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Le pot au noir

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IV
AU PAYS DES CARAÏBES

MER DES CARAÏBES

Mer des Caraïbes ! Les vaisseaux de Colomb ont ouvert de leurs étraves ses flots vierges. Elle a vu les caravelles des conquistadores et les bricks des négriers ; elle a bercé les rêves fabuleux des chercheurs d’aventures et les rêves cruels des marchands de chair humaine ; elle a balancé sur ses longues vagues glauques les galions des Espagnols, lestés de l’or du Pérou, et les trois bons navires d’Honfleur, la « Marie », la « Fleurie » et la « Bonne Aventure », qui mirent à la voile pour le Brésil en l’an 1541. Elle a vu la naissance, l’apogée et la ruine de la puissance espagnole, le lustre et le déclin de cet empire sur lequel le soleil ne se couchait pas ; peut-être a-t-elle englouti les derniers enfants de ces Caraïbes exterminés par les hommes de Charles-Quint et de Philippe II, dont la mémoire s’enorgueillit du massacre d’une race entière ; elle a vu la course rapide du corsaire sous le vent, les abordages, l’incendie des navires chargés de richesses, elle a étouffé le cri suprême des hommes partis vers l’éternel mirage de la Toison d’or ; elle a fait rendre aux pillards les trésors violemment acquis et leur a fermé la bouche, pour toujours, d’une poignée de sel. Elle est la grande indifférente, étalée sur les crimes et les héroïsmes engloutis, sur la destinée misérable des hommes. Les découvertes des voyageurs illustres, le trafic des plus riches armateurs n’émeuvent pas sa sérénité. Elle est la mer toujours calme, toujours bleue, traversée parfois d’un rapide cyclone, terrible dans sa colère, mais bientôt apaisée et déroulant à l’infini la chevelure de ses vagues.

Qui n’a pas connu l’ivresse de ses nuits ne connaît pas la beauté du monde ! Quel voyageur n’a pas subi le vertige des lames phosphorescentes, de ce ruissellement d’émeraude, de ces trésors brassés et rebrassés, de ce gouffre tour à tour lumineux et sombre ! Chaque goutte d’eau éclaboussée de l’hélice étincelle comme une prunelle de serpent. Si je fixais trop longtemps mes yeux sur ce bouillonnement d’écume bleuâtre, sur ces moires traversées de frissons et de gonflements, sur cette lascivité furieuse de l’eau, je ne pouvais plus détacher mes regards et il me venait une folle envie de me rouler dans cette écume.

Que d’heures j’ai passées ainsi, assis au gaillard d’arrière, contemplant ce monde muet, la mer creusée de lueurs, ondulant de toute sa masse fluide amorphe comme une substance de genèse, matrice et palpitante de la vie, sous un ciel pur, irradié de lune, où l’œil ne saisit plus ni limites ni profondeur.

Mer des Caraïbes ! Nuits tropicales où la Croix du Sud rassemble autour d’elle un cortège d’astres étincelants, immense paix de la mer où se recueille la splendeur du monde, où l’on sent la vie universelle pénétrer en nous et nous dissoudre, nuits tropicales, nirvâna étoilé, aujourd’hui visions évanouies !

Tant que mes yeux resteront ouverts, ils garderont l’image de ces choses qui ne passent pas — aussi vite que nous, du moins.

QUELQUES CORSES

A l’aube, une terre est en vue. Par le hublot on distingue une ligne de montagnes, le Venezuela, lorsque le soleil se lève sur le port peu fréquenté de Carupano.

C’est un petit port rouge, au pied de hautes montagnes ravinées recouvertes de plantes tropicales fort sombres et sur lesquelles pèse une couronne de nuages épais. L’eau matinale est rose. Tout autour du bateau, des pélicans pêchent. Les uns s’ébrouent, prennent leur vol ; leur bec est énorme, leurs ailes crochues et les pattes plongent droites. Cela fait une silhouette raide et grotesque d’oiseau antédiluvien. Ils dessinent ainsi une sorte de Z. D’autres glissent peu au-dessus de l’eau, cherchant leur proie. Quand ils l’aperçoivent, ils tombent à pic, le bec perpendiculaire à l’eau, lourds comme des oiseaux de plomb. La pêche faite, ils se dandinent, posés sur la mer, pareils à des canards.

Au bout d’un appontement de bois, s’alignent sur la rive des maisons éclairées par le soleil levant. Le canot de la Santé accoste. On abaisse le pavillon jaune. Un petit homme rasé, fade, à la peau rosâtre et muni de lunettes, s’entretient en anglais avec le commissaire. Sur la passerelle, des canotiers métis, coiffés de chapeaux pointus à la mode des Mexicains.

Dès huit heures la chaleur est accablante. L’eau miroite cruellement sous le soleil. Dans la chaloupe qui nous conduit à terre, un perroquet. Sur le débarcadère, des mulâtres et des métis, vigoureux, l’air de bandits mexicains, portent des perroquets sur l’épaule. Un vieux Corse, au teint de brique, nous reçoit. Il m’offre d’attendre ici le « Costanera » qui me conduira jusqu’à la Guayra.

— Mais, ajoute-t-il, il faudra peut-être demeurer huit jours ici. Et dame ; ce n’est pas drôle. Le mieux serait de prendre une bonne dose d’opium et de dormir tout le temps. Si vous voulez bien venir chez moi, vous y trouverez de la musique et de la poésie.

De fait, la poésie semble fort goûtée sur ces rivages désolés. Le petit-fils du vieux Corse est rédacteur en chef du Phare de l’endroit. Il me fait lire des sonnets du meilleur poète de Carupano et me demande ma collaboration. C’est un joli garçon, élégant, très décolleté. Il me conduit en automobile à travers l’unique rue de la ville. Une longue rue bordée de maisons à un seul étage, en crépi rose. Sur les portes, des femmes en mantille et des fleurs dans les cheveux. Les hommes, au contraire, ont un air brutal et dur, de grosses lèvres, des visages mal équarris.

Sur ce littoral torride, privé de communications terrestres avec le reste du pays, quelques Corses ont débarqué un jour, en sabots, ou même pieds nus. Ils s’y sont incrustés, tenacement, et ces hommes sont maintenant les maîtres du trafic. L’un d’eux possède une grande partie du littoral. Tous ont de nombreuses familles. Ils ont vécu dans la solitude, entourés de nègres et de métis, à plus d’un mois de navigation de leur terre natale, tout entiers à leur âpre labeur, mettant de côté sou par sou, peu scrupuleux en ce qui touche les droits de douane ou le poids des marchandises, avides, bornés, sans autre désir que d’accumuler de l’or et de la puissance. Ils ont eu à vaincre le climat, l’hostilité de la population, les rigueurs et les exactions d’un gouvernement peu délicat sur le respect de l’homme et du citoyen. L’intrigue, les complots, un machiavélisme subtil et de tous les instants, telle est la vie dans ces ports du Sud-Atlantique où vivent, isolés du monde, quelques centaines d’hommes obstinés et cupides. Les Corses ont tenu ; ils tiennent partout. Comme les huîtres qui s’attachent au rocher et se confondent avec lui, ils se sont rivés à cette terre dont ils ont pris la couleur et les costumes. Ils sont plus indigènes que les indigènes et rares sont ceux de leurs enfants qui, à l’âge venu, s’en sont allés rejoindre les casernes de la métropole. Acheter et vendre ! Toute leur existence tient en ces mots. Pas une spéculation ne leur échappe. L’usure emplit leurs coffres. Le prêt sur hypothèque tend autour d’eux un filet qui ramène de l’or, des plantations, des maisons et du bétail. Le vieux Corse débarqué il y a trente ans, rouge et rugueux comme la pierre du pays, resté robuste à force de sobriété, économe jusqu’à l’avarice, dur pour lui et pour les autres, sordide dans sa mise, ennemi de tout luxe, soutient de son échine puissante l’armature de la maison. Il sait déjouer toutes les embûches, parer à toutes les perfidies, Dieu sait s’il s’en trame autour de sa caisse. Il a conservé la maison des premiers jours, l’humble patio ; il vit de rien. Quand il s’écroule il arrive que l’édifice s’écroule aussi.

