Le Râmâyana - tome premier: Poème sanscrit de Valmiky
Quand ils eurent marché une longue route, ils virent de compagnie, au coucher du soleil, un beau lac répandu sur un yodjana en longueur. Dans ce lac charmant aux limpides ondes, on entendait le chant de voix célestes marié au concert des instruments de musique, et cependant on ne voyait personne. Alors, poussés par la curiosité, Râma, et Lakshmana, s'approchant d'un solitaire nommé Dharmabhrita: «Un spectacle si merveilleux a fait naître en nous tous une vive curiosité. Qu'est-ce que cela, ermite à l'éclatante splendeur? lui demandent ces héros fameux: allons! raconte-nous ce mystère!»
À cette question du magnanime fils de Raghou, le solitaire, qui était comme le devoir même en personne, se mit à lui raconter ainsi l'origine de ce lac: «On dit, Râma, que c'est l'anachorète Mandakarni, qui jadis, grâce au pouvoir de sa pénitence, créa ce bassin d'eau, nommé le lac des Cinq-Apsaras. En effet, ce grand solitaire, assis sur une pierre et n'ayant que le vent pour seule nourriture, soutint dix mille années une pénitence douloureuse. Effrayés d'une telle énergie, tous les dieux, Indra même à leur tête, de s'écrier: «Cet anachorète a l'ambition de nous enlever notre place!» Cinq Apsaras du plus haut rang et parées d'une toilette céleste furent donc envoyées par tous les dieux, avec l'ordre même de jeter un obstacle devant sa pénitence. Arrivées dans ces lieux, aussitôt ces beautés folâtres, nymphes à la taille gracieuse, de s'ébattre et de chanter pour tenter l'anachorète enchaîné au vœu de sa cruelle pénitence.
«La suite de cette aventure, c'est que, pour assurer le trône des Immortels, ces Apsaras firent tomber sous le pouvoir de l'amour ce grand ascète, de qui le regard embrassait le passé et l'avenir du monde. Les cinq Apsaras furent élevées à l'honneur d'être ses épouses et l'ermite créa pour elles dans ce lac un palais invisible. Les cinq belles nymphes demeurent ici autant qu'elles veulent, et, fières de leur jeunesse, elles délassent l'anachorète des travaux de sa pénitence. Ce grand bruit, que vous entendez là, ce sont les jeux de ces bayadères célestes; ce sont leurs chansons ravissantes à l'oreille, qui se marient au son cadencé des noûpouras et des bracelets.»
À ces paroles de l'anachorète contemplateur: «Voilà une chose admirable!» s'écria le Daçarathide à la force puissante et son frère avec lui.
Tandis que le solitaire contait sa légende, Râma vit un enclos circulaire d'ermitages, sur lequel étaient jetés des habits d'écorce et des gerbes de kouças. Il entre, accompagné de son frère et de Sîtâ dans cette enceinte couverte de lianes et d'arbres variés, où tous les anachorètes s'empressent de lui offrir les honneurs de l'hospitalité. Ensuite, dans le cercle fortuné de leurs ermitages, le Kakoutsthide habita fort à son aise, honoré par chacun de ces grands saints. Alors, ce noble fils de Raghou visita l'un après l'autre ces magnanimes, et s'en alla d'ermitage en ermitage porter lui-même les hommages de sa présence à leurs pieds. Là, il demeurait un mois ou même une année; ici, quatre mois; ailleurs, cinq ou six. Chez l'un, Râma vécut avec bonheur plus d'un mois; chez l'autre, plus de quinze jours; chez celui-ci, trois; chez celui-là, huit mois: d'un côté, il habita une couple de mois; d'un autre, la révolution entière d'une année; plus loin, un mois, augmenté d'une moitié.
Tandis qu'il vivait heureux et savourait ainsi de candides plaisirs dans les ermitages des anachorètes, il vit dix années couler pour lui d'un cours fortuné.
«Nous voici arrivés, dit-il un jour, à l'ermitage du saint Agastya: entre devant, fils de Soumitrâ, et annonce au rishi mon arrivée chez lui avec Sîtâ.»
Entré dans la sainte cabane à cet ordre que lui donne son frère, Lakshmana s'avance vers un disciple d'Agastya et lui dit ces paroles:
«Il fut un roi, nommé Daçaratha; son fils aîné, plein de force, est appelé Râma: ce prince éminent est ici et demande à voir l'anachorète. J'ai pour nom Lakshmana; je suis le compagnon dévoué et le frère puîné de ce resplendissant héros avec lequel et son épouse je viens ici moi-même pour visiter le saint ermite.»
À ces paroles de Lakshmana: «Soit!» répondit l'homme riche en pénitences, qui entra dans l'ermitage annoncer la visite. Entré dans la chapelle du feu, il dit ces mots, d'une voix faible et douce, les mains réunies en coupe, à l'invincible anachorète: «Le fils du roi Daçaratha, ce prince à la haute renommée, qui a nom Râma, attend avec son frère et son épouse à la porte de ton ermitage. Il désire voir ta révérence; il vient ici lui apporter son hommage: fais-moi connaître, saint anachorète, ce qui est à faire dans la circonstance à l'instant même.»
À peine le solitaire eut-il appris de son disciple que Râma venait d'arriver, en compagnie de Lakshmana et de l'auguste Vidéhaine: «Quel bonheur! s'écria-t-il; Râma aux longs bras est arrivé chez moi avec son épouse: j'aspirais dans mon cœur à son arrivée ici même! Va! que Râma, dignement accueilli avec son épouse et Lakshmana, soit promptement introduit ici! Et pourquoi ne l'as-tu pas fait entrer?»
Celui-ci entra donc, promenant ses yeux partout dans l'ermitage de l'homme aux œuvres saintes, tout rempli de gazelles familières. Alors, environné de ses disciples, tous vêtus de valkalas tissus d'écorce et portant des manteaux de peaux noires, le grand anachorète s'avança hors de la chapelle. À l'aspect de cet Agastya, le plus excellent des solitaires, qui soutenait le poids d'une cruelle pénitence et flamboyait comme le feu, Râma dit à Lakshmana: «C'est Agni, c'est Lunus, c'est le Devoir éternel qui sort du Sanctuaire et vient au-devant de nous, arrivés dans son temple.
«Oh! que de lumière dans ce nimbe du bienheureux!» À ces mots, le noble Daçarathide s'avança, et, comblé de joie, il prit avec sa belle Vidéhaine et Lakshmana les pieds du rishi dans ses mains: puis, s'étant incliné, il se tint devant lui, ses mains jointes, comme il seyait à la civilité.
Alors, quand l'anachorète eut baisé sur la tête le pieux Raghouide courbé respectueusement: «Assieds-toi!» lui dit cet homme à la bien grande pénitence; et, quand il eut honoré son hôte d'une manière assortie aux convenances et suivant l'étiquette observée à l'égard des Immortels, l'ermite Agastya lui tint ce langage: «Râma, je suis charmé de toi, mon fils! je suis content, Lakshmana, que vous soyez venus tous deux avec Sîtâ me présenter vos hommages. Fils de Raghou, la fatigue n'accable-t-elle point ta chère Vidéhaine? En effet, Sîtâ est d'un corps bien délicat, et jamais elle n'avait quitté ses plaisirs.
«En s'exilant au milieu des forêts à cause de toi, elle fait une chose bien difficile; car faiblesse et crainte, ce fut toujours la nature des femmes.»
À ces mots du solitaire, le héros de Raghou, fort comme la vérité, de joindre ses deux mains et de répondre au saint en ces paroles modestes: «Je suis heureux, je suis favorisé du ciel, moi, de qui les bonnes qualités, réunies aux vertus de mon épouse et de mon frère, ont satisfait le plus éminent des anachorètes et lui inspirent une joie si grande. Mais indique-moi un lieu aux belles ondes, aux nombreux bocages, où je puisse vivre heureux et content sous le toit d'un ermitage que j'y bâtirai.»
Ouï ce pieux langage du pieux Raghouide, le plus saint des anachorètes, le Devoir même en personne, le sage Agastya réfléchit un instant et lui répondit en ces mots d'une grande sagesse: «À deux yodjanas d'ici, Râma, il est un coin de terre, nommé Pantchavatî, lieu fortuné, aux limpides eaux, riche de fruits doux et de succulentes racines. Vas-y, construis là un ermitage et habite-le avec ton frère le Soumitride, observant la parole de ton père telle qu'il te l'a dite. Ton histoire m'est connue entièrement, jeune homme sans péché, grâces au pouvoir acquis par ma pénitence non moins qu'à mes liens d'amitié avec Daçaratha.
«Tu vois ce grand bois de bassins à larges feuilles: il vous faut marcher au septentrion de cette forêt et diriger vos pas vers ce banian. De là, quand vous serez parvenus sur les hauteurs de cette montagne, qui n'en est pas très-loin, vous y trouverez ce lieu, qu'on appelle la Pantchavatî, bocage fleuri d'une manière toute céleste.»
Aussitôt Râma, auquel Agastya avait tenu ce langage, de lui rendre avec Lakshmana les honneurs dus et d'offrir tous deux leurs adieux au solitaire, de qui la bouche était celle de la vérité. Puis, l'un et l'autre Kakoutsthide, ayant reçu congé de lui, se prosternent à ses pieds et partent avec Sîtâ, impatients d'arriver au lieu qu'ils doivent habiter.
Or, dans ces entrefaites, le grand vautour, fameux sous le nom de Djatâyou, s'approcha du pieux Raghouide en marche vers Pantchavatî, et, d'une voix gracieuse, douce, affectueuse: «Mon enfant, lui dit-il, apprends que je suis l'ami du roi Daçaratha, auquel tu dois le jour.» Le noble exilé, sachant qu'il était l'ami de son père, lui rendit ses hommages et lui demanda, plein de modestie, s'il jouissait d'une santé prospère. Ensuite Râma lui dit, stimulé par la curiosité: «Raconte-moi ton origine, mon ami; dis-moi quelle est ta race et ta lignée.»
À ces mots, le plus éminent des oiseaux: «Çyéni mit au monde une fille avec d'autres enfants mâles: elle fut nommée Vinatâ, et d'elle naquirent deux fils, Garouda et le cocher du soleil, Arouna.
«Je suis né de ce Garouda avec mon frère aîné Sampâti: sache, dompteur invincible des ennemis, que je suis Djatâyou, le petit-fils de Çyénî. Je serai, si tu le désires, ton fidèle compagnon; et je défendrai Sîtâ dans ces bois, quand Lakshmana et toi vous serez absents.»
«Soit! dit le prince anachorète, accueillant son offre; puis il embrassa joyeux ce roi des volatiles, car il avait ouï raconter mainte et mainte fois l'amitié de son père avec Djatâyou. Alors ce héros, plein de vigueur, ayant confié Sîtâ la Mithilienne à sa garde, continua de marcher vers l'ermitage de Pantchavatî en compagnie de l'oiseau Djatâyou à la force sans mesure.
