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Le Râmâyana - tome premier: Poème sanscrit de Valmiky

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Il dit; et, quand il eut achevé ce discours à Lakshmana, dont l'amitié augmentait sa félicité, Râma joignit ses deux mains en coupe et, baissant la tête, il adressa encore ces paroles à Kâauçalyâ: «Permets que je parte, ô ma royale mère; je veux accomplir ce commandement, que j'ai reçu de mon père. Tu pourras jurer désormais par ma vie et mon retour: ma promesse accomplie, je reverrai sain et sauf tes pieds augustes. Que je m'en aille avec ta permission et d'une âme libre de soucis. Jamais, reine, je ne céderai ma renommée au prix d'un royaume: je le jure à toi par mes bonnes œuvres! Dans ces bornes si étroites, où la vie est renfermée sur le monde des hommes, c'est le devoir que je veux pour mon lot, et non la terre sans le devoir! Je t'en supplie, courbant ma tête, femme inébranlable en tes devoirs, souris à ma prière; daigne lever ton obstacle! Il faut nécessairement que j'aille habiter les bois pour obéir à l'ordre que m'impose le roi: accorde-moi ce congé, que j'implore de toi, la tête inclinée.»

Ce prince, qui désirait aller dans la forêt Dandaka, ce noble prince discourut longtemps pour fléchir sa mère: elle enfin, touchée de ses paroles, serra étroitement une et plusieurs fois son fils contre son cœur.

Quand elle vit Râma ainsi ferme dans sa résolution de partir, la reine Kâauçalyâ, sa mère, lui tint ce discours, le cœur déchiré, gémissante, malade entièrement de son chagrin, elle, si digne du plaisir, et néanmoins toute plongée dans la douleur:

«Si, mettant le devoir avant tout, tu veux marcher dans sa ligne, écoute donc ma parole, conforme à ses règles, ô toi le plus distingué entre ceux qui obéissent à ses lois! C'est à ma voix surtout que tu dois obéir, mon fils, car tu es le fruit obtenu par mes pénibles vœux et mes laborieuses pénitences. Quand tu étais un faible enfant, Râma, c'est moi qui t'ai protégé dans une haute espérance; maintenant que tu en as la force, c'est donc à toi de me soutenir sous le poids du malheur. Considère, mon fils, que ton exil me prive en ce jour de la vie, et ne donne point à Kêkéyî, mon ennemie, le bonheur de voir ses vœux réalisés.

«Méprisée vis-à-vis de Kêkéyî surtout, il m'est impossible, Râma, de supporter ces outrages d'une nature si personnelle. Toujours en butte aux ardentes vexations de mes rivales, je me réfugie à l'ombre de mon fils, et mon âme revient au calme. Mais aujourd'hui, arrivée, pour ainsi dire, à la saison des fruits, je ne pourrais vivre ce jour seulement, si j'étais privée de toi, Râma, de toi, mon arbre à l'ombre délicieuse, aux branches pleines de fruits.

«Tu ne dois pas obéir à la parole de ce monarque, esclave d'une femme, qui vit, comme un impur et un méchant, sous la tyrannie de l'Amour; et qui, foulant aux pieds cette antique justice, bienséante à la race d'Ikshwâkou, veut sacrer ici Bharata, au mépris de tes droits.»

Alors, déployant tous ses efforts, le vertueux rejeton de l'antique Raghou se mit à persuader sa mère avec un langage doux, modeste et plein de raisons: «Le roi, notre seigneur, l'emporte non-seulement sur moi, reine, mais encore sur ta majesté même, et ton autorité ne peut aller jusqu'à m'empêcher de lui obéir. Daigne, reine, ô toi, si pieuse et la plus distinguée entre ceux qui pratiquent le devoir, daigne m'accorder ta permission d'habiter les bois cinq ans surajoutés à neuf années.

«Car un époux est un Dieu pour la femme; un époux est appelé Içvara12: ainsi, tu ne dois pas empêcher l'ordre signifié au nom de ton époux.

«Une fois ma promesse accomplie, grâces à ta permission bienveillante, je reviendrai ici heureux, sain et sauf: ainsi, calme-toi et ne t'afflige pas.

«Reine, excuse-moi: ton mari est ton Dieu et ton gourou; ne veuille donc pas, dans ton amour aveugle pour moi, t'insurger contre l'arrêt de ton époux. Je dois obéir, sans balancer, à l'ordre émané de mon père le magnanime: cette conduite est ce qui sied le mieux à ta vertu et surtout à moi. Si, rétif de ma nature ou léger par mon âge, je résistais à la parole de mon père, ne serait-ce pas à toi, qui aimes l'obéissance, à me ramener dans sa voie? À plus forte raison te convient-il, à toi qui sais tout le prix de la soumission, reine, d'augmenter bien davantage cette résolution dans mon esprit, qui l'a conçue naturellement.

«Que Kêkéyî à la haute fortune et Bharata à la haute renommée ne subissent pas le moindre mot qui puisse être une offense: excuse encore ce conseil. Il te faut considérer Bharata comme moi-même, et tu dois, par affection, voir une sœur dans Kêkéyî.

«Si Bharata laisse orner sa tête d'une couronne, que son père lui a donnée, ce n'est point là un crime pour en accuser le magnanime Bharata.

«Si Kêkéyî, à qui fut accordée jadis une grâce du roi, en obtient de son époux la réalisation aujourd'hui, est-ce là, dis-moi, un crime, dont elle se rend coupable? Si jadis le roi s'est engagé avec une promesse et si maintenant, par la crainte du mensonge, il en donne à Kêkéyî l'accomplissement, y a-t-il en cela une faute pour blâmer ce roi, de qui la parole fut toujours une vérité?

«Excuse-moi! c'est une prière que je t'adresse; ce n'est d'aucune manière une leçon. Veuille bien, mère vénérée, veuille bien m'accorder ta permission, à moi, victime consacrée déjà pour l'habitation des forêts solitaires.»

Ainsi disait le plus vertueux des hommes qui observent le devoir, ce Râma, qui, dirigeant son esprit avec sa pensée vers la résolution de s'enfoncer dans les forêts, suivi de Lakshmana, employa même de nouvelles paroles dans le but de persuader sa mère.

À ces paroles de son fils bien-aimé, elle répondit ces mots, noyés dans ses larmes: «Je n'ai pas la force d'habiter au milieu de mes rivales. Emmène-moi, mon fils, avec toi dans les bois, infestés par les animaux des forêts, si ta résolution d'y aller, par égard pour ton père, est bien arrêtée dans ton esprit.»

À ce langage, il répondit en ces termes: «Tant que son mari vit encore, c'est l'époux, et non le fils, qui est le Dieu pour une femme. Ta grandeur et moi pareillement, nous avons maintenant pour maître l'auguste monarque: je ne puis donc t'emmener, de cette ville dans les forêts. Ton époux vit; par conséquent, tu ne peux me suivre avec décence. En effet, qu'il ait une grande âme, ou qu'il ait un esprit méchant, la route qu'une femme doit tenir, c'est toujours son époux. À combien plus forte raison, quand cet époux est un monarque magnanime, reine, et bien-aimé de toi! Sans aucun doute, Bharata lui-même, la justice en personne, modeste, aimant son père, deviendra légalement ton fils, comme je suis le tien naturellement. Tu obtiendras même de Bharata une vénération supérieure à celle dont tu jouis auprès de moi. En effet, je n'ai jamais eu à souffrir de lui rien qui ne fût pas d'un sentiment élevé. Moi sorti une fois de ces lieux, il te sied d'agir en telle sorte que les regrets donnés à l'exil de son fils ne consument pas mon père d'une trop vive douleur.

«Tu ne dois pas m'accorder, à moi dans la fleur nouvelle éclose de la vie, un intérêt égal à celui que réclame un époux courbé sous le poids de la vieillesse et tourmenté de chagrins à cause de mon absence.

«Veuille donc bien rester dans ta maison et trouver là continuellement ta joie dans l'obéissance à ton époux; car c'est le devoir éternel des épouses vertueuses. Pleine de zèle pour le culte des Immortels, faisant ton plaisir de vaquer aux devoirs qui siéent à la maîtresse de maison, tu dois servir ici ton époux, en modelant ton âme sur la sienne. Honorant les brahmes, versés dans la science des Védas, reste ici, pieuse épouse, dans la compagnie de ton époux et l'espérance de mon retour. Oui! c'est dans la compagnie de ton époux que tu dois me revoir à mon retour dans ces lieux, si toutefois mon père, séparé de moi, peut supporter la vie.»

À ce discours de Râma, où le respect senti pour sa mère se mêlait aux enseignements sur le devoir, Kâauçalyâ dit, les yeux baignés de larmes:

«Va, mon fils! Que le bonheur t'accompagne! Exécute l'ordre même de ton père. Revenu ici heureux, en bonne santé, mes yeux te reverront un jour. Oui! je saurai me complaire dans l'obéissance à mon époux, comme tu m'as dit, et je ferai toute autre chose qui soit à faire. Va donc, suivi de la félicité!»

Ensuite, quand elle vit Râma tout près d'accomplir sa résolution d'habiter les forêts, elle perdit la force de commander à son âme; et, saisie tout à coup d'une vive douleur, elle sanglota, gémit et se mit à parler d'une voix où l'on sentait des larmes.


Au même instant, la princesse du Vidéha, absorbant toute son âme dans une seule pensée, attendait, pleine d'espérance, la consécration de son époux, comme héritier de la couronne. Cette pieuse fille des rois, sachant à quels devoirs les monarques sont obligés, venait d'implorer, avec une âme recueillie, non-seulement la protection des Immortels, mais encore celle des Mânes; et maintenant, impatiente de voir son époux, elle se tenait au milieu de son appartement, les yeux fixés sur les portes du palais, et pressait vivement de ses désirs l'arrivée de son Râma.

Alors et tout à coup, dans ses chambres pleines de serviteurs dévoués, voici Râma, qui entre, sa tête légèrement inclinée de confusion, l'esprit fatigué et laissant percer un peu à travers son visage abattu la tristesse de son âme. Quand il eut passé le seuil d'un air qui n'était pas des plus riants, il aperçut, au milieu du palais, sa bien-aimée Sîtâ debout, mais s'inclinant à sa vue avec respect, Sîtâ, cette épouse dévouée, plus chère à lui-même que sa vie et douée éminemment de toutes les vertus qui tiennent à la modestie.

À l'aspect de son époux, cette reine à la taille si gracieuse alla au-devant, le salua et se mit à son côté; mais, remarquant alors son visage triste, où se laissait entrevoir la douleur cachée dans son âme: «Qu'est-ce, Râma? fit-elle anxieuse et tremblante. Les brahmes, versés dans ces connaissances, t'auraient-ils annoncé que la planète de Vrihaspati opère à cette heure sa conjonction avec l'astérisme Poushya, influence sinistre, qui afflige ton esprit? Couvert du parasol, zébré de cent raies et tel que l'orbe entier de la lune, pourquoi ne vois-je pas briller sous lui ton charmant visage? Ô toi, de qui les beaux yeux ressemblent aux pétales des lotus, pourquoi ne vois-je pas le chasse-mouche et l'éventail récréer ton visage, qui égale en splendeur le disque plein de l'astre des nuits? Dis-moi, noble sang de Raghou, pourquoi n'entends-je pas les poëtes, les bardes officiels et les panégyristes à la voix éloquente te chanter, à cette heure de ton sacre, comme le roi de la jeunesse? Pourquoi les brahmes, qui ont abordé à la rive ultérieure dans l'étude sainte des Védas, ne versent-ils pas sur ton front du miel et du lait caillé, suivant les rites, pour donner à ce noble front la consécration royale?

«Pourquoi ne vois-je pas maintenant s'avancer derrière toi, dans la pompe du sacre, un éléphant, le plus grand de tous, marqué de signes heureux, et versant par trois canaux une sueur d'amour sur les tempes? Pourquoi enfin, devant toi, ne vois-je marcher, nous apportant la fortune et la victoire, un coursier d'une beauté non pareille, au blanc pelage, au corps doué richement de signes prospères?»

À ces mots, par lesquels Sîtâ exprimait l'incertitude inquiète de son esprit, le fils de Kâauçalyâ répondit en ces termes avec une fermeté qu'il puisait dans la profondeur de son âme: «Toi, qui es née dans une famille de rois saints; toi, à qui le devoir est si bien connu; toi, de qui la parole est celle de la vérité, arme-toi de fermeté, noble Mithilienne, pour entendre ce langage de moi. Jadis, le roi Daçaratha, sincère dans ses promesses, accorda deux grâces à Kêkéyî, en reconnaissance de quelque service. Sommé tout à coup d'acquitter sa parole aujourd'hui, que tout est disposé en vue de mon sacre, comme héritier de la couronne, mon père s'est libéré en homme qui sait le devoir. Il faut que j'habite, ma bien-aimée, quatorze années dans les bois; mais Bharata doit rester dans Ayodhyâ et porter ce même temps la couronne. Près de m'en aller dans les bois déserts, je viens ici te voir, ô femme comblée d'éloges: je t'offre mes adieux: prends ton appui sur ta fermeté et veuille bien me donner congé.

«Mets-toi jusqu'à mon retour sous la garde de ton beau-père et de ta belle-mère; accomplis envers eux les devoirs de la plus respectueuse obéissance; et que jamais le ressentiment de mon exil ne te pousse, noble dame, à risquer mon éloge en face de Bharata. En effet, ceux qu'enivre l'orgueil du pouvoir ne peuvent supporter les éloges donnés aux vertus d'autrui: ne loue donc pas mes qualités en présence de Bharata. Désirant conserver sa vérité à la parole de mon père, j'irai, suivant son ordre, aujourd'hui même dans les forêts: ainsi, fais-toi un cœur inébranlable! Quand je serai parti, noble dame, pour les bois chéris des anachorètes, sache te plaire, ô ma bien-aimée, dans les abstinences et la dévotion.

«Tu dois, chère Sîtâ, pour l'amour de moi, obéir d'un cœur sans partage à ma bonne mère, accablée sous le poids de la vieillesse et par la douleur de mon exil.»

Il dit; à ce langage désagréable à son oreille, Sîtâ aux paroles toujours aimables répondit en ces termes, jetés comme un reproche à son époux: «Un père, une mère, un fils, un frère, un parent quelconque mange seul, ô mon noble époux, dans ce monde et dans l'autre vie, le fruit né des œuvres, qui sont propres à lui-même. Un père n'obtient pas la récompense ou le châtiment par les mérites de son fils, ni un fils par les mérites de son père; chacun d'eux engendre par ses actions propres le bien ou le mal pour lui-même, sans partage avec un autre. Seule, l'épouse dévouée à son mari obtient de goûter au bonheur mérité par son époux; je te suivrai donc en tous lieux où tu iras. Séparée de toi, je ne voudrais pas habiter dans le ciel même: je te le jure, noble enfant de Raghou, par ton amour et ta vie! Tu es mon seigneur, mon gourou, ma route, ma divinité même; j'irai donc avec toi: c'est là ma résolution dernière. Si tu as tant de hâte pour aller dans la forêt épineuse, impraticable, j'y marcherai devant toi, brisant de mes pieds, afin de t'ouvrir un passage, les grandes herbes et les épines. Pour une femme de bien, ce n'est pas un père, un fils, ni une mère, ni un ami, ni son âme à elle-même, qui est la route à suivre: non! son époux est sa voix suprême! Ne m'envie pas ce bonheur; jette loin de toi cette pensée jalouse, comme l'eau qui reste au fond du vase après que l'on a bu: emmène-moi, héros, emmène-moi sans défiance: il n'est rien en moi qui sente la méchanceté. L'asile inaccessible de tes pieds, mon seigneur, est, à mes yeux, préférable aux palais, aux châteaux, à la cour des rois, aux chars de nos Dieux, que dis-je? au ciel même. Accorde-moi cette faveur: que j'aille, accompagnée de toi, au milieu de ces bois fréquentés seulement par des lions, des éléphants, des tigres, des sangliers et des ours! J'habiterai avec bonheur au milieu des bois, heureuse d'y trouver un asile sous tes pieds, aussi contente d'y couler mes jours avec toi, que dans les palais du bienheureux Indra.

«J'emprunterai, comme toi, ma seule nourriture aux fruits et aux racines; je ne serai d'aucune manière un fardeau incommode pour toi dans les forêts. Je désire habiter dans la joie ces forêts avec toi, au milieu de ces régions ombragées, délicieuses, embaumées par les senteurs des fleurs diverses. Là, plusieurs milliers mêmes d'années écoulées près de toi sembleraient à mon âme n'avoir duré qu'un seul jour. Le paradis sans toi me serait un séjour odieux, et l'enfer même avec toi ne peut m'être qu'un ciel préféré.»

À ces paroles de son épouse chère et dévouée, Râma fit cette réponse, lui exposant les nombreuses misères attachées à l'habitation au milieu des forêts: «Sîtâ, ton origine est de la plus haute noblesse, le devoir est une science que tu possèdes à fond, tu ceins la renommée comme un diadème: partant, il te sied d'écouter et de suivre ma parole. Je laisse mon âme ici en toi, et j'irai de corps seulement au milieu des bois, obéissant, malgré moi, à l'ordre émané de mon père.

«Moi, qui sais les dangers bien terribles des bois, je ne me sens pas la force de t'y mener, par compassion même pour toi.

«Dans le bois repairent les tigres, qui déchirent les hommes, conduits par le sort dans leur voisinage: on est à cause d'eux en des transes continuelles, ce qui fait du bois, mon amie, une chose affreuse!

«Dans le bois circulent de nombreux éléphants, aux joues inondées par la sueur de rut; ils vous attaquent et vous tuent; ce qui fait du bois, mon amie, une chose affreuse!

«On y trouve les deux points extrêmes de la chaleur et du froid, la faim et la soif, les dangers sous mille formes; ce qui fait du bois, mon amie, une chose affreuse!

«Les serpents et toutes les espèces de reptiles errent dans la forêt impénétrable au milieu des scorpions aux subtils venins; ce qui fait du bois, mon amie, une chose affreuse!

«On rencontre dans les sentiers du bois, tantôt errants d'une marche tortueuse, comme les sinuosités d'une rivière, tantôt couchés dans les creux de la terre, une foule de serpents, dont le souffle et même le regard exhalent un poison mortel. Il faut traverser là des fleuves, dont l'approche est difficile, profonds, larges, vaseux, infestés par de longs crocodiles.

«C'est toujours sur un lit de feuilles ou sur un lit d'herbes, couches incommodes, que l'on a préparées de ses mains, sur le sein même de la terre, ô femme si délicate, que l'on cherche le sommeil dans la forêt déserte. On y mange pour seule nourriture des jujubes sauvages, les fruits de l'ingüa ou du myrobolan emblic, ceux du cyâmâka13, le riz né sans culture ou le fruit amer du tiktaka14 à la saveur astringente. Et puis, quand on n'a pas fait provision de racines et de fruits sauvages dans les forêts, il arrive que les anachorètes de leurs solitudes s'y trouvent réduits à passer beaucoup de jours, dénués absolument de toute nourriture. Dans les bois, on se fait des habits avec la peau des bêtes, avec l'écorce des arbres; on est contraint de tordre sans art ses cheveux en gerbe, de porter la barbe longue et le poil non taillé sur un corps tout souillé de fange et de poussière, sur des membres desséchés par le souffle du vent et la chaleur du soleil: aussi, le séjour dans les bois, mon amie, est-il une chose affreuse!

«De quel plaisir ou de quelle volupté pourrai-je donc être là pour toi, quand il ne restera plus de moi, consumé par la pénitence, qu'une peau sèche sur un squelette aride? Ou toi, qui, m'ayant suivi dans la solitude, y seras toute plongée dans tes vœux et tes mortifications, quelle volupté pourras-tu m'offrir dans ces forêts? Mais alors, moi, te voyant la couleur effacée par le hâle du vent et la chaleur du soleil, ton corps si frêle épuisé de jeûnes et de pénitences, ce spectacle de ta peine dans les bois mettra le comble à mes souffrances.

«Demeure ici, tu n'auras point cessé pour cela d'habiter dans mon cœur; et, si tu restes ici, tu n'en seras pas, ma bien-aimée, plus éloignée de ma pensée

À ces mots, Râma se tut, bien décidé à ne pas conduire une femme si chère au milieu des bois; mais alors, vivement affligée et les yeux baignés de pleurs:

«Les inconvénients attachés au séjour des bois, répondit à ces paroles de son mari la triste Sîtâ, de qui les pleurs inondaient le visage; ces inconvénients, que tu viens d'énumérer, mon dévouement pour toi, cher et noble époux, les montre à mes yeux comme autant d'avantages. Le dieu Çatakratou lui-même n'est pas capable de m'enlever, défendue par ton bras: combien moins le pourraient tous ces animaux qui errent dans les forêts! Je n'ai aucune peur naturellement des lions, des tigres, des sangliers, ni des autres bêtes, dont tu m'as peint l'abord si redoutable au milieu des bois. Combien moins puis-je en redouter les dents ou le venin, si la force de ton bras étend sur moi sa défense! Mourir là d'ailleurs vaut mieux pour moi que vivre ici!

«Jadis, fils de Raghou, cette prédiction me fut donnée par des brahmes versés dans la connaissance des signes: «Ton sort, m'ont dit ces hommes véridiques, ton sort, jeune Sîtâ, est d'habiter quelque jour une forêt déserte.» Et moi, depuis ce temps où les devins m'ont tiré cet horoscope, j'ai senti continuellement s'agiter dans mon cœur un vif désir de passer ma vie au milieu des bois.

«Voici le moment arrivé; donne à la parole des brahmes toute sa vérité.

«Emmène-moi, fils de Raghou! car j'ai un désir bien grand d'habiter les forêts avec toi: je t'en supplie, courbant la tête! Dans un instant, s'il te plaît, tu vas me voir déjà prête, noble Raghouide, à partir. Ce pieux voyage à tes côtés dans les bois est mon brûlant désir.

«Je suis déterminée à te suivre; mais, si tu refuses que j'accompagne ta marche, je le dis en vérité, et tes pieds, que je touche, m'en seront témoins, j'aurai bientôt cessé d'être, n'en doute pas!»

À ces mots, prononcés d'un accent mélodieux, la belle Mithilienne au doux parler, triste, navrée de sa douleur, tout enveloppée à la fois de colère et de chagrin, éclata en pleurs, arrosant le désespoir avec les gouttes brûlantes de ses larmes.

Quoiqu'elle fût ainsi tourmentée, larmoyante, amèrement désolée, Râma ne se décida pas encore à lui permettre de partager son exil; mais il arrêta ses yeux un instant sur l'amante éplorée, baissa la tête et se mit à rêver, considérant sous plusieurs faces les peines semées dans un séjour au milieu des bois.

La source, née de sa compassion pour sa bien-aimée, ruissela de ses yeux, où débordaient ses tristes pleurs, comme on voit la rosée couler sur deux lotus. Il releva doucement cette femme chérie de ses pieds, où elle était renversée, et lui dit ces paroles affectueuses pour la consoler:

«Le ciel même sans toi n'aurait aucun charme pour moi, femme aux traits suaves! Si je t'ai dit, ô toi, en qui sont rassemblés tous les signes de la beauté, si je t'ai dit, quoique je pusse te défendre: «Non, je ne t'emmènerai pas!» c'est que je désirais m'assurer de ta résolution, femme de qui la vue est toute charmante. Et puis, Sîtâ, je ne voulais pas, toi, qui as le plaisir en partage, t'enchaîner à toutes ces peines qui naissent autour d'un ermitage au sein des forêts. Mais puisque, dans ton amour dévoué pour moi, tu ne tiens pas compte des périls que la nature a semés au milieu des bois, il m'est aussi impossible de t'abandonner qu'au sage de répudier sa gloire.

«Viens donc, suis-moi, comme il te plaît, ma chérie! Je veux faire toujours ce qui est agréable à ton cœur, ô femme digne de tous les respects!

«Donne en présents nos vêtements et nos parures aux brahmes vertueux et à tous ceux qui ont trouvé un refuge dans notre assistance. Ensuite, quand tu auras dit adieu aux personnes à qui sont dus tes hommages, viens avec moi, charmante fille du roi Djanaka!»

Joyeuse et au comble de ses vœux, l'illustre dame, obéissant à l'ordre qu'elle avait reçu de son héroïque époux, se mit à distribuer aux plus sages des brahmes les vêtements superbes, les magnifiques parures et toutes les richesses.

Quand le beau Raghouide eut ainsi parlé à Sîtâ, il tourna ses yeux vers Lakshmana, modestement incliné, et, lui adressant la parole, il tint ce langage: «Tu es mon frère, mon compagnon et mon ami; je t'aime autant que ma vie: fais donc par amitié ce que je vais te dire. Tu ne dois en aucune manière venir avec moi dans les bois: en effet, guerrier sans reproche, il te faut porter ici un pesant fardeau.»

Il dit; à ces mots, qu'il écouta d'une âme consternée et le visage noyé dans ses larmes, Lakshmana ne put contenir sa douleur. Mais il tomba à genoux, et, tenant les pieds de son frère serrés fortement avec les pieds de Sîtâ: «Il n'y a qu'un instant, dit à Râma cet homme plein de sens, ta grandeur m'a permis de la suivre au milieu des bois, pour quelle raison me le défend-elle maintenant?»

Râma dit ensuite à Lakshmana, qui se tenait devant lui prosterné, la tête inclinée, tremblant et les mains jointes: «Si tu quittes ces lieux pour venir avec moi dans les forêts, Lakshmana, qui soutiendra nos mères, Kâauçalyâ et Soumitrâ, cette illustre femme? Ce monarque des hommes, qui versait à pleines mains ses grâces sur nos deux mères, ne les verra sans doute plus avec les mêmes yeux que dans les jours passés, maintenant qu'il est tombé sous le pouvoir d'un autre amour. Un jour, enivrée par les fumées de la toute-puissance, Kêkéyî, incapable de modérer son âme, fera sentir quelque dureté à ses rivales. C'est pour consoler surtout et défendre nos mères, fils de Soumitrâ, qu'il te faut rester ici jusqu'à mon retour. Tu seras ici pour elles deux, comme je l'étais moi-même, un bras où elles pourront s'appuyer dans les chemins difficiles et un refuge assuré contre les persécutions.»

Il dit; à ces mots de son frère, Lakshmana, le mieux doué entre les hommes, sur lesquels Çrî a répandu ses faveurs, joignit les mains et répondit en ces termes à Râma: «Seigneur, il serait possible à Kâauçalyâ d'entretenir, pour sa défense, plusieurs milliers d'hommes de mon espèce, elle, à qui dix centaines de villages furent données pour son apanage; et d'ailleurs, sans aucun doute, par considération pour toi, Bharata ne peut manquer jamais d'honorer nos deux mères: on le verra même apporter le plus grand zèle à protéger Kâauçalyâ et Soumitrâ.

«Je suis ton disciple, je suis ton serviteur, je te suis entièrement dévoué, je t'ai jusqu'ici même suivi partout: sois donc favorable à ma prière; emmène-moi, vertueux ami!»

Charmé de ce langage, Râma dit à Lakshmana: «Eh bien! fils de Soumitrâ, viens! suis-moi! prends congé de tes amis.»


Après que Râma, assisté par son illustre Vidéhaine, eut donné aux brahmes ses richesses, il prit ses armes et les instruments, c'est-à-dire la bêche et le panier; puis, sortant de son palais avec Lakshmana, il s'en alla voir son auguste père. Il était accompagné de son épouse et de son frère.