Un couple de Corses débarqua, il y a quelques années, à la Martinique. Ils avaient voyagé pour rien, l’homme lavant la vaisselle, la femme cachée à bord. Pour descendre à terre sans qu’elle fût aperçue, l’homme mit sa femme dans une malle vide. Ils parcoururent les Iles à pied, en colporteurs, vendant des crayons et du papier. Ils refont aujourd’hui dans une 40 HP les mêmes chemins où jadis ils trimardèrent.

La perspective de coucher à l’hôtel Victoria, dans une chambre en sous-sol, grillagée de barreaux énormes, me fait écarter tout projet de séjour. Le soleil tape dur sur les rochers. Et cette bourgade rouge, poussiéreuse, allongée le long de la mer, sans arbres, sans végétation, donne une impression d’insécurité et même d’hostilité. Quand nous avons passé tout à l’heure, dans la rue, un enfant nous a lancé un morceau de bois qui m’a effleuré le visage. Les hommes devant leurs portes ont l’air de brutes. On sent dans cette chaleur et cette solitude bourdonner toute une ruche de cupidité, d’avarice, de haine. Ce noyau humain perdu, au bord des mers, au pied de ces montagnes abruptes et désolées, semble enclore en lui toutes les tares de la civilisation et toutes les férocités des instincts primitifs.


Malgré la proposition que me font mes hôtes d’aller voir « Les Deux Sergents » ce soir, au cinéma, je file à bord, décidé à ne plus en descendre. Délices de reprendre la mer. Je m’installe sur la passerelle de quart, vent debout. La côte décroît, s’efface, avec ses plans superposés de montagnes voilées de nuages, sauvage, grandiose ennemie.

PROFIL

Le « Columbia », poussé par le jusant, tire sur ses amarres dans la rade de Fort-de-France : s’embarquer sur un nouveau navire, c’est tout un changement d’univers.

Le soleil se couche. Entre deux masses sombres de nuages, la lumière fuse en deux immenses cornes d’or. D’autres nuages, violets et or, s’amassent au-dessus de la vieille forteresse. Les pitons du Carbet baignent dans une brume légère. Au-dessous, la ville s’irradie d’une clarté d’ambre. Les cloches sonnent à toute volée.

Des voiliers se balancent sur la mer plate. Déjà les fanaux des navires s’allument dans la rade. Une barque glisse sans bruit, avec sa voile carrée très pâle dans l’ombre, glisse comme une pensée, sur l’eau immatérielle.

Des coups de sifflets. Un ronronnement de moteur. L’hélice fait bouillonner l’eau au-dessous de moi. Une brise fraîche me souffle au visage. On largue. Dans le carré des officiers, un phonographe nasille « Cavalleria Rusticana ». La ligne noire des volcans se détache sur une bande transparente de nuages. La lune apparaît au haut du ciel ; elle est mince et plate comme une pastille trop sucée. La sirène annonce qu’on a franchi la passe ; c’est maintenant le large, la nuit, la douceur un peu fiévreuse du départ. L’hélice trace un sillage bleuté, scintillant d’écailles phosphorescentes. Tout là-haut, dans l’habitacle, une ampoule s’allume. Le profil du capitaine, baigné d’or, se penche sur une feuille blanche, dans sa cage électrique.

AMERICAN SHIP

On m’a dit : « Vous avez bien raison de prendre un bateau américain. Le pavillon étoilé est le seul qui soit respecté dans ces parages. — Voyez-vous, Haïti, la Jamaïque, Saint-Domingue, toutes ces îles où tout était français, il y a dix ans, aujourd’hui il n’y en a plus que pour les Yankees. Les Vénézuéliens eux-mêmes les craignent et les accueillent. A Cap-Haïtien, où jadis tout se réglait en bonnes vieilles « gourdes », le dollar est roi. La mer des Caraïbes, aujourd’hui, mon cher, c’est la Méditerranée américaine !… »

Le « Columbia » est un cargo mixte de la « Columbia South America Company ». Il va de Fort-de-France à la Nouvelle-Orléans, par la Guayra et les Grandes Antilles. Deux mille tonnes. Marche à l’huile lourde. Chargement de bois de construction. Equipage américain, sauf deux ou trois Anglais et un maître d’hôtel irlandais, rouquin, véritable Patrick. Un capitaine tout jeune, blond, rasé, bon enfant. Des officiers qui enlèvent volontiers la casquette d’uniforme et la tunique galonnée pour se mettre en bras de chemise et pantalon de flanelle.

Tout l’avant du navire est occupé par des madriers. Le gaillard d’arrière est aménagé en fumoir et petit salon. Phonographe, naturellement. Les cabines au centre, sur deux cursives, spacieuses, blanches, sans aucun autre ornement qu’un ventilateur électrique, qui ronflera toute la nuit, car il fait une température d’étuve.

Deux tables, une pour les officiers, une pour les passagers et le capitaine. D’ailleurs, une fois le lunch ou le dîner sonnés, chacun vient et s’en va quand il lui plaît. L’Irlandais apporte tout à la fois. La liste des plats est interminable, depuis la « dark soup » jusqu’au « chicken pie » et à l’« hominy ». Pour boire, un filtre et de l’eau glacée. L’Amérique est impitoyable pour l’alcool. Aussi, par précaution, a-t-on embarqué discrètement quarante caisses de madère, chartreuse, whisky et champagne. Le soir, le capitaine nous convie gracieusement dans sa cabine pour sabler une coupe, tandis que le phonographe joue « Three pigs on a way » et que le cargo ouvre sa route phosphorescente sous les étoiles.

Le matin, sur le pont tout blanc de soleil, règne la bonne odeur des pâtisseries chaudes, des galettes du breakfast.

La mer arrondit sur l’horizon nacré, où se dégradent des bleus, des roses et des verts immatériels, un cercle vaste et parfait. La cuve est remplie jusqu’aux bords et bien plate. Des goélands criards, pareils à des flocons d’écume, s’ébattent autour du navire dont l’étrave ouvre un sillage d’émeraude. Trois oiseaux blancs, très loin, à ma droite. Ils volent sur une même ligne, se baissant et se relevant tour à tour. Joie de vivre. Joie de bleu éperdu. Joie de l’espace. Mais, chaque quart d’heure, une horloge tinte d’un battement sec, métallique. Une autre lui répond à l’avant, plus grave.

DON PEPE

J’oublierai difficilement sa silhouette, celle des derniers jours de notre commune traversée. Je le revois, arpentant le pont, ou debout à l’avant dans son long mac-farlane à collet bordé de velours noir, avec son visage émacié et grave de moine, son nez courbe, son menton aigu, son teint hâlé ; sec et droit dans les rafales, ce vieux Basque coureur de pays. C’est l’image qui me reste dans la rétine et c’est celle-là que je garderai. Car la première image que j’ai eue de lui, avant de le connaître, elle est insignifiante et même un peu désagréable : je le pris pour un frère défroqué.

Nous fîmes connaissance sur le « Columbia » ; le cargo nous portait à la même destination. Le soir de l’embarquement, nous nous trouvâmes face à face, à table, seuls à parler français, et ne parlant guère, d’ailleurs. Nous nous informâmes poliment du but de notre voyage. Il se rendait à la Guayra pour gagner ensuite Caracas et de là pousser en automobile, par huit cent kilomètres de routes à peine tracées, jusqu’à San Fernando de Apure, cité chaude et fiévreuse où l’on trafique de beaucoup de choses et en particulier de plumes d’aigrette. J’estimai à sa mine que Pepe Elissabal — c’est ainsi qu’il se présentait — devait avoir appartenu à quelque ordre missionnaire et jeté le froc aux orties. Il me confessa qu’il était Basque, qu’il avait quitté son pays à l’âge de dix-huit ans et que son seul rêve était d’y revenir. Nous ne nous entretînmes pas plus longtemps ce soir-là, car la solitude irradiée de lune dont on jouissait sur le gaillard d’arrière m’attirait plus que n’importe quelle conversation.

