← Retour

Le portrait de Dorian Gray

16px
100%

Madame, je suis tout joyeux....

L'accompagnement musical des paroles était tissé en fils d'or, et chaque note ayant la forme carrée du temps, était faite de quatre perles....

Il lut la description de l'ameublement de la chambre qui fut préparée à Rheims pour la Reine Jeanne de Bourgogne; «elle était décorée de treize cent vingt et un perroquets brodés et blasonnés aux armes du Roi, en plus de cinq cent soixante et un papillons dont les ailes portaient les armes de la reine, le tout d'or».

Catherine de Médicis avait un lit de deuil fait pour elle de noir velours parsemé de croissants de lune et de soleils. Les rideaux en étaient de damas; sur leur champ or et argent étaient brodés des couronnes de verdure et des guirlandes, les bords frangés de perles, et la chambre qui contenait ce lit était entourée de devises découpées dans un velours noir et placées sur un fond d'argent. Louis XIV avait des cariatides vêtues d'or de quinze pieds de haut dans ses palais.

Le lit de justice de Sobieski, roi de Pologne, était fait de brocard d'or de Smyrne cousu de turquoises, et dessus, les vers du Koran. Ses supports étaient d'argent doré, merveilleusement travaillé, chargés à profusion de médaillons émaillés ou de pierreries. Il avait été pris près de Vienne dans un camp turc et l'étendard de Mahomet avait flotté sous les ors tremblants de son dais.

Pendant toute une année, Dorian se passionna à accumuler les plus délicieux spécimens qu'il lui fut possible de découvrir de l'art textile et de la broderie; il se procura les adorables mousselines de Delhi finement tissées de palmes d'or et piquées d'ailes iridescentes de scarabées; les gazes du Dekkan, que leur transparence fait appeler en Orient air tissé, eau courante ou rosée du soir; d'étranges étoffes historiées de Java; de jaunes tapisseries chinoises savamment travaillées; des livres reliés en satin fauve ou en soie d'un bleu prestigieux, portant sur leurs plats des fleurs de lys, des oiseaux, des figures; des dentelles au point de Hongrie, des brocards siciliens et de rigides velours espagnols; des broderies georgiennes aux coins dorés et des Foukousas japonais aux tons d'or vert, pleins d'oiseaux aux plumages multicolores et fulgurants.

Il eut aussi une particulière passion pour les vêtements ecclésiastiques, comme il en eut d'ailleurs pour toute chose se rattachant au service de l'Église.

Dans les longs coffres de cèdre qui bordaient la galerie ouest de sa maison, il avait recueilli de rares et merveilleux spécimens de ce qui est réellement les habillements de la «Fiancée du Christ» qui doit se vêtir de pourpre, de joyaux et de linges fins dont elle cache son corps anémié par les macérations, usé par les souffrances recherchées, blessé des plaies qu'elle s'infligea.

Il possédait une chape somptueuse de soie cramoisie et d'or damassée, ornée d'un dessin courant de grenades dorées posées sur des fleurs à six pétales cantonnées de pommes de pin incrustées de perles. Les orfrois représentaient des scènes de la vie de la Vierge, et son Couronnement était brodé au chef avec des soies de couleurs; c'était un ouvrage italien du XVe siècle.

Une autre chape était en velours vert, brochée de feuilles d'acanthe cordées où se rattachaient de blanches fleurs à longue tige; les détails en étaient traités au fil d'argent et des cristaux colorés s'y rencontraient; une tête de Séraphin y figurait, travaillée au fil d'or; les orfrois étaient diaprés de soies rouges et or, et parsemés de médaillons de plusieurs saints et martyrs, parmi lesquels Saint-Sébastien.

Il avait aussi des chasubles de soie couleur d'ambre, des brocards d'or et de soie bleue, des damas de soie jaune, des étoffes d'or, où était figurée la Passion et la Crucifixion, brodées de lions, de paons et d'autres emblèmes; des dalmatiques de satin blanc, et de damas de soie rosée, décorées de tulipes, de dauphins et de fleurs de lys; des nappes d'autel de velours écarlate et de lin bleu; des corporaux, des voiles de calice, des manipules.... Quelque chose aiguisait son imagination de penser aux usages mystiques à quoi tout cela avait répondu.

Car ces trésors, toutes ces choses qu'il collectionnait dans son habitation ravissante, lui étaient un moyen d'oubli, lui étaient une manière d'échapper, pour un temps, à certaines terreurs qu'il ne pouvait supporter.

Sur les murs de la solitaire chambre verrouillée où toute son enfance s'était passée, il avait pendu de ses mains, le terrible portrait dont les traits changeants lui démontraient la dégradation réelle de sa vie, et devant il avait posé en guise de rideau un pallium de pourpre et d'or.

Pendant des semaines, il ne la visitait, tâchait d'oublier la hideuse chose peinte, et recouvrant sa légèreté de coeur, sa joie insouciante, se replongeait passionnément dans l'existence. Puis, quelque nuit, il se glissait hors de chez lui, et se rendait aux environs horribles des Blue Gate Fields, et il y restait des jours, jusqu'à ce qu'il en fut chassé. A son retour, il s'asseyait en face du portrait, vomissant alternativement sa reproduction et lui-même, bien que rempli, d'autres fois, de cet orgueil de l'individualisme qui est une demie fascination du péché, et souriant, avec un secret plaisir, à l'ombre informe portant le fardeau qui aurait dû être sien.

Au bout de quelques années, il ne put rester longtemps hors d'Angleterre et vendit la villa qu'il partageait à Trouville avec lord Henry, de même que la petite maison aux murs blancs qu'il possédait à Alger où ils avaient demeuré plus d'un hiver. Il ne pouvait se faire à l'idée d'être séparé du tableau qui avait une telle part dans sa vie, et s'effrayait à penser que pendant son absence quelqu'un pût entrer dans la chambre, malgré les barres qu'il avait fait mettre à la porte.

Il sentait cependant que le portrait ne dirait rien à personne, bien qu'il concervât, sous la turpitude et la laideur des traits, une ressemblance marquée avec lui; mais que pourrait-il apprendre à celui qui le verrait? Il rirait à ceux qui tenteraient de le railler. Ce n'était pas lui qui l'avait peint, que pouvait lui faire cette vilenie et cette honte? Le croirait-on même s'il l'avouait?

Il craignait quelque chose, malgré tout.... Parfois quand il était dans sa maison de Nottinghamshire, entouré des élégants jeunes gens de sa classe dont il était le chef reconnu, étonnant le comté par son luxe déréglé et l'incroyable splendeur de son mode d'existence, il quittait soudainement ses hôtes, et courait subitement à la ville s'assurer que la porte n'avait été forcée et que le tableau s'y trouvait encore.... S'il avait été volé? Cette pensée le remplissait d'horreur!... Le monde connaîtrait alors son secret.... Ne le connaissait-il point déjà?

Car bien qu'il fascinât la plupart des gens, beaucoup le méprisaient. Il fut presque blackboulé dans un club de West-End dont sa naissance et sa position sociale lui permettaient de plein droit d'être membre, et l'on racontait qu'une fois, introduit dans un salon du Churchill, le duc de Berwick et un autre gentilhomme se levèrent et sortirent aussitôt d'une façon qui fut remarquée. De singulières histoires coururent sur son compte alors qu'il eût passé sa vingt-cinquième année. Il fut colporté qu'on l'avait vu se disputer avec des matelots étrangers dans une taverne louche des environs de Whitechapel, qu'il fréquentait des voleurs et des faux monnayeurs et connaissait les mystères de leur art.

Notoires devinrent ses absences extraordinaires, et quand il reparaissait dans le monde, les hommes se parlaient l'un à l'autre dans les coins, ou passaient devant lui en ricanant, ou le regardaient avec des yeux quêteurs et froids comme s'ils étaient déterminés à connaître son secret.

Il ne porta aucune attention à ces insolences et à ces manques d'égards; d'ailleurs, dans l'opinion de la plupart des gens, ses manières franches et débonnaires, son charmant sourire d'enfant, et l'infinie grâce de sa merveilleuse jeunesse, semblaient une réponse suffisante aux calomnies, comme ils disaient, qui circulaient sur lui.... Il fut remarqué, toutefois, que ceux qui avaient paru ses plus intimes amis, semblaient le fuir maintenant. Les femmes qui l'avait farouchement adoré, et, pour lui, avaient bravé la censure sociale et défié les convenances, devenaient pâles de honte ou d'horreur quand il entrait dans la salle où elles se trouvaient.

Mais ces scandales soufflés à l'oreille accrurent pour certains, au contraire, son charme étrange et dangereux. Sa grande fortune lui fut un élément de sécurité. La société, la société civilisée tout au moins, croit difficilement du mal de ceux qui sont riches et beaux. Elle sent instinctivement que les manières sont de plus grande importance que la morale, et, à ses yeux, la plus haute respectabilité est de moindre valeur que la possession d'un bon chef.

C'est vraiment une piètre consolation que de se dire d'un homme qui vous a fait mal dîner, ou boire un vin discutable, que sa vie privée est irréprochable. Même l'exercice des vertus cardinales ne peuvent racheter des entrées servies demi-froides, comme lord Henry, parlant un jour sur ce sujet, le fit remarquer, et il y a vraiment beaucoup à dire à ce propos, car les règles de la bonne société sont, ou pourraient être, les mêmes que celles de l'art. La forme y est absolument essentielle. Cela pourrait avoir la dignité d'un cérémonial, aussi bien que son irréalité, et pourrait combiner le caractère insincère d'une pièce romantique avec l'esprit et la beauté qui nous font délicieuses de semblables pièces. L'insincérité est-elle une si terrible chose? Je ne le pense pas. C'est simplement une méthode à l'aide de laquelle nous pouvons multiplier nos personnalités.

C'était du moins, l'opinion de Dorian Gray.

Il s'étonnait de la psychologie superficielle qui consiste à concevoir le Moi dans l'homme comme une chose simple, permanente, digne de confiance, et d'une certaine essence. Pour lui, l'homme était un être composé de myriades de vies et de myriades de sensations, une complexe et multiforme créature qui portait en elle d'étranges héritages de doutes et de passions, et dont la chair même était infectée des monstrueuses maladies de la mort.

Il aimait à flâner dans la froide et nue galerie de peinture de sa maison de campagne, contemplant les divers portraits de ceux dont le sang coulait en ses veines.

Ici était Philip Herbert, dont Francis Osborne dit dans ses «Memoires on the Reigns of Queen Elizabeth and King James» qu'«il fut choyé par la cour pour sa belle figure qu'il ne conserva pas longtemgs...» Etait-ce la vie du jeune Herbert qu'il continuait quelquefois?... Quelque étrange germe empoisonné ne s'était-il communiqué de génération en génération jusqu'à lui? N'était-ce pas quelque reste obscur de cette grâce flétrie qui l'avait fait si subitement et presque sans cause, proférer dans l'atelier de Basil Hallward cette prière folle qui avait changé sa vie?...

Là, en pourpoint rouge brodé d'or, dans un manteau couvert de pierreries, la fraise et les poignets piqués d'or, s'érigeait sir Anthony Sherard, avec, à ses pieds, son armure d'argent et de sable. Quel avait été le legs de cet homme? Lui avait-il laissé, cet amant de Giovanna de Naples, un héritage de péché et de honte? N'étaient-elles simplement, ses propres actions, les rêves que ce mort n'avait osé réaliser?

Sur une toile éteinte, souriait lady Elizabeth Devereux, à la coiffe de gaze, au corsage de perles lacé, portant les manches aux crevés de satin rose. Une fleur était dans sa main droite, et sa gauche étreignait un collier émaillé de blanches roses de Damas. Sur la table à côté d'elle, une pomme et une mandoline.... Il y avait de larges rosettes vertes sur ses petits souliers pointus. Il connaissait sa vie et les étranges histoires que l'on savait de ses amants. Quelque chose de son tempérament était-il en lui? Ses yeux ovales aux lourdes paupières semblaient curieusement le regarder.

Et ce George Willoughby, avec ses cheveux poudrés et ses mouches fantastiques!... Quel mauvais air il avait! Sa face était hâlée et saturnienne, et ses lèvres sensuelles se retroussaient avec dédain. Sur ses mains jaunes et décharnées chargées de bagues, retombaient des manchettes de dentelle précieuse. Il avait été un des dandies du dix-huitième siècle et, dans sa jeunesse, l'ami de lord Ferrars.

Que penser de ce second lord Beckenham, compagnon du Prince Régent dans ses plus fâcheux jours et l'un des témoins de son mariage secret avec madame Fitz-Herbert?... Comme il paraissait fier et beau, avec ses cheveux châtains et sa pose insolente! Quelles passions lui avait-il transmises? Le monde l'avait jugé infâme; il était des orgies de Carlton House. L'étoile de la Jarretière brillait à sa poitrine....

A côté de lui était pendu le portrait de sa femme, pâle créature aux lèvres minces, vêtue de noir. Son sang, aussi, coulait en lui. Comme tout cela lui parut curieux!

Et sa mère, qui ressemblait à lady Hamilton, sa mère aux lèvres humides, rouges comme vin!... Il savait ce qu'il tenait d'elle! Elle lui avait légué sa beauté, et sa passion pour la beauté des autres. Elle riait à lui dans une robe lâche de Bacchante; il y avait des feuilles de vigne dans sa chevelure, un flot de pourpre coulait de la coupe qu'elle tenait. Les carnations de la peinture étaient éteintes, mais les yeux restaient quand même merveilleux par leur profondeur et le brillant du coloris. Ils semblaient le suivre dans sa marche.

On a des ancêtres en littérature, aussi bien que dans sa propre race, plus proches peut-être encore comme type et tempérament, et beaucoup ont sur vous une influence dont vous êtes conscient. Il semblait parfois à Dorian Gray que l'histoire du monde n'était que celle de sa vie, non comme s'il l'avait vécue en actions et en faits, mais comme son imagination la lui avait créée, comme elle avait été dans son cerveau, dans ses passions. Il s'imaginait qu'il les avait connues toutes, ces étranges et terribles figures qui avaient passé sur la scène du monde, qui avalent fait si séduisant le péché, et le mal si subtil; il lui semblait que par de mystérieuses voies, leurs vies avaient été la sienne.

Le héros du merveilleux roman qui avait tant influencé sa vie, avait lui-même connu ces rêves étranges; il raconte dans le septième chapitre, comment, de lauriers couronné, pour que la foudre ne le frappât, il s'était assis comme Tibère, dans un jardin à Caprée, lisant les livres obscènes d'Eléphantine ce pendant que des nains et des paons se pavanaient autour de lui, et que le joueur de flûte raillait le balanceur d'encens.... Comme Caligula, il avait riboté dans les écuries avec les palefreniers aux chemises vertes, et soupé dans une mangeoire d'ivoire avec un cheval au frontal de pierreries.... Comme Domitien, il avait erré à travers des corridors bordés de miroirs de marbre, les yeux hagards à la pensée du couteau qui devait finir ses jours, malade de cet ennui, de ce terrible tedium vitae, qui vient à ceux auxquels la vie n'a rien refusé. Il avait lorgné, à travers une claire émeraude, les rouges boucheries du Cirque, et, dans une litières de perles et de pourpre, que tiraient des mules ferrées d'argent, il avait été porté par la Via Pomegranates à la Maison-d'Or, et entendu, pendant qu'il passait, des hommes crier: Nero Caesar!...

Comme Héliogabale, il s'était fardé la face, et parmi des femmes, avait filé la quenouille, et fait venir la Lune de Carthage, pour l'unir au Soleil dans un mariage mystique.

Encore et encore, Dorian relisait ce chapitre fantastique, et les deux chapitres suivants, dans lesquels, comme en une curieuse tapisserie ou par des émaux adroitement incrustés, étaient peintes les figures terribles et belles de ceux que le Vice et le Sang et la Lassitude ont fait monstrueux et déments: Filippo, duc de Milan, qui tua sa femme et teignit ses lèvres d'un poison écarlate, de façon à ce que son amant suçât la mort en baisant la chose morte qu'il idolâtrait; Pietro Barbi, le Vénitien, que l'on nomme Paul II, qui voulut vaniteusement prendre le titre de Formosus, et dont la tiare, évaluée à deux cent mille florins, fut le prix d'un péché terrible; Gian Maria Visconti, qui se servait de lévriers pour chasser les hommes, et dont le cadavre meurtri fut couvert de roses par une prostituée qui l'avait aimé!...

Et le Borgia sur son blanc cheval, le Fratricide galopant à côté de lui, son manteau teint du sang de Pérot; Pietro Ratio, le jeune cardinal-archivêque de Florence, enfant et mignon de Sixte IV, dont la beauté ne fut égalée que par la débauche, et qui reçut L'honora d'argon sous un pavillon de soie blanche et cramoisie, rempli de nymphes et de centaures, en caressant un jeune garçon dont il se servait dans les fêtes comme de Gammée ou de Halas; Zeppelin, dont la mélancolie ne pouvait être guérie que par le spectacle de la mort, ayant une passion pour le sang, comme d'autres en ont pour le vin,—Ezzelin, fils du démon, fut-il dit, qui trompa son père aux dés, alors qu'il lui jouait son âme!...

Et L'abattissent Ciao, qui prit par moquerie le nom d'innocent, dans les torpides veines duquel fut infusé, par un docteur juif, le sang de trois adolescents; Sigismondo Malatesta, l'amant dansotta, et le seigneur de Ri mini, dont l'effigie fut brûlée à Rome, comme ennemi de Dieu et des hommes, qui étrangla Polissonna avec une serviette, fit boire du poison à Givra d'ester dans une coupe d'émeraude, et bâtit une église païenne pour l'adoration du Christ, en l'honneur d'une passion honteuse!...

Et ce Charles VI, qui aima si sauvagement la femme de son frère qu'un lépreux avertit du crime qu'il allait commettre, ce Charles VI dont la passion démentielle ne put seulement être guérie que par des cartes sarrasines où étaient peintes les images de l'Amour, de la Mort et de la Folie!

Et s'évoquait encore, dans son pourpoint orné, coiffé de son chapeau garni de joyaux, ses cheveux bouclés comme des acanthes, Griffonnait Baguions, qui tua Astre et sa fiancée, Simplette et son page, mais dont la grâce était telle, que, lorsqu'on le trouva mourant sur la place jaune de Perlouse, ceux qui le haïssaient ne purent que pleurer, et qu'avalant qui l'avait maudit, le bénit!...

Une horrible fascination s'émanait d'eux tous! Il les vit la nuit, et le jour ils troublèrent son imagination. La Renaissance connut d'étranges façons d'empoisonner: par un casque ou une torche allumée, par un gant brodé ou un éventail en diamanté, par une boule de senteur dorée, ou par une chaîne d'ambre....

Dorian Gray, lui, avait été empoisonné par un livre!...

Il y avait des moments où il regardait simplement le Mal comme un mode nécessaire à la réalisation de son concept de la Beauté.


XII

C'était le neuf novembre, la veille de son trente-huitième anniversaire, comme il se le rappela souvent plus tard.

Il sortait vers onze heures de chez lord Henry où il avait dîné, et était enveloppé d'épaisses fourrures, la nuit étant très froide et brumeuse. Au coin de Grosvenor Square et de South Audley Street, un homme passa tout près de lui dans le brouillard, marchant très vite, le col de son lustre gris relevé. Il avait une valise à la main. Dorian le reconnut. C'était Basil Hallward. Un étrange sentiment de peur qu'il ne put s'expliquer l'envahit. Il ne fit aucun signe de reconnaissance et continua rapidement son chemin dans la direction de sa maison....

Mais Hallward l'avait vu. Dorian l'aperçut s'arrêtant sur le trottoir et l'appelant. Quelques instants après, sa main s'appuyait sur son bras.

