Le pot au noir
LE POT AU NOIR[1]
[1] Le Pot au noir est le terme employé par les marins pour désigner un centre de dépressions atmosphériques où se forment les cyclones.
I
LA TRAVERSÉE
LE PAQUEBOT
Le paquebot est amarré à quai. Ses flancs goudronnés se dressent comme des falaises. Ses bordages sont laqués de blanc, les cheminées de rouge.
Un paquebot est beaucoup plus accueillant qu’un express. Un express siffle, crache et vous claque la portière au visage ; c’est une personne emportée et rageuse ; il n’aime pas les voyageurs. Le paquebot, lui, a tout son temps ; il n’est ni à une heure, ni même à un jour près. Il sait que la route sera longue, que lorsqu’il aura lentement, en bonne baleine docile, viré de bord sur le large, il lui faudra y aller de son effort, sans répit, sans arrêt, de longs jours à travers les plaines salées, à travers la solitude de la mer. Il sait que ce sera pendant des semaines l’ahan quotidien des machines, la pulsation des bielles et des turbines, le sourd halètement des organes moteurs, le vrombissement des hélices, le rythme de ce cœur profond du navire que l’on sent palpiter à toute heure du jour et de la nuit. Il est calme et patient comme un colosse.
Le train s’agite et fait l’encombrant. Il se préoccupe d’émouvoir les paysages. On a construit pour lui des tas d’œuvres d’art, des ponts, des viaducs, toutes sortes de gares et même des maisons de gardes-barrières pavoisées à fanions rouges. La voiture du docteur attend son bon plaisir. Des fonctionnaires à casquette galonnée le saluent respectueusement. Il abrite ses essoufflements sous de majestueuses marquises. C’est un personnage officiel, insolent, décoratif et assez malpropre.
Le paquebot est un rêveur solitaire. Avec tous ses hublots fermés, il a l’air de cacher son jeu. Montez à bord. Vous verrez ensuite.
C’est un de ces silencieux qui connaissent beaucoup d’histoires, mais qui ne les racontent pas facilement. Seulement, si vous savez vous y prendre, il parlera tout à l’heure, quand on sera seuls. Il n’a pas besoin, sur sa route, de petits drapeaux, de trompettes, de képis brodés, ni de l’admiration béate des vaches en carton — Chocolat Suisse — qui regardent passer les trains, ni de l’obésité contemplative des bouteilles d’oxygénée dont l’ingéniosité mercantile adorne nos voies ferrées. Le paquebot a besoin d’autre chose, d’une seule autre chose : le large.
LA PASSERELLE
Une pointe d’angoisse — un peu de gravité tout au moins — en montant les degrés de la passerelle. Ce petit espace d’eau entre le mur noir du dock et le flanc plus noir encore du navire, c’est une très grande étape de votre vie que vous franchissez en quelques pas, très simplement et peut-être sans vous en douter. Tout à l’heure, ce mince fossé va s’élargir de l’immensité de l’océan.
La terre où vous êtes né, où vous avez grandi, aimé, souffert, qui vous a mûri de sa lumière, et caressé du souffle de ses coteaux, de ses champs et de ses forêts, elle n’est plus qu’une ligne, plus qu’un point, plus rien, de la brume. Vous ne lui appartenez plus ; vous n’appartenez plus à votre maison, à vos livres, à vos habitudes, à cet autre « moi » qui est resté là-bas affaissé, comme un vieux vêtement, sur une chaise, dans la chambre vide. Là-bas, on parle déjà de l’absent. Là-bas, il y aura ce soir un peu plus — un peu trop — de place. Mais, soyez sans crainte, on se tassera vite.
La première leçon du paquebot, elle est de renoncement. Il y a tout un ascétisme du départ. Partir, c’est d’abord se dépouiller. Se dépouiller de sa vie quotidienne : cela c’est assez facile. Mais c’est une satisfaction courte, celle du bureaucrate qui jette ses manchettes tachées d’encre.
