne!
—Elle ne ressuscitera plus jamais, maintenant, dit le jeune homme, la face dans ses mains.
—Non, elle ne ressuscitera plus; elle a joué son dernier rôle.... Mais il vous faut penser à cette mort solitaire dans cette loge clinquante comme si c'était un étrange fragment lugubre de quelque tragédie jacobine, comme à une scène surprenante de Webster, de Ford ou de Cyril Tourneur. Cette jeune fille n'a jamais vécu, à la réalité, et elle n'est jamais morte.... Elle vous fut toujours comme un songe..., comme ce fantôme qui apparaît dans les drames de Shakespeare, les rendant plus adorables par sa présence, comme un roseau à travers lequel passe la musique de Shakespeare, enrichie de joie et de sonorité.
«Elle gâta sa vie au moment où elle y entra, et la vie la gâta; elle en mourut.... Pleurez pour Ophélie, si vous voulez; couvrez-vous le front de cendres parce que Cordélié a été étranglée; invectivez le ciel parce que la fille de Brabantio est trépassée, mais ne gaspillez pas vos larmes sur le cadavre de Sibyl Vane; celle-ci était moins réelle que celles-là....»
Un silence suivit. Le crépuscule assombrissait la chambre; sans bruit, à pas de velours, les ombres se glissaient dans le jardin. Les couleurs des objets s'évanouissaient paresseusement.
Après quelques minutes, Dorian Gray releva la tête....
—Vous m'avez expliqué à moi-même, Harry, murmura-t-il avec un soupir de soulagement. Je sentais tout ce que vous m'avez dit, mais en quelque sorte, j'en étais effrayé et je n'osais me l'exprimer à moi-même. Comme vous me connaissez bien!... Mais nous ne parlerons plus de ce qui est arrivé; ce fut une merveilleuse expérience, c'est tout. Je ne crois pas que la vie me réserve encore quelque chose d'aussi merveilleux.
—La vie a tout en réserve pour vous, Dorian. Il n'est rien, avec votre extraordinaire beauté, que vous ne soyez capable de faire.
—Mais songez, Harry, que je deviendrai grotesque, vieux, ridé!... Alors?...
—Alors, reprit lord Henry en se levant, alors, mon cher Dorian, vous aurez à combattre pour vos victoires; actuellement, elles vous sont apportées. Il faut que vous gardiez votre beauté. Nous vivons dans un siècle qui lit trop pour être sage et qui pense trop pour être beau. Nous ne pouvons nous passer de vous.... Maintenant, ce que vous avez de mieux à faire, c'est d'aller vous habiller et de descendre au club. Nous sommes plutôt en retard comme vous le voyez.
—Je pense que je vous rejoindrai à l'Opéra, Harry. Je suis trop fatigué pour manger quoi que ce soit. Quel est le numéro de la loge de votre soeur?
—Vingt-sept, je crois. C'est au premier rang; vous verrez son nom sur la porte? Je suis désolé que vous ne veniez dîner.
—Ça ne m'est point possible, dit Dorian nonchalamment.... Je vous suis bien obligé pour tout ce que vous m'avez dit; vous êtes certainement mon meilleur ami; personne ne m'a compris comme vous.
—Nous sommes seulement au commencement de notre amitié, Dorian, répondit lord Henry, en lui serrant la main. Adieu. Je vous verrai avant neuf heures et demie, j'espère. Souvenez-vous que la Patti chante....
Comme il fermait la porte derrière lui, Dorian Gray sonna, et au bout d'un instant, Victor apparut avec les lampes et tira les jalousies. Dorian s'impatientait, voulant déjà être parti, et il lui semblait que Victor n'en finissait pas....
Aussitôt qu'il fut sorti, il se précipita vers le paravent et découvrit la peinture.
Non! Rien n'était changé de nouveau dans le portrait; il avait su la mort de Sibyl Vane avant lui; il savait les événements de la vie alors qu'ils arrivaient. La cruauté méchante qui gâtait les fines lignes de la bouche, avait apparu, sans doute, au moment même où la jeune fille avait bu le poison.... Ou bien était-il indifférent aux événements? Connaissait-il simplement ce qui se passait dans l'âme. Il s'étonnait, espérant que quelque jour, il verrait le changement se produire devant ses yeux et cette pensée le fit frémir.
Pauvre Sibyl! Quel roman cela avait été! Elle avait souvent mimé la mort au théâtre. La mort l'avait touchée et prise avec elle. Comment avait-elle joué cette ultime scène terrifiante? L'avait-elle maudit en mourant? Non! elle était morte par amour pour lui, et l'amour, désormais, lui serait un sacrement. Elle avait tout racheté par le sacrifice qu'elle avait fait de sa vie. Il ne voulait plus songer à ce qu'elle lui avait fait éprouver pendant cette terrible soirée, au théâtre.... Quand il penserait à elle, ce serait comme à une prestigieuse figure tragique envoyée sur la scène du monde pour y montrer la réalité suprême de l'Amour. Une prestigieuse figure tragique! Des larmes lui montèrent aux yeux, en se souvenant de son air enfantin, de ses manières douces et capricieuses, de sa farouche et tremblante grâce. Il les refoula en hâte, et regarda de nouveau le portrait.
Il sentit que le temps était venu, cette fois, de faire son choix. Son choix n'avait-il été déjà fait? Oui, la vie avait décidé pour lui...la vie, et aussi l'âpre curiosité qu'il en avait.... L'éternelle jeunesse, l'infinie passion, les plaisirs subtils et secrets, les joies ardentes et les péchés plus ardents encore—toutes ces choses il devait les connaître. Le portrait assumerait le poids de sa honte, voilà tout!...
Une sensation de douleur le poignit on pensant à la désagrégation que subirait sa belle face peinte sur la toile. Une fois, moquerie gamine de Narcisse, il avait baisé, ou feint de baiser ces lèvres peintes, qui, maintenant, lui souriaient si cruellement. Des jours et des jours, il s'était assis devant son portrait, s'émerveillant de sa beauté, presque énamouré d'elle comme il lui sembla maintes fois.... Devait-elle s'altérer, à présent, à chaque péché auquel il céderait? Cela deviendrait-il un monstrueux et dégoûtant objet à cacher dans quelque chambre cadenassée, loin de la lumière du soleil qui avait si souvent léché l'or éclatant de sa chevelure ondée? Quelle dérision sans mesure!
Un instant, il songea à prier pour que cessât l'horrible sympathie existant entre lui et le portrait. Une prière l'avait faite; peut-être une prière la pouvait-elle détruire?...
Cependant, qui, connaissant la vie, hésiterait pour garder la chance de rester toujours jeune, quelque fantastique que cette chance pût paraître, à tenter les conséquences que ce choix pouvait entraîner?... D'ailleurs cela dépendait-il de sa volonté?...
Etait-ce vraiment la prière qui avait produit cette substitution? Quelque raison scientifique ne pouvait-elle l'expliquer? Si la pensée pouvait exercer une influence sur un organisme vivant, cette influence ne pouvait-elle s'exercer sur les choses mortes ou inorganiques? Ne pouvaient-elles, les choses extérieures à nous-mêmes, sans pensée ou désir conscients, vibrer à l'unisson de nos humeurs ou de nos passions, l'atome appelant l'atome dans un amour secret ou une étrange affinité. Mais la raison était sans importance. Il ne tenterait plus par la prière un si terrible pouvoir. Si la peinture devait s'altérer, rien ne pouvait l'empêcher. C'était clair. Pourquoi approfondir cela? Car il y aurait un véritable plaisir à guetter ce changement? Il pourrait suivre son esprit dans ses pensées secrètes; ce portrait lui serait le plus magique des miroirs. Comme il lui avait révélé son propre corps, il lui révélerait sa propre âme. Et quand l'hiver de la vie viendrait, sur le portrait, lui, resterait sur la lisière frissonnante du printemps et de l'été. Quand le sang lui viendrait à la face, laissant derrière un masque pallide de craie aux yeux plombés, il garderait la splendeur de l'adolescence. Aucune floraison de sa jeunesse ne se flétrirait; le pouls de sa vie ne s'affaiblirait point. Comme les dieux de la Grèce, il serait fort, et léger et joyeux. Que pouvait lui faire ce qui arriverait à l'image peinte sur la toile? Il serait sauf: tout était là!...
Souriant, il replaça le paravent dans la position qu'il occupait devant le portrait, et passa dans la chambre où l'attendait son valet. Une heure plus tard, il était à l'Opéra, et lord Henry s'appuyait sur le dos de son fauteuil.
IX
Le lendemain matin, tandis qu'il déjeunait, Basil Hallward entra.
—Je suis bien heureux de vous trouver, Dorian, dit-il gravement. Je suis venu hier soir et on m'a dit que vous étiez à l'Opéra. Je savais que c'était impossible. Mais j'aurais voulu que vous m'eussiez laissé un mot, me disant où vous étiez allé. J'ai passé une bien triste soirée, craignant qu'une première tragédie soit suivie d'une autre. Vous auriez dû me télégraphier dès que vous en avez entendu parler. Je l'ai lu par hasard dans la dernière édition du Globe au club. Je vins aussitôt ici et je fus vraiment désolé de ne pas vous trouver. Je ne saurais vous dire combien j'ai eu le coeur brisé par tout cela. Je sais ce que vous devez souffrir. Mais où étiez-vous? Êtes-vous allé voir la mère de la pauvre fille? Un instant. J'avais songé à vous y chercher. On avait mis l'adresse dans le journal. Quelque part dans Euston Road, n'est-ce pas? Mais j'eus peur d'importuner une douleur que je ne pouvais consoler. Pauvre femme! Dans quel état elle devait être! Son unique enfant!... Que disait-elle?