—Dorian! quelle chance extraordinaire! Je vous ai attendu dans votre bibliothèque jusqu'à neuf heures. Finalement j'eus pitié de votre domestique fatigué et lui dit en partant d'aller se coucher. Je vois à Paris par le train de minuit et j'avais particulièrement besoin de vous voir avant mon départ. Il me semblait que c'était vous, ou du moins votre fourrure, lorsque nous nous sommes croisés. Mais je n'en étais pas sûr. Ne m'aviez-vous pas reconnu?

—Il y a du brouillard, mon cher Basil, je pouvais à peine reconnaître Grosvenor Square, je crois bien que ma maison est ici quelque part, mais je n'en suis pas certain du tout. Je regrette que vous partiez, car il y a des éternités que je ne vous ai vu. Mais je suppose que vous reviendrez bientôt.

—Non, je serai absent d'Angleterre pendant six mois; j'ai l'intention de prendre un atelier à Paris et de m'y retirer jusqu'à ce que j'aie achevé un grand tableau que j'ai dans la tête. Toutefois, ce n'était pas de moi que je voulais vous parler. Nous voici à votre porte. Laissez-moi entrer un moment; j'ai quelque chose à vous dire.

—J'en suis charmé. Mais ne manquerez-vous pas votre train? dit nonchalamment Dorian Gray en montant les marches et ouvrant sa porte avec son passe-partout.

La lumière du réverbère luttait contre le brouillard; Hallward tira sa montre.

—J'ai tout le temps, répondit-il. Le train ne part qu'à minuit quinze et il est à peine onze heures. D'ailleurs j'allais au club pour vous chercher quand je vous ai rencontré. Vous voyez, je n'attendrai pas pour mon bagage; je l'ai envoyé d'avance; je n'ai avec moi que cette valise et je peux aller aisément à Victoria en vingt minutes.

Dorian le regarda et sourit.

—Quelle tenue de voyage pour un peintre élégant! Une valise gladstone et un lustre! Entrez, car le brouillard va envahir le vestibule. Et songez qu'il ne faut pas parler de choses sérieuses. Il n'y a plus rien de sérieux aujourd'hui, au moins rien ne peut plus l'être.

Hallward secoua la tête en entrant et suivit Dorian dans la bibliothèque. Un clair feu de bois brillait dans la grande cheminée. Les lampes étaient allumées et une cave à liqueurs hollandaise en argent tout ouverte, des siphons de soda et de grands verres de cristal taillé étaient disposés sur une petite table de marqueterie.

—Vous voyez que votre domestique m'avait installé comme chez moi, Dorian. Il m'a donné tout ce qu'il me fallait, y compris vos meilleures cigarettes à bouts dorés. C'est un être très hospitalier, que j'aime mieux que ce Français que vous aviez. Qu'est-il donc devenu ce Français, à propos?

Dorian haussa les épaules.

—Je crois qu'il a épousé la femme de chambre de lady Radley et l'a établie à Paris comme couturière anglaise. L'anglomanie est très à la mode là-bas, parait-il. C'est bien idiot de la part des Français, n'est-ce pas? Mais, après tout, ce n'était pas un mauvais domestique. Il ne m'a jamais plu, mais je n'ai jamais eu à m'en plaindre. On imagine souvent des choses absurdes. Il m'était très dévoué et sembla très peiné quand il partit. Encore un brandy-and-soda? Préférez-vous du vin du Rhin à l'eau de seltz? J'en prends toujours. Il y en a certainement dans la chambre à côté.

—Merci, je ne veux plus rien, dit le peintre ôtant son chapeau et son manteau et les jetant sur la valise qu'il avait déposée dans un coin. Et maintenant, cher ami, je veux vous parler sérieusement. Ne vous renfrognez pas ainsi, vous me rendez la tâche plus difficile....

—Qu'y a-t-il donc? cria Dorian avec sa vivacité ordinaire, en se jetant sur le sofa. J'espère qu'il ne s'agit pas de moi. Je suis fatigué de moi-même ce soir. Je voudrais être dans la peau d'un autre.

—C'est à propos de vous-même, répondit Hallward d'une voix grave et pénétrée, il faut que je vous le dise. Je vous tiendrai seulement une demi-heure.

Dorian soupira, alluma une cigarette et murmura:

—Une demi-heure!

—Ce n'est pas trop pour vous questionner, Dorian, et c'est absolument dans votre propre intérêt que je parle. Je pense qu'il est bon que vous sachiez les choses horribles que l'on dit dans Londres sur votre compte.

—Je ne désire pas les connaître. J'aime les scandales sur les autres, mais ceux qui me concernent ne m'intéressent point. Ils n'ont pas le mérite de la nouveauté.

-Ils doivent vous intéresser, Dorian. Tout gentleman est intéressé à son bon renom. Vous ne voulez pas qu'on parle de vous comme de quelqu'un de vil et de dégradé. Certes, vous avez votre situation, votre fortune et le reste. Mais la position et la fortune ne sont pas tout. Vous pensez bien que je ne crois pas à ces rumeurs. Et puis, je ne puis y croire lorsque je vous vois. Le vice s'inscrit lui-même sur la figure d'un homme. Il ne peut être caché. On parle quelquefois de vices secrets; il n'y a pas de vices secrets. Si un homme corrompu a un vice, il se montre de lui-même dans les lignes de sa bouche, l'affaissement de ses paupières, ou même dans la forme de ses mains. Quelqu'un—je ne dirai pas son nom, mais vous le connaissez—vint l'année dernière me demander de faire son portrait. Je ne l'avais jamais vu et je n'avais rien entendu dire encore sur lui; j'en ai entendu parler depuis. Il m'offrit un prix extravagant, je refusai. Il y avait quelque chose dans le dessin de ses doigts que je haïssais. Je sais maintenant que j'avais parfaitement raison dans mes suppositions: sa vie est une horreur. Mais vous, Dorian, avec votre visage pur, éclatant, innocent, avec votre merveilleuse et inaltérée jeunesse, je ne puis rien croire contre vous. Et cependant je vous vois très rarement; vous ne venez plus jamais à mon atelier et quand je suis loin de vous, que j'entends ces hideux propos qu'on se murmure sur votre compte, je ne sais plus que dire. Comment se fait-il Dorian, qu'un homme comme le duc de Berwick quitte le salon du club dès que vous y entrez? Pourquoi tant de personnes dans Londres ne veulent ni aller chez vous ni vous inviter chez elles? Vous étiez un ami de lord Tavelé. Je l'ai rencontré à dîner la semaine dernière. Votre nom fut prononcé au cours de la conversation à propos de ces miniatures que vous avez prêtées à l'exposition du Duale. Tavelé eût une moue dédaigneuse et dit que vous pouviez peut-être avoir beaucoup de goût artistique, mais que vous étiez un homme qu'on ne pouvait permettre à aucune jeune fille pure de connaître et qu'on ne pouvait mettre en présence d'aucune femme chaste. Je lui rappelais que j'étais un de vos amis et lui demandai ce qu'il voulait dire. Il me le dit. Il me le dit en face devant tout le monde. C'était horrible! Pourquoi votre amitié est-elle si fatale aux jeunes gens? Tenez.... Ce pauvre garçon qui servait dans les Gardes et qui se suicida, vous étiez son grand ami. Et sir Henry Ashton qui dût quitter l'Angleterre avec un nom terni; vous et lui étiez inséparables. Que dire d'Adrien Singleton et de sa triste fin? Que dire du fils unique de lord Kent et de sa carrière compromise? J'ai rencontré son père hier dans St-James Street. Il me parut brisé de honte et de chagrin. Que dire encore du jeune duo de Perth? Quelle existence m'eut-il à présent? Quel gentleman en voudrait pour ami?...

—Arrêtez, Basil, vous parlez de choses auxquelles vous ne connaissez rien, dit Dorian Gray se mordant les lèvres.

Et avec une nuance d'infini mépris dans la voix:

—Vous me demandez pourquoi Berwick quitte un endroit où j'arrive? C'est parce que je connais toute sa vie et non parce qu'il connaît quelque chose de la mienne. Avec un sang comme celui qu'il a dans les veines, comment son récit pourrait-il être sincère? Vous me questionnez sur Henry Ashton et sur le jeune Perd. Ai-je appris à l'un ses vices et à l'autre ses débauches! Si le fils imbécile de Kent prend sa femme sur le trottoir, y suis-je pour quelque chose? Si Arien Single ton signe du nom de ses amis ses billets, suis-je son gardien? Je sais comment on bavarde en Angleterre. Les bourgeois font au dessert un étalage de leurs préjugés moraux, et se communiquent tout bas, ce qu'ils appellent le libertinage de leurs supérieurs, afin de laisser croire qu'ils sont du beau monde et dans les meilleurs termes avec ceux qu'ils calomnient. Dans ce pays, il suffit qu'un homme ait de la distinction et un cerveau, pour que n'importe quelle mauvaise langue s'acharne après lui. Et quelles sortes d'existences mènent ces gens qui posent pour la moralité? Mon cher ami, vous oubliez que nous sommes dans le pays natal de l'hypocrisie.

—Dorian, s'écria Hallward, là n'est pas la question. L'Angleterre est assez vilaine, je le sais, et la société anglaise a tous les torts. C'est justement pour cette raison que j'ai besoin de vous savoir pur. Et vous ne l'avez pas été. Ou a le droit de juger un homme d'après l'influence qu'il a sur ses amis: les vôtres semblent perdre tout sentiment d'honneur, de bonté, de pureté. Vous les avez remplis d'une folie de plaisir. Ils ont roulé dans des abîmes; vous les y avez laissés. Oui, vous les y avez abandonnés et vous pouvez encore sourire, comme vous souriez en ce moment. Et il y a pire. Je sais que vous et Harry êtes inséparables; et pour cette raison, sinon pour une autre, vous n'auriez pas dû faire du nom de sa soeur une risée.

—Prenez garde, Basil, vous allez trop loin!...

—Il faut que je parle et il faut que vous écoutiez! Vous écouterez!... Lorsque vous rencontrâtes lady Gwendoline, aucun souffle de scandale ne l'avait effleurée. Y a-t-il aujourd'hui une seule femme respectable dans Londres qui voudrait se montrer en voiture avec elle dans le Parc? Quoi, ses enfants eux-mêmes ne peuvent vivre avec elle! Puis, il y a d'autres histoires: on raconte qu'on vous a vu à l'aube, vous glisser hors d'infâmes demeures et pénétrer furtivement, déguisé, dans les plus immondes repaires de Londres. Sont-elles vraies, peuvent-elles être vraies, ces histoires?...

«Quand je les entendis la première fois, j'éclatai de rire. Je les entends maintenant et cela me fait frémir. Qu'est-ce que c'est que votre maison de campagne et la vie qu'on y mène?... Dorian, vous ne savez pas ce que l'on dit de vous. Je n'ai nul besoin de vous dire que je ne veux pas vous sermonner. Je me souviens d'Harry disant une fois, que tout homme qui s'improvisait prédicateur, commençait toujours par dire cela et s'empressait aussitôt de manquer à sa parole. Moi je veux vous sermonner. Je voudrais vous voir mener une existence qui vous ferait respecter du monde. Je voudrais que vous ayez un nom sans tache et une réputation pure. Je voudrais que vous vous débarrassiez de ces gens horribles dont vous faites votre société. Ne haussez pas ainsi les épaules.... Ne restez pas si indifférent.... Votre influence est grande; employez-la au bien, non au mal. On dit que vous corrompez tous ceux qui deviennent vos intimes et qu'il suffit que vous entriez dans une maison, pour que toutes les hontes vous y suivent. Je ne sais si c'est vrai ou non. Comment le saurais-je? Mais on le dit. On m'a donné des détails dont il semble impossible de douter. Lord Gloucester était un de mes plus grands amis à Oxford. Il me montra une lettre que sa femme lui avait écrite, mourante et isolée dans sa villa de Menton. Votre nom était mêlé à la plus terrible confession que je lus jamais. Je lui dis que c'était absurde, que je vous connaissais à fond et que vous étiez incapable de pareilles choses. Vous connaître! Je voudrais vous connaître! Mais avant de répondre cela, il aurait fallu que je voie votre âme.

—Voir mon âme! murmura Dorian Gray se dressant devant le sofa et pâlissant de terreur....

—Oui, répondit Hallward, gravement, avec une profonde émotion dans la voix, voir votre âme.... Mais Dieu seul peut la voir!

Un rire d'amère raillerie tomba des lèvres du plus jeune des deux hommes.

—Vous la verrez vous-même ce soir! cria-t-il, saisissant la lampe, venez, c'est l'oeuvre propre de vos mains. Pourquoi ne la regarderiez-vous pas? Vous pourrez le raconter ensuite à tout le monde, si cela vous plaît. Personne ne vous croira. Et si on vous croit, on ne m'en aimera que plus. Je connais notre époque mieux que vous, quoique vous en bavardiez si fastidieusement. Venez, vous dis-je! Vous avez assez péroré sur la corruption. Maintenant, vous allez la voir face à face!... Il y avait comme une folie d'orgueil dans chaque mot qu'il proférait. Il frappait le sol du pied selon son habituelle et puérile insolence. Il ressentit une effroyable joie à la pensée qu'un autre partagerait son secret et que l'homme qui avait peint le tableau, origine de sa honte, serait toute sa vie accablé du hideux souvenir de ce qu'il avait fait.

—Oui, continua-t-il, s'approchant de lui, et le regardant fixement dans ses yeux sévères. Je vais vous montrer mon âme! Vous allez voir cette chose qu'il est donné à Dieu seul de voir, selon vous!...

Hallward recula....

—Ceci est un blasphème, Dorian, s'écria-t-il. Il ne faut pas dire de telles choses! Elles sont horribles et ne signifient rien....

—Vous croyez?... Il rit de nouveau.

—J'en suis sûr. Quant à ce que je vous ai dit ce soir, c'est pour votre bien. Vous savez que j'ai toujours été pour vous un ami dévoué.

—Ne m'approchez pas!... Achevez ce que vous avez à dire....

Une contraction douloureuse altéra les traits du peintre. Il s'arrêta un instant, et une ardente compassion l'envahit. Quel droit avait-il, après tout, de s'immiscer dans la vie de Dorian Gray? S'il avait fait la dixième partie de ce qu'on disait de lui, comme il avait dû souffrir!... Alors il se redressa, marcha vers la cheminée, et se plaçant devant le feu, considéra les bûches embrasées aux cendres blanches comme givre et la palpitation des flammes.

—J'attends, Basil, dit le jeune homme d'une voix dure et haute.

Il se retourna....

—Ce que j'ai à dire est ceci, s'écria-t-il. Il faut que vous me donniez une réponse aux horribles accusations portées contre vous. Si vous me dites qu'elles sont entièrement fausses du commencement à la fin, je vous croirai. Démentez-les, Dorian, démentez-les! Ne voyez-vous pas ce que je vais devenir? Mon Dieu! ne me dites pas que vous êtes méchant, et corrompu, et couvert de honte!...

Dorian Gray sourit; ses lèvres se plissaient dans un rictus de satisfaction.

—Montez avec moi, Basil, dit-il tranquillement; je tiens un journal de ma vie jour par jour, et il ne sort jamais de la chambre où il est écrit; je vous le montrerai si vous venez avec moi.

—J'irai avec vous si vous le désirez, Dorian.... Je m'aperçois que j'ai manqué mon train.... Cela n'a pas d'importance, je partirai demain. Mais ne me demandez pas de lire quelque chose ce soir. Tout ce qu'il me faut, c'est une réponse à ma question.

—Elle vous sera donnée là-haut; je ne puis vous la donner ici. Ce n'est pas long à lire....


XIII

Il sortit de la chambre, et commença à monter, Basil Hallward le suivant de près. Ils marchaient doucement, comme on fait instinctivement la nuit. La lampe projetait des ombres fantastiques sur le mur et sur l'escalier. Un vent qui s'élevait fit claquer les fenêtres.

Lorsqu'ils atteignirent le palier supérieur, Dorian posa la lampe sur le plancher, et prenant sa clef, la tourna dans la serrure.

—Vous insistez pour savoir, Basil? demanda-t-il d'une voix basse.

—Oui!

—J'en suis heureux, répondit-il souriant. Puis il ajouta un peu rudement:

—Vous êtes le seul homme au monde qui ayez le droit de savoir tout ce qui me concerne. Vous avez tenu plus de place dans ma vie que vous ne le pensez.

Et prenant la lampe il ouvrit la porte et entra. Un courant d'air froid les enveloppa et la flamme vacillant un instant prit une teinte orange foncé. Il tressaillit....

—Fermez la porte derrière vous, souffla-t-il en posant la lampe sur la table. Hallward regarda autour de lui, profondément étonné. La chambre paraissait n'avoir pas été habitée depuis des années. Une tapisserie flamande fanée, un tableau couvert d'un voile, une vieille cassone italienne et une grande bibliothèque vide en étaient tout l'ameublement avec une chaise et une table. Comme Dorian allumait une bougie à demi consumée posée sur la cheminée, il vit que tout était couvert de poussière dans la pièce et que le tapis était en lambeaux. Une souris s'enfuit effarée derrière les lambris. Il y avait une odeur humide de moisissure.

—Ainsi, vous croyez que Dieu seul peut voir l'âme, Basil? Ecartez ce rideau, vous allez voir la mienne!...

Sa voix était froide et cruelle....

—Vous êtes fou, Dorian, ou bien vous jouez une comédie? murmura le peintre en fronçant le sourcil.

—Vous n'osez pas? Je l'ôterai moi-même, dit le jeune homme, arrachant le rideau de sa tringle et le jetant sur le parquet....

Un cri d'épouvante jaillit des lèvres du peintre, lorsqu'il vit à la faible lueur de la lampe, la hideuse figure qui semblait grimacer sur la toile. Il y avait dans cette expression quelque chose qui le remplit de dégoût et d'effroi. Ciel! Cela pouvait-il être la face, la propre face de Dorian Gray? L'horreur, quelle qu'elle fut cependant, n'avait pas entièrement gâté cette beauté merveilleuse. De l'or demeurait dans la chevelure éclaircie et la bouche sensuelle avait encore de son écarlate. Les yeux boursouflés avaient gardé quelque chose de la pureté de leur azur, et les courbes élégantes des narines finement ciselées et du cou puissamment modelé n'avaient pas entièrement disparu. Oui, c'était bien Dorian lui-même. Mais qui avait fait cela? Il lui sembla reconnaître sa peinture, et le cadre était bien celui qu'il avait dessiné. L'idée était monstrueuse, il s'en effraya!... Il saisit la bougie et l'approcha de la toile. Dans le coin gauche son nom était tracé en hautes lettres de vermillon pur....

C'était une odieuse parodie, une infâme, ignoble satire! Jamais il n'avait fait cela.... Cependant, c'était bien là son propre tableau. Il le savait, et il lui sembla que son sang, tout à l'heure brûlant, se gelait tout à coup. Son propre tableau!... Qu'est-ce que cela voulait dire? Pourquoi cette transformation? Il se retourna, regardant Dorian avec les yeux d'un fou. Ses lèvres tremblaient et sa langue desséchée ne pouvait articuler un seul mot. Il passa sa main sur son front; il était tout humide d'une sueur froide.

Le jeune homme était appuyé contre le manteau de la cheminée, le regardant avec cette étrange expression qu'on voit sur la figure de ceux qui sont absorbés dans le spectacle, lorsque joue un grand artiste. Ce n'était ni un vrai chagrin, ni une joie véritable. C'était l'expression d'un spectateur avec, peut-être, une lueur de triomphe dans ses yeux. Il avait ôté la fleur de sa boutonnière et la respirait avec affectation.

—Que veut dire tout cela? s'écria enfin Hallward. Sa propre voix résonna avec un éclat inaccoutumé à ses oreilles.

—Il y a des années, lorsque j'étais un enfant, dit Dorian Gray, froissant la fleur dans sa main, vous m'avez rencontré, vous m'avez flatté et appris à être vain de ma beauté. Un jour, vous m'avez présenté à un de vos amis, qui m'expliqua le miracle de la jeunesse, et vous avez fait ce portrait qui me révéla le miracle de la beauté. Dans un moment de folie que, même maintenant, je ne sais si je regrette ou non, je fis un voeu, que vous appellerez peut-être une prière....