Le navire tire sur ses amarres qui gémissent. Une houle venue du large vient rider l’eau lourde du port ; en se retirant elle appelle le paquebot encore retenu par ses câbles et qui pèse, de tout son poids, pour les briser. Ces balancements, le voyageur les éprouve en lui-même. L’inconnu l’appelle, mais le familier le retient. Les amarres tiennent bon, et si le ressac est fort, elles se tendent, elles geignent, mais elles ne peuvent se briser. Il y faudra un grand coup de hache tout net.
La rançon du renoncement, c’est l’amertume. Dès que l’on a renoncé aux êtres, on comprend qu’ils renonceront aussi à vous. Et c’est une pensée désagréable à l’égoïste, lequel renonce mal volontiers aux regrets des autres. Le plus fat est sûr de ne plus être indispensable, et le sentiment de son inutilité met un goût de cendre dans sa bouche. A ce moment-là il faut achever de gravir la passerelle, et sans tourner la tête ; on risquerait de redescendre à terre, pour empêcher les autres de renoncer trop vite.
Il y a encore une dangereuse catégorie de voyageurs : ceux qui au moment du départ escomptent la volupté du retour. Pour toutes sortes de raisons, il vaut mieux éviter cette sorte de gens.
LA CABINE
Une cabine, c’est l’enfer, si l’on est plusieurs ; un paradis, si l’on est seul. A plusieurs, c’est le chaos en miniature, un capharnaüm de trois mètres et l’obligation, les nuits de gros temps, de supporter le mal de mer de son voisin. Mieux vaut n’en point parler.
Mais seul… c’est la couchette blanche, étroite, où l’on dort si bien, d’un de ces sommeils de l’enfance. Laque blanche, nickel, et le hublot rond que l’on voit, par clair de lune, luire au-dessus de sa tête, comme un soleil mort. C’est l’ordre, la netteté, la précision, et cet ascétisme qui convient au voyage. Peu de choses, mais de bonne qualité, tenant la moindre place. Les fermoirs des valises brillent sur le cuir fauve. Les malles sont bien assises, géométriques, massives. Un peu d’eau de Cologne dans l’air. Une spirale de « capstan » !
Et des embruns sur la vitre.
ON LARGUE
L’adieu dans une gare est brutal, comme un soufflet. L’adieu au paquebot est lent ; il a tout le temps de se saturer de désespoir.
Des stewards frénétiques agitent des sonnettes et précipitent sur la passerelle la foule de ceux qui ne partent pas. Maintenant le petit fossé, entre le dock et le bordage, sépare des gens qui peut-être ne se verront plus. La passerelle relevée, cette limite est infranchissable. Celui qui part regarde l’autre comme sur le rivage de l’au-delà. On ne se parle plus, car il faudrait hurler. Mais dans ces deux regards qui se croisent, s’éloignent lentement, lentement, et se perdent, il y a quelque chose de bien plus triste que la mort : l’agonie.
Une image me revient : à l’avant d’un navire immobile, cette femme, debout, ne pouvait se détourner d’une autre figure, debout à l’arrière d’un navire en partance ! C’était sous un ciel dur, dans un port ceinturé de palmiers et de filaos. Une accablante lumière creusait les traits de son visage. Mais elle ne faisait aucun mouvement ; elle ne tendait pas les bras ; elle savait bien que tout était inutile. Elle est restée ainsi, longtemps, dans l’orbe de ma lorgnette, frêle silhouette rose de plus en plus bientôt effacée par la grande courbe des eaux.
D’autres fois on largue pendant la nuit. Les passagers dorment. Dans la confusion du sommeil on a pressenti une vibration profonde, un glissement, des rumeurs de chaînes. Puis soudain une force vous soulève, vous balance, vous laisse retomber : on est parti.
Beaux départs que ceux-là, dans la nuit et dans le silence ! Dérive de tout notre être.
Voyageurs insouciants ou torturés, vous qui ne regrettez rien et vous qui regrettez tout, vous, surtout, les inquiets et les tendres pour qui chaque départ est une nouvelle mort, fermez les yeux et reposez vos têtes sur l’oreiller, bercés par la houle. On prend le large.
DÉPART
Un temps gris d’octobre et une mer calme, une mer couleur d’ardoise, tirant plus sur le violet que sur le bleu. Un ciel couvert de nuages recouvre les bandes d’azur anémié.