—Mon cher Basil, que sais-je? murmura Dorian Gray en buvant à petits coups d'un vin jaune pâle dans un verre de Venise, délicatement contourné et doré, en paraissant profondément ennuyé. J'étais à l'Opéra, vous auriez dû y venir. J'ai rencontré pour la première lois lady Gwendoline, la soeur d'Harry. Nous étions dans sa loge. Elle est tout à fait charmante et la Patti a chanté divinement. Ne parlez pas de choses horribles. Si l'on ne parlait jamais d'une chose, ce serait comme si elle n'était jamais arrivée. C'est seulement l'expression, comme dit Harry, qui donne une réalité aux choses. Je dois dire que ce n'était pas l'unique enfant de la pauvre femme. Il y a un fils, un charmant garçon je crois. Mais il n'est pas au théâtre. C'est un marin, ou quelque chose comme cela. Et maintenant parlez-moi de vous et de ce que vous êtes en train de peindre?
—Vous avez été à l'Opéra? dit lentement Hallward avec une vibration de tristesse dans la voix. Vous avez été à l'Opéra pendant que Sibyl Vane reposait dans la mort en un sordide logis? Vous pouvez me parler d'autres femmes charmantes et de la Patti qui chantait divinement, avant que la jeune fille que vous aimiez ait même la quiétude d'un tombeau pour y dormir?... Vous ne songez donc pas aux horreurs réservées a ce petit corps lilial!
—Arrêtez-vous, Basil, je ne veux pas les entendre! s'écria Dorian en se levant. Ne me parlez pas de ces choses. Ce qui est fait est fait. Le passé est le passé.
—Vous appelez hier le passé?
—Ce qui se passe dans l'instant actuel va lui appartenir. Il n'y a que les gens superficiels qui veulent des années pour s'affranchir d'une émotion. Un homme maître de lui-même, peut mettre fin à un chagrin aussi facilement qu'il peut inventer un plaisir. Je ne veux pas être à la merci de mes émotions. Je veux en user, les rendre agréable et les dominer.
—Dorian, ceci est horrible!... Quelque chose vous a changé complètement. Vous avez toujours les apparences de ce merveilleux jeune homme qui venait chaque jour à mon atelier poser pour son portrait. Mais alors vous étiez simple, naturel et tendre. Vous étiez la moins souillée des créatures. Maintenant je ne sais ce qui a passé sur vous. Vous parlez comme si vous n'aviez ni coeur ni pitié. C'est l'influence d'Harry qui a fait cela, je le vois bien....
Le jeune homme rougit et allant à la fenêtre, resta quelques instants à considérer la pelouse fleurie et ensoleillée.
—Je dois beaucoup à Harry, Basil, dit-il enfin, plus que je ne vous dois. Vous ne m'avez appris qu'à être vain.
—Parfait?... aussi en suis-je puni, Dorian, ou le serai-je quelque jour.
—Je ne sais ce que vous voulez dire, Basil, s'écria-t-il en se retournant. Je ne sais ce que vous voulez! Que voulez-vous?
—Je voudrais retrouver le Dorian Gray que j'ai peint, dit l'artiste, tristement.
—Basil, fit l'adolescent, allant à lui et lui mettant la main sur l'épaule, vous êtes venu trop tard. Hier lorsque j'appris que Sibyl Vane s'était suicidée....
—Suicidée, mon Dieu! est-ce bien certain? s'écria Hallward le regardant avec une expression d'horreur....
—Mon cher Basil! Vous ne pensiez sûrement pas que ce fut un vulgaire accident. Certainement, elle s'est suicidée.
L'autre enfonça sa tête dans ses mains.
—C'est effrayant, murmura-t-il, tandis qu'un frisson le parcourait.
—Non, dit Dorian Gray, cela n'a rien d'effrayant. C'est une des plus grandes tragédies romantiques de notre temps. A l'ordinaire, les acteurs ont l'existence la plus banale. Ils sont bons maris, femmes fidèles, quelque chose d'ennuyeux; vous comprenez, une vertu moyenne et tout ce qui s'en suit. Comme Sibyl était différente! Elle a vécu sa plus belle tragédie. Elle fut constamment une héroïne. La dernière nuit qu'elle joua, la nuit où vous la vites, elle joua mal parce qu'elle avait compris la réalité de l'amour. Quand elle connut ses déceptions, elle mourut comme Juliette eût pu mourir. Elle appartint encore en cela au domaine d'art. Elle a quelque chose d'une martyre. Sa mort a toute l'inutilité pathétique du martyre, toute une beauté de désolation. Mais comme je vous le disais, ne croyez pas que je n'aie pas souffert. Si vous étiez venu hier, à un certain moment—vers cinq heures et demie peut-être ou six heures moins le quart—, vous m'auriez trouvé en larmes.... Même Harry qui était ici et qui, au fait, m'apporta la nouvelle, se demandait où j'allais en venir. Je souffris intensément. Puis cela passa. Je ne puis répéter une émotion. Personne d'ailleurs ne le peut, excepté les sentimentaux. Et vous êtes cruellement injuste, Basil: vous venez ici pour me consoler, ce qui est charmant de votre part; vous me trouvez tout consolé et vous êtes furieux!... Tout comme une personne sympathique! Vous me rappelez une histoire qu'Harry m'a racontée à propos d'un certain philanthrope qui dépensa vingt ans de sa vie à essayer de redresser quelque tort, ou de modifier une loi injuste, je ne sais plus exactement. Enfin il y réussit, et rien ne put surpasser son désespoir. Il n'avait absolument plus rien à faire, sinon à mourir d'ennui et il devint un misanthrope résolu. Maintenant, mon cher Basil, si vraiment vous voulez me consoler, apprenez-moi à oublier ce qui est arrivé ou à le considérer à un point de vue assez artistique. N'est-ce pas Gautier qui écrivait sur la «Consolation des arts»? Je me rappelle avoir trouvé un jour dans votre atelier un petit volume relié en vélin, où je cueillis ce mot délicieux. Encore ne suis-je pas comme ce jeune homme dont vous me parliez lorsque nous fûmes ensemble à Marlow, ce jeune homme qui disait que le satin jaune pouvait nous consoler de toutes les misères de l'existence. J'aime les belles choses que l'on peut toucher et tenir: les vieux brocarts, les bronzes verts, les laques, les ivoires, exquisément travaillés, ornés, parés; il y a beaucoup à tirer de ces choses. Mais le tempérament artistique qu'elles créent ou du moins révèlent est plus encore pour moi. Devenir le spectateur de sa propre vie, comme dit Harry, c'est échapper aux souffrances terrestres. Je sais bien que je vous étonne en vous parlant ainsi. Vous n'avez pas compris comment je me suis développé. J'étais un écolier lorsque vous me connûtes. Je suis un homme maintenant, j'ai de nouvelles passions, de nouvelles pensées, des idées nouvelles. Je suis différent, mais vous ne devez pas m'en aimer moins. Je suis changé, mais vous serez toujours mon ami. Certes, j'aime beaucoup Harry; je sais bien que vous êtes meilleur que lui.... Vous n'êtes pas plus fort, vous avez trop peur de la vie, mais vous êtes meilleur. Comme nous étions heureux ensemble! Ne m'abandonnez pas, Basil, et ne me querellez pas, je suis ce que je suis. Il n'y a rien de plus à dire!
Le peintre semblait singulièrement ému. Le jeune homme lui était très cher, et sa personnalité avait marqué le tournant de son art. Il ne put supporter l'idée de lui faire plus longtemps des reproches. Après tout, son indifférence pouvait n'être qu'une humeur passagère; il y avait en lui tant de bonté et tant de noblesse.
—Bien, Dorian, dit-il enfin, avec un sourire attristé; je ne vous parlerai plus de cette horrible affaire désormais. J'espère seulement que votre nom n'y sera pas mêlé. L'enquête doit avoir lieu cette après-midi. Vous a-t-on convoqué?
Dorian secoua la tète et une expression d'ennui passa sur ses traits à ce mot d'«enquête.» Il y avait dans ce mot quelque chose de si brutal et de si vulgaire!
—Ils ne connaissent pas son nom, répondit-il.
—Mais elle, le connaissait certainement?
—Mon prénom seulement et je suis certain qu'elle ne l'a jamais dit à personne. Elle m'a dit une fois qu'ils étaient tous très curieux de savoir qui j'étais et qu'elle leur répondait invariablement que je m'appelais le «Prince Charmant.» C'était gentil de sa part. Il faudra que vous me fassiez un croquis de Sibyl, Basil. Je voudrais avoir d'elle quelque chose de plus que le souvenir de quelques baisers et de quelques lambeaux de phrases pathétiques.
—J'essaierai de faire quelque chose, Dorian, si cela vous fait plaisir. Mais il faudra que vous veniez encore me poser. Je ne puis me passer de vous.
—Je ne peux plus poser pour vous, Basil. C'est tout à fait impossible! s'écria-t-il en se reculant.
Le peintre le regarda en face....
—Mon cher enfant, quelle bêtise! Voudriez-vous dire que ce que j'ai fait de vous ne vous plaît pas? Où est-ce, à propos?... Pourquoi avez-vous poussé le paravent devant votre portrait? Laissez-moi le regarder. C'est la meilleure chose que j'aie jamais faite. Otez ce paravent, Dorian. C'est vraiment désobligeant de la part de votre domestique de cacher ainsi mon oeuvre. Il me semblait que quelque chose était changé ici quand je suis entré.