Aussitôt, pour jouir de leur vue, les femmes, les villageois et les habitants de la cité montent de tous les côtés sur le faîte des maisons et sur les plates-formes des palais. Dans la rue royale, toute couverte de campagnards, on n'eût pas trouvé un seul espace vide, tant était grand alors cet amour du peuple, accourant saluer à son départ ce Râma d'une splendeur infinie. Quand ils virent l'auguste prince marcher à pied, avec Lakshmana, avec Sîtâ même, alors, saisis de tristesse, leur âme s'épancha en divers discours: «Le voilà, suivi par Lakshmana seul avec Sîtâ, ce héros, dans les marches duquel une puissante armée, divisée en quatre corps, allait toujours devant et derrière son char! Ce guerrier, plein d'énergie, dévoué, juste comme la justice elle-même, ne veut pas que son père fausse une parole donnée, et cependant il a goûté la saveur exquise du pouvoir et du plaisir!

«Elle, Sîtâ, dont naguère les Dieux mêmes qui voyagent dans l'air ne pouvaient obtenir la vue, elle est exposée maintenant à tous les regards du vulgaire dans la rue du roi! Le vent, le chaud, le froid vont effacer toute la fraîcheur de Sîtâ; elle, de qui le visage aux charmantes couleurs est paré d'un fard naturel. Sans aucun doute, l'âme du roi Daçaratha est remplacée par une autre âme, puisqu'il bannit aujourd'hui sans motif son fils bien-aimé!

«Laissons nos promenades, les jardins publics, nos lits moelleux, nos siéges, nos instruments, nos maisons; et, suivant tous ce fils du roi, embrassons une infortune égale à son malheur.

«Que la forêt où va ce noble enfant de Raghou soit désormais notre cité! Que cette ville, abandonnée par nous, soit réduite à l'état d'une forêt! oui, notre ville sera maintenant où doit habiter ce héros magnanime! Quittez les cavernes et les bois, serpents, oiseaux, éléphants et gazelles! Abandonnez ce que vous habitez, et venez habiter ce que nous abandonnons!»

Promenant ses regards en souriant au milieu de cette multitude affligée, le jeune prince, affligé lui-même sous l'extérieur du contentement, allait donc ainsi, désirant voir son père et comme impatient d'assurer à la promesse du monarque toute sa vérité.

Mais avant que Râma fût arrivé, accompagné de son épouse et de Lakshmana, le puissant monarque, plein de trouble et dans une extrême douleur, employait ses moments à gémir.

Alors Soumantra se présenta devant le maître de la terre, et, joignant ses mains, lui dit ces mots, le cœur vivement affligé: «Râma, qui a distribué ses richesses aux brahmes et pourvu à la subsistance de ses domestiques; lui-même, qui, la tête inclinée, a reçu ton ordre, puissant roi, de partir dans un instant pour les forêts; ce prince, accompagné de Lakshmana, son frère, et de Sîtâ, son épouse; ce Râma enfin, qui brille dans le monde par les rayons de ses vertus, comme le soleil par les rayons de sa lumière, est venu voir ici tes pieds augustes; reçois-le en ta présence, s'il te plaît!»

Il dit, et le roi, de qui l'âme était pure comme l'air, poussa de brûlants soupirs, et, dans sa vive douleur, il répondit ainsi:

«Soumantra, conduis promptement ici toutes mes épouses, je veux recevoir, entouré d'elles, ce digne sang de Raghou!»

À ces mots, Soumantra de courir au gynœcée, où il tint ce langage: «Le roi vous mande auprès de lui, nobles dames; venez là sans tarder!» Il dit, et toutes ces femmes, apprenant de sa bouche l'ordre envoyé par leur époux, s'empressent d'aller voir le gémissant monarque.

Toutes ces dames, égales en nombre à la moitié de sept cents, toutes charmantes, toutes richement parées, vinrent donc visiter leur époux, qui se trouvait alors en compagnie de Kêkéyî.

Le monarque ensuite promena ses yeux sur toutes ses femmes, et les voyant arrivées toutes, sans exception: «Soumantra, fit-il, adressant la parole au noble portier, conduis mon fils vers moi sans délai!»

Du plus loin qu'il vit Râma s'avancer, les mains jointes, le roi s'élança du trône où il était assis, environné de ses femmes: «Viens, Râma! viens, mon fils!» s'écria le monarque affligé, qui s'en alla vite à lui pour l'embrasser; mais, dans le trouble de son émotion, il tomba avant même qu'il fût arrivé jusqu'à son fils. Râma, vivement touché, accourut vers le roi qui s'affaissait, et le reçut dans ses bras qu'il n'était pas encore tombé tout à fait sur la terre; puis, avec une âme palpitante d'émotion, il releva doucement son père; et, secondé par Lakshmana, aidé même par Sîtâ, il remit le monarque évanoui dans son trône. Ensuite, le voilà qui s'empresse de rafraîchir avec un éventail le visage du roi sans connaissance.

Alors toutes les femmes remplirent de cris tout le palais du roi; mais, au bout d'un instant, il revint à la connaissance; et Râma, joignant ses mains, dit au monarque, plongé dans une mer de tristesse:

«Grand roi, je viens te dire adieu; car tu es, prince auguste, notre seigneur. Jette un regard favorable sur moi, qui pars à l'instant pour habiter les forêts. Daigne aussi, maître de la terre, donner congé à Lakshmana comme à la belle Vidéhaine, mon épouse. Car tous deux, refusés par moi, n'ont pu renoncer à la résolution qu'ils avaient formée de s'en aller avec moi habiter les forêts. Veuille donc bien nous donner congé à tous les trois.»

Quand le maître de la terre eut connu que le désir de prendre congé avait conduit Râma dans son palais, il fixa le regard d'une âme consternée sur lui et dit, ses yeux noyés de larmes:

«On m'a trompé, veuille donc imposer le frein à mon délire et prendre toi-même les rênes du royaume.»

À ces mots du monarque, Râma, le premier des hommes qui pratiquent religieusement le devoir, se prosterna devant son père et lui répondit ainsi, les mains jointes: «Ta majesté est pour moi un père, un gourou, un roi, un seigneur, un dieu; elle est digne de tous mes respects; le devoir seul est plus vénérable. Pardonne-moi, ô mon roi; mais le mien est de rester ferme dans l'ordre que m'a prescrit ta majesté. Tu ne peux me faire sortir de la voie où ta parole m'a fait entrer: écoute ce que veut la vérité, et sois encore notre auguste monarque pendant une vie de mille autres années.»

À peine eut-il entendu ce langage de Râma, le roi, que liait étroitement la chaîne de la vérité, dit ces paroles d'une voix que ses larmes rendaient balbutiante: «Si tu es résolu de quitter cette ville et de t'en aller au milieu des bois pour l'amour de moi, vas-y du moins avec moi, car abandonné par toi, Râma, il m'est impossible de vivre! Règne, Bharata, dans cette ville, abandonnée par toi et par moi!»

À ces paroles du vieux monarque, Râma lui répondit en ces termes: «Il ne te sied nullement, auguste roi, de venir avec moi dans les forêts: tu ne dois pas faire un tel acte de complaisance à mon égard. Pardonne, ô mon bien-aimé père, mais que ta majesté daigne nous lier ensemble au devoir: oui, veuille bien, ô toi, qui donnes l'honneur, te conserver toi-même dans la vérité de ta promesse. Je te rappelle simplement ton devoir, ô mon roi; ce n'est pas une leçon que j'ose te donner. Ne te laisse donc pas éloigner de ton devoir maintenant par amitié pour moi!»

À ces mots de Râma: «Que la gloire, une longue vie, la force, le courage et la justice soient ton domaine éternel! dit le roi Daçaratha. Va donc, sauvant d'une tache la vérité de ma parole; va une route sans danger pour un nouvel accroissement de ta renommée et les joies du retour! Mais veuille bien demeurer ici toi-même cette nuit seule. Quand tu auras partagé avec moi quelques mets délicieux et savouré le plaisir de mes richesses; quand tu auras consolé ta mère, toute souffrante de sa douleur, eh bien! tu partiras.»

Il dit; à ces mots de son père affligé, Râma joignit les mains et répondit au sage monarque agité par le chagrin: «J'ai chassé de ma présence le plaisir, je ne puis donc le rappeler. Demain, qui me donnerait ces mets délicieux, dont ta royale table m'aurait offert le régal aujourd'hui? Aussi aimé-je mieux partir à l'instant, que m'abstenir jusqu'à demain.

«Qu'elle soit donnée à Bharata, cette terre que j'abandonne, avec ses royaumes et ses villes! moi, sauvant l'honneur de ta majesté, j'irai dans les forêts cultiver la pénitence. Que cette terre, à laquelle je renonce, Bharata la gouverne heureusement, dans ses frontières paisibles, avec ses montagnes, avec ses villes, avec ses forêts! qu'il en soit puissant monarque, comme tu l'as dit! Prince, mon cœur n'aspire pas tant à vivre dans les plaisirs, dans la joie, dans les grandeurs même, qu'à rester dans l'obéissance à tes ordres: loin de toi cette douleur, que fait naître en ton âme ta séparation d'avec moi!»

Ensuite le monarque, étouffé sous le poids de sa promesse, manda son ministre Soumantra et lui donna cet ordre, accompagné de longs et brûlants soupirs: «Que l'on prépare en diligence, pour servir de cortége au digne enfant de Raghou, une armée nombreuse, divisée en quatre corps, munie de ses flèches et revêtue de ses cuirasses. Quelque richesse qui m'appartienne, quelque ressource même qui soit affectée pour ma vie, que tout cela marche avec Râma, sans qu'on en laisse rien ici! Que Bharata soit donc le roi dans cette ville dépouillée de ses richesses, mais que le fortuné Râma voie tous ses désirs comblés au fond même des bois!»

Tandis que Daçaratha parlait ainsi, la crainte s'empara de Kêkéyî; sa figure même se fana, ses yeux rougirent de colère et d'indignation, la fureur teignit son regard; et consternée, le visage sans couleur, elle jeta ces mots d'une voix cassée au vieux monarque: «Si tu ôtes ainsi la moelle du royaume que tu m'as donné avec une foi perfide, comme une liqueur dont tu aurais bu l'essence, tu seras un roi menteur!»

Le roi désolé, que la cruelle Kêkéyî frappait ainsi de nouveau avec les flèches de sa voix, lui répliqua en ces termes: «Femme inhumaine et justement blâmée par tous les hommes de bien, pourquoi donc me piquer sans cesse avec l'aiguillon de tes paroles, moi qui porte un fardeau si lourd et même insoutenable!»

À ces mots du roi, Kêkéyî, dans son horrible dessein, reprit avec ce langage amer, que lui inspirait son génie malfaisant: «Jadis Sagara, ton ancêtre, abandonna résolûment Asamandjas même, son fils aîné; abandonne, à son exemple, toi, l'aîné de tes Raghouides!»

«Ô honte!» s'écrie à ces mots le vieux monarque; et, cela dit, il se met à songer, tout plein de confusion, en secouant un peu la tête.

Alors un vieillard d'un grand sens, connu sous le nom de Siddhârtha et qui jouissait de la plus haute estime auprès du puissant roi, s'approche de Kêkéyî et lui tient ce langage: «Reine, apprends de moi, qui vais t'en raconter la cause, pourquoi jadis Asamandjas fut rejeté par Sagara, le maître de la terre. Il est sûr que, poussé d'un naturel méchant, Asamandjas saisissait au cou les jeunes enfants des citadins et les jetait dans les flots de la Çarayoû: voilà, reine, le fait tel qu'il nous fut donné par la tradition. En butte à ses vexations: «Dominateur de la terre, choisis, dirent au monarque les citadins irrités, choisis entre abandonner Asamandjas seul ou bien nous tous!»

«Pour quel motif?» reprit cet auguste souverain. À ces mots, les citoyens de lui répondre avec colère: «Poussé d'un naturel méchant, ton fils prend à la gorge nos jeunes enfants et les jette eux-mêmes, tout criant, aux flots de la Çarayoû!»

«Quand il eut recueilli d'eux cette plainte, le roi Sagara, qui voulait complaire aux habitants de la ville, dégrada son fils et le bannit de sa présence. C'est ainsi que le magnanime Sagara dut renoncer à un fils sans conduite; mais ce monarque-ci, quelle raison a-t-il de chasser Râma, un fils plein de vertus?»

Il dit; à ces paroles de Siddhârtha, le roi Daçaratha, d'une voix, que troublait sa douleur, tint à Kêkéyî ce langage: «Je renonce à mon trône et même aux plaisirs, je vais en personne accompagner Râma; toi, ignoble femme, jouis à ton aise et longtemps de cette couronne avec ton Bharata!»

Ensuite, Kêkéyî apporta de ses mains les habits d'écorce, et, s'adressant au fils de Kâauçalyâ: «Revêts-toi!» lui dit cette femme sans pudeur dans l'assemblée des hommes.

Aussitôt le jeune prince, ayant quitté ses vêtements du plus fin tissu, endossa les habits d'anachorète, qu'il prit aux mains de Kêkéyî. Après lui, de la même manière, le héros Lakshmana, dépouillant son resplendissant costume, s'habilla avec cette écorce vile sous les yeux de son père.

À l'aspect de ces enveloppes grossières, que lui présentait Kêkéyî, afin qu'elle s'en revêtit elle-même, au lieu de cette robe de soie jaune, dont elle était gracieusement parée, la fille du roi Djanaka rougit de confusion, et, réfugiée à côté de son époux, cette femme au charmant visage les reçut, toute tremblante comme une gazelle qui se voit emprisonnée dans un filet.

Quand Sîtâ eut pris ces vêtements d'écorce avec des yeux voilés par ses larmes, elle dit à son mari, semblable au roi des Gandharvas: «Comment faut-il m'y prendre, noble époux, dis! pour attacher autour de moi ces vêtements d'écorce?»

À ces mots, elle jeta sur ses épaules une partie de l'habillement. La princesse de Mithila prit ensuite la seconde et se mit à songer, car la jolie reine était encore inhabile à revêtir, comme il fallait, un habit d'anachorète. Quand elles virent habillée de cette écorce vile, comme une mendiante sans appui, celle qui avait pour appui un tel époux, toutes les femmes de pousser simultanément des cris, et même: «Ô honte! disaient-elles à l'envi; honte! oh! la honte!» À peine le roi eut-il entendu ses femmes crier: «Honte! oh! la honte!» toute sa foi dans la vie, toute sa foi dans le bonheur en fut complètement brisée par la douleur.

Le vieux rejeton d'Ikshwâkou poussa un brûlant soupir et dit à son épouse: «Femme cruelle, toi, qui marches dans les voies du péché, la grâce que tu m'as demandée, c'est que Râma seul fût exilé, et non le fils de Soumitrâ, et non la fille du roi Djanaka.

«Pour quelle raison, ô toi, de qui la vue est sinistre et la conduite pleine d'iniquité, leur donnes-tu à tous les deux ces vêtements d'écorce, mauvaise et criminelle femme, opprobre de ta famille? Sîtâ ne mérite point, Kêkéyî, ces habits tissus avec l'écorce et l'herbe sauvage!»

À son père, assis dans le trône, d'où il venait de parler ainsi, Râma, la tête inclinée, adressa les paroles suivantes, impatient de partir aussitôt pour les forêts: «O roi, versé dans la science de nos devoirs, Kâauçalyâ, ma mère, cette femme inébranlablement dévouée à toi, livrée tout entière à la pénitence, d'un naturel généreux et d'un âge avancé, est profondément submergée, par cette inattendue séparation d'avec moi, dans une mer de tristesse. L'infortunée, elle mérite que tu étendes sur elle, pour la consoler, ta plus haute considération. Daigne, par amitié pour moi, daigne toujours la couvrir tellement de tes yeux, roi puissant, que, défendue par toi, son protecteur légal, elle n'ait point à subir de persécutions.»

À l'aspect de ces habits d'anachorète, que Râma portait déjà en lui parlant ainsi, le monarque se mit à gémir et pleurer avec toutes ses femmes.

«Peut-être ai-je ravi autrefois des enfants chéris à des pères affectionnés, dit-il, puisque je suis fatalement séparé de toi, mon fils, dans mon excessive infortune! Les êtres animés ne peuvent donc mourir, ô mon ami, avant l'heure fixée par le Destin, puisque la mort ne m'entraîne pas en ce moment, où je me sépare de toi!»

À ces mots, le roi s'affaissa sur la terre et tomba dans l'évanouissement.

Kâauçalyâ baisa tendrement Sîtâ sur le front et dit ces mots à Râma: «Il te faut, ô toi, qui donnes l'honneur, il te faut rester, sans cesse, fils de Raghou, aux côtés de Sîtâ et de Lakshmana, ce héros, qui t'est si dévoué. Il te faut en outre apporter la plus grande attention au milieu de ces arbres nombreux, dont les forêts sont couvertes.»

Râma, les mains jointes, s'approcha d'elle, et, se tenant au milieu des épouses du roi, il tint à sa mère ce langage dicté par le devoir, lui, pour qui le devoir n'était pas une science ignorée: «Pourquoi me donnes-tu ce conseil, mère, à l'égard de Sîtâ?

«Lakshmana est mon bras droit; et la princesse de Mithila, mon ombre. En effet, il m'est aussi impossible de quitter Sîtâ, qu'au sage d'abandonner sa gloire! Quand je tiens mes flèches et mon arc en main, d'où peut venir un danger pour moi? D'aucun être, pas même de Çatakratou, le seigneur des trois mondes! Bonne mère, ne sois pas affligée! obéis à mon père! La fin de cet exil au milieu des forêts doit arriver pour moi sous une étoile heureuse!»

Après ce discours, dont le geste accompagnait la matière, il se leva et vit les trois cent cinquante épouses du roi. Lui, alors même, le devoir en personne, il s'approcha, les mains jointes, de ses nobles mères, et, courbant la tête avec modestie, leur tint ce langage: «Je vous adresse à toutes mes adieux. Si jamais, soit inattention, soit ignorance, j'ai commis une offense à l'égard de vous, moi-même, à cette heure, je vous en demande humblement pardon.»

Alors et tandis que le héros né de Raghou tenait ce langage, toutes ces épouses du roi éclatèrent dans une grande lamentation, comme de plaintives ardées. En ce moment, le palais du roi Daçaratha, qui résonnait auparavant des seuls concerts de la flûte, des tambourins et des panavas, retentit de sanglots, de gémissements et de tous les sons perçants, qui jaillissent du malheur.

Ensuite Lakshmana embrassa les pieds de Soumitrâ, qui, voyant son fils prosterné à ses genoux, lui donna sur le front un baiser d'amour, le serra étroitement dans ses bras et lui tint elle-même ce discours:

«Il est cinq devoirs, bien dignes de votre famille: ce sont la défense d'un frère aîné, l'aumône, le sacrifice, la pénitence et l'abandon héroïque de la vie dans les combats. Pense que Râma, c'est Daçaratha; pense que la fille du roi Djanaka, c'est moi-même; pense que la forêt, c'est Ayodhyâ; et maintenant va, mon fils, à ta volonté!»

Ensuite, s'approchant d'un air modeste et les mains jointes, comme on voit Mâtali s'avancer vers Indra, son maître: «Honneur à toi, fils du roi! dit Soumantra au digne rejeton de Kakoutstha: c'est toi qu'attend ce grand char attelé.

«Je vais te conduire avec lui où tu as l'envie d'aller.»

À ces nobles paroles du cocher, Râma, accompagné de son épouse, se prépare à monter dans ce char magnifique avec Lakshmana. Il déposa lui-même sur le fond du char les différentes espèces d'armes, les deux carquois, les deux cuirasses, la bêche et le panier. Cela fait, et sur l'ordre qu'il en reçut du jeune banni, le cocher du roi y plaça encore une cruche de terre.

Soumantra les fit monter et monta lui-même derrière ces nobles compagnons d'exil. Ensuite, ayant jeté le regard d'une âme consternée sur les deux frères assis auprès de la belle jeune femme, le troisième avec eux, Soumantra de fouetter ses chevaux, sur le commandement, que Râma en donna lui-même au cocher.

«Hélas! Râma!» s'écriaient de tous côtés les foules du peuple.

«Retiens les chevaux, cocher!... Va lentement! disaient-ils: nous désirons voir la face du magnanime Râma, ce visage aimable comme la lune.

«Notre seigneur, aux yeux de qui le devoir est préférable à tout, s'en va pour un lointain voyage: quand le reverrons-nous enfin revenu des routes sauvages de la forêt? La mère de Râma a donc un cœur de fer; il est donc joint solidement, puisqu'il ne s'est pas brisé, quand elle a vu partir son fils bien-aimé pour l'habitation des forêts! Seule, elle a fait acte de vertu, cette jeune Vidéhaine à la taille menue, qui s'attache aux pas de son époux comme l'ombre suit le corps. Et toi aussi, Lakshmana, tu es heureux, car tu satisfais à la vertu, toi, qui suis par dévouement ce frère aîné, que tu aimes, sur la route, où l'entraîne l'amour de son devoir.»

Dans ce moment, Râma, voyant son père, qui, environné de ses femmes, le suivait à pied, en proie à la douleur, et gémissait à chaque pas avec la reine Kâauçalyâ, il ne put, l'infortuné! soutenir un tel spectacle, enchaîné, comme il était, dans les nœuds de son devoir. Quand il vit son père et sa mère aller ainsi à pied, courbés sous le chagrin, eux, à qui le bonheur seul était dû, il se mit à presser le cocher: «Avance! dit-il; avance!» Il ne put, comme un éléphant que l'aiguillon tourmente, supporter de voir ces deux chers vieillards enveloppés ainsi par la douleur.

«Hâ! mon fils Râma!... Hâ! Sîtâ!... Hâ! hâ! Lakshmana! tourne les yeux vers moi!» C'est en jetant ces lamentations, que le roi et la reine couraient après le char.

«Arrête! arrête!» criait le vieux monarque; «Marche!» disait au cocher le jeune Raghouide. La position de Soumantra était alors celle d'un homme entre la terre et le ciel, qui ne sait trop s'il doit monter ou descendre. «Quand tu seras de retour chez le roi, tu lui diras: «Je n'avais pas entendu. Cocher, prolonger la douleur, c'est la rendre plus cruelle.» Ainsi Râma parlait à Soumantra.

Aussitôt que celui-ci, l'âme toute contristée, eut connu la pensée du jeune prince, il tourna ses mains jointes vers le vieux monarque et poussa les chevaux.


Le roi, chef de la race d'Ikshwâkou, ne détourna point ses yeux, tant qu'il put encore apercevoir la forme vague de ce fils qui marchait vers son exil.

Aussi longtemps que le roi vit de ses yeux ce fils bien-aimé, il supprima en quelque sorte dans son esprit la distance lointaine jetée entre eux. Tant qu'il fut possible au roi de le voir, ses yeux, dont le regard suivait ce fils, non moins vertueux que bien-aimé, ses yeux, marchèrent comme pas à pas avec lui. Mais, quand le roi, maître du globe, eut cessé de voir son Râma, alors, pâle et navré de chagrin, il tomba sur la terre.

Kâauçalyâ tout émue accourut à sa droite, et Kêkéyî vint à gauche, toute pleine de sa tendresse satisfaite pour son fils Bharata. Ce roi, doué parfaitement de conduite, de justice et de modestie, adressant un regard à cette Kêkéyî, opiniâtre dans sa mauvaise pensée, lui parla en ces termes: «Kêkéyî, ne touche point à mon corps, toi, qui marches dans les voies du péché; car je ne veux plus que tu offres jamais ta vue à mes yeux; je ne vois plus en toi mon épouse!

«Si Bharata devient célèbre, quand il aura fait passer ainsi le royaume dans ses mains, que mon ombre ne goûte jamais aux dons funèbres qu'il viendra m'offrir devant ma tombe!»

Dans ce moment la reine Kâauçalyâ, en proie elle-même à sa douleur, aida le vieux roi, souillé de poussière, à se lever et lui fit reprendre le chemin de son palais.

Le monarque, accompagné de sa tristesse, dit alors ces paroles: «Que l'on me conduise au plus tôt dans l'appartement de Kâauçalyâ, mère de mon fils Râma!»

À ces mots, ceux qui avaient la surveillance des portes mènent le roi dans la chambre de Kâauçalyâ; et là, à peine entré, il monta sur la couche, où la douleur agita son âme. Là encore il se lamenta pitoyablement à haute voix, désolé, torturé de chagrin et levant ses bras au ciel: «Hélas! disait-il; hélas! enfant de Raghou, tu m'abandonnes!... Heureux vivront alors ces hommes favorisés, qui te verront, mon fils, revenu des bois, à la fin du temps fixé par ton arrêt! mais, hélas! moi, je ne te verrai pas!...

«Bonne Kâauçalyâ, touche-moi de ta main; car ma vue a suivi Râma, et n'est pas revenue encore à l'instant même.»

La reine jeta les yeux sur le monarque, abattu dans ce lit, d'où sa pensée ne cessait de suivre son bien-aimé Râma: elle entra dans cette couche, près de son époux, elle, de qui la douleur avait tourmenté les formes, et, poussant de longs soupirs, elle éclata en lamentations d'une manière pitoyable.


Les hommes les plus affectionnés à Râma suivirent ce héros, qui, magnanime et fort comme la vérité, s'avançait vers les bois qu'il devait habiter. Quand le monarque tout-puissant retourna sur ses pas avec la foule de ses amis, ceux-là n'étaient point revenus; ils continuèrent d'accompagner Râma dans sa route.

Râma, le devoir en personne, promenant sur eux ses regards et buvant de ses yeux, pour ainsi dire, l'amour de ces fidèles sujets, Râma leur tint ce langage, comme si tous ils eussent été ses propres fils: «Faites maintenant reposer entièrement sur la tête de Bharata, pour l'amour de moi, habitants d'Ayodhyâ, l'attachement et l'estime que vous avez mis en ma personne. Dans un âge où l'on est encore enfant, il est avancé dans la science; il est toujours aimable à ses amis, il est plein de courage, il est audacieux même, et cependant sa bouche n'a pour tous que des mots agréables.»

Ces peuples des villes et des campagnes, malheureux et baignés de larmes, Râma, avec le fils de Soumitrâ, les entraînait derrière lui, enchaînés par ses vertus.

Ensuite le noble prince, ayant décidé qu'on ferait une halte sur le rivage de la Tamasâ, porta ses regards sur la rivière et dit ces paroles au fils de Soumitrâ: «Voici près d'arriver, mon beau Lakshmana, la première nuit de notre habitation au milieu des forêts. Que la félicité descende sur toi! Ne veuille pas te désoler! Vois! partout les forêts vides pleurent, pour ainsi dire, abandonnées par les oiseaux et les gazelles, retirés dans leurs noires demeures. Fils de Soumitrâ, demeurons cette nuit où nous sommes avec ceux qui nous suivent. En effet, ce lieu-ci me plaît dans ses différentes espèces de fruits sauvages.»

Après ces mots adressés au Soumitride, le noble exilé dit à Soumantra même: «Soigne tes chevaux, mon ami, sans rien négliger.»

Le cocher du roi arrêta donc le char en ce moment où le soleil arrivait à son couchant; et, quand il eut donné à ses coursiers une abondante nourriture, il s'assit vis-à-vis et tout près d'eux.

Ensuite, après qu'il eut récité la prière fortunée du soir, le noble conducteur, voyant la nuit toute venue; prépara de ses mains, aidé par le fils de Soumitrâ, la couche même de Râma. Alors, quand celui-ci eut souhaité une heureuse nuit à Lakshmana, il se coucha avec son épouse dans ce lit fait avec la feuille des arbres, au bord de la rivière.

Ce fut donc ainsi que, parvenu sur les rives de la Tamasâ, qui voit les troupeaux et les génisses troubler ses limpides tîrthas, Râma fit halte là cette nuit avec les sujets de son père. Mais, s'étant levé au milieu de la nuit et les ayant vus tous endormis, il dit à son frère, distingué par des signes heureux: «Vois, mon frère, ces habitants de la ville, sans nul souci de leurs maisons, n'ayant que nous à cœur uniquement, vois-les dormir au pied des arbres aussi tranquillement que sous leurs toits.

«Nous donc, pendant qu'ils dorment, montons vite dans le char et gagnons par cette route le bois des mortifications. Ainsi les habitants de la ville fondée par Ikshwâkou n'iront pas maintenant plus loin, et ces hommes si dévoués à moi ne seront plus réduits à chercher un lit au pied des arbres.»