Des mots ensoleillés bourdonnent : « West Indies ! » Ces mots, il y a deux jours…
L’estuaire est noyé de brumes épaisses. Vers midi, se lève un soleil d’automne, glorieux pour un départ. Nous longeons des terres mornes, mais dorées de lumière. Cependant, il nous faut stopper encore pour attendre le flux. Pendant la nuit, des coups de sirène nous réveillent.
Le bateau est plein. Il a cette physionomie bien particulière du long courrier des Tropiques ; c’est-à-dire que l’on découvre sur ses planches des figures d’un exotisme inquiétant et que l’on ne rencontre pas ailleurs.
Des personnages de marque, comme il convient : un ambassadeur, un ancien gouverneur des colonies, un évêque colombien, quelques ministres équatoriaux, et tout un clergé sud-américain.
Des têtes de Macaques moustachus, plastronnés de linge blanc, de cravates à brillants. L’un d’eux porte une canne casse-tête. Une négresse de la Guadeloupe, vêtue de toile à raies rouges et blanches, avec un nœud de même étoffe dans ses cheveux laineux. Des mulâtresses, l’une en chandail noir et blanc ; l’autre avec d’énormes boucles d’oreilles d’or vierge ; toutes deux enfarinés de poudre de riz blanche sur leurs peaux jaunes.
Une jolie femme svelte, en manteau marron, promène un vieux bull à museau gris.
Hier soir, alors que nous étions encore en rivière, le paquebot Asie illuminé comme une cathédrale a passé près de nous. Au loin brillaient les feux verts et blancs de Pauillac. Des phares s’allumaient. Les rives se découpaient, très noires, sur un ciel encore rougeâtre.
Asie ! Je songeais à la mélodie de Ravel, au poème de Klingsor : « Et puis je reviendrai conter mon aventure aux curieux de rêve ! »
PREMIÈRES IMAGES
Il y a près du fumoir une carte de navigation sur laquelle on marque le point chaque midi. Le petit drapeau qui symbolise notre navire va s’avancer ainsi chaque jour, au travers de l’Atlantique, que nous prenons dans sa grande largeur.
Sur le pont avant, un nègre joue de l’accordéon, et s’accompagne en claquant de la semelle. Son voisin fait une danse avec les pieds, le torse immobile. L’accordéon joue une vieille rengaine de music-hall.
… Ce matin, nous avons aperçu le cap Finisterre et les côtes d’Espagne. Depuis hier après-midi, le temps est devenu plus chaud. Ce matin, il est radieux. Ciel d’un bleu clair : à l’horizon, quelques nuages nacrés. Le soleil inonde la mer à l’avant du navire. Du linge sèche sur des cordes. Des groupes de soldats sont blancs de lumière. Un grand nègre vêtu de rouge se dresse et tourne sa face vers l’arrière. L’Océan luit d’un bleu sombre. Le sillage du paquebot mousse d’écume. Le soleil joue sur les flocons et sur la crête des petites vagues soulevées par le bateau. D’ailleurs, mer calme. A peine un roulis léger ! Midi : il est difficile de s’arracher à la contemplation de cet énorme cercle bleu et rond qui monte et descend le long du bastingage.
LE TENTATEUR
… Sur le pont, j’installe ma chaise-longue auprès du Tentateur. Le Tentateur est un grand garçon dégingandé qui déplace des millions au bout de son stylographe. Un visage creusé et cireux d’entérite. Il ne boit que du lait. Il tousse. Mais il a d’énormes crédits dans les banques du Tropique. Le bois de rose et la poudre d’or alimentent ses caisses. Le voici étendu au soleil, en pyjama de bure épaisse et encore enveloppé d’une couverture. Quand il se lèvera tout à l’heure, flottant dans son vêtement trop ample pour son corps, un peu voûté, le ventre en dedans, il semblera un grand vautour maigre. Tous les matins il vient s’asseoir ici au lever du soleil.
Il aime la mer.
C’est un faisceau de nerfs d’acier dans la gaine d’un corps usé et débile. Il fut chercheur d’or. La fièvre l’a rongé et la dysenterie lui a corrodé les entrailles. Maintenant il est riche, très riche. Lorsqu’il parle, ses mains maigres et striées de grosses veines vertes ratissent la couverture avec un geste de croupier.