—Je m'en souviens! Oh! comme je m'en souviens! Non! C'est une chose impossible.... Cette chambre est humide, la moisissure s'est mise sur la toile. Les couleurs que j'ai employées étaient de quelque mauvaise composition.... Je vous dis que cette chose est impossible!

—Ah! qu'y a-t-il d'impossible? murmura le jeune homme, allant à la fenêtre et appuyant son front aux vitraux glacés.

—Vous m'aviez dit que vous l'aviez détruit?

—J'avais tort, c'est lui qui m'a détruit!

—Je ne puis croire que c'est là mon tableau.

—Ne pouvez-vous y voir votre idéal? dit Dorian amèrement.

—Mon idéal, comme vous l'appelez....

—Comme vous l'appeliez!...

—Il n'y avait rien de mauvais en lui, rien de honteux; vous étiez pour moi un idéal comme je n'en rencontrerai plus jamais.... Et ceci est la face d'un satyre.

—C'est la face de mon âme!

—Seigneur! Quelle chose j'ai idolâtrée! Ce sont là les yeux d'un démon!...

—Chacun de nous porte en lui le ciel et l'enfer, Basil, s'écria Dorian, avec un geste farouche de désespoir.

Hallward se retourna vers le portrait et le considéra.

—Mon Dieu! si c'est vrai, dit-il, et si c'est là ce que vous avez fait de votre vie, vous devez être encore plus corrompu que ne l'imaginent ceux qui parlent contre vous!

Il approcha de nouveau la bougie pour mieux examiner la toile. La surface semblait n'avoir subi aucun changement, elle était telle qu'il l'avait laissée. C'était du dedans, apparemment, que la honte et l'horreur étaient venues. Par le moyen de quelque étrange vie intérieure, la lèpre du péché semblait ronger cette face. La pourriture d'un corps au fond d'un tombeau humide était moins effrayante!...

Sa main eut un tremblement et la bougie tomba du chandelier sur le tapis où elle s'écrasa. Il posa le pied dessus la repoussant. Puis il se laissa tomber dans le fauteuil près de la table et ensevelit sa face dans ses mains.

—Bonté divine! Dorian, quelle leçon! quelle terrible leçon!

Il n'y eut pas de réponse, mais il put entendre le jeune homme qui sanglotait à la fenêtre.

—Prions! Dorian, prions! murmura t-il.... Que nous a-t-on appris à dire dans notre enfance? «Ne nous laissez pas tomber dans la tentation. Pardonnez-nous nos péchés, purifiez-nous de nos iniquités!» Redisons-le ensemble. La prière de votre orgueil a été entendue; la prière de votre repentir sera aussi entendue! Je vous ai trop adoré! J'en suis puni. Vous vous êtes trop aimé.... Nous sommes tous deux punis!

Dorian Gray se retourna lentement et le regardant avec des yeux obscurcis de larmes.

—Il est trop tard, Basil, balbutia-t-il.

—Il n'est jamais trop tard, Dorian! Agenouillons-nous et essayons de nous rappeler une prière. N'y a-t-il pas un verset qui dit: «Quoique vos péchés soient comme l'écarlate, je les rendrai blancs comme la neige?»

—Ces mots n'ont plus de sens pour moi, maintenant!

—Ah! ne dites pas cela. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Mon Dieu! Ne voyez-vous pas cette maudite face qui nous regarde?

Dorian Gray regarda le portrait, et soudain, un indéfinissable sentiment de haine contre Basil Hallward s'empara de lui, comme s'il lui était suggéré par cette figure peinte sur la toile, soufflé dans son oreille par ces lèvres grimaçantes.... Les sauvages instincts d'une bête traquée s'éveillaient en lui et il détesta cet homme assis à cette table plus qu'aucune chose dans sa vie!...

Il regarda farouchement autour de lui.... Un objet brillait sur le coffre peint en face de lui. Son oeil s'y arrêta. Il se rappela ce que c'était: un couteau qu'il avait monté, quelques jours avant pour couper une corde et qu'il avait oublié de remporter. Il s'avança doucement, passant près d'Hallward. Arrivé derrière celui-ci, il prit le couteau et se retourna.... Hallward fit un mouvement comme pour se lever de son fauteuil.... Dorian bondit sur lui, lui enfonça le couteau derrière l'oreille, tranchant la carotide, écrasant la tête contre la table et frappant à coups furieux....

Il y eut un gémissement étouffé et l'horrible bruit du sang dans la gorge. Trois fois les deux bras s'élevèrent convulsivement, agitant grotesquement dans le vide deux mains aux doigts crispés.... Il frappa deux fois encore, mais l'homme ne bougea plus. Quelque chose commença à ruisseler par terre. Il s'arrêta un instant appuyant toujours sur la tête.... Puis il jeta le couteau sur la table et écouta.

Il n'entendit rien qu'un bruit de gouttelettes tombant doucement sur le tapis usé. Il ouvrit la porte et sortit sur le palier. La maison était absolument tranquille. Il n'y avait personne. Quelques instants, il resta penché sur la rampe cherchant à percer l'obscurité profonde et silencieuse du vide. Puis il ôta la clef de la serrure, rentra et s'enferma dans la chambre....

L'homme était toujours assis dans le fauteuil, gisant contre la table, la tête penchée, le dos courbé, avec ses bras longs et fantastiques. N'eût été le trou rouge et béant du cou, et la petite mare de caillots noirs qui s'élargissait sur la table, on aurait pu croire que cet homme était simplement endormi.

Comme cela avait été vite fait!... Il se sentait étrangement calme, et allant vers la fenêtre, il l'ouvrit et s'avança sur le balcon. Le vent avait balayé le brouillard et le ciel était comme la queue monstrueuse d'un paon, étoilé de myriades d'yeux d'or. Il regarda dans la rue et vit un policeman qui faisait sa ronde, dardant les longs rais de lumière de sa lanterne sur les portes des maisons silencieuses. La lueur cramoisie d'un coupé qui rôdait éclaira le coin de la rue, puis disparut. Une femme enveloppée d'un châle flottant se glissa lentement le long des grilles du square; elle avançait en chancelant. De temps en temps, elle s'arrêtait pour regarder derrière elle; puis, elle entonna une chanson d'une voix éraillée. Le policeman courut à elle et lui parla. Elle s'en alla en trébuchant et en éclatant de rire.... Une bise âpre passa sur le square. Les lumières des gaz vacillèrent, blêmissantes, et les arbres dénudés entrechoquèrent leurs branches rouillées. Il frissonna et rentra en fermant la fenêtre....

Arrivé à la porte, il tourna la clef dans la serrure et ouvrit. Il n'avait pas jeté les yeux sur l'homme assassiné. Il sentit que le secret de tout cela ne changerait pas sa situation. L'ami qui avait peint le fatal portrait auquel toute sa misère était due était sorti de sa vie. C'était assez....

Alors il se rappela la lampe. Elle était d'un curieux travail mauresque, faite d'argent massif incrustée d'arabesques d'acier bruni et ornée de grosses turquoises. Peut-être son domestique remarquerait-il son absence et des questions seraient posées.... Il hésita un instant, puis rentra et la prit sur la table. Il ne put s'empêcher de regarder le mort. Comme il était tranquille! Comme ses longues mains étaient horriblement blanches! C'était une effrayante figure de cire....

Ayant fermé la porte derrière lui, il descendit l'escalier tranquillement. Les marches craquaient sous ses pieds comme si elles eussent poussé des gémissements.

Il s'arrêta plusieurs fois et attendit.... Non, tout était tranquille.... Ce n'était que le bruit de ses pas....

Lorsqu'il fut dans la bibliothèque, il aperçut la valise et le pardessus dans un coin. Il fallait les cacher quelque part. Il ouvrit un placard secret dissimulé dans les boiseries où il gardait ses étranges déguisements; il y enferma les objets. Il pourrait facilement les brûler plus tard. Alors il tira sa montre. Il était deux heures moins vingt.

Il s'assit et se mit à réfléchir.... Tous les ans, tous les mois presque, des hommes étaient pendus en Angleterre pour ce qu'il venait de faire.... Il y avait comme une folie de meurtre dans l'air. Quelque rouge étoile s'était approchée trop près de la terre.... Et puis, quelles preuves y aurait-il contre lui? Basil Hallward avait quitté sa maison à onze heures. Personne ne l'avait vu rentrer. La plupart des domestiques étaient à Selby Royal. Son valet était couché.... Paris! Oui. C'était à Paris que Basil était parti et par le train de minuit, comme il en avait l'intention. Avec ses habitudes particulières de réserve, il se passerait des mois avant que des soupçons pussent naître. Des mois! Tout pouvait être détruit bien avant....

Une idée subite lui traversa l'esprit. Il mit sa pelisse et son chapeau et sortit dans le vestibule. Là, il s'arrêta, écoutant le pas lourd et ralenti du policeman sur le trottoir en face et regardant la lumière de sa lanterne sourde qui se reflétait dans une fenêtre. Il attendit, retenant sa respiration....

Après quelques instants, il tira le loquet et se glissa dehors, fermant la porte tout doucement derrière lui. Puis il sonna.... Au bout de cinq minutes environ, son domestique apparut, à moitié habillé, paraissant tout endormi.

—Je suis fâché de vous avoir réveillé, Francis, dit-il en entrant, mais j'avais oublié mon passe-partout. Quelle heure est-il?...

—Deux heures dix, monsieur, répondit l'homme regardant la pendule et clignotant des yeux.

—Deux heures dix! Je suis horriblement en retard! Il faudra m'éveiller demain à neuf heures, j'ai quelque chose à faire.

—Très bien, monsieur.

—Personne n'est venu ce soir?

—M. Hallward, monsieur. Il est resté ici jusqu'à onze heures, et il est parti pour prendre le train.

—Oh! je suis fâché de ne pas l'avoir vu. A-t-il laissé un mot?

—Non, monsieur, il a dit qu'il vous écrirait de Paris, s'il ne vous retrouvait pas au club.

—Très bien, Francis. N'oubliez pas de m'appeler demain à neuf heures.

—Non, monsieur.

L'homme disparut dans le couloir, en traînant ses savates.

Dorian Gray jeta son pardessus et son chapeau sur une table et entra dans la bibliothèque. Il marcha de long on large pendant un quart d'heure, se mordant les lèvres, et réfléchissant. Puis il prit sur un rayon le Blue Book et commença à tourner les pages.... «Alan Campbell, 152, Hertford Street, Mayfair». Oui, c'était là l'homme qu'il lui fallait....


XIV

Le lendemain matin à neuf heures, son domestique entra avec une tasse de chocolat sur un plateau et tira les jalousies. Dorian dormait paisiblement sur le côté droit, la joue appuyée sur une main. On eût dit un adolescent fatigué par le jeu ou l'étude.

Le valet dut lui toucher deux fois l'épaule avant qu'il ne s'éveillât, et quand il ouvrit les yeux, un faible sourire parut sur ses lèvres, comme s'il sortait de quelque rêve délicieux. Cependant il n'avait nullement rêvé. Sa nuit n'avait été troublée par aucune image de plaisir ou de peine; mais la jeunesse sourit sans raisons: c'est le plus charmant de ses privilèges.

Il se retourna, et s'appuyant sur son coude, se mit à boire à petits coups son chocolat. Le pâle soleil de novembre inondait la chambre. Le ciel était pur et il y avait une douce chaleur dans l'air. C'était presque une matinée de mai. Peu à peu les événements de la nuit précédente envahirent sa mémoire, marchant sans bruit de leurs pas ensanglantés!... Ils se reconstituèrent d'eux-mêmes avec une terrible précision. Il tressaillit au souvenir de tout ce qu'il avait souffert et un instant, le même étrange sentiment de haine contre Basil Hallward qui l'avait poussé à le tuer lorsqu'il était assis dans le fauteuil, l'envahit et le glaça d'un frisson. Le mort était encore là-haut lui aussi, et dans la pleine lumière du soleil, maintenant. Cela était horrible! D'aussi hideuses choses sont faites pour les ténèbres, non pour le grand jour....

Il sentit que s'il poursuivait cette songerie, il en deviendrait malade ou fou. Il y avait des péchés dont le charme était plus grand par le souvenir que par l'acte lui-même, d'étranges triomphes qui récompensaient l'orgueil bien plus que les passions et donnaient à l'esprit un raffinement de joie bien plus grand que le plaisir qu'ils apportaient ou pouvaient jamais apporter aux sens. Mais celui-ci n'était pas de ceux-là. C'était un souvenir à chasser de son esprit; il fallait l'endormir de pavots, l'étrangler enfin de peur qu'il ne l'étranglât lui-même....

Quand la demie sonna, il passa sa main sur son front, et se leva en hâte; il s'habilla avec plus de soin encore que d'habitude, choisissant longuement sa cravate et son épingle et changeant plusieurs fois de bagues. Il mit aussi beaucoup de temps à déjeûner, goûtant aux divers plats, parlant à son domestique d'une nouvelle livrée qu'il voulait faire faire pour ses serviteurs à Selby, tout en décachetant son courrier. Une des lettres le fit sourire, trois autres l'ennuyèrent. Il relut plusieurs fois la même, puis la déchira avec une légère expression de lassitude: «Quelle terrible chose, qu'une mémoire de femme! comme dit lord Henry...» murmura-t-il....

Après qu'il eut bu sa tasse de café noir, il s'essuya les lèvres avec une serviette, fit signe à son domestique d'attendre et s'assit à sa table pour écrire deux lettres. Il en mit une dans sa poche et tendit l'autre au valet:

—Portez ceci 152, Hertford Street, Francis, et si M. Campbell est absent de Londres, demandez son adresse.

Dès qu'il fut seul, il alluma une cigarette et se mit à faire des croquis sur une feuille de papier, dessinant des fleurs, des motifs d'architecture, puis des figures humaines. Il remarqua tout à coup que chaque figure qu'il avait tracée avait une fantastique ressemblance avec Basil Hallward. Il tressaillit et se levant, alla à sa bibliothèque où il prit un volume au hasard. Il était déterminé à ne pas penser aux derniers événements tant que cela ne deviendrait pas absolument nécessaire.

Une fois allongé sur le divan, il regarda le titre du livre. C'était une édition Charpentier sur Japon des «Emaux et Camées» de Gautier, ornée d'une eau-forte de Jacquemart. La reliure était de cuir jaune citron, estampée d'un treillis d'or et d'un semis de grenades; ce livre lui avait été offert par Adrien Singleton. Comme il tournait les pages, ses yeux tombèrent sur le poëme de la main de Lacenaire, la main froide et jaune «du supplice encore mal lavée» aux poils roux et aux «doigts de faune». Il regarda ses propres doigts blancs et fuselés et frissonna légèrement malgré lui.... Il continua à feuilleter le volume et s'arrêta à ces délicieuses stances sur Venise:

Sur une gamme chromatique.

Le sein de perles ruisselant,

La Vénus de l'Adriatique

Sort de l'eau son corps rose et blanc.

Les dômes, sur l'azur des ondes,

Suivant la phrase au pur contour,

S'enflent comme des gorges rondes

Que soulève un soupir d'amour.

L'esquif aborde et me dépose,

Jetant son amarre au pilier,

Devant une façade rose,

Sur le marbre d'un escalier.

Comme cela était exquis! Il semblait en le lisant qu'on descendait les vertes lagunes de la cité couleur de rose et de perle, assis dans une gondole noire à la proue d'argent et aux rideaux traînants. Ces simples vers lui rappelaient ces longues bandes bleu turquoise se succèdant lentement à l'horizon du Lido. L'éclat soudain des couleurs évoquait ces oiseaux à la gorge d'iris et d'opale qui voltigent autour du haut campanile fouillé comme un rayon de miel, ou se promènent avec tant de grâce sous les sombres et poussiéreuses arcades. Il se renversa les yeux mi-clos, se répétant à lui même:

Devant une façade rose,

Sur le marbre d'un escalier....

Toute Venise était dans ces doux vers.... Il se remémora l'automne qu'il y avait vécu et le prestigieux amour qui l'avait poussé à de délicieuses et délirantes folies. Il y a des romans partout. Mais Venise, comme Oxford, était demeuré le véritable cadre de tout roman, et pour le vrai romantique, le cadre est tout ou presque tout. Basil l'avait accompagné une partie du temps et s'était féru du Tintoret. Pauvre Basil! quelle horrible mort!...

Il frissonna de nouveau et reprit le volume s'efforçant d'oublier. Il lut ces vers délicieux sur les hirondelles du petit café de Smyrne entrant et sortant, tandis que les Hadjis assis tout autour comptent les grains d'ambre de leurs chapelets et que les marchands enturbannés fument leurs longues pipes à glands, et se parlent gravement; ceux sur l'Obélisque de la place de la Concorde qui pleure des larmes de granit sur son exil sans soleil, languissant de ne pouvoir retourner près du Nil brûlant et couvert de lotus où sont des sphinx, et des ibis roses et rouges, des vautours blancs aux griffes d'or, des crocodiles aux petits yeux de béryl qui rampent dans la boue verte et fumeuse; il se mit à rêver sur ces vers, qui chantent un marbre souillé de baisers et nous parlent de cette curieuse statue que Gautier compare à une voix de contralto, le «monstre charmant» couché dans la salle de porphyre du Louvre. Bientôt le livre lui tomba des mains.... Il s'énervait, une terreur l'envahissait. Si Alan Campbell allait être absent d'Angleterre? Des jours passeraient avant son retour. Peut-être refuserait-il de venir. Que faire alors? Chaque moment avait une importance vitale. Ils avaient été grands amis, cinq ans auparavant, presque inséparables, en vérité. Puis leur intimité s'était tout à coup interrompue. Quand ils se rencontraient maintenant dans le monde, Dorian Gray seul soudait, mais jamais Alan Campbell.

C'était un jeune homme très intelligent, quoiqu'il n'appréciât guère les arts plastiques malgré une certaine compréhension de la beauté poétique qu'il tenait entièrement de Dorian. Sa passion dominante était la science. A Cambridge, il avait dépensé la plus grande partie de son temps à travailler au Laboratoire, et conquis un bon rang de sortie pour les sciences naturelles. Il était encore très adonné à l'étude de la chimie et avait un laboratoire à lui, dans lequel il s'enfermait tout le jour, au grand désespoir de sa mère qui avait rêvé pour lui un siège au Parlement et conservait une vague idée qu'un chimiste était un homme qui faisait des ordonnances. Il était très bon musicien, en outre, et jouait du violon et du piano, mieux que la plupart des amateurs. En fait, c'était la musique qui les avait rapprochés, Dorian et lui; la musique, et aussi cette indéfinissable attraction fine Dorian semblait pouvoir exercer chaque fois qu'il le voulait et qu'il exerçait souvent même inconsciemment. Ils s'étaient rencontrés chez lady Berkshire le soir où Rubinstein y avait joué et depuis on les avait toujours vus ensemble à l'Opéra et partout où l'on faisait de bonne musique. Cette intimité se continua pendant dix-huit mois. Campbell était constamment ou à Selby Royal ou à Grosvenor Square. Pour lui, comme pour bien d'autres, Dorian Gray était le parangon de tout ce qui est merveilleux et séduisant dans la vie. Une querelle était-elle survenue entre eux, nul ne le savait.... Mais on remarqua tout à coup qu'ils se parlaient à peine lorsqu'ils se rencontraient et que Campbell partait toujours de bonne heure des réunions où Dorian Gray était présent. De plus, il avait changé; il avait d'étranges mélancolies, semblait presque détester la musique, ne voulait plus jouer lui-même, alléguant pour excuse, quand on l'en priait, que ses études scientifiques l'absorbaient tellement qu'il ne lui restait plus le temps de s'exercer. Et cela était vrai. Chaque jour la biologie l'intéressait davantage et son nom fut prononcé plusieurs fois dans des revues de science à propos de curieuses expériences.