Je retrouvai mon Basque, le lendemain, roulant une cigarette sur le pont et baragouinant en anglais avec le maître d’hôtel irlandais. Il vint à moi, m’offrit un « papelito », ce qui sans doute, de la part de ce taciturne, indiquait une sympathie naissante. Au crépuscule, nous étions amis. Il me promit de me retrouver à Caracas, au retour de son voyage, et de me porter quelques-unes de ces précieuses « crosses » qu’il allait chercher si loin.

« C’est un dur métier, me dit-il, que celui de chercheur d’aigrettes — mais qui nourrit son homme. Seulement voilà. Il faut passer cinq ou six mois dans un sacré pays, pourri de fièvre et d’humidité, manger de la viande coriace, fréquenter un tas de chrétiens plus ou moins douteux, et payer tout ce joli monde, sans y regarder, sinon vous êtes bouclé en vingt-quatre heures, mis aux fers et oublié dans un cachot, jusqu’à ce que la magnanimité d’un général ou d’un colonel veuille bien se souvenir de vous. Quelquefois — diable ! — ils ont la mémoire courte. La première fois que Je suis arrivé à San Fernando, je me suis demandé comment diable je pourrais vivre dans cette « posada » nauséabonde et il me venait une furieuse envie de prendre mes cliques et mes claques. Là-dessus, un policier survint pour me réclamer le montant de ma taxe de séjour, deux piastres. Deux piastres pour le droit de respirer le mauvais air et d’être piqué par les moustiques indigènes, je trouvai cela cher et ne déguisai pas ma pensée. Mais mon hôte, qui était de bon conseil, me tira par la manche et me chuchota : « Payez, don Pepe, payez, c’est plus sage ». Je payai et, le lendemain, fus rendre visite au général qui commandait la région — car là-bas, vous savez, tout est plus ou moins militaire. Il m’accueillit aimablement et je lui proposai une petite commission sur mes affaires, s’il voulait bien protéger un aussi humble serviteur. Il accepta avec dignité et me congédia paternellement. « Je sais, don Pepe, me dit-il, que vous avez exactement payé la taxe de séjour. Vous avez fort bien fait. Car vous devriez aussi payer une taxe de cinquante piastres pour le droit de commercer dans cette région. Il va sans dire que je vous en dispense. » Nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde et je commençai à y voir clair sur les directives de mon négoce et l’art de converser avec les personnages officiels.

« Les plumes d’aigrette, c’est une richesse qui vous tombe du ciel, mais encore faut-il se trouver à l’endroit où elle tombe. Une législation sévère interdit de tuer ces oiseaux et permet seulement de ramasser les plumes. Inutile de dire qu’il y à pas mal de coups de fusil qui s’égarent. Les aigrettes arrivent en foule, dans les plaines, lorsque se termine la période des inondations. Ah ! monsieur, c’est vraiment une belle chose à voir. A croire que la neige est tombée toute la nuit, lorsque le jour se lève, sur des kilomètres et des kilomètres de plaine entièrement recouverte par les hérons et les aigrettes. Les arbres sont tout blancs de plumages. Quand les oiseaux ont épuisé toutes les nourritures du sol humide, ils repartent en immenses volées, laissant à terre des milliers et des milliers de plumes.

« Bien malin celui qui trouvera le moyen de plumer les aigrettes sans les tuer. Il y a longtemps que je cherche et j’ai trouvé un système, d’ailleurs pas pleinement satisfaisant, voici : le héron ou l’aigrette sont attirés par tout ce qu’ils voient de blanc. Je fabrique de gros cornets de papier que je pose à terre. L’oiseau pique droit dessus et enfonce son bec dans le cornet. Il ne peut le dégager et file perpendiculairement vers le ciel, comme un éclair, monsieur, ahuri par cet instrument ; tout d’un coup il retombe à terre et demeure là immobile, le bec dans sa prison de papier. Il ne reste plus qu’à lui prendre ses plumes. »

Don Pepe croit aux trésors. C’est un chercheur infatigable. Il croit à l’or et aux diamants enfouis par les Indiens. Il connaît une cachette.

« Au milieu de l’Orénoque, me dit-il, se dresse un énorme bloc de rochers, haut de plusieurs centaines de pieds, une véritable forteresse, dans le genre du Pain de Sucre de Rio de Janeiro. On l’appelle le Rocher du Trésor. Du temps où les Espagnols parcouraient ce pays qu’ils venaient de découvrir, en quête de l’Eldorado, ils pénétrèrent dans le Cerro Sipapo et trouvèrent des tas d’or et de pierres précieuses, qu’ils dérobèrent, bien entendu, aux Indiens Guajibo, propriétaires de ce domaines. Mais les Indiens firent rebrousser chemin à leurs hôtes malhonnêtes. Traqués, désespérés, les Espagnols s’établirent sur ces îlots de rochers, grimpant avec des crampons de fer pour atteindre le sommet. Ils soutinrent ainsi pendant des semaines le siège des hordes indiennes, qui, la saison des pluies venue, se retirèrent dans les montagnes. Les Espagnols finirent eux-mêmes par quitter leur refuge en enlevant derrière eux les crampons dont on peut encore apercevoir les traces. Mais ils abandonnèrent leurs trésors, craignant d’être poursuivis, et dans l’espoir de retourner les prendre. Ils ne sont pas revenus, monsieur, et les fabuleuses richesses des Guajibo sont encore ensevelies dans le roc. Et ce n’est pas la seule cachette, je vous assure. Je n’entre pas dans une vieille maison, sans frapper au mur, pour voir s’il sonne creux. »

Don Pepe a des manières ecclésiastiques. Il se frotte les mains comme un prêtre. Il est un peu dur d’oreille. Une pointe d’ail dans son accent. Ses vêtements ne semblent pas faits pour lui ; il porte du linge effiloché, une cravate hideuse, piquée d’une fort belle perle. Le visage mal rasé est osseux et long ; les yeux, petits, brillent d’un éclat très vif. Il est marié et quand il parle de sa femme, il dit : « Madame ».

« Il y a trente ans que je roule par ici, me dit-il. J’ai fait la Colombie, le Venezuela, la Bolivie, le Chili, le Pérou, l’Uruguay. J’ai traversé les Andes à pied en suivant le ballast. Tout le monde me connaît, à Caracas, à Porto Colombia ou à Ciudad de Bolivar. C’est « don Pepe » par ici, et « don Pepe » par là. Ah ! j’en ai fait des lieues à pied, en canot, à cheval. De durs pays, monsieur, je vous assure. La chaleur, la fièvre, les moustiques, et les hommes, surtout. Deux choses à ne jamais oublier : sa quinine et son browning. »

Tout le jour, sur le gaillard d’arrière nous sommes restés côte à côte, notre conversation rompue de longs intervalles de silence, les yeux fixés sur le chemin de l’hélice, environnés de bleu de toutes parts. Cet homme, à la fois doucereux et âpre, me répugne un peu et m’attire. Il y a en lui de la ruse, de la force et de l’aventure. Je le reverrai.

LA ROUTE DE L’ABIME

Neuf heures du matin. Un officier hisse au misaine une flamme orangée avec ces lettres : N. O. U. S. A., à l’arrière le « stars and stripes », à l’avant un pavillon étranger, jaune, bleu et rouge semé d’étoiles blanches : le drapeau du Venezuela.

Une sombre ligne de montagnes apparaît sur l’horizon. Les nuages qui recouvrent leurs cimes donnent l’illusion de la neige. On distingue un chaos de rocs et de ravins et, tout au ras de la mer, minuscules, des points blancs et roses : la Guayra.

Peu à peu les couleurs se dégagent. Le vert et le rouge dominent. Les derniers rameaux des Andes déroulent jusqu’à la mer leurs formidables escarpements, leurs croupes abruptes, hérissées de cactus et d’aloès. Le Naiguata apparaît de plus en plus torturé, crevassé, gigantesque et tout fumant de vapeurs blanches qui glissent entre de profondes rides de rocaille rouge.

Le port déjà embrasé de lumière. Les maisons ocre semblent vibrer. Un rayonnement de fournaise ardente baigne les rochers couleur de sang. Un voilier vacille comme une flamme blanche sur l’eau…

— Au revoir, me dit don Pepe, vêtu de sombre à la manière des élégants du Tropique.