Quand Râma eut mis le pied dans la Pantchavatî, repaire des animaux carnassiers de toutes les sortes, il dit à Lakshmana, son frère, à la splendeur enflammée:
«Voici un lieu joli, fortuné, couvert de jeunes arbres tout en fleurs: veuille bien nous bâtir ici, bel ami, un ermitage comme il faut! Non loin se montre, festonnée de lotus aux senteurs les plus douces et brillants à l'égal du soleil, cette pure et charmante rivière de Godâvarî, pleine d'oies et de canards, embellie par des cygnes et troublée çà et là par ces troupeaux de gazelles, à moyenne distance.
«Cette forêt est pure, elle est charmante, elle a mille qualités! Fils de Soumitrâ, nous habiterons ici avec l'oiseau, notre compagnon.»
À ces mots, Lakshmana eut bientôt fait à son frère une très-jolie chaumière de sa main, qui terrasse les héros des ennemis: Intelligent ouvrier, il bâtit pour le noble héritier de Raghou une grande cabane de feuillages charmante, jolie à voir, tout à fait ravissante. Ensuite, le beau Lakshmana descendit à la rivière de Godâvarî, se baigna, y cueillit des fleurs et se hâta de revenir.
Alors, quand il eut consacré une offrande de fleurs et sacrifié dans le feu suivant les rites, il fit voir l'ermitage construit au noble enfant de Raghou. Celui-ci vint avec Sîtâ, vit la hutte de feuilles, délicieux ermitage, et cette vue lui causa une joie suprême. Dans son enchantement, il étreignit Lakshmana de ses deux bras, et lui tint ce langage doux, ravissant l'âme et débordant même d'une vive affection: «Je suis charmé que tu aies déjà fait un si grand ouvrage: reçois donc maintenant cet embrassement de moi comme un présent d'amitié. Nos ancêtres, mon ami, seront tous sauvés par toi, bon fils, instruit dans le devoir, la reconnaissance et la vertu.»
Après qu'il eut parlé en ces termes à Lakshmana, de qui l'attachement redoublait sa félicité, le héros équitable de Raghou, en compagnie de son épouse et de son frère, habita quelque temps ces lieux riches de fruits et parés de fleurs, comme un second Indra au sein d'un autre paradis.
Tandis que le pieux Daçarathide coulait dans la forêt de pénitence une vie heureuse, l'automne expira et l'hiver amena sa bien-aimée saison. Un jour, s'étant levé pour ses ablutions au temps où les clartés du matin commencent à blanchir la nuit, il descendit à la rivière de Godâvarî. Le fils de Soumitrâ, son frère, le front incliné, une cruche à la main, le suivait par derrière avec Sîtâ: «Voici arrivée, seigneur, dit alors celui-ci, une saison qui te fut toujours agréable, où l'année brille, comme parée de ses plus nombreuses qualités.
«Il gèle; le vent est âpre, la terre est couverte de fruits; les eaux ne donnent plus de plaisir et le feu est agréable. C'est le temps où ceux qui mangent de l'offrande, quand ils ont honoré les Dieux et les Mânes avec un sacrifice de riz nouveau, sont tous lavés de leurs souillures.
«Nos jours s'écoulent aimables, purs, d'un pied hâté: ils ont des passages difficiles, qu'on traverse avec peine le matin, mais ils sont pleins de charme, quand le temps amène le milieu du jour. Maintenant, frappées d'un soleil sans chaleur, couvertes de gelée blanche, frissonnantes d'un vent froid et piquant, l'éclat des neiges tombées la nuit fait briller au matin les forêts désertes.
«Le soleil, qui se lève au loin et dont les rayons nous arrivent, enveloppés de la neige ou des brumes, apparaît maintenant sous l'aspect d'une autre lune. Sa chaleur, insensible au matin, paraît douce au toucher vers le milieu du jour; et, sur le soir, il se colore d'une rouge qui tourne légèrement à la pâleur.
«Dans la ville, en ce moment, par attachement pour toi, Bharata, consumé de sa douleur, Bharata, le Devoir même en personne, se livre à de pénibles mortifications. Abandonnant et son trône, et les voluptés, et toutes les choses des sens, se frustrant même de nourriture, ce noble pénitent couche sur la froide surface de la terre. Sans doute, environné des sujets, que leur dévouement rassemble autour de lui, il se rend à cette heure même au fleuve Çarayoû, mais son cœur s'élance vers cette rive où nous sommes, pour y faire avec nous ses ablutions.
«L'homme n'imite point les exemples que lui donne son père, mais le modèle qu'il trouve dans sa mère,» dit un adage répété de bouche en bouche dans l'univers: la conduite que Bharata mène est à rebours du proverbe. Comment, roi des enfants de Manou, comment Kêkéyî, notre mère, elle, qui a pour fils le vertueux Bharata, elle, qui eut pour époux Daçaratha, peut-elle être ce qu'elle est?»
Dans le temps que sa tendre amitié inspirait ces paroles au juste Lakshmana, son frère, de qui l'âme fuyait toujours la médisance, l'interrompit en ces termes: «Tu ne dois pas, mon ami, infliger ton blâme devant moi à cette mère, qui tient le milieu entre les nôtres: ne parle ici que de Bharata, le noble chef des Ikshwâkides.»
Tandis qu'il parlait ainsi, le Kakoutsthide arriva sur les bords de la Godâvarî: il accomplit dans cette rivière ses ablutions avec son jeune frère et son épouse.
Quand il eut, suivant les rites, satisfait d'une libation les Dieux et les Mânes, il adora avec elle et Lakshmana le soleil, qui se levait à l'horizon.
Dès que Râma eut terminé ses ablutions avec son épouse et le fils de Soumitrâ, il quitta cette rive de la Godâvarî et revint à son ermitage. Là donc, assis dans sa chaumière, entre Sîtâ et Lakshmana, son frère, il s'entretint avec eux sur différentes matières. Tandis que ce magnanime causait avec le Soumitride, le roi des vautours se présenta et dit ces paroles au noble fils de Raghou:
«Héros à la grande fortune, à la grande force, aux grands bras, au grand arc, je te dis adieu, ô le meilleur des hommes; je retourne en ma demeure. Il te faut apporter ici une continuelle attention à l'égard de tous les êtres, fils de Raghou! j'ai envie, vaillant meurtrier des ennemis, j'ai envie de revoir mes parents et mes amis. Quand j'aurai vu tous ceux que j'aime, ô le plus grand des hommes, je reviendrai, s'il te plaît; je te le dis en vérité.»
À ces mots, Râma et Lakshmana de répondre au monarque des oiseaux: «Va donc, ô le meilleur des volatiles, mais à la condition de revenir bientôt nous voir.» Quand le roi des vautours fut parti, le fils de Raghou à l'aspect aimable revint à son toit de feuillage et rentra dans sa chaumière avec Sîtâ.
Dans ce moment une certaine Rakshasî, nommée Çoûrpanakhâ, sœur de Râvana, le démon aux dix têtes vint en ces lieux d'un mouvement spontané et vit là, semblable à un Dieu, Râma aux longs bras, aux épaules de lion, aux yeux pareils aux pétales du lotus. À la vue de ce prince beau comme un Immortel, la Rakshasî fut enflammée d'amour; elle, à qui la nature avait donné un teint hideux, un caractère méchant, cette ignoble fée, cruelle à servir, qui marchait toujours avec la pensée de faire du mal à quelqu'un et n'avait de la femme rien autre chose que le nom.
Aussitôt elle prend une forme assortie à son désir; elle s'approche du héros aux longs bras, et, commençant par déployer sa nature de femme, lui tient ce langage avec un doux sourire: «Qui es-tu, toi qui, sous les apparences d'un pénitent, viens, accompagné d'une épouse, avec un arc et des flèches, dans cette forêt impraticable, séjour des Rakshasas?»
À ces mots de la Rakshasî Çoûrpanakhâ, le noble fils de Raghou se mit à lui tout raconter avec un esprit de droiture; «Il fut un roi nommé Daçaratha, juste et célèbre sur la terre; je suis le fils aîné de ce monarque et l'on m'appelle Râma. Cette femme est Sîtâ, mon épouse; voici mon frère Lakshmana. Vertueux, aimant le devoir, je suis venu demeurer dans ces forêts à l'ordre de mon père, à la voix de ma belle-mère. Ô toi, en qui sont rassemblés tous les caractères de la beauté, toi, si charmante, qu'on dirait Çri elle-même, qui se manifeste aux yeux des mortels, qui es-tu donc, toi, qui, femme craintive, te promènes dans le bois Dandaka, la plus terrible des forêts? Je désire te connaître: ainsi dis-moi qui tu es, quelle est ta famille, et pour quel motif je te vois errer seule ici et sans crainte.»
À ces mots, la Rakshasî, troublée par l'ivresse de l'amour, fit alors cette réponse: «On m'appelle Çoûrpanakhâ, je suis une Rakshasî, je prends à mon gré toutes les formes; et, si je me promène seule au milieu des bois, Râma, c'est que j'y répands l'effroi dans toutes les créatures. Les tîrthas saints et les autels y périssent, anéantis par moi. J'ai pour frères le roi des Rakshasas lui-même, nommé Râvana; Vibhîshana, l'âme juste, qui a répudié les mœurs des Rakshasas; Koumbhakarna au sommeil prolongé, à la force immense; et deux Rakshasas fameux par le courage et la vigueur, Khara et Doûshana. Ta vue seule m'a jetée dans le trouble, Râma: aime-moi donc comme je t'aime! Que t'importe cette Sîtâ? Elle est sans charmes, elle est sans beauté, elle n'est en rien ton égale; moi, au contraire, je suis pour toi une épouse assortie et douée, comme toi, des avantages de la beauté. Laisse-moi dévorer cette femme sans attraits ni vertus, avec ce frère, qui est né après toi, mais de qui la vie est déjà terminée. Cela fait, tu seras libre, mon bien-aimé, de te promener avec moi par toute la contrée Dandaka, contemplant ici les sommets d'une montagne et là des bois enchanteurs.»
Quand il eut ouï ce discours plus qu'horrible de la Rakshasî, le héros aux longs bras avertit d'un regard Sîtâ et Lakshmana. Ensuite Râma, cet orateur habile à tisser les paroles, se mit à dire ces mots à Çoûrpanakhâ, mais pour se moquer:
«Je suis lié par l'hymen; tu vois mon épouse chérie: une femme de ta condition ne peut s'accommoder ainsi d'une rivale. Mais voici mon frère puîné, qui a nom Lakshmana, beau, joli à voir, d'un bon caractère, plein d'héroïsme et qui n'est point marié. Il sera un époux assorti à cette beauté, dont je te vois si bien douée; il est jeune, il a besoin d'une épouse, ses formes sont gracieuses; il est d'un extérieur enfin qui plaît aux yeux.»
À ce discours, la Rakshasî, qui changeait de forme à sa volonté, quitte Râma brusquement et se tourne avec ces mots vers Lakshmana: «Aime-moi donc, ô toi, qui donnes l'honneur, moi, qui suis une épouse assortie à ta beauté: tu auras du plaisir à te promener avec moi dans la ravissante forêt Dandaka.»