C'était là l'homme que Dorian Gray attendait. A tout moment il regardait la pendule. A mesure que les minutes s'écoulaient, il devenait horriblement agité. Enfin il se leva, arpenta la chambre comme un oiseau prisonnier; sa marche était saccadée, ses mains étrangement froides.

L'attente devenait intolérable. Le temps lui semblait marcher avec des pieds de plomb, et lui, il se sentait emporter par une monstrueuse rafale au-dessus des bords de quelque précipice béant. Il savait ce qui l'attendait, il le voyait, et frémissant, il pressait de ses mains moites ses paupières brûlantes comme pour anéantir sa vue, ou renfoncer à jamais dans leurs orbites les globes de ses yeux. C'était en vain.... Son cerveau avait sa propre nourriture dont il se sustentait et la vision, rendue grotesque par la terreur, se déroulait en contorsions, défigurée douloureusement, dansant devant lui comme un mannequin immonde et grimaçant sous des masques changeants. Alors, soudain, le temps s'arrêta pour lui, et cette force aveugle, à la respiration lente, cessa son grouillement.... D'horribles pensées, dans cette mort du temps, coururent devant lui, lui montrant un hideux avenir.... L'ayant contemplé, l'horreur le pétrifia....

Enfin la porte s'ouvrit, et son domestique entra. Il tourna vers lui ses yeux effarés....

—M. Campbell, monsieur, dit l'homme.

Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres desséchées et la couleur revint à ses joues.

—Dites-lui d'entrer, Francis.

Il sentit qu'il se ressaisissait. Son accès de lâcheté avait disparu.

L'homme s'inclina et sortit.... Un instant après, Alan Campbell entra, pâle et sévère, sa pâleur augmentée par le noir accusé de ses cheveux et de ses sourcils.

—Alan! que c'est aimable à vous!... je vous remercie d'être venu.

—J'étais résolu à ne plus jamais mettre les pieds chez vous, Gray. Mais comme vous disiez que c'était une question de vie ou de mort....

Sa voix était dure et froide. Il parlait lentement. Il y avait une nuance de mépris dans son regard assuré et scrutateur posé sur Dorian. Il gardait ses mains dans les poches de son pardessus d'astrakan et paraissait ne pas remarquer l'accueil qui lui était fait....

—Oui, c'est une question de vie ou de mort, Alan, et pour plus d'une personne. Asseyez-vous.

Campbell prit une chaise près de la table et Dorian s'assit en face de lui. Les yeux des deux hommes se rencontrèrent. Une infinie compassion se lisait dans ceux de Dorian. Il savait que ce qu'il allait faire était affreux!...

Après un pénible silence, il se pencha sur la table et dit tranquillement, épiant l'effet de chaque mot sur le visage de celui qu'il avait fait demander:

—Alan, dans une chambre fermée à clef, tout en haut de cette maison, une chambre où nul autre que moi ne pénétra, un homme mort est assis près d'une table. Il est mort, il y a maintenant dix heures. Ne bronchez pas et ne me regardez pas ainsi.... Qui est cet homme, pourquoi et comment il est mort, sont des choses qui ne vous concernent pas. Ce que vous avez à faire est ceci....

—Arrêtez, Gray!... Je ne veux rien savoir de plus.... Que ce que vous venez de me dire soit vrai ou non, cela ne me regarde pas.... Je refuse absolument d'être mêlé a votre vie. Gardez pour vous vos horribles secrets. Ils ne m'intéressent plus désormais....

—Alan, ils auront à vous intéresser.... Celui-ci vous intéressera. J'en suis cruellement fâché pour vous, Alan. Mais je n'y puis rien moi-même. Vous êtes le seul homme qui puisse me sauver. Je suis forcé de vous mettre dans cette affaire; je n'ai pas à choisir.... Alan, vous êtes un savant. Vous connaissez la chimie et tout ce qui s'y rapporte. Vous avez fait des expériences. Ce que vous avez à faire maintenant, c'est de détruire ce corps qui est là-haut, de le détruire pour qu'il n'en demeure aucun vestige. Personne n'a vu cet homme entrer dans ma maison. On le croit en ce moment à Paris. On ne remarquera pas son absence avant des mois. Lorsqu'on la remarquera, aucune trace ne restera de sa présence ici. Quant à vous, Alan, il faut que vous le transformiez, avec tout ce qui est à lui, en une poignée de cendres que je pourrai jeter au vent.

—Vous êtes fou, Dorian!

—Ah! j'attendais que vous m'appeliez Dorian!

—Vous êtes fou, vous dis-je, fou d'imaginer que je puisse lever un doigt pour vous aider, fou de me faire une pareille confession!... Je ne veux rien avoir à démêler avec cette histoire quelle qu'elle soit. Croyez-vous que je veuille risquer ma réputation pour vous?... Que m'importe cette oeuvre diabolique que vous faites?...

—Il s'est suicidé, Alan....

—J'aime mieux cela!... Mais qui l'a conduit là? Vous, j'imagine?

—Refusez-vous encore de faire cela pour moi?

—Certes, je refuse. Je ne veux absolument pas m'en occuper. Je ne me soucie guère de la honte qui vous attend. Vous les méritez toutes. Je ne serai pas fâché de vous voir compromis, publiquement compromis. Comment osez-vous me demander à moi, parmi tous les hommes, de me mêler à cette horreur? J'aurais cru que vous connaissiez mieux les caractères. Votre ami lord Henry Wotton aurait pu vous mieux instruire en psychologie, entre autre choses qu'il vous enseigna.... Rien ne pourra me décider à faire un pas pour vous sauver. Vous vous êtes mal adressé. Voyez quelqu'autre de vos amis; ne vous adressez pas à moi....

—Alan, c'est un meurtre!... Je l'ai tué.... Vous ne savez pas tout ce qu'il m'avait fait souffrir. Quelle qu'ait été mon existence, il a plus contribué à la faire ce qu'elle fut et à la perdre que ce pauvre Harry. Il se peut qu'il ne l'ait pas voulu, le résultat est le même.

—Un meurtre, juste ciel! Dorian, c'est à cela que vous en êtes venu? Je ne vous dénoncerai pas, ça n'est pas mon affaire.... Cependant, même sans mon intervention, vous serez sûrement arrêté. Nul ne commet un crime sans y joindre quelque maladresse. Mais je ne veux rien avoir à faire avec ceci....

—Il faut que vous ayez quelque chose à faire avec ceci.... Attendez, attendez un moment, écoutez-moi.... Ecoutez seulement, Alan.... Tout ce que je vous demande, c'est de faire une expérience scientifique. Vous allez dans les hôpitaux et dans les morgues et les horreurs que vous y faites ne vous émeuvent point. Si dans un de ces laboratoires fétides ou une de ces salles de dissection, vous trouviez cet homme couché sur une table de plomb sillonnée de gouttières qui laissent couler le sang, vous le regarderiez simplement comme un admirable sujet. Pas un cheveu ne se dresserait sur votre tête. Vous ne croiriez pas faire quelque chose de mal. Au contraire, vous penseriez probablement travailler pour le bien de l'humanité, ou augmenter le trésor scientifique du monde, satisfaire une curiosité intellectuelle ou quelque chose de ce genre.... Ce que je vous demande, c'est ce que vous avez déjà fait souvent. En vérité, détruire un cadavre doit être beaucoup moins horrible que ce que vous êtes habitué à faire. Et, songez-y, ce cadavre est l'unique preuve qu'il y ait contre moi. S'il est découvert, je suis perdu; et il sera sûrement découvert si vous ne m'aidez pas!...

—Je n'ai aucun désir de vous aider. Vous oubliez cela. Je suis simplement indifférent à toute l'affaire. Elle ne m'intéresse pas....

—Alan, je vous en conjure! Songez quelle position est la mienne! Juste au moment où vous arriviez, je défaillais de terreur. Vous connaîtrez peut-être un jour vous-même cette terreur.... Non! ne pensez pas a cela. Considérez la chose uniquement au point de vue scientifique. Vous ne vous informez point d'où viennent les cadavres qui servent à vos expériences?... Ne vous informez point de celui-ci. Je vous en ai trop dit là-dessus. Mais je vous supplie de faire cela. Nous fûmes amis, Alan!

—Ne parlez pas de ces jours-là, Dorian, ils sont morts.

—Les morts s'attardent quelquefois.... L'homme qui est là-haut ne s'en ira pas. Il est assis contre la table, la tête inclinée et les bras étendus. Alan! Alan! si vous ne venez pas à mon secours, je suis perdu!... Quoi! mais ils me pendront, Alan! Ne comprenez-vous pas? Ils me pendront pour ce que j'ai fait!...

—Il est inutile de prolonger cette scène. Je refuse absolument de me mêler à tout cela. C'est de la folie de votre part de me le demander.

—Vous refusez?

—Oui.

—Je vous en supplie, Alan!

—C'est inutile.

Le même regard de compassion se montra dans les yeux de Dorian Gray. Il étendit la main, prit une feuille de papier et traça quelques mots. Il relut ce billet deux fois, le plia soigneusement et le poussa sur la table. Cela fait, il se leva et alla à la fenêtre.

Campbell le regarda avec surprise, puis il prit le papier et l'ouvrit. A mesure qu'il lisait, une pâleur affreuse décomposait ses traits, il se renversa sur sa chaise. Son coeur battait à se rompre.

Après deux ou trois minutes de terrible silence, Dorian se retourna et vint se poser derrière lui, la main appuyée sur son épaule.

—Je le regrette pour vous, Alan, murmura-t-il, mais vous ne m'avez laissé aucune alternative. J'avais une lettre toute prête, la voici. Vous voyez l'adresse. Si vous ne m'aidez pas, il faudra que je l'envoie; si vous ne m'aidez pas, je l'enverrai.... Vous savez ce qui en résultera.... Mais vous allez m'aider. Il est impossible que vous me refusiez maintenant. J'ai essayé de vous épargner. Vous me rendrez la justice de le reconnaître.... Vous fûtes sévère, dur, offensant. Vous m'avez traité comme nul homme n'osa jamais le faire—nul homme vivant, tout au moins. J'ai tout supporté. Maintenant c'est à moi à dicter les conditions.

Campbell cacha sa tête entre ses mains; un frisson le parcourut....

—Oui, c'est à mon tour à dicter mes conditions, Alan. Vous les connaissez. La chose est très simple. Venez, ne vous mettez pas ainsi en fièvre. Il faut que la chose soit faite. Envisagez-la et faites-la....

Un gémissement sortit des lèvres de Campbell qui se mit à trembler de tout son corps. Le tic-tac de l'horloge sur la cheminée lui parut diviser le temps en atomes successifs d'agonie, dont chacun était trop lourd pour être porté. Il lui sembla qu'un cercle de fer enserrait lentement son front, et que la honte dont il était menacé l'avait atteint déjà. La main posée sur son épaule lui pesait comme une main de plomb, intolérablement. Elle semblait le broyer.

—Eh bien!... Alan! il faut vous décider.

—Je ne peux pas, dit-il machinalement, comme si ces mots avaient pu changer la situation....

—Il le faut. Vous n'avez pas le choix.... N'attendez plus.

Il hésita un instant.

—Y a-t-il du feu dans cette chambre haute?

—Oui, il y a un appareil au gaz avec de l'amiante.

—Il faut que j'aille chez moi prendre des instruments au laboratoire.

—Non, Alan, vous ne sortirez pas d'ici. Ecrivez ce qu'il vous faut sur une feuille de papier et mon domestique prendra un cab, et ira vous le chercher.

Campbell griffonna quelques lignes, y passa le buvard et écrivit sur une enveloppe l'adresse de son aide. Dorian prit le billet et le lut attentivement; puis il sonna et le donna à son domestique avec l'ordre de revenir aussitôt que possible et de rapporter les objets demandés.

Quand la porte de la rue se fut refermée, Campbell se leva nerveusement et s'approcha de la cheminée. Il semblait grelotter d'une sorte de fièvre. Pendant près de vingt minutes aucun des deux hommes ne parla. Une mouche bourdonnait bruyamment dans la pièce et le tic-tac de l'horloge résonnait comme des coups de marteau....

Le timbre sonna une heure.... Campbell se retourna et regardant Dorian, vit que ses yeux étaient baignés de larmes. Il y avait dans cette face désespérée une pureté et une distinction qui le mirent hors de lui.

—Vous êtes infâme, absolument infâme, murmura-t-il.

—Fi! Alan, vous m'avez sauvé la vie, dit Dorian.

—Votre vie, juste ciel! quelle vie! Vous êtes allé de corruptions en corruptions jusqu'au crime. En faisant ce que je vais faire, ce que vous me forcez à faire, ce n'est pas à votre vie que je songe....

—Ah! Alan! murmura Dorian avec un soupir. Je vous souhaite d'avoir pour moi la millième partie de la pitié que j'ai pour vous.

Il lui tourna le dos en parlant ainsi et alla regarder à la fenêtre du jardin.

Campbell ne répondit rien....

Après une dizaine de minutes, on frappa à la porte et le domestique entra, portant avec une grande boîte d'acajou pleine de drogues, un long rouleau de fil d'acier et de platine et deux crampons de fer d'une forme étrange.

—Faut-il laisser cela ici, monsieur, demanda-t-il à Campbell.

—Oui, dit Dorian. Je crois, Francis, que j'ai encore une commission à vous donner. Quel est le nom de cet homme de Richmond qui fournit les orchidées à Selby?

—Harden, monsieur.

—Oui, Harden.... Vous allez aller à Richmond voir Harden lui-même, et vous lui direz de m'envoyer deux fois plus d'orchidées que je n'en avais commandé, et d'en mettre aussi peu de blanches que possible.... Non, pas de blanches du tout.... Le temps est délicieux, Francis, et Richmond est un endroit charmant; autrement je ne voudrais pas vous ennuyer avec cela.

—Pas du tout, monsieur. A quelle heure faudra-t-il que je revienne?

Dorian regarda Campbell.

—Combien de temps demandera votre expérience, Alan? dit-il d'une voix calme et indifférente, comme si la présence d'un tiers lui donnait un courage inattendu.

Campbell tressaillit et se mordit les lèvres....

—Environ cinq heures, répondit-il.

—Il sera donc temps que vous rentriez vers sept heures et demie, Francis. Ou plutôt, attendez, préparez-moi ce qu'il faudra pour m'habiller. Vous aurez votre soirée pour vous. Je ne dîne pas ici, de sorte que je n'aurai plus besoin de vous.

—Merci, monsieur, répondit le valet en se retirant.

—Maintenant, Alan, ne perdons pas un instant.... Comme cette caisse est lourde!... Je vais la monter, prenez les autres objets.

Il parlait vite, d'un ton de commandement. Campbell se sentit dominé. Ils sortirent ensemble.

Arrivés au palier du dernier étage, Dorian sortit sa clef et la mit dans la serrure. Puis il s'arrêta, les yeux troublés, frissonnant....

—Je crois que je ne pourrai pas entrer, Alan! murmura-t-il.

—Ça m'est égal, je n'ai pas besoin de vous, dit Campbell froidement.

Dorian entr'ouvrit la porte.... A ce moment il aperçut en plein soleil les yeux du portrait qui semblaient le regarder. Devant lui, sur le parquet, le rideau déchiré était étendu. Il se rappela que la nuit précédente il avait oublié pour la première fois de sa vie, de cacher le tableau fatal; il eut envie de fuir, mais il se retint en frémissant.

Quelle était cette odieuse tache rouge, humide et brillante qu'il voyait sur une des mains comme si la toile eût suinté du sang? Quelle chose horrible, plus horrible, lui parut-il sur le moment, que ce paquet immobile et silencieux affaissé contre la table, cette masse informe et grotesque dont l'ombre se projetait sur le tapis souillé, lui montrant qu'elle n'avait pas bougé et était toujours là, telle qu'il l'avait laissée....

Il poussa un profond soupir, ouvrit la porte un peu plus grande et les yeux à demi fermés, détournant la tête, il entra vivement, résolu à ne pas jeter même un regard vers le cadavre.... Puis, s'arrêtant et ramassant le rideau de pourpre et d'or, il le jeta sur le cadre....

Alors il resta immobile, craignant de se retourner, les yeux fixés sur les arabesques de la broderie qu'il avait devant lui. Il entendit Campbell qui rentrait la lourde caisse et les objets métalliques nécessaires à son horrible travail. Il se demanda si Campbell et Basil Hallward s'étaient jamais rencontrés, et dans ce cas ce qu'ils avaient pu penser l'un de l'autre.

—Laissez-moi maintenant, dit une voix dure derrière lui.

Il se retourna et sortit en hâte, ayant confusément entrevu le cadavre renversé sur le dos du fauteuil et Campbell contemplant sa face jaune et luisante. En descendant il entendit le bruit de la clef dans la serrure.... Alan s'enfermait....

Il était beaucoup plus de sept heures lorsque Campbell rentra dans la bibliothèque. Il était pâle, mais parfaitement calme.

—J'ai fait ce que vous m'avez demandé, murmura-t-il. Et maintenant, adieu! Ne nous revoyons plus jamais!

—Vous m'avez sauvé, Alan, je ne pourrai jamais l'oublier, dit Dorian, simplement.

Dès que Campbell fut sorti, il monta.... Une odeur horrible d'acide nitrique emplissait la chambre. Mais la chose assise ce matin devant la table avait disparu....


XV

Ce soir-là, à huit heures trente, exquisément vêtu, la boutonnière ornée d'un gros bouquet de violettes de Parme Dorian Gray était introduit dans le salon de lady Narborough par des domestiques inclinés.

Les veines de ses tempes palpitaient fébrilement et il était dans un état de sauvage excitation, mais l'élégante révérence qu'il eut vers la main de la maîtresse de la maison fut aussi aisée et aussi gracieuse qu'à l'ordinaire. Peut-être n'est-on jamais plus à l'aise que lorsqu'on a quelque comédie à jouer. Certes, aucun de ceux qui virent Dorian Gray ce soir-là, n'eût pu imaginer qu'il venait de traverser un drame aussi horrible qu'aucun drame de notre époque. Ces doigts délicats ne pouvaient avoir tenu le couteau d'un assassin, ni ces lèvres souriantes blasphémé Dieu. Malgré lui il s'étonnait du calme de son esprit et pour un moment il ressentit profondément le terrible plaisir d'avoir une vie double.

C'était une réunion intime, bientôt transformée en confusion par lady Narborough, femme très intelligente dont lord Henry parlait comme d'une femme qui avait gardé de beaux restes d'une remarquable laideur. Elle s'était montrée l'excellente épouse d'un de nos plus ennuyeux ambassadeurs et ayant enterré son mari convenablement sous un mausolée de marbre, qu'elle avait elle-même dessiné, et marié ses filles à des hommes riches et mûrs, se consacrait maintenant aux plaisirs de l'art français, de la cuisine française et de l'esprit français quand elle pouvait l'atteindre....

Dorian était un de ses grands favoris; elle lui disait toujours qu'elle était ravie de ne l'avoir pas connue dans sa jeunesse.

—Car, mon cher ami, je suis sûre que je serai devenue follement amoureuse de vous, ajoutait-elle, j'aurais jeté pour vous mon bonnet par dessus les moulins! Heureusement que l'on ne pensait pas à vous alors! D'ailleurs nos bonnets étaient si déplaisants et les moulins si occupés à prendre le vent que je n'eus jamais de flirt avec personne. Et puis, ce fut de la faute de Narborough. Il était tellement myope qu'il n'y aurait eu aucun plaisir à tromper un mari qui n'y voyait jamais rien!...

Ses invités, ce soir-là, étaient plutôt ennuyeux.... Ainsi qu'elle l'expliqua à Dorian, derrière un éventail usé, une de ses filles mariées lui était tombée à l'improviste, et pour comble de malheur, avait amené son mari avec elle.