Aussitôt Lakshmana répondit à son frère, qui était là devant ses yeux comme le devoir même incarné: «J'approuve ton avis, héros plein de sagesse; montons sans délai sur le char!»

Ensuite Râma dit au cocher: «Monte sur ton siège, conducteur du char, et pousse rapidement vers le nord tes excellents coursiers! Quand tu auras marché quelque temps au pas de course, ramène ton char, le front droit au midi, et mets dans les mouvements une telle attention, que les traces du retour ne décèlent pas aux habitants du notre cité le chemin par où je vais m'échapper.»

À ces mots du prince, le cocher à l'instant d'exécuter son ordre, il alla, revint et présenta son léger véhicule au vaillant Râma.

Celui-ci monta lestement sur le char avec ses deux compagnons d'exil, et se hâta de traverser la Tamasâ. Quand le héros aux longs bras fut arrivé sur l'autre bord de cette rivière, dont les tourbillons agitent la surface, il suivit le cours de l'eau dans une route belle, heureuse, sans obstacle, sans péril et d'un aspect délicieux. Ensuite, quand ces habitants de la grande cité, s'étant réveillés à la fin de la nuit, virent les traces qui annonçaient le retour du char à la ville: «Le fils du roi, pensèrent-ils, a repris le chemin d'Ayodhyâ;» et, cette observation faite, ils s'en revinrent eux-mêmes à la ville.

Ensuite, le héros né de Raghou vit la Gangâ, nommée aussi la Bhâgîrathî, appelée encore la Tripathagâ, ce fleuve céleste, très-pur, aux ondes froides, non embarrassées de vallisnéries, dont les flots nourrissent les marsouins, les crocodiles, les dauphins, dont les rives, hantées par les éléphants, sont peuplées de cygnes et de grues indiennes; la Gangâ, qui doit sa naissance au mont Himâlaya, dont les abords sont habités par des saints, dont les eaux purifient tout ce qu'elles touchent et qui est comme l'échelle par où l'on atteint de la terre aux portes du ciel.

Râma, l'homme au grand char de guerre, ayant promené ses regards sur les ondes aux vagues tourbillonnantes, dit à Soumantra: «Faisons halte ici aujourd'hui. En effet, voici, pour nous abriter, non loin du fleuve, un arbre ingoudi très-haut, tout couvert de fleurs et de jeunes pousses: demeurons cette nuit ici même, conducteur!» «Bien!» lui répondent Lakshmana et Soumantra, qui aussitôt fait avancer les chevaux près de l'arbre ingoudi. Alors ce digne rejeton d'Ikshwâkou, Râma, s'étant approché de cet arbre délicieux, descendit du char avec son épouse et son frère. Dans ce moment Soumantra, qui avait mis pied à terre lui-même et dételé ses excellents coursiers, joignit ses mains et s'avança vers le noble Raghouide, arrivé déjà au pied de l'arbre.

«Ici habite un ami bien-aimé de Râma, lui dit-il, un prince équitable, de qui la bouche est l'organe de la vérité, ce roi des Nishâdas, qui a nom Gouha aux longs bras. À la nouvelle que Râma, le tigre des hommes, était venu dans sa contrée, ce monarque est accouru à ta rencontre avec ses vieillards, ses ministres et ses parents.»

Après ces mots de son cocher, comme il vit de loin Gouha qui s'avançait, Râma avec le fils de Soumitrâ se hâta de joindre le roi des Nishâdas. Quand il eut embrassé le malheureux exilé: «Que ma ville te soit comme Ayodhyâ! Que veux-tu, lui dit Gouha, que je fasse pour toi?»

À ces paroles de Gouha, le noble Raghouide répondit ainsi: «Il ne manque rien à l'accueil et aux honneurs que nous avons reçus de ta majesté.»

Puis, quand il eut baisé tendrement au front ce monarque venu à pied, quand il eut serré Gouha dans ses bras d'une rondeur exquise, Râma lui tint ce langage:

«Je refuse tout ce que ton amitié fit apporter ici, quelle qu'en soit la chose; car je ne suis plus dans une condition où je puisse recevoir des présents. Sache que je porte le vêtement d'écorce et l'habit tissu d'herbes, que les fruits sont avec les racines toute ma nourriture et le devoir toute ma pensée; que je suis un ascète enfin et que les choses des bois sont les seuls objets permis à mes sens. J'ai besoin d'herbe pour mes chevaux; il ne me faut rien autre chose: avec cela seul, ta majesté m'aura bien traité.—Car c'est l'attelage favori du roi Daçaratha, mon père: aussi tiendrai-je comme un honneur fait à moi les bons soins donnés à ses nobles coursiers.»

Aussitôt Gouha de jeter lui-même cet ordre à ses gens: «Qu'on se hâte d'apporter aux chevaux de l'herbe et de l'eau!»

Râma, vêtu de ses habits tissus d'écorce, récita la prière usitée au coucher du soleil et prit seulement un peu d'eau, que Lakshmana lui apporta de soi-même. Puis, quand celui-ci eut lavé les pieds du noble ermite, couché sur la terre avec son épouse, il vint à la souche de l'arbre et s'y tint debout à côté d'eux.

La nuit alors, bien qu'il fût ainsi couché sur la dure, coula doucement pour cet illustre, ce sage, ce magnanime fils du roi Daçaratha, qui n'avait pas encore senti la misère et n'avait goûté de la vie que ses plaisirs.

Gouha adressa, consumé par la douleur, ces mots à Lakshmana, qui veillait, sans fermer l'œil un instant, sur le sommeil de son frère: «Ami, c'est pour toi que fut préparé ce lit commode; délasse bien cette nuit, fils de roi, délasse bien tes membres dans cette couche!

«Tous ces gens sont accoutumés aux fatigues, mais toi, as-tu goûté de la vie autre chose que ses douceurs! Laisse-moi veiller cette nuit à la garde du généreux Kakoutsthide. Certes! il n'y a pas d'homme sur la terre, qui me soit plus cher que Râma: fie-toi donc à cela en toute assurance; je le jure à toi, héros, je le jure par la vérité!»

«Gardés ici par toi, monarque sans péché, nous sommes tous sans crainte, lui répondit Lakshmana: ce n'est pas tant le corps que la pensée qui veille ici et dans sa tristesse, ne peut céder au sommeil. Comment le sommeil, ou les plaisirs, ou même la vie me seraient-ils possibles, quand ce grand Daçarathide est ainsi couché par terre avec Sîtâ?

«Vois, Gouha, vois, couché dans l'herbe avec son épouse, celui devant lequel ne pourraient tenir dans une bataille tous les Dieux, ligués même avec les Asouras; lui, que sa mère obtint à force de pénitences, au prix même de plusieurs grands vœux, le seul fils du roi Daçaratha, qui porte des signes de bonheur égaux aux signes de son père!

«Après le départ de son fils, cet auguste monarque ne vivra pas longtemps; et la terre, sans aucun doute, la terre elle-même en sera bientôt veuve!

«Et, quand ce temps sera venu, à qui sera-ce donc, si ce n'est à l'heureux Bharata, à lui, resté seul, d'honorer mon vieux père avec toutes les cérémonies funèbres?

«Heureux tous ceux qui pourront errer à leur fantaisie dans la capitale de mon père aux larges rues bien distribuées, aux cours délicieuses, où l'on aime à rester indolemment; cette ville, encombrée d'éléphants, de chevaux, de chars, toute remplie de promenades et de jardins publics, heureuse de toutes les félicités, embellie par les plus suaves courtisanes; cette ville, où tant de fêtes attirent le concours et l'affluence des peuples; cette grande cité, dont les échos répètent sans cesse les différents sons des instruments de musique, dont les rues se resserrent entre les files des palais et des belles maisons; cette ville, où s'agite confusément un peuple florissant et joyeux!

«À la fin de notre exil dans les bois, puissions-nous entrer nous-mêmes sains et saufs dans la superbe Ayodhyâ avec ce héros si pieux observateur de la foi donnée!»

Quand la nuit se fut éclairés aux premières lueurs du matin, Râma, le héros illustre à la vaste poitrine, dit au brillant Lakshmana, son frère, le fils de Soumitrâ: «Voici le moment où l'astre du jour se lève; la nuit sainte est écoulée; entends, mon ami, cet oiseau heureux, le kokila chanter sa joie. Déjà même le bruit des éléphants résonne dans la forêt: hâtons-nous, frère chéri, de traverser la Djâhnavî qui se rend à la mer.»

Quand le fils de Soumitrâ, délices de ses amis, eut connu la pensée de Râma, il appela aussitôt le roi des Nishâdas avec le cocher Soumantra, et se tint debout lui-même devant son frère. Ensuite, après qu'ils eurent jeté les carquois sur leurs épaules, attaché les épées à leurs flancs et pris les arcs dans leurs mains, les deux Raghouides, accompagnés de Sîtâ, s'en allèrent donc vers la Gangâ. Là, d'un air modeste, tournant les yeux vers le noble Râma: «Que dois-je faire? dit le cocher, ses mains jointes, à l'auguste jeune homme, bien instruit sur le devoir.»

«Retourne! lui repartit celui-ci; je n'ai que faire maintenant du char: je m'en irai bien à pied dans la grande forêt.»

À la vue d'une barque amarrée au bord du fleuve, le prince anachorète, qui désirait passer le Gange au plus vite, Râma dit ces mots à Lakshmana: «Monte, tigre des hommes, monte dans ce bateau, que voici bien à propos. Lève dans tes bras doucement et pose dans la barque ma chère pénitente Sîtâ.»

Lui sur-le-champ d'obéir à l'ordre que lui donnait son frère, et d'exécuter cette tâche, qui ne lui était nullement désagréable: il plaça d'abord la princesse de Mithila et monta ensuite de lui-même dans l'esquif amarré. Après lui s'embarqua son frère aîné, le magnanime ermite.

Alors, quand il eut salué d'un adieu Soumantra, Gouha et ses ministres: «Entre dans ta barque, heureux nautonnier, dit le Kakoutsthide au pilote; délie ce bateau et conduis-nous à l'autre bord!»

À cet ordre, le chef de la barque fit traverser le Gange à ces deux héroïques frères.

Quand ils ont abordé le rivage, ces deux princes magnanimes sortent de la barque, et, d'une âme bien recueillie, ils adressent à la Gangâ une humble adoration. Alors ce fléau des ennemis, ce héros, de qui l'aspect ne montrait plus rien qui ne fût de l'anachorète, se mit en route, les yeux noyés de larmes, avec son frère et son épouse.

Mais d'abord ce prince judicieux, voué au séjour des forêts, tint ce langage au brave Lakshmana, douce joie de sa mère: «Marche en avant, fils de Soumitrâ, et que Sîtâ vienne après; j'irai, moi, par derrière, afin de protéger Sîtâ et toi! C'est aujourd'hui que ma chère Vidéhaine connaîtra les maux d'une habitation au milieu des bois: il faudra qu'elle supporte les sauvages concerts des sangliers, des tigres et des lions!» Puis, tournant un dernier regard vers cette plage, où se tenait encore Soumantra, nos deux frères, l'arc en main, de marcher avec Sîtâ vers ces grandes forêts. Mais, quand les enfants du roi se furent avancés jusqu'au point de n'être plus visibles, Gouha et le cocher s'en retournèrent de là, remportant avec eux leur amour.

Les trois nouveaux ascètes s'enfoncent dans la forêt immense; et, promenant leur vue çà et là sur différentes portions de terre, sur des régions délicieuses, sur des lieux qu'ils n'avaient pas encore vus, ils arrivent au pays qui était leur but, cette contrée où l'Yamounâ rencontre les saintes eaux de la Bhâgîrathî. Quand il eut suivi longtemps un chemin sans péril et contemplé des arbres de plusieurs essences, Râma dit à Lakshmana vers le temps où le soleil commence à baisser un peu: «Vois, fils de Soumitrâ, vois, près du saint confluent s'élever cette fumée, comme le drapeau d'un feu sacré: nous sommes, je pense, dans le voisinage d'un anachorète. Sans doute, nous voici bientôt arrivés à l'endroit heureux où l'Yamounâ mêle ses ondes au cours de la Gangâ: en effet, ce grand bruit qui vient à nos oreilles ne peut naître que de ces deux rivières, dont les vagues s'entrechoquent et se brisent. Ce ne peut être que les anachorètes nés dans la forêt qui ont fendu ce bois pour le feu du sacrifice; et voici différentes espèces d'arbres, comme en en voit dans l'ermitage de Bharadwâdja.»

Quand ils eurent marché encore à leur aise un peu de temps, l'arc en main, ils arrivèrent, accablés de fatigue, après le coucher de l'astre qui donne le jour, à la sainte chaumière de Bharadwâdja.

Parvenu avec son frère à l'endroit où se cachait l'ermitage de l'anachorète, le jeune Raghouide y pénétra, sans quitter ses armes, effrayant les gazelles et les oiseaux endormis. Amené par le désir de voir le solitaire à la porte même de son ermitage, le beau Râma s'y arrêta avec son épouse et Lakshmana.

L'anachorète, averti que deux frères, Râma et Lakshmana, se présentaient chez lui, fit introduire aussitôt les voyageurs dans l'intérieur de son ermitage. Râma se prosterna, les mains jointes, avec son épouse et son frère, aux pieds de l'éminent solitaire, qui, assis devant son feu sacré, venait d'y consumer ses religieuses oblations. L'anachorète, environné de pieux ermites, d'oiseaux même et de gazelles accroupies autour de lui, accueillit avec honneur l'arrivée du jeune prince et le félicita.

L'aîné des Raghouides se fit connaître au solitaire en ces termes: «Nous sommes frères, et fils du roi Daçaratha; on nous appelle Râma et Lakshmana. Mon épouse, que voici, est née dans le Vidéha; c'est la vertueuse fille du roi Djanaka. Attachée fidèlement aux pas de son époux, elle est venue avec moi dans cette forêt de la pénitence.

«Ce frère chéri est plus jeune que moi; il est fils de Soumitrâ: ferme dans les vœux qu'il a prononcés, comme kshatrya, il me suit de soi-même dans ces bois, où m'exile mon père. Docile à sa voix, je vais entrer dans la grande forêt; je marcherai là, saint anachorète, sur les pas mêmes du devoir: les fruits et les racines y feront toute ma nourriture.»

À ces mots du sage Kakoutsthide, l'anachorète vertueux comme la vertu elle-même lui présenta l'eau, la terre et la corbeille de l'arghya. Puis, quand il eut honoré ce fils de roi en lui offrant un siége et l'eau pour laver, le solitaire invita son hôte à partager son repas de racines et de fruits, lui, dont les fruits seuls étaient la nourriture quotidienne. À son jeune compagnon assis, quand il eut reçu de tels honneurs, Bharadwâdja tint alors ce langage assorti aux convenances, dont la politesse fait un devoir: «Je remercie la bonne fortune, qui t'a conduit, Râma, sain et sauf dans mon ermitage: assurément! j'ai entendu parler de cet exil sans motif, auquel ton père t'a condamné. Ce lieu solitaire et délicieux, fils de Raghou, est l'endroit célèbre dans le monde par le saint confluent de la Gangâ et de l'Yamounâ. Demeure ici avec moi, Râma, si le pays te plaît: tout ce que tes yeux voient ici appartient en commun aux habitants du bois consacré à la pénitence.»

Râma, joignant les mains, répondit à ces paroles de l'anachorète: «Ce serait une faveur insigne pour moi, brahme vénéré, d'habiter ici avec toi. Mais notre pays, ô le plus saint des pénitents, est à la proximité de ces lieux; et mes parents viendraient, sans nul doute, m'y visiter. Pour ce motif, je ne veux pas d'une habitation ici; mais daigne m'indiquer un autre ermitage isolé dans la forêt déserte, où je puisse habiter avec plaisir, sans trouble, ignoré de mes parents, accompagné seulement de Lakshmana et de ma chaste Vidéhaine.»

Il dit; à ce langage de Râma, le grand anachorète Bharadwâdja réfléchit un instant avec recueillement et lui répondit en ces termes: «À trois yodjanas d'ici, Râma, est une montagne, fréquentée des ours, hantée par les singes et dont les échos répètent les cris des golângoulas15. Cette retraite sainte, fortunée, libérale en tous plaisirs, habitée par de grands sages et semblable au mont Gandhamândana, est nommée le Tchitrakoûta: tu peux demeurer là.

«Tant qu'un homme aperçoit les sommets du Tchitrakoûta, la félicité ne cesse pas de lui sourire et toutes ses pensées lui viennent de la vertu.»

Ensuite Râma, quand il eut mangé, se mit à raconter diverses histoires, entremêlées avec celles de Bharadwâdja, et toute la sainte nuit s'écoula ainsi. Quand elle fut passée, le noble exilé récita la prière du matin et vint respectueusement s'incliner devant le grand saint: «Râma, lui dit le solitaire, va d'ici en diligence au mont Tchitrakoûta avec ton épouse et Lakshmana: tu habiteras ces lieux en toute assurance.

«Dirige-toi vers cette montagne heureuse et bien charmante, dont les échos répètent les chants des kokilas, des gallinules et des paons, le bruit des gazelles et les cris de nombreux éléphants ivres d'amour: puis, une fois arrivé dans cet ermitage, occupe-toi d'y poser ton habitation.»

Leur ayant fait connaître le chemin, Bharadwâdja, salué par le sage Râma, Lakshmana et Sîtâ, revint dans son ermitage. Quand l'anachorète fut parti, Râma dit à Lakshmana: «L'intérêt, que l'ermite prend à moi, fils de Soumitrâ, est comme une eau limpide, qui lave mes souillures.» Ainsi causant et marchant derrière Sîtâ, les deux héros voués à la pénitence arrivent sur les bords de la Kâlindi16.

Là, quand ils ont réuni et lié ensemble des bois et des bambous nés sur le rivage, Râma lui-même prend alors Sîtâ dans ses bras et porte doucement sur le radeau cette chère enfant, tremblante comme une liane. Elle une fois placée, Râma et son frère montent dans la frêle embarcation.

Ce fut donc avec ce radeau qu'ils traversèrent l'Yamounâ, cette rivière, fille du soleil, aux flots rapides, aux guirlandes de vagues, aux bords inaccessibles par la masse épaisse des arbres enfants de ses rivages.

Ils se remettent dans la route du Tchitrakoûta, bien résolus d'y fixer leur habitation; ils s'avancent, pleins de vigueur et d'agilité, en hommes de qui les vues sont arrêtées.

Peu de temps après, les voici qui entrent dans le bois du Tchitrakoûta aux arbres variés, et Râma tient ce langage à Sîtâ: «Sîtâ, ma belle aux grands yeux, vois-tu, à la fin de la saison froide, ces kinçoukas déjà fleuris et comme en feu, près du fleuve, dont ils ceignent le front d'une guirlande? Vois encore, le long de la Mandâkinî, cette forêt de karnikâras, tout illuminée de ses fleurs splendides, flamboyantes et comme de l'or! Vois ces bhallâtakas, ces vilvas, ces arbres à pain, ces plaqueminiers et tous ces autres, dont les branches pendent sous le poids des fruits. Il nous est possible, femme à la taille svelte, il nous est possible de vivre ici avec des fruits: oh! bonheur! nous voici donc arrivés à ce mont Tchitrakoûta, semblable au paradis!

«Vois, ma belle chérie, vois comme, sur les bords de la Mandâkinî, la nature, au pied de chaque arbre, nous a jonché des lits brodés avec une multitude de fleurs!»

Tandis qu'ils observaient ainsi les ravissants aspects du fleuve Mandâkinî, ils arrivèrent au mont Tchitrakoûta, ombragé par une variété infinie d'arbres en fleurs. À son pied solitaire, environné d'eaux limpides, Râma et Lakshmana, les deux héroïques frères, se construisent un ermitage.

Ils vont chercher au milieu du bois suave comme un jardin et rapportent de fortes branches, cassées par les éléphants. Fichées dans la terre et rattachées l'une à l'autre avec des lianes épandues, qui remplissent tous les intervalles, elles se forment bientôt sous leurs mains en deux huttes séparées. Ils couvrent le toit avec les feuilles nombreuses des arbres. Lakshmana ensuite nettoie les deux cases terminées; et la Vidéhaine à la taille charmante les enduit elle-même d'argile. Alors, voyant son ermitage édifié, Râma dit à Lakshmana:

«Apporte une gazelle, fils de Soumitrâ, et fais-la cuire, sans tarder: je veux honorer les Dieux de l'ermitage avec ce banquet sacré.»

À ces paroles de son frère, Lakshmana s'en fut tuer une gazelle noire, la rapporta du bois, alluma du feu et fit cuire son gibier parfaitement.

Ensuite Râma lui-même s'assit avec Lakshmana, son frère, et tous deux se mirent à manger sur un plat net et pur, qu'ils se firent avec des feuilles verdoyantes le reste des choses offertes en sacrifice. Sîtâ avait elle-même servi les mets devant son époux et son beau-frère; puis, s'étant retirée seule à part, elle revint enlever ce qui restait du festin. Dès ce moment, Râma goûta délicieusement avec Lakshmana les charmes de l'habitation, qu'il était venu demander à cette montagne sourcilleuse, embellie par les guirlandes et les bouquets de fleurs les plus variées, au milieu desquelles gazouillait un nombre infini d'oiseaux de toutes les espèces.


Le cocher Soumantra mit assez peu de temps à traverser de nombreux pays, et des fleuves, et des lacs, et des villages et des cités; il arriva enfin avec sa tristesse, après la chute du jour, aux portes d'Ayodhyâ, pleine d'un peuple sans joie. Tout bruit s'était alors éteint parmi ses troupes désolées d'hommes et de femmes. Elle semblait abandonnée, tant le silence était vide de son!

Aussitôt qu'ils virent arriver Soumantra, les habitants de courir à l'envi par centaines de mille derrière son véhicule poudreux, en lui jetant cette question: «Où est Râma?»

«Ce magnanime, leur dit alors celui-ci, m'a congédié sur les bords du Gange; et, quand il eut traversé le fleuve, je suis revenu à la ville.»

À ces mots: «traversé le fleuve,» ils s'écrièrent, les yeux baignés de larmes: «Oh! douleur!» et, continuant à gémir: «Nous sommes frappés à mort!» disaient-ils. Alors Soumantra entendit courir autour de lui ces mots proférés d'une bande à l'autre: «Il faut qu'il n'ait pas de honte, cet homme, qui revient ici, après qu'il a délaissé Râma au fond d'un bois! Comment pourrions-nous, joyeux dans l'absence d'un prince, le plus noble des hommes, comment pourrions-nous, sans avoir dépouillé toute pitié, goûter encore le plaisir dans ces grandes fêtes, où l'on vient en foule de toutes parts! Où sera désormais une chose agréable à ce peuple? Quelle chose, d'où lui vienne un plaisir, peut-il maintenant désirer?» Ainsi pensaient les foules de ce peuple autour de Soumantra, qui évitait de blesser personne avec son char. Il entendait aussi les voix des femmes, qui, accourues à leurs fenêtres, disaient: «Comment, ce malheureux! il est revenu, après avoir quitté Râma!»

Le cocher, navré de chagrin, avait recueilli dans sa route ces paroles et d'autres mots semblables, quand il arriva au palais, où le roi Daçaratha fixait sa résidence. Descendu promptement de son char, il entra dans l'habitation royale aux sept enceintes, mais dépouillée maintenant de son auguste splendeur et toute pleine d'une cour noyée dans la douleur.

Le roi jeta un regard de ses yeux noyés de pleurs à Soumantra, qui s'avançait les mains jointes, et fit ces questions au cocher tout couvert encore de la poussière du char: «Où est allé Râma? dis-moi, Soumantra! où va-t-il habiter? En quel lieu était ce digne enfant de Raghou, quand il t'a quitté? Comment, élevé avec une extrême délicatesse, mon fils pourra-t-il supporter de n'avoir que le sol même pour unique siège? Ou comment dormira-t-il à ciel nu dans un bois, ce fils du maître de la terre? Qu'est-ce que dit Râma à la vive splendeur? Quelles paroles m'envoie Lakshmana? Que me fait dire Sîtâ, cette femme vertueuse et dévouée à son époux? Raconte-moi les haltes, les discours, les festins de Râma, sans rien omettre et de la manière que tout s'est passé, depuis qu'il est parti de ces lieux pour habiter les forêts.»

Ainsi invité par l'Indra des hommes, le cocher parla donc au roi, mais d'une voix craintive et balbutiante. Il raconta les événements depuis son départ de la ville jusqu'à son retour:

«Lorsque ces deux héros eurent disposé leurs cheveux en djatâ et que, revêtus d'un habit fait simplement d'écorce, ils eurent traversé le Gange, ils marchèrent, la face tournée vers le confluent. Ensuite, ô mon roi, à l'instant où je m'en retournai, voici que mes coursiers, émus jusqu'à verser eux-mêmes des larmes et suivant Râma de leurs yeux, poussent des hennissements plaintifs.

«Quand j'eus présenté à ces deux fils de mon roi les paumes de mes deux mains jointes et creusées en patère, je suis revenu ici, prince, malgré moi, dans la crainte d'offenser ta majesté.

«Dans ces contrées, ô le plus noble des hommes, on voit les arbres mêmes, avec toutes les feuilles, les bouquets de fleurs et les pousses nouvelles, se faner, languissants d'affliction pour l'infortune de Râma.—Les fleuves semblaient eux-mêmes pleurer avec des eaux tristes et des ondes troublées: les étangs de lotus, dépouillés de splendeur, n'offraient aux yeux que des fleurs toutes fanées. Les volatiles et les quadrupèdes, immobiles, fixant les yeux sur un seul point et plongés dans leurs sombres pensées, oubliaient d'errer çà et là sous les ombrages; toute la forêt, comme en deuil par les chagrins du magnanime, était sans gazouillement.

«Dans la ville, dans le royaume, entre les habitants de la cité, parmi ceux des campagnes, je ne vois pas un être, ô mon roi, qui ne s'afflige pour ton fils!

«Cette ville sans joie, sans travail, sans prières ni sacrifices, cette ville, résonnante d'un bruit larmoyant et qui n'a plus d'autre son que des sanglots ou des gémissements; ta cité, avec ses hommes tristes, malades, consternés, avec les arbres fanés de ses jardins, elle est sans aucun resplendissement depuis l'exil de Râma!»

Après qu'il eut écouté ces paroles touchantes et d'autres encore de Soumantra, le monarque, saisi par une subite défaillance de son esprit, tomba de son trône une seconde fois, semblable à un corps d'où s'est retiré le souffle de la vie.—Mais, tandis que le prince gémissait ainsi d'une façon touchante, et que, tombé de nouveau, il gisait hors de lui-même sur la terre, la mère de Râma se plaignait sur un ton plus déplorable encore, tout affaissée sous un poids beaucoup plus lourd de chagrin et d'excessive douleur.


Aussitôt que Râma, le tigre des hommes, fut parti avec Lakshmana pour les forêts, Daçaratha, ce roi si fortuné naguère, tomba dans une grande infortune. Depuis l'exil de ses deux fils, ce monarque semblable à Indra fut saisi par le malheur, comme l'obscurité enveloppe le soleil au sein des cieux, à l'heure que vient une éclipse. Le sixième jour qu'il pleurait ainsi Râma, ce monarque fameux, étant réveillé au milieu de la nuit, se rappela une grande faute, qu'il avait commise au temps passé.

À ce ressouvenir, il adressa la parole à Kâauçalyâ en ces termes: «Si tu es réveillée, Kâauçalyâ, écoute mon discours avec attention. Quand un homme a fait une action ou bonne ou mauvaise, noble dame, il ne peut éviter d'en manger le fruit, que lui apporte la succession du temps.—Quiconque, dans les commencements des choses, n'en considère pas la pesanteur ou la légèreté, pour éviter le mal et faire le bien, est appelé un enfant par les sages.