Je dis adieu au cargo dont la peinture s’écaille.

Mes bagages se dispersent au gré d’hommes noirs vêtus de bleu ou de blanc, coiffés d’une casquette. Quelques perroquets, naturellement. Un gros charbonnier hollandais, accosté à quai, vomit de l’eau et de la fumée. Par miracle, mes bagages et moi nous nous retrouvons dans un petit train vert à crémaillère — le rapide de Caracas.

Le petit train longe d’abord la mer bordée de hauts palmiers, puis la montée commence sous une voûte de verdure.

Un prodigieux horizon marin se découvre tout à coup. Le rivage aux palmiers frangé de vagues lumineuses, le port, une immensité bleu pâle, fondue avec le ciel, et déferlant vers la mer un chaos montagneux, un océan figé aux lames rouge sang.

Ensuite la Sierra. De profonds ravins tapissés d’une sombre verdure. Des croupes marbrées de rouge. Des plantes grasses, épineuses, hérissées le long de la voie. On fait halte sous d’épais ombrages. L’air est plus vif ; la poitrine, oppressée depuis des mois par le Tropique, se dilate.

La voie surplombe des abîmes. Elle suit les sillons de la chaîne, serpente à travers cette ossature puissante, minuscule cordon d’acier. Par instant, à des centaines de mètres au-dessous de nous, dans une faille gigantesque et rouge, un triangle émeraude : la mer. Le train, poussif, s’agriffe à la roche, plonge dans une sombre gorge, revient à la lumière et s’enfonce de nouveau dans un monde titanique et farouche.

LA MAISON CLAIRE

La voiture s’arrêta à grand’peine dans une rue en pente, au bout de laquelle une église, toute rose de crépuscule, dressait ses deux tours sur le profil noir de la montagne. Les chevaux glissèrent sur le pavé et manquèrent de s’abattre. De la maison, je ne vis qu’une grande porte cochère, un mur, une fenêtre grillée. Je pénétrai sous une voûte que fermait une seconde porte. Mon coup de sonnette retentit très loin, il me sembla que la vibration traversait de grands espaces. J’attendis longtemps. Un petit guichet s’ouvrit dans la porte, un visage sombre glissa comme un nuage. J’entrai.

J’avais navigué de longs jours, je venais d’une terre où le cœur de l’homme ne peut s’épanouir, j’avais subi l’accablant soleil, la viscosité des pluies chaudes, la fièvre, l’égoïsme bavard et satisfait des compagnons, le voisinage continuel de la servitude et de l’abjection. J’étais las ! j’enfermais en moi une grande amertume, la lassitude d’avoir trop vu et trop senti. Et puis, soudain : l’oasis.

Je me trouvais dans un patio dallé de mosaïque, fleuri de plantes vertes et encadré de colonnes légères et blanches. En levant la tête j’aperçus une terrasse ajourée et, au-dessus, un carré de ciel crépusculaire, d’un vert très pâle, et transparent comme une eau. Pas un bruit du dehors ne parvenait jusqu’à cette cour intérieure, puits de lumière et de silence. Il régnait là une paix semblable à celle d’un monastère, mais d’un monastère qui n’eût pas exclu de délicates voluptés. Une gerbe de lis et quelques tubéreuses dans l’ombre répandaient un parfum dont toute la vaste maison andalouse s’imprégnait.

Un domestique noir me conduisit près de mes hôtes. L’amitié m’accueillait dans cet asile de repos. La chambre qui m’attendait ouvrait sur un autre patio, plus petit. Des roses s’inclinaient, sur ma table ; les cigarettes étaient préparées, pour le songe, ainsi que de belles feuilles de papier, pour le travail. Le jour décroissait et le patio se remplissait d’ombre. J’étais seul, enveloppé d’une douceur qui m’enivrait jusqu’au fond de mon être ; autour de moi, tout était propre, élégant, raffiné — chaque chose portait la marque d’une présence affectueuse et attentive. Ici, l’air était léger, je ne sentais plus sur mes épaules cette chape étouffante de la chaleur tropicale ni le manteau plus lourd encore de la solitude. Les roses embaumaient. J’enfouis mon visage dans leur fraîcheur satinée et je crois bien qu’une larme demeura entre leurs pétales.

Des jours lumineux et calmes se sont écoulés dans le silence de ces murs.

Il y avait des divans recouverts de précieuses soieries anciennes et de broderies chinoises. Des arums aux pétales de cuir blanc et parfumé languissaient dans des vases de métal sombre. Les corolles des lis exhalaient des volutes de senteurs qui se déroulaient à travers les appartements et traînaient encore, la nuit, dans le patio, soulevées par la brise. Wagner, Debussy, Duparc, attendaient sur le piano qu’une main familière les feuilletât. Et souvent le soir une voix montait, dénouant la mélodie, tandis que, de la pièce aux lumières étouffées et soyeuses, je contemplais la nuit tendue entre les arcades blanches de la terrasse, comme un sombre rideau de velours, pailleté d’astres.

Maison de l’éternel été ! Au matin, le patio de mosaïque étincelait. Un large velum d’azur reposait sur la corniche de pierre. Les plantes balançaient leurs palmes dans le ruissellement de la clarté. Et toujours c’était la même immuable splendeur, les calices immaculés des lis et des arums, l’ascension de l’astre dans le ciel arrondi comme une voûte de porcelaine, l’ombre grandissante des montagnes sur la terrasse.

De cette terrasse, on apercevait quelques toits, des clochers, un palmier, mais les bruits de la ville ne nous parvenaient pas. Un cirque de montagnes étranges la dominait, des montagnes farouches et dénudées qui prenaient, à la nuit tombante, les plus précieuses teintes de décomposition. Elles se moiraient d’ombres violettes, de grandes traînées verdâtres, chatoyant de tous les dégradés du bleu. Peu à peu, les ravins se comblaient, les brutales aspérités du roc s’effaçaient ; toutes les surfaces devenaient lisses, s’allongeaient comme des lames immobiles au pied d’un ciel où s’ouvraient encore à l’ouest de grands lacs transparents et orangés. Des vautours planaient, décrivant de lents cercles sur fond d’or, et parfois l’un d’eux nous effleurait de son vol. A l’est, la nuit se tassait compacte, au-dessus des jardins. Une cloche d’église tintait. Une lampe, brusquement éclose, prononçait que le jour — un de ces jours lumineux et calmes, ô maison claire ! — était fini.

Alors la nuit tropicale s’emparait de la maison ; elle baignait le patio d’un rayonnement bleu où montaient les fûts des colonnes ; elle caressait les plantes qui bruissaient comme des présences invisibles ; elle traînait de longues rafales tièdes chargées du pollen des lis. Dans la profondeur du ciel palpitaient des multitudes d’astres, d’un éclat inconnu aux plus chaudes nuits de l’août européen. Leur confuse et tremblante lueur venait effleurer dans les vases les gerbes aux parfums obscurs, les gerbes oubliées d’un jour…

La maison claire ! La chaîne des heures se déroulait dans une égalité dorée, dans un chaud loisir, tel que peu à peu la vie intérieure se dépouillait de regrets et de désirs, se cristallisait autour du présent. La hâte de vivre, qui enfièvre nos cités d’Europe, disparaissait devant la magnificence continue de ce ciel tropical et cette végétation qui ne connaît ni le printemps, ni l’automne. A quoi bon désirer ? A quoi bon courir après l’insaisissable ? Je n’éprouvais aucune envie de franchir le seuil de la maison, de me mêler à la foule turbulente des rues. Ici était la paix. Ici était toute la richesse du monde : ce rayon d’ombre jaune qui coule sur la pierre, ce palmier solitaire et le son d’une voix amie comme le chuchotement d’une source dans le silence.

LA VILLE DES ÉGLISES, DES LIS ET DU CLACKSON

Caracas, dans la lumière du matin, flambe de rose, d’ocre et de rouge, au pied des montagnes graves. C’est une fête de clarté que les maisons irradiées de soleil, se détachant sur un ciel lisse et d’un bleu léger. Le rouge domine, intensifié encore par le vert sombre du feuillage.