—Je trouve cela bien désobligeant de sa part, mon cher, lui souffla-t-elle à l'oreille.... Certes, je vais passer chaque été avec eux en revenant de Hombourg, mais il faut bien qu'une vieille femme comme moi aille quelquefois prendre un peu d'air frais. Au reste, je les réveille réellement. Vous n'imaginez pas l'existence qu'ils mènent. C'est la plus complète vie de campagne. Ils se lèvent de bonne heure, car ils ont tant à faire, et se couchent tôt ayant si peu à penser. Il n'y a pas eu le moindre scandale dans tout le voisinage depuis le temps de la Reine Elizabeth, aussi s'endorment-ils tous après dîner. Il ne faut pas aller vous asseoir près d'eux. Vous resterez près de moi et vous me distrairez....

Dorian murmura un compliment aimable et regarda autour de lui. C'était certainement une fastidieuse réunion. Deux personnages lui étaient inconnus et les autres étaient: Ernest Harrowden, un de ces médiocres entre deux âges, si communs dans les clubs de Londres qui n'ont pas d'ennemis, mais qui n'en sont pas moins détestés de leurs amis; Lady Ruxton, une femme de quarante-sept ans, à la toilette tapageuse, au nez recourbé, qui essayait toujours de se trouver compromise, mais était si parfaitement banale qu'à son grand désappointement, personne n'eut jamais voulu croire à aucune médisance sur son compte; Mme Erlynne, personne aux cheveux roux vénitiens, très réservée, affectée d'un délicieux bégaiement; Lady Alice Chapman, la fille de l'hôtesse, triste et mal fagotée, lotie d'une de ces banales figures britanniques qu'on ne se rappelle jamais; et enfin son mari, un être aux joues rouges, aux favoris blancs, qui, comme beaucoup de ceux de son espèce, pensait qu'une excessive jovialité pouvait suppléer au manque absolu d'idées....

Dorian regrettait presque d'être venu, lorsque lady Narborough regardant la grande pendule qui étalait sur la cheminée drapée de mauve ses volutes prétentieuses de bronze doré, s'écria:

—Comme c'est mal à Henry Wotton d'être si en retard! J'ai envoyé ce matin chez lui à tout hasard et il m'a promis de ne pas nous manquer.

Ce lui fut une consolation de savoir qu'Harry allait venir et quand la porte s'ouvrit et qu'il entendit sa voix douce et musicale, prêtant son charme à quelque insincère compliment, l'ennui le quitta.

Pourtant, à table, il ne put rien manger. Les mets se succédaient dans son assiette sans qu'il y goûtât. Lady Narborough ne cessait de le gronder pour ce qu'elle appelait: «une insulte à ce pauvre Adolphe qui a composé le menu exprès pour vous.» De temps en temps lord Henry le regardait, s'étonnant de son silence et de son air absorbé. Le sommelier remplissait sa coupe de Champagne; il buvait avidement et sa soif semblait en augmenter.

—Dorian, dit enfin lord Henry, lorsqu'on servit le chaud-froid, qu'avez-vous donc ce soir?... Vous ne paraissez pas à votre aise?

—Il est amoureux, s'écria lady Narborough, et je crois qu'il a peur de me l'avouer, de crainte que je ne sois jalouse. Et il a raison, je le serais certainement....

—Chère lady Narborough, murmura Dorian en souriant, je n'ai pas été amoureux depuis une grande semaine, depuis que Mme de Ferrol a quitté Londres.

—Comment les hommes peuvent-ils être amoureux de cette femme, s'écria la vieille dame. Je ne puis vraiment le comprendre!

—C'est tout simplement parce qu'elle vous rappelle votre enfance, lady Narborough, dit lord Henry. Elle est le seul trait d'union entre nous et vos robes courtes.

—Elle ne me rappelle pas du tout mes robes courtes, lord Henry. Mais je me souviens très bien de l'avoir vue à Vienne il y a trente ans.... Etait-elle assez décolletée alors!

—Elle est encore décolletée, répondit-il, prenant une olive de ses longs doigts, et quand elle est en brillante toilette elle ressemble à une édition de luxe d'un mauvais roman français. Elle est vraiment extraordinaire et pleine de surprises. Son goût pour la famille est étonnant: lorsque son troisième mari mourut, ses cheveux devinrent parfaitement dorés de chagrin!

—Pouvez-vous dire, Harry!... s'écria Dorian.

—C'est une explication romantique! s'exclama en riant l'hôtesse. Mais, vous dites son troisième mari, lord Henry.... Vous ne voulez pas dire que Ferrol est le quatrième?

—Certainement, lady Narborough.

—Je n'en crois pas un mot.

—Demandez plutôt à M. Gray, c'est un de ses plus intimes amis.

—Est-ce vrai, M. Gray?

—Elle me l'a dit, lady Narborough, dit Dorian. Je lui ai demandé si comme Marguerite de Navarre, elle ne conservait pas leurs coeurs embaumés et pendus à sa ceinture. Elle me répondit que non, car aucun d'eux n'en avait.

—Quatre maris!... Ma parole c'est trop de zèle!...

Trop d'audace, lui ai-je dit, repartit Dorian.

—Oh! elle est assez audacieuse, mon cher, et comment est Ferrol?... Je ne le connais pas.

—Les maris des très belles femmes appartiennent à la classe des criminels, dit lord Henry en buvant à petits coups.

Lady Narborough le frappa de son éventail.

—Lord Henry, je ne suis pas surprise que le monde vous trouve extrêmement méchant!...

—Mais pourquoi le monde dit-il cela? demanda lord Henry en levant la tête. Ce ne peut être que le monde futur. Ce monde-ci et moi nous sommes en excellents termes.

—Tous les gens que je connais vous trouvent très méchant, s'écria la vieille dame, hochant la tête.

Lord Henry redevint sérieux un moment.

—C'est tout à fait monstrueux, dit-il enfin, cette façon qu'on a aujourd'hui de dire derrière le dos des gens ce qui est.... absolument vrai!...

—N'est-il pas incorrigible? s'écria Dorian, se renversant sur le dossier de sa chaise.

—Je l'espère bien! dit en riant l'hôtesse. Mais si en vérité, vous adorez tous aussi ridiculement Mme de Ferrol, il faudra que je me remarie aussi, afin d'être à la mode.

—Vous ne vous remarierez jamais, lady Narborough, interrompit lord Henry. Vous fûtes beaucoup trop heureuse la première fois. Quand une femme se remarie c'est qu'elle détestait son premier époux. Quand un homme se remarie, c'est qu'il adorait sa première femme. Les femmes cherchent leur bonheur, les hommes risquent le leur.

—Narborough n'était pas parfait! s'écria la vieille dame.

—S'il l'avait été, vous ne l'eussiez point adoré, fut la réponse. Les femmes nous aiment pour nos défauts. Si nous en avons pas mal, elles nous passeront tout, même notre intelligence.... Vous ne m'inviterez plus, j'en ai peur, pour avoir dit cela, lady Narborough, mais c'est entièrement vrai.

—Certes, c'est vrai, lord Henry.... Si nous autres femmes, ne vous aimions pas pour vos défauts, que deviendriez-vous? Aucun de vous ne pourrait se marier. Vous seriez un tas d'infortunés célibataires.... Non pas cependant, que cela vous changerait beaucoup: aujourd'hui, tous les hommes mariés vivent comme des garçons et tous les garçons comme des hommes mariés.

—«Fin de siècle!...», murmura lord Henry.

—«Fin de globe!...», répondit l'hôtesse.

—Je voudrais que ce fut la Fin du globe, dit Dorian avec un soupir. La vie est une grande désillusion.

—Ah, mon cher ami! s'écria lady Narborough mettant ses gants, ne me dites pas que vous avez épuisé la vie. Quand un homme dit cela, on comprend que c'est la vie qui l'a épuisé. Lord Henry est très méchant et je voudrais souvent l'avoir été moi-même; mais vous, vous êtes fait pour être bon, vous êtes si beau!... Je vous trouverai une jolie femme. Lord Henry, ne pensez-vous pas que M. Gray devrait se marier?...

—C'est ce que je lui dis toujours, lady Narborough, acquiesça lord Henry en s'inclinant.

—Bien. Il faudra que nous nous occupions d'un parti convenable pour lui. Je parcourrai ce soir le «Debrett» avec soin et dresserai une liste de toutes les jeunes filles à marier.

—Avec leurs âges, lady Narborough? demanda Dorian.

—Certes, avec leurs âges, dûment reconnus.... Mais il ne faut rien faire avec précipitation. Je veux que ce soit ce que le Morning Post appelle une union assortie, et je veux que vous soyez heureux!

—Que de bêtises on dit sur les mariages heureux! s'écria lord Henry. Un homme peut être heureux avec n'importe quelle femme aussi longtemps qu'il ne l'aime pas!...

—Ah! quel affreux cynique vous faites!... fit en se levant la vieille dame et en faisant un signe vers lady Ruxton.

—Il faudra bientôt revenir dîner avec moi. Vous êtes vraiment un admirable tonique, bien meilleur que celui que Sir Andrew m'a proscrit. Il faudra aussi me dire quelles personnes vous aimeriez rencontrer. Je veux que ce soit un choix parfait.

—J'aime les hommes qui ont un avenir et les femmes qui ont un passé, répondit lord Henry. Ne croyez-vous pas que cela puisse faire une bonne compagnie?

—Je le crains, dit-elle riant, en se dirigeant vers la porte...Mille pardons, ma chère lady Ruxton, ajouta-t-elle, je n'avais pas vu que vous n'aviez pas fini votre cigarette.

—Ce n'est rien, lady, Narborough, je fume beaucoup trop. Je me limiterai à l'avenir.

—N'en faites rien, lady Ruxton, dit lord Henry. La modération est une chose fatale. Assez est aussi mauvais qu'un repas; plus qu'assez est aussi bon qu'une fête.

Lady Ruxton le regarda avec curiosité.

—Il faudra venir m'expliquer cela une de ces après-midi, lord Henry; la théorie me parait séduisante, murmura-t-elle en sortant majestueusement....

—Maintenant songez à ne pas trop parler de politique et de scandales, cria lady Narborough de la porte. Autrement nous nous querellerons.

Les hommes éclatèrent de rire et M. Chapman remonta solennellement du bout de la table et vint s'asseoir à la place d'honneur. Dorian Gray alla se placer près de lord Henry. M. Chapman se mit a parler très haut de la situation à la Chambre des Communes. Il avait de gros rires en nommant ses adversaires. Le mot doctrinaire—mot plein de terreurs pour l'esprit britannique—revenait de temps en temps dans sa conversation. Un préfixe allitéré est un ornement à l'art oratoire. Il élevait l'«Union Jack» sur le pinacle de la Pensée. (Nom familier donné au drapeau anglais. (N.D.T.)) La stupidité héréditaire de la race—qu'il dénommait jovialement le bon sens anglais—était, comme il le démontrait, le vrai rempart de la Société.

Un sourire vint aux lèvres de lord Henry qui se retourna vers Dorian.

—Etes-vous mieux, cher ami? demanda-t-il.... vous paraissiez mal à votre aise à table?

—Je suis très bien, Harry, un peu fatigué, voilà tout.

—Vous fûtes charmant hier soir. La petite duchesse est tout à fait folle de vous. Elle m'a dit qu'elle irait à Selby.

—Elle m'a promis de venir le vingt.

—Est-ce que Monmouth y sera aussi?

—Oh! oui, Harry....

—Il m'ennuie terriblement, presque autant qu'il ennuie la duchesse. Elle est très intelligente, trop intelligente pour une femme. Elle manque de ce charme indéfinissable des faibles. Ce sont les pieds d'argile qui rendent précieux l'or de la statue. Ses pieds sont fort jolis, mais ils ne sont pas d'argile; des pieds de porcelaine blanche, si vous voulez. Ils ont passé au feu et ce que le feu ne détruit pas, il le durcit. Elle a eu des aventures....

—Depuis quand est-elle mariée? demanda Dorian.

—Depuis une éternité, m'a-t-elle dit. Je crois, d'après l'armorial, que ce doit être depuis dix ans, mais dix ans avec Monmouth peuvent compter pour une éternité. Qui viendra encore?

—Oh! les Willoughbys, Lord Rugby et sa femme, notre hôtesse, Geoffroy Clouston, les habitués.... J'ai invité Lord Grotrian.

—Il me plaît, dit lord Henry. Il ne plaît pas à tout le monde, mais je le trouve charmant. Il expie sa mise quelquefois exagérée et son éducation toujours trop parfaite. C'est une figure très moderne.

—Je ne sais s'il pourra venir, Harry. Il faudra peut-être qu'il aille à Monte-Carlo avec son père.

—Ah! quel peste que ces gens! Tâchez donc qu'il vienne. A propos, Dorian, vous êtes parti de bien bonne heure, hier soir. Il n'était pas encore onze heures. Qu'avez-vous fait?... Etes-vous rentré tout droit chez vous?

Dorian le regarda brusquement.

—Non, Harry, dit-il enfin. Je ne suis rentré chez moi que vers trois heures.

—Etes-vous allé au club?

—Oui, répondit-il. Puis il se mordit les lèvres.... Non, je veux dire, je ne suis pas allé au club.... Je me suis promené. Je ne sais plus ce que j'ai fait.... Comme vous êtes indiscret, Harry! Vous voulez toujours savoir ce qu'on fait; moi, j'ai toujours besoin d'oublier ce que j'ai fait.... Je suis rentré à deux heures et demie, si vous tenez à savoir l'heure exacte; j'avais oublié ma clef et mon domestique a dû m'ouvrir. S'il vous faut des preuves, vous les lui demanderez.

Lord Henry haussa les épaules.

—Comme si cela m'intéressait, mon cher ami! Montons au salon—Non, merci, M. Chapman, pas de sherry....

—Il vous est arrivé quelque chose, Dorian.... Dites-moi ce que c'est. Vous n'êtes pas vous-même ce soir.

—Ne vous inquiétez pas de moi, Harry, je suis irritable, nerveux. J'irai vous voir demain ou après demain. Faites mes excuses à lady Narborough. Je ne monterai pas. Je vais rentrer. Il faut que je rentre.

—Très bien, Dorian. J'espère que je vous verrai demain au thé; la Duchesse viendra.

—Je ferai mon possible, Harry, dit-il, en s'en allant.

En rentrant chez lui il sentit que la terreur qu'il avait chassée l'envahissait de nouveau. Les questions imprévues de lord Henry, lui avaient fait perdre un instant tout son sang-froid, et il avait encore besoin de calme. Des objets dangereux restaient à détruire. Il se révoltait à l'idée de les toucher de ses mains.

Cependant il fallait que ce fut fait. Il se résigna et quand il eut fermé à clef la porte de sa bibliothèque il ouvrit le placard secret où il avait jeté le manteau et la valise de Basil Hallward. Un grand feu brûlait dans la cheminée; il y jeta encore une bûche. L'odeur de cuir roussi et du drap brûlé était insupportable. Il lui fallut trois quarts d'heure pour consumer le tout. A la fin, il se sentit faiblir, presque malade; et ayant allumé des pastilles d'Alger dans un brûle-parfums de cuivre ajouré, il se rafraîchit les mains et le front avec du vinaigre de toilette au musc.

Soudain il frissonna.... Ses yeux brillaient étrangement, il mordillait fiévreusement sa lèvre inférieure. Entre deux fenêtres se trouvait un grand cabinet florentin, en ébène incrusté d'ivoire et de lapis. Il le regardait comme si c'eût été un objet capable de le ravir et de l'effrayer tout à la fois et comme s'il eût contenu quelque chose qu'il désirait et dont il avait peur. Sa respiration était haletante. Un désir fou s'empara de lui. Il alluma une cigarette, puis la jeta. Ses paupières s'abaissèrent, et les longues franges de ses cils faisaient une ombre sur ses joues. Il regarda encore le cabinet. Enfin, il se leva du divan où il était étendu, alla vers le meuble, l'ouvrit et pressa un bouton dissimulé dans un coin. Un tiroir triangulaire sortit lentement. Ses doigts y plongèrent instinctivement et en retirèrent une petite boîte de laque vieil or, délicatement travaillée; les côtés en étaient ornés de petites vagues en relief et de cordons de soie où pendaient des glands de fils métalliques et des perles de cristal. Il ouvrit la boîte. Elle contenait une pâte verte ayant l'aspect de la cire et une odeur forte et pénétrante....

Il hésita un instant, un étrange sourire aux lèvres.... Il grelottait, quoique l'atmosphère de la pièce fut extraordinairement chaude, puis il s'étira, et regarda la pendule. Il était minuit moins vingt. Il remit la boîte, ferma la porte du meuble et rentra dans sa chambre.

Quand les douze coups de bronze de minuit retentirent dans la nuit épaisse, Dorian Gray, mal vêtu, le cou enveloppé d'un cache-nez, se glissait hors de sa maison. Dans Bond Street il rencontra un hansom attelé d'un bon cheval. Il le hêla, et donna à voix basse une adresse au cocher.

L'homme secoua la tête.

—C'est trop loin pour moi, murmura-t-il.

—Voilà un souverain pour vous, dit Dorian; vous en aurez un autre si vous allez vite.

—Très bien, monsieur, répondit l'homme, vous y serez dans une heure, et ayant mis son pourboire dans sa poche, il fit faire demi-tour à son cheval qui partit rapidement dans la direction du fleuve.


XVI

Une pluie froide commençait à tomber, et les réverbères luisaient fantômatiquement dans le brouillard humide. Les public-houses se fermaient et des groupes ténébreux d'hommes et de femmes se séparaient aux alentours. D'ignobles éclats de rire fusaient des bars; en d'autres, des ivrognes braillaient et criaient....

Etendu dans le hansom, son chapeau posé en arrière sur sa tête, Dorian Gray regardait avec des yeux indifférents la honte sordide de la grande ville; il se répétait à lui-même les mots que lord Henry lui avait dits le jour de leur première rencontre: «Guérir l'âme par le moyen des sens et les sens au moyen de l'âme...» Oui, là était le secret; il l'avait souvent essayé et l'essaierait encore. Il y a des boutiques d'opium où l'on peut acheter l'oubli, des tanières d'horreur où la mémoire des vieux péchés s'abolit par la folie des péchés nouveaux.

La lune se levait basse dans le ciel, comme un crâne jaune.... De temps à autre, un lourd nuage informe, comme un long bras, la cachait. Les réverbères devenaient de plus en plus rares, et les rues plus étroites et plus sombres.... A un certain moment le cocher perdit son chemin et dut rétrograder d'un demi-mille; une vapeur enveloppait le cheval, trottant dans les flaques d'eau.... Les vitres du hansom étaient ouatées d'une brume grise....

«Guérir l'âme par le moyen des sens, et les sens au moyen de l'âme.» Ces mots sonnaient singulièrement à son oreille.... Oui, son âme était malade à la mort.... Etait-il vrai que les sens la pouvaient guérir?... Un sang innocent avait été versé.... Comment racheter cela? Ah! il n'était point d'expiation!... Mais quoique le pardon fut impossible, possible encore était l'oubli, et il était déterminé à oublier cette chose, à en abolir pour jamais le souvenir, à l'écraser comme on écrase une vipère qui vous a mordu.... Vraiment de quel droit Basil lui avait-il parlé ainsi? Qui l'avait autorisé à se poser en juge des autres? Il avait dit des choses qui étaient effroyables, horribles, impossibles à endurer....

Le hansom allait cahin-caha, de moins en moins vite, semblait-il.... Il abaissa la trappe et dit à l'homme de se presser. Un hideux besoin d'opium commençait à le ronger. Sa gorge brûlait, et ses mains délicates se crispaient nerveusement; il frappa férocement le cheval avec sa canne.

Le cocher ricana et fouetta sa bête.... Il se mit à rire à son tour, et l'homme se tut....

La route était interminable, les rues lui semblaient comme la toile noire d'une invisible araignée. Cette monotonie devenait insupportable, et il s'effraya de voir le brouillard s'épaissir.

Ils passèrent près de solitaires briqueteries.... Le brouillard se raréfiait, et il put voir les étranges fours en forme de bouteille d'où sortaient des langues de feu oranges en éventail. Un chien aboya comme ils passaient et dans le lointain cria quelque mouette errante. Le cheval trébucha dans une ornière, fit un écart et partit au galop....