À ce langage de Çoûrpanakhâ, le fils de Soumitrâ, habile dans l'art de parler, fixa les yeux sur la Rakshasî et lui répondit en ces termes: «Est-ce qu'il te siérait, devenant mon épouse, de servir un serviteur? car je suis, ma haute dame, soumis à la volonté de mon noble frère aîné. À toi, femme de la plus éminente perfection, il te faut un homme de la plus haute fortune; il n'y a qu'un sage qui soit digne de toi, douée entièrement des vertus que l'on désire: unie à ce noble personnage, sois donc ici, femme aux grands yeux, la plus jeune de ses deux épouses.»
Il dit; à ces mots de Lakshmana, qui semblait deviner, sous la métamorphose de la méchante fée, ses dents longues et saillantes avec son ventre bombé, elle prit sottement pour la vérité même ce qui était une plaisanterie. Aussi courut-elle une seconde fois vers ce Daçarathide à la grande splendeur, assis avec Sîtâ; et, folle d'amour, elle dit ces mots à l'invincible: «J'ai pour toi de l'amour, et c'est toi que j'ai vu même avant ton frère: sois donc mon époux un long temps! Que t'importe cette Sîtâ?»
Alors, avec des yeux semblables à deux tisons allumés, elle fondit sur la Vidéhaine, qui la regardait avec ses yeux doux, comme ceux du faon de la gazelle: on eût dit un grand météore de feu qui se rue dans le ciel contre la belle étoile Rohinî. Aussitôt que Râma vit la Rakshasî lancée comme le nœud coulant de la mort, il arrêta la furie dans sa course, et ce héros à la grande force dit avec colère à Lakshmana: «Fils de Soumitrâ, il ne faut pas jouer d'aucune manière avec des gens féroces et bien méchants: vois, bel ami! c'est avec peine si ma chère Vidéhaine échappe à la mort! Chasse à l'instant cette Rakshasî difforme, au gros ventre, infâme dans sa conduite et folle au plus haut degré.»
À ces mots, Lakshmana, dans sa colère, empoigna la méchante fée sous les yeux mêmes de Râma, et, tirant son épée, lui coupa le nez et les oreilles. Ainsi mutilée dans son visage, la féroce Çoûrpanakhâ remplit tout de ses cris et s'enfuit d'un vol rapide au fond du bois, comme elle était venue.
Ainsi défigurée, elle vint trouver son frère, ce Khara, à la force terrible, qui avait envahi le Djanasthâna, et tomba sur la terre au milieu des Rakshasas, dont il était environné, comme la foudre même tombe du haut des cieux.
À la vue de sa sœur étendue à terre, inondée par le sang, le nez et les oreilles coupés, Khara le Rakshasa lui demanda, avec des yeux rouges de colère: «Qui donc t'a mise dans un tel état, toi qui, douée de force et de courage, te promenais, pareille à la mort, où bon te semblait sur la terre? Quelle main parmi les Dieux, les Gandharvas, les Bhoûtas et les magnanimes solitaires, possède une vigueur si grande, qu'elle ait pu t'infliger cette odieuse mutilation?»
Il dit: à ces paroles de son frère jetées avec colère, Çoûrpanakhâ répondit ces mots d'une voix que ses larmes rendaient bégayante: «J'ai rencontré deux jeunes gens pleins de beauté, aux membres potelés, à la force puissante, aux grands yeux de lotus, et doués de tous les signes où l'on reconnaît des rois. Habillés de peaux noires et d'écorce, ils ressemblent aux rois des Gandharvas, et je ne saurais dire si ce sont des Dieux ou simplement des hommes.
«J'ai vu là au milieu d'eux une dame jeune, à la taille gracieuse: la beauté dont elle est douée rayonne de toutes les parures. Je me disposais dans la forêt à dévorer cette femme violemment avec ses deux compagnons, mais je me vis réduite à l'état où je suis, comme une misérable sans appui. Traînée dans le combat, malgré mes cris, malgré ma résistance, vois! quel outrage m'a-t-on fait;... et c'est toi, qui es mon protecteur!»
À ces mots d'elle, Khara furieux jette cet ordre à quatorze Rakshasas noctivagues, semblables à la mort: «Deux hommes, armés de traits, vêtus de peaux noires et d'écorces, sont entrés avec une femme dans l'épouvantable forêt Dandaka. Allez! et ne revenez pas que vous n'ayez tué ces deux scélérats avec elle, car ma sœur en veut boire le sang.»
Dociles à ce commandement, les Démons partent aussitôt avec la furie, tous une lance au poing et rapides comme des nuages chassés par le vent.
À peine eut-il aperçu les cruels Démons et la furie: «Fils de Soumitrâ, dit le vaillant Raghouide à Lakshmana, son frère, à la vigueur éclatante, reste un instant près de ma chère Vidéhaine, jusqu'à ce que j'aie terrassé dans le combat ces Rakshasas féroces.» Dès qu'il eut ouï ces paroles du héros à la force sans mesure: «Oui!» répondit Lakshmana, qui se mit à côté de la royale Vidéhaine.
Râma sur-le-champ attache la corde à son arc immense, orné richement d'or; et lui, qui était le Devoir même en personne, il adresse aux Démons ces paroles: «Retirez-vous d'ici! Vous ne devez pas approcher davantage, si vous attachez quelque prix à votre vie: retirez-vous, Démons nocturnes! »
À ces mots, les quatorze Démons, bouillants de fureur, la lance et les javelots en main, répondirent, les yeux rouges de colère, à Râma; eux, qui avaient l'audace du crime, à lui, qui avait celle de l'héroïsme:
«Tu as fait naître la colère au cœur de Khara, notre bien magnanime seigneur; tu vas laisser ici ta vie, immolé par nous dans le combat!»
Ils disent, et, bouillants de fureur, les quatorze Rakshasas fondent sur Râma, les armes hautes et le cimeterre levé. Après un élan rapide, les quatorze Démons noctivagues font pleuvoir sur lui avec colère maillets d'armes, javelots et lances. Mais Râma soudain avec quatorze flèches brisa dans ce combat les armes de ces quatorze Rakshasas. Ensuite, calme dans sa colère au milieu du combat, il prit, aussi prompt que vaillant, quatorze nouvelles flèches acérées. Il encocha lestement ces dards à son arc, et, visant pour but les Rakshasas, déchaîna contre eux ces flèches avec un bruit pareil au tonnerre de la foudre.
Les traits empennés d'or, enflammés, rehaussés d'or, fendent l'air, qu'ils illuminent d'un éclat égal à celui des grands météores de feu. Ces flèches, semées d'yeux, telles que les plumes du paon, traversent de part en part les Démons et se plongent dans la terre, où leur impétuosité les emporte, comme des serpents dans une molle taupinière.
Les dards luisante revinrent d'eux-mêmes au carquois, après qu'ils eurent châtié les Démons. À la vue de ses vengeurs étendus sur la terre, la Rakshasî, délirante de colère, trembla de nouveau et jeta une clameur épouvantable. Aussitôt Çoûrpanakhâ s'enfuit rapidement toute tremblante, en poussant de grands cris, vers la région où demeurait son frère à la force puissante.
À l'aspect de Çoûrpanakhâ étendue pour la seconde fois aux pieds de son frère, Khara, d'une voix nette et pleine de colère, dit à cette femme revenue, sans qu'elle eût accompli son dessein: «Quand j'ai envoyé, pour te satisfaire, mes Rakshasas, ces héros si fiers, qui mangent la chair crue, pourquoi viens-tu encore verser ici des larmes?
«Sans doute, il n'a pu arriver que mes sujets toujours fidèles, attentifs, dévoués à moi, n'aient point exécuté mes ordres, ne fût-ce que par attachement à leur vie! Dis-moi quelle est donc la cause, noble dame, qui te ramène ici: pourquoi gémis-tu, les yeux dévastés par des larmes?»
La méchante femme, accablée de douleur, essuya ses yeux mouillés de larmes et lui répondit en ces termes: «Ces héros des Rakshasas, que tu avais envoyés, la lance au poing, Râma seul les a tous consumés avec le feu de ses flèches. À la vue de cette prouesse, à l'aspect de ces guerriers tombés sur la terre, comme des arbres sapés à la racine, je fus saisie d'un tremblement subit. Rakshasa, je suis troublée, consternée, épouvantée; et je viens, ne voyant partout que terreur, me réfugier sous ta protection!
«Arrache toi-même, Démon nocturne, cette épine qui est venue s'implanter dans la forêt Dandaka pour y blesser tes Rakshasas. Autrement, moi, qui te parle, je vais jeter là ma vie devant toi, lâche, qui n'as point de honte, si mon ennemi n'est immolé de ta main aujourd'hui même!»
À sa cruelle sœur, qui l'excitait ainsi à l'audace, le bouillant Khara de répondre avec ce langage plein de véhémence au milieu des Rakshasas: «Ce Râma, qui n'est tout simplement qu'un homme, un être sans force, n'a point de valeur à mes yeux; et bientôt, aujourd'hui même, abattu sous mon bras, il vomira sa vie pour ses méfaits! Arrête donc ces larmes! chasse-moi cette terreur! Aujourd'hui même, je vais jeter Râma et son frère dans les noires demeures d'Yama! N'en doute pas, Rakshasî, tu vas boire en ce jour le sang chaud de Râma, frappé de cette massue et couché sans vie sur la surface de la terre!
«Une fois Râma tué et son frère avec lui, tu pourras bientôt faire de Sîtâ un festin, et tes cuisiniers t'apprêteront ses chairs tendres, fines, délicieuses.»
La cruelle entendit pleine de joie ces paroles de Khara, qui allaient à son cœur, et vanta pleine de joie son frère, assis au plus haut rang des Rakshasas: «Gloire à toi, héros, à toi, le seigneur des Rakshasas, qui as fait germer en ta pensée le désir noble et vaillant d'immoler tes ennemis dans un combat!
«Sors donc en diligence pour tuer ce méchant! J'ai soif de boire le sang de Râma sur le front même de la bataille!»
À peine eut-il entendu ces ravissantes paroles, dont Çoûrpanakhâ flattait son oreille: «Fais, dit-il au général de ses armées, qui s'appelait Doûshana et se trouvait à son côté; fais rassembler quatorze mille de ces Rakshasas, héros superbes, d'une impétuosité formidable, qui obéissent à ma pensée et ne reculent jamais dans les combats; féroces, artisans de cruautés, semblables en couleur aux sombres nuages, armés de toutes pièces et qui se font une volupté de tourmenter le monde.»
Khara, bouillant de colère, monta dans son char, pareil aux cimes de Mérou et décoré avec un or épuré, tout plein d'armes, pavoisé d'étendards, orné de cent clochettes, rayonnant de toute la diversité des pierreries, égal au ciel en splendeur, où l'orfévre habile avait sculpté des poissons, des fleurs, des arbres, des montagnes, le soleil et la lune en or, des troupes d'oiseaux et des étoiles en argent; char attelé de vigoureux coursiers, mais doué d'un mouvement spontané, avec un timon parsemé de perles et de lapis-lazuli, où brillait en or l'astre des nuits.