«Jadis, Kâauçalyâ, dans mon adolescence, imprudent jeune homme, fier de mon habileté à toucher un but et vanté pour mon adresse à percer d'un trait la bête que je voyais de l'oreille seulement, il m'est arrivé de commettre une faute. C'est pourquoi mon action coupable a mûri ce fruit de malheur, que je recueille aujourd'hui, comme l'efficacité du poison est de tuer la vie dans l'être animé qui en a bu la substance. Mais cette mauvaise action des jours passés, je l'ai commise par ignorance, de même qu'à son insu tel homme boirait un poison.

«Je ne t'avais pas encore épousée, reine, et je n'étais encore moi-même que l'héritier présomptif de la couronne: en ce temps, la saison des pluies arrivée répandait la joie dans mon âme.

«En effet, le soleil, ayant brûlé de ses rayons la terre et ravi au sol tous les sucs humides, las de parcourir les régions du nord, était passé dans l'hémisphère hanté par les Mânes. On voyait des nuages délicieux couvrir tous les points du ciel, et les grues, les cygnes, les paons s'ébattre en des mouvements de joie. Cette arrivée des nuages forçait toutes les rivières élargies à déverser leurs flots d'une eau trouble et vaseuse par-dessus les chaussées trop étroites. La terre, égayée par cette riche ondée, conçue au sein des nuées, brillait sous sa verte parure de gazons nouveaux, où se jouaient le paon et le coucou radié.

«Tandis que cette agréable saison marchait ainsi dans sa carrière, j'attachai, dame bien faite, deux carquois sur mes épaules, et, mon arc à la main, je m'en allai vers la rivière Çarayoû. J'arrivai de cette manière sur les rives désertes de cette belle rivière, où m'attirait le désir de tirer sur une bête, sans la voir, à son bruit seul, grâces à ma grande habitude des exercices de l'arc. Là, je me tenais caché dans les ténèbres, mon arc toujours bandé en main, près de l'abreuvoir solitaire, où la soif amenait, pendant la nuit, les quadrupèdes habitants des forêts. Là, dirigeant une flèche du côté que j'avais entendu sortir le bruit, il m'arrivait de tuer soit un buffle sauvage, soit un éléphant ou tel autre animal venu au bord des eaux.

«Alors et comme il n'était rien que mes yeux pussent distinguer entre les objets sensibles, j'entendis le son d'une cruche qui se remplissait d'eau, bruit tout semblable même au barit que murmure un éléphant. Moi aussitôt d'encocher à mon arc une flèche perçante, bien empennée, et de l'envoyer rapidement, l'esprit aveuglé par le Destin, sur le point d'où m'était venu ce bruit.

«Dans le moment que mon trait lancé toucha le but, j'entendis une voix jetée par un homme qui s'écria sur un ton lamentable: «Ah! je suis mort! Comment se peut-il qu'on ait décoché une flèche sur un ascète de ma sorte? À qui est la main si cruelle, qui a dirigé son dard contre moi? J'étais venu puiser de l'eau pendant la nuit dans le fleuve solitaire: qui est cet homme, dont le bras m'a blessé d'une flèche! À qui donc ai-je fait ici une offense? Cette flèche va pénétrer, à travers le cœur expiré de son fils, dans le sein même d'un anachorète vieux, aveugle, infortuné, qui vit d'aliments sauvages au milieu de ce bois! Cette fin malheureuse de ma vie, je la déplore avec moins d'amertume que je ne plains le sort de mon père et de ma mère, ces deux vieillards aveugles. Ce couple d'aveugles, chargé d'ans et nourri longtemps par moi, comment vivra-t-il après mon trépas, ce couple misérable et sans appui? Qui est l'homme au cœur méchant, de qui la flèche nous a frappés tous les trois, eux et moi, d'un même coup, infortunés, qui vivions innocemment ici de racines, de fruits et d'herbes?»

«Il dit; et moi, à ces lamentables paroles, l'âme troublée et tremblant de la crainte que m'inspirait cette faute, je laissai échapper les armes que je tenais à la main. Je me précipitai vers lui et je vis, tombé dans l'eau, frappé au cœur, un jeune infortuné, portant la peau d'antilope et le djatâ des anachorètes. Lui, profondément blessé dans une articulation, il fixa les yeux sur moi, non moins infortuné, et me dit ces mots, reine, comme s'il eût voulu me consumer par le feu de sa rayonnante sainteté: «Quelle offense ai-je commise envers toi, kshatrya, moi, solitaire, habitant des bois, pour mériter que tu me frappasses d'une flèche, quand je voulais prendre ici de l'eau pour mon père? Ces vieux auteurs de mes jours, sans appui dans la forêt déserte, ils attendent maintenant, ces deux pauvres aveugles, dans l'espérance de mon retour. Tu as tué par ce trait seul et du même coup trois personnes à la fois, mon père, ma mère et moi: pour quelle raison? n'ayant jamais reçu aucune offense de nous! Sans doute que ni la pénitence, ni la science sainte ne produisent, je pense, aucun fruit sur la terre, puisque mon père ne sait pas, homme insensé, que tu m'as donné la mort! Et même, quand il le saurait, que ferait-il dans l'état d'impuissance où le met sa triste cécité? Il en est de lui comme d'un arbre, qui ne peut sauver à ses côtés un autre arbre que sape la hache du bûcheron. Va promptement, fils de Raghou, va trouver mon père et raconte-lui cet événement fatal, de peur que sa malédiction ne te consume, comme le feu dévore un bois sec! Le sentier, que tu vois, mène à l'ermitage de mon père: hâte-toi de t'y rendre et fléchis-le, de peur que, dans sa colère, il ne vienne à te maudire! Mais, avant, retire-moi vite la flèche; car ce trait au contact brûlant comme le feu de la foudre, ce trait, lancé par toi dans mon cœur, ferme la voie à ma respiration. Arrache-moi ce dard! Que la mort ne vienne pas me saisir avec cette flèche dans ma poitrine! Je ne suis pas un brahme; ainsi, mets de côté la terreur qu'inspire le meurtre commis sur un brahmane. Un brahme, il est vrai, un brahme qui habite ces bois, m'a engendré, mais dans le sein d'une çoudrâ.»

«Voilà en quels termes me parla ce jeune homme, que j'avais percé d'une flèche. À la vue de ce faible adolescent qui se lamentait de cette manière, gisant ainsi dans la Çarayoû, le corps mouillé de ses ondes, poussant de longs soupirs et déchiré par l'atteinte mortelle de ma flèche, je tombai dans un extrême abattement.—Ensuite, hors de moi, je retirai à contre-cœur, mais avec un soin égal à mon désir extrême de lui conserver la vie, cette flèche entrée dans le sein de ce jeune ermite languissant. Mais à peine mon trait fut-il ôté de sa blessure, que le fils de l'anachorète, épuisé de souffrances et respirant d'un souffle, qui s'échappait en douloureux sanglots, se convulsa un instant, roula hideusement ses yeux et rendit son dernier soupir.

«Quand le fils du grand saint eut quitté la vie, faisant crouler d'une chute rapide et ma gloire et moi-même, je restai l'âme entièrement consternée, car on ne pouvait douter que je ne fusse tombé dans une calamité sans rivage.

«Après que j'eus retiré au jeune homme la flèche brûlante et semblable au poison d'un serpent, je pris sa cruche et me dirigeai vers l'ermitage de son père. Là, je vis ses deux parents, vieillards infortunés, aveugles, n'ayant personne qui les servit et pareils à deux oiseaux, les ailes coupées. Assis, désirant leur fils, ces deux vieillards affligés s'entretenaient de lui: eux, que j'avais frappés dans leur enfant, ils aspiraient au bonheur que ferait naître en eux sa présence! Tel je vis ce couple inquiet de pénitents se tenir dans son ermitage, quand je m'approchai d'eux, l'âme bourrelée du crime si grand que j'avais commis par ignorance.

«Mais ensuite, comme il entendit le bruit de mon pas, l'anachorète m'adressa la parole: «Pourquoi as-tu donc tardé si longtemps, mon fils? Apporte-moi l'eau promptement! Yadjnyadatta, mon ami, tu t'es bien attardé à jouer dans l'eau: ta bonne mère et moi aussi, mon fils, nous étions affligés d'une si longue absence. Si j'ai fait, ou même ta mère, une chose qui te déplaise, pardonne et ne sois plus désormais si longtemps, en quelque lieu que tu ailles. Tu es le pied de moi, qui ne peux marcher; tu es l'œil de moi, qui ne peux voir; c'est en toi que repose toute ma vie... Pourquoi ne me parles-tu pas?»

«À ces mots, m'étant approché doucement de ce vieillard, à qui le désir de voir son fils inspirait des paroles si touchantes, je lui dis, agité par la crainte, les mains jointes, la gorge pleine de sanglots, tremblant et d'une voix que la terreur faisait balbutier, mais dont ma fermeté cherchait à soutenir la force: «Je suis un kshatrya, on m'appelle Daçaratha; je ne suis pas ton fils: je viens chez toi, parce que j'ai commis un forfait épouvantable, en horreur à tous les hommes vertueux. J'étais allé, saint anachorète, mon arc à la main, sur les rives de la Çarayoû, épier les bêtes fauves, que la soif conduirait à ses eaux, où mon plaisir était de les atteindre sans les voir. Dans ce temps, le son d'une cruche qui s'emplissait vint frapper mon oreille: je dirigeai une flèche sur ce bruit et je blessai ton fils, croyant que c'était un éléphant. Aux pleurs que lui arracha mon dard en lui perçant le cœur, je courus tout tremblant au lieu d'où ils parlaient, et je vis un jeune pénitent. C'est bien la pensée que j'avais un éléphant vis-à-vis de moi, saint anachorète, et mon adresse à percer une bête, sans la voir, à son bruit seul, qui m'ont fait décocher vers les eaux cette flèche de fer, dont, hélas! fut blessé ton fils. Après que j'eus retiré ma flèche de sa blessure, il exhala sa vie et s'en alla au ciel; mais, avant, il avait déploré bien longtemps le sort de vos saintetés. C'est par ignorance, vénérable anachorète, que j'ai frappé ton fils bien-aimé... Tombé ainsi moi-même sous les conséquences de ma faute, je mérite que tu déchaînes contre moi ta colère.»

«À ces paroles entendues, il demeura un instant comme pétrifié; mais, quand il eut repris l'usage des sens et recouvré la respiration, il me dit à moi, qui me tenais devant lui mes deux mains humblement réunies: «Si, devenu coupable d'une mauvaise action, tu ne me l'avais pas confessée d'un mouvement spontané, ton peuple même en eût porté le châtiment et je l'eusse consumé par le feu d'une malédiction! Kshatrya, si, connaissant d'avance sa qualité, tu avais commis un homicide sur un solitaire des bois, ce crime eût bientôt précipité Brahma de son trône, où cependant, il est fermement assis. Dans ta famille, ô le plus vil des hommes, le paradis fermerait ses portes à sept de tes descendants et sept de tes ancêtres, si tu avais tué un ermite, sachant bien ce que tu faisais. Mais comme tu as frappé celui-ci à ton insu, c'est pour cela que tu n'as point cessé d'être: en effet, dans l'autre cas, la race entière des Raghouides n'existerait déjà plus; tant il s'en faudrait que tu vécusses toi-même!

«Allons, cruel! conduis-moi vite au lieu où ta flèche a tué cet enfant, où tu as brisé le bâton d'aveugle qui servait à guider ma cécité! J'aspire à toucher mon enfant jeté mort sur la terre, si toutefois je vis encore au moment de toucher mon fils pour la dernière fois! Je veux toucher maintenant avec mon épouse le corps de mon fils baigné de sang, le djatâ dénoué et les cheveux épars, ce corps, dont l'âme est tombée sous le sceptre d'Yama.»

«Alors, seul, je conduisis les deux aveugles, profondément affligés, à ce lieu funèbre, où je fis toucher à l'anachorète, comme à son épouse, le corps gisant de leur fils. Impuissants à soutenir le poids de ce chagrin, à peine ont-ils porté la main sur lui que, poussant l'un et l'autre un cri de douleur, ils se laissent tomber sur leur fils étendu par terre. La mère, léchant même de sa langue ce pâle visage de son enfant, se mit à gémir de la manière la plus touchante, comme une tendre vache à qui l'on vient d'arracher son jeune veau:

«Yadjnyadatta, ne te suis-je pas, disait-elle, plus chère que la vie? Comment ne me parles-tu pas au moment où tu pars, auguste enfant, pour un si long voyage? Donne à ta mère un baiser maintenant, et tu partiras après que tu m'auras embrassée: est-ce que tu es fâché contre moi, ami, que tu ne me parles pas?»

«Aussitôt le père affligé, et tout malade même de sa douleur, tint à son fils mort, comme s'il était vivant, ce triste langage, en touchant çà et là ses membres glacés:

«Mon fils, ne reconnais-tu pas ton père, venu ici avec ta mère? lève-toi maintenant! viens! prends, mon ami, nos cous réunis dans tes bras! De qui, dans la forêt, entendrai-je la douce voix me faire une lecture des Védas, la nuit prochaine, avec un désir égal au tien, mon fils, d'apprendre les dogmes saints? Qui, désormais, qui, mon fils, apportera des bois la racine et le fruit sauvage à nous deux, pauvres aveugles, qui les attendrons, assiégés par la faim? Et cette pénitente, aveugle, courbée sons le faix des années, la mère, mon fils, comment la nourrirai-je, moi, de qui toute la force s'est écoulée et qui d'ailleurs suis aveugle comme elle? car je suis seul maintenant. Ne veuille donc pas encore t'en aller de ces lieux: demain, tu partiras, mon fils, avec ta mère et moi. Avant longtemps le chagrin nous fera exhaler à tous les deux, abandonnés sans appui, le souffle de notre vie dans la mort: oui, la sentence, auguste enfant, est déjà prononcée. Entré chez le fils du soleil17, je mendierai, infortuné père, je mendierai moi-même, et portant mes pas vers lui: «Dieu des morts, lui dirai-je accompagné par toi, fais l'aumône à mon fils!»

«Qui, après la prière du soir et du matin récitée, après le bain, après l'oblation versée dans le feu; qui, prenant mes pieds dans ses mains, les touchera tout à l'entour afin de m'y procurer une sensation agréable? Parviens au monde des héros, qui ne retournent pas dans le cercle des transmigrations, comme il est vrai, mon fils, que tu es un innocent, tombé sous le coup d'un homme qui fait le mal! Obtiens les mondes éternels des saints pénitents, des sacrificateurs, des brahmes, qui ont rempli dignement l'office de gourou, des héros enfin, qui ne renaissent pas dans un autre monde!

«Va dans ces mondes réservés aux anachorètes, qui ont lu entièrement le Véda et les Védângas; mondes où sont allés ces rois saints Yayâti, Nahousha et les autres! Entre dans ces mondes ouverts aux chefs de maison qui ne cherchent point la volupté hors des bras de leur épouse, aux chastes brahmatchâris, aux âmes généreuses, qui distribuent en largesses des vaches, de l'or, des aliments et donnent même de la terre aux deux fois nés! Va, mon fils, va, suivi par ma pensée, dans ces mondes éternels où vont ceux qui assurent la sécurité des peuples, ceux de qui la parole est la voix de la vérité! Les âmes, qui ont obtenu de naître dans une race comme est la tienne ne vont jamais dans une condition inférieure: tombé de ce lieu-ci, va donc en ces mondes où coulent des ruisseaux de miel.»

«Quand l'infortuné solitaire avec son épouse eut exhalé ces plaintes et d'autres encore, il s'en alla faire, d'une âme consternée, la cérémonie de l'eau en l'honneur de son fils. Aussitôt, revêtu d'un corps céleste et monté sur un magnifique char aérien, le fils du saint ermite apparut et tint ce langage à ses vieux parents:

«En récompense du service dévoué que j'ai rempli autour de vos saintes personnes, j'ai obtenu une condition pure, sans mélange et du plus haut degré: bientôt vos révérences obtiendront elles-mêmes ce désiré séjour. Vous n'avez point à pleurer mon sort; ce roi n'est pas coupable: il en devait arriver ainsi, qu'un trait lancé par son arc m'enverrait à la mort.»

«Quand il eut dit ces mots, transfiguré dans un corps divin, lumineux, porté au sein des airs sur un char céleste d'une beauté suprême, le fils du rishi monta au ciel. Mais, tandis que je me tenais joignant les mains devant l'anachorète, qui venait d'accomplir, assisté de son épouse, la cérémonie de l'eau en l'honneur de son fils, le saint pénitent me jeta ce discours:

«Comment se peut-il que tu sois né, homme vil et présomptueux, dans la race des Ikshwâkides, ces rois saints, magnanimes et de qui la gloire est célèbre en tous lieux? Il n'existait pas d'inimitié entre nous deux, ni au sujet d'une femme, ni à cause d'un champ: pourquoi, les choses étant ainsi, pourquoi m'as-tu frappé d'une même flèche avec mon épouse? Néanmoins, comme tu n'as tué mon fils qu'à ton insu et par un coup de malheur, je ne te maudis pas: mais écoute-moi bien!

«De même que j'abandonnerai forcément l'existence, ne pouvant supporter la douleur que m'inspire cette mort de mon fils; de même, à la fin de ta carrière, tu quitteras la vie, appelant ton fils de tes vains désirs!

«Chargé ainsi de sa malédiction, je revins à ma ville, et, peu de temps après, le rishi même expira, consumé par la violence de son affliction paternelle. Sans doute, la malédiction du brahme s'accomplit maintenant pour moi: en effet, la douleur de mes regrets inconsolables pour mon fils précipite à sa fin le souffle de ma vie.

«Reine, mes yeux ne voient plus; ma mémoire elle-même vient de s'éteindre: ce sont là, noble dame, les messagers de la mort, qui hâte mon départ de cette vie. Si Râma venait me toucher, ou si j'entendais seulement sa voix, je reviendrais bientôt, je pense, à toute la vie, comme un agonisant qui aurait pu boire de l'ambroisie. Le chagrin que son absence de mes regards fit naître dans mon âme brise les éléments de ma vie, comme la grande furie des vagues rompt les arbres qui croissent sur les rivages d'un fleuve. Heureux ceux qui, le temps de son exil au milieu des forêts accompli, verront de leurs yeux Râma lui-même revenir dans Ayodhyâ, tel que Indra vient du ciel! Ils ne seront pas des hommes, mais de vrais Dieux, ceux qui verront sa face resplendissante comme la lune en son plein, quand, à son retour des bois, il fera son entrée dans la grande cité!

«Ô fortunés, vous, qui pourrez contempler ce visage de Râma, semblable à la reine des étoiles, ce visage pur, beau, gracieux, aux dents charmantes, aux yeux comme les pétales du lotus! Heureux les hommes qui verront la face auguste de mon fils, dont la douce haleine est égale au parfum du lotus quand il s'épanouit dans l'automne!»

Tandis que les souvenirs de Râma occupaient ainsi la pensée du monarque, étendu sur les tapis de sa couche, l'astre de sa vie s'inclina peu à peu vers son couchant, comme on voit la lune baisser, à la fin de la nuit, vers l'occident. «Hélas! Râma, disait-il, mon fils!» et tandis qu'il prononçait languissamment ces mots, le roi des hommes rendit le souffle de la vie, si difficile à quitter, souffle bien-aimé, que lui arrachait la violence du chagrin causé par l'exil de son fils. Dans le temps que l'infortuné monarque, étendu sur sa couche, se répandait en ces regrets sur l'exil de Râma, il exhala sa douce vie à l'heure où la nuit arrivait au milieu de sa carrière.


Quand elle vit le monarque tombé dans le silence, après qu'il se fut ainsi lamenté, Kâauçalyâ désolée se dit: «Il dort!» et ne voulut pas le réveiller. Sans rien dire à son époux, elle, de qui la fatigue du chagrin avait rendu la voix paresseuse, elle s'endormit de nouveau sur la couche, son âme saturée de tristesse par l'exil de son fils. Bientôt, lorsque la nuit fut écoulée et que fut arrivée l'heure où blanchit l'aube du jour, les poëtes, réveilleurs officiels du roi, se répandirent autour de sa chambre.

Aussitôt, dans le gynœcée, à ces voix des chantres, des panégyristes, des bardes, toutes les épouses du roi sortent précipitamment du sommeil. On voit s'approcher du monarque, et ses femmes, et la foule de leurs eunuques, et ceux à qui leurs offices respectifs imposent la fonction de se tenir, suivant leurs dignités, près de la personne du roi. En même temps, les baigneurs, tenant des urnes d'argent et d'or, toutes pleines d'une eau de senteur, s'avancent eux-mêmes vers l'auguste souverain. Des hommes versés dans leur ministère apportent aussi et les choses qu'il faut toucher pour attirer le bonheur, et quelque antidote efficace que pourrait exiger telle ou telle circonstance. Ces habiles serviteurs s'étant donc approchés du roi, immobile dans sa couche, les femmes se mirent toutes à faire éclore son réveil dans la crainte de voir le soleil monter sur l'horizon avant qu'il n'eût ouvert les yeux à sa lumière.

Mais quand, malgré tous leurs efforts mêmes pour le tirer du sommeil, le monarque endormi ne se fut pas réveillé jusqu'après le lever du soleil, ses épouses tombèrent dans une profonde inquiétude.—Saisies de crainte, incertaines sur la vie du roi, elles s'émurent, comme la pointe des herbes sur les bords d'un fleuve. Ensuite, quand chacune eut touché le prince et reconnu que sa peur n'était pas sans fondement, ce malheur, dont elles avaient douté, se changea pour elles en certitude. Consternées et toutes tremblantes à la vue du roi mort, elles tombèrent alors en criant: «Hélas, seigneur! tu n'es plus!»

À ce cri perçant de douleur, Kâauçalyâ et Soumitrâ endormies se réveillèrent dans une grande affliction. «Hélas! dirent-elles; hélas! qu'y a-t-il?» Puis, ces mots à peine jetés, elles se lèvent du lit en toute hâte, et, saisies d'une terreur soudaine, elles s'approchent du monarque.

Quand les deux reines eurent vu et touché leur époux, qui, tout abandonné par la vie, semblait encore jouir du sommeil, leur immense douleur s'exhala en de longs cris. Émues par ce bruit plaintif, de tous côtés les femmes du gynœcée se remirent de groupe en groupe à crier au même instant, comme des bandes de pygargues effrayées. Cette vaste clameur, envoyée dans le ciel par les épouses affligées du gynœcée, remplit entièrement la cité et la réveilla de toutes parts.

Dans un instant, ému, consterné, retentissant de plaintifs gémissements et rempli d'hommes empressés confusément, le palais du monarque, tombé sous l'empire de la mort, n'offrit plus, à l'aspect des sièges et des lits renversés, à l'ouïe des pleurs entremêlés de cris lamentables, que les images du malheur envoyé, comme une flèche, dans cette royale maison.

Ensuite, après qu'il eut fait évacuer la salle et tenu conseil avec les ministres, Vaçishtha le bienheureux ordonna ce qu'exigeait la circonstance. Puis, quand il eut fait introduire le corps du roi de Koçala dans une drôni18, que le sésame avait rempli de son huile, il agita cette question de concert avec les ministres: «Comment fera-t-on venir en ces lieux Bharata et Çatroughna, qui tous deux sont allés depuis longtemps à la cour de leur aïeul maternel?» En effet, les ministres ne peuvent vaquer aux funérailles du monarque en l'absence de ses fils, et, pour obéir à cette loi, ils gardent le corps inanimé du souverain.

Aussitôt Vaçishtha, le plus saint des hommes qui récitent la prière à voix basse, fit appeler en diligence Açoka, Siddhârtha, Djayanta, et dit à ces trois messagers:

«Allez rapidement sur des chevaux légers à la ville, où s'élève le palais du roi des Kékéyains; et là, dépouillant vos airs affligés, il vous faut parler à Bharata comme d'après un ordre même de son père. «Ton père, lui direz-vous, et tous les ministres s'enquièrent si tu vas bien et t'envoient ces paroles: «Hâte-toi de venir promptement; quelque chose d'une extrême importance réclame ici tes soins.» Arrivés là, gardez-vous bien de lui apprendre en aucune manière, fussiez-vous interrogés même là-dessus, que Râma est parti en exil et que son père est allé au ciel.»

Il dit; et, ces instructions données, les messagers, congédiés par Vaçishtha se mettent en route, d'une âme pleine d'élan, avec une vitesse soutenue par la vigueur.

Après sept nuits passées dans sa route, Bharata, le plus éminent des hommes qui possèdent un char, dit, l'âme contristée à l'aspect de la cité en deuil, ces paroles au conducteur de son char: «Cocher, la ville d'Ayodhyâ ne se montre point à mes regards avec des mouvements très-joyeux: ses jardins et ses bosquets sont flétris; sa splendeur est comme effacée.

«Je vois même étalés maintenant partout de lugubres symboles: d'où vient, conducteur de mon char, d'où vient ce tremblement qui agite maintenant tout mon corps?»

Tandis qu'il parlait ainsi, Bharata, avec ses chevaux fatigués, entra dans cette ville délicieuse, au milieu des hommages que rendaient à sa personne les gardes et les concierges des portes.

Quand il vit, dans son intérieur, cette noble ville, souillée dans ses portes et ses ventaux brunis de poussière; cette ville, pleine d'un peuple désolé, et néanmoins déserte dans ses grandes rues, ses édifices, ses carrefours solitaires, il fut encore plus accablé de chagrin. Sous l'aspect de ces choses douloureuses pour l'âme et qui n'existaient pas dans un autre temps au sein de cette royale cité, le jeune magnanime entra dans le palais de son père, la tête courbée sous le poids de son triste pressentiment.

Étant donc entré dans ce palais riche, admirable aux yeux et semblable au palais de Mahéndra, Bharata ne vit pas son père. Et, comme il n'avait point aperçu là son père dans cette maison du roi, Bharata de sortir aussitôt pour aller dans l'habitation de sa mère. À peine eut-elle vu son fils arrivé, Kêkéyî s'élança précipitamment de son siège, les yeux épanouis par la joie. Entré d'une âme empressée dans ce palais de sa mère, le tout-puissant Bharata, courbant la tête, prit ses pieds avec respect. Elle, à son tour, de baiser Bharata sur la tête, de serrer son fils étroitement dans ses bras, et, le faisant asseoir à son côté, de lui adresser les questions suivantes:

«Combien as-tu compté de jours, mon fils, pour venir jusqu'ici de la ville où règne ton grand-père? As-tu fait un heureux voyage? Es-tu même venu sans fatigue? Ton aïeul est-il bien portant, ainsi que mon frère Youdhadjit, ton oncle? Mon fils, ton séjour dans la famille de ton aïeul a-t-il eu pour toi beaucoup de charme?» À ces questions de Kêkéyî, Bharata, dans la tristesse de son âme, conta rapidement à sa mère toute la suite de son voyage et de son retour.

«Il y a aujourd'hui sept jours que je suis parti de Girivradja; le père de ma bonne mère se porte bien avec mon oncle Youdhadjit. Mou aïeul m'a donné de grandes richesses, magnifique présent de son amitié; mais la fatigue de mes équipages m'a forcé de laisser tout dans ma route, tant je suis venu rapidement, plein de hâte, stimulé par les messagers envoyés du roi, mon père! Mais daigne maintenant répondre aux demandes que je désire t'adresser.

«Pourquoi ne voit-on pas, comme à l'ordinaire, cette ville couverte de citadins joyeux, mais pleine d'un peuple abattu, sans travail, sans gaieté, dépouillé entièrement de ses parures et muet partout de ce murmure qui accompagne la récitation des Védas? Pourquoi dans la rue royale ce peuple aujourd'hui ne m'a-t-il pas dit un seul mot? Pourquoi n'ai-je pas vu mon père dans son palais? Est-ce que Sa Majesté serait allée dans l'habitation de Kâauçalyâ, ma bonne mère?»