La ville, nichée dans un vallon cerné de pentes abruptes, escalade les versants. Les rues dégringolent à pic pour le plus grand malheur des somptueux équipages, si chers à la vanité des habitants. Elles sont bordées de maisons basses aux teintes claires ; ce crépi tendre vert et rose donne à la ville ce faux air de station balnéaire, que possèdent d’ailleurs la plupart des cités tropicales. C’est une ville toute neuve et pourtant très vieille. Les conquistadores y bâtirent des églises, des couvents et des palais. Mais les tremblements de terre ont détruit tous les vestiges de la conquête. Il y a encore des tas de couvents, d’églises et de palais pour le gouvernement et l’université, ceux-ci d’un style architectural indéfinissable, mais pompeux à souhait.

Les rues, étroites et sonores, grouillent d’une foule bigarrée où dominent le mulâtre et le métis. De nombreuses boutiques, des banques et des bars. Les femmes du peuple, noires ou blanches, portent la mantille et des robes voyantes. On voit de fort jolies filles, le réseau de dentelle noire sur les cheveux blonds — à la sortie de l’église, le dimanche. Passe un cavalier métis à cheval sur sa mule, les pieds enfouis dans de larges étriers à la mexicaine. Un groupe d’officiers, devant le coiffeur élégant ou le café à la mode, dévisagent les femmes. Ils sont vêtus de « feldgrau » à l’allemande, casquette plate et tunique grise à parements et pattes d’épaule. Ils recherchent sans succès la raideur germanique dans l’allure. Les jeunes « cadets » en uniforme bleu, aux cols étroits, aux ceinturons blancs, apprendront à faire « le pas de l’oie » avant de commander aux troupes du président, composées de nègres, de métis et surtout de ces montagnards intrépides et féroces, les « Andinos », fidèles soutiens du pouvoir, jusqu’au jour où ils le renversent. A chaque coin de rue, un agent de police, le plus souvent déguenillé, coiffé d’un haut casque bleu, une matraque à la main. Ici règne la police. On vous demande votre nom à peu près chaque fois que vous montez dans le tram. C’est une institution à laquelle le gouvernement accorde tous ses soins. Il solde un nombre formidable d’espions, mâles ou femelles, crainte des révolutionnaires et par un louable souci de maintenir l’ordre qu’il a établi.

Pas mal de prêtres et assez crasseux. Une petite mulâtresse porte un panier sur sa tête et crie d’une voix rauque « Pan d’huevos ! Pan d’huevos ! » Sur le marché aux fleurs, où s’entassent les lis, les arums et les glaïeuls rouges, des marchands exhibent dans leurs cages des oiseaux de contes de fées, des oiseaux bleus, verts, rouges.

Sur la place Bolivar — car tout ici est « Bolivar » comme tout est « Garibaldi » en Italie — un orchestre joue des airs sautillants. La place est dallée de mosaïques ; aux arbres pendent des orchidées mauves. On y voit des gens du peuple en vêtements blancs et des gens distingués vêtus de sombre. On voit même des personnages en redingote et chapeau de forme. Le vieux gibus fleurit sous les Tropiques, car il est de bon ton ici de mépriser le soleil — qui se venge quelquefois. Le vulgaire s’habille de toile, mais l’élite se plaît aux chaudes étoffes. C’est une vieille tradition, et déjà au XVIIe siècle un chroniqueur signalait le ridicule des Caraquenais qui portent pelisses et manteaux par la canicule.

La vanité est un des traits dominants de ce peuple. Dans cette ville aux rues raides et aux pavés glissants, c’est un luxe d’équipages inutiles, piaffants et pétaradants, de cochers nègres en lévite bleue, culottes jaunes et bottes à l’écuyère. Le royaume du bruit. Claquements de fouets, galopades de chevaux lancés à toute vitesse et surtout — suprême invention de l’esprit américain — le clackson. Les autos, très nombreuses, sont toutes munies de cet horrible instrument et toutes aboient éperdument, à travers le dédale des ruelles sonores qu’elles emplissent ainsi d’un infernal vacarme.

Les fenêtres des maisons qui donnent sur les rues sont closes tout le jour, ce qui donne à certains quartiers une mélancolique apparence d’abandon. Mais, le soir venu, les fenêtres s’ouvrent. A travers les gros barreaux de fer — importation espagnole — on aperçoit des visages de femmes, en mantille, une fleur rouge à l’oreille, toute la lumière derrière eux. L’étranger ne doit pas se méprendre. La séance de fenêtre est une coutume générale. La pièce où se tiennent les femmes est brillamment éclairée ; on fait étalage de ses meubles ; il faut que tout le monde puisse s’arrêter et admirer. C’est assez souvent la seule pièce de la maison qui soit propre et meublée. Les femmes demeurent ainsi de longues heures aux fenêtres, assises, attendant la visite d’un ami ou d’un fiancé, — on causera à travers les barreaux, lui dans la rue, — parfois isolées, parfois en famille, le plus souvent maquillées et les lèvres fort rouges.

Depuis des siècles elles vivent ainsi, à l’espagnole, éloignées de toute vie et de toute activité, passives, futiles, superstitieuses, bavardes, commérant derrière les grilles. Elles affectent de tourner la tête quand vous passez ou vous toisent d’un regard méprisant. Il n’y a que les courtisanes qui sourient.

Sur chaque porte, on voit une image de la Vierge ou d’un saint, d’affreux chromos. La porte est soigneusement fermée, précédée d’un vestibule, et munie d’un judas. Le moins d’ouvertures possible sur l’extérieur, tant à cause de la chaleur qu’à cause des révolutions.

Et des églises ! d’innombrables églises, la plupart sans style et sans grâce, monuments ornés de lourdes pâtisseries, trop éclatantes, ignorant la patine de l’âge. Toutefois, ce soir, au bout de la ruelle qui grimpe vers sa masse blanche, l’église Mercédès dresse ses tours semblables à des minarets roses sur le chaos violâtre et livide des montagnes. La nuit tombe. Les portes de l’église sont ouvertes et, de la rue, on aperçoit dans l’ombre de la nef le chœur embrasé de cierges. Une foule de pénitentes en mantilles noires descend en chuchotant les degrés du porche. Deux énormes gerbes de lis sont posées sur le seuil. Dans une ombre rougeâtre, le chœur luit de mille lampes. Des parfums de femmes se mêlent à l’odeur lourde des lis. Volupté de ces liturgies crépusculaires, où l’âme créole savoure, sans l’approfondir, un dernier regain du vieil et âpre mysticisme espagnol.

Des couvents de tout ordre. Je me souviens de ce couvent des sœurs de Saint-Joseph de Tarbes, sur la route du Paraiso, où l’on élève de jeunes créoles, d’un grand patio rempli de plantes vertes, et encadré de colonnes rouges. Sur la galerie circulaire, tous les stores étaient baissés. C’était la veille de Noël, et il avait fait très chaud l’après-midi. Cette nuit, les jeunes filles devaient faire la procession et porter, sous les palmiers, la « Virgen Santisima ». La chapelle ouvrait sur le patio ; une ombre favorable atténuait les dorures criardes et les statues d’un goût saint-sulpicien. Les élèves rentraient à l’étuve, vêtues de robes bleues et blanches, des cheveux noirs plaqués sur leurs joues brunes ; elles nous dévisagèrent curieusement. Du jardin, ventilé de brises fraîches, on apercevait les pentes bleues de la montagne. Des palmes bougeaient dans la transparence du ciel. Ce soir-là nous revînmes en voiture par le Paraiso, seule promenade permise à la société. C’est une route assez fraîche d’où l’on voit le jeu des ombres sur les pentes des montagnes et la ville. Au loin, baignées de brumes violettes, des écharpes de vapeur s’enroulaient autour des palmes. Je songeai au petit monde vaniteux, indolent et cupide qui s’agitait un instant au pied de ces monts farouches. Un mirage d’or et de sang envahissait le ciel, noyait les couvents, les églises, les maisons, et jusqu’aux cimes lointaines. A quelques kilomètres d’ici, c’était encore la jungle. Puis nous bûmes un brandy-cocktail à la « India », une sorte de café de province, très doré et très triste.