A voix basse, les yeux demi-fermés, étendu sur sa chaise-longue, il dicte à sa dactylo des ordres, des lettres, résout des problèmes compliqués où il est question de connaissements, de cargaisons, de frets et de traités. « Le principe est qu’il ne doit jamais sortir d’argent des caisses, dit-il. Les affaires, c’est un jeu d’échecs : une vente à San-Francisco compense un achat à Trinidad. » Son papier circule dans toutes les parties du monde.
Il aime cette attitude de tigre nonchalant. Le pli des lèvres est incisé cruellement ; le nez grand, courbe ; les yeux enfoncés, des yeux marron, brillants ; le front vaste ; les moustaches ébouriffées.
Le chat joue avec la souris. Le Tentateur aime à jouer avec un homme, un brave bougre confiant ou une canaille, n’importe ! La patte de velours, puis la griffe. Et quel sourire mouillé sous les longues moustaches ! Est-il bon ? Est-il mauvais ? C’est un sadique.
Il écoute Baudelaire, les paupières closes, comme une fine gueule qui hume une liqueur :
puis il tape sur le ventre des trafiquants… « Moi, je suis socialiste, nom de Dieu ! » crie-t-il pour leur faire peur.
Capable de sympathie, d’amitié et de tendresse. Il n’est pas bien sûr d’avoir jamais été aimé d’une femme. Il raconte volontiers qu’il a été trompé. Il luit parfois dans ses yeux fauves une clarté de mélancolie, pour laquelle il lui sera beaucoup pardonné. Il ment et il bluffe. Pas toujours exprès. C’est un poète. Mais quand il a parlé de la mer, on reste longtemps sans rien dire. Je déteste le Tentateur, c’est certain. Mais je ne suis pas sûr non plus de ne pas l’aimer.
LE BAR
Il est placé tout en haut sur le pont supérieur. Il domine le navire et la rotonde bleue de l’Océan. La nuit il brille de toutes ses vitres dans les ténèbres. L’électricité baigne les tables à tapis vert et les tables en bois ciré. Larges fauteuils de cuir. Acajou et nickel. Le barman est un gros homme noir qui a de la peine à tenir dans son réduit, des étiquettes et des flacons papillotent autour de sa tête crépue.
Il agite son shaker comme un casse-tête. Un léger roulis incline le plan des alcools dans les verres :
L’HEURE DU COCKTAIL
C’est l’heure sacrée pour tous ceux qui ont passé le Tropique.
La mer est le long du navire d’un noir bleu pareil au ciel de certaines nuits d’été. Elle s’écarte sous l’étrave avec de longs froissements d’écume. A l’horizon, une ceinture de nuages violets et roses. Le couchant transforme une colonne de fumée en une chevelure de bacchante rousse.
Mais qu’importe cette féerie ! Le cocktail attend.
Deux classes — qui fraternisent — les partisans du punch martiniquais, pour la plupart Français, fonctionnaires, et d’une nuance démocratique. Les partisans du cocktail, une aristocratie, des industriels, des « gens bien ».
Ce soir, je m’attable avec les « punch », les radicaux. Il faut bien employer ce vocabulaire, puisque, après le tafia, il y a la politique. Et les gens des Tropiques, l’alcool ne les saoule pas, mais le reste…
Ils sont quatre autour de la table, quatre qui ne sont jamais ivres. Le plus costaud, c’est Michon, le maître d’armes, vingt-quatre ans de colonies. Il ne prend pas ses repas sans avoir bu préalablement neuf ou dix punchs. Un jour, il en a pris vingt. « Ça coule », dit-il. Un autre réplique : « Sans alcool on est vite flambé dans les pays chauds ». Et un troisième conclut : « Qu’on le veuille ou non, là-bas, il faut boire, vous verrez vite, vous-même ! »
Une demi-heure de conversation et un punch, voilà de quoi vous fixer sur certains points de la vie coloniale.