À ces mots de Bharata, Kêkéyî répondit, sans rougir, avec ce langage horrible, mais où quelque douceur infusée tempérait l'odieuse amertume: «Consumé de chagrins à cause de son fils, le grand monarque, ton père, t'a légué son royaume et s'en est allé dans le ciel, que lui ont mérité ses bonnes œuvres.»

À peine eut-il ouï de sa mère ces paroles composées de syllabes horribles, que Bharata soudain tomba sur la terre, comme un arbre sapé au tronc.

«Relève-toi promptement, Bharata, et ne veuille pas te désoler: car les hommes de ta condition, qui ont médité sur les causes et sur les effets du chagrin, ne s'abandonnent point ainsi aux gémissements. Ton père est descendu dans la tombe, après qu'il eut gouverné la terre avec justice, sacrifié suivant les rites, versé des largesses et des aumônes, tu n'as donc pas à le plaindre. Le roi Daçaratha, ton père, attaché d'un lien ferme au devoir et à la vérité, s'en est allé dans une région plus heureuse; tu n'as donc pas, mon fils, à déplorer sa fortune.»

Elle dit: à ces mots déchirants de Kêkéyî, Bharata, dans une extrême douleur, adressa de nouveau ces paroles à sa mère: «Peut-être, me disais-je, le roi va-t-il sacrer le vaillant Râma: peut-être va-t-il célébrer un sacrifice:» telles étaient les espérances dont se berçait mon esprit et qui me faisaient accourir en toute hâte.

«—Mère, de quelle maladie le roi est-il mort avant que je fusse arrivé? Heureux, vous, Râma et Lakshmana, qui avez pu environner mon père de vos tendres soins!

«—Mère, quel enseignement suprême t'a laissé pour mon bien le plus excellent des sages, Daçaratha, mon père?»

Il dit, et Kêkéyî interrogée tint alors ce langage à Bharata: «Magnanime fils de roi, écoute donc la vérité entièrement; et, ce récit fait, prends garde, ô toi qui donnes l'honneur, de t'abandonner au désespoir. Écoute de quelle manière, ayant quitté la vie, ton père, la justice elle-même incarnée, s'en est allé dans le ciel: je vais te raconter en même temps ce que ton père a dit: «Ah! mon fils Râma! s'est-il écrié; ah! Lakshmana, mon fils!» et, quand il eut plusieurs fois jeté cette plainte, c'est alors que ton père a quitté la vie. Ton père s'en est allé au ciel, après qu'il eut prononcé encore cette parole, qui fut la dernière: «Heureux les hommes qui pourront voir mon fils Râma de retour ici des bois avec Sîtâ et Lakshmana, une fois expiré le temps convenu!»

À ces mots, Bharata que la crainte d'une seconde infortune déchirait comme un poison mortel, interrogea de nouveau sa mère: «Où Râma demeure-t-il maintenant? s'écria-t-il, d'un visage consterné. Et pourquoi s'est-il retiré dans les bois? Pourquoi sa belle Vidéhaine et Lakshmana ont-ils suivi Râma dans les forêts?»

À ces questions, Kêkéyî de répondre un langage plus horrible encore, bas, odieux même, tout en croyant ne dire à son fils qu'une chose agréable: «Couvert d'un valkala pour vêtement, accompagné de sa Vidéhaine, et suivi de Lakshmana, Râma s'en est allé dans les bois sur l'ordre même de son père; et c'est moi, qui ai su faire exiler ce frère, ton rival, au sein des forêts. «Quand ton père l'eut banni, Daçaratha, consumé de chagrins à cause de son fils, quitta ce monde pour le ciel.»

À ces mots, Bharata, soupçonnant malgré lui un crime dans une telle mère, Bharata, qui aspirait de tous ses désirs à la pureté de sa famille, se mit à l'interroger en ces termes: «Râma, tout sage qu'il est, n'aurait-il point usurpé le bien des brahmes? Ce digne frère n'aurait-il pas maltraité quelqu'un, riche ou pauvre; offense, pour laquelle mon père a banni de sa présence un fils plus cher à ses yeux que la vie même!»

Ensuite de ces paroles entendues, Kêkéyî, racontant son action et s'en glorifiant même avec une légèreté de femme, répondit à Bharata: «Il n'a point enlevé le bien des brahmes; il n'a maltraité qui que ce soit.

«Il a mérité l'amour du monde entier par son dévouement à son devoir: aussi le roi désirait-il sacrer son fils aîné comme associé à sa couronne.

«Mais, aussitôt parvenue à moi cette nouvelle que le monarque avait conçu une telle pensée, je conjurai l'auguste souverain d'abandonner ce dessein et de reporter sur ta noble tête l'onction royale qu'il destinait à Râma. J'ai demandé au roi l'exil de Râma dans les forêts pendant neuf ans ajoutés à cinq années, et ton père a banni Râma hors de la ville.

«Ainsi donc, saisis-toi du royaume; fais produire son fruit à ma peine; remplis, terrible immolateur de tes ennemis, remplis de joie le cœur de tes amis et le mien! Va, mon fils, va trouver bien vite les brahmes et Vaçishtha, leur chef; puis, quand tu auras acquitté les honneurs funèbres que tu dois à ton père, fais-toi sacrer aussitôt, suivant les rites, comme souverain de cet empire, qui t'appartient!»

Ayant donc ouï dire à sa mère que son père était mort et ses deux frères bannis, lui, consumé par le feu de sa douleur, il répondit à Kêkéyî dans les termes suivants: «Femme en butte maintenant au blâme et criminelle en tes pensées, tu es abandonnée par la vertu, Kêkéyî, pour avoir enlevé son diadème à Râma, qui ne fit jamais de mal à personne.

«Pourquoi, si tu veux, grâce à ton désir impatient du trône, aller au fond des enfers, pourquoi m'y entraîner moi-même après toi dans ta chute?

«Est-ce que ton époux avait commis une offense envers toi? Quelle injustice devais-tu au magnanime Râma, pour les châtier également tous deux, celui-là par la mort, celui-ci par l'exil!

«Puisse être ce monde pour toi, puisse être même pour toi l'autre monde stérile de bonheur, homicide fatale de ton mari! Va dans les enfers, Kêkéyî, écrasée par la malédiction de ton époux! Hélas! je suis foudroyé, je suis anéanti par ton avide ambition du royaume! Qu'ai-je besoin maintenant ou de l'empire ou des voluptés, quand tu m'as consumé dans le feu de l'ignominie? Séparé de mon père, séparé de mon frère, qui était un second père à mes yeux, qu'ai-je à faire de la vie même, à plus forte raison d'un empire?»


Dès qu'ils virent arrivée la fin de cette nuit, les chefs de l'armée, les brahmes et tous les colléges des conseillers divers s'étant réunis, entrèrent dans le château royal, veuf d'un souverain qui, vivant, ressemblait au grand Indra lui-même. Cette illustre assemblée s'assit autour de Bharata, qu'elle voyait affligé, ses yeux remplis de larmes, plongé dans le chagrin, étendu sur la terre et semblable à un homme qui n'a plus sa connaissance.

Vaçishtha, le vénérable saint, dit à cet enfant désolé de Raghou, qui, le front baissé, traçait des lignes sur le sol avec la pointe du pied: «L'homme ferme qui, sans perdre la tête dans l'adversité, remplit comme il faut les obligations qu'il doit nécessairement acquitter est appelé un sage par les maîtres de la science. Ainsi, revêts-toi de fermeté, rejette le chagrin de ton cœur, et veuille bien célébrer sans délai, d'une âme rassise, les obsèques de ton père. Oui! il a fini comme un être sans appui, ce vigoureux appui du monde, ton père, juste comme la justice elle-même. Alors, nous avons agité cette question: «N'y aurait-il pas un moyen de procéder aux funérailles sans Bharata?» et nous avons déposé le corps du feu roi, ton père, dans un vaisseau d'huile exprimée du sésame. Veuille donc, ô mon ami, célébrer ses royales obsèques.

«Remets la force dans ton âme, Bharata, et ne sois pas un esprit faible. La mort est forte: on ne peut la vaincre, fils de Kakoutstha; nous tous bientôt nous ne serons plus: cette grande affliction ne te sied donc pas!»

À ces paroles de l'anachorète, Bharata, le plus éminent des hommes intelligents, jeta les yeux sur Vaçishtha, et, plus affligé encore, lui répondit en ces termes: «Quand ta sainteté me parle ainsi, pieux ermite, je sens mon âme se déchirer en quelque sorte. L'empereur du monde, Râma vit, quel empire ai-je donc ici? Mais conduisez-moi où est le roi mon père: c'est mon désir assurément de célébrer là ses funérailles, aidé par vous; si toutefois il est possible que mon cœur n'éclate point à cet heure en mille fragments! Que vos éminences me fassent donc voir mon père, hélas! privé de la vie.»

Entré dans le palais de Kâauçalyâ avec les veuves du roi, Bharata vit alors son père inanimé chez la mère de Râma. À la vue de son père gisant ainsi la vie éteinte et la splendeur effacée, il jeta ce cri: «Hélas! mon roi!» et tomba sur la face de la terre. On eût dit un homme, de qui l'âme s'est échappée.

Mais, quand il a recouvré la connaissance, il tourne les yeux vers son père, et, tout plein de tristesse, lui tient ce langage comme s'il était vivant: «Roi magnanime, lève-toi! Pourquoi dors-tu? Me voici arrivé sur ton ordre avec hâte, moi Bharata, et Çatroughna m'accompagne. Mon aïeul te demande, ô mon père, comment va ta majesté: ainsi fait mon oncle Youdhadjit, prosternant sa tête devant toi. D'où vient qu'autrefois, incliné devant toi, à mon retour de quelque pays, tu me faisais monter sur ton sein, roi des hommes, tu me donnais sur le front un baiser, tu me comblais des caresses de ton amour? Et pourquoi, dans ce moment, ne m'adresses-tu pas une parole à mon arrivée? Jamais je n'ai commis une offense envers toi; regarde-moi donc maintenant avec bienveillance.

«Heureux ce Râma, par qui ton ordre fut exécuté, roi de la terre! Heureux encore ce Lakshmana, qui a suivi Râma dans l'exil! Mais infortune et souillure à moi par cela même que, pénétré d'une vive douleur, tu as quitté la vie plein de ressentiment contre moi! Sans doute, Râma et Lakshmana ne connaissent point ta mort; car ils auraient quitté les bois à l'instant même, et leur affliction les eût amenés dans ces lieux!

«Si, pour la faute de ma mère, je te suis maintenant odieux, roi des hommes; voici Çatroughna; daigne au moins lui dire en ce moment quelque chose.»

Quand elles entendirent le magnanime Bharata se lamenter ainsi, les épouses du monarque se répandirent en pleurs dans une profonde affliction. Ce fut alors que le plus vertueux des hommes qui murmurent la prière, Vaçishtha et Djâvâli même avec lui tinrent ce discours au gémissant Bharata, que torturait sa douleur: «Ne t'abandonne pas aux larmes, sage Bharata! le maître de la terre ne doit pas être plaint. Veuille bien t'occuper de ses funérailles avec un esprit calme. Les parents et les amis, qui pleurent d'une affection désolée, ne font-ils pas tomber du ciel par la chute de ces larmes, fils de Raghou, l'homme à qui ses vertus avaient mérité le Swarga?»

À ces mots de Vaçishtha, Bharata, qui n'ignorait pas le devoir, Bharata, le plus éloquent des êtres qui ont reçu la voix en partage, secoua ce trop vif chagrin et répondit en ces termes: «Cet amour si fort de mon cœur à l'égard de mon père me trouble en quelque sorte jusqu'à la démence. Néanmoins, fortifié par les sages conseils de vos saintetés, mes vénérables institutrices, je dépose mon chagrin et je vais célébrer, comme il faut, les obsèques de mon père.»


Quand cette nuit fut écoulée, les poëtes de la cour et les bardes officiels de réveiller Bharata dans le sommeil et de chanter ses louanges avec une voix mélodieuse. Soudain les tambours sont battus à grand bruit, et, d'un autre côté, le souffle des musiciens fait résonner une foule de conques et de flûtes aux harmonieux concerts. Le bruit des instruments à la voix si grande qu'elle remplissait, pour ainsi dire, toute la ville, réveilla Bharata, l'âme encore dans le trouble du chagrin.

Aussitôt, arrêtant ces bruyants accords, Bharata de crier à ces réveilleurs officiels: «Je ne suis pas le roi!» Ensuite, il dit à Çatroughna: «Vois, Çatroughna, quel écrasant déshonneur Kêkéyî a fait tomber sur ma tête innocente par cette action blâmée dans tout l'univers! La couronne impériale, que le droit de sa naissance avait mise au front de mon père, flotte incertaine maintenant qu'elle est séparée de lui, comme un navire sans gouvernail erre, jouet du vent et des flots.»

Après qu'on eut écarté le peuple et que l'astre auteur du jour fut monté sur l'horizon, Vaçishtha de parler ainsi à Bharata, comme à tous les ministres: «Tu vois rassemblés devant toi et chargés des choses nécessaires aux funérailles du roi tous les notables de la ville et tes sujets du plus haut rang.

«Lève-toi promptement, Bharata! Qu'il n'y ait ici, mon seigneur, aucune perte du temps!

«Dépose le roi des hommes dans cette bière, que tu vois là; enlève sur tes épaules ton père couché dans le cercueil; puis, emmène-le promptement hors de ces lieux.»

Ensuite Bharata, surmontant la violence intolérable de sa douleur, contempla de tous les côtés ce corps du maître de la terre. Mais alors il ne put dompter la fougue de son désespoir, soulevé comme la fureur de l'onde qui bondit au sein du vaste Océan.

Quand il eut déposé le grand roi dans le cercueil, il para le corps et jeta sur lui une robe précieuse, dont il couvrit l'auguste défunt tout entier. Il étala ensuite une guirlande de fleurs sur les restes de son père, qu'il parfuma avec les émanations d'un encens divin; puis il répandit à pleines mains autour d'eux par tous les côtés des fleurs odorantes d'une senteur exquise. Il souleva le cercueil, assisté par Çatroughna, et le porta désolé, tout en larmes et répétant à chaque pas: «Où es-tu, mon roi! Il s'en ira donc en cendres vaines!» Au milieu de ses pleurs et sur un signe de Vaçishtha, les serviteurs obéissants prirent le cercueil, qu'ils emportèrent aussitôt d'un pied moins hésitant.

Les domestiques du roi, tous pleurant et l'âme dans le trouble du chagrin, marchaient devant la bière, tenant un parasol blanc, un chasse-mouche et même un éventail. Devant le monarque s'avançait flamboyant le feu sacré, que les brahmes et Djâvâli, leur chef, avaient commencé par bénir. Ensuite venaient, pour en distribuer les richesses aux gens malheureux et sans appui, des chars pleins d'or et de pierreries. Là, tous les serviteurs du roi portaient des joyaux de mainte espèce, destinés pour être distribués en largesses aux funérailles du maître de la terre. Devant lui marchaient les poëtes, les bardes et les panégyristes, qui chantaient d'une voix douce les éloges décernés aux bonnes actions du monarque.

Alors Bharata et Çatroughna se chargent du cercueil et s'avancent, baignés de larmes, en proie à la douleur et au chagrin.

Arrivés sur les bords de la Çarayoû, dans un lieu solitaire, dans un endroit gazonné d'herbes tendres et nouvelles, on se mit alors à construire le bûcher du roi avec des bois d'aloës et de santal.

Un groupe d'amis, les yeux troublés de larmes, souleva ce corps glacé du monarque et le coucha sur le bûcher. Quand ils eurent élevé sur le bois entassé le dominateur de la terre, vêtu avec une robe de lin, les brahmes d'amonceler sur le corps tous les vases du sacrifice.

Ensuite, les chantres du Rig-Véda nettoient ces vases du sacrifice avec un faisceau d'herbes kouças; et, cet office terminé, il jettent aussitôt de toutes parts dans ce bûcher la cuiller et les vases, les anneaux de la colonne victimaire, les graminées kouças, le pilon et le mortier, accompagnés avec les deux morceaux de bois qui, frottés l'un contre l'autre, avaient donné le feu pour le sacrifice.

Après qu'on eut immolé une victime pure, consacrée avec les cérémonies et les hymnes saints, on étala tout à l'entour du roi un grand festin de mets divers. Cela fait, Bharata, aidé de ses parents, ouvrit avec la charrue, en commençant à l'orient, un sillon pour enceindre la terre où s'élevait ce grand bûcher; ensuite il mit en liberté, suivant les rites, une vache avec son veau, et, quand il eut arrosé de tous côtés la pile funèbre avec la graisse, l'huile de sésame et le beurre clarifié, il appliqua de sa main le feu au bûcher. Tout à coup la flamme se déroula, et le feu, développant ses langues flamboyantes, consuma le corps du roi monté sur le bois entassé.

Assisté de la foule, Bharata, de sa main droite, joncha le bûcher d'un bouquet de fleurs et continua la cérémonie en chancelant, comme s'il eût avalé du poison. Malade, vacillant, égaré même par la douleur, il se prosterne contre la face de la terre, adorant les pieds de son père. Quelques-uns de ses amis le prennent dans leurs bras et font relever malgré lui ce fils malheureux, aux formes toutes empreintes d'affliction, agité, chancelant et l'esprit hors de lui. Mais, aussitôt qu'il vit le feu allumé dans tous les membres de son père, il poussa des cris, ses bras levés au ciel, et s'affaissa de nouveau sous le poids de sa douleur.

Vaçishtha fit relever Bharata et lui tint ce discours: «Ce monde est continuellement affligé par l'antagonisme de principes opposés: te lamenter pour une condition, qui existe de toute nécessité, n'est pas digne de toi! Tout ce qui est né doit mourir; tout ce qui est mort doit renaître: ne veuille donc plus te désoler pour deux choses à la fatalité desquelles nul homme ne peut dérober sa tête!»

Soumantra lui-même, tandis qu'il aidait à se relever Çatroughna gisant dessus la face de la terre, lui parla aussi de cette loi qui soumet tous les êtres à la vie et à la mort.

Pendant qu'ils essuyaient les pleurs stillants de leurs yeux, les ministres exhortèrent ces deux nobles frères, l'œil rouge de larmes, à faire la cérémonie de l'eau pour leur auguste père.

Tandis que ce magnanime Bharata donnait l'onde aux mânes paternels, on vit les fleuves saints, la Vipâçâ, et le Çatadrou, et la Gangâ, et l'Yamounâ, et la Sarasvatî, et la Tchandrabhâgâ, et les autres cours d'eau vénérés s'approcher de la Çarayoû.

Bharata, aidé par ses amis, rassasia avec l'eau de ces rivières saintes l'âme de son père, qui était passée de la terre au ciel. Après lui, tous les habitants de la ville, et les ministres, et le pourohita de réjouir, suivant le rite, ces mânes du monarque avec une libation d'eau. Quand ils eurent tous, citadins et villageois, fait la cérémonie de l'eau, ils se mirent, chacun en particulier, à consoler Bharata, de qui l'âme n'avait plus de ressort que pour le chagrin. Ensuite, accompagné et consolé par eux, celui-ci reprit le chemin d'Ayodhyâ, où il n'arriva point sans tomber en défaillance mainte et mainte fois.

Entré dans la demeure paternelle, l'auguste Bharata y joncha le sol de la terre avec un lit d'herbes, où, languissant de tristesse, il resta couché dix jours, sa pensée continuellement fixée sur la mort de son père.

Quand le dixième jour fut écoulé, le fils du roi s'étant purifié, offrit au mânes de son père les oblations funèbres du douzième et même du treizième jour. Alors, dans ces royales obsèques, il donna aux brahmes, en vue de son père, une immense richesse, des vêtements précieux, des vaches, des chars et des voitures, des serviteurs et des servantes, les plus magnifiques ornements et des maisons regorgeantes de toutes choses.

Aussitôt que fut expiré le treizième soleil et terminée la cérémonie, qui est immédiate à la fin de ce jour, tous les ministres s'étant rassemblés adressèrent ce langage à Bharata: «Ce monarque, qui était notre seigneur et notre gourou, s'en est allé dans le ciel, après qu'il eut exilé Râma, son bien-aimé fils, et Lakshmana même. Fils de roi, monte sur le trône, où le droit t'appelle; règne aujourd'hui sur nous avant que ce royaume ne tombe, faute de maître, dans une triste infortune.»

À ces mots, ayant touché les choses du sacre en signe de bon augure, Bharata dit alors aux ministres du feu roi: «Le trône dans ma famille a toujours, depuis Manou, légitimement appartenu à l'aîné des frères: il ne sied donc point à vos excellences de me parler ce langage, comme des gens de qui la raison est troublée. Râma; celui des hommes qui sait le mieux à quels devoirs sont obligés les rois; Râma aux yeux de lotus mérite, et comme l'aîné de ses frères et par ses belles qualités, d'être ici le monarque. Vous ne devez pas en choisir un autre; c'est lui-même qui sera notre souverain. Que l'on rassemble aujourd'hui promptement une grande armée, distribuée en ses quatre corps: j'irai chercher avec elle et ramener des bois mon frère, ce rejeton vertueux de Raghou. Que nos ouvriers me fassent des routes unies dans les chemins raboteux; et que des hommes experts dans la connaissance des routes, des lieux et des temps marchent devant moi!»

Il dit: alors tous les ministres du feu roi, le poil hérissé de joie, répondirent à Bharata, qui tenait un langage si bien assorti au devoir: «Daigne Çri, appelée d'un autre nom Padmâ, te protéger, toi, digne enfant de Raghou, qui nous fais entendre ces paroles et qui veux rendre la couronne à ton frère aîné!»

Joyeux de ce discours plein de sens, qu'ils avaient ouï de ses lèvres, les conseillers et les membres de l'assemblée dirent aussi à Bharata: «Ô toi, le plus noble des hommes, toi, que le peuple environne de son amour, nous allons, suivant tes ordres, commander à des corps d'ouvriers qu'ils se hâtent d'aplanir la route.»


Ensuite, dans chaque maison, toutes les épouses des guerriers se hâtent de faire leurs adieux à ceux qui doivent marcher dans cette excursion, et chacune presse vivement le départ de son époux. Bientôt les généraux viennent annoncer que l'armée est déjà prête avec ses hommes de guerre, ses chevaux, ses voitures attelées de taureaux et ses admirables chars légers. À cette nouvelle que l'armée attend, Bharata, en présence du vénérable anachorète: «Fais promptement avancer mon char!» dit-il à Soumantra, debout à son côté. À peine eut-il reçu l'ordre, que celui-ci mettant à l'exécuter promptitude et vigueur, prit le véhicule et revint avec le char, attelé des coursiers les plus magnifiques.

Bharata dit alors: «Lève-toi promptement, Soumantra! va! fais sonner le rassemblement de mes armées! Je veux ramener ici Râma, ce noble ermite des bois, en ménageant toutefois ses bonnes grâces.»

Ensuite le beau jeune prince, conduit par le désir de revoir enfin Râma, se mit en route, assis dans un char superbe, attelé de chevaux blancs. Devant lui s'avançaient tous les principaux des ministres, montés sur des chars semblables au char du soleil et traînés par des coursiers rapides. Dix milliers d'éléphants, équipés suivant toutes les règles, suivaient Bharata dans sa marche, Bharata, les délices de la race du grand Ikshwâkou. Soixante mille chars de guerre, pleins d'archers et bien munis de projectiles, suivaient Bharata dans sa marche, Bharata, le fils de roi aux forces puissantes. Cent mille chevaux montés de leurs cavaliers suivaient Bharata dans sa marche, Bharata, le fils de roi et le descendant illustre de l'antique Raghou.

On voyait sur des chars au bruit éclatant s'avancer, et Kêkéyî, et Soumitrâ, et l'auguste Kâauçalyâ, joyeuses de penser qu'elles allaient ramener le bien-aimé Râma.

Ensuite le roi des Nishâdas, à la vue de cette armée si nombreuse, arrivée près du Gange et campée sur les bords du fleuve, dit ces paroles à tous ses parents: «Voici de tous les côtés une bien grande armée: je n'en vois pas la fin, tant elle est répandue ici et là dans un immense espace! C'est l'armée des Ikshwâkides: on n'en peut douter; car j'aperçois dans un char, loin d'ici, un drapeau, où je reconnais leur symbole, un ébénier des montagnes. Bharata irait-il chasser? Veut-il prendre des éléphants? Ou viendrait-il nous détruire? En effet, aucune force d'homme n'est capable de résister à cette armée! Hélas! sans doute, par le désir d'assurer sa couronne, il court avec ses ministres immoler Râma, que Daçaratha, son père, a banni dans les forêts! Car la beauté du trône est capable de séparer, dans un instant, des cœurs le plus étroitement unis par l'amitié fraternelle: le doute m'environne de tous les côtés. Râma le Daçarathide est mon maître, mon parent, mon ami, mon gourou: c'est pour le défendre que je suis accouru vers ce fleuve du Gange.»

Ensuite, le roi Gouha tint conseil avec ses ministres, qui savaient proposer de bons avis; et, sorti de cette délibération, il dit alors ces mots à tout son cortége:

«Si l'armée que voici marche avec des pensées ennemies à l'égard de Râma, l'homme aux actions admirables, certes! aujourd'hui sa traversée du Gange ne sera point heureuse!

«Dans ce jour même, ou je mettrai fin à une chose des plus difficiles pour le bien de Râma; ou je serai gisant sur la terre, couvert de blessures et souillé de poussière. Mais non! je saurai bien repousser devant moi cette armée, qui marche avec tant de coursiers et d'éléphants, moi, soutenu par le désir d'exécuter une œuvre utile à mon cher et magnanime Râma, de qui les nombreuses vertus ont enchaîné mon cœur!»

Alors Gouha prit avec lui des présents, des poissons, de la viande, des liqueurs spiritueuses, et vint trouver Bharata. Quand l'auguste cocher, fils d'un noble cocher lui-même, vit s'approcher le roi des Nishâdas, il annonça d'un air modeste, en homme qui n'ignore pas les bienséances de la modestie, cette visite à Bharata: «Environné par un millier de ses parents, Gouha vient ici te voir: c'est un vieillard; il est ami de Râma, il connaît tous les secrets de la forêt Dandaka. Ainsi, reçois-le en ta présence, lui que t'amènent de bienveillantes dispositions: il te dira, ce que sans doute il sait, en quels lieux habitent Râma et Lakshmana.» À ces paroles de Soumantra, le prince intelligent dit alors au conducteur de son char: «Que Gouha soit donc introduit en ma présence!»

Joyeux de cette permission accordée, le roi des Nishâdas, environné de ses parents, Gouha se présenta devant Bharata, et, s'inclinant, lui tint ce langage: «Ce lieu est tout à fait, pour ainsi dire, sans aucune maison et dépourvu des choses nécessaires; mais voilà, non loin d'ici, la demeure de ton esclave; daigne habiter cette maison, qui est la tienne, puisqu'elle est celle de ton serviteur. Nous avons là des racines et des fruits, que mes Nishâdas ont recueillis, de la chair boucanée ou fraîche, et beaucoup d'autres aliments variés. C'est l'amitié qui m'inspire ce langage pour toi, vainqueur des ennemis. Aujourd'hui, laisse-nous t'honorer, en te comblant de plaisirs variés au gré de tes désirs; tu pourras demain, au point du jour, continuer ton voyage.»

À ces mots du roi des Nishâdas, Bharata, ce prince à la grande sagesse, répondit à Gouha ces paroles, accompagnées de sens et d'à-propos: «Ami, je n'ai, certes! pas un désir, que tu ne satisfasses en cela même que tu veux bien, toi, mon gourou vénéré, traiter avec honneur une telle armée de moi.» Quand le prince à la vive splendeur eut parlé dans ces termes à Gouha, le fortuné Bharata dit encore ces mots au roi des Nishâdas: «Par quel chemin, Gouha, irons-nous à l'ermitage de Bharadwâdja? En effet, cette région pleine de marécages n'offre devant nous qu'une route difficile à suivre et même bien impraticable.»