—Mon domestique n'y est pour rien, Basil. Vous n'imaginez pas que je lui laisse arranger mon appartement. Il dispose mes fleurs, quelquefois, et c'est tout. Non, j'ai fait cela moi-même. La lumière tombait trop crûment sur le portrait.
—Trop crûment, mais pas du tout, cher ami. L'exposition est admirable. Laissez-moi voir....
Et Hallward se dirigea vers le coin de la pièce.
Un cri de terreur s'échappa des lèvres de Dorian Gray. Il s'élança entre le peintre et le paravent.
—Basil, dit-il, en pâlissant vous ne regarderez pas cela, je ne le veux pas.
—Ne pas regarder ma propre oeuvre! Vous n'êtes pas sérieux. Pourquoi ne la regarderais-je pas? s'exclama Hallward en riant.
—Si vous essayez de la voir, Basil, je vous donne ma parole d'honneur que je ne vous parlerai plus de toute ma vie!... Je suis tout à fait sérieux, je ne vous offre aucune explication et il ne faut pas m'en demander. Mais, songez-y, si vous touchez au paravent, tout est fini entre nous!...
Hallward était comme foudroyé. Il regardait Dorian avec une profonde stupéfaction. Il ne l'avait jamais vu ainsi. Le jeune homme était blême de colère. Ses mains se crispaient et les pupilles de ses yeux semblaient deux flammes bleues. Un tremblement le parcourait....
—Dorian!
—Ne parlez pas!
—Mais qu'y-a-t-il? Certainement je ne le regarderai pas si vous ne le voulez pas, dit-il un peu froidement, tournant sur ses talons et allant vers la fenêtre, mais il me semble plutôt absurde que je ne puisse voir mon oeuvre, surtout lorsque je vais l'exposer à Paris cet automne. Il faudra sans doute que je lui donne une nouvelle couche de vernis d'ici-là; ainsi, devrai-je l'avoir quelque jour; pourquoi pas maintenant?
—L'exposer!... Vous voulez l'exposer? s'exclama Dorian Gray envahi d'un étrange effroi.
Le monde verrait donc son secret? On viendrait bâiller devant le mystère de sa vie? Cela était impossible! Quelque chose—il ne savait quoi—se passerait avant....
—Oui, je ne suppose pas que vous ayez quelque chose à objecter. Georges Petit va réunir mes meilleures toiles pour une exposition spéciale qui ouvrira rue de Sèze dans la première semaine d'octobre. Le portrait ne sera hors d'ici que pour un mois; je pense que vous pouvez facilement vous en séparer ce laps de temps. D'ailleurs vous serez sûrement absent de la ville. Et si vous le laissez toujours derrière un paravent, vous n'avez guère à vous en soucier.
Dorian passa sa main sur son front emperlé de sueur. Il lui semblait qu'il courait un horrible danger.
—Vous m'avez dit, il y a un mois, que vous ne l'exposeriez jamais, s'écria-t-il. Pourquoi avez-vous changé d'avis? Vous autres qui passez pour constants vous avez autant de caprices que les autres. La seule différence, c'est que vos caprices sont sans aucune signification. Vous ne pouvez avoir oublié que vous m'avez solennellement assuré que rien au monde ne pourrait vous amener à l'exposer. Vous avez dit exactement la même chose à Harry.
Il s'arrêta soudain; un éclair passa dans ses yeux. Il se souvint que lord Henry lui avait dit un jour à moitié sérieusement, à moitié en riant: «Si vous voulez passer un curieux quart d'heure, demandez à Basil pourquoi il ne veut pas exposer votre portrait. Il me l'a dit, et cela a été pour moi une révélation.» Oui, Basil aussi, peut-être, avait son secret. Il essaierait de le connaître....
—Basil, dit-il en se rapprochant tout contre lui et le regardant droit dans les yeux, nous avons chacun un secret. Faites-moi connaître le vôtre, je vous dirai le mien. Pour quelle raison refusiez-vous d'exposer mon portrait?
Le peintre frissonna malgré lui.
—Dorian, si je vous le disais, vous pourriez m'en aimer moins et vous ririez sûrement de moi; je ne pourrai supporter ni l'une ni l'autre de ces choses. Si vous voulez que je ne regarde plus votre portrait, c'est bien.... Je pourrai, du moins, toujours vous regarder, vous.... Si vous voulez que la meilleure de mes oeuvres soit à jamais cachée au monde, j'accepte.... Votre amitié m'est plus chère que toute gloire ou toute renommée.
—Non, Basil, il faut me le dire, insista Dorian Gray, je crois avoir le droit de le savoir.
Son impression de terreur avait disparu et la curiosité l'avait remplacée. Il était résolu à connaître le secret de Basil Hallward.
—Asseyons-nous, Dorian, dit le peintre troublé, asseyons-nous; et répondez à ma question. Avez-vous remarqué dans le portrait une chose curieuse? Une chose qui probablement ne vous a pas frappé tout d'abord, mais qui s'est révélée à vous soudainement?
—Basil! s'écria le jeune homme étreignant les bras de son fauteuil de ses mains tremblantes et le regardant avec des yeux ardents et effrayés.
—Je vois que vous l'avez remarqué.... Ne parlez pas! Attendez d'avoir entendu ce que j'ai à dire. Dorian, du jour où je vous rencontrai, votre personnalité eut sur moi une influence extraordinaire. Je fus dominé, âme, cerveau et talent, par vous. Vous deveniez pour moi la visible incarnation de cet idéal jamais vu, dont la pensée nous hante, nous autres artistes, comme un rêve exquis. Je vous aimai; je devins jaloux de tous ceux à qui vous parliez, je voulais vous avoir à moi seul, je n'étais heureux que lorsque j'étais avec vous. Quant vous étiez loin de moi, vous étiez encore présent dans mon art....
«Certes, je ne vous laissai jamais rien connaître de tout cela. C'eût été impossible. Vous n'auriez pas compris; je le comprends à peine moi-même. Je connus seulement que j'avais vu la perfection face à face et le monde devint merveilleux à mes yeux, trop merveilleux peut-être, car il y a un péril dans de telles adorations, le péril de les perdre, non moindre que celui de les conserver.... Les semaines passaient et je m'absorbais en vous de plus en plus. Alors commença une phase nouvelle. Je vous avais dessiné en berger Paris, revêtu d'une délicate armure, en Adonis armé d'un épieu poli et en costume de chasseur. Couronné de lourdes fleurs de lotus, vous aviez posé sur la proue de la trirème d'Adrien, regardant au-delà du Nil vert et bourbeux. Vous vous étiez penché sur l'étang limpide d'un paysage grec, mirant dans l'argent des eaux silencieuses, la merveille de votre propre visage. Et tout cela avait été ce que l'art pouvait être, de l'inconscience, de l'idéal, de l'à-peu prés. Un jour, jour fatal, auquel je pense quelquefois, je résolus de peindre un splendide portrait de vous tel que vous êtes maintenant, non dans les costumes des temps révolus, mais dans vos propres vêtements et dans votre époque. Fût-ce le réalisme du sujet ou la simple idée de votre propre personnalité, se présentant ainsi à moi sans entours et sans voile, je ne puis le dire. Mais je sais que pendant que j'y travaillais, chaque coup de pinceau, chaque touche de couleur me semblaient révéler mon secret. Je m'effrayais que chacun pût connaître mon idolâtrie. Je sentis, Dorian, que j'avais trop dit, mis trop de moi-même dans cette oeuvre. C'est alors que je résolus de ne jamais permettre que ce portrait fut exposé. Vous en fûtes un peu ennuyé. Mais alors vous ne vous rendiez pas compte de ce que tout cela signifiait pour moi. Harry, à qui j'en parlai, se moqua de moi, je ne m'en souciais pas. Quand le tableau fut terminé et que je m'assis tout seul en face de lui, je sentis que j'avais raison.... Mais quelques jours après qu'il eût quitté mon atelier, dès que je fus débarrassé de l'intolérable fascination de sa présence, il me sembla que j'avais été fou en imaginant y avoir vu autre chose que votre beauté et plus de choses que je n'en pouvais peindre. Et même maintenant je ne puis m'empêcher de sentir l'erreur qu'il y a à croire que la passion éprouvée dans la création puisse jamais se montrer dans l'oeuvre créée. L'art est toujours plus abstrait que nous ne l'imaginons. La forme et la couleur nous parlent de forme et de couleur, voilà tout. Il me semble souvent que l'oeuvre cache l'artiste bien plus qu'il ne le révèle. Aussi lorsque je reçus cette offre de Paris, je résolus de faire de votre portrait le clou de mon exposition. Je ne soupçonnais jamais que vous pourriez me le refuser. Je vois maintenant que vous aviez raison. Ce portrait ne peut être montré. Il ne faut pas m'en vouloir, Dorian, de tout ce que je viens de vous dire. Comme je le disais une fois à Harry, vous êtes fait pour être aimé....
Dorian Gray poussa un long soupir. Ses joues se colorèrent de nouveau et un sourire se joua sur ses lèvres. Le péril était passé. Il était sauvé pour l'instant. Il ne pouvait toutefois se défendre d'une infinie pitié pour le peintre qui venait de lui faire une si étrange confession, et il se demandait si lui-même pourrait jamais être ainsi dominé par la personnalité d'un ami. Lord Henry avait ce charme d'être très dangereux, mais c'était tout. Il était trop habile et trop cynique pour qu'on put vraiment l'aimer. Pourrait-il jamais exister quelqu'un qui le remplirait d'une aussi étrange idolâtrie? Etait-ce là une de ces choses que la vie lui réservait?...
—Cela me paraît extraordinaire, Dorian, dit Hallward que vous ayez réellement vu cela dans le portrait. L'avez-vous réellement vu?