Tout le monde boit, de la Guadeloupe à Cayenne, et les femmes plus que les hommes. On siffle un bock de tafia, sans sourciller, comme ça : on soulève le coude, on verse dans la bouche ouverte. Le tafia passe. La pomme d’Adam ne bouge même pas. Puis on fait « raah » de la gorge. C’est fini.
On boit à jeun. Cela s’appelle le « décollage » ou bien « décoller le margoulin ».
On boit avec tous et spécialement avec les gendarmes. « Les gendarmes, autrefois, dit le maître d’armes, c’étaient des frères. Aujourd’hui, ce ne sont plus que des gendarmes. Les anciens de la Garde républicaine qui étaient venus là-bas le reconnaissaient bien.
« On dit d’un homme qui boit bien : « C’est un bon tireur ! »
« A la Martinique, quand on boit sur la montagne, cela ne vous fait rien. Mais on est saoul quand on descend dans la plaine. Ainsi l’on voit des types siffler cinq ou six punchs sur la montagne, partir solides, et flageoler à mesure qu’ils descendent.
« Quant aux femmes des canotiers, en Guyane, elles en cachent plus que les hommes. Ceux-ci rapportent toujours des quatre ou cinq cents francs du placer. Puis quand ils remontent, ils en laissent une partie. Alors, tu parles, si elles s’en payent ! »
« Messieurs les coloniaux sont durs pour les « moukères ». Il faut les dresser. Elles ne travaillent pas pour la gloire », déclare Michon avec amertume.
Quand on a bu, on aime à danser. A la Martinique il y a le bal Doudou. Des quatre ou cinq jours de nouba, ça ne leur fait pas peur. Ils n’en mangent pas. « Je n’avais plus de peau aux pieds », dit un danseur de ce mémorable carnaval.
Le soir tombe. La fumée a pris la couleur de l’occident.
Le soleil s’est couché. Des masses bleues et violettes surgissent de la mer et se poussent de tous les points de l’horizon, cernant un vaste espace rose.
NUIT SUR LE DECK
Chaque soir, la Grande Ourse descend un peu plus sur l’horizon. De l’autre côté du monde, de nouvelles étoiles se lèvent. Le navire a deux yeux, l’un vert, l’autre rouge. Au sommet du mât d’avant, un fanal fixe qui semble un astre plus proche et plus jaune. On reste tard étendu sur les chaises-longues. Les risées sifflent à travers les cordages : les lames s’ouvrent sous l’étrave avec des déchirements de soieries et des cascades de pierreries phosphorescentes. L’air qu’on respire fleure de lointaines Florides. Les lampes du deck et de la timonerie sont éteintes. Au-dessus de nous la voie lactée se déroule comme le sillage renversé de notre navire. C’est la nuit que le paquebot raconte ses plus belles histoires. La griserie du voyage envahit tous ces inconnus qu’un destin différent réunit pour les séparer. La splendeur de ces heures est plus émouvante du sentiment qu’elles sont uniques et brèves. L’ivresse de la traversée est amère, comme la saveur des lèvres que le souffle marin a mordues.
PLEIN OCÉAN
Le petit drapeau fiché dans la carte indique le milieu de l’Atlantique. Cette nuit, un orage silencieux. Des averses de feu sur la mer. Un rire blanc éclate, innombrable. L’immensité se referme.
Ce matin, les jeux irisés du soleil sur les lames ; des « raisins de mer » flottent, verts et roux. C’est la mer des Sargasses : l’Atlantide.
AUBE
La chaleur augmente. Les cabines deviennent inhabitables. Il faut laisser le ventilateur fonctionner toute la nuit. Fièvre et soif. Dans cette étuve, brusquement, un souffle venu du hublot vous glace le visage. Baigné de sueur, je n’ai cessé de me rouler et de m’agiter sur ma couchette. Puis je suis monté sur le pont.
Un ciel d’aube. D’énormes continents noirs entourent des mers iridescentes, verdâtres, rose cendré. Au ras de l’horizon, tranchant l’eau sombre, une langue de feu rousse. Une plaie qui s’élargit avec lenteur. Un chaos de gris et de mauve à l’ouest.