Quand il eut ouï ces paroles du sage fils des rois, Gouha, de qui les sens étaient accoutumés aux impressions de ces forêts, joignit les mains et lui répondit en ces termes: «Mes serviteurs, l'arc au poing, vont te suivre, attentifs à tes ordres; et, moi-même, je veux t'accompagner avec eux, prince aux forces puissantes. Mais ne viens-tu pas ennemi attaquer Râma aux bras infatigables? En effet, ton armée, comme je la vois, infiniment redoutable, excite en moi cette inquiétude.»

À Gouha, qui parlait ainsi, Bharata pur à l'égal du ciel tint ce langage d'une voix suave: «Puisse ce temps n'arriver jamais! Loin de moi une telle infamie! Ne veuille pas me soupçonner d'inimitié à l'égard du noble Raghouide; car ce héros, mon frère aîné, est égal devant mes yeux à mon père. Je marche, afin de ramener des forêts, qu'il habite, ce digne rejeton de Kakoutstha; une autre pensée ne doit pas entrer dans ton esprit: cette parole que je dis est la vérité.»

Le visage rayonnant de plaisir à ce langage de Bharata, le roi des Nishâdas répondit ces mots à l'auteur de sa joie: «Heureux es-tu! Je ne vois pas, sur toute la face de la terre, un homme semblable à toi qui veux abandonner un empire tombé dans tes mains sans nul effort. Ta gloire, assurément, ô toi, qui veux ramener dans Ayodhyâ ce Râma précipité dans l'infortune; oui! ta gloire éternelle accompagnera la durée des mondes!»

Tandis que les deux rois s'entretenaient ainsi, le soleil ne brilla plus qu'avec des rayons près de s'éteindre, et la nuit s'approcha.

Quand il eut habité sur la rive de la Gangâ cette nuit seule, Bharata, le magnanime, étant sorti de sa couche à l'aube naissante: «Lève-toi! dit-il à Çatroughna; lève-toi! la nuit est passée: pourquoi dors-tu? Vois, Çatroughna, le soleil, qui se lève, qui chasse les ténèbres et qui réveille la fleur des lotus! Amène-moi promptement Gouha, qui règne sur la ville de Çringavéra: c'est lui, héros, qui fera passer le fleuve du Gange à cette armée.»

À ces mots, Çatroughna, obéissant à l'ordre que lui donnait Bharata, dit à l'un de ses gens: «Fais amener ici Gouha!» Le magnanime parlait encore, que Gouha vint, joignit ses mains en coupe et s'exprima dans les termes suivants: «As-tu bien passé la nuit sur la rive du Gange, noble enfant de Kakoutstha? Es-tu, ainsi que ton armée, dans un état parfait de santé? Mais cette demande est moins l'expression de mon espérance que celle de mon désir: en effet, d'où pourrait venir le repos à ta couche, quand, tourmenté par ta pieuse tendresse, l'exil de ton frère et la mort du roi ton père assiègent continuellement ta pensée; car les peines de l'esprit et du corps ne chassent point l'amour.»

À la suite de ces mots, l'inconsolable fils de Kêkéyî répondit à Gouha, d'un air bien affligé, le cœur touché néanmoins de son affectueux désir: «Roi, tu nous combles d'honneur, mais notre nuit n'a pas été bonne!... Cependant, que tes serviteurs nous fassent traverser le Gange sur de nombreux vaisseaux.»

À peine eut-il entendu cet ordre de son jeune suzerain, Gouha courut en toute hâte vers sa ville, et là: «Réveillez-vous, mes chers parents! Levez-vous! Que sur vous descende la félicité! Mettez à flot des navires! Je vais passer l'armée à l'autre bord du Gange.» À ces mots, tous se lèvent avec empressement, et, sur l'ordre même du monarque, ils vont de tous les côtés rassembler cinq cents navires.

Ensuite, Gouha fit amener un esquif magnifique, couvert d'un tendelet jaune-pâlissant et sur lequel, résonnant de joyeux concerts, flottait un drapeau marqué du bienheureux swastika19. Dans ce navire s'embarquèrent, et Bharata, et Çatroughna d'une force immense, et Kâauçalyâ, et Soumitrâ, et les autres épouses du feu roi.

Abordés sur la rive opposée, les bateaux débarquent leur monde et reviennent au bord citérieur, où les parents et les serviteurs de Gouha remplissent de nouveaux passagers et font repartir les carènes aux membres peints. Les cornacs, montés sur les éléphants, poussent vers le Gange ces énormes quadrupèdes, et, portant leur enseigne déployée, ceux-ci paraissent dans la traversée du fleuve comme des montagnes flottantes, sur la cime desquelles ondule un drapeau.

Quand Bharata eut traversé le Gange avec son infanterie, avec ses troupes montées, il dit, sous l'approbation du pourohita, ces paroles à Gouha: «Par quelle région nous faut-il gagner la contrée où se tient l'ermite enfant de Raghou? Indique-moi le chemin, Gouha, toi qui as toujours vécu au milieu de ces forêts.»

Ces paroles entendues, Bharata eut cette réponse de Gouha, pour qui l'endroit habité par le pieux Raghouide était une chose bien connue: «À partir d'ici, noble fils de Kakoutstha, va droit à la grande forêt du confluent, toute remplie par les multitudes variées des oiseaux, encombrée de feuilles tendres et vertes, qui tombent rompues sous le pied des habitants de l'air; bois, semé de lacs, de tîrthas, d'étangs aux limpides ondes et qui brillent semblables à des fleurs de lotus. Fais halte là, prince auguste; ensuite, que ta route se fléchisse vers l'ermitage de Bharadwâdja, situé au levant de cette forêt, à la distance d'un kroça.

À Gouha, qui tenait ce langage: «Qu'il en soit ainsi!» répondit avec modestie Bharata, et, l'embrassant, il ajouta ces dernières paroles aux premières: «Va, mon gracieux ami; retourne chez toi avec tous tes parents: tu m'as fait un bon accueil, tu m'as noblement accompagné, et tes vertus ont gagné toute mon affection. Tu as dignement honoré dans ma personne ton amitié pour mon frère, le sage Râma; et tu m'as prouvé de toutes les manières ton dévouement, ta bienveillance et ton amour.»

D'aussi loin qu'il aperçut l'ermitage de Bharadwâdja, l'auguste prince fit commander la halte de toute son armée et s'avança, accompagné des ministres. Instruit des bienséances, il marchait à pied derrière le grand-prêtre du palais, sans armes, sans escorte et vêtu d'un double habit de lin. Après une marche qui ne fut pas très-longue, sa vue ne laissa rien échapper de cet ermitage, orné d'un autel pour le sacrifice au milieu d'une enceinte circulaire; solitude soigneusement nettoyée, resplendissante de la beauté des forêts, embellie par un bosquet de bananiers, toute pleine de gazelles et de reptiles innocents, close enfin d'une jolie porte basse, qui semblait en ce moment la porte ouverte du paradis même.

Arrivé sur le seuil de cet ermitage, à la suite du grand-prêtre, Bharata vit l'anachorète ceint d'une majesté suprême et dans le nimbe d'une splendeur flamboyante. À l'aspect du saint, le digne fils de Raghou suspend d'abord la marche des ministres; puis il entre seul avec le pourohita. À peine l'ermite aux grandes macérations eut-il aperçu Vaçishtha, qu'il se leva précipitamment de son siège et dit à ses disciples: «Vite! la corbeille de l'hospitalité!»

Dès que Vaçishtha se fut mis face à face avec lui et que Bharata l'eut salué, le solitaire à la splendeur éclatante reconnut derrière le pourohita ce fils du roi Daçaratha. Le saint, qui était le devoir, pour ainsi dire, en personne, leur offrit à tous les deux sa corbeille hospitalière, de l'eau pour laver, de l'eau pour boire, des fruits, et répondit par d'autres politesses aux respects de toute leur suite.

«Permets que je t'offre, dit le solitaire au fils de Kêkéyî, les rafraîchissements qu'un hôte sert devant son hôte.—Ta sainteté ne l'a-t-elle pas déjà fait, lui répondit Bharata, en m'offrant de l'eau pour laver, cette corbeille de l'arghya et ces fruits mêmes, présents hospitaliers que l'on trouve dans les forêts?—Je te connais, reprit l'anachorète d'une voix affectueuse: de quelque manière que tu sois traité chez nous, il plaira toujours à ton amitié pour moi d'en être satisfait. Mais je veux offrir un banquet à toute cette armée, qui marche à ta suite: ce me sera une joie de penser, noble prince, qu'elle a reçu de moi ce bon accueil.

«Pourquoi donc as-tu jeté loin d'ici ton armée?»

Alors il entra dans la chapelle de son feu sacré, but de l'eau, se purifia, et, comme il avait besoin de tout ce qu'il faut pour l'hospitalité, il appela et fit apparaître Viçvakarma lui-même. «Je veux donner un banquet à mes hôtes, dit-il au céleste ouvrier en bois venu en sa présence. Qu'on me serve donc sans délai mon festin! Fais couler ici toutes les rivières de la terre et du ciel même, soit qu'elles tournent à l'orient, soit qu'elles se dirigent à l'occident! Que les flots des unes soient de rhum; que celles-là soient bien apprises à rouler du vin au lieu d'eau; que dans les autres coule une onde fraîche, douce, semblable pour le goût au suc tiré de la canne à sucre! J'appelle ici les Dieux et les Gandharvas, Viçvâvâsou, Hâhâ, Houhou, et les Apsaras célestes, et toutes les Gandharvîs, Gritâtchî, Ménakâ, Rambhâ, Miçrakéçî, Alamboushâ, et celles qui servent le fulminant Indra, et celles qui servent Brahma lui-même à la splendeur immense! Je les appelle ici tous avec Tombourou et leur gracieux cortége! Ton œuvre à toi, Viçvakarma, c'est de me faire ce bois-ci resplendissant de lumière et tout rempli de fruits divers!

«Que la lune me donne ici les plus savoureux des aliments, toutes les choses que l'on mange, que l'on savoure, que l'on suce, que l'on boit, en nombre infini et dans une grande variété, toutes les sortes de viandes et de breuvages, toute la diversité des bouquets ou des guirlandes; et qu'elle fasse couler de mes arbres le miel, la sourâ et toutes les espèces de liqueurs spiritueuses!»

Tandis que l'ermite, ses mains jointes, sa face tournée au levant, tenait encore son âme plongée dans la contemplation, toutes ces divinités arrivèrent dans son ermitage, famille par famille. Enivrante de ses parfums naturels mêlés aux célestes senteurs des Immortels, une brise, embaumée de sandal, hôte accoutumé des monts Dardoura et Malaba, vint souffler la délicieuse odeur de son haleine douce et fortunée. Ensuite, les nuages avec des pluies de fleurs couvrent la voûte du ciel: on entend à tous les points cardinaux résonner les concerts des Dieux et des Gandharvas. Le plus suave des parfums circule au sein des airs, les chœurs des Apsaras dansent, les Dieux chantent, et les Gandharvas font parler en sons mélodieux la vînâ. Formée de cadences égales et liées entre elles avec art, cette musique, allant jusqu'au faîte du ciel, remplit tout l'espace éthéré, la terre et les oreilles de tous les êtres animés.

Quand la divine symphonie eut cessé de couler par le canal enchanté des oreilles, on vit au milieu des armées Viçvakarma donner à chacune sa place dans ces lieux fortunés. La terre s'aplanit d'elle-même par tous les côtés dans un circuit de cinq yodjanas et se couvrit de jeune gazon, qui semblait un pavé de lapis-lazuli au fond d'azur. Là, s'entremêlèrent des vilvas, des kapitthas, des arbres à pains, des citroniers, des myrobolans emblics, des jambous et des manguiers, parés tous de leurs beaux fruits.

On trouvait là des cours splendides, carrées entre quatre bâtiments, des écuries destinées aux coursiers, des étables pour les éléphants, de nombreuses arcades, une multitude de grandes maisons, une foule de palais et même un château royal, orné d'un majestueux portique, arrosé avec des eaux de senteur, tapissé de blanches fleurs et semblable aux masses argentées des nuages. Quatre solitudes bocagères le resserraient des quatre côtés: fortuné séjour, meublé de trônes, de palanquins, de siéges couverts de fins tissus, avec des vases purs et soigneusement lavés, il était rempli de breuvages, de vivres, de couches; il regorgeait de tous les biens et pouvait offrir, avec toutes les liqueurs du ciel, tous les habits et tous les aliments dont se revêtent ou se nourrissent les Dieux mêmes. Quand il eut pris congé du grand saint, le héros aux longs bras, fils de Kêkéyî, entra dans cette demeure étincelante de pierreries. Les ministres, sur les pas du pourohita, suivirent tous Bharata et furent émus de joie à l'aspect du bel ordre qui régnait dans ce palais. Là, accompagné de ses ministres, le rejeton fortuné de Raghou s'approcha d'un trône céleste, de l'éventail et de l'ombrelle.

Dans l'instant même, à la voix de Bhraradwâdja, se présentèrent devant son jeune hôte toutes les rivières, coulant sur une vase de lait caillé. Une sorte de boue jaune pâle enduisait les rivages aux deux bords et se composait d'onguents célestes dans une variété infinie, produits tous grâces à la volonté du saint ermite. Au même temps, ornées de leurs divines parures, affluèrent devant son hôte les chœurs des Apsaras, nombreux essaims envoyés par le Dieu des richesses, femmes célestes au nombre de vingt mille, pareilles à l'or en splendeur et flexibles comme les fibres du lotus. Fût-il saisi par l'une d'elles, tout homme aurait soudain son âme affolée d'amour. Trente milliers d'autres femmes accoururent des bosquets du Nandana.

Nârada, Toumbourou, Gopa, Pradatta, Soûryamandala, ces rois des Gandharvas, chantèrent devant Bharata; et les plus belles des bayadères célestes, Alamboushâ, Poundarikâ, Miçrakéçî, Vâmanâ charmèrent ses yeux avec leurs danses, à l'ordre obéi de Bharadwâdja. Il n'était pas un bouquet chez les Dieux, il n'était pas une guirlande aux riants bocages du Tchaîtratha, qu'on ne vit paraître aussitôt dans le Prayâga, dès que l'anachorète avait parlé.

Les çinçapas, les myrobolans emblics, les jambous, les lianes et tous les autres arbres de la forêt avaient pris en ce moment les formes de femmes charmantes dans l'ermitage de l'anachorète:

«Allons! disaient-elles; tout est prêt! Que l'on boive à sa fantaisie du lait, de la sourâ mêlée d'eau ou de la sourâ pure! Toi, qui désires manger, savoure ici à ton gré les viandes les plus exquises!»

Ont-elles pu mettre la main sur un seul homme, cinq et six de ces femmes le saisissent, le revêtent de somptueux habits ou le baignent sur les rives enchanteresses des rivières.

Celles-là font manger elles-mêmes des grains frits, du miel, des cannes à sucre aux chevaux des troupes, aux ânes, aux éléphants, aux chameaux, à la race de Sourabhî. Un ordre est en vain donné par les plus éminents guerriers, héros aux longs bras, issus même d'Ikshwâkou: le cavalier oublie son cheval; le cornac oublie son éléphant. L'armée se trouvait ainsi toute pleine en ce moment d'hommes ivres ou fous par le vin ou l'amour.

Rassasiés de toutes les choses que l'on peut désirer, parés de sandal rouge, ravis jusqu'à l'enchantement par les essaims des Apsaras, les gens de l'armée jetaient au vent ces paroles: «Nous ne voulons plus retourner dans Ayodhyâ! Nous ne voulons plus aller dans la forêt Dandaka! Adieu Bharata! Que Râma fasse comme il voudra!» Ainsi parlaient fantassins, cavaliers, valets d'armée, guerriers combattant sur des chars ou des éléphants. Des milliers d'hommes partout d'éclater en cris de joie: «C'est ici le paradis!» s'entredisaient eux-mêmes les suivants de Bharata.

Quand ils avaient mangé de ces aliments pareils à l'ambroisie, des saveurs et des nourritures célestes n'auraient pu même exciter en eux la moindre envie d'y goûter. Piétons, cavaliers, valets d'armée, ils furent ainsi tous repus jusqu'à satiété et revêtus entièrement d'habits neufs.

Les éléphants, les chameaux, les ânes, les taureaux, les chèvres, les brebis, en un mot, tous les quadrupèdes et les volatiles, si différents qu'ils soient par les cris et la marche, furent de même repus jusqu'à satiété. On n'aurait pas vu là un homme qui n'eût point des habits propres, qui eût faim, qui eût une ordure à son corps: il n'y avait pas alors dans l'armée un seul homme de qui les cheveux fussent imprégnés de poussière.

Aux quatre flancs des troupes stagnaient des lacs sur un limon de lait caillé, des fleuves roulaient dans leurs ondes la réalisation de tous désirs; les arbres stillaient du miel. Des étangs s'offraient pleins de rhum, environnés, là par des monceaux de viandes cuites, rôties ou bouillies de perdrix, de paons, de gazelles, de chèvres mêmes et de sangliers, ici par des amas de mets exquis, les plus délicats, assaisonnés avec un extrait de fleurs ou nageant dans les flots d'une sauce douée des plus riches saveurs.

Çà et là se tiennent plusieurs milliers de plats d'or, bien lavés, pleins d'aliments, ornés de fleurs et de banderoles, des vases, des urnes, des bassins, élégamment décorés et remplis de miel ou de frais babeurre, qui sent la pomme d'éléphant. Des lacs, réceptacles de saveurs exquises, débordaient, les uns de caillé, les autres de lait blanc, et voyaient s'élever sur leurs bords des montagnes de sucre. Le long des tîrthas, écoulés des fleuves, on voyait des amphores contenant des gommes, des poudres, des onguents et différentes substances pour les ablutions, avec des boîtes renfermant ou du sandal, soit en pâte, soit en poudre fine, ou des amas de choses propres à nettoyer les dents, à les rendre blanches, à les faire d'une rayonnante pureté.

Là étaient aussi des miroirs luisants, des bouquets de toute espèce, des souliers et des pantoufles par milliers de paires, des collyres, des peignes, des rasoirs, toute sorte d'ombrelles, des cuirasses admirables, des siéges et des lits variés. Il y avait des étangs pleins d'eau pour l'abreuvoir des chameaux, des ânes, des éléphants et des chevaux: il y avait des étangs pour s'y baigner en des tîrthas semés de nymphéas azurés, de magnifiques nélumbos, et lisérés d'herbes tendres, couleur du lapis-lazuli bleu.

Tandis qu'ils s'amusaient ainsi dans le délicieux ermitage de l'anachorète, comme les Immortels dans les bocages du Nandana, cette nuit s'écoula tout entière. Aussitôt, et les rivières, et les Gandharvas, et les nymphes célestes prirent congé de Bharadwâdja et s'en retournèrent tous comme ils étaient venus.


Quand Bharata eut passé là-même cette nuit avec sa suite, il vint trouver Bharadwâdja au moment opportun et s'inclina devant l'anachorète, qui lui avait donné l'hospitalité. Le rishi, qui venait de verser dans son feu sacré les oblations du matin, ayant vu Bharata, qui se tenait devant lui ses mains jointes, adressa les paroles suivantes à ce jeune tigre des hommes: «Cette nuit s'est-elle écoulée, mon fils, doucement ici pour toi? Ton peuple est-il entièrement satisfait de mon hospitalité? Dis-le moi, jeune homme pur de tout péché.»

Au saint, qui était sorti de son ermitage dans le nimbe de son éclat suprême, Bharata, les deux paumes de ses mains réunies et le corps incliné, répondit en ces termes:

«Mon séjour ici fut agréable, saint anachorète, ce qu'il fut aussi pour mes conseillers, mon armée et mes chars: tu nous as pleinement rassasiés, bienheureux solitaire, de toutes les choses que l'on peut désirer. Je t'offre mes adieux; donne-moi congé, s'il te plaît, saint anachorète; je vais aller près de mon frère: daigne jeter sur moi un regard favorable. Dis-moi, bienheureux, ô toi, versé dans la science de la justice, quel chemin doit me conduire à l'ermitage de ce magnanime observateur de son devoir.»

À ces questions du magnanime Bharata, le sage et grand saint lui répondit en ces termes: «À trois yodjanas augmentés d'une moitié s'élève, ami Bharata, dans la forêt solitaire, le mont Tchitrakoûta, plein de grottes délicieuses et de murmurantes cascades.

«Son flanc septentrional est baigné par les eaux de la Mandâkinî, aux rives couvertes d'arbres en fleurs et peuplées d'oiseaux divers. Entre cette rivière et cette montagne, tu verras, bien défendue par elles deux, une chaumière au toit de feuillage. C'est là, ai-je entendu raconter, qu'il habite avec Sîtâ, son épouse, un riant ermitage construit dans ce lieu solitaire, de ses propres mains jointes aux mains de Lakshmana.»

Apprenant qu'on allait partir, les épouses du roi des rois descendirent aussitôt de leurs chars et décrivirent un pradakshina autour du brahmane digne de tous hommages. Kâauçalyâ tremblante, amaigrie, accablée de tristesse, prit dans ses deux mains les deux pieds de l'anachorète. En butte au mépris du monde entier pour son ambition échouée, Kêkéyî, le front couvert de rougeur, embrassa même les pieds du solitaire.

Après qu'il eut marché une longue route avec ses coursiers infatigables, l'intelligent Bharata dit à Çatroughna, le docile exécuteur de ses commandements: «Les apparences de ces lieux ressemblent parfaitement au récit qu'on m'en a fait: sans aucun doute, nous voici maintenant arrivés dans le pays dont Bharadwâdja nous a parlé. Ce fleuve, c'est la Mandâkinî; cette montagne, le Tchitrakoûta.

«Les arbres inondent les cimes aplanies de la montagne avec une variété infinie de fleurs, tels qu'on voit les sombres nuages, enfants des vapeurs chaudes, verser des pluies à la fin d'un été.

«Allons! Que les guerriers s'arrêtent! Que l'on me fouille cette forêt! Et que mon ordre soit accompli de manière à me donner bientôt la vue de nos deux illustres bannis!»

À ces mots, des guerriers tenant leurs javelots à la main pénètrent dans la forêt, où, peu de temps après, ils aperçoivent de la fumée. À peine ont-ils vu le sommet de cette colonne fumeuse qu'ils reviennent et disent à leur jeune souverain: «Ce feu n'a pas été allumé d'une autre main que celle des hommes: certainement, les deux enfants de Raghou sont là. Mais, si l'on n'y trouve pas les deux nobles fils de roi à la force puissante, du moins on y verra d'autres pénitents, qui pourront, habitués de ces bois, te fournir quelque renseignement.»

Ces paroles entendues, Bharata, qui tient la vertu en grand honneur, ce héros, qui écrase une armée d'ennemis: «Restez ici, attentifs à mon ordre; vous ne devez pas quitter ce lieu, dit-il à tous les guerriers: je vais aller seul avec Soumantra et Dhrishthi.»

Alors cette grande armée fit halte là, regardant cette fumée qui s'élevait devant elle par-dessus les bois; et l'espérance de se réunir dans un instant au bien-aimé Râma augmentait encore la joie de tous les cœurs.


Après qu'il eut demeuré là un long espace de temps, comme le plus noble ami de cette montagne, tantôt amusant de propos aimables sa chère Vidéhaine, tantôt absorbé dans la contemplation de sa pensée, le Daçarathide, semblable à un immortel, fit voir à son épouse les merveilles du mont Tchitrakoûta, comme le Dieu qui brise les cités en eût montré le tableau à sa compagne, la divine Çatchî.» Depuis que j'ai vu cette délicieuse montagne, Sîtâ, ni la perte de cette couronne tombée de ma tête, ni cet exil même loin de mes amis ne tourmente plus mon âme. Vois quelle variété d'oiseaux peuple cette montagne, parée de hautes crêtes, pleines de métaux et plus élevées que le ciel même, pour ainsi dire. Les unes ressemblent à des des lingots d'argent, celles-ci paraissent telles que du sang, celles-là imitent les couleurs de la garance ou de l'opale, les autres ont la nuance de l'émeraude. Telle semble un tapis de jeune gazon, et telle un diamant, qui s'imbibe de lumière. Partout enfin cette montagne, embellie déjà par la variété de ses arbres, emprunte encore l'éclat des joyaux à ses hautes crêtes, parées de métaux, hantées par des troupes de singes et peuplées d'hyènes, de tigres ou de léopards.

«Regarde, pendus aux branches, ces glaives et ces vêtements précieux! Regarde ces lieux ravissants, que les épouses des Vidyâdharas ont choisis pour la scène de leurs jeux! Partout on voit ici les cascades, les sources et les ruisseaux couler sur la montagne: on dirait un éléphant dont la sueur de rut arrose les tempes.

«S'il me faut habiter ici plus d'un automne avec toi, femme charmante, et Lakshmana, le chagrin n'y pourra tuer mon âme; car, en cet admirable plateau si enchanteur, si couvert de l'infinie variété des oiseaux, si riche de toute la diversité des fruits et des fleurs, mes désirs, noble dame, sont pleinement satisfaits.

«Je dois à mon habitation dans ces forêts de savourer deux beaux fruits: d'abord, le payement de la dette que le devoir exigeait de mon père; ensuite, une satisfaction donnée aux vœux de Bharata.»

Ensuite, le roi du Koçala conduisit la fille du roi des Vidéhains en avant de la montagne et lui fit admirer la Mandâkinî, rivière délicieuse aux limpides ondes. L'anachorète aux yeux de lotus, Râma, dit alors à cette princesse d'une taille charmante, au visage beau comme la lune: «Regarde la Mandâkinî, cette rivière suave, peuplée de grues et de cygnes, voilée de lotus rouges et de nymphéas bleus, ombragée sous des arbres de mille espèces, soit à fleurs, soit à fruits, enfants de ses rivages, parsemée d'admirables îles et resplendissante de toutes parts comme l'étang de Kouvéra, pépinière de nélumbos célestes. Je sens la joie naître dans mon cœur à la vue de ces beaux tîrthas, dont les eaux sont troublées sous nos yeux par ces troupeaux de gazelles qui viennent se désaltérer les uns à la suite des autres. C'est aussi l'heure où ces rishis, qui sont arrivés à la perfection, qui ont pour habit la peau d'antilope et le valkala, qui sont vêtus d'écorce et coiffés en djatâ, viennent se plonger dans la sainte rivière Mandâkinî.

«Viens te baigner avec moi dans ses ondes agitées sans cesse par des anachorètes vainqueurs de leurs sens, riches de pénitences et resplendissants comme le feu du sacrifice. Plonge tes deux mains semblables aux pétales du lotus, noble dame, plonge tes mains dans cette rivière, la plus sainte des rivières, cueille de ses nymphéas et bois de son eau limpide. Pense toujours, femme chérie, que cette montagne pleine de ses arbres, c'est Ayodhyâ pleine de ses habitants, et que ce fleuve, c'est la Çarayoû même.

«Lakshmana, que le devoir inspire et qui se tient attentif à mes ordres, Lakshmana et toi, ma chère Vidéhaine, faites naître ici ma félicité.»

Quand Râma eut fait voir à la fille du roi Djanaka les merveilles du mont Tchitrakoûta et de ce fleuve, agréable champ de lotus, il s'en alla d'un autre côté. Au pied septentrional de la montagne, il vit une grotte charmante sous une voûte de roches et de métaux, secret asile, peuplé d'une multitude d'oiseaux ivres de joie ou d'amour, ombragé par des arbres aux branches courbées sous le poids des fleurs, à la cime doucement balancée par le souffle du vent. À l'aspect de cette grotte faite pour captiver les regards et l'âme de toutes les créatures, l'anachorète issu de Raghou dit à Sîtâ, dont les beautés de ce bois tenaient les yeux émerveillés:

«Ma Vidéhaine chérie, ta vue s'arrête enchantée devant cette grotte de la montagne: eh bien! asseyons-nous là maintenant pour nous délasser de notre fatigue. C'est en quelque sorte pour toi-même que ce banc de pierre fut disposé là devant toi: à côté, la cime de cet arbre le couvre de ses rameaux pendants comme d'une crinière embaumée, d'où s'écoule une pluie de fleurs.»