Aussitôt que les Rakshasas à la force terrible virent Khara placé dans son char, ils se tinrent attentifs à sa voix, rangés autour de lui et du vigoureux Doûshana. À la vue de cette grande armée, pourvue de toutes les armes, sous diverses bannières, Khara joyeux cria du haut de son char à tous les Rakshasas: «En avant! sortez!» Soudain toute cette armée, portant massues, lances et tridents, s'élança hors du Djanasthâna avec un bruit pareil à celui du grand Océan.
Tout à coup une grande nuée fit tomber sur le Démon, qui s'avançait enflammé par le désir de la victoire, une pluie sinistre, dont l'eau se trouvait mêlée avec des pierres et du sang.
Un sombre nuage enveloppa de son manteau noir, liséré de rouge, l'astre qui donne le jour, et qui, par la couleur de son disque, ressemblait alors au tison ardent.
Le ciel brilla d'une couleur sanglante avant l'heure où s'annonce le crépuscule, et des oiseaux, qui planaient au milieu des airs, se mirent à pousser des cris aigus, tournant la tête du côté où Khara s'avançait. Un vent impétueux souffla; le soleil perdit sa clarté, et l'on vit briller au milieu du jour la lune, environnée de son armée d'étoiles.
À la vue de ces grands, de ces épouvantables présages, qui se levaient partout simultanément, le roi de cette armée formidable dit en riant à tous les Rakshasas: «Je ne fais nul cas de ces pronostics horribles à voir, qui se lèvent autour de moi; j'ai un augure plus certain dans cette bravoure, dont ma force est la source!»
En ce moment accoururent, désireux tous de voir ce grand combat, et les Rishis, et les Siddhas, et les Dieux, et les principaux des Gandharvas, et les célestes chœurs des Apsaras.
Alors que le Démon à la bouillante audace, Khara, fut arrivé dans le voisinage de sa chaumière sainte, Râma vit avec son frère les sinistres augures. Et l'aîné des Raghouides tint à l'autre ce langage:
«Héros, nous tenons sous la main une victoire et l'ennemi sa défaite, car mon visage est serein, et tu vois comme il brille! Mais, dans cette conjoncture, il est d'un homme sage, Lakshmana, d'aviser aux possibilités futures, comme s'il avait à craindre une infortune. Prends donc, armé de ton arc et tes flèches à la main, prends Sîtâ et cours la mettre à couvert dans un antre de la montagne, environné d'arbres et d'un accès difficile. Reste là, bien muni d'armes, avec la princesse du Vidéha: ainsi, l'horrible terreur des événements qui sont encore dans le futur n'ira pas y troubler tes yeux.»
À ces mots de son frère, Lakshmana prend aussitôt son arc et ses flèches; puis, accompagné de Sîtâ, il se rend vers la caverne d'un accès impraticable. À peine Lakshmana fut-il entré dans la grotte avec Sîtâ: «Bien!» dit Râma, qui attacha alors solidement sa cuirasse. Dès que le vaillant Raghouide fut paré de cette armure aussi brillante que le feu, il resplendit à l'égal du soleil, qui vient à son lever de chasser les ténèbres.
De tous côtés, l'armée de ces mauvais Génies se montrait également pleine de bannières, de cottes maillées, d'épouvantables armes, et poussant de profondes clameurs.
Dans ce moment le Kakoutsthide, promenant ses yeux de tous les côtés, vit les bataillons des Rakshasas arrivés en face de lui pour le combat. Son arc empoigné dans une main et ses flèches tirées du carquois, il se tint prêt à combattre, emplissant toute l'atmosphère avec les sons de sa corde vibrante. Le beau jeune prince avait l'air de sourire en face de tous les Rakshasas; mais sa colère ne rendait que plus difficile à supporter la flamme de son regard, aussi flamboyant que le feu à la fin d'un youga.
À l'aspect du terrible enfant de Raghou, tous les Rakshasas tombent dans une profonde stupéfaction et s'arrêtent, quoique altérés de combat, immobiles comme une montagne.
À peine Khara, le roi des Rakshasas, eut-il vu toute son armée glacée par la stupeur, qu'il cria aussitôt à Doûshana et d'une voix pleine de véhémence: «Il n'y a pas encore de fleuve à traverser ici, et cependant voici que l'armée s'arrête comme entassée dans un même lieu: sache donc en vérité, bel ami, quelle raison a déterminé ce mouvement.» Aussitôt Doûshana pousse rapidement son char hors de l'armée, et voit Râma devant lui, ses armes déjà levées. Il reconnaît que l'armée est retenue par la terreur, il revient et le Rakshasa fait ce rapport au frère puîné de Râvana: «C'est Râma, qui se tient, son arc à la main, devant le front de bataille: toute l'armée des Rakshasas vient d'arrêter son pas à l'aspect du héros, de qui la vue inspire l'épouvante aux ennemis.»
À ces mots, Khara d'une bravoure impétueuse se précipite avec son char vers le vaillant rejeton de Kakoutstha, comme Rahou fond sur l'astre qui produit la lumière. Quand l'armée rakshasî vit Khara poussé au combat par l'aiguillon de la fureur, elle s'élança derrière lui en phalange profonde, avec le bruit des nuages, dont l'orage entrechoque de grands amas.
Alors, pleins de colère, ces Démons noctivagues firent tomber sur l'invincible aux formidables exploits une pluie de projectiles, variés dans les formes.
Il en reçut toutes les flèches d'un air impassible, comme l'Océan reçoit les tributs des fleuves. Le corps percé de ces dards cruels, Râma en fut aussi peu troublé qu'un grand mont n'est ému sous les coups nombreux de la foudre enflammée.
Dans le combat, il envoyait en masse aux Démons ses dards ornés d'or, indomptables, irrésistibles et pareils au lasso même de la mort. Ces traits, volant avec leurs ailes de héron à travers les phalanges des ennemis, ôtaient la vie aux Démons d'une manière aussi prompte que les malédictions des plus saints pénitents.
Il était de ces flèches, qui partaient de l'arc sans être unies entre elles par aucun lien et qui s'enfonçaient dans le sol de la terre, après qu'elles avaient traversé les effroyables Rakshasas. Ailleurs, tranchées par les dards en forme de croissant, les têtes des ennemis tombent par milliers sur la terre, où leur bouche agite convulsivement ses lèvres pliées.
En ce moment, réfugiés sous l'abri du monarque et de son frère Doûshana, ces débris s'entassèrent autour d'eux comme un troupeau d'éléphants. Khara donc, à la vue de ses bataillons maltraités par les flèches de Râma, dit au général de ses troupes, guerrier à la vigueur épouvantable, au cœur plein de courage: «Héros, que l'on ranime la valeur de mon armée! Que l'on tente un nouvel effort! Je vais précipiter au séjour d'Yama cet audacieux Râma, tout fils qu'il est du roi Daçaratha!»
Quand Doûshana eut aiguisé leur courage émoussé et rendu à l'armée sa première confiance, il se précipita vers le rejeton de Kakoutstha avec la même fureur que jadis le Démon Namoutchi s'élança contre le fils de Vasou. Tous les mauvais Génies sans crainte, parce qu'ils voyaient Doûshana près d'eux, fondirent eux-mêmes sur Râma une seconde fois, armés par divers projectiles. Empoignant les tridents aigus, les javelots barbelés, les épées et les haches, ces rôdeurs impurs des nuits dans une extrême fureur de lancer tout contre lui. Mais il eut bientôt avec ces dards brisé toutes leurs armes en morceaux; puis, de ravir sans relâche à coups de flèches dans ce dernier combat le souffle de la vie à ce reste des Rakshasas. Le héros aux longs bras marchant, comme s'il jouait, dans le cercle même des mauvais Génies, coupait lestement et les bras et les têtes.
Aussitôt le général des armées, plein de colère, Doûshana à la vigueur épouvantable saisit une massue horrible à voir et pareille à une cime de montagne. Armé de cette grande massue toute revêtue de feuilles d'or et parée de bracelets d'or, mais toute semée de clous en fer à la pointe aiguë, terreur enfin de toutes les créatures et qui, semblable à un grand serpent, frappe d'un toucher écrasant comme la foudre même du tonnerre, pile et broie les membres de ses ennemis, le vigoureux Doûshana fondit, pareil au Trépas, sur le vaillant Râma, tel que jadis on vit le démon Vritra s'élancer contre le puissant Indra.
Voyant Doûshana, enflammé de colère, s'avancer encore, impatient de lui donner la mort, le prompt guerrier de trancher avec deux flèches les deux bras armés et décorés de ce fier Démon, qui se précipitait sur lui dans le combat. L'épouvantable massue, échappant à la main coupée, tomba sur le champ de bataille avec le bras mutilé comme un drapeau de Mahéndra tombe du faîte de son temple; et Doûshana lui-même fut abattu mourant sur le sol avec ses deux bras coupés, tel qu'un éléphant de l'Himâlaya, qui a perdu ses défenses. Alors, voyant Doûshana étendu sur la terre avec sa massue, toutes les créatures d'applaudir au Kakoutsthide, en lui criant: «Bien! bien!»
Le champ de bataille était vide de combattants, car le feu des flèches de Râma les avait tous dévorés; et, tel que dans le Niraya21, le sang et la chair en avaient détrempé l'argile. Les uns, percés d'une flèche, gisent privés de vie sur la terre: les autres se lamentent; ceux-là fuient comme des insensés devant les dards qui les poursuivent. Râma, dans cette journée, immola quatorze milliers de Rakshasas aux exploits épouvantables; et cependant il était seul, il était à pied, et ce n'était qu'un homme.
Le Rakshasa nommé Triçiras, ou le Démon aux trois têtes, se jeta devant le roi de l'armée défaite, Khara, qui s'avançait le front tourné vers le vaillant Raghouide, et lui tint ce langage: «Confie-moi ta vengeance, roi valeureux, et va-t'en d'ici promptement: tu verras bientôt le vaillant Râma tomber sous mes coups dans le combat. Ou je serai sa mort dans le combat, ou il sera mon trépas dans la bataille: mets donc un frein à ton ardeur belliqueuse et reste spectateur un instant.»
Calmé par ce langage de Triçiras, qui se précipitait de lui-même à la mort, Khara joyeux lui répondit en ces termes: «Qu'il en soit donc ainsi!» Ensuite le Démon plein d'allégresse, ayant reçu congé dans le combat avec ce mot: «Va!» élève bruyamment son arc et s'avance le front tourné en face de Râma.
Alors s'éleva sur le champ de bataille entre le Démon aux trois têtes et le vaillant Raghouide un combat tumultueux, âpre, où chacun désirait tuer, où le sang était versé comme de l'eau.
Ensuite Triçiras envoya trois dards aigus s'implanter dans le front du vaillant Râma, qui, plein de courroux, jeta ces mots avec dépit: «J'ai reçu les dards que m'a décochés le nerf de ton arc: maintenant reste ferme devant moi, si tu l'oses!»