—J'y voyais quelque chose, répondit-il, quelque chose qui me semblait très curieux.
—Bien, admettez-vous maintenant que je le regarde?
Dorian secoua la tête.
—Il ne faut pas me demander cela, Basil, je ne puis vraiment vous laisser face à face avec ce tableau.
—Vous y arriverez un jour?
—Jamais!
—Peut-être avez-vous raison. Et maintenant, au revoir, Dorian. Vous avez été la seule personne dans ma vie qui ait vraiment influencé mon talent. Tout ce que j'ai fait de bon, je vous le dois. Ah! vous ne savez pas ce qu'il m'en coûte de vous dire tout cela!...
—Mon cher Basil, dit Dorian, que m'avez-vous dit? Simplement que vous sentiez m'admirer trop.... Ce n'est pas même un compliment.
—Ce ne pouvait être un compliment. C'était une confession; maintenant que je l'ai faite, il me semble que quelque chose de moi s'en est allé. Peut-être ne doit-on pas exprimer son adoration par des mots.
—C'était une confession très désappointante.
—Qu'attendiez-vous donc, Dorian? Vous n'aviez rien vu d'autre dans le tableau? Il n'y avait pas autre chose à voir....
—Non, il n'y avait rien de plus à y voir. Pourquoi le demander? Mais il ne faut pas parler d'adoration. C'est une folie. Vous et moi sommes deux amis; nous devons nous en tenir là....
—Il vous reste Harry! dit le peintre tristement.
—Oh! Harry! s'écria l'adolescent avec un éclat de rire; Harry passe ses journées à dire des choses incroyables et ses soirées à faire des choses invraisemblables. Tout à fait le genre de vie que j'aimerais. Mais je ne crois pas que j'irai vers Harry dans un moment d'embarras; je viendrai à vous aussitôt, Basil.
—Vous poserez encore pour moi?
—Impossible!
—Vous gâtez ma vie d'artiste en refusant, Dorian. Aucun homme ne rencontre deux fois son idéal; très peu ont une seule fois cette chance.
—Je ne puis vous donner d'explications, Basil; je ne dois plus poser pour vous. Il y a quelque chose de fatal dans un portrait. Il a sa vie propre.... Je viendrai prendre le thé avec vous. Ce sera tout aussi agréable.
—Plus agréable pour vous, je le crains, murmura Hallward avec tristesse. Et maintenant au revoir. Je suis fâché que vous ne vouliez pas me laisser regarder encore une fois le tableau. Mais nous n'y pouvons rien. Je comprends parfaitement ce que vous éprouvez.
Lorsqu'il fut parti, Dorian se sourit à lui-même. Pauvre Basil! Comme il connaissait peu la véritable raison! Et comme cela était étrange qu'au lieu d'avoir été forcé de révéler son propre secret, il avait réussi presque par hasard, à arracher le secret de son ami! Comme cette étonnante confession l'expliquait à ses yeux! Les absurdes accès de jalousie du peintre, sa dévotion farouche, ses panégyriques extravagants, ses curieuses réticences, il comprenait tout maintenant et il en éprouva une contrariété. Il lui semblait qu'il pouvait y avoir quelque chose de tragique dans une amitié aussi empreinte de romanesque.
Il soupira, puis il sonna. Le portrait devait être caché à tout prix. Il ne pouvait courir plus longtemps le risque de le découvrir aux regards. Ç'avait été de sa part une vraie folie que de le laisser, même une heure, dans une chambre où tous ses amis avaient libre accès.
X
Quand le domestique entra, il l'observa attentivement, se demandant si cet homme avait eu la curiosité de regarder derrière le paravent. Le valet était parfaitement impassible et attendait ses ordres. Dorian alluma une cigarette et marcha vers la glace dans laquelle il regarda. Il y pouvait voir parfaitement la face de Victor qui s'y reflétait. C'était un masque placide de servilisme. Il n'y avait rien à craindre de ce côté. Cependant, il pensa qu'il était bon de se tenir sur ses gardes.
Il lui dit, d'un ton très bas, de demander à la gouvernante de venir lui parler et d'aller ensuite chez l'encadreur le prier de lui envoyer immédiatement deux de ses hommes. Il lui sembla, lorsque le valet sortit, que ses yeux se dirigeaient vers le paravent. Ou peut-être était-ce un simple effet de son imagination?
Quelques instants après Mme Leaf, vêtue de sa robe de soie noire, ses mains ridées couvertes de mitaines à l'ancienne mode, entrait dans la bibliothèque. Il lui demanda la clef de la salle d'étude.
—La vieille salle d'étude M. Dorian? s'exclama-t-elle, mais elle est toute pleine de poussière! Il faut que je la fasse mettre en ordre et nettoyer avant que vous y alliez. Elle n'est pas présentable pour vous, monsieur, pas du tout présentable.
—Je n'ai pas besoin qu'elle soit en ordre, Leaf. Il me faut la clef, simplement....
—Mais, monsieur, vous serez couvert de toiles d'araignées si vous y allez. Comment! On ne l'a pas ouverte depuis cinq ans, depuis que Sa Seigneurie est morte.
Il tressaillit à cette mention de son grand-père. Il en avait gardé un souvenir détestable.
—Ça ne fait rien, dit-il, j'ai seulement besoin de voir cette pièce, et c'est tout. Donnez-moi la clef.
—Voici la clef, monsieur, dit la vieille dame cherchant dans son trousseau d'une main fiévreuse. Voici la clef. Je vais tout de suite l'avoir retirée du trousseau. Mais je ne pense pas que vous vous proposez d'habiter là-haut, monsieur, vous êtes ici si confortablement.
—Non, non, s'écria-t-il avec impatience.... Merci, Leaf. C'est très bien.
Elle s'attarda un moment, très loquace sur quelques détails du ménage. Il soupira et lui dit de faire pour le mieux suivant son idée. Elle se retira en minaudant.
Lorsque la porte se fut refermée, Dorian mit la clef dans sa poche et regarda autour de lui. Ses regards s'arrêtèrent sur un grand couvre-lit de satin pourpre, chargé de lourdes broderies d'or, un splendide travail vénitien du dix-septième siècle que son grand-père avait trouvé dans un couvent, près de Bologne. Oui, cela pourrait servir à envelopper l'horrible objet. Peut-être cette étoffe avait-elle déjà servi de drap mortuaire. Il s'agissait maintenant d'en couvrir une chose qui avait sa propre corruption, pire même que la corruption de la mort, une chose capable d'engendrer l'horreur et qui cependant, ne mourrait jamais. Ce que les vers sont au cadavre, ses péchés le seraient à l'image peinte sur la toile. Ils détruiraient sa beauté, et rongeraient sa grâce. Ils la souilleraient, la couvriraient de honte.... Et cependant l'image durerait; elle serait toujours vivante.
Il rougit et regretta un moment de n'avoir pas dit à Basil la véritable raison pour laquelle il désirait cacher le tableau. Basil l'eût aidé à résister à l'influence de lord Henry et aux influences encore plus empoisonnées de son propre tempérament. L'amour qu'il lui portait—car c'était réellement de l'amour—n'avait rien que de noble et d'intellectuel. Ce n'était pas cette simple admiration physique de la beauté qui naît des sens et qui meurt avec la fatigue des sens. C'était un tel amour qu'avaient connu Michel Ange, et Montaigne, et Winckelmann, et Shakespeare lui-même. Oui, Basil eût pu le sauver. Mais il était trop tard, maintenant. Le passé pouvait être anéanti. Les regrets, les reniements, ou l'oubli pourrait faire cela. Mais le futur était inévitable. Il y avait en lui des passions qui trouveraient leur terrible issue, des rêves qui projetteraient sur lui l'ombre de leur perverse réalité.
Il prit sur le lit de repos la grande draperie de soie et d'or qui le couvrait et la jetant sur son bras, passa derrière le paravent. Le portrait était-il plus affreux qu'avant? Il lui sembla qu'il n'avait pas changé et son aversion pour lui en fut encore augmentée. Les cheveux d'or, les yeux bleus, et les roses rouges des lèvres, tout s'y trouvait. L'expression seulement était autre. Cela était horrible dans sa cruauté. En comparaison de tout ce qu'il y voyait de reproches et de censures, comme les remontrances de Basil à propos de Sibyl Vane, lui semblaient futiles! Combien futiles et de peu d'intérêt! Sa propre âme le regardait de cette toile et le jugeait. Une expression de douleur couvrit ses traits et il jeta le riche linceul sur le tableau. Au même instant on frappa à la porte, il passait de l'autre côté du paravent au moment où son domestique entra.
—Les encadreurs sont là, monsieur.
Il lui sembla qu'il devait d'abord écarter cet homme. Il ne fallait pas qu'il sût où la peinture serait cachée. Il y avait en lui quelque chose de dissimulé, ses yeux étaient inquiets et perfides. S'asseyant à sa table il écrivit un mot à lord Henry, lui demandant de lui envoyer quelque chose à lire et lui rappelant qu'ils devaient se retrouver à huit heures un quart le soir.
—Attendez la réponse, dit-il en tendant le billet au domestique, et faites entrer ces hommes.
Deux minutes après, on frappa de nouveau à la porte et M. Hubbard lui-même, le célèbre encadreur de South Audley Street, entra avec un jeune aide à l'aspect rébarbatif. M. Hubbard était un petit homme florissant aux favoris roux, dont l'admiration pour l'art était fortement atténuée par l'insuffisance pécuniaire des artistes qui avaient affaire à lui. D'habitude il ne quittait point sa boutique. Il attendait qu'on vint à lui. Mais il faisait toujours une exception en faveur de Dorian Gray. Il y avait en Dorian quelque chose qui charmait tout le monde. Rien que le voir était une joie.