Il dit; et Sîtâ, que la nature seule avait faite toute belle, répondit à son époux avec le plus doux langage et d'une voix saturée d'amour: «Il m'est impossible de ne pas obéir à ces paroles de toi, noble fils de Raghou! Sans doute, c'est pour l'agrément des créatures que cet arbre étend là son parasol fleuri.» À ces mots de son épouse, il s'assit avec elle sur le siège de pierre et tint ce discours à la belle aux grands yeux:

«Vois-tu ces arbres déchirés par la défense des éléphants, comme ils pleurent avec des larmes de résine!... De tous côtés, les grillons murmurent une élégie en leurs chants prolongés. Écoute cet oiseau, à qui l'amour de ses petits fait dire: «Fils! fils!.... fils! fils!» comme autrefois le disait ma mère d'une voix douce et plaintive. Voici un autre habitant de l'air, c'est l'oiseau-mouche: perché sur les épaules branchues d'un vigoureux shorée, il fait comme une partie dans un concert alternatif et répond aux chants du kokila. Voici une liane, courbée sous le faix de ses fleurs et qui cherche son appui sur un arbre fleuri, comme toi, reine, quand fatiguée tu viens appuyer sur moi tout le poids de ta jeune personne

À ces mots, la noble Mithilienne au doux parler, assise sur les genoux de son époux, se roula sur la poitrine du héros, et, belle comme une fille des Dieux, elle enivra de caresses le cœur de Râma.

Alors celui-ci frotta son doigt mouillé sur une roche d'arsenic rouge et dessina un brillant tilaka au front de son épouse. Ainsi, le front enluminé avec ce métal de la montagne, semblable en couleur au soleil dans son enfance du jour, Sîtâ parut comme la nuit azurée, quand elle s'empourpre au matin.

Voilà qu'en se promenant avec lui dans cette forêt toute remplie d'antilopes, Sîtâ vit un grand singe, berger sauvage d'un troupeau de singes, et, saisie de frayeur, elle se serra palpitante contre son époux. Celui-ci enveloppa cette femme charmante dans une étreinte de ses longs bras, et, rassurant sa tremblante épouse, il menaça le grand singe.

Dans ce mouvement, le tilaka d'arsenic rouge, que Sîtâ portait au milieu du front, vint à s'imprimer sur le sein de l'anachorète à la vaste poitrine. Le chef de la bande quadrumane s'éloigne, et Sîtâ de rire à la vue de son tilaka, dont l'image empruntée se détachait en rouge sur la couleur azurée de son époux.

Lakshmana vint à sa rencontre avec un vif empressement, et le Soumitride fit voir à ce frère bien-aimé, qu'il vénérait comme son gourou même, divers travaux qu'il avait exécutés pendant son absence. Il avait tué de ses flèches étincelantes dix gazelles noires, sans tache: il avait boucané la chair des unes, il avait haché celles-là; telles autres étaient crues et telles autres déjà cuites. À la vue de cet ouvrage, le frère du Soumitride fut satisfait et, se tournant vers Sîtâ, lui donna cet ordre: «Que l'on nous serve à manger!»

La noble dame commença par jeter de la nourriture à l'intention de tous les êtres; cela fait, elle apporta devant les deux frères du miel et de la viande préparée. Quand elle eut rassasié la faim de ces deux héros, quand l'un et l'autre se fut purifié, alors et seulement après eux, suivant la règle, cette fille du roi Djanaka prit enfin sa réfection.

«Noble fils de Soumitrâ, lui dit son frère avec tranquillité, j'entends la terre qui résonne profondément: tâche de pénétrer quelle peut être la vraie nature de ce bruit.»

Aussitôt Lakshmana se hâte de monter sur un arbre fleuri, d'où il observe l'un après l'autre chaque point de l'espace. Il promène sa vue sur la région orientale, il tourne sa face au nord, et fixant là son regard attentif, il voit une grande armée toute pleine de chevaux, d'éléphants, de chars, et dont les flancs étaient protégés par une infanterie vigilante. Le tigre des hommes, Lakshmana, qui terrasse les héros ennemis, revint dire à son frère: «C'est une armée en marche!» Puis, il ajouta ces paroles: «Donne trêve au plaisir, noble fils de Raghou; fais entrer Sîtâ dans une caverne; attache la corde à deux solides arcs et couvre-toi de la cuirasse.»

Quand Râma eut appris que c'était une armée toute pleine de chevaux, d'éléphants et de chars: «À qui penses-tu que soit cette armée?» demanda-t-il au fils de Soumitrâ. Est-ce un monarque ou le fils d'un roi, qui vient chasser dans cette forêt? Ou, si quelque autre chose, Lakshmana, te semble être la vérité, dis-le-moi.»

À ces mots, Lakshmana, flamboyant dans sa colère comme un feu impatient de brûler tout, répondit à Râma ces paroles: «Assurément, c'est ton rival, c'est le fils de Kêkéyî, ce Bharata, qui s'est déjà fait sacrer et qui vient nous immoler à la fureur de son ambition. Je vois briller sur les épaules de cet éléphant un arbre au tronc énorme, à l'immense ramure: on dirait un ébénier des montagnes, le drapeau de Bharata! Ces coursiers bien dressés, qui vont au gré du cavalier, sont de rapides chevaux, nés dans le Vânâyou; ces guerriers ont pris tous l'arc au poing: ainsi, prépare-toi, homme sans péché! Ou bien cours te cacher toi-même avec ton épouse dans une caverne de la montagne; car le drapeau de l'ébénier vient nous livrer bataille et nous tuer.»

«Mais je ne vois pas qu'il y ait du crime à tuer Bharata: lui mort, toi, dès ce jour, donne tes lois à la terre! Qu'aujourd'hui l'ambitieuse Kêkéyî contemple, bourrelée de chagrin, son fils abattu sous mon bras dans la bataille, comme un arbre qu'un éléphant a brisé.»

Râma sans colère se mit à calmer Lakshmana, bouillant de courroux, et tint ce langage au fils de Soumitrâ: «Quand et de quel acte odieux Bharata s'est-il jamais rendu coupable à ton égard? As-tu reçu de lui une offense que tu veuilles le tuer? Garde-toi de lancer à Bharata un mot violent ou fâcheux; car toute parole amère tombée sur Bharata, je la tiendrais comme jetée sur moi-même! Est-il possible qu'un fils, réduit à toutes les extrémités du malheur, attente à la vie de son père? Et quel frère pourrait, fils de Soumitrâ, verser le sang d'un frère, son meilleur ami?»

À ces mots d'un frère si dévoué au devoir, si attentif à la vérité, la pudeur fit rentrer, pour ainsi dire, Lakshmana dans ses membres. À peine eut-il entendu ce langage, que, plein de confusion, il répondit: «Je le pense, Bharata, ton frère ne vient ici que pour nous voir.» Et Râma voyant Lakshmana tout confus, se hâta de lui dire: «C'est aussi mon avis; ce héros aux longs bras vient ici pour nous voir.»


L'armée, à qui Bharata fit cette défense: «Ne gâtez rien!» se mit à construire ses logements tout à l'entour de cette région. Les troupes du héros né d'Ikshwâkou environnèrent la montagne et campèrent dans cette forêt, avec leurs éléphants et leurs chevaux, à la distance d'une moitié et quelque chose même en sus de l'yodjana.

L'armée s'étant logée, l'éminent Bharata, impatient de voir son frère, se dirigea vers l'ermitage, accompagné de Çatroughna. Il avait donné cet ordre à Vaçishtha le saint: «Amène vite mes nobles mères!» et, stimulé par l'amour qu'il portait à son frère vénérable, il avait pris les devants et s'en allait d'un pied hâté. Soumantra, de son côté, suivit également Çatroughna d'une marche vive, car la vue toute prochaine de Râma fit naître en lui-même une joie égale à celle de Bharata.

Ce resplendissant taureau du troupeau des hommes, ce héros aux longs bras dit à tous les ministres, que son père vivant traitait avec faveur: «Nous voici, je pense, arrivés au lieu dont Bharadwâdja nous a parlé. Le fleuve Mandâkinî, je pense, n'est pas très-loin d'ici. Cette provision de fruits, ces fleurs recueillies, ce bois coupé, ces racines roulées en bottes, ces habits pendus en l'air: tout cela, sans doute, est l'ouvrage de Lakshmana. Le chemin est jalonné par des signes pour guider ceux qui reviennent à l'ermitage après que le jour est tombé. C'est de la chaumière de Râma que je vois monter et se mêler au ciel bleu cette fumée du feu sacré, que les pénitents désirent alimenter sans fin au milieu des forêts. C'est donc aujourd'hui que mes yeux verront ce digne rejeton de Kakoutstha, lui, de qui l'aspect ressemble au port d'un grand saint et qui remplit dans ces bois les commandements de mon père!»

Là, dans un lieu tourné entre le septentrion et l'orient, Bharata vit dans la maison de Râma un autel pur, où brillait allumé son feu sacré. Un instant, il parcourut des yeux ce foyer saint; puis il aperçut le révérend solitaire, assis dans sa hutte en feuillage, ce Râma aux épaules de lion, aux longs bras, à l'émail de ses grands yeux pur comme un lotus blanc, ce protecteur de la terre enclose dans les bornes de l'Océan, ce héros à la grande âme, à la haute fortune, immortel comme Brahma lui-même, et qui, fidèle à marcher dans son devoir, portait humblement alors son vêtement d'écorce et ses cheveux à la manière des anachorètes.

Inondé par la douleur et le chagrin, à l'aspect du noble ermite se délassant assis entre son épouse et Lakshmana, le fortuné Bharata, ce vertueux fils de l'injuste Kêkéyî, se précipita vers son frère; mais, plus près de sa vue, il gémit avec désespoir, et, n'étant plus maître de conserver sa fermeté, il balbutia ces mots d'une voix suffoquée par ses larmes: «Celui que naguère tant de chars, d'éléphants et de coursiers environnaient de tous les côtés; celui, qu'il était presque impossible au monde de voir, tant les foules avides se faisaient obstacle l'une à l'autre; ce héros, mon frère aîné, le voilà donc assis, entouré seulement par les animaux des forêts! Lui qui, pour se vêtir, possédait naguère des habits par nombreux milliers, il n'a donc ici qu'une peau de gazelle pour dormir sur le sein de la terre! Et c'est à cause de moi que mon frère, habitué à tous les plaisirs de l'existence, fut précipité dans une telle infortune! Barbare que je suis! Honte éternelle à ma vie, blâmée dans l'univers!»

Arrivé près de Râma en gémissant ainsi et la sueur inondant son visage de lotus, le malheureux Bharata de tomber à ses pieds en pleurant. Consumé par sa douleur, ce héros à la grande force, ce fils désolé du roi, Bharata dit: «Seigneur!» une fois seulement, et fut incapable de rien ajouter à cette parole. Çatroughna, de son côté, s'inclina tout en pleurant aux pieds de Râma, qui les embrassa tous deux et mêla ses larmes aux pleurs de ses frères.

L'aîné des Raghouides mit un baiser au front de Bharata, le serra dans ses bras, le fit asseoir sur le haut de sa cuisse et lui adressa même ces questions avec intérêt: «Où ton père est-il, mon ami, que tu es venu dans ces forêts? car tu ne peux y venir sans lui, quand ton père vit encore. Va-t-il bien ce roi Daçaratha, fidèle observateur de la vérité, ce prince continuellement occupé de sacrifices, soit râdjasoûyas, soit açwa-médhas, et qui sait le devoir dans sa vraie nature? Ce brahme savant, inséparable de la justice, le précepteur des Ikshwâkides, est-il honoré comme il doit l'être, mon ami, cet homme riche en mortifications? Kâauçalyâ est-elle heureuse avec son illustre compagne Soumitrâ? Est-elle aussi dans la joie cette Kêkéyî, l'auguste reine?

«Tes ministres sont-ils pleins de science, mon ami, remplis de courage, maîtres de leurs sens, attentifs à ton moindre geste, l'âme toujours égale, reconnaissants et dévoués?

«En effet, le conseil, fils de Raghou, est la racine de la victoire: elle habite dans les palais du roi au milieu des plus sages ministres et des conseillers instruits dans les devoirs. Ne donnes-tu point au sommeil trop d'empire sur toi? Te réveilles-tu à l'heure accoutumée du réveil? Versé dans la science des affaires, ton esprit en est-il occupé même dans les nuits qui n'y sont pas destinées? Tu n'hésites pas sans doute à payer un seul homme savant le prix de mille ignorants? car, dans les affaires épineuses un homme instruit peut dire une parole salutaire.

«Tu ne fréquentes pas, j'espère, des brahmanes athées? car ce sont des insensés, habiles tisseurs de futilités, orgueilleux d'une science inutile. D'une nature difficile pour concevoir une autre théologie plus élevée, ils te viennent débiter de vaines subtilités, après qu'ils ont détruit en eux la vue de l'intelligence! As-tu soin d'imiter, jeune taureau du troupeau des hommes, la conduite que l'on admire en ton père? ou montres-tu déjà même une gravité égale à celle de tes ancêtres? As-tu soin de n'employer dans les plus grandes affaires que les plus grands des hommes, ces ministres de ton père et de ton aïeul, ces gens purs, qui ont passé dans le creuset de l'expérience? Sans doute, fils de Raghou, les mets que l'on sert devant toi, substantiels ou délicats, tu ne les manges pas seul? Tu invites, n'est-ce pas? tes compagnons et tes serviteurs à les partager avec toi?

«Le général de tes armées est-il adroit, vigilant, probe, de noble race, audacieux, plein de courage, d'intelligence et de fermeté? Donnes-tu aux armées sans réduction, comme il est juste, ce qu'on doit leur donner, les vivres et la paye, aussitôt que le temps est échu?—Car, si le maître laisse écouler, sans distribution, le jour des rations et du prêt, le soldat murmure contre lui, et de là peut résulter une immense catastrophe.

«Tes places fortes sont-elles bien remplies toujours d'armes, d'eau, de grains, d'argent et de machines avec une nombreuse garnison d'ouvriers militaires et d'archers? Tes revenus sont-ils grands? Tes dépenses sont-elles moindres? Tes richesses, prince, ne sont-elles jamais répandues sur des gens indignes? Tes dépenses ont-elles pour objet le culte des Immortels, les Mânes, des visites faites aux brahmanes, les guerriers et les différentes classes de tes amis?»

Alors Bharata, d'une âme troublée et dans une profonde affliction, fit connaître en ces termes au pieux Râma, qui l'interrogeait ainsi, la mort du roi, son père: «Noble prince, le grand monarque a délaissé son empire et s'en est allé dans le ciel, étouffé par le chagrin de l'œuvre si pénible qu'il fit en exilant son fils. Te suivant partout de ses regrets, altéré de ta vue, ne pouvant séparer de ta pensée son âme toujours attachée à toi, abandonné par toi et consumé par le chagrin de ton exil, c'est à cause de toi que ton père est descendu au tombeau!»

À ces mots du magnanime Bharata, auquel Râma adressait tout à l'heure ses questions, le rejeton bien-aimé de Raghou, qui désirait accomplir la parole donnée par son père, demeura plongé dans le silence.

«Daigne m'accorder, continua son frère, cette grâce à moi, qui suis ton serviteur: fais-toi sacrer dans ce trône de tes pères, comme Indra le fut sur le trône du ciel! Tous les sujets que tu vois, et mes nobles mères, les veuves du feu roi, sont venues chercher ici ta présence: accorde-leur aussi la même faveur.

«Permets que le droit t'élève aujourd'hui sur un trône qui t'appartient par l'hérédité et qui t'est confirmé par l'amour: mets ainsi, ô toi, qui donnes l'honneur, tes amis au comble même de leurs vœux.»

À ces mots prononcés avec des larmes, le fils de Kêkéyî, ce Bharata aux bras puissants, toucha de sa tête les pieds de Râma. Celui-ci alors d'embrasser le prince dans la douleur et de tenir ce langage à son frère, poussant maint et maint soupir: «Quel homme, né d'une race ayant de l'âme, possédant de l'énergie, ayant toujours marché fidèle à ses vœux, quel homme de ma condition voudrait au prix d'un royaume s'abaisser jusqu'à pécher? Quand mon père et cette mère, distingués par tant de vertus, m'ont dit: «Va dans les forêts!» comment pourrais-je, fils de Raghou, agir d'une autre manière? Ton lot est de ceindre à ton front dans Ayodhyâ ce diadème honoré dans l'univers; le mien est d'habiter la forêt Dandaka, ermite vêtu d'un valkala. Quand l'éminent, le juste roi a fait ainsi nos parts à la face de la terre; quand, nous laissant à cet égard ses commandements, il s'en est allé dans le ciel, si Daçaratha, le roi des rois et le vénérable du monde, a fixé son choix sur ta personne, ce qui te sied, à toi, c'est de savourer ton lot, comme il te fut donné par ton père. Moi, bel ami, confiné pour quatorze années dans la forêt Dandaka, je veux goûter ici ma part, telle que me l'a faite mon magnanime père.»

À ces mots de Râma: «Quand j'aurai déserté le devoir, lui répondit Bharata, ma conduite pourra-t-elle être jamais celle d'un roi? Il est une loi immortelle, noble prince, qui toujours exista chez nous; la voici: «Tant que l'aîné vit, son puîné, Râma, n'a aucun droit à la couronne.» Va, digne fils de Raghou, va dans la délicieuse Ayodhyâ, pleine de riches habitants, et fais-toi sacrer! En effet, ta grandeur n'est-elle pas maintenant le chef de notre famille? Tandis que je vivais heureux à Kékaya et que l'exil te conduisait en ces bois, le grand monarque, notre père, estimé des hommes vertueux, s'en est allé dans le ciel. Lève-toi donc, tigre des hommes, et répands l'eau en l'honneur de ses mânes! On assure que l'eau, donnée par une main chérie, demeure intarissable dans les mondes où habitent les mânes; et ta grandeur était, noble Râma, le plus cher de tous ses fils.»

À ce discours touchant, avec lequel Bharata lui remettait la mort de son père sous les yeux, l'aîné des jeunes Raghouides sentit son esprit s'en aller. Quand il eut ouï s'échapper des lèvres de Bharata ces paroles foudroyantes, semblables au tonnerre lancé dans un combat par le céleste dispensateur des pluies, Râma étendit les bras et tomba sur la terre, comme un arbre à la cime fleurie, que la hache vient d'abattre au milieu d'une forêt. Alors ses frères et la chaste Vidéhaine, tous en larmes et déchirés par une double peine, d'arroser avec l'eau des yeux ce héros au grand arc, ce Râma, le maître de la terre, étendu maintenant sur la terre, comme un éléphant couché au bord des eaux et que l'écroulement d'une berge écrasa dans le sommeil. Mais quand il eut repris sa connaissance, les yeux baignés de larmes à la pensée de son père descendu au tombeau: «Infortuné que je suis! dit-il à Bharata, que puis-je faire, hélas! pour ce magnanime, mort de chagrin à cause de moi, qui n'ai pu lui payer les derniers honneurs? Heureux êtes-vous, et toi, vertueux Bharata, et Çatroughna, vous, de qui ce monarque a reçu tous les honneurs dus aux morts!

«Parvenu au terme de mon exil dans les bois, je sens que je n'aurai pas même la force de retourner dans cette Ayodhyâ, privée de son chef, veuve du meilleur des rois et troublée dans la paix de son esprit. De quelle bouche entendrais-je maintenant ces paroles si douces à mon oreille, avec lesquelles mon père me consolait à mon retour des pays étrangers!»

Quand il eut parlé de cette manière à Bharata, le noble anachorète, s'étant approché de Sîtâ: «Ton beau-père est mort, Sîtâ, dit-il, consumé par sa douleur, à cette femme au visage charmant comme une pléoménie; et ce bon Lakshmana a perdu son père: Bharata vient de m'apprendre ce malheur, que le maître de la terre nous a quittés pour le ciel.» À cette nouvelle que son beau-père, ce révérend de tous les mondes, était mort, la fille du roi Djanaka ne put rien voir de ses yeux, tant ils se remplirent de larmes!

Râma d'embrasser la fille éplorée du roi Djanaka, et, consumé de tristesse, fixant un regard sur Lakshmana, il adressa au Soumitride ces paroles désolées: «Apporte-moi des fruits d'ingouda, du marc de sésame, un habit d'écorce, le plus sain des vêtements: je vais aller, fléau des ennemis, offrir l'eau funèbre aux mânes de mon père. Que Sîtâ marche devant! Toi, suis-la de près! Moi, j'irai par derrière! Hélas! cette procession est bien cruelle à mon cœur!»

Les glorieux héros parvinrent non sans peine à ce fleuve saint, délicieux, aux ondes fraîches, aux charmants tîrthas, aux forêts nombreuses et fleuries. Entrés dans un endroit uni, tous, ils répandirent l'onde heureuse et limpide, en s'écriant: «Que cette eau soit pour lui!» Le plus vertueux des fils de Raghou, levant ses mains réunies en coupe et remplies d'eau, articula ces mots en pleurant, le visage tourné vers la plage soumise à l'empire d'Yama: «Cette eau limpide, roi des rois, la plus sainte des eaux, qui t'est donnée par moi, puisse-t-elle servir à jamais pour étancher ta soif dans les royaumes des Mânes!»

Ensuite, le fortuné monarque des hommes accomplit avec ses frères dans un lieu pur et sur la rive de la Mandâkinî les oblations funèbres, qu'il devait à l'ombre de son père. Il étala des fruits d'ingouda avec des jujubes mêlés à du marc de sésame sur une jonchée d'herbes kouças et dit ces mots, le cœur tout bourrelé de chagrins: «Grand roi, mange avec plaisir ces aliments, que nous mangeons nous-mêmes; car, sans doute, la nourriture de l'homme est aussi la nourriture des Mânes et des Dieux!»

Les confuses clameurs de ces princes à la force puissante, qui pleuraient en offrant le don funèbre de l'onde aux mânes de leur noble père, vinrent frapper les oreilles des guerriers de Bharata: «Sans doute Bharata, se disaient-ils effrayés, a déjà fait son entrevue avec Râma; et ce grand bruit vient des cris que poussent les quatre fils sur la mort du père!» À ces mots, tous ils abandonnent leur campement et courent d'eux-mêmes, le front tourné vers l'ermitage, isolément ou par groupes, suivant que le voisinage les avait ou non rassemblés.

Quand Râma les vit ainsi plongés dans la douleur et les yeux noyés de larmes, lui, qui n'ignorait pas le devoir, il les embrassa tous avec l'affection d'un père et l'amour d'une mère. L'illustre fils du roi les embrassa donc sans distinction, et tous sans distinction furent admis à le saluer: il s'entretint même familièrement avec tous, comme il eût fait avec des hommes qualifiés.


Arrivées là d'une marche hâtée, les veuves du monarque voient enfin Râma, qui semblait dans son ermitage un Dieu tombé du ciel. À l'aspect du prince dans un tel dénûment de toutes les voluptés, ses royales mères, désolées et comme irrassasiables de chagrin, se mirent toutes à verser des larmes et des plaintes éclatantes. Aussitôt Râma se lève; il prend de ses mains douces au toucher les pieds de toutes ses nobles mères, en suivant l'ordre établi des préséances, et les presse avec les surfaces de ses doigts veloutés. Les épouses du roi baisèrent le front de Râma et se mirent à pleurer.

Le fils même de Soumitrâ, le corps incliné et la tristesse au cœur, s'avança derrière lui pour saluer toutes ses royales mères en proie à la douleur.

Sîtâ, dans une vive affliction, toucha en pleurant le pied de ses belles-mères, et se tint devant elles ses yeux baignés de larmes. Elle fut embrassée par Kâauçalyâ, comme une fille est serrée dans les bras de sa mère. Celle-ci dit à la triste jeune fille, maigrie par son habitation dans les bois: «Comment, Djanakide, es-tu venue dans ces forêts, toi, la fille du roi des Vidéhains, la bru du puissant Daçaratha et l'épouse de Râma?»

«Princesse du Vidéha, la flamme que le malheur frotté sur le malheur a fait jaillir en ton âme, ravage ici cruellement ta charmante figure, comme le soleil brûle un nymphée sans eau!»

Tandis que sa mère désolée parlait ainsi, le noble Raghouide, frère aîné de Bharata, s'étant approché de Vaçishtha, lui toucha ses pieds. Quand Râma eut pressé dans ses mains les pieds du grand-prêtre, semblable au feu, comme le roi des Immortels, Indra même, presse des siennes les pieds de Vrihaspati, le céleste précepteur des Dieux, alors ce rejeton magnanime de Raghou s'assit avec le vénérable environné d'une immense splendeur. Ensuite, accompagné des ministres et des guerriers chefs de l'armée, Bharata s'approche du pieux Raghouide; et, versé dans la science du devoir, il s'assoit dans une place inférieure avec eux, les plus savants des hommes dans la science du devoir.

Or, ce discours habile et juste fut adressé par le juste Bharata au noble solitaire assis, plongé dans ses réflexions:

«Ô toi, qui sais le devoir, gouverne en paix avec tes amis et par la vertu même de ton droit ce royaume sans épines de tes aïeux. Que tous les sujets, et les prêtres du palais, et Vaçishtha, et les brahmanes versés dans les formules des prières te donnent l'onction royale ici même. Sacré par nous, comme Indra par les Maroutes, quand il eut conquis rapidement les mondes, va dans Ayodhyâ exercer l'empire. Va et règne là sur nous, prince vertueux, acquittant les trois saintes dettes, écrasant tes ennemis et rassasiant tes amis de toutes les choses désirées. Qu'aujourd'hui tes amis déposent dans ton sacre le faix de leur pénible tristesse! Qu'aujourd'hui, frappés d'épouvante, tes ennemis s'enfuient çà et là par les dix plages du ciel. Essuie mes larmes, taureau des hommes; essuie les pleurs de ta mère et délivre aujourd'hui ton père des liens de son péché!

«Les grands sages n'ont-ils pas dit que le premier devoir, c'est pour un kshatrya la consécration, le sacrifice et la défense du peuple? Je t'en supplie, ma tête inclinée jusqu'à terre, étends sur moi, étends sur nos parents ta compassion, comme Çiva répand la sienne sur toutes les créatures. Mais si, tournant le dos à mes prières, ta grandeur s'en va dans les forêts, j'irai moi-même dans les bois avec ta grandeur!»

Les prêtres, les poëtes, les bardes, les panégyristes officiels, les mères d'une voix affaiblie par des larmes, elles, qui aimaient le fils de Kâauçalyâ d'une égale tendresse, applaudirent à ce discours de Bharata, et, prosternés devant Râma, tous, ils suppliaient avec lui ce noble anachorète.

Quand Bharata eut cessé de lui parler ainsi, Râma, continuant à marcher d'un pied ferme sur le chemin du devoir, lui répondit ce discours plein de vigueur au milieu de l'assemblée: «L'homme ici-bas n'est pas libre dans ses actes ni maître de lui-même; c'est le Destin, qui le traîne à son gré çà et là dans le cercle de la vie. L'éparpillement est la fin des amas, l'écroulement est la fin des élévations, la séparation est la fin des assemblages et la mort est la fin de la vie. Comme ce n'est pas une autre cause que la maturité qui met les fruits en péril de tomber: ainsi le danger de la mort ne vient pas chez les hommes d'une autre cause que la naissance.