Puis la plaie rouge devient un golfe d’or bordé d’Alleghanys énormes et violacés. La lumière monte des eaux. La mer irradie un soleil intérieur. L’Atlantide, engloutie, brûle.
Maintenant une chaîne de montagnes déchiquetée, vallons de feu, crêtes embrasées. Le violet, l’orange, le pourpre brassés en des alliages surnaturels.
Un mirage surgit : des palais, des portiques, des Alpes opalines, des lacs d’un vert si translucide qu’on peut découvrir à travers cette clarté des perspectives étonnamment lointaines et l’autre côté du monde.
Une main de clarté passe sur la mer. Une nappe de substance radieuse, immatérielle, qu’on ne saurait comparer ni à un métal fondu, ni à aucune liqueur : un mouvement argenté, une étendue frissonnante et pâle comme si la surface de l’eau reflétait un second ciel intérieur.
Puis les bords du golfe s’écartent. Un serpent de feu les ourle et les définit en lumière. Soudain, toute cette clarté se rassemble, au foyer d’une lentille, sur un point de l’horizon.
La ligne noire de la mer coupe le golfe, corde tendue. Un rayon fuse, un trait de flamme, la flamme qui jaillirait d’un geyser de platine incandescent. Le vent se lève, froid.
Le soleil sort de l’océan, l’épaule première.
Le feu de misaine est encore allumé et se balance très haut, étoile jaune sur un vaste disque pipermint.
FÊTE A BORD
Messe sur le pont. L’évêque de Colombie parle de la mission purificatrice de la guerre, assisté d’un vicaire mulâtre, dont le coloris naturel se rehausse d’un jaune de cirrhose du plus beau ton : une orange sur un catafalque.
Grâce à la Compagnie Transatlantique, on peut entendre le duo de « Manon » sous le tropique du Cancer. Personne ne niera le progrès. Le ballet d’« Hérodiade » au piano n’est épargné à aucun navigateur. Un médecin militaire est présenté en liberté, dans un dessein lyrique ; il lance la tête en arrière, la bouche en cul de poule, et d’une voix chantante, déclame un sonnet où il est question d’une « femme éternellement morte ». C’est un miracle que son lorgnon ne glisse pas.
Tout le paquebot est là. L’entrepont lui-même a vomi son monde, discrètement.
Beaucoup de demi-sang. Un mulâtre à moustaches policières, le col orné d’une régate blanche épinglée de diamants, coiffé d’une casquette de yachtman, fait les honneurs du bal. Un vieux Ronchonot du bagne, dont les trois galons ne peuvent dissimuler qu’il n’est que garde-chiourme, trogne fleurie d’ivrogne et de belluaire, ronfle, le képi sur les yeux. A bâbord, le pont est solitaire. Par le hublot d’une cabine, on peut voir une négresse en madras rouge, diabolique, traînant à terre et rossant de coups un ravissant gosse blond et bouclé, qui n’ose pas pleurer, de peur que l’on ne vienne.
TOMBOLA
L’eau ridée et crespelée d’écume est d’une transparence immatérielle. A mesure que l’on se rapproche du Tropique les couleurs s’affinent. Toutes les nuances d’azur se confondent. De longues ondulations moirées se propagent de l’horizon jusqu’au navire, des mouvements bleus, une fuite sans fin, des pâleurs qui se foncent, puis se diluent, une substance de genèse amorphe et satinée. Des arcs-en-ciel fusent et s’évanouissent. Le ciel, que parcourent des nuages nacrés, est figé au-dessus de cette palpitation confuse. La surface mouvante de la mer est voilée d’une buée d’or rose à peine perceptible, mais elle atténue et infinise chaque flot. Pas de houle, une vibration colorée, diffuse. On glisse. Le moteur lui-même semble silencieux. Le clou de la journée, c’est le « padre », barbu, décoré et botté, qui a gagné à la tombola une paire de bas de soie et une boîte de poudre de riz.