—Que puis-je faire pour vous, M. Gray? dit-il en frottant ses mains charnues et marquées de taches de rousseur; j'ai cru devoir prendre pour moi l'honneur de vous le demander en personne; j'ai justement un cadre de toute beauté, monsieur, une trouvaille faite dans une vente. Du vieux florentin. Cela vient je crois de Fonthill.... Conviendrait admirablement à un sujet religieux, M. Gray.
—Je suis fâché que vous vous soyez donné le dérangement de monter, M. Hubbard, j'irai voir le cadre, certainement, quoique je ne sois guère en ce moment amateur d'art religieux, mais aujourd'hui je voulais seulement faire monter un tableau tout en haut de la maison. Il est assez lourd et je pensais à vous demander de me prêter deux de vos hommes.
—Aucun dérangement, M. Gray. Toujours heureux de vous être agréable. Quelle est cette oeuvre d'art?
—La voici, répondit Dorian en repliant le paravent. Pouvez-vous la transporter telle qu'elle est là, avec sa couverture. Je désire qu'elle ne soit pas abîmée en montant.
—Cela est très facile, monsieur, dit l'illustre encadreur se mettant, avec l'aide de son apprenti, à détacher le tableau des longues chaînes de cuivre auxquelles il était suspendu. Et où devons-nous le porter, M. Gray?
—Je vais vous montrer le chemin, M. Hubbard, si vous voulez bien me suivre. Ou peut-être feriez-vous mieux d'aller en avant. Je crains que ce ne soit bien haut, nous passerons par l'escalier du devant qui est plus large.
Il leur ouvrit la porte, ils traversèrent le hall et ils commencèrent à monter. Les ornements du cadre rendaient le tableau très volumineux et de temps en temps, en dépit des obséquieuses protestations de M. Hubbard, qui éprouvait comme tous les marchands un vif déplaisir à voir un homme du monde faire quelque chose d'utile, Dorian leur donnait un coup de main.
—C'est une vraie charge à monter, monsieur, dit le petit homme, haletant, lorsqu'ils arrivèrent au dernier palier. Il épongeait son front dénudé.
—Je crois que c'est en effet très lourd, murmura Dorian, ouvrant la porte de la chambre qui devait receler l'étrange secret de sa vie et dissimuler son âme aux yeux des hommes.
Il n'était pas entré dans cette pièce depuis plus de quatre ans, non, vraiment pas depuis qu'elle lui servait de salle de jeu lorsqu'il était enfant, et de salle d'étude un peu plus tard. C'était une grande pièce, bien proportionnée, que lord Kelso avait fait bâtir spécialement pour son petit-fils, pour cet enfant que sa grande ressemblance avec sa mère, et d'autres raisons lui avaient toujours fait haïr et tenir à distance. Il sembla à Dorian qu'elle avait peu changé. C'était bien là, la vaste cassone italienne avec ses moulures dorées et ternies, ses panneaux aux peintures fantastiques, dans laquelle il s'était si souvent caché étant enfant. C'étaient encore les rayons de bois vernis remplis des livres de classe aux pages cornées. Derrière, était tendue au mur la même tapisserie flamande déchirée, où un roi et une reine fanés jouaient aux échecs dans un jardin, tandis qu'une compagnie de fauconniers cavalcadaient au fond, tenant leurs oiseaux chaperonnés au bout de leurs poings gantés. Comme tout cela revenait à sa mémoire! Tous les instants de son enfance solitaire s'évoquait pendant qu'il regardait autour de lui. Il se rappela la pureté sans tache de sa vie d'enfant et il lui sembla horrible que le fatal portrait dût être caché dans ce lieu. Combien peu il eût imaginé, dans ces jours lointains, tout ce que la vie lui réservait!
Mais il n'y avait pas dans la maison d'autre pièce aussi éloignée des regards indiscrets. Il en avait la clef, nul autre que lui n'y pourrait pénétrer. Sous son linceul de soie la face peinte sur la toile pourrait devenir bestiale, boursouflée, immonde. Qu'importait? Nul ne la verrait. Lui-même ne voudrait pas la regarder.... Pourquoi surveillerait-il la corruption hideuse de son âme? Il conserverait sa jeunesse, c'était assez. Et, en somme, son caractère ne pouvait-il s'embellir? Il n'y avait aucune raison pour que le futur fut aussi plein de honte.... Quelque amour pouvait traverser sa vie, la purifier et la délivrer de ces péchés rampant déjà autour de lui en esprit et en chair—de ces péchés étranges et non décrits auxquels le mystère prête leur charme et leur subtilité. Peut-être un jour l'expression cruelle abandonnerait la bouche écarlate et sensitive, et il pourrait alors montrer au monde le chef-d'oeuvre de Basil Hallward.
Mais non, cela était impossible. Heure par heure, et semaine par semaine, l'image peinte vieillirait: elle pourrait échapper à la hideur du vice, mais la hideur de l'âge la guettait. Les joues deviendraient creuses et flasques. Des pattes d'oies jaunes cercleraient les yeux flétris, les marquant d'un stigmate horrible. Les cheveux perdraient leur brillant; la bouche affaissée et entr'ouverte aurait cette expression grossière ou ridicule qu'ont les bouches des vieux. Elle aurait le cou ridé, les mains aux grosses veines bleues, le corps déjeté de ce grand père qui avait été si dur pour lui, dans son enfance. Le tableau devait être caché aux regards. Il ne pouvait en être autrement.
—Faites-le rentrer, s'il vous plaît, M. Hubbard, dit-il avec peine en se retournant, je regrette de vous tenir si longtemps, je pensais à autre chose.
—Toujours heureux de se reposer, M. Gray, dit l'encadreur qui soufflait encore; où le mettrons-nous?
—Oh! n'importe où, ici.... cela ira. Je n'ai pas besoin qu'il soit accroché. Posez-le simplement contre le mur; merci.
—Peut-on regarder cette oeuvre d'art, monsieur?
Dorian tressaillit....
—Cela ne vous intéresserait pas, M. Hubbard, dit-il ne le quittant pas des yeux. Il était prêt à bondir sur lui et à le terrasser s'il avait essayé de soulever le voile somptueux qui cachait le secret de sa vie.
—Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Je vous suis très obligé de la bonté que vous avez eue de venir ici.
—Pas du tout, pas du tout, M. Gray. Toujours prêt à vous servir!
Et M. Hubbard descendit vivement les escaliers, suivi de son aide qui regardait Dorian avec un étonnement craintif répandu sur ses traits grossiers et disgracieux. Jamais il n'avait vu personne d'aussi merveilleusement beau.
Lorsque le bruit de leurs pas se fut éteint, Dorian ferma la porte et mit la clef dans sa poche. Il était sauvé. Personne ne pourrait regarder l'horrible peinture. Nul oeil que le sien ne pourrait voir sa honte.
En regagnant sa bibliothèque il s'aperçut qu'il était cinq heures passées et que le thé était déjà servi. Sur une petite table de bois noir parfumé, délicatement incrustée do nacre,—un cadeau de lady Radley, la femme de son tuteur, charmante malade professionnelle qui passait tous les hivers au Caire—se trouvait un mot de lord Henry avec un livre relié de jaune, à la couverture légèrement déchirée et aux tranches salles. Un numéro de la troisième édition de la St-James Gazette était déposée sur le plateau à thé. Victor était évidemment revenu. Il se demanda s'il n'avait pas rencontré les hommes dans le hall alors qu'ils quittaient la maison et s'il ne s'était pas enquis auprès d'eux de ce qu'ils avaient fait. Il remarquerait sûrement l'absence du tableau, l'avait même sans doute déjà remarquée en apportant le thé. Le paravent n'était pas encore replacé et une place vide se montrait au mur. Peut-être le surprendrait-il une nuit se glissant en haut de la maison et tâchant de forcer la porte de la chambre. Il était horrible d'avoir un espion dans sa propre maison. Il avait entendu parler de personnes riches exploitées toute leur vie par un domestique qui avait lu une lettre, surpris une conversation, ramassé une carte avec une adresse, ou trouvé sous un oreiller une fleur fanée ou un lambeau de dentelle.
Il soupira et s'étant versé du thé, ouvrit la lettre de lord Henry. Celui-ci lui disait simplement qu'il lui envoyait le journal et un livre qui pourrait l'intéresser, et qu'il serait au club à huit heures un quart. Il ouvrit négligemment la St-James Gazette et la parcourut. Une marque au crayon rouge frappa son regard à la cinquième page. Il lut attentivement le paragraphe suivant:
«ENQUÊTE SUR UNE ACTRICE— Une enquête a été faite ce matin à Bell-Tavern, Hoxton Road, par M. Danby, le Coroner du District, sur le décès de Sibyl Vane, une jeune actrice récemment engagée au Théâtre Royal, Holborn. On a conclu à la mort par accident. Une grande sympathie a été témoignée à la mère de la défunte qui se montra très affectée pendant qu'elle rendait son témoignage, et pendant celui du Dr Birrell qui a dressé le bulletin de décès de la jeune fille.»
Il s'assombrit et déchirant la feuille en deux, se mit à marcher dans la chambre en piétinant les morceaux du journal. Comme tout cela était affreux! Quelle horreur véritable créaient les choses! Il en voulut un peu à lord Henry de lui avoir envoyé ce reportage. C'était stupide de sa part de l'avoir marqué au crayon rouge. Victor pouvait l'avoir lu. Cet homme savait assez d'anglais pour cela.
Peut-être même l'avait-il lu et soupçonnait-il quelque chose? Après tout, qu'est-ce que cela pouvait faire? Quel rapport entre Dorian Gray et la mort de Sibyl Vane? Il n'y avait rien à craindre. Dorian Gray ne l'avait pas tuée.