LE PRESBYTÈRE

C’est un petit village en colimaçon au flanc d’une colline parmi des arbres et des prairies. De loin, il fait sur la verdure une tache écarlate. De près, ses maisons, proprettes et neuves, apparaissent rouge vif, roses et bleues, roses et vertes. L’église est un bloc de corail. De vrais joujoux peints : des lunes noires aux fenêtres. Le padre nous invite ; nous déjeunons au presbytère, sous une véranda rustique. Le padre a emprunté des chaises. Pour tout meuble, il possède une table et deux hamacs. Par contre, son jardinet est fleuri de roses et sur la pergola se noue une vigne florissante. Une très vieille servante, ridée comme un ancien parchemin et l’air un peu d’une sorcière, nous vante les charmes du village : « La campagne, dit-elle, c’est plus poétique que la ville ». Une jeune servante indienne, aux jambes fines et aux deux yeux noirs, l’assiste et nous sert des saucisses embrasées de poivre, de la morue non dessalée et des confiseries au goût d’ipéca. Le champagne — tiédi par le soleil — ne nous dessèche pas la gorge.

Un peintre — qui a beaucoup vécu à Paris — nous régale d’histoires, un peu falotes sous ce grand ciel dur, et nous montre des photos de petites amies qu’il a laissées sur le boulevard. Un hidalgo andalou lui dispute le crachoir. C’est un grand seigneur qui fait de la littérature : « Je n’ai produit, dit-il, qu’une seule œuvre d’imagination, mais je dois dire que c’est le plus beau roman qui ait paru de ce siècle en Espagne ». Il fait à sa manière la philosophie de l’histoire. A propos de la guerre de Cuba : « Mon Dieu, avoue-t-il, elle a eu du bon. C’est la première fois que les Américains se sont rencontrés avec des gentilshommes. » Une dame le complimente sur son gilet : « Un gilet historique, madame », fait-il modestement. Il est poète, homme d’Etat, le meilleur cavalier du monde et naturellement un séducteur. Lui aussi nomme volontiers ses bonnes fortunes : « Mme X… que j’ai adorée… La comtesse Z… qui fut ma maîtresse ». Sa vanité se heurte à celle du peintre et le tout finit par des mots aigres, d’autant plus aigres que la digestion est laborieuse.

Mais l’auto nous emporte bientôt à travers la masse ravinée des Andes. La route serpente aux flancs de sombres gorges tapissées d’un fouillis de verdure, d’où surgissent, à demi étouffés, des palmiers enlacés de lianes. Des nuages voilent les cimes. Le long des pentes coulent des traînées d’ombre violettes, bleues, vertes, pareilles à des brocarts fanés. Des vols de vautours strient le ciel. On croise des métis en chapeau pointu, à cheval sur de petits bidets trottinant, des femmes à longues boucles d’oreilles. Sur le seuil d’un cabaret, des jeunes gens dansent la mariquita au son de la guitare. Le padre, assis à côté du chauffeur, me vante les mérites de ce pays giboyeux. « Je tire les perdreaux en automobile, pan ! pan ! je n’en manque pas un. » Et il fait le geste d’épauler. D’après lui, sur les flancs du Naiguata, il y a des champs de fraises et des sources dont l’eau est de la couleur du brandy.

LE DICTATEUR

Jour d’exposition. La cour intérieure d’un vaste édifice couleur d’ocre, pavoisée de drapeaux. Un orchestre militaire. Une foule de redingotes et d’uniformes gris. Tout autour des galeries, les boxes où s’étalent les échantillons de café, de cacao, de minerais, de bois et de cuir, attestant les richesses — encore inexploitées — des forêts, des plaines arrosées par l’Orénoque, des montagnes et des « llanos », à côté des matières premières, des produits fabriqués, des chaussures, des vêtements, des objets de métal et de porcelaine, premiers symptômes de la vie industrielle dans ce pays de planteurs et d’éleveurs de bétail. Quant aux œuvres d’art, la peinture n’est guère supérieure à ces hideuses photographies coloriées qui couvrent une salle entière ; sculpture, art décoratif, le goût le plus « pompier » et le plus « parvenu ». Ici les artistes n’ont pas encore eu le temps de pousser. L’effort de ces hommes est orienté non vers la beauté, mais vers la richesse. Il y a de magnifiques bâtiments pour l’université, mais ils sont vides ; un musée, mais il ne renferme que de mauvaises copies ; une belle bibliothèque, avec un bibliothécaire très doux, très fin, un peu triste, et pas de lecteurs.

L’hymne national éclate sur les cuivres. La foule s’écarte sous une poussée brutale. Le président passe, en uniforme gris de général, entouré de son état-major. Il salue distraitement. C’est un homme grisonnant, trapu, voûté, l’air dur, de fortes moustaches, le teint brun. Autour de lui, ses officiers, des gaillards hâlés, aux cheveux et moustaches très noirs, gantés de blanc.

Le président marche avec une sorte de balancement, la tête basse, l’allure du sanglier. Cet homme tient un vaste pays entre ses mains puissantes. Autour de lui, on se tait et on courbe la tête.

C’est un paysan. Il s’en vante. Il s’est défini lui-même : « un soldat paysan ». Il a toujours vécu près de la terre et il l’aime, d’un amour avide de cultivateur. Il a d’immenses domaines. Au fond, tout ce vaste territoire est sa propriété. Avec ses plantations, ses mines de charbon, ses gisements de pétrole, ses troupeaux de bœufs et de chevaux, il accumule des richesses. Il vit dans ses terres, à la petite ville de Maracay, éloigné de la capitale et des ministères — dont il se soucie fort peu, entouré d’hommes sûrs, officiers et soldats, toujours armés, de policiers actifs, de quelques fonctionnaires serviles. Il se partage là-bas entre les soucis de l’Etat et le soin de ses fermes. Il visite ses écuries, ses étables et ses laiteries. C’est un grand fabricant de fromages, de beurre et de conserves, un grand éleveur.

Et c’est un chef. Il est arrivé au pouvoir, d’un coup de force, comme il convient dans ces jeunes et turbulentes républiques. Longtemps il fut le bras droit du trop célèbre Castro. Castro, malade, partit se faire opérer en Europe et remit l’intérim du gouvernement à son fidèle collaborateur. Le soir même du jour où larguait le courrier emportant Castro, les amis de ce dernier étaient arrêtés, leurs maisons brûlées, les biens du président confisqués, lui-même déclaré déchu. Du meilleur Machiavel. Le lendemain, l’ordre régnait, grâce aux « Andinos » bronzés, la carabine au poing. Le nouveau dictateur avait les prétoriens avec lui, il se chargerait ensuite de conquérir le peuple.

Il vida les prisons où pourrissaient, oubliées, les victimes du tyran ; une foule de malheureux entassés dans les cachots par le soupçon et la rage de Castro, des amis, des parents et les pères ou frères des femmes qu’il avait violées. D’ailleurs le nouveau dictateur ne tarda pas à remplir à son tour les geôles, pour dompter les derniers sursauts de la révolution. Tous les partisans de la tyrannie de Castro, tous ceux qui ne purent fuir, furent écroués dans les geôles de Caracas, de Maracaïbo ou de Valence. Depuis dix ans les prisons ne désemplissent pas. Une police, admirablement organisée, pourvoit à ce qu’il n’y ait point de vide. Au moindre soupçon de révolte, un homme peut être arrêté, ses biens confisqués, et lui-même astreint à méditer, les fers aux pieds, sur les avantages de l’opportunisme.

Avec le nouveau chef d’Etat, si la manière resta forte, du moins le désordre cessa. Avec Castro, avaient triomphé l’arbitraire des créatures du tyran, l’effroyable despotisme de généraux, de colonels, de préfets, de présidents d’Etat, voleurs, ivrognes, sadiques. La liste des cruautés, des concussions, des exactions, des viols, d’assassinats à l’actif de Castro et de ses favoris serait inépuisable. Chefs civils et militaires durent plier sous la nouvelle poigne. La condition des étrangers s’améliora. Castro, qui se moqua pendant des années des grandes puissances (qu’on pourrait aussi appeler les grandes impuissances), put incarcérer, torturer, ruiner des ressortissants d’autres nations, à la barbe des ministres et des consuls. On se contentait de « ruptures diplomatiques » qui empiraient encore le sort des malheureux obligés de veiller sur leurs biens, en butte aux cupidités effrénées du président et de ses créatures.