Au bout d'un instant, ils quittèrent le chemin glaiseux, et éveillèrent les échos des rues mal pavées.... Les fenêtres n'étaient point éclairées, mais ça et là, des ombres fantastiques se silhouettaient contre des jalousies illuminées; il les observait curieusement. Elles se remuaient comme de monstrueuses marionnettes, qu'on eût dit vivantes; il les détesta.... Une rage sombre était dans son coeur.

Au coin d'une rue, une femme leur cria quelque chose d'une porte ouverte, et deux hommes coururent après la voiture l'espèce de cent yards; le cocher les frappa de son fouet.

Il a été reconnu que la passion nous fait revenir aux mêmes pensées.... Avec une hideuse réitération, les lèvres mordues de Dorian Gray répétaient et répétaient encore la phrase captieuse qui lui parlait d'âme et de sens, jusqu'à ce qu'il y eût trouvé la parfaite expression de son humeur, et justifié, par l'approbation intellectuelle, les sentiments qui le dominaient.... D'une cellule à l'autre de son cerveau rampait la même pensée; et le sauvage désir de vivre, le plus terrible de tous les appétits humains, vivifiait chaque nerf et chaque fibre de son être. La laideur qu'il avait haïe parce qu'elle fait les choses réelles, lui devenait chère pour cette raison; la laideur était la seule réalité.

Les abominables bagarres, l'exécrable taverne, la violence crue d'une vie désordonnée, la vilenie des voleurs et des déclassés, étaient plus vraies, dans leur intense actualité d'impression, que toutes les formes gracieuses d'art, que les ombres rêveuses du chant; c'était ce qu'il lui fallait pour l'oubli.... Dans trois jours il serait libre....

Soudain, l'homme arrêta brusquement son cheval à l'entrée d'une sombre ruelle. Par-dessus les toits bas, et les souches dentelées des cheminées des maisons, s'élevaient des mâts noirs de vaisseaux; des guirlandes de blanche brume s'attachaient aux vergues ainsi que des voiles de rêve....

—C'est quelque part par ici, n'est-ce pas, m'sieu? demanda la voix rauque du cocher par la trappe.

Dorian tressaillit et regarda autour de lui....

—C'est bien comme cela, répondit-il; et après être sorti hâtivement du cab et avoir donné au cocher le pourboire qu'il lui avait promis, il marcha rapidement dans la direction du quai.... De ci, de là, une lanterne luisait à la poupe d'un navire de commerce; la lumière dansait et se brisait dans les flots. Une rouge lueur venait d'un steamer au long cours qui faisait du charbon. Le pavé glissant avait l'air d'un mackintosh mouillé.

Il se hâta vers la gauche, regardant derrière lui de temps à autre pour voir s'il n'était pas suivi. Au bout de sept à huit minutes, il atteignit une petite maison basse, écrasée entre deux manufactures misérables.... Une lumière brillait à une fenêtre du haut. Il s'arrêta et frappa un coup particulier.

Quelques instants après, des pas se firent entendre dans le corridor, et il y eut un bruit de chaînes décrochées. La porte s'ouvrit doucement, et il entra sans dire un mot à la vague forme humaine, qui s'effaça dans l'ombre comme il entrait. Au fond du corridor, pendait un rideau vert déchiré que souleva le vent venu de la rue. L'ayant écarté, il entra dans une longue chambre basse qui avait l'air d'un salon de danse de troisième ordre. Autour des murs, des becs de gaz répandaient une lumière éclatante qui se déformait dans les glaces pleines de chiures de mouches, situées en face. De graisseux réflecteurs d'étain à côtes se trouvaient derrière, frissonnants disques de lumière.... Le plancher était couvert d'un sable jaune d'ocre, sali de boue, taché de liqueur renversée.

Des Malais étaient accroupis près d'un petit fourneau à charbon de bois jouant avec des jetons d'os, et montrant en parlant des dents blanches. Dans un coin sur une table, la tête enfouie dans ses bras croisés était étendu un matelot, et devant le bar aux peintures criardes qui occupait tout un côté de la salle, deux femmes hagardes se moquaient d'un vieux qui brossait les manches de son paletot, avec une expression de dégoût....

—Il croit qu'il a des fourmis rouges sur lui, dit l'une d'elles en riant, comme Dorian passait.... L'homme les regardait avec terreur et se mit à geindre.

Au bout de la chambre, il y avait un petit escalier, menant à une chambre obscure. Alors que Dorian en franchit les trois marches détraquées, une lourde odeur d'opium le saisit. Il poussa un soupir profond, et ses narines palpitèrent de plaisir....

En entrant, un jeune homme aux cheveux blonds et lisses, en train d'allumer à une lampe une longue pipe mince, le regarda et le salua avec hésitation.

—Vous ici, Adrien, murmura Dorian.

—Où pourrais-je être ailleurs, répondit-il insoucieusement. Personne ne veut plus me fréquenter à présent....

—Je croyais que vous aviez quitté l'Angleterre.

—Darlington ne veut rien faire.... Mon frère a enfin payé la note.... Georges ne veut pas me parler non plus. Ça m'est égal, ajouta-t-il avec un soupir.. Tant qu'on a cette drogue, on n'a pas besoin d'amis. Je pense que j'en ai eu de trop....

Dorian recula, et regarda autour de lui les gens grotesques, qui gisaient avec des postures fantastiques sur des matelas en loques.... Ces membres déjetés, ces bouches béantes, ces yeux ouverts et vitreux, l'attirèrent.... Il savait dans quels étranges cieux ils souffraient, et quels ténébreux enfers leur apprenaient le secret de nouvelles joies; ils étaient mieux que lui, emprisonné dans sa pensée. La mémoire, comme une horrible maladie, rongeait son âme; de temps à autre, il voyait les yeux de Basil Hallward fixés sur lui.... Cependant, il ne pouvait rester là; la présence d'Adrien Singleton le gênait; il avait besoin d'être dans un lieu où personne ne sût qui il était; il aurait voulu s'échapper de lui-même....

—Je vais dans un autre endroit, dit-il au bout d'un instant.

—Sur le quai?...

—Oui....

—Cette folle y sera sûrement; on n'en veut plus ici..

Dorian leva les épaules.

—Je suis malade des femmes qui aiment: les femmes qui haïssent sont beaucoup plus intéressantes. D'ailleurs, cette drogue est encore meilleure....

—C'est tout à fait pareil....

—Je préfère cela. Venez boire quelque chose; j'en ai grand besoin.

—Moi, je n'ai besoin de rien, murmura le jeune homme.

—Ça ne fait rien.

Adrien Singleton se leva paresseusement et suivit Dorian au bar.

Un mulâtre, dans un turban déchiré et un ulster sale, grimaça un hideux salut en posant une bouteille de brandy et deux gobelets devant eux. Les femmes se rapprochèrent doucement, et se mirent à bavarder. Dorian leur tourna le dos, et, à voix basse, dit quelque chose à Adrien Singleton.

Un sourire pervers, comme un kriss malais, se tordit sur la face de l'une des femmes:

—Il paraît que nous sommes bien fiers ce soir, ricana-t-elle.

—Ne me parlez pas, pour l'amour de Dieu, cria Dorian, frappant du pied. Que désirez-vous? de l'argent? en voilà! Ne me parlez plus....

Deux éclairs rouges traversèrent les yeux boursouflés de la femme, et s'éteignirent, les laissant vitreux et sombres. Elle hocha la tête et rafla la monnaie sur le comptoir avec des mains avides.... Sa compagne la regardait envieusement....

—Ce n'est point la peine, soupira Adrien Singleton. Je ne me soucie pas de revenir? A quoi cela me servirait-il? Je suis tout à fait heureux maintenant....

—Vous m'écrirez si vous avez besoin de quelque chose, n'est-ce pas? dit Dorian un moment après.

—Peut-être!...

—Bonsoir, alors.

—Bonsoir...répondit le jeune homme, en remontant les marches, essuyant ses lèvres desséchées avec un mouchoir.

Dorian se dirigea vers la porte, la face douloureuse; comme il tirait le rideau, un rire ignoble jaillit des lèvres peintes de la femme qui avait pris l'argent.

—C'est le marché du démon! hoqueta-t-elle d'une voix éraillée.

—Malédiction, cria-t-il, ne me dites pas cela!

Elle fit claquer ses doigts....

—C'est le Prince Charmant que vous aimez être appelé, n'est-ce pas? glapit-elle derrière lui.

Le matelot assoupi, bondit sur ses pieds à ces paroles, et regarda autour de lui, sauvagement. Il entendit le bruit de la porte du corridor se fermant.... Il se précipita dehors en courant....

Dorian Gray se hâtait le long des quais sous la bruine.

Sa rencontre avec Adrien Singleton l'avait étrangement ému; il s'étonnait que la ruine de cette jeune vie fut réellement son fait, comme Basil Hallward le lui avait dit d'une manière si insultante. Il mordit ses lèvres et ses yeux s'attristèrent un moment. Après tout, qu'est-ce que cela pouvait lui faire?... La vie est trop courte pour supporter encore le fardeau des erreurs d'autrui. Chaque homme vivait sa propre vie, et la payait son prix pour la vivre.... Le seul malheur était que l'on eût à payer si souvent pour une seule faute, car il fallait payer toujours et encore.... Dans ses marchés avec les hommes, la Destinée ne ferme jamais ses comptes.

Les psychologues nous disent, quand la passion pour le vice, ou ce que les hommes appellent vice, domine notre nature, que chaque fibre du corps, chaque cellule de la cervelle, semblent être animés de mouvements effrayants; les hommes et les femmes, dans de tels moments, perdent le libre exercice de leur volonté; ils marchent vers une fin terrible comme des automates. Le choix leur est refusé et la conscience elle-même est morte, ou, si elle vit encore, ne vit plus que pour donner à la rébellion son attrait, et son charme à la désobéissance; car tous les péchés, comme les théologiens sont fatigués de nous le rappeler, sont des péchés de désobéissance. Quand cet Ange hautain, étoile du matin, tomba du ciel, ce fut en rebelle qu'il tomba!...

Endurci, concentré dans le mal, l'esprit souillé, l'âme assoiffée de révolte, Dorian Gray hâtait le pas de plus en plus.... Comme il pénétrait sous une arcade sombre, il avait accoutumé souvent de prendre pour abréger son chemin vers l'endroit mal famé où il allait, il se sentit subitement saisi par derrière, et avant qu'il eût le temps de se défendre, il était violemment projeté contre le mur; une main brutale lui étreignait la gorge!...

Il se défendit follement, et par un effort désespéré, détacha, de son cou les doigts qui l'étouffaient.... Il entendit le déclic d'un revolver, et aperçut la lueur d'un canon poli pointé vers sa tête, et la forme obscure d'un homme court et rablé....

—Que voulez-vous? balbutia-t-il.

—Restez tranquille! dit l'homme. Si vous bougez, je vous tue!...

—Vous êtes fou! Que vous ai-je fait?

—Vous avez perdu la vie de Sibyl Vane, et Sibyl Vane était ma soeur! Elle s'est tuée, je le sais.... Mais sa mort est votre oeuvre, et je jure que je vais vous tuer!... Je vous ai cherché pendant des années, sans guide, sans trace. Les deux personnes qui vous connaissaient sont mortes. Je ne savais rien de vous, sauf le nom favori dont elle vous appelait. Par hasard, je l'ai entendu ce soir. Réconciliez-vous avec Dieu, car, ce soir, vous allez mourir!...

Dorian Gray faillit s'évanouir de terreur....

—Je ne l'ai jamais connue, murmura-t-il, je n'ai jamais entendu parler d'elle, vous êtes fou....

—Vous feriez mieux de confesser votre péché, car aussi vrai que je suis James Vane, vous allez mourir!

Le moment était terrible!... Dorian ne savait que faire, que dire!...

—A genoux! cria l'homme. Vous avez encore une minute pour vous confesser, pas plus. Je pars demain pour les Indes et je dois d'abord régler cela.... Une minute! Pas plus!...

Les bras de Dorian retombèrent. Paralysé de terreur, il ne pouvait penser.... Soudain, une ardente espérance lui traversa l'esprit!...

—Arrêtez! cria-t-il. Il y a combien de temps que votre soeur est morte? Vite, dites-moi!...

—Dix huit ans, dit l'homme. Pourquoi cette question? Le temps n'y fait rien....

—Dix-huit ans, répondit Dorian Gray, avec un rire triomphant.... Dix-huit ans! Conduisez-moi sous une lanterne et voyez mon visage!...

James Vane hésita un moment, ne comprenant pas ce que cela voulait dire, puis il saisit Dorian Gray et le tira hors de l'arcade....

Bien que la lumière de la lanterne fut indécise et vacillante, elle suffit cependant à lui montrer, lui sembla-t-il, l'erreur effroyable dans laquelle il était tombé, car la face de l'homme qu'il allait tuer avait toute la fraîcheur de l'adolescence et la pureté sans tache de la jeunesse. Il paraissait avoir un peu plus de vingt ans, à peine plus; il ne devait guère être plus vieux que sa soeur, lorsqu'il la quitta, il y avait tant d'années.... Il devenait évident que ce n'était pas l'homme qui avait détruit sa vie....

Il le lâcha, et recula....

—Mon Dieu! Mon Dieu, cria-t-il!... Et j'allais vous tuer!

Dorian Gray respira....

—Vous avez failli commettre un crime horrible, mon ami, dit-il, le regardant sévèrement. Que cela vous soit un avertissement de ne point chercher à vous venger vous-même.

—Pardonnez-moi, monsieur, murmura James Vane.... On m'a trompé. Un mot que j'ai entendu dans cette maudite taverne m'a mis sur une fausse piste.

—Vous feriez mieux de rentrer chez vous et de serrer ce revolver qui pourrait vous attirer des ennuis, dit Dorian Gray en tournant les talons et descendant doucement la rue.

James Vane restait sur le trottoir, rempli d'horreur, tremblant de la tête aux pieds.... Il ne vit pas une ombre noire, qui, depuis un instant, rampait le long du mur suintant, fut un moment dans la lumière, et s'approcha de lui à pas de loup.. Il sentit une main qui se posait sur son bras, et se retourna en tressaillant.... C'était une des femmes qui buvaient au bar.

—Pourquoi ne l'avez-vous pas tué, siffla-t-elle, en approchant de lui sa face hagarde. Je savais que vous le suiviez quand vous vous êtes précipité de chez Daly. Fou que vous êtes! Vous auriez dû le tuer! Il a beaucoup d'argent, et il est aussi mauvais que mauvais!..

—Ce n'était pas l'homme que je cherchais, répondit-il, et je n'ai besoin de l'argent de personne. J'ai besoin de la vie d'un homme! L'homme que je veux tuer a près de quarante ans. Celui-là était à peine un adolescent. Dieu merci! Je n'ai pas souillé mes mains de son sang.

La femme eut un rire amer....

—A peine un adolescent, ricana-t-elle.... Savez-vous qu'il y a près de dix-huit ans que le Prince Charmant m'a fait ce que je suis?

—Vous mentez! cria James Vane.

Elle leva les mains au ciel.

—Devant Dieu, je dis la vérité! s'écria-t-elle....

—Devant Dieu!...

—Que je devienne muette s'il n'en est ainsi. C'est le plus mauvais de ceux qui viennent ici. On dit qu'il s'est vendu au diable pour garder sa belle figure! Il y a près de dix-huit ans que je l'ai rencontré. Il n'a pas beaucoup changé depuis. C'est comme je vous le dis, ajouta-t-elle avec un regard mélancolique.

—Vous le jurez?...

—Je le jure, dirent ses lèvres en écho. Mais ne me trahissez pas, gémit-elle. Il me fait peur.... Donnez-moi quelque argent pour trouver un logement cette nuit.

Il la quitta avec un juron, et se précipita au coin de la rue, mais Dorian Gray avait disparu.... Quand il revint, la femme était partie aussi....


XVII

Une semaine plus tard, Dorian Gray était assis dans la serre de Selby Royal, parlant à la jolie duchesse de Monmouth, qui, avec son mari, un homme de soixante ans, à l'air fatigué, était parmi ses hôtes. C'était l'heure du thé, et la douce lumière de la grosse lampe couverte de dentelle qui reposait sur la table, faisait briller les chines délicats et l'argent repoussé du service; la duchesse présidait la réception.

Ses mains blanches se mouvaient gentiment parmi les tasses, et ses lèvres d'un rouge sanglant riaient à quelque chose que Dorian lui soufflait. Lord Henry était étendu sur une chaise d'osier drapée de soie, les regardant. Sur un divan de couleur pêche, lady Narborough feignait d'écouter la description que lui faisait le duc du dernier scarabée brésilien dont il venait d'enrichir sa collection.

Trois jeunes gens en des smokings recherchés offraient des gâteaux à quelques dames. La société était composée de douze personnes et l'on en attendait plusieurs autres pour le jour suivant.

—De quoi parlez-vous? dit lord Henry se penchant vers la table et y déposant sa tasse. J'espère que Dorian vous fait part de mon plan de rebaptiser toute chose, Gladys. C'est une idée charmante.

—Mais je n'ai pas besoin d'être rebaptisée, Harry, répliqua la duchesse, le regardant de ses beaux yeux. Je suis très satisfaite de mon nom, et je suis certaine que M. Gray est content du sien.

—Ma chère Gladys, je ne voudrais changer aucun de vos deux noms pour tout au monde; ils sont tous deux parfaits.... Je pensais surtout aux fleurs.... Hier, je cueillis une orchidée pour ma boutonnière. C'était une adorable fleur tachetée, aussi perverse que les sept péchés capitaux. Distraitement, je demandais à l'un des jardiniers comment elle s'appelait. Il me répondit que c'était un beau spécimen de Robinsoniana ou quelque chose d'aussi affreux.... C'est une triste vérité, mais nous avons perdu la faculté de donner de jolis noms aux objets. Les noms sont tout. Je ne me dispute jamais au sujet des faits; mon unique querelle est sur les mots: c'est pourquoi je hais le réalisme vulgaire en littérature. L'homme qui appellerait une bêche, une bêche, devrait être forcé d'en porter une; c'est la seule chose qui lui conviendrait....

—Alors, comment vous appellerons-nous, Harry, demanda-t-elle.

—Son nom est le prince Paradoxe, dit Dorian.

—Je le reconnais à ce trait, s'exclama la duchesse.

—Je ne veux rien entendre, dit lord Henry, s'asseyant dans un fauteuil. On ne peut se débarrasser d'une étiquette. Je refuse le titre.

—Les Majestés ne peuvent abdiquer, avertirent de jolies lèvres.

—Vous voulez que je défende mon trône, alors?...

—Oui.

—Je dirai les vérités de demain.

—Je préfère les fautes d'aujourd'hui, répondit la duchesse.

—Vous me désarmez, Gladys, s'écria-t-il, imitant son opiniâtreté.

—De votre bouclier, Harry, non de votre lance....

—Je ne joute jamais contre la beauté, dit-il avec son inclinaison de main.

—C'est une erreur, croyez-moi. Vous mettez la beauté trop haut.

—Comment pouvez-vous dire cela? Je crois, je l'avoue, qu'il vaut mieux être beau que bon. Mais d'un autre côté, personne n'est plus disposé que je ne le suis à reconnaître qu'il vaut mieux être bon que laid.

—La laideur est alors un des sept péchés capitaux, s'écria la duchesse. Qu'advient-il de votre comparaison sur les orchidées?...

—La laideur est une des sept vertus capitales, Gladys. Vous, en bonne Tory, ne devez les mésestimer.

—La bière, la Bible et les sept vertus capitales ont fait notre Angleterre ce qu'elle est.

—Vous n'aimez donc pas votre pays?

—J'y vis.

—C'est que vous en censurez le meilleur!

—Voudriez-vous que je m'en rapportasse au verdict de l'Europe sur nous? interrogea-t-il.

—Que dit-elle de nous?

—Que Tartuffe a émigré en Angleterre et y a ouvert boutique.