Ses yeux tombèrent sur le livre jaune que lord Henry lui avait envoyé. Il se demanda ce que c'était. Il s'approcha du petit support octogonal aux tons de perle qui lui paraissait toujours être l'oeuvre de quelques étranges abeilles d'Egypte travaillant dans de l'argent; et prenant le volume, il s'installa dans un fauteuil et commença à le feuilleter; au bout d'un instant, il s'y absorba. C'était le livre le plus étrange qu'il eut jamais lu. Il lui sembla qu'aux sons délicats de flûtes, exquisément vêtus, les péchés du monde passaient devant lui en un muet cortège. Ce qu'il avait obscurément rêvé prenait corps à ses yeux; des choses qu'il n'avait jamais imaginées se révélaient à lui graduellement.
C'était un roman sans intrigue, avec un seul personnage, la simple étude psychologique d'un jeune Parisien qui occupait sa vie en essayant de réaliser, au dix-neuvième siècle, toutes las passions et les modes de penser des autres siècles, et de résumer en lui les états d'esprit par lequel le monde avait passé, aimant pour leur simple artificialité ces renonciations que les hommes avaient follement appelées Vertus, aussi bien que ces révoltes naturelles que les hommes sages appellent encore Péchés. Le style en était curieusement ciselé, vivant et obscur tout à la fois, plein d'argot et d'archaïsmes, d'expressions techniques et de phrases travaillées, comme celui qui caractérise les ouvrages de ces fins artistes de l'école française; les Symbolistes. Il s'y trouvait des métaphores aussi monstrueuses que des orchidées et aussi subtiles de couleurs. La vie des sans y était décrite dans des termes de philosophie mystique. On ne savait plus par instants si on lisait les extases spirituelles d'un saint du moyen âge ou les confessions morbides d'un pécheur moderne. C'était un livre empoisonné. De lourdes vapeurs d'encens se dégageaient de ses pages, obscurcissant le cerveau. La simple cadence des phrases, l'étrange monotonie de leur musique toute pleine de refrains compliqués et de mouvements savamment répétés, évoquaient dans l'esprit du jeune homme, à mesure que les chapitres se succédaient, une sorte de rêverie, un songe maladif, le rendant inconscient de la chute du jour et de l'envahissement des ombres. Un ciel vert-de-grisé sans nuages, piqué d'une étoile solitaire, éclairait les fenêtres. Il lut à cette blême lumière tant qu'il lui fut possible de lire. Enfin, après que son domestique lui eut plusieurs fois rappelé l'heure tardive, il se leva, alla dans la chambre voisine déposer le livre sur la petite table florentine qu'il avait toujours près de son lit, et s'habilla pour dîner.
Il était près de neuf heures lorsqu'il arriva au club, où il trouva lord Henry assis tout seul, dans le salon, paraissant très ennuyé.
—J'en suis bien fâché, Harry! lui cria-t-il, mais c'est entièrement de votre faute. Le livre que vous m'avez envoyé m'a tellement intéressé que j'en ai oublié l'heure.
—Oui, je pensais qu'il vous aurait plu, répliqua son hôte en se levant.
—Je ne dis pas qu'il m'a plu, je dis qu'il m'a intéressé, il y a une grande différence.
—Ah! vous avez découvert cela! murmura lord Henry.
Et ils passèrent dans la salle à manger.
XI
Pendant des années, Dorian Gray ne put se libérer de l'influence de ce livre; il serait peut-être plus juste de dire qu'il ne songea jamais à s'en libérer. Il avait fait venir de Paris neuf exemplaires à grande marge de la première édition, et les avait fait relier de différentes couleurs, en sorte qu'ils pussent concorder avec ses humeurs variées et les fantaisies changeantes de son caractère, sur lequel, il semblait, par moments, avoir perdu tout contrôle.
Le héros du livre, le jeune et prodigieux Parisien, en qui les influences romanesques et scientifiques s'étaient si étrangement confondues, lui devint une sorte de préfiguration de lui-même; et à la vérité, ce livre lui semblait être l'histoire de sa propre vie, écrite avant qu'il ne l'eût vécue.
A un certain point de vue, il était plus fortuné que le fantastique héros du roman. Il ne connut jamais—et jamais n'eut aucune raison de connaître—cette indéfinissable et grotesque horreur des miroirs, des surfaces de métal polies, des eaux tranquilles, qui survint de si bonne heure dans la vie du jeune Parisien à la suite du déclin prématuré d'une beauté qui avait été, jadis, si remarquable....
C'était presque avec une joie cruelle—la cruauté ne trouve-t-elle sa place dans toute joie comme en tout plaisir?—qu'il lisait la dernière partie du volume, avec sa réellement tragique et quelque peu emphatique analyse de la tristesse et du désespoir de celui qui perd, lui-même, ce que dans les autres et dans le monde, il a le plus chèrement apprécié.
Car la merveilleuse beauté qui avait tant fasciné Basil Hallward, et bien d'autres avec lui, ne sembla jamais l'abandonner. Même ceux qui avaient entendu sur lui les plus insolites racontars, et quoique, de temps à autres, d'étranges rumeurs sur son mode d'existence courussent dans Londres, devenant le potin des clubs, ne pouvaient croire à son déshonneur quand ils le voyaient. Il avait toujours l'apparence d'un être que le monde n'aurait souillé. Les hommes qui parlaient grossièrement entre eux faisaient silence quand ils l'apercevaient. Il y avait quelque chose dans la pureté de sa face qui les faisait se taire. Sa simple présence semblait leur rappeler la mémoire de l'innocence qu'ils avaient ternie. Ils s'émerveillaient de ce qu'un être aussi gracieux et charmant, eût pu échapper à la tare d'une époque à la fois aussi sordide et aussi sensuelle.
Souvent, en revenant à la maison d'une de ses absences mystérieuses et prolongées qui donnèrent naissance à tant de conjectures parmi ceux qui étaient ses amis, ou qui pensaient l'être, il montait à pas de loup là-haut, à la chambre fermée, en ouvrait la porte avec une clef qui ne le quittait jamais, et là, un miroir à la main, en face du tableau de Basil Hallward, il confrontait la face devenue vieillissante et mauvaise, peinte sur la toile avec sa propre face qui lui riait dans la glace.... L'acuité du contraste augmentait son plaisir. Il devint de plus en plus enamouré de sa propre beauté, de plus en plus intéressé à la déliquescence de son âme.
Il examinait avec un soin minutieux, et parfois, avec de terribles et monstrueuses délices, les stigmates hideux qui déshonoraient ce front ridé ou se tordaient autour de la bouche épaisse et sensuelle, se demandant quels étaient les plus horribles, des signes du péché ou des marques de l'âge.... Il plaçait ses blanches mains à côté des mains rudes et bouffies de la peinture, et souriait.... Il se moquait du corps se déformant et des membres las.
Des fois, cependant, le soir, reposant éveillé dans sa chambre imprégnée de délicats parfums, ou dans la mansarde sordide de la petite taverne mal famée située près des Docks, qu'il avait accoutumé de fréquenter, déguisé et sous un faux nom, il pensait à la ruine qu'il attirait sur son âme, avec un désespoir d'autant plus poignant qu'il était purement égoïste. Mais rares étaient ces moments.
Cette curiosité de la vie que lord Henry avait insufflée le premier en lui, alors qu'ils étaient assis dans le jardin du peintre leur ami, semblait croître avec volupté. Plus il connaissait, plus il voulait connaître. Il avait des appétits dévorants, qui devenaient plus insatiable à mesure qu'il les satisfaisait.
Cependant, il n'abandonnait pas toutes relations avec le monde. Une fois ou deux par mois durant l'hiver, et chaque mercredi soir pendant la saison, il ouvrait aux invités sa maison splendide et avait les plus célèbres musiciens du moment pour charmer ses hôtes des merveilles de leur art. Ses petits dîners, dans la composition desquels lord Henry l'assistait, étaient remarqués, autant pour la sélection soigneuse et le rang de ceux qui y étaient invités, que pour le goût exquis montré dans la décoration de la table, avec ses subtils arrangements symphoniques de fleurs exotiques, ses nappes brodées, sa vaisselle antique d'argent et d'or.
Il y en avait beaucoup, parmi les jeunes gens, qui virent ou crurent voir dans Dorian Gray, la vraie réalisation du type qu'ils avaient souvent rêvé jadis à Eton ou à Oxford, le type combinant quelque chose de la culture réelle de l'étudiant avec la grâce, la distinction ou les manières parfaites d'un homme du monde. Il leur semblait être de ceux dont parle le Dante, de ceux qui cherchent à se rendre «parfaits par le culte de la Beauté». Comme Gautier, il était «celui pour qui le monde visible existe»...
Et certainement, la Vie lui était le premier, le plus grand des arts, celui dont tous les autres ne paraissent que la préparation. La mode, par quoi ce qui est réellement fantastique devient un instant universel, et le Dandysme, qui, à sa manière, est une tentative proclamant la modernité absolue de la Beauté, avaient, naturellement, retenu son attention. Sa façon de s'habiller, les manières particulières que, de temps à autre, il affectait, avaient une influence marquée sur les jeunes mondains des bals de Mayfair ou des fenêtres de clubs de Pall Mall, qui le copiaient en toutes choses, et s'essayaient à reproduire le charme accidentel de sa grâce; cela lui paraissait d'ailleurs secondaire et niais.