À ces mots, le héros irrité de plonger dans la poitrine de Triçiras quatorze flèches, pareilles à des serpents. Le guerrier plein de vigueur abattit ses coursiers avec quatre et quatre flèches de fer, il brisa son char avec sept; il renversa le cocher sous les coups de huit traits, il trancha d'un seul et fit voler à terre son drapeau arboré.
À la vue d'une telle prouesse, le Rakshasa fléchit les genoux mentalement devant son rival; mais, tirant son épée d'un mouvement rapide, il s'élança vers lui avec impétuosité. Celui-ci, à peine eut-il vu ce mauvais Génie sauté lestement hors de son grand char, qu'il fendit le cœur au Démon en y plongeant dix flèches. Le prince aux yeux de lotus, riant de colère, coupa les trois têtes du monstre avec six dards acérés. Vomissant un sang hideux, sa vie tranchée par les flèches de Râma, il tomba sur la terre comme une grande montagne dont la chute de ses hautes cimes a précédé la chute.
À la vue du héros Triçiras abattu dans le combat, le cœur de Khara fut consumé de colère et son âme fut prise de la fièvre des batailles. Mais, devant le spectacle de ces bataillons détruits, il ne put s'empêcher aussi de songer un peu qu'un seul homme avait anéanti cette armée et renversé les deux héros. À la pensée d'un tel exploit, à la vue de cette preuve éclatante, où le bien magnanime Daçarathide avait signalé son héroïsme, le tremblement de la peur s'empara de Khara lui-même.
Néanmoins, rappelant sa fermeté, le noctivague héros d'un bouillant courage, affermit son pied de nouveau pour le combat.
Il banda son grand arc et fit voler sur Râma des flèches courroucées, reluisantes d'un feu brûlant et toutes pareilles à des serpents de flammes. Mais, tel qu'Indra fend l'atmosphère avec les gouttes de la pluie, Râma de les briser aussitôt avec ses flèches de fer, irrésistibles et semblables à des feux pétillants d'étincelles. La voûte du ciel était enflammée par les flèches aiguës que Râma et Khara s'envoyaient de l'un à l'autre, comme il arrive quand elle est pleine de ces nuages où la foudre allume ses éclairs.
Le Daçarathide aux longs bras de frapper au milieu du sein par dix flèches ce Khara, de qui sa main rabaissa l'arrogance. Mais celui-ci, enflammé de fureur, plongea lui-même sept flèches dans la poitrine du Raghouide, aussi versé dans le devoir qu'habile à terrasser l'ennemi. En ce moment, tout le corps baigné de sang par les dards si nombreux que le Rakshasa lui avait envoyés de son arc, le Kakoutsthide brillait du même éclat qu'un brasier allumé. Brandissant alors son grand arc, semblable à celui de Çakra même, sa main d'excellent archer en fit partir vingt et une flèches. Ce dompteur invincible des ennemis perça la poitrine avec une et les deux bras au Démon avec deux autres: il abattit les quatre chevaux par quatre dards en demi-lune. Dans sa colère, il en dépensa deux pour jeter le cocher au noir séjour d'Yama, et ce héros à la grande force en mit sept pour casser l'arc et les traits aigus dans les mains de Khara. Le noble fils de Raghou frappa le joug d'un seul dard et le coupa net; il trancha les cinq drapeaux avec cinq traits, dont l'armure imitait dans sa forme l'oreille du sanglier.
Alors, son arc brisé, ses chevaux tués, son cocher sans vie, Khara se tint par terre, sa massue à la main et ses pieds fortement appuyés sur le sol. Soudain, avec la voix menaçante du Rakshasa, retentissent les roulements des tambours célestes, mêlés aux mélodieux accents des Immortels dans leurs chars aériens.
Khara, tout bouillant de colère, jette à Râma, comme un tonnerre enflammé, sa massue ornée de bracelets d'or, énorme, ardente, horriblement effrayante, enveloppée de flammes, comme un grand météore de feu. Des arbrisseaux et même des arbres, dans le voisinage desquels cette arme passa, il ne resta plus que des cendres. En effet, le monstre avait conquis par les efforts d'une violente pénitence cette massue divine, que lui donna jadis le magnanime Kouvéra.
Aussitôt le rejeton fortuné de Raghou, qui voulait détruire cette massue, prit dans son carquois le trait du feu, semblable à un serpent, et décocha cette flèche resplendissante comme la flamme. Le trait d'Agni, tout pareil au feu, arrêta la grande massue dans son vol au milieu des airs et la fit tournoyer plusieurs fois sur elle-même.
La massue rakshasî tomba, précipitée sur la terre, fendue et consumée avec ses ornements et ses bracelets, comme un globe de feu allumé.
En ce moment le Raghouide à la vigueur indomptable, homicide généreux des héros ennemis, adresse à Khara ce discours d'une voix terrible: «Ces paroles, que proclamait ta jactance par le désir impatient de ma mort: «Je boirai ton sang!» tu les vois démenties à cette heure, ô le plus vil des Rakshasas! Voici que ta massue, consumée par ma flèche, n'est plus que cendre: un seul dard l'a frappée; ce fut assez pour la détruire et la jeter sans force sur la terre.»
«Je ne veux pas t'accorder la vie, être vil, au caractère bas, à la bouche menteuse: rassemble tes moyens pour un nouveau combat! Je te ravirai le souffle, comme jadis Souparna ravit l'ambroisie, âme abjecte, à la vie méchante, fléau des hommes qui vivent dans la vertu! Aujourd'hui j'affranchirai les saints de cette horrible tristesse qui a son origine dans la crainte et sa racine en toi, fléau perpétuel de nos saints brahmanes. Âme féroce, nature abjecte, ce n'est pas vivant que tu pourras m'échapper!»
À ces mots, le Démon noctivague jeta ses regards de tous les côtés, cherchant une arme de combat, et, furieux, les sourcils contractés, il vit non très-loin un arbre énorme. Le guerrier à la force immense étreignit dans ses deux bras et, mordant les bords évasés de ses lèvres, arracha ce grand arbre: il courut, poussa un cri, et, visant Râma, lui jeta rapidement sa masse, en criant: «Tu es mort!» Mais son auguste ennemi de couper avec un torrent de flèches le projectile feuillu dans son vol. Il conçut une brûlante colère, un désir impatient de tuer Khara dans cette bataille. Tous les arbres que celui-ci prenait, le noble meurtrier de ses ennemis, Râma les tranchait l'un après l'autre avec ses flèches aux barbes courbées.
Enfin, baigné de sueur et bouillant de colère, il transperça le Démon avec un millier de traits dans un dernier combat.
Aussitôt, mêlé au chant de voix mélodieuses, il se répandit au sein de l'atmosphère un son de tambours célestes, avec ces acclamations: «Bien! bien!» Une pluie de fleurs tomba au milieu du champ de bataille sur le front même de Râma, et l'on entendit le ciel crier à tous les points cardinaux: «Le scélérat est mort!»
Depuis ce temps, Râma joyeux, entre Lakshmana et son épouse, qu'il avait rassurée, Sîtâ, aux yeux charmants de gazelle, coula dans cet ermitage une vie agréable, environné des honneurs que lui rendaient tous les ermites rassemblés autour de sa personne.
Quand Çoûrpanakhâ vit les quatorze mille Rakshasas tués, lorsqu'elle vit Doûshana, Triçiras et Khara tombés morts sur la terre, et que cet exploit, si difficile à beaucoup d'autres, Râma l'avait accompli seul, à pied, avec son bras d'homme, elle courut pleine d'épouvante à Lankâ soumise aux lois de Râvana, son frère. Là elle vit, assis entre ses conseillers, devant son char, comme le fils de Vasou au milieu des Maroutes, ce Râvana, le fléau du monde, trônant sur un siège d'or, élevé par-dessus tous et brillant à l'égal du soleil même, tel que le feu divin quand on l'a déposé tout flamboyant sur un autel d'or. Çoûrpanakhâ le vit, environné de sa cour admirable, avec ses dix visages, ses vingt bras, ses yeux couleur de cuivre et sa vaste poitrine; elle le vit marqué des signes naturels où l'on reconnaît un roi, avec ses parures d'or épuré, ses longs bras, ses dents blanches, sa grande figure, sa bouche toujours béante, comme celle de la mort, héros semblable à une montagne, pareil aux nuées pluvieuses, invincible dans les combats aux magnanimes Rishis, aux Yakshas, aux Dânavas, aux Dieux mêmes. Sillonné des blessures faites par les traits du tonnerre dans les guerres des Asouras contre les Dieux, son corps étalait aux yeux les nombreuses cicatrices des plaies qu'Aîrâvata22 lui avait infligées avec la pointe de ses défenses, et les traces multiples que le disque acéré de Vishnou avait laissées en tombant sur lui dans ses combats avec les Immortels.
Alors, au milieu des ministres de son frère, Çoûrpanakhâ furieuse jette ce discours plein d'âcreté à Râvana, le fléau du monde: «Plongé sans aucun frein dans tes jouissances de toutes les choses désirables, tu ne songes pas qu'il est né pour toi un danger terrible, auquel il est bien temps de songer.
«Khara est tué, Doûshana est tombé mort, et tu ne le sais pas! Tu ignores que ces deux héros gisent percés de flèches dans le Djanasthâna. Râma seul, à pied, avec un bras d'homme, a moissonné quatorze milliers de Rakshasas à la vigueur enflammée! La sécurité est rendue aux saints, la joie est ramenée dans tous les alentours de la forêt Dandaka; et ce héros infatigable dans ses travaux a violé même ta province du Djanasthâna!
«Et toi, Râvana, livré à l'avarice, à l'incurie, à ceux qui disposent de ta volonté, tu n'as point senti qu'un danger terrible s'était allumé dans ton empire!»
Ensuite, Râvana de jeter avec colère au milieu des ministres ces questions à Çoûrpanakhâ: «Qui est ce Râma? D'où vient ce Râma? Quelle est sa force? Quel est son courage? Pour quel motif a-t-il pénétré dans cette forêt Dandaka, si difficile à pratiquer? Avec quelle arme ce Râma a-t-il moissonné mes Rakshasas, abattu Khara sur le champ de bataille, et Doûshana, et Triçiras avec lui?»
À ces mots du roi des Rakshasas, la furie pleine de colère se mit à raconter ce qu'elle savait de Râma suivant la vérité: «Râma est le fils du roi Daçaratha; il a de longs bras, de grands yeux; son vêtement est un tissu d'écorces avec une peau d'antilope noire: sa beauté est égale à celle de l'Amour. Il bande un arc aux bracelets d'or, semblable à l'arc d'Indra même, et lance des flèches de fer enflammées, pareilles à des serpents au poison mortel. Quatorze milliers de Rakshasas aux exploits épouvantables ont succombé sous les traits acérés de lui seul, archer incomparable. À peine, seigneur, ai-je pu seule échapper à la mort: «C'est une femme!» a dit Râma; et la seule grâce qu'il a faite, ce fut de me laisser ainsi la vie par dédain. Il a un frère d'une vive splendeur, vigoureux, plein de vertus, attaché, dévoué à lui, marqué de signes fortunés, égaux à ceux de Râma: son nom, c'est Lakshmana.