—Est-ce de vous, Harry?

—Je vous le donne.

—Je ne puis m'en servir, c'est trop vrai.

—Vous n'avez rien à craindre; nos compatriotes ne se reconnaissent jamais dans une description.

—Ils sont pratiques.

—Ils sont plus rusés que pratiques. Quand ils établissent leur grand livre, ils balancent la stupidité par la fortune et le vice par l'hypocrisie.

—Cependant, nous avons fait de grandes choses.

—Les grandes choses nous furent imposées, Gladys.

—Nous en avons porté le fardeau.

—Pas plus loin que le Stock Exchange.

Elle secoua la tête.

—Je crois dans la race, s'écria-t-elle.

—Elle représente les survivants de la poussée.

—Elle suit son développement.

—La décadence m'intéresse plus.

—Qu'est-ce que l'Art? demanda-t-elle.

—Une maladie.

—L'Amour?

—Une illusion.

—La religion?

—Une chose qui remplace élégamment la Foi.

—Vous êtes un sceptique.

—Jamais! Le scepticisme est le commencement de la Foi.

—Qu'êtes-vous?

—Définir est limiter.

—Donnez-moi un guide.

—Les fils sont brisés. Vous vous perdriez dans le labyrinthe.

—Vous m'égarez.... Parlons d'autre chose.

—Notre hôte est un sujet délicieux. Il fut baptisé, il y a des ans, le Prince Charmant.

—Ah! Ne me faites pas souvenir de cela! s'écria Dorian Gray.

—Notre hôte est plutôt désagréable ce soir, remarqua avec enjouement la duchesse. Je crois qu'il pense que Monmouth ne m'a épousée, d'après ses principes scientifiques, que comme le meilleur spécimen qu'il a pu trouver du papillon moderne.

—J'espère du moins que l'idée ne lui viendra pas de vous transpercer d'une épingle, duchesse, dit Dorian en souriant.

—Oh! ma femme de chambre s'en charge.... quand je l'ennuie....

—Et comment pouvez-vous l'ennuyer, duchesse?

—Pour les choses les plus triviales, je vous assure. Ordinairement, parce que j'arrive à neuf heures moins dix et que je lui confie qu'il faut que je sois habillée pour huit heures et demie.

—Quelle erreur de sa part!... Vous devriez la congédier.

—Je n'ose, M. Gray. Pensez donc, elle m'invente des chapeaux. Vous souvenez-vous de celui que je portais au garden-party de Lady Hilstone?.... Vous ne vous en souvenez pas, je le sais, mais c'est gentil de votre part de faire semblant de vous en souvenir. Eh bien! il a été fait avec rien; tous les jolis chapeaux sont faits de rien.

—Comme les bonnes réputations, Gladys, interrompit lord Henry.... Chaque effet que vous produisez vous donne un ennemi de plus. Pour être populaire, il faut être médiocre.

—Pas avec les femmes, fit la duchesse hochant la tête, et les femmes gouvernent le monde. Je vous assure que nous ne pouvons supporter les médiocrités. Nous autres femmes, comme on dit, aimons avec nos oreilles comme vous autres hommes, aimez avec vos yeux, si toutefois vous aimez jamais....

—Il me semble que nous ne faisons jamais autre chose, murmura Dorian.

—Ah! alors, vous n'avez jamais réellement aimé, M. Gray, répondit la duchesse sur un ton de moquerie triste.

—Ma chère Gladys, s'écria lord Henry, comment pouvez-vous dire cela? La passion vit par sa répétition et la répétition convertit en art un penchant. D'ailleurs, chaque fois qu'on aime c'est la seule fois qu'on ait jamais aimé. La différence d'objet n'altère pas la sincérité de la passion; elle l'intensifie simplement. Nous ne pouvons avoir dans la vie au plus qu'une grande expérience, et le secret de la vie est de la reproduire le plus souvent possible.

—Même quand vous fûtes blessé par elle, Harry? demanda la duchesse après un silence.

—Surtout quand on fut blessé par elle, répondit lord Henry.

Une curieuse expression dans l'oeil, la duchesse, se tournant, regarda Dorian Gray:

—Que dites-vous de cela, M. Gray? interrogea-t-elle.

Dorian hésita un instant; il rejeta sa tête en arrière, et riant:

—Je suis toujours d'accord avec Harry, Duchesse.

—Même quand il a tort?

—Harry n'a jamais tort, Duchesse.

—Et sa philosophie vous rend heureux?

—Je n'ai jamais recherché le bonheur. Qui a besoin du bonheur?... Je n'ai cherché que le plaisir.

—Et vous l'avez trouvé, M. Gray?

—Souvent, trop souvent....

La duchesse soupira....

—Je cherche la paix, dit-elle, et si je ne vais pas m'habiller, je ne la trouverai pas ce soir.

—Laissez-moi vous cueillir quelques orchidées, duchesse, s'écria Dorian en se levant et marchant dans la serre....

—Vous flirtez de trop près avec lui, dit lord Henry à sa cousine. Faites attention. Il est fascinant....

—S'il ne l'était pas, il n'y aurait point de combat.

—Les Grecs affrontent les Grecs, alors?

—Je suis du côté des Troyens; ils combattaient pour une femme.

—Ils furent défaits....

—Il y a des choses plus tristes que la défaite, répondit-elle.

—Vous galopez, les rênes sur le cou....

—C'est l'allure qui nous fait vivre.

—J'écrirai cela dans mon journal ce soir.

—Quoi?

—Qu'un enfant brûlé aime le feu.

—Je ne suis pas même roussie; mes ailes sont intactes.

—Vous en usez pour tout, excepté pour la fuite.

—Le courage a passé des hommes aux femmes. C'est une nouvelle expérience pour nous.

—Vous avez une rivale.

—Qui?

—Lady Narborough, souffla-t-il en riant. Elle l'adore.

—Vous me remplissez de crainte. Le rappel de l'antique nous est fatal, à nous qui sommes romantiques.

—Romantiques! Vous avez toute la méthode de la science.

—Les hommes ont fait notre éducation.

—Mais ne vous ont pas expliquées....

—Décrivez-nous comme sexe, fut le défi.

—Des sphinges sans secrets.

Elle le regarda, souriante....

—Comme M. Gray est longtemps, dit-elle. Allons l'aider. Je ne lui ai pas dit la couleur de ma robe.

—Vous devriez assortir votre robe à ses fleurs, Gladys.

—Ce serait une reddition prématurée.

—L'Art romantique procède par gradation.

—Je me garderai une occasion de retraite.

—A la manière des Parthes?...

—Ils trouvèrent la sécurité dans le désert; je ne pourrais le faire.

—Il n'est pas toujours permis aux femmes de choisir, répondit-il....

A peine avait-il fini cette menace que du fond de la serre arriva un gémissement étouffé, suivi de la chute sourde d'un corps lourd!... Chacun tressauta. La duchesse restait immobile d'horreur.... Les yeux remplis de crainte, lord Henry se précipita parmi les palmes pendantes, et trouva Dorian Gray gisant la face contre le sol pavé de briques, évanoui, comme mort....

Il fut porté dans le salon bleu et déposé sur un sofa. Au bout de quelques minutes, il revint à lui, et regarda avec une expression effarée....

—Qu'est-il arrivé? demanda-t-il. Oh! je me souviens. Suis-je sauf ici, Harry?...

Un tremblement le prit....

—Mon cher Dorian, répondit lord Henry, c'est une simple syncope, voilà tout. Vous devez vous être surmené. Il vaut mieux pour vous que vous ne veniez pas au dîner; je prendrai votre place.

—Non, j'irai dîner, dit-il se dressant. J'aime mieux descendre dîner. Je ne veux pas être seul!

Il alla dans sa chambre et s'y habilla. A table, il eut comme une sauvage et insouciante gaieté dans les manières; mais de temps à autre, un frisson de terreur le traversait, alors qu'il revoyait, plaquée comme un blanc mouchoir sur les vitres de la serre, la figure de James Vane, le guettant!...


XVIII

Le lendemain, il ne sortit pas et passa la plus grande partie de la journée dans sa chambre, en proie avec une terreur folle de mourir, indifférent à la vie cependant.... La crainte d'être surveillé, chassé, traqué, commençait à le dominer. Il tremblait quand un courant d'air remuait la tapisserie. Les feuilles mortes que le vent chassait contre les vitraux sertis de plomb lui semblaient pareilles à ses résolutions dissipées, à ses regrets ardents.... Quand il fermait les yeux, il revoyait la figure du matelot le regardant à travers la vitre embuée, et l'horreur paraissait avoir, une fois de plus, mis sa main sur son coeur!...

Mais peut-être, était-ce son esprit troublé qui avait suscité la vengeance des ténèbres, et placé devant ses yeux les hideuses formes du châtiment. La vie actuelle était un chaos, mais il y avait quelque chose de fatalement logique dans l'imagination. C'est l'imagination qui met le remords à la piste du péché.... C'est l'imagination qui fait que le crime emporte avec lui d'obscures punitions. Dans le monde commun des faits, les méchants ne sont pas punis, ni les bons récompensés; le succès est donné aux forts, et l'insuccès aux faibles; c'est tout....

D'ailleurs, si quelque étranger avait rôdé autour de la maison, les gardiens ou les domestiques l'auraient vu. Si des traces de pas avaient été relevées dans les parterres, les jardiniers en auraient fait la remarque.... Décidément c'était une simple illusion; le frère de Sibyl Vane n'était pas revenu pour le tuer. Il était parti sur son vaisseau pour sombrer dans quelque mer arctique.... Pour lui, en tout cas, il était sauf.... Cet homme ne savait qui il était, ne pouvait le savoir; le masque de la jeunesse l'avait sauvé.

Et cependant, en supposant même que ce ne fut qu'une illusion, n'était-ce pas terrible de penser que la conscience pouvait susciter de pareils fantômes, leur donner des formes visibles, et les faire se mouvoir!... Quelle sorte d'existence serait la sienne si, jours et nuits, les ombres de son crime le regardaient de tous les coins silencieux, le raillant de leurs cachettes, lui soufflant à l'oreille dans les fêtes, réveillant de leurs doigts glacés quand il dormirait!... A cette pensée rampant dans son esprit, il pâlit, et soudainement l'air lui parut se refroidir....

Oh! quelle étrange heure de folie, celle où il avait tué son ami! Combien effroyable, la simple remembrance de cette scène! Il la voyait encore! Chaque détail hideux lui en revenait, augmenté d'horreur!...

Hors de la caverne ténébreuse du temps, effrayante et drapée d'écarlate, surgissait l'image de son crime!

Quand lord Henry vint vers six heures, il le trouva sanglotant comme si son coeur éclatait!...

Ce ne fut que le troisième jour qu'il se hasarda à sortir. Il y avait quelque chose dans l'air clair, chargé de senteurs de pin de ce matin d'hiver, qui paraissait lui rapporter sa joie et son ardeur de vivre; mais ce n'était pas seulement les conditions physiques de l'ambiance qui avaient causé ce changement. Sa propre nature se révoltait contre cet excès d'angoisse qui avait cherché à gâter, à mutiler la perfection de son calme; il en est toujours ainsi avec les tempéraments subtils et finement trempés; leurs passions fortes doivent ou plier ou les meurtrir. Elles tuent l'homme si elles ne meurent pas elles-mêmes. Les chagrins médiocres et les amours bornées survivent. Les grandes amours et les vrais chagrins s'anéantissent par leur propre plénitude....

Il s'était convaincu qu'il avait été la victime de son imagination frappée de terreur, et il songeait à ses terreurs avec compassion et quelque mépris.

Après le déjeuner du matin, il se promena près d'une heure avec la duchesse dans le jardin, puis ils traversèrent le parc en voiture pour rejoindre la chasse. Un givre, craquant sous les pieds, était répandu sur le gazon comme du sable. Le ciel était une coupe renversée de métal bleu. Une légère couche de glace bordait la surface unie du lac entouré de roseaux....

Au coin d'un bois de sapins, il aperçut sir Geoffrey Clouston, le frère de la duchesse, extrayant de son fusil deux cartouches tirées. Il sauta à bas de la voiture et après avoir dit au groom de reconduire la jument au château, il se dirigea vers ses hôtes, à travers les branches tombées et les broussailles rudes.

—Avez-vous fait bonne chasse, Geoffroy? demanda-t-il.

—Pas très bonne, Dorian.... Les oiseaux sont dans la plaine: je crois qu'elle sera meilleure après le lunch, quand nous avancerons dans les terres.... Dorian flâna à côté de lui.... L'air était vif et aromatique, les lueurs diverses qui brillaient dans le bois, les cris rauques des rabatteurs éclatant de temps à autre, les détonations aiguës des fusils qui se succédaient, l'intéressèrent et le remplirent d'un sentiment de délicieuse liberté. Il fut emporté par l'insouciance du bonheur, par l'indifférence hautaine de la joie....

Soudain, d'une petite éminence gazonnée, à vingt pas devant eux, avec ses oreilles aux pointes noires dressées, et ses longues pattes de derrière étendues, partit un lièvre. Il se lança vers un bouquet d'aulnes. Sir Geoffrey épaula son fusil, mais il y avait quelque chose de si gracieux dans les mouvements de l'animal, que cela ravit Dorian qui s'écria: «Ne tirez pas, Geoffrey! Laissez-le vivre!...»

—Quelle sottise, Dorian! dit son compagnon en riant, et comme le lièvre bondissait dans le fourré, il tira.... On entendit deux cris, celui du lièvre blessé, ce qui est affreux, et celui d'un homme mortellement frappé,—ce qui est autrement horrible!

—Mon Dieu! J'ai atteint un rabatteur, s'exclama sir Geoffrey. Quel âne, que cet homme qui se met devant les fusils! Cessez de tirer! cria-t-il de toute la force de ses poumons. Un homme est blessé!...

Le garde général arriva courant, un bâton à la main.

—Où, monsieur? cria-t-il, où est-il?

Au même instant, le feu cessait sur toute la ligne.

—Ici, répondit furieusement sir Geoffrey, en se précipitant vers le fourré. Pourquoi ne maintenez-vous pas vos hommes en arrière?... Vous m'avez gâté ma chasse d'aujourd'hui....

Dorian les regarda entrer dans l'aunaie, écartant les branches.... Au bout d'un instant, ils en sortirent, portant un corps dans le soleil. Il se retourna, terrifié.... Il lui semblait que le malheur le suivait où il allait.... Il entendit sir Geoffrey demander si l'homme était réellement mort, et l'affirmative réponse du garde. Le bois lui parut soudain hanté de figures vivantes; il y entendait comme le bruit d'une myriade de pieds et un sourd bourdonnement de voix.... Un grand faisan à gorge dorée s'envola dans les branches au-dessus d'eux.

Après quelques instants qui lui parurent, dans son état de trouble, comme des heures sans fin de douleur, il sentit qu'une main se posait sur son épaule; il tressaillit et regarda autour de lui....

—Dorian, dit lord Henry, je ferai mieux d'annoncer que la chasse est close pour aujourd'hui. Ce ne serait pas bien de la continuer.

—Je voudrais qu'elle fut close à jamais, Harry, répondit-il amèrement. Cette chose est odieuse et cruelle. Est-ce que cet homme est....

Il ne put achever....

—Je le crains, répliqua lord Henry. Il a reçu la charge entière dans la poitrine. Il doit être mort sur le coup. Allons, venez à la maison....

Ils marchèrent côte à côte dans la direction de l'avenue pendant près de cinquante yards sans se parler.... Enfin Dorian se tourna vers lord Henry et lui dit avec un soupir profond:

—C'est un mauvais présage, Harry, un bien mauvais présage!

—Quoi donc? interrogea lord Henry.... Ah! cet accident, je crois. Mon cher ami, je n'y puis rien.... C'est la faute de cet homme.... Pourquoi se mettait-il devant les fusils? Ça ne nous regarde pas.... C'est naturellement malheureux pour Geoffrey. Ce n'est pas bon de tirer les rabatteurs; ça fait croire qu'on est un mauvais fusil, et cependant Geoffrey ne l'est pas, car il tire fort bien.... Mais pourquoi parler de cela?...

Dorian secoua la tête:

—Mauvais présage, Harry!... J'ai idée qu'il va arriver quelque chose de terrible à l'un d'entre nous.... A moi, peut-être....

Il se passa la main sur les yeux, avec un geste douloureux....

Lord Henry éclata de rire....

—La seule chose terrible au monde est l'ennui, Dorian. C'est le seul péché pour lequel il n'existe pas de pardon.... Mais probablement, cette affaire ne nous amènera pas de désagréments, à moins que les rabatteurs n'en bavardent en dînant; je leur défendrai d'en parler.... Quant aux présages, ça n'existe pas: la destinée ne nous envoie pas de hérauts; elle est trop sage.... ou trop cruelle pour cela. D'ailleurs, que pourrait-il vous arriver, Dorian?... Vous avez tout ce que dans le monde un homme peut désirer. Quel est celui qui ne voudrait changer son existence contre la vôtre?...

—Il n'est personne avec qui je ne la changerais, Harry.... Ne riez pas!... Je dis vrai.... Le misérable paysan qui vient de mourir est plus heureux que moi. Je n'ai point la terreur de la mort. C'est la venue de la mort qui me terrifie!... Ses ailes monstrueuses semblent planer dans l'air lourd autour de moi!... Mon Dieu! Ne voyez-vous pas, derrière ces arbres, un homme qui me guette, qui m'attend!...

Lord Henry regarda dans la direction que lui indiquait la tremblante main gantée....

—Oui, dit-il en riant.... Je vois le jardinier qui vous attend. Je m'imagine qu'il a besoin de savoir quelles sont les fleurs que vous voulez mettre sur la table, ce soir.... Vous êtes vraiment nerveux, mon cher! Il vous faudra voir le médecin, quand vous retournerez à la ville.... Dorian eut un soupir de soulagement en voyant s'approcher le jardinier. L'homme leva son chapeau, regarda hésitant du côté de lord Henry, et sortit une lettre qu'il tendit à son maître.

—Sa Grâce m'a dit d'attendre une réponse, murmura-t-il.

Dorian mit la lettre dans sa poche.

—Dites à Sa Grâce, que je rentre, répondit-il froidement.

L'homme fit demi-tour, et courut dans la direction de la maison.

—Comme les femmes aiment à faire les choses dangereuses, remarqua en riant lord Henry. C'est une des qualités que j'admire le plus en elles. Une femme flirtera avec n'importe qui au monde, aussi longtemps qu'on la regardera....

—Comme vous aimez dire de dangereuses choses, Harry.... Ainsi, en ce moment, vous vous égarez. J'estime beaucoup la duchesse, mais je ne l'aime pas.

—Et la duchesse vous aime beaucoup, mais elle vous estime moins, ce qui fait que vous êtes parfaitement appariés.

—Vous parlez scandaleusement, Harry, et il n'y a dans nos relations aucune base scandaleuse.

—La base de tout scandale est une certitude immorale, dit lord Henry, allumant une cigarette.

—Vous sacrifiez n'importe qui, Harry, pour l'amour d'un épigramme.

—Les gens vont à l'autel de leur propre consentement, fut la réponse. —Je voudrais aimer! s'écria Dorian Gray avec une intonation profondément pathétique dans la voix. Mais il me semble que j'ai perdu la passion et oublié le désir. Je suis trop concentré en moi-même. Ma personnalité m'est devenue un fardeau, j'ai besoin de m'évader, de voyager, d'oublier. C'est ridicule de ma part d'être venu ici. Je pense que je vais envoyer un télégramme à Harvey pour qu'on prépare le yacht. Sur un yacht, on est en sécurité....

—Contre quoi, Dorian?... Vous avez quelque ennui. Pourquoi ne pas me le dire? Vous savez que je vous aiderais.

—Je ne puis vous le dire, Harry, répondit-il tristement. Et d'ailleurs ce n'est qu'une lubie de ma part. Ce malheureux accident m'a bouleversé. J'ai un horrible pressentiment que quelque chose de semblable ne m'arrive.