«Telle que s'affaisse une maison devenue vieille, bien qu'épaisse et jusque-là solide, tels s'affaissent les hommes arrivés au point où la mort peut jeter sur eux son lacet. La mort marche avec eux, la mort s'arrête avec eux, et la mort s'en retourne avec eux, quand ils ont fait un chemin assez long. Les jours et les nuits de tout ce qui respire ici-bas s'écoulent et tarissent bientôt chaque durée de la vie, comme les rayons du soleil au temps chaud tarissent l'eau des étangs. Pourquoi pleures-tu sur un autre? Pleure, hélas! sur toi-même, car, soit que tu reposes ou soit que tu marches, la vie se consume incessamment. Les rides sont venues sillonner vos membres, l'hiver de la vie a blanchi vos cheveux, la vieillesse a brisé l'homme, quelle chose maintenant peut-il faire d'où lui vienne du plaisir. Les hommes se réjouissent, quand l'astre du jour s'est levé sur l'horizon: arrive-t-il à son couchant, on se réjouit encore, et personne, à cette heure comme à l'autre, ne s'aperçoit qu'il a marché lui-même vers la fin de sa vie! Les êtres animés ont du plaisir à voir la fleur nouvelle, qui vient succéder à la fleur dans le renouvellement des saisons, et ne sentent pas que leur vie coule en même temps vers sa fin en passant avec elles par ces mêmes successions.

«Tel qu'un morceau de bois flottant se rencontre avec un morceau de bois promené dans l'Océan; les deux épaves se joignent, elles demeurent quelque peu réunies et se séparent bientôt pour ne plus se rejoindre: ainsi, les épouses, les enfants, les amis, les richesses vont de compagnie avec nous dans cette vie l'espace d'un instant, et disparaissent; car ils ne peuvent éviter l'heure qui les détruit. Nul être animé n'est entré dans la vie sous une autre condition: aussi, tout homme ici-bas, qui pleure un défunt, lui consacre des larmes qui ne sont point dues à son trépas. La mort est une caravane en marche, tout ce qui respire est placé dans sa route et peut lui dire: «Moi aussi, je suivrai demain les pas de ceux que tu emmènes aujourd'hui!» Comment donc l'homme infortuné pourrait-il se désoler au sujet d'une route qui existait avant lui, sur laquelle ont passé déjà son père et ses aïeux, qui est inévitable et dont il n'est aucun moyen d'éluder la nécessité? L'oiseau est fait pour voler et le fleuve pour couler rapidement: mais l'âme est donnée à l'homme pour la soumettre au devoir; les hommes sont appelés avec raison les attelages du Devoir.

«Les âmes, qui ont accompli saintement le devoir, lavées de leurs péchés par une conduite pure et des sacrifices payés convenablement aux deux fois nés, obtiennent l'entrée du ciel, où habite Brahma, l'auteur des créatures. Notre père, sans aucun doute, fut admis au séjour de la béatitude, lui, qui a bien nourri ses domestiques, gouverné ses peuples avec sagesse et distribué des aliments à la vertu indigente. Le ciel a reçu, n'en doutez pas, ce dominateur de la terre, qui a célébré mainte et mainte sorte de sacrifices, savouré toutes les félicités d'ici-bas et prolongé sa vie jusqu'au plus avancé des âges.

«Par conséquent, ces larmes, répandues sur une âme qui a reçu de si belles destinées, elles ne siéent point à un homme sage, de ta sorte, ni de la mienne, qui a de l'intelligence et qui possède les saintes traditions.

«Rappelle donc ta fermeté, ne te livre point à ce deuil; va, taureau des hommes, va promptement habiter dans cette belle métropole, et fais de la manière que mon père te l'a commandé. Moi, de mon côté, j'accomplirai la volonté de mon noble père dans l'endroit même, que m'a prescrit ce monarque aux œuvres saintes. Il serait malséant à moi de manquer à son ordre, héros, qui domptes les ennemis; et sa parole doit toujours être obéie par toi-même, car il est notre parent, il est plus, notre père.»

À ces mots, Bharata d'opposer à l'instant ce langage: «Combien y a-t-il d'hommes tels que toi dans le monde, invincible dompteur de tes ennemis? Tu n'es pas troublé par la douleur et le plaisir ne pourrait même t'enivrer de sa joie: tu possèdes l'estime de tous les vieillards autant qu'Indra jouit de l'estime parmi les habitants du ciel.

«Tu possèdes une âme semblable aux âmes des Immortels, tu es magnanime, tu es fidèle à ton alliance avec la vérité même! Le plus accablant de tous les chagrins ne peut te renverser, toi qui, doué avec de telles vertus, connais si bien ce que c'est que naître et mourir.

«Mais à moi, sage frère, à moi, séparé de toi et privé de mon père, il me sera impossible de vivre, consumé par mon chagrin, comme le daim blessé par une flèche empoisonnée! Veuille donc agir de telle manière que je ne laisse pas ma vie dans cette forêt déserte, où j'ai vu, d'une âme désolée, un si noble prince habiter avec son épouse et Lakshmana: oui, sauve-moi! et prends en main le sceptre de la terre!»

Tandis qu'avec tristesse et la tête prosternée, Bharata suppliait ainsi Râma, ce maître de la terre, plein d'énergie, n'en ramena point davantage son esprit vers la pensée du retour, mais il demeura ferme, sans quitter des yeux la parole de son père. À l'aspect d'une constance si admirable dans ce digne enfant de Raghou, tous les cœurs se trouvaient également partagés entre la tristesse et la joie: «Il ne revient pas dans Ayodhyâ!» se disait-on; et le peuple en ressentait de la douleur, mais il éprouvait du plaisir à lui voir cette fermeté dans la promesse donnée à son père.

Bharata, tombant aux pieds de son frère, essaya instamment de le gagner avec des paroles caressantes.

Râma fit asseoir sur le siège musculeux de sa cuisse le jeune homme au teint azuré, aux yeux charmants comme les pétales du lotus, à la voix semblable au roucoulement du cygne, quand il s'avance ivre d'amour, et lui tint ce langage:

«Telle qu'elle est, ton intelligence, qui tient de sa nature seule la science de gouverner les hommes, peut très-bien suffire à gouverner même les trois mondes. Écoute, jeune roi, quels modèles Indra, le soleil, le vent, Yama, la lune, Varouna et la terre mettent sous nos yeux dans leur conduite invariable. Tel qu'Indra fait pleuvoir durant les quatre mois humides, tel un grand monarque doit inonder son empire de ses bienfaits. De même que le soleil ravit l'eau huit mois par la puissance de ses rayons, il faut toujours qu'un roi dise: «Puissé-je amasser ainsi des trésors avec justice!» c'est le vœu, qu'on appelle solaire. Comme le vent circule partout et pénètre dans tous les êtres, il faut qu'un roi s'introduise en tous lieux par ses émissaires, et c'est la partie de ses fonctions que l'on appelle ventale. Tel qu'Yama, une fois l'heure venue, pousse dans la tombe également l'ami ou l'ennemi; tel il faut qu'après un mûr examen tout monarque soit le même pour celui qu'il aime ou celui qu'il n'aime pas. De même que nous voyons partout Varouna lier ce globe avec la chaîne des eaux, de même le devoir appelé neptunien d'un roi, c'est d'enchaîner les brigands et les voleurs en tous lieux.

«Tel que l'aspect de la lune brillant à disque plein verse la joie dans les cœurs; ainsi, tous les sujets doivent se réjouir en lui, et c'est l'obligation royale nommée lunaire. Comme la terre sans relâche porte également tous les êtres, tel c'est pour un monarque le devoir appelé terrané de soutenir, sans manquer même au dernier, tous les sujets de son empire.

«Qu'il soit le premier à se ressouvenir des affaires, et qu'après une sage délibération avec ses ministres, ses amis, ses conseillers judicieux, il fasse exécuter les décisions. On verra la splendeur abandonner l'astre des nuits, le mont Himâlaya voyager sur la terre, l'Océan franchir ses rivages, mais non Râma déserter la promesse qu'il fit à son père. Tu dois effacer de ton esprit ce que ta mère a fait, soit par amour, soit par ambition, et te comporter vis-à-vis d'elle comme un fils devant sa mère.»

À ce langage de Râma, égal en splendeur au soleil et d'un aspect tel que la lune au premier jour de sa pléoménie, Bharata de répondre ces mots: «Qu'il en soit ainsi!» Ensuite, affligé de n'avoir pu obtenir ce qu'il désirait, ce magnanime joignit de nouveau ses mains, toucha de sa tête les pieds de Râma, et, le gosier plein de sanglots, il tomba sur la terre.

Aussitôt qu'il vit Bharata venir lui toucher les pieds avec sa tête, Râma se recula vite, les yeux un peu troublés sous un voile de larmes. Bharata cependant lui toucha les pieds; et, pleurant, affligé d'une excessive douleur, il tomba sur la terre, tel qu'un arbre abattu sur la berge d'un fleuve.

Il n'y avait pas un homme qui ne pleurât dans ce moment, accablé de chagrin, avec les artisans, les guerriers, les marchands, avec les instituteurs et le grand-prêtre du palais. Les lianes elles-mêmes pleuraient toute une averse de fleurs; combien plus devaient pleurer d'amour les hommes, de qui l'âme est sensible aux peines de l'humanité!

Râma, vivement ému de cet incident, étreignit fortement Bharata dans un embrassement d'amour et tint ce langage à son frère, consumé de chagrin et les yeux baignés de larmes: «Mon ami, c'est assez! Allons! retiens ces larmes; vois combien la douleur nous tourmente nous-mêmes: allons! pars! retourne dans Ayodhyâ! Je ne puis te voir dans un état si malheureux, toi, le fils du plus grand des rois; et mon âme succombe, pour ainsi dire, écrasée sous le poids de sa douleur. Héros, je jure, Sîtâ et Lakshmana le jurent avec moi, de ne plus te parler jamais, si tu ne reprends le chemin d'Ayodhyâ!»

Il dit et Bharata d'essuyer les pleurs qui mouillaient son visage: «Rends-moi tes bonnes grâces!» s'écria-t-il d'abord; puis, à ce mot il ajouta ces paroles: «Loin de toi ce serment! Je m'en irai, si ma présence te cause un tel chagrin; car je ferai toujours, seigneur, au prix même de ma vie, ce qui est agréable pour toi. Je m'en vais sans aucune feinte avec nos royales mères, entraînant sur mes pas cette grande armée, je m'en vais à la ville d'Ayodhyâ; mais avant, fils de Raghou, je veux te rappeler une chose. N'oublie pas, ô toi, qui sais le devoir, n'oublie pas que j'accepte, mais sous la clause de ces mots, les tiens, seigneur, sans nul doute: «Prends à titre de dépôt la couronne impériale d'Ikshwâkou.»

«Oui!» répondit son frère, de qui cette résignation du jeune homme à revenir dans sa ville augmentait la joie, et qui se mit à le consoler avec des paroles heureuses.

Dans ce moment arrivèrent le sage Çarabhanga et ses disciples, qui apportaient en présent des souliers tissus d'herbes kouças. Quand le noble Raghouide eut échangé avec le très-magnanime solitaire des questions relatives à leurs santés, il accepta son présent. Aussitôt Bharata saisit et chaussa promptement aux deux pieds de son frère les souliers donnés par l'anachorète et tressés avec les tiges du graminée.

Alors Vaçishtha, orateur habile et qui savait augmenter à son gré la tristesse ou la joie, dit ces mots, environné, comme il était, par les foules du peuple. «Mets d'abord à tes pieds, noble Râma, ces chaussures; ensuite, retire-les; car elles vont arranger ici les affaires au gré de tout le monde.»

L'intelligent Râma, l'homme à la vaste splendeur, plaça donc à ses pieds, en ôta les deux souliers, et du même temps les donna au magnanime Bharata20. L'auguste fils de Kêkéyî, plein de fermeté dans ses vœux, reçut lui-même cette paire de chaussures avec joie, décrivit à l'entour du pieux Raghouide un respectueux pradakshina et posa les deux souliers sur sa tête, élevée comme celle d'un gigantesque éléphant.

Ensuite, quand il eut honoré ce peuple suivant les rangs, Vaçishtha, les autres gouravas et leurs disciples, l'anachorète, honneur de la famille de Raghou, les congédia, se montrant aussi inébranlable dans son devoir que le mont Himâlaya est immobile sur la terre. Il fut impossible à ses mères de lui dire un adieu par l'excès de la douleur, tant les sanglots fermaient leur gosier à la voix. Râma enfin d'incliner respectueusement sa tête devant toutes ses mères, et, pleurant lui-même, il entra dans son ermitage.


Après que Bharata eut posé les souliers sur sa tête, il monta, plein de joie, accompagné de Çatroughna, sur le char, qui les avait amenés tous deux. Devant lui marchaient Vaçishtha, Vâmadéva, Djâvâli, ferme dans ses vœux, et tous les ministres, honorés pour la sagesse du conseil. La face tournée à l'orient, ils s'avancèrent alors vers la sainte rivière Mandâkinî, laissant à main droite le Tchitrakoûta, cette alpe sourcilleuse.

Bharata, suivi de son armée, côtoyait dans sa route un flanc de cette montagne, dont les plateaux délicieux renferment de riches métaux par milliers.

Non loin du solitaire Tchitrakoûta, il aperçut l'ermitage que Bharadwâdja, le pieux ermite, avait choisi pour son habitation. Le fils de race, le prince éminent par l'intelligence s'approche alors de la hutte sainte, descend de son char et vient toucher de sa tête les pieds de Bharadwâdja. Tout joyeux à la vue du jeune monarque: «As-tu vu Râma? lui dit l'homme saint. As-tu fait là, mon ami, ton affaire?»

À ces paroles du sage anachorète, Bharata, si attaché au devoir, fit cette réponse à l'ermite, qui chérissait le devoir: «Malgré toutes mes supplications jointes aux prières mêmes des vénérables, ce digne enfant de Raghou, ferme dans sa résolution, nous a tenu chez lui ce langage au comble d'une joie suprême: «Je veux tenir sans mollesse la parole que j'ai donnée à mon père dans la vérité: je reste donc ici les quatorze années, suivant la promesse que j'ai faite à mon père.»

«Quand ce prince à la vive splendeur eut achevé ces paroles, Vaçishtha, qui sait manier le discours, répondit en ces mots solennels à ce fils de Raghou, habile dans l'art de parler: «Tigre des hommes, ô toi, qui es ferme dans tes vœux et comme le devoir incarné, donne tes souliers à ton frère; car ils mettront la paix et le bonheur dans les affaires au sein d'Ayodhyâ.» À ces mots de Vaçishtha, le noble Râma se tint debout, la face tournée à l'orient, et me donna, comme symbole du royaume, les deux souliers bien faits et charmants. J'acceptai ce don et maintenant, congédié par le très-magnanime Râma, je m'en retourne sur mes pas à la ville d'Ayodhyâ.»

Quand il eut ouï ces belles paroles du prince à la grande âme, l'anachorète Bharadwâdja fit cette réponse à Bharata: «Il est immortel ce Daçaratha, ton père, glorieux de posséder un tel fils en toi, qui sembles à nos yeux le devoir même revêtu d'un corps humain.»

Quand le saint eut achevé ces mots, Bharata, joignant les mains, se mit à lui présenter ses adieux et se prosterna même aux pieds du solitaire à la vaste science. Ensuite, après deux et plusieurs tours de pradakshina autour du pieux ermite, il reprit avec ses ministres le chemin d'Ayodhyâ; et l'armée, dans cette marche de retour, étendit, comme en allant, ses longues files de voitures, de chars, de chevaux et d'éléphants à la suite du sage Bharata.

Entré dans Ayodhyâ, le fils de Kêkéyî se rendit au palais même de son père, veuf alors de cet Indra des mortels, comme une caverne veuve du lion qui l'habitait.

Ensuite, quand il eut déposé dans la ville ses royales mères, le prince aux vœux constants, Bharata de tenir ce langage à tous les gouvaras universellement: «Je m'en vais habiter Nandigrâma; je vous demande à vous tous votre avis: c'est là que je veux supporter toute cette douleur de vivre séparé du noble enfant de Raghou. Le roi mon père n'est plus, mon frère aîné est ermite des bois; je vais gouverner la terre, en attendant que Râma puisse régner lui-même.» À ces belles paroles du magnanime Bharata, les ministres et Vaçishtha même à leur tête de lui répondre tous en ces termes:

«Un tel langage, que l'amitié pour ton frère a mis dans ta bouche, est digne de toi, Bharata, et mérite les éloges. Quel homme ne donnerait son approbation à ce voyage, dont l'amitié fraternelle t'inspira l'idée, prince à la conduite si noble et qui ne t'écartes jamais de ton amour pour ton frère?» À peine eut-il ouï dans ces paroles agréables et conformes à ses désirs la réponse de ses ministres: «Que l'on attelle mon char!» dit-il à son cocher.

Assis dans son char, Bharata, de qui l'âme prenait toutes ses inspirations dans le devoir et dans l'amour fraternel, arriva bientôt à Nandigrâma, portant les deux souliers avec lui. Il entra dans le village avec empressement, descendit à la hâte de son char et tint ce langage aux vénérables: «Mon frère m'a donné lui-même cet empire comme un dépôt, et ces deux souliers, jolis à voir, qui sauront le gouverner sagement.»

À ces mots, Bharata mit sur sa tête, reposa ensuite les deux chaussures, et, consumé de sa douleur, il adressa ce discours à tous les sujets, répandus en couronne autour de lui: «Apportez l'ombrelle! Hâtez-vous d'en couvrir cette chaussure, qu'ont touchée les pieds du noble anachorète! Les souliers, ornés de cet emblème, exerceront ici la royauté. Ma fonction à moi, c'est de veiller, jusqu'au retour de ce digne enfant de Raghou, sur le cher dépôt que son amitié même a remis dans mes mains. Un jour, quand j'aurai pu rendre au noble Râma les souliers saints qu'il m'a confiés, et ce vaste empire dont je suis investi, c'est alors que je serai lavé de mes souillures dans Ayodhyâ. Une fois l'onction royale donnée à cet illustre fils de Kakoutstha et le monde élevé au comble de la joie par son couronnement, quatre royaumes comme celui-ci ne payeraient pas mon bonheur et ma gloire!»

Après que Bharata, l'homme à la grande renommée, eut exhalé ces paroles du fond de sa tristesse, il établit le siège de l'empire dans Nandigrâma, qu'il honora de sa résidence avec ses ministres. Dès lors on vit l'infortuné Bharata habiter dans Nandigrâma avec son armée, et ce maître du monde y porter l'habit d'anachorète, ses cheveux en djatâ et le valkala fait d'écorces. Là, fidèle à l'amour de son frère aîné, se conformant à la parole de Râma, exécutant sa promesse, il vivait dans l'attente de son retour. Ensuite le beau jeune prince, ayant sacré les deux nobles chaussures, fit apporter lui-même auprès d'elles le chasse-mouche et l'éventail, insignes de la royauté. Et quand il eut donné l'onction royale aux souliers de son frère dans Nandigrâma, devenu la première des villes, ce fut au nom des souliers qu'il intima désormais tous les ordres.


Le fils de Raghou trouva dans ses réflexions beaucoup de motifs pour condamner une plus longue habitation dans cette forêt: «C'est ici que j'ai vu, se dit-il, Bharata; mes royales mères et les habitants de la capitale. Ces lieux m'en retracent le souvenir et font naître sans cesse dans mon cœur la douleur vive des regrets. En outre, le camp de sa nombreuse armée, qu'il fit asseoir ici, a laissé deux vastes fumiers, dont la terre fut toute jonchée par la bouse de ses éléphants et de ses coursiers. Ainsi, passons ailleurs!»

Parvenu à l'ermitage du bienheureux Atri, il s'inclina devant cet homme, qui avait thésaurisé la pénitence; et le saint anachorète à son tour honora le royal ermite d'un accueil tout paternel.

«Toi, dit-il à son épouse Anasoûyâ, pénitente d'un grand âge, d'une éminente destinée, parfaite, pure et qui trouvait son plaisir dans le bonheur de tous les êtres; toi, dit ce taureau des solitaires, charge-toi de l'accueil dû à la princesse du Vidéha. Offre à cette illustre épouse de Râma toutes les choses qu'elle peut désirer.»

Alors, s'inclinant, celle-ci salua cette vénérable Anasoûyâ, ferme dans ses vœux, et se hâta de lui dire: «Je suis la princesse de Mithila.»

Anasoûyâ mit un baiser sur la tête de la vertueuse Mithilienne, et lui dit ces mots d'une voix que sa joie rendait balbutiante: «Je veux, de ce pouvoir surnaturel, attribut de la pénitence, trésor que m'ont acquis différentes austérités, je veux tirer un don maintenant, Sîtâ, pour t'en gratifier.

«Noble fille du roi Djanaka, tu marcheras désormais ornée de parures et les membres teints avec un fard céleste, présents de mon amitié. À compter de ce jour, le tilaka, signe heureux que tu portes sur le front va durer, n'en doute pas, éternel; et ce fard ne s'effacera pas de bien longtemps sur ton corps. Toi, chère Mithilienne, avec ce liniment que tu reçois de mon amitié, tu raviras sans cesse ton époux bien-aimé, comme Çri, la déesse aux formes charmantes fait les délices de Vishnou

La princesse de Mithila reçut encore avec cet onguent céleste des vêtements, des parures et même des bouquets de fleurs, présent incomparable d'amitié. Reposée de ses fatigues, la Mithilienne accepta, dans toute la joie de son âme, une couple de robes d'une propreté inaltérable et brillantes comme le soleil dans sa jeunesse du matin, les bouquets de fleurs, les parures et le fard de la beauté.

Quand la nuit se fut écoulée, Râma vint présenter ses adieux au solitaire, qui brûlait dans le feu sacré les oblations du matin.

Et quand ces brahmes magnanimes eurent prononcé, les mains jointes, leurs bénédictions pour son voyage, le héros immolateur des ennemis pénétra dans la forêt, accompagné de son épouse et de Lakshmana, comme le soleil entre dans une masse de nuages.

Alors Sîtâ aux grands yeux présente aux deux frères les carquois tout resplendissants, leurs arcs et les deux épées, dont le tranchant moissonne les ennemis. Ensuite Râma et Lakshmana s'attachent les deux carquois sur les épaules, ils prennent les deux arcs à leur main, ils sortent et s'avancent pour continuer leur visite à cette partie des ermitages qu'ils n'avaient pas encore vus.

Quand la fille du roi Djanaka vit en marche les deux héros, armés de leurs solides arcs, elle dit à son époux d'une voix tendre et suave: «Râma, les hommes de bien atteignent à coup sûr une condition heureuse de justice, au moyen d'une bonté qui les préserve d'offenser aucun être quelconque; mais il y a, dit-on, sept vices qui en sont le venin destructeur. Quatre, assure-t-on, naissent de l'amour, et trois de ces vices, noble fils de Raghou, se disent les enfants de la colère. Le premier est le mensonge, que fuit toujours l'homme vertueux; ensuite, vient le commerce adultère avec l'épouse d'un autre; puis, la violence sans une cause d'inimitié.

«Il est possible de les comprimer tous à ceux qui ont vaincu leurs sens: les tiens obéissent à ta volonté, je le sais, Râma, et la beauté de l'âme inspire tes résolutions. On n'a jamais trouvé, seigneur, et jamais on ne trouvera dans ta bouche une parole menteuse: combien moins ne peux-tu faire de mal à quelqu'un! combien moins encore séduire une femme! Mais je n'aime pas, vaillant Râma, ce voyage à la forêt Dandaka.

«Je vais en dire la cause; écoute-la donc ici de ma bouche.

«Te voici en chemin pour la forêt, accompagné de ton frère, avec ton arc et tes flèches à la main. À la vue des animaux qui errent dans ces futaies, comment ne voudrais-tu pas leur envoyer quelques flèches? En effet, seigneur, l'arc du kshatrya est, dit-on, comme le bois aliment du feu? Placée dans sa main, l'arme augmente malgré lui et beaucoup plus sa bouillante ardeur: aussi, l'effroi de saisir à l'instant les sauvages hôtes des bois, quand ils voient l'homme de guerre s'avancer ainsi. Les armes inspirent même à ceux qui vivent dans une solitude l'envie de tuer et de répandre le sang.

«Jadis s'était confiné dans les bois je ne sais quel ascète, qui, vainqueur de ses organes des sens, était arrivé à la perfection dans la forêt des pénitents. Là, quelqu'un étant venu trouver l'anachorète, qui se maintenait dans une grande vertu, laissa dans ses mains, à titre de dépôt, une épée excellente et bien affilée.

«Une fois qu'il eut cette arme, l'ermite se dévouant au soin de conserver son dépôt, ne s'en fiait qu'à lui seul et ne quittait pas même cette épée dans les forêts. En quelque lieu qu'il aille recueillir des fruits ou des fleurs, il n'y va jamais sans porter ce glaive, tant son dépôt le tient dans une continuelle inquiétude. À force d'aller et venir sans cesse autour de cette arme, il arriva que peu à peu l'homme qui avait thésaurisé la pénitence finit par habituer sa pensée à la cruauté et perdit ses bonnes résolutions de pénitent. Ensuite, arraché au devoir par son âme, que cette familiarité avec une épée avait menée ainsi jusqu'à l'endurcissement, l'anachorète alors de tomber dans l'abîme infernal.

«C'est un souvenir que mon amour, que mon culte envers toi rappelle à ta mémoire: n'y vois pas une leçon que je veuille ici te donner. Il te faut de toute manière éviter l'impatience, maintenant que tu as pris ton arc à la main. On ne déchaîne pas la mort contre les Rakshasas mêmes sans un motif d'hostilité.

«Quelle différence il y a des armes, des combats, des exercices militaires aux travaux de la pénitence! Celle-ci est ton devoir maintenant; observe-le: tous les autres te sont défendus.

«La culture des armes enfante naturellement une pensée vaseuse d'injustice. Mais d'ailleurs qu'es-tu, depuis le jour où tu as cédé le trône? Un humble anachorète! Le devoir est le père de l'utile; le devoir engendre le bonheur: c'est par le devoir que l'on gagne le ciel; ce monde a pour essence le devoir. Le paradis est la récompense des hommes qui ont déchiré eux-mêmes leur corps dans les pénitences; car le bonheur ne s'achète point avec le bonheur. Bel enfant de Raghou, fais ton plaisir de la mansuétude; sois dévoué à ton devoir!... Mais il n'est rien dans le monde, qui ne te soit bien connu dans toute sa vérité.

«Médite néanmoins ces paroles dans ton esprit avec ton jeune frère, et fais-en, roi des hommes, ce qu'il te plaira.»

Quand il eut ouï ce discours si doux et si conforme au devoir, que venait de prononcer la belle Vidéhaine, Râma de répondre en ces termes à la princesse de Mithila: «Reine, ô toi à qui le devoir est si bien connu, ces bonnes paroles, sorties de ta bouche avec amour, dépassent la grandeur même de ta race, noble fille du roi Djanaka. Pourquoi dirais-je, femme charmante, ce qui fut dit par toi-même? L'arme est dans la main du kshatrya pour empêcher que l'oppression ne fasse crier le malheureux!» n'est-ce point là ce que tu m'as dit? Eh bien, Sîtâ! ces anachorètes sont malheureux dans la forêt Dandaka! Ces hommes accomplis dans leur vœux sont venus d'eux-mêmes implorer mon secours, eux secourables à toutes les créatures! Dans les bois qu'ils habitent, faisant du devoir leur plaisir, des racines et des fruits leur seule nourriture, ils ne peuvent goûter la paix un moment, opprimés qu'ils sont à la ronde par les hideux Rakshasas. Enchaînés à tous les instants du jour dans les liens de leurs différentes pénitences, ils sont dévorés au milieu des bois par ces démons féroces, difformes, qui vaguent dans l'épaisseur des fourrés.

«Ces bonnes paroles, que vient de t'inspirer le dévouement pour moi, sont telles qu'on devait s'attendre, femme charmante, à les trouver dans ta bouche, et conformes à la noblesse de ta race. Oui! ces paroles, que tu m'as dites, inspirées de l'amour et de la tendresse, c'est avec plaisir que je les ai entendues, chère Vidéhaine; car à celui qu'on n'aime pas, jamais on ne donne un conseil.»

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