Car, bien qu'il fût prêt à accepter la position qui lui était offerte à son entrée dans la vie, et qu'il trouvât, à la vérité, un plaisir curieux à la pensée qu'il pouvait devenir pour le Londres de nos jours, ce que dans l'impériale Rome de Néron, l'auteur du Satyricon avait été, encore, au fond de son coeur, désirait-il être plus qu'un simple Arbiter Elegantiarum, consulté sur le port d'un bijou, le noeud d'une cravate ou le maniement d'une canne.
Il cherchait à élaborer quelque nouveau schéma de vie qui aurait sa philosophie raisonnée, ses principes ordonnés, et trouverait dans la spiritualisation des sens, sa plus haute réalisation.
Le culte des sens a, souvent, et avec beaucoup de justice, été décrié, les hommes se sentant instinctivement terrifiés devant les passions et les sensations qui semblent plus fortes qu'eux, et qu'ils ont conscience d'affronter avec des formes d'existence moins hautement organisées.
Mais il semblait à Dorian Gray que la vraie nature des sens n'avait jamais été comprise, que les hommes étaient restés brutes et sauvages parce que le monde avait cherché à les affamer par la soumission ou les anéantir par la douleur, au lieu d'aspirer à les faire les éléments d'une nouvelle spiritualité, dont un instinct subtil de Beauté était la dominante caractéristique. Comme il se figurait l'homme se mouvant dans l'histoire, il fut hanté par un sentiment de défaite.... Tant avaient été vaincus et pour un but si mesquin.
Il y avait eu des défections volontaires et folles, des formes monstrueuses de torture par soi-même et de renoncement, dont l'origine était la peur, et dont le résultat avait été une dégradation infiniment plus terrible que cette dégradation imaginaire, qu'ils avaient, en leur ignorance, cherché à éviter, la Nature, dans son ironie merveilleuse, faisant se nourrir l'anachorète avec les animaux du désert, et donnant à l'ermite les bêtes de la plaine pour compagnons. Certes, il pouvait y avoir, comme lord Harry l'avait prophétisé, un nouvel Hédonisme qui recréerait la vie, et la tirerait de ce grossier et déplaisant puritanisme revivant de nos jours. Ce serait l'affaire de l'intellectualité, certainement; il ne devait être accepté aucune théorie, aucun système impliquant le sacrifice d'un mode d'expérience passionnelle. Son but, vraiment, était l'expérience même, et non les fruits de l'expérience quels qu'ils fussent, doux ou amers. Il ne devait pas plus être tenu compte de l'ascétisme qui amène la mort des sens que du dérèglement vulgaire qui les émousse; mais il fallait apprendre à l'homme à concentrer sa volonté sur les instants d'une vie qui n'est elle-même qu'un instant.
Il est peu d'entre nous qui ne se soient quelquefois éveillés avant l'aube, ou bien après l'une de ces nuits sans rêves qui nous rendent presque amoureux de la mort, ou après une de ces nuits d'horreur et de joie informe, alors qu'à travers les cellules du cerveau se glissent des fantômes plus terribles que la réalité elle-même, animés de cette vie ardente propre à tous les grotesques, et qui prête à l'art gothique son endurante vitalité—cet art étant, on peut croire, spécialement l'art de ceux dont l'esprit a été troublé par la maladie de la rêverie....
Graduellement, des doigts blancs rampent par les rideaux qui semblent trembler.... Sous de ténébreuses formes fantastiques, des ombres muettes se dissimulent dans les coins de la chambre et s'y tapissent....
Au dehors, c'est l'éveil des oiseaux parmi les feuilles, le pas des ouvriers se rendant au travail, ou les soupirs et les sanglots du vent soufflant des collines, errant autour de la maison silencieuse, comme s'il craignait d'en éveiller les dormeurs, qui auraient alors à rappeler le sommeil de sa cave de pourpre.
Des voiles et des voiles de fine gaze sombre se lèvent, et par degrés, les choses récupèrent leurs formes et leurs couleurs, et nous guettons l'aurore refaisant à nouveau le monde.
Les miroirs blêmes retrouvent leur vie mimique. Les bougies éteintes sont où nous les avons laissées, et à côté, gît le livre à demi-coupé que nous lisions, ou la fleur montée que nous portions au bal, ou la lettre que nous avions peur de lire ou que nous avons lue trop souvent.... Rien ne nous semble changé.
Hors des ombres irréelles de la nuit, resurgit la vie réelle que nous connûmes. Il nous faut nous souvenir où nous la laissâmes; et alors s'empare de nous un terrible sentiment de la continuité nécessaire de l'énergie dans quelque cercle fastidieux d'habitudes stéréotypées, ou un sauvage désir, peut-être, que nos paupières s'ouvrent quelque matin sur un monde qui aurait été refait à nouveau dans les ténèbres pour notre plaisir—un monde dans lequel les choses auraient de nouvelles formes et de nouvelles couleurs, qui serait changé, qui aurait d'autres secrets, un monde dans lequel le passé aurait peu ou point de place, aucune survivance, même sous forme consciente d'obligation ou de regret, la remembrance même des joies ayant son amertume, et la mémoire des plaisirs, ses douleurs.
C'était la création de pareils mondes qui semblait à Dorian Gray, l'un des seuls, le seul objet même de la vie; dans sa course aux sensations, ce serait nouveau et délicieux, et posséderait cet élément d'étrangeté si essentiel au roman; il adopterait certains modes de pensée qu'il savait étrangers à sa nature, n'abandonnerait à leurs captieuses influences, et ayant, de cette façon, saisi leurs couleurs et satisfait sa curiosité intellectuelle, les laisserait avec cette sceptique indifférence qui n'est pas incompatible avec une réelle ardeur de tempérament et qui en est même, suivant certains psychologistes modernes, une nécessaire condition.
Le bruit courut quelque temps qu'il allait embrasser la communion catholique romaine; et certainement le rituel romain avait toujours eu pour lui un grand attrait. Le Sacrifice quotidien, plus terriblement réel que tous les sacrifices du monde antique, l'attirait autant par son superbe dédain de l'évidence des sens, que par la simplicité primitive de ses éléments et l'éternel pathétique de la Tragédie humaine qu'il cherche à symboliser.
Il aimait à s'agenouiller sur les froids pavés de marbre, et à contempler le prêtre, dans sa rigide dalmatique fleurie, écartant lentement avec ses blanches mains le voile du tabernacle, ou élevant l'ostensoir serti de joyaux, contenant la pâle hostie qu'on croirait parfois être, en vérité, le panis coelestis, le pain des anges—ou, revêtu des attributs de la Passion du Christ, brisant l'hostie dans le calice et frappant sa poitrine pour ses péchés. Les encensoirs fumants, que des enfants vêtus de dentelles et d'écarlate balançaient gravement dans l'air, comme de grandes fleurs d'or, le séduisaient infiniment. En s'en allant, il s'étonnait devant les confessionnaux obscurs, et s'attardait dans l'ombre de l'un d'eux, écoutant les hommes et les femmes souffler à travers la grille usée l'histoire véritable de leur vie.
Mais il ne tomba jamais dans l'erreur d'arrêter son développement intellectuel par l'acceptation formelle d'une croyance ou d'un système, et ne prit point pour demeure définitive, une auberge tout juste convenable au séjour d'une nuit ou de quelques heures d'une nuit sans étoiles et sans lune.
Le mysticisme, avec le merveilleux pouvoir qui est en lui de parer d'étrangeté les choses vulgaires, et l'antinomie subtile qui semble toujours l'accompagner, l'émut pour un temps....
Pour un temps aussi, il inclina vers les doctrines matérialistes du darwinisme allemand, et trouva un curieux plaisir à placer les pensées et les passions des hommes dans quelque cellule perlée du cerveau, ou dans quelque nerf blanc du corps, se complaisant à la conception de la dépendance absolue de l'esprit à certaines conditions physiques, morbides ou sanitaires, normales ou malades.
Mais, comme il a été dit déjà, aucune théorie sur la vie ne lui sembla avoir d'importance comparée à la Vie elle-même. Il eût profondément conscience de la stérilité de la spéculation intellectuelle quand on la sépare de l'action et de l'expérience. Il perçut que les sens, non moins que l'âme, avaient aussi leurs mystères spirituels et révélés.
Il se mit à étudier les parfums, et les secrets de leur confection, distillant lui-même des huiles puissamment parfumées, ou brûlant d'odorantes gommes venant de l'Orient. Il comprit qu'il n'y avait point de disposition d'esprit qui ne trouva sa contrepartie dans la vie sensorielle, et essaya de découvrir leurs relations véritables; ainsi l'encens lui sembla l'odeur des mystiques et l'ambregris, celle des passionnés; la violette évoque la mémoire des amours défuntes, le musc rend dément et le champac pervertit l'imagination. Il tenta souvent d'établir une psychologie des parfums, et d'estimer les diverses influences des racines douces-odorantes, des fleurs chargées de pollen parfumé, des baumes aromatiques, des bois de senteur sombres, du nard indien qui rend malade, de l'hovenia qui affole les hommes, et de l'aloès dont il est dit qu'il chasse la mélancolie de l'âme.
D'autres fois, il se dévouait entièrement à la musique et dans une longue chambre treillissée, au plafond de vermillon et d'or, aux murs de laque vert olive, il donnait d'étranges concerts où de folles gypsies tiraient une ardente musique de petites cithares, où de graves Tunisiens aux tartans jaunes arrachaient des sons aux cordes tendues de monstrueux luths, pendant que des nègres ricaneurs battaient avec monotonie sur des tambours de cuivre, et qu'accroupis sur des nattes écarlates, de minces Indiens coiffés de turbans soufflaient dans de longues pipes de roseau ou d'airain, en charmant, ou feignant de charmer, d'énormes serpents à capuchon ou d'horribles vipères cornues.