«Une dame illustre, aux grands yeux, à la taille charmante, si déliée qu'une bague peut lui servir de ceinture, est l'épouse légitime de Râma: elle se nomme Sîtâ. Je n'ai jamais vu sur toute la face de la terre une femme aussi belle, ni aucune nymphe, soit Kinnarî, soit Yakshî, ou Gandharvî, ni même une déesse! L'homme qui serait l'époux de Sîtâ ou qu'elle embrasserait avec amour, il vivrait aussi heureux parmi les mortels qu'Indra même parmi les Dieux. Ainsi, elle, de qui la beauté ne voit rien de comparable à elle-même sur la terre, elle sera ici une épouse assortie à toi, Génie à la grande splendeur, comme tu seras toi-même un époux digne de Sîtâ.
«Si mon discours te sourit, n'hésite point à l'exécuter, roi des Rakshasas; car tu n'obtiendras jamais un plaisir égal à celui qu'il te promet.»
Après qu'il eut bien examiné l'entreprise, qu'il eut dessiné son plan avec justesse, qu'il eut pesé le fort et le faible des avantages et des inconvénients: «Voilà ce qui est à faire!» se dit-il, arrêtant sa résolution; et, l'esprit solidement assis dans son dessein, il se dirigea vers la magnifique remise où l'on gardait son char. Quand il se fut rendu là en secret, le roi des Rakshasas jeta cet ordre à son cocher: «Que l'on attelle mon char!»
À ces mots, le cocher aux mouvements agiles d'atteler à l'instant même ce véhicule beau, resplendissant, muni de tous ses harnais, orné de tous ses drapeaux. Le fortuné monarque des Rakshasas monte sur le char fait d'or, avec des ornements d'or, allant de sa propre volonté, quoique attelé d'ânes, parés d'or eux-mêmes, avec des visages de vampires. Ensuite, il dirige sa marche vers l'Océan, souverain maître des rivières et des fleuves.
Le Démon passa au rivage ultérieur et vit dans un lieu solitaire, pur, enchanteur, s'élever un ermitage au milieu des bois. Là, il vit un Rakshasa, nommé Mâritcha, qui, ses cheveux roulés en djatâ, une peau noire de gazelle pour vêtement, vivait dans l'abstinence de toute nourriture.
Il s'approcha de l'anachorète; et, quand il eut reçu de Mâritcha les honneurs exigés par l'étiquette, le monarque habile à manier le discours lui tint ce langage:
«Mâritcha, écoute maintenant les paroles que va prononcer ma bouche, je suis affligé; et mon suprême asile dans mon affliction, c'est ta sainteté! Entre plusieurs milliers rassemblés de Naîrritas23, je ne trouverais nulle part, vaillant héros, un compagnon semblable à toi dans les combats. Ne veuille point ici ta sainteté briser mon affection: je t'implore dans mon besoin; accomplis ma prière.
«Tu connais le Djanasthâna, où habitaient Khara, mon frère, Doûshana à la grande vigueur, Çoûrpanakhâ, ma sœur, Triçiras, ce Démon vigoureux, toujours affamé de chair humaine, et d'autres nombreux héros noctivagues, habiles à toucher le but d'un trait. Ils avaient mis là, suivant mon ordre, leurs habitations et s'occupaient à vexer dans la grande forêt les anachorètes dévoués au devoir. Là, vivaient quatorze milliers de Rakshasas aux prouesses épouvantables, qui marchaient à la volonté de Khara et s'étaient maintes fois signalés en frappant le but avec le javelot ou la flèche.
«Or, il est arrivé tout à l'heure que ces démons à la force immense, campés dans le Djanasthâna, en sont venus aux mains avec Râma, qui les a complètement battus dans la guerre.
«Oui! Râma seul, à pied, avec son bras d'homme, a couché morts sur le champ de bataille dans le Djanasthâna par ses flèches, semblables à des serpents, ces quatorze milliers de Rakshasas, contre qui s'était allumée sa colère, sans qu'il eût reçu d'eux aucune parole injurieuse. Il a tué Khara dans le combat, il a tué Doûshana et Triçiras, il a rendu la sécurité aux saints et ramené le bonheur dans toutes les contrées de la forêt Dandaka.
«Et cet être, qui a déserté le devoir, qui même ne connaît pas le devoir, qui trouve son plaisir dans le mal des créatures, il porte un vêtement d'écorces, il se dit un pénitent, mais il a une épouse avec lui et son bras est armé d'un arc!
«Il a, dis-je, une épouse, célèbre sous le nom de Sîtâ: c'est une femme aux grands yeux, douée parfaitement de jeunesse et de beauté, charmante comme Çri même Apadma. Aujourd'hui j'irai, moi! dans le Djanasthâna, d'où j'emmènerai de force ce joyau du monde: sois mon associé dans cette expédition! Avec toi pour compagnon, debout à mes côtés, Démon à la grande vigueur, je ne crains pas tous les Dieux en bataille, Indra même à leur tête.
«Métamorphosé en gazelle au pelage d'or, moucheté d'argent, rends-toi à l'ermitage de ce Râma, et montre-toi sous les yeux de Sîtâ. Sans doute, sortant de sa chaumière aussitôt qu'elle t'aura vu sous la forme de gazelle: «Prenez vivante cette jolie bête!» dira-t-elle à son époux ainsi qu'à Lakshmana. Ces deux héros partis, l'ermitage reste vide et j'enlève à mon aise la belle Sîtâ sans appui, comme l'éclipse ravit à Lunus sa lumière. Avec le pied léger de la gazelle, ta révérence peut fuir aisément: elle a d'ailleurs le courage et la vigueur nécessaires à la gravité de cette mission. Parmi ces Rakshasas qui furent tués dans le Djanasthâna, il n'en était pas un qui fût égal à toi, sans excepter Doûshana, ou Triçiras, ou Khara même! Quand Râma et Lakshmana seront occupés à suivre ta piste, quand j'aurai enlevé Sîtâ et donné à ma sœur la joie de cette vengeance, quand le rapt de son épouse aura sans peine étouffé dans le chagrin la vigueur de Râma, alors mon âme au comble de ses vœux goûtera le plaisir en toute sécurité.»
L'anachorète, engagé par ce discours à se mêler dans la grande lutte avec Râma, joignit les mains, et, l'esprit hors de lui-même, parce qu'il avait éprouvé toute la vigueur du héros, tint à Râvana ce langage salutaire, convenable, dicté par la vérité.
«Sire, il est aisé de rencontrer des hommes qui ne disent jamais que des choses agréables: au contraire, il est difficile de trouver un homme qui sait dire ou entendre une chose désagréable, mais utile. Renseigné par des espions négligents, tu ne sais pas sans doute comme est le courage, comme est la vigueur de ce Râma, semblable, soit à Varouna, soit au grand Indra même. Si la guerre s'allume entre vous deux, sache, roi des Rakshasas, que ton peuple entier va flotter dans un extrême péril.
«Fasse le ciel que le salut soit pour tous les Rakshasas sur la terre! Fasse le ciel, mon ami, que Râma dans sa colère ne jette pas tous les Rakshasas hors du monde! Fasse le ciel que cette fille du roi Djanaka ne soit pas née pour être comme la fin de ta vie! Fasse le ciel qu'une grande infortune ne tombe pas sur toi à cause de Sîtâ!
«Râma n'est pas un cœur dur, mon ami, ce n'est pas un insensé; il n'est point esclave des sens: ce que tu as dit, Rakshasa, n'est pas vrai, ou tu as mal entendu.
«Ayant su que l'ambitieuse Kêkéyî avait trompé son père, de qui touteparole était une vérité: «Je ferai ce qu'il a promis!» dit ce héros, le Devoir même en personne, et là-dessus il partit aussitôt, pour les forêts. C'est par le désir de faire une chose agréable à Kêkéyî et au roi son père qu'il abandonna son royaume et ses voluptés pour s'exiler dans la forêt Dandaka.
«Comment veux-tu lui ravir sa princesse du Vidéha, quand elle est défendue par son courage et sa vigueur? Insensé, c'est comme si tu voulais ravir sa lumière au soleil! Quiconque aurait enlevé à Râma cette épouse d'un sang égal au sien, cette noble bru du roi Daçaratha, ne pourrait sauver sa vie, eût-il trouvé même un asile chez les treize immortels!
«Si tu veux conserver ton royaume, ton bonheur, tes voluptés, ta vie, garde-toi bien jamais d'attaquer l'auguste Râma. En effet, la vigueur fut donnée sans mesure à ce héros, de qui la fille du roi Djanaka est l'épouse dévouée sans relâche à ses devoirs et plus chère à lui-même que sa vie. Il ne t'est pas moins impossible d'enlever Sîtâ à la taille charmante de son asile entre les bras vigoureux de son époux, que de prendre même la flamme du feu allumé!
«Retourne à la ville, dépouille ta colère, sache te placer dans un juste milieu, délibère avec tes conseillers suivant que les affaires sont graves ou légères. Entoure-toi de tous les ministres, consulte dans toutes les affaires Vibhîshana, le prince des Rakshasas: il te dira toujours ce qu'il y a de plus salutaire. Consulte aussi Tridjatâ, la femme anachorète, exempte de tout défaut, parvenue à la perfection et riche d'une grande pénitence: tu recevras d'elle, roi des rois, le plus sage conseil. Quant aux affections irritantes, que dut naturellement verser dans ton cœur ce qui est arrivé, soit à Doûshana, soit à Khara, soit au Rakshasa Triçiras, soit à Çoûrpanakâ, comme à tous les autres démons, il faut en jeter, excuse-moi, grand roi des Rakshasas, il faut en jeter le fiel hors de ton cœur.»
Le monstre aux dix visages repoussa, dans son orgueil, les bonnes paroles que lui adressait Mârîtcha, comme le malade qui veut mourir se refuse au médicament:
«Comment donc viens-tu me jeter ici, Mârîtcha, ces discours sans utilité et qui ne peuvent absolument fructifier, comme le grain semé dans une terre saline? Il est impossible que tes paroles m'inspirent la crainte de livrer une bataille à ce fils de Raghou, enchaîné à des observances religieuses, esprit stupide, et qui d'ailleurs n'est qu'un homme; à ce Râma, qui, désertant ses amis, son royaume, sa mère et son père lui-même, s'est jeté d'un seul bond au milieu des bois sur l'ordre vil d'une femme. Il faut nécessairement que j'enlève sous tes yeux à cet homme, qui a tué Khara dans la guerre, cette belle Sîtâ, aussi chère à lui-même que sa vie! C'est une résolution bien arrêtée! elle est écrite dans mon cœur: les Asouras et tous les Dieux, Indra même à leur tête ne pourraient l'y effacer!