JUNGLE
Ce soir, le Tentateur est couché dans sa cabine. Il a le visage des mauvais jours. Je vais m’asseoir près de lui. L’odeur chaude de la jungle fermente entre les quatre murs blancs. Pas un souffle d’air par le hublot. Il parle :
« Je n’ai jamais été aussi heureux que dans le Bois. Le Bois, c’est la Jungle de là-bas. J’y ai vécu des heures de fièvre qui valent les plus belles aventures d’amour, — celles que je n’ai pas connues. Vous êtes un civilisé, vous ! vous ignorez les joies de la forêt, les semaines en pirogue sur les fleuves et les rivières, immobile, courbé sous un ciel de plomb, suivant du coin de l’œil le sillage des caïmans, fidèles compagnons de route ; la marche, le sabre à la main, à travers les lianes et les bambous ; le marécage pourri d’insectes où l’on enfonce jusqu’à la ceinture ; la riche puanteur du Bois après la pluie ; le bond de la pirogue sur les rapides fumants ; la rauque mélopée des pagayeurs dans le soir. Vous ne connaissez pas la nuit sur la Jungle, le silence grouillant de menaces obscures, le frôlement mou des vampires et le cri obsédant du crapaud-bœuf. Et surtout vous ne connaissez pas cette ivresse du danger et de la solitude, l’homme colleté avec le Destin et qui le terrasse.
« La Vie ! c’est dans la Jungle que vous sentez son souffle sur la nuque, et non dans votre Europe hystérique et étiolée. Ah ! c’est une forte haleine et qui pue la charogne. La Jungle est un charnier : hommes, bêtes et plantes nourrissent son humus, et toute cette corruption fermente sous la voûte épaisse des feuilles. Que de fois et avec quelle volupté je l’ai humée, cette tiédeur étouffante de la forêt où se confondaient toutes les odeurs de la création ! Deux aromes terribles dominaient, celui de la semence et celui de la mort : sur chaque branche, dans chaque touffe d’herbes tapie dans le taillis de bambous, sous l’ombrage glauque du manguier ou du mancenillier, je les ai flairés comme un chien sur la piste.
« Si vous franchissez le seuil de la Jungle, vous toucherez de votre paume le mystère chaud de l’existence.
« Des fruits éclatants pendent aux branches : ils sont empoisonnés. Des fleurs veloutées comme des prunelles et désirables comme des sexes palpitent dans l’ombre ; elles vous tuent.
« Des mouches irisées comme des pierreries vous pourrissent d’ulcères. Les racines de plantes nourricières donnent la mort. La mort infatigable hante cette inépuisable fécondité.
« J’ai vécu sous le Tropique, au cœur fumant de la terre, j’ai parcouru les mers grouillantes de poissons venimeux, de squales et de méduses corrosives, ces mers langoureuses qu’enflent de brusques et sauvages raz de marée ; ces îles où des volcans sommeillent, encapuchonnés de nuages ; ces vastes fleuves dont les limons jaunissent l’Océan.
« Maintenant j’ai choisi une autre Jungle ; mais je regrette la vraie. »
LA DÉSIRADE
Les douze jours de la grande traversée s’achèvent. Douze jours de plein ciel. Journées radieuses sur le pont : somnolences dans le bleu. Un poisson volant pique son clair d’or au creux d’une vague. Une douce hypnose fixe l’esprit. Le monde, autour de nous, est si lisse, si rond qu’on voudrait le caresser avec la paume de la main.
Sur le paquebot, un petit univers se crée qui se déplace suivant la ligne éternelle de l’horizon. Le temps et l’espace sont abolis.
Le paquebot est un royaume d’illusions. La traversée est une magicienne. Les mirages surgissent. Leurs édifices illusoires s’éclairent d’une lumière d’éternité.
Pourquoi la traversée s’achève-t-elle ? Ne glisserait-on pas toute la vie, dans cet azur absolu ?
Et pourtant elle s’achève !
Une longue pellicule grise apparaît à l’horizon ; une mince buée verte, très pâle sur l’eau. Une terre !
La Désirade !
Les navigateurs de jadis t’ont baptisée d’un beau nom, île tant attendue. Mais nous aujourd’hui, nous rêvions d’un désir qui n’atteint pas sa fin, d’un navire qui jamais ne trouve d’escale, d’un voyage sans terme. O Désirade, que nous te désirions peu lorsque sur la mer s’inclinèrent tes pentes couvertes de mancenilliers !