—Quelle folie!

—Je l'espère.... mais je ne puis m'empêcher d'y penser.... Ah! voici la duchesse, elle a l'air d'Arthémise dans un costume tailleur.... Vous voyez que nous revenions, duchesse....

—J'ai appris ce qui est arrivé, M. Gray, répondit-elle. Ce pauvre Geoffrey est tout à fait contrarié.... Il paraîtrait que vous l'aviez conjuré de ne pas tirer ce lièvre. C'est curieux!

—Oui, c'est très curieux. Je ne sais pas ce qui m'a fait dire cela. Quelque caprice, je crois; ce lièvre avait l'air de la plus jolie des choses vivantes.... Mais je suis fâché qu'on vous ait rapporté l'accident. C'est un odieux sujet....

—C'est un sujet ennuyant, interrompit lord Henry. Il n'a aucune valeur psychologique. Ah! si Geoffrey avait commis cette chose exprès, comme c'eut été intéressant!... J'aimerais connaître quelqu'un qui eût commis un vrai meurtre.

—Que c'est mal à vous de parler ainsi, cria la duchesse. N'est-ce pas, M. Gray?... Harry!... M. Gray est encore indisposé!... Il va se trouver mal!...

Dorian se redressa avec un effort et sourit.

—Ce n'est rien, duchesse, murmura-t-il, mes nerfs sont surexcités; c'est tout.... Je crains de ne pouvoir aller loin ce matin. Je n'ai pas entendu ce qu'Harry disait.... Etait-ce mal? Vous me le direz une autre fois. Je pense qu'il vaut mieux que j'aille me coucher. Vous m'en excuserez, n'est-ce pas?...

Ils avaient atteint les marches de l'escalier menant de la serre à la terrasse. Comme la porte vitrée se fermait derrière Dorian, lord Henry tourna vers la duchesse ses yeux fatigués.

—L'aimez-vous beaucoup, demanda-t-il.

Elle ne fit pas une immédiate réponse, considérant le paysage....

—Je voudrais bien le savoir...dit-elle enfin.

Il secoua la tête:

—La connaissance en serait fatale. C'est l'incertitude qui vous charme. La brume rend plus merveilleuses les choses.

—On peut perdre son chemin.

—Tous les chemins mènent au même point, ma chère Gladys.

—Quel est-il?

—La désillusion.

—C'est mon début dans la vie, soupira-t-elle.

—Il vous vint couronné....

—Je suis fatigué des feuilles de fraisier.

—Elles vous vont bien.

(La feuille de fraisier est l'ornement héraldique, en Angleterre, des couronnes ducales. (N.D.T.))

—Seulement en public....

—Vous les regretterez.

—Je n'en perdrai pas un pétale.

—Monmouth a des oreilles.

—La vieillesse est dure d'oreille.

—N'a-t-il jamais été jaloux?

—Je voudrais qu'il l'eût été.

Il regarda autour de lui comme cherchant quelque chose...

—Que cherchez-vous? demanda-t-elle.

—La mouche de votre fleuret, répondit-il.... Vous l'avez laissée tomber.

—J'ai encore le masque, dit-elle en riant.

—Il fait vos yeux plus adorables!

Elle rit à nouveau. Ses dents apparurent, tels de blancs pépins dans un fruit écarlate....

Là-haut, dans sa chambre, Dorian Gray gisait sur un sofa, la terreur dans chaque fibre frissonnante de son corps. La vie lui était devenue subitement un fardeau trop lourd à porter. La mort terrible du rabatteur infortuné, tué dans le fourré comme un fauve, lui semblait préfigurer sa mort. Il s'était presque trouvé mal à ce que lord Henry avait dit, par hasard, en manière de plaisanterie cynique.

A cinq heures, il sonna son valet et lui donna l'ordre de préparer ses malles pour l'express du soir, et de faire atteler le brougham pour huit heures et demie. Il était résolu à ne pas dormir une nuit de plus à Selby Royal; c'était un lieu de funèbre augure. La Mort y marchait dans le soleil. Le gazon de la forêt avait été taché de sang.

Puis il écrivit un mot à lord Henry, lui disant qu'il allait à la ville consulter un docteur, et le priant de divertir ses invités pendant son absence. Comme il le mettait dans l'enveloppe, on frappa à la porte, et son valet vint l'avertir que le garde principal désirait lui parler.... Il fronça les sourcils et mordit ses lèvres:

—Faites-le entrer, dit-il après un instant d'hésitation. Comme l'homme entrait, Dorian tira un carnet de chèques de son tiroir et l'ouvrant devant lui:

—Je pense que vous venez pour le malheureux accident de ce matin, Thornton, dit-il, en prenant une plume.

—Oui, monsieur, dit le garde-chasse.

—Est-ce que le pauvre garçon était marié? Avait-il de la famille? demanda Dorian d'un air ennuyé. S'il en est ainsi, je ne la laisserai pas dans le besoin et je leur enverrai l'argent que vous jugerez nécessaire.

—Nous ne savons qui il est, monsieur. C'est pourquoi j'ai pris la liberté de venir vous voir.

—Vous ne savez qui il est, dit Dorian insoucieusement; que voulez-vous dire? N'était-il pas l'un de vos hommes?...

—Non, monsieur; personne ne l'avait jamais vu; il a l'air d'un marin.

La plume tomba des doigts de Dorian, et il lui parut que son coeur avait soudainement cessé de battre.

—Un marin!... clama-t-il. Vous dites un marin?...

—Oui, monsieur.... Il a vraiment l'air de quelqu'un qui a servi dans la marine. Il est tatoué aux deux bras, notamment.

—A-t-on trouvé quelque chose sur lui, dit Dorian en se penchant vers l'homme et le regardant fixement. Quelque chose faisant connaître son nom?...

—Rien qu'un peu d'argent, et un revolver à six coups. Nous n'avons découvert aucun nom.... L'apparence convenable, mais grossière. Une sorte de matelot, croyons-nous....

Dorian bondit sur ses pieds.... Une espérance terrible le traversa.... Il s'y cramponna follement....

—Où est le corps? s'écria-t-il. Vite, je veux le voir!

—Il a été déposé dans une écurie vide de la maison de ferme. Les gens n'aiment pas avoir ces sortes de choses dans leurs maisons. Ils disent qu'un cadavre apporte le malheur.

—La maison de ferme.... Allez m'y attendre. Dites à un palefrenier de m'amener un cheval.... Non, n'en faites rien.... J'irai moi-même aux écuries. Ça économisera du temps.

Moins d'un quart d'heure après, Dorian Gray descendait au grand galop la longue avenue; les arbres semblaient passer devant lui comme une procession spectrale, et des ombres hostiles traversaient son chemin. Soudain, la jument broncha devant un poteau de barrière et le désarçonna presque. Il la cingla à l'encolure de sa cravache. Elle fendit l'air comme une flèche; les pierres volaient sous ses sabots....

Enfin, il atteignit la maison de ferme. Deux hommes causaient dans la cour. Il sauta de la selle et remit les rênes à l'un d'eux. Dans l'écurie la plus écartée, une lumière brillait. Quelque chose lui dit que le corps était là; il se précipita vers la porte et mit la main au loquet....

Il hésita un moment, sentant qu'il était sur la pente d'une découverte qui referait ou gâterait à jamais sa vie.... Puis il poussa la porte et entra.

Sur un amas de sacs, au fond, dans un coin, gisait le cadavre d'un homme habillé d'une chemise grossière et d'un pantalon bleu. Un mouchoir taché lui couvrait la face. Une chandelle commune, fichée à côté de lui dans une bouteille, grésillait....

Dorian Gray frissonna.... Il sentit qu'il ne pourrait pas enlever lui-même le mouchoir.... Il dit à un garçon de ferme de venir.

—Otez cette chose de la figure; je voudrais la voir, fit-il en s'appuyant au montant de la porte.

Quand le valet eût fait ce qu'il lui commandait, il s'avança.... Un cri de joie jaillit de ses lèvres! L'homme qui avait été tué dans le fourré était James Vane!...

Il resta encore quelques instants à considérer le cadavre....

Comme il reprenait en galopant le chemin de la maison, ses yeux étaient pleins de larmes, car il se savait la vie sauve....


XIX

—Pourquoi me dire que vous voulez devenir bon? s'écria lord Henry, trempant ses doigts blancs dans un bol de cuivre rouge rempli d'eau de rose. Vous êtes absolument parfait. Ne changez pas, de grâce....

Dorian Gray hocha la tête:

—Non, Harry. J'ai fait trop de choses abominables dans ma vie; je n'en veux plus faire. J'ai commencé hier mes bonnes actions.

—Où étiez-vous hier?

—A la campagne, Harry.... Je demeurais dans une petite auberge.

—Mon cher ami, dit lord Henry en souriant, tout le monde peut être bon à la campagne; on n'y trouve point de tentations.... C'est pourquoi les gens qui vivent hors de la ville sont absolument incivilisés; la civilisation n'est d'aucune manière, une chose facile à atteindre. Il n'y a que deux façons d'y arriver: par la culture ou la corruption. Les gens de la campagne n'ont aucune occasion d'atteindre l'une ou l'autre; aussi stagnent-ils....

—La culture ou la corruption, répéta Dorian.... Je les ai un peu connues. Il me semble terrible, maintenant, que ces deux mots puissent se trouver réunis. Car j'ai un nouvel idéal, Harry. Je veux changer; je pense que je le suis déjà.

—Vous ne m'avez pas encore dit quelle était votre bonne action; ou bien me disiez-vous que vous en aviez fait plus d'une? demanda son compagnon pendant qu'il versait dans son assiette une petite pyramide cramoisie de fraises aromatiques, et qu'il la neigeait de sucre en poudre au moyen d'une cuiller tamisée en forme de coquille.

—Je puis vous la dire, Harry. Ce n'est pas une histoire que je raconterai à tout le monde.... J'ai épargné une femme. Cela semble vain, mais vous comprendrez ce que je veux dire.... Elle était très belle et ressemblait étonnamment à Sibyl Vane. Je pense que c'est cela qui m'attira vers elle. Vous vous souvenez de Sibyl, n'est-ce pas? Comme cela me semble loin!... Hetty n'était pas de notre classe, naturellement; c'était une simple fille de village. Mais je l'aimais réellement; je suis sûr que je l'aimais. Pendant ce merveilleux mois de mai que nous avons eu, j'avais pris l'habitude d'aller la voir deux ou trois fois pas semaine. Hier, elle me rencontra dans un petit verger. Les fleurs de pommier lui couvraient les cheveux et elle riait. Nous devions partir ensemble ce matin à l'aube.... Soudainement, je me décidai à la quitter, la laissant fleur comme je l'avais trouvée....

—J'aime à croire que la nouveauté de l'émotion doit vous avoir donné un frisson de vrai plaisir, Dorian, interrompit lord Henry. Mais je puis finir pour vous votre idylle. Vous lui avez donné de bons conseils et...brisé son coeur.... C'était le commencement de votre réforme?

—Harry, vous êtes méchant! Vous ne devriez pas dire ces choses abominables. Le coeur d'Hetty n'est pas brisé; elle pleura, cela s'entend, et ce fut tout. Mais elle n'est point déshonorée; elle peut vivre, comme Perdita, dans son jardin où poussent la menthe et le souci.

—Et pleurer sur un Florizel sans foi, ajouta lord Henry en riant et se renversant sur le dossier de sa chaise. Mon cher Dorian, vos manières sont curieusement enfantines.... Pensez-vous que désormais, cette jeune fille se contentera de quelqu'un de son rang. Je suppose qu'elle se mariera quelque jour à un rude charretier ou à un paysan grossier; le fait de vous avoir rencontré, de vous avoir aimé, lui fera détester son mari, et elle sera malheureuse. Au point de vue moral, je ne puis dire que j'augure bien de votre grand renoncement.... Pour un début, c'est pauvre.... En outre savez-vous si le corps d'Hetty ne flotte pas à présent dans quelque étang de moulin, éclairé par les étoiles, entouré par des nénuphars, comme Ophélie?...

—Je ne veux penser à cela, Harry? Vous vous moquez de tout, et, de cette façon, vous suggérez les tragédies les plus sérieuses.... Je suis désolé de vous en avertir, mais je ne fais plus attention à ce que vous me dites. Je sais que j'ai bien fait d'agir ainsi. Pauvre Hetty! Comme je me rendais à cheval à la ferme, ce matin, j'aperçus sa figure blanche à la fenêtre, comme un bouquet de jasmin.... Ne parlons plus de cela, et n'essayez pas de me persuader que la première bonne action que j'aie faite depuis des années, le premier petit sacrifice de moi-même que je me connaisse, soit une sorte de péché. J'ai besoin d'être meilleur. Je deviens meilleur.... Parlez-moi de vous. Que dit-on à la ville? Je n'ai pas été au club depuis plusieurs jours.

—On parle encore de la disparition de ce pauvre Basil.

—J'aurais cru qu'on finirait par s'en fatiguer, dit Dorian se versant un peu de vin, et fronçant légèrement les sourcils.

—Mon cher ami, on n'a parlé de cela que pendant six semaines, et le public anglais n'a pas la force de supporter plus d'un sujet de conversation tous les trois mois. Il a été cependant assez bien partagé, récemment: il y a eu mon propre divorce, et le suicide d'Alan Campbell; à présent, c'est la disparition mystérieuse d'un artiste. On croit à Scotland-Yard que l'homme à l'ulster gris qui quitta Londres pour Paris, le neuf novembre, par le train de minuit, était ce pauvre Basil, et la police française déclare que Basil n'est jamais venu à Paris. J'aime à penser que dans une quinzaine, nous apprendrons qu'on l'a vu à San-Francisco. C'est une chose bizarre, mais on voit à San-Francisco toutes les personnes qu'on croit disparues. Ce doit être une ville délicieuse; elle possède toutes les attractions du monde futur....

—Que pensez-vous qu'il soit arrivé à Basil? demanda Dorian levant son verre de Bourgogne à la lumière et s'émerveillant lui-même du calme avec lequel il discutait ce sujet.

—Je n'en ai pas la moindre idée. Si Basil veut se cacher, ce n'est point là mon affaire. S'il est mort.... je n'ai pas besoin d'y penser. La mort est la seule chose qui m'ait jamais terrifié. Je la hais!...

—Pourquoi, dit paresseusement l'autre.

—Parce que, répondit lord Henry en passant sous ses narines le treillis doré d'une boîte ouverte de vinaigrette, on survit à tout de nos jours, excepté à cela. La mort et la vulgarité sont les deux seules choses au dix-neuvième siècle que l'on ne peut expliquer.... Allons prendre le café dans le salon, Dorian. Vous me jouerez du Chopin. Le gentleman avec qui ma femme est partie interprétait Chopin d'une manière exquise.... Pauvre Victoria!.. Je l'aimais beaucoup; la maison est un peu triste sans elle. La vie conjugale est simplement une habitude, une mauvaise habitude. Mais on regrette même la perte de ses mauvaises habitudes; peut être est-ce celles-là que l'on regrette le plus; elles sont une partie essentielle de la personnalité.

Dorian ne dit rien, mais se levant de table, il passa dans la chambre voisine, s'assit au piano et laissa ses doigts errer sur les ivoires blancs et noirs des touches. Quand on apporta le café, il s'arrêta, et regardant lord Henry, lui dit:

—Harry, ne vous est-il jamais venu à l'idée que Basil avait été assassiné?

Lord Henry eut un bâillement:

—Basil était très connu et portait toujours une montre Waterbury.... Pourquoi l'aurait-on assassiné? Il n'était pas assez habile pour avoir des ennemis; je ne parle pas de son merveilleux talent de peintre; mais un homme peut peindre comme Velasquez et être aussi terne que possible. Basil était réellement un peu lourdaud.... Il m'intéressa une fois, quand il me confia, il y a des années, la sauvage adoration qu'il avait pour vous et que vous étiez le motif dominant de son art.

—J'aimais beaucoup Basil, dit Dorian, avec une intonation triste dans la voix. Mais ne dit-on pas qu'il a été assassiné?

—Oui, quelques journaux.... Cela ne me semble guère probable. Je sais qu'il y a quelques vilains endroits dans Paris, mais Basil n'était pas homme à les fréquenter. Il n'était pas curieux; c'était son défaut principal.

—Que diriez-vous, Harry, si je vous disais que j'ai assassiné Basil? dit Dorian en l'observant attentivement pendant qu'il parlait.

—Je vous dirais, mon cher ami, que vous posez pour un caractère qui ne vous va pas. Tout crime est vulgaire, comme toute vulgarité est crime. Ça ne vous siérait pas de commettre un meurtre. Je suis désolé de blesser peut-être votre vanité en parlant ainsi, mais je vous assure que c'est vrai. Le crime appartient exclusivement aux classes inférieures; je ne les blâme d'ailleurs nullement. J'imagine que le crime est pour elles ce que l'art est à nous, simplement une méthode de se procurer d'extraordinaires sensations.

—Une méthode pour se procurer des sensations? Croyez-vous donc qu'un homme qui a commis un crime pourrait recommencer ce même crime? Ne me racontez pas cela!...

—Toute chose devient un plaisir quand on la fait trop souvent, dit en riant lord Henry. C'est là un des plus importants secrets de l'existence. Je croirais, cependant, que le meurtre est toujours une faute; on ne doit jamais rien commettre dont on ne puisse causer après dîner.... Mais ne parlons plus du pauvre Basil. Je voudrais croire qu'il a pu avoir une fin aussi romantique que celle que vous supposez; mais je ne puis.... Il a dû tomber d'un omnibus dans la Seine, et le conducteur n'en a point parlé.... Oui, telle a été probablement sa fin.... Je le vois très bien sur le dos, gisant sous les eaux vertes avec de lourdes péniches passant sur lui et de longues herbes dans les cheveux. Voyez-vous, je ne crois pas qu'il eût fait désormais une belle oeuvre. Pendant les dix dernières années, sa peinture s'en allait beaucoup. Dorian poussa un soupir, et lord Henry traversant la chambre, alla chatouiller la tête d'un curieux perroquet de Java, un gros oiseau au plumage gris, à la crête et à la queue vertes, qui se balançait sur un bambou. Comme ses doigts effilés le touchaient, il fit se mouvoir la dartre blanche de ses paupières clignotantes sur ses prunelles semblables à du verre noir et commença à se dandiner en avant et en arrière.

—Oui, continua lord Henry se tournant et sortant son mouchoir de sa poche, sa peinture s'en allait tout à fait. Il me semblait avoir perdu quelque chose. Il avait perdu un idéal. Quand vous et lui cessèrent d'être grands amis, il cessa d'être un grand artiste. Qu'est-ce qui vous sépara?... Je crois qu'il vous ennuyait. Si cela fût, il ne vous oublia jamais. C'est une habitude qu'ont tous les fâcheux. A propos qu'est donc devenu cet admirable portrait qu'il avait peint d'après vous? Je crois ne point l'avoir revu depuis qu'il y mit la dernière main. Ah! oui, je me souviens que vous m'avez dit, il y a des années, l'avoir envoyé à Selby et qu'il fut égaré ou volé en route. Vous ne l'avez jamais retrouvé?... Quel malheur! C'était vraiment un chef-d'oeuvre! Je me souviens que je voulais l'acheter. Je voudrais l'avoir acheté maintenant. Il appartenait à la meilleure époque de Basil. Depuis lors, ses oeuvres montrèrent ce curieux mélange de mauvaise peinture et de bonnes intentions qui fait qu'un homme mérite d'être appelé un représentant de l'art anglais. Avez-vous mis des annonces pour le retrouver? Vous auriez dû en mettre.

—Je ne me souviens plus, dit Dorian. Je crois que oui. Mais je ne l'ai jamais aimé. Je regrette d'avoir posé pour ce portrait. Le souvenir de tout cela m'est odieux. Il me remet toujours en mémoire ces vers d'une pièce connue, Hamlet, je crois.... Voyons, que disent-ils?...

Chargement de la publicité...