«Si tu ne fais pas la chose de bon gré, je te forcerai même à la faire malgré toi: quiconque, sache-le, se met en opposition avec les rois ne grandit jamais en bonheur! Mais si, grâces à toi, mon dessein réussit, Mârîtcha, je donne en récompense à ta grandeur et d'une âme satisfaite la moitié de mon royaume. Tu agiras de telle sorte, ami, que j'obtiendrai la belle Vidéhaine: le plan de cette affaire est arrêté de manière que nous devons manœuvrer de concert, mais séparés. Si tu jettes un regard sur ma famille, mon courage et ma royale puissance, comment pourras-tu voir un danger redoutable dans ce Râma, de qui l'univers a déserté la fortune?
«Ni Râma, ni quelque âme que ce puisse être chez les hommes, n'est capable de me suivre où je m'enfuirai dans les routes de l'air, aussitôt que je tiendrai la Mithilienne dans mes bras. Toi, revêtu des formes que va te prêter la magie, éloigne ces deux héros de l'ermitage, qu'ils habitent; égare-les au milieu de la forêt, et tu fuiras ensuite d'un pied rapide. Une fois passé au rivage ultérieur de la mer immense et sans limite, que pourront te faire tous les efforts du Kakoutsthide réunis à ceux de Lakshmana.
«Quand tu as vu Indra avec son armée, Yama et le Dieu qui préside aux richesses, céder la victoire à mon bras, comment Râma peut-il encore t'inspirer de l'inquiétude?
«De sa part, ta vie est incertaine, si tu parais devant lui; mais, de la mienne, ta mort est sûre, si tu empêches mon dessein: ainsi pèse comme il faut ces deux lots dans ta pensée, et fais ensuite ce qui est convenable ou ce qui te plaît davantage.»
Traité par le monarque des Rakshasas avec un tel mépris, Mârîtcha, le Démon noctivague lui répondit à l'encontre ces paroles amères: «Quel artisan de méchancetés, Génie des nuits, t'a donc enseigné cette voie de perdition, où tu vas entraîner dans ta ruine, et la ville, et ton royaume, et tes ministres? Qui voit avec peine, qui voit avec chagrin ta félicité? Par qui cette porte ouverte de la mort te fut-elle indiquée? Ce sont de noctivagues Démons sans courage, tes ennemis, bien certainement, et qui désirent te voir périr dans l'étreinte d'un rival plus fort que toi!
«Quoi! on ne livre pas tes conseillers à la mort qu'ils méritent, eux, à qui les Çâstras commandent, Râvana, de t'arrêter sur le penchant du précipice, où te voilà monté pour y tomber.
«Tu mets plus de légèreté que la corneille à chercher une guerre avec Râma: quelle gloire sera-ce donc pour toi d'y périr avec ton armée?
«Tu n'aimes pas, Démon aux dix visages, parce qu'il met un obstacle devant ton projet, tu n'aimes pas ce langage, que m'inspire l'amour de ton bien; car les hommes, que la mort a déjà rendus semblables aux âmes des trépassés, ne sont plus capables de recevoir les présents qui viennent de leurs amis.
«Tue-moi! ce sera un mal pour moi seul, mais un bien pour toi, si ma mort peut rompre entièrement ce funeste dessein. Quand tu m'auras tué d'un coup malheureux, va-t'en vers tes Rakshasas et retourne dans ton palais, sans que tu aies aventuré ton pied dans une faute à l'égard de Râma. Je t'ai déjà parlé plus d'une fois, mais, trop ami des combats, tu ne reçois pas encore mes paroles: que dois-je faire?... Hélas! je ferai, âme insensée que je suis, je ferai ce que tu veux!
«Pour sûr, la mort est déjà près de toi, monarque des Rakshasas!... Mais un roi n'a des yeux que pour voir seulement la chose qu'il désire; possible ou non!»
Quand le Démon Râvana entendit Mârîtcha dire: «Je ferai ce que tu veux,» il se mit à rire et lui tint joyeux ce langage: «Eût-il une force égale à celle d'Indra même, que pourra-t-il faire ce Kakoutsthide, qui a perdu son royaume, qui a perdu ses richesses, que ses amis ont abandonné et qui est relégué dans une forêt?
«Comment ta grandeur peut-elle craindre au moment où je lui signifie mes ordres, moi qui ai vaincu et réduit les trois mondes sous ma puissance?
«Tu es habile dans l'art des prestiges, tu es plein de force et d'intelligence, ta forme empruntée de gazelle est taillée pour la course: quand tu auras fasciné la Vidéhaine, sois prompt à disparaître. Mes ordres accomplis et les deux Raghouides égarés dans les bois, reviens aussitôt vers moi, s'il te plaît, nous irons de compagnie à la ville. Satisfaits d'avoir conquis Sîtâ lestement et trompé ses deux compagnons, nous marcherons alors en pleine sécurité et l'âme enivrée de notre succès.»
Mârîtcha, tombé dans le plus grand des périls et persuadé qu'il y trouverait sa mort, consterné, tremblant, pâle d'effroi et l'âme troublée par la crainte, Mârîtcha, voyant Râvana déterminé: «Marchons!» dit-il au roi des noctivagues Démons, après qu'il eut soupiré mainte fois. Cette parole comble de joie le monarque des Rakshasas, qui l'embrasse étroitement et lui tient ce langage: «On reconnaît ta grande âme dans ce mot, que tu dis là comme de toi-même: te voilà donc revenu, Mârîtcha, à ta propre nature. Monte promptement avec moi dans ce char aux ornements d'or et doué lui-même d'un mouvement spontané.» Ils arrivèrent à la forêt Dandaka, et le roi des Rakshasas bientôt aperçut avec Mârîtcha l'ermitage du pieux Raghouide. Ils descendent alors du char magnifique, et Râvana tient ce langage à Mârîtcha, en prenant sa main: «Voici l'ermitage de Râma, qui se montre au loin, environné de bananiers: exécutons sans tarder, mon ami, l'affaire qui nous amène ici.» Celui-ci, à ces mots de Râvana, déploie toute sa promptitude, rejette au même instant ses formes de Rakshasa et devient, objet ravissant pour toutes les créatures, une gazelle d'or variée de cent mouchetures d'argent, parée de lotus, brillants comme le soleil, de lapis-lazuli et d'émeraudes. Quatre cornes faites d'or, autour desquelles s'enroulaient des perles, armaient son joli front. Le Démon, changé en gazelle, alla et vint devant la porte de Râma.
Ce malheureux, arrivé au terme de sa vie, roulait au même temps ces pensées en lui-même:
«Un être, qui veut le bonheur de son maître ou qui désire le ciel, doit exécuter sans balancer ce qu'on lui commande, possible ou non: il n'est ici nul doute. Placé entre la force épouvantable de Râma et l'ordre terrible de mon seigneur, mon devoir est ici de préférer l'obéissance à ma vie même.»
Mârîtcha, qui avait conçu une idée si généreuse et fait sans réserve le sacrifice de lui-même, arriva, charmant les âmes, mais la pensée de la mort occupant son esprit, dans le voisinage de Râma et de Sîtâ.
À la vue de cette gazelle, errante au milieu du bois, resplendissante du vif éclat de l'or, parée de fleurs, aux flancs variés d'or et d'argent, au front décoré de jolies cornes d'or, aux membres ornés par toutes les sortes de gemmes, toute brillante de lumière et charmante à voir, avec des oreilles où se mariaient les couleurs des perles et du lapis-lazuli, avec un poil, une peau, un corps d'une exquise finesse, la noble Sîtâ fut saisie d'admiration. La fille du roi Djanaka, Sîtâ au corps séduisant, tout émerveillée de cette gazelle aux poils d'or, aux cornes embellies de perles et de corail, avec une langue rouge comme le soleil, avec une splendeur pareille à la route étincelante des constellations, adressa à son époux ces paroles, avant lesquelles sa bouche mit pour exorde un sourire:
«Vois, Kakoutsthide, cette gazelle toute faite d'or, aux membres admirablement ornés de pierreries, être merveilleux, que son caprice amène ici de lui-même! Certes! fils de Kakoutstha, ce n'est pas à tort que tout le monde aime la forêt Dandaka, si l'on y trouve de ces gazelles d'or!
«De cette gazelle, mon noble époux, que j'aimerais à m'asseoir doucement sur la peau étalée dans ma couche et brillante comme l'or! J'exprime là un atroce désir, malséant à la nature des femmes; mais cet animal ravit mon âme jusqu'à l'envie de posséder son corps si charmant.»
À ces mots de son épouse bien-aimée, Râma, ce noble taureau du troupeau des hommes, dit alors, tout rempli de joie, au fils de Soumitrâ: «Vois, Lakshmana, le désir que cette gazelle fit naître à ma Vidéhaine: la beauté supérieure de son pelage est cause, vraiment! que bientôt cette bête aura cessé d'être. Fils du monarque des hommes, il te faut rester sans négligence auprès de cette fille des rois jusqu'à ce que j'aie abattu cette gazelle avec une de mes flèches. Après que je l'aurai tuée et que j'aurai enlevé sa peau, je reviendrai, Lakshmana, d'un pied hâté; mais, toi, ne bouge pas, que je ne sois de retour ici!
Voyant cette gazelle d'une splendeur égale à celle de l'Antilope céleste24, Lakshmana, plein de soupçon, ayant roulé plus d'une fois cette pensée en lui-même, tint ce langage à son frère: «Héros, voilà cette forme prestigieuse dont se revêt souvent un Démon appelé Mârîtcha, comme jadis il nous fut raconté par de saints anachorètes, semblables au feu. Beaucoup de rois, armés d'arcs et montés sur des chars qui s'en allaient joyeux à la chasse furent tués dans le bois par ce Rakshasa, métamorphosé en gazelle.
«Il n'y a point de gazelle d'or! D'où vient donc ici dans le monde cette association contre nature de l'or et de la gazelle? Réfléchis bien à cela. Cet animal aux cornes de perle et de corail, lui, dont les yeux sont des pierres précieuses, n'est pas une vraie gazelle: c'est, à mon sentiment, une gazelle créée par la magie: c'est un Rakshasa, caché sous une forme de gazelle.»
À ces paroles du Kakoutsthide, Sîtâ, pleine de joie et l'âme fascinée par cette métamorphose enchanteresse, interrompit Lakshmana et dit avec son candide sourire: «Mon noble époux, elle me ravit le cœur! amène ici, guerrier aux longs bras, cette gazelle charmante; elle servira ici pour notre amusement. Ici, dans notre lieu d'ermitage, circulent mêlés ensemble de nombreuses gazelles, jolies à voir, des vaches grognantes et des singes cynocéphales. Mais je n'ai jamais vu, Râma, une bête, qui fût semblable à cet animal, ni rien qui fût, pour la douceur, la vivacité et la splendeur, comparable à celui-ci, le plus admirable des quadrupèdes.
«Si elle se laisse prendre vivante par tes mains, cette jolie bête, elle fera naître ici l'admiration de ta grandeur à chaque instant, comme un être merveilleux. Et, quand, un jour, le temps de notre exil dans les bois révolu, nous aurons été rétablis sur le trône, elle servira encore, cette gazelle, d'ornement au sein même du gynœcée. Mais, s'il arrive que ce quadrupède, le plus merveilleux des animaux à quatre pieds, ne se laisse pas saisir tout vivant, sa peau du moins nous prêtera un brillant tapis. J'ai bien envie de m'asseoir dans mon humble siége d'herbes sur la peau, telle que l'or, de cet animal, abattu sous ta flèche.»