Les âpres intervalles et les discords aigus de cette musique barbare le réveillaient quand la grâce de Schubert, les tristesses belles de Chopin et les célestes harmonies de Beethoven ne pouvaient l'émouvoir.
Il recueillit de tous les coins du monde les plus étranges instruments qu'il fut possible de trouver, même dans les tombes des peuples morts ou parmi les quelques tribus sauvages qui ont survécu à la civilisation de l'Ouest, et il aimait à les toucher, à les essayer.
Il possédait le mystérieux juruparis des Indiens du Rio Negro qu'il n'est pas permis aux femmes de voir, et que ne peuvent même contempler les jeunes gens que lorsqu'ils ont été soumis au jeûne et à la flagellation, les jarres de terre des Péruviens dont on tire des sons pareils à des cris perçants d'oiseaux, les flûtes faites d'ossements humains pareilles à celles qu'Alfonso de Olvalle entendit au Chili, et les verts jaspes sonores que l'on trouve près de Cuzco et qui donnent une note de douceur singulière.
Il avait des gourdes peintes remplies de cailloux, qui résonnaient quand on les secouait, le long clarin des Mexicains dans lequel le musicien ne doit pas souffler, mais en aspirer l'air, le ture rude des tribus de l'Amazone, dont sonnent les sentinelles perchées tout le jour dans de hauts arbres et que l'on peut entendre, dit-on, à trois lieues de distance; le teponaztli aux deux langues vibrantes de bois, que l'on bat avec des joncs enduits d'une gomme élastique obtenu du suc laiteux des plantes; des cloches d'Astèques, dites yolt, réunies en grappes, et un gros tambour cylindrique, couvert de peaux de grands serpents semblables à celui que vit Bernal Diaz quand il entra avec Cortez dans le temple mexicain, et dont il nous a laissé du son douloureux une si éclatante description.
Le caractère fantastique de ces instruments le charmait, et il éprouva un étrange bonheur à penser que l'art comme la nature, avait ses monstres, choses de formes bestiales aux voix hideuses.
Cependant, au bout de quelque temps, ils l'ennuyèrent, et il allait dans sa loge à l'Opéra, seul ou avec lord Henry, écouter, extasié de bonheur, le Tannhauser, voyant dans l'ouverture du chef-d'oeuvre comme le prélude de la tragédie de sa propre âme.
La fantaisie des joyaux le prit, et il apparut un jour dans un bal déguisé en Anne de Joyeuse, amiral de France, portant un costume couvert de cinq cent soixante perles. Ce goût l'obséda pendant des années, et l'on peut croire qu'il ne le quitta jamais.
Il passait souvent des journées entières, rangeant et dérangeant dans leurs boîtes les pierres variées qu'il avait réunies, par exemple, le chrysobéryl vert olive qui devient rouge à la lumière de la lampe, le cymophane aux fils d'argent, le péridot couleur pistache, les topazes roses et jaunes, les escarboucles d'un fougueux écarlate aux étoiles tremblantes de quatre rais, les pierres de cinnamome d'un rouge de flamme, les spinelles oranges et violacées et les améthystes aux couches alternées de rubis et de saphyr.
Il aimait l'or rouge de la pierre solaire, la blancheur perlée de la pierre de lune, et l'arc-en-ciel brisé de l'opale laiteuse. Il fit venir d'Amsterdam trois émeraudes d'extraordinaire grandeur et d'une richesse incomparable de couleur, et il eut une turquoise de la vieille roche qui fit l'envie de tous les connaisseurs.
Il découvrit aussi de merveilleuses histoires de pierreries.... Dans la «Cléricalis Disciplina» d'Alphonso, il est parlé d'un serpent qui avait des yeux en vraie hyacinthe, et dans l'histoire romanesque d'Alexandre, il est dit que le conquérant d'Emathia trouva dans la vallée du Jourdain des serpents «portant sur leurs dos des colliers d'émeraude.»
Philostrate raconte qu'il y avait une gemme dans la cervelle d'un dragon qui faisait que «par l'exhibition de lettres d'or et d'une robe de pourpre» on pouvait endormir le monstre et le tuer.
Selon le grand alchimiste, Pierre de Boniface, le diamant rendait un homme invisible, et l'agate des Indes le faisait éloquent. La cornaline apaisait la colore, l'hyacinthe provoquait le sommeil et l'améthyste chassait les fumées de l'ivresse. Le grenat mettait en fuite les démons et l'hydropicus faisait changer la lune de couleur. La sélénite croissait et déclinait de couleur avec la lune, et le meloceus, qui fait découvrir les voleurs, ne pouvait être terni que par le sang d'un chevreau.
Léonardus Camillus a vu une blanche pierre prise dans la cervelle d'un crapaud nouvellement tué, qui était un antidote certain contre les poisons; le bezoard que l'on trouvait dans le coeur d'une antilope était un charme contre la peste; selon Democritus, les aspilates que l'on découvrait dans les nids des oiseaux d'Arabie, gardaient leurs porteurs de tout danger venant du feu.
Le roi de Ceylan allait à cheval par la ville avec un gros rubis dans sa main, pour la cérémonie de son couronnement. Les portes du palais de Jean-le-Prêtre étaient «faites de sardoines, au milieu desquelles était incrustée la corne d'une vipère cornue, ce qui faisait que nul homme portant du poison ne pouvait entrer.» Au fronton, l'on voyait «deux pommes d'or dans lesquelles étaient enchâssées deux escarboucles» de sorte que l'or luisait dans le jour et que les escarboucles éclairaient la nuit.
Dans l'étrange roman de Lodge «Une perle d'Amérique» il est écrit que dans la chambre de la reine, on pouvait voir «toutes les chastes femmes du monde, vêtues d'argent, regardant à travers de beaux miroirs de chrysolithes, d'escarboucles, de saphyrs et d'émeraudes vertes». Marco Polo a vu les habitants du Zipango placer des perles roses dans la bouche des morts.
Un monstre marin s'était enamouré de la perle qu'un plongeur rapportait au roi Perozes, avait tué le voleur, et pleuré sept lunes sur la perte du joyau. Quand les Huns attirèrent le roi dans une grande fosse, il s'envola, Procope nous raconte, et il ne fut jamais retrouvé bien que l'empereur Anastasius eut offert cinq cent tonnes de pièces d'or à qui le découvrirait.... Le roi de Malabar montra à un certain Vénitien un rosaire de trois cent quatre perles, une pour chaque dieu qu'il adorait.
Quand le duc de Valentinois, fils d'Alexandre VI, fit visite à Louis XII de France, son cheval était bardé de feuilles d'or, si l'on en croit Brantôme, et son chapeau portait un double rang de rubis qui répandaient une éclatante lumière. Charles d'Angleterre montait à cheval avec des étriers sertis de quatre cent vingt et un diamants. Richard II avait un costume, évalué à trente mille marks, couvert de rubis balais.
Hall décrit Henry VIII allant à la Tour avant son couronnement, comme portant «un pourpoint rehaussé d'or, le plastron brodé de diamants et autres riches pierreries, et autour du cou, un grand baudrier enrichi d'énormes balais.»
Les favoris de Jacques Ier portaient des boucles d'oreilles d'émeraudes retenues par des filigranes d'or. Edouard II donna à Piers Gaveston une armure d'or rouge semée d'hyacinthes, un collier de roses d'or serti de turquoises et un heaume emperlé.... Henry II portait des gants enrichis de pierreries montant jusqu'au coude et avait un gant de fauconnerie cousu de vingt rubis et de cinquante-deux perles. Le chapeau ducal de Charles le Téméraire, dernier duc de Bourgogne, était chargé de perles piriformes et semé de saphyrs.
Quelle exquise vie que celle de jadis! Quelle magnificence dans la pompe et la décoration! Cela semblait encore merveilleux à lire, ces fastes luxueux des temps abolis!
Puis il tourna son attention vers les broderies, les tapisseries, qui tenaient lieu de fresques dans les salles glacées des nations du Nord. Comme il s'absorbait dans ce sujet—il avait toujours eu une extraordinaire faculté d'absorber totalement son esprit dans quoi qu'il entreprît—il s'assombrit à la pensée de la ruine que le temps apportait sur les belles et prestigieuses choses. Lui, toutefois, y avait échappé....
Les étés succédaient aux étés, et les jonquilles jaunes avaient fleuri et étaient mortes bien des fois, et des nuits d'horreur répétaient l'histoire de leur honte, et lui n'avait pas changé!... Nul hiver n'abîma sa face, ne ternit sa pureté florale. Quelle différence avec les choses matérielles! Où étaient-elles maintenant?
Où était la belle robe couleur de crocus, pour laquelle les dieux avaient combattu les géants, que de brunes filles avaient tissé pour le plaisir d'Athèné?... Où, l'énorme velarium que Néron avait tendu devant le Colisée de Rome, cette voile titanesque de pourpre sur laquelle étaient représentés les cieux étoilés et Apollon conduisant son quadrige de blancs coursiers aux rênes d'or?...
Il s'attardait à regarder les curieuses nappes apportées pour le Prêtre du Soleil, sur lesquelles étaient déposées toutes les friandises et les viandes dont on avait besoin pour les fêtes, le drap mortuaire du roi Chilpéric brodé de trois cents abeilles d'or, les robes fantastiques qui excitèrent l'indignation de l'évêque de Pont, où étaient représentés «des lions, des panthères, des ours, des dogues, des forêts, des rochers, des chasseurs, en un mot tout ce qu'un peintre peut copier dans la nature» et le costume porté une fois par Charles d'Orléans dont les manches étaient adornées des vers d'une chanson commençant par