Aujourd’hui, l’ordre règne à Caracas et ailleurs. Les étrangers peuvent débarquer sans risque. Reconnaissant de la sécurité, de la prospérité dues au nouveau pouvoir, le pays a abdiqué ses libertés entre les mains du dictateur. Les élections ne sont qu’une fiction ; les membres du Congrès sont désignés d’office ; les ministres, craintifs, sont suspendus au téléphone de Maracay. Ils peuvent être congédiés en vingt-quatre heures sur un simple billet. Quant à la presse, il lui est loisible de parler des réunions mondaines, des livres, des courses de chevaux, d’économie, d’agriculture et de tout, sauf de politique extérieure ou intérieure. Un article tendancieux peut envoyer son auteur dans un cul de basse-fosse, à la fameuse « Rotunda ». Les journalistes sont de simples fonctionnaires, timides, mal assurés. Mais au fond les intellectuels — il y a à Caracas une petite aristocratie de l’esprit — tout en méprisant la rudesse paysanne du gouvernement actuel se soumettent et préfèrent la servitude à l’anarchie. Ils savent que la liberté est un fruit qu’il ne faut pas cueillir trop vert.

La rigoureuse justice du président Gomez n’épargne personne. On rapporte, sous cape, qu’il a frappé un de ses propres fils, coupable d’une grave violence. Sa famille le craint. Tout le monde craint le chef. La main de fer convient à ce pays fruste où les passions bouillonnent avec une ardeur sauvage, à ces hordes d’aventuriers rués vers l’argent, vers les concessions de fer, de charbon ou de pétrole, vers la conquête de l’or ou du platine.

L’usage des armes est rigoureusement interdit. Mais les brownings n’ont pas quitté toutes les ceintures. La difficulté des communications avec les villes lointaines permet encore mille tyrannies locales. On ne change pas les hommes en dix ans, même à coups de trique. Certains Etats gémissent sous le poids des taxes. Les hommes au pouvoir savent que ce que la violence a fait, la violence peut le défaire. Une crainte sourde de la révolution paralyse le pouvoir. Abus policiers, espionnage, délation, malaise dans les rapports sociaux, engourdissement intellectuel et moral, tels sont les inconvénients de la manière forte. Et dans cette ville rose, la ville des lis et des églises, on respire mal. Malgré tant de soleil, les prisons font de l’ombre autour d’elles.

TRAGI-COMÉDIES TROPICALES

Comme la nuit tombait, un domestique est venu me prévenir que quelqu’un m’attendait dans le patio. J’ai trouvé don Pepe. Des formalités de passeport l’avaient retenu quelques jours. Nous nous assîmes dans l’ombre des colonnes. Au-dessus de nous s’amassait la nuit. Le rayonnement d’une lampe venait frapper le visage maigre du vieux Basque. Quelle curieuse manière il a de vous fixer ! Et don Pepe parle, en se frottant les mains, avec une mimique expressive, des traits qui prennent tour à tour l’expression de la férocité, de la surprise, de l’ironie. Il connaît ce pays et bien d’autres encore, comme un qui a sué et peiné sur les routes, dans les mines, le long des fleuves. Don Pepe est un introducteur de premier choix dans ces zones tropicales où tout est à la fois si simple et si compliqué.

« Les Français ne réussissent pas par ici, me dit-il. Ils sont trop pressés. Ici il faut attendre. Le grand principe est celui du « mañana », c’est-à-dire « Remettez toujours à demain ce qui peut être fait aujourd’hui… » Demandez un rendez-vous urgent. Bien heureux si vous l’obtenez dans quinze jours ! Ne cherchez jamais une réponse précise, une indication exacte, un renseignement net. De l’amabilité à en revendre ; de la décision, jamais.

« Le sang créole ne coule pas vite. Les gens d’ici sont fatalistes. Ils en ont tant vu, même les plus jeunes ! Ils sont habitués aux coups de tonnerre, aux catastrophes. Ils ne réagissent plus. L’air est mou.

« Mais si vous les brusquez, prenez garde. Ils sont vindicatifs. Ils vous saperont doucement. Un jour, vous vous trouverez par terre sans savoir pourquoi.

« Il y a deux choses qui perdent un homme, ici : le tafia et le poker. Les femmes, c’est moins grave ! D’abord l’alcool : dans les ports où l’on trafique, la Guayra, Ciudad de Bolivar, San Fernando, Maracaïbo, rien ne se traite sans le brandy et le cocktail. Toujours le verre à la main ! Et sous ce ciel, avec la fièvre, la malaria et tout ce qui s’ensuit, l’alcool vous flambe en deux temps. Mais si l’on vous offre un verre et que vous refusiez, l’autre bondit : « Es un desprecio ! » Vous voilà un ennemi de plus sur le dos et une affaire manquée.

« Les hommes ont le jeu dans le sang. Des fortunes se font et se défont à des tables de poker. Un gaillard adroit s’enrichit vite, mais il est aussi vite ruiné. Le jeu est un bon dépuratif. Il nettoie la mauvaise galette. L’or roule mais ne s’arrête guère. Des gens manient des millions, construisent des palais, et meurent sans un sou en caisse. Ce n’est pas une mauvaise affaire pour tout le monde.

« Le prêt sur hypothèque est une invention du bon Dieu pour les fripons et Dieu sait s’il y en a, venus de partout, — car l’on vient de partout ici, même du bagne. Un de ces richards éphémères, qui a vu beaucoup de bank-notes lui glisser entre les doigts mais qui en a retenu fort peu, meurt laissant sa famille pauvre. Mais il laisse aussi des immeubles, parfois des plantations ou des concessions de mine, toutes choses qui, pour une femme dans la gêne, ne sont que moyens de battre monnaie. L’usurier survient. Il y en a toujours un ou plusieurs pour proposer à la dame de l’argent comptant — le moins possible — et une bonne hypothèque. En quelques années — l’échéance vient vite — il est sûr de rafler les immeubles, les plantations, tout le bien de sa cliente, et de récupérer au centuple le montant de son prêt.

« Pas mal de fortunes énormes qui engorgent ce pays se sont édifiées de la sorte. Sous Castro, le gouvernement en prenait sa part. Quand quelqu’un s’enrichissait trop vite et trop ouvertement, on attendait qu’il fût bien à point, puis on le déclarait suspect — et ouste ! en prison, trente livres de fers aux chevilles et tous les biens confisqués « pro patria ».

« Les fonctions publiques enrichissent leur homme. Du moins cela était courant sous le règne de Castro. Les postes de président d’Etat, de préfet, de directeur des douanes ou des postes, n’étaient attribués qu’à des créatures du président, et pour un laps de temps relativement court. Il fallait remplir ses poches et se sauver — sinon gare ! Un jour, par un étrange hasard, un honnête homme fut nommé préfet. Six mois plus tard, il était révoqué. Il se rendit auprès du président et lui demanda respectueusement la raison de sa disgrâce : « Mes administrés, dit-il, n’ont jamais eu à se plaindre de moi. — Ce qui prouve que tu n’es qu’un imbécile ! » lui répondit le facétieux chef d’Etat.

« Un préfet est nommé dans une ville. Il commence par fermer, sous prétexte de morale, tous les claque-dents, tripots et bouges où l’on vient jouer, chanter, danser et le reste. On expulse les tenanciers. Les habitués restent chez eux quelques jours, puis ils ont la bonne surprise de voir tous ces lieux de plaisir rouverts, la semaine suivante, par un homme de paille du préfet, lequel encaisse le produit de la table à jeu et la demi-recette de la fille. Cet estimable fonctionnaire devient ensuite propriétaire, par le même système, de tous les cinémas et de tous les bals et peut de la sorte réaliser en peu de temps une jolie fortune qui lui permettra d’attendre sans trouble sa mise en disponibilité ou de solliciter un autre poste.

« Le directeur des postes, dont le traitement s’élevait à huit ou dix mille bolivars, put, à la fin de sa gestion, se faire bâtir un palais qui lui en coûta six cent mille. Quant aux employés, ils étaient peu payés, mais se faisaient quand même de bonnes rentes. Un commun accord les unissait dans tout le réseau. Tel jour de la semaine, les télégrammes numérotés de tel chiffre et expédiés de X… à Y… ou de Z… à W… ne devaient pas être portés en compte. Le boni était partagé en famille.

« Quant à l’armée qui comptait — elle compte encore ! — tant de généraux, de colonels et si peu de soldats, elle offrait aussi un large débouché à l’ingéniosité des officiers. Ainsi le Venezuela vit refleurir l’heureuse coutume des « passe-volants ». Un général devait tenir en garnison deux cents hommes. Il touchait vivres, solde et équipement pour ce nombre. Bien entendu, la caserne du lieu enfermait en tout et pour tout vingt-cinq ou trente pauvres diables, mal nourris et battus. Une inspection s’annonçait — elles s’annoncent toujours — aussitôt le général faisait procéder, à la sortie des cafés, des théâtres ou des cinémas, à une « presse » en règle. Des policiers « emboîtaient » tout ce qui paraissait capable de faire un soldat et « En avant ! A la caserne ! » malgré les supplications des malheureux. L’inspecteur trouvait en bon ordre une compagnie, licenciée dès son départ.

« Il y a aussi le procédé de la réquisition. Sur les frontières de Colombie, il n’est pas rare qu’un parti d’irréguliers à cheval tente, en vue du pillage, quelques incursions sur le territoire vénézuélien. Ce sont des bandits qui volent quelques bœufs, pendent le bouvier et se sauvent. Le général ou le colonel du district aurait tort de ne pas profiter d’une si belle occasion. « L’ennemi pénètre sur le territoire. » Mobilisation immédiate et réquisition des chevaux, des selles, des armes, des vivres, que leurs propriétaires ne reverront jamais lorsque l’expédition triomphante, ses chefs glorieux en tête, reviendront de la chasse aux pillards — évanouis depuis longtemps.

« Ah ! mon cher monsieur, poursuit don Pepe, quelle galerie de canailles je pourrais vous représenter, si j’en avais le loisir ! Aujourd’hui, ce pays a reconquis en partie ses forces vives, mais moi, monsieur, j’ai connu le règne de Castro et j’ai été sa victime. »

L’obscur rayonnement du patio éclaire la figure de don Pepe dont la bouche se plisse en une amère grimace, bientôt effacée par un sourire ironique.

« J’étais alors arpenteur dans un petit endroit de la côte que terrorisait le président de l’Etat, un favori de Castro. J’avais apporté avec moi quelques barils de rhum — une rareté ! Don Antonio — c’est le président que je veux dire — me sollicita de lui en vendre une partie. Je lui proposai un prix qu’il refusa de payer et, malgré son emportement, je maintins mes exigences. Cette petite scène se passait à onze heures du matin. A deux heures de l’après-midi, j’étais arrêté, sous l’inculpation d’espionnage, et transporté à la « Rotunda » avec plusieurs kilos de fers aux pieds. Il fallut l’intervention du ministre des Etats-Unis pour me faire retirer les boulets — et seulement trois jours après. Je suis demeuré quatre mois en prison, au bout desquels, toujours grâce aux instances du ministre, qui représentait alors les intérêts de la France, j’ai été remis en liberté, mais avec interdiction de séjour.

« Pendant ces quatre mois, mon cher monsieur, j’ai assisté dans mon cachot à quelques scènes plaisantes.

« Un personnage politique, don Martin…, ennemi de Castro, était enchaîné jour et nuit, pas loin de moi. Il lui était interdit de recevoir des vivres du dehors, et on ne lui servait qu’une nourriture ignoble, où nageaient des cancrelats. Pour se distraire, les geôliers introduisirent un jour ce malheureux dans un tonneau de vidange jusqu’au cou, et brandissant leur hachette ils faisaient mine de le décapiter. Le prisonnier, affolé de terreur, rentrait le cou et plongeait la tête dans l’ordure. Cette plaisanterie amusait fort les gardiens et Castro en fit gorge chaude.

« Un jeune Colombien, arrêté comme moi sans raison, était mis également aux fers, complètement dévêtu. Chaque matin il recevait quarante coups de bâton, puis quarante seaux d’eau pour le calmer. Après ma libération, je me rendis à Trinidad et m’en fus au consulat de Colombie pour signaler le cas de mon infortuné compagnon. Le jeune homme fut relâché bientôt après. Il fallut une menace d’intervention pour que l’on s’aperçût qu’il avait été pris pour un autre.

« Notre prison, avec toutes ces horreurs, était encore confortable, relativement à la geôle pourrie de Maracaïbo, où l’eau croupissait dans les cachots. Des malheureux y sont restés des années, férocement oubliés par la justice qui n’avait d’autre crime à relever que celui d’avoir déplu à Castro. Le colonel Gonzalès C… y fut emprisonné. Son compagnon de chaîne était un journaliste atteint de dysenterie. Il lui fallait se lever jusqu’à vingt-sept fois pendant la nuit pour accompagner à la fosse l’homme à qui il était rivé. Ce dernier mourut. Le colonel resta trois jours enchaîné à un cadavre à demi décomposé.

« Castro était fort amateur de femmes. Ses désirs ne souffraient pas de délai à leur réalisation ; aussi était-il entouré d’une bande de procureurs et de procureuses dont beaucoup appartenaient à la meilleure société. Rencontrait-il dans une réunion ou même dans la rue une jeune fille ou une jeune femme qui lui plaisait, aussitôt un émissaire discret allait proposer un marché aux parents ou au mari. C’est bien simple. S’ils n’acceptaient pas, la prison ou la confiscation des biens. Il y avait toujours un motif, et d’ailleurs, qui aurait pu protester ? Le bâillon était sur toutes les bouches. Quand il assistait à un bal, l’usage était de préparer un petit salon pour ses réjouissances intimes.

« Ce bouvier cynique, méprisant et qui, pendant des années, cracha journellement au visage de l’Europe, ce « gaucho » n’avait qu’une qualité : il n’était pas ingrat, il n’oubliait pas un service rendu.

« Le chef d’Etat savait à peine écrire. Il s’en souciait peu. D’un signe, il pouvait lancer au galop la féroce cavalerie des « llanos », et les raffinés de Caracas ne se souciaient guère non plus de voir grimacer de trop près ces sombres figures. Ainsi régna Castro, haï, méprisé, puissant.

« La maladie lui joua un mauvais tour. Sur l’avis de ses médecins, il résolut d’aller se faire opérer en Europe. Il s’embarqua sur un bateau français et apprit, en arrivant à Trinidad, qu’un nouveau gouvernement l’avait déclaré déchu, mis en accusation, et que ses amis étaient en prison ou en fuite. Vingt-quatre heures avaient suffi. Malade, fiévreux, il se fit porter à terre, décidé à regagner un port vénézuélien, à tenter de nouveau sa chance ; il se fiait à la terreur qu’inspirait son nom. Mais les Anglais refusèrent de l’accueillir et l’ex-président fut rembarqué de force.

« On ne sait trop ce qu’est devenu ce Picrocole. A Caracas, il y a quelques personnes qui le savent. Castro est étroitement surveillé. Il erre d’île en île, de San Juan de Porto-Rico à Saint-Domingue, traînant sa vieillesse traquée, cachant sous un faux nom son nom de Castro. Peut-être conspire-t-il ? Mais qui songerait à rétablir cet Héliogabale à la manque ? »

Don Pepe se tait. Nos pas résonnent dans le patio vide.

« Je pars demain, me dit le vieux Basque. Encore deux ou trois voyages comme celui-ci et j’achète une maisonnette du côté de Saint-Jean-Pied-de-Port. Madame et moi y finirons nos jours. J’ai trimardé toute mon existence, j’ai besoin de repos. Bast ! Encore un petit effort… » Et le vieil homme se redresse, enfonce son chapeau et disparaît dans la nuit.

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