Elle dit; et le beau Râma, à l'ouïe de ces paroles et à la vue de cette gazelle merveilleuse, adresse, fasciné lui-même, ces mots à Lakshmana: «Si la gazelle que je vois maintenant, fils de Soumitrâ, est une création de la magie, j'emploierai tous les moyens pour la tuer, car elle est fortement l'objet de mes désirs. Ni dans les bosquets charmants du Nandana, ni dans les bocages du Tchaîtraratha, il est impossible de voir une gazelle qui ait une beauté égale à la beauté de cette gazelle: combien moins, fils de Soumitrâ, n'en pourrait-on voir sur la terre!
«Cette gazelle ressemble à de l'or épuré: on dirait que ses pieds sont de corail: des étoiles d'argent sont peintes sur l'or de son pelage et deux lunes demi-pleines s'argentent sur ses flancs. En effet, de qui ne séduirait-elle point l'âme par sa beauté nonpareille, cette gazelle au corps infiniment gracieux, au visage de nacre et de perle?
«Mais, si la gazelle que voici est la même qui a tué, comme tu me dis, Lakshmana, des chasseurs venus l'arc en main dans ces bois; si elle est ce magicien qui rôde sous une forme de gazelle dans les forêts et qui a massacré des fils de roi et des rois vigoureux, c'est encore à mon bras que sa mort est due, pour venger la mort donnée par elle à tant de princes qui vinrent exercer dans la chasse leur arc sans pareil!
«Je tuerai, moi! cette reine des gazelles, on n'en peut douter; mais toi, héros, veille ici d'un œil sans négligence sur la princesse de Mithila. Il ne faut pas que tu bouges d'ici jusqu'à mon retour en ces lieux; car les Démons s'ingénient dans le bois à se travestir en mille formes!»
Aussitôt que le rejeton et l'amour de Raghou eut fait ces recommandations à Lakshmana, il courut du côté où se trouvait la gazelle, bien résolu à lui donner la mort. Son arc orné et courbé en croissant à sa main, deux grands carquois liés sur les épaules, une épée à poignée d'or à son flanc et sa cuirasse attachée sur la poitrine, il poursuivit la gazelle dans la forêt. Mârîtcha courait dans le bois avec la rapidité du vent ou même de la pensée, mais Râma suivait sa course d'assez près. Le Démon, agité par la peur de Râma, disparaissait tout à coup dans la forêt Dandaka; l'instant d'après, il se montrait de nouveau; et le Raghouide plein de vitesse allait toujours, se disant: «La voici! elle s'approche!»
Un moment, on voit la gazelle; un moment, on ne la voit plus: elle passe d'un pied que hâte la peur du trait, alléchant par ce manége le plus grand des Raghouides. Tantôt elle est visible, tantôt elle est perdue; tantôt elle court épouvantée tantôt, elle s'arrête; tantôt elle se dérobe aux yeux, tantôt elle sort de sa cachette avec rapidité. Mârîtcha, plongé dans une profonde terreur, allait donc ainsi par toute la forêt.
Dans un moment où Râma vit cette gazelle, création de la magie, marcher et courir devant lui, il banda son arc avec colère; mais à peine eût-elle vu le Raghouide s'élancer vers elle, son arc à la main, qu'elle disparut soudain et s'éclipsa plusieurs fois pour se laisser voir autant de fois sous les yeux du chasseur. Tantôt elle se montrait dans son voisinage, tantôt elle apparaissait, éloignée par une longue distance.
Par ce jeu de se découvrir et de se cacher, elle entraîna le Raghouide assez loin. Voyant courir ou cessant de voir dans la grande forêt cette gazelle, visible un moment, l'autre moment invisible dans toutes les régions du bois, comme le disque de la lune, qui paraît et disparaît sous les nuages déchirés dans un ciel d'automne, le Kakoutsthide, son arc à la main et se disant à lui-même: «Elle vient!... Je la vois!... Elle disparaît encore!» parcourut çà et là toutes les parties du bois immense.
Enfin le Daçarathide, qu'elle trompait à chaque instant, arrivé sous la voûte ombreuse d'un lieu tapissé d'herbes nouvelles, s'arrêta dans cet endroit même. Là, de nouveau, se montra non loin sa gazelle, environnée d'autres gazelles, immobiles, debout près d'elle et qui la regardaient avec les yeux tout grands ouverts de la peur. À sa vue, bien résolu de la tuer, ce héros à l'immense vigueur, ayant bandé son arc solide, encoche la meilleure de ces flèches.
Soudain, visant la gazelle, Râma tire sa corde jusqu'au bord de son oreille, ouvre le poing et lâche ce trait acéré, brûlant, enflammé, que Brahma lui-même avait travaillé de ses mains; et le dard habitué à donner la mort aux ennemis fendit le cœur de Mârîtcha. Frappé dans ses articulations par ce trait incomparable, l'animal bondit à la hauteur d'une paume et tomba mourant sous la flèche. Mais, le prestige une fois brisé par la sagette, il parut ce qu'il était, un Rakshasa aux dents longues et saillantes, orné de toutes parures avec une guirlande de fleurs, un collier d'or et des bracelets admirables. Abattu par ce dard sur la terre, Mârîtcha de pousser un cri épouvantable; et la pensée de servir encore une fois son maître ne l'abandonna point en mourant. Il prit alors, cet artisan de fourberies, une voix tout à fait semblable à celle de Râma: «Hâ! Lakshmana!» exclama-t-il;... «Sauve-moi!» cria-t-il encore dans la grande forêt.
À cet instant même arrivé de sa mort, voici quelle fut sa pensée: «Si, à l'ouïe de cette voix, Sîtâ, remplie d'angoisse par l'amour de son mari, pouvait d'une âme éperdue envoyer ici Lakshmana!... Il serait facile à Râvana d'enlever cette princesse, abandonnée par Lakshmana!»
Mârîtcha, quittant sa forme empruntée de gazelle et reprenant sa forme naturelle de Rakshasa, ne montra plus, en sortant de la vie, qu'un corps gigantesque étendu sur la terre. À la vue de ce monstre, d'un aspect épouvantable, la pensée du Raghouide se tourna vers Sîtâ, et ses cheveux se hérissèrent d'effroi. Dès qu'il vit ces horribles formes de Rakshasa mises à découvert par la mort de ce cruel Démon, Râma se hâta de revenir aussitôt, l'âme troublée, par le même chemin qu'il était venu.
À peine eut-elle ouï ce cri de détresse, qui ressemblait à la voix de son époux, que Sîtâ dit à Lakshmana: «Va et sache ce que devient le noble fils de Raghou; car et mon cœur et ma vie me semblent prêts à me quitter, depuis que j'ai entendu ce long cri de Râma, qui appelle au secours dans le plus grand des périls. Cours vite défendre ton frère, qui a besoin de secours et qui est tombé sous la puissance des Rakshasas, comme un taureau sous la griffe des lions!»
À ces paroles, où la nature de la femme avait mêlé son exagération, Lakshmana répondit ces mots à Sîtâ, les paupières toutes grandes ouvertes par la peur: «Il est impossible à mes yeux que mon frère soit vaincu par les trois mondes, les Asouras et tous les Dieux, Indra même à leur tête... Le Rakshasa ne peut faire de mal à mon frère dans le plus petit même de ses doigts: pourquoi donc, reine, ce trouble qui t'émeut?»
Quoi qu'elle eût dit, Lakshmana ne sortit point, obéissant à l'ordre qu'il avait reçu là de son frère. Alors la fille du roi Djanaka, Sîtâ de lui adresser avec colère ces paroles: «Tu n'as d'un ami que l'apparence, Lakshmana; tu n'es pas vraiment l'ami de Râma, toi, qui ne cours pas tendre une main à ton frère tombé dans une telle situation! Tu veux donc, Lakshmana, que Râma périsse à cause de moi, puisque tu fermes ton oreille aux paroles sorties de ma bouche! Il est impossible que je vive un seul instant même, si mon époux m'est enlevé: fais donc, héros, ce que je dis, et défends ton frère sans tarder. Dans ce moment où sa vie est en péril, que feras-tu ici pour moi, qui n'ai pas même une heure à vivre, si tu ne cours aider l'infortuné Raghouide?»
À la Vidéhaine, qui parlait ainsi, noyée de larmes et de chagrin, Lakshmana de répondre en ces termes: «Reine et femme charmante, dit-il à Sîtâ, pantelante comme une gazelle, ni parmi les hommes et les Dieux, les oiseaux et les serpents, ni parmi les Gandharvas ou les Kinnaras, les Rakshasas ou les Piçâtchas, ni même parmi les terribles Dânavas, on ne trouve personne en puissance de se mesurer avec Râma, comme un des enfants de Manou ne peut lutter avec le grand Indra. Il est impossible que Râma périsse dans un combat: il ne sied pas que tu parles de cette manière: quant à moi, je ne puis te laisser dans ce lieu solitaire sans Râma. On t'a mise entre mes mains, Vidéhaine, comme un précieux dépôt; tu me fus confiée par le magnanime Râma, dévoué à la vérité: je ne puis t'abandonner ici. Ces cris entrecoupés, que tu as entendus, ne viennent point de sa voix... Râma, dans une position malheureuse, ne laissera jamais échapper un mot qu'on puisse reprocher à son courage!»
À ces mots, les yeux enflammés, de colère, la Vidéhaine répondit en ces termes amers au discours si convenable de Lakshmana:
«Ah! vil, cruel, honte de ta race, homme aux projets déplorables, tu espères sans doute que tu m'auras pour amante, puisque tu parles ainsi! Mais il n'est pas étonnant, Lakshmana, que le crime soit chez des hommes tes pareils, qui sont toujours des rivaux secrets et des ennemis cachés!»
Après qu'elle eut de cette manière invectivé Lakshmana, cette femme semblable à une fille des Dieux, Sîtâ, versant des larmes, se mit à battre des mains sa poitrine. À ces mots amers et terribles, que Sîtâ lui avait jetés, Lakshmana, joignant ses deux paumes en coupe et les sens émus, lui répliqua en ces termes: «Je ne puis t'opposer une réponse; ta grandeur est une divinité pour moi: d'ailleurs, Mithilienne, ce n'est pas une chose extraordinaire que de trouver une parole injuste dans la bouche des femmes.
«Honte à toi! péris donc, si tu veux, toi, à qui ta mauvaise nature de femme inspire de tels soupçons à mon égard, quand je me tiens dans l'ordre même de mon auguste frère!»
Mais à peine Lakshmana eut-il jeté ce discours mordant à Sîtâ, qu'il en ressentit une vive douleur, il reprit donc la parole et lui dit ces mots, que précédait un geste caressant: «Eh bien! je m'en vais où est le Kakoutsthide: que le bonheur se tienne auprès de toi, femme au charmant visage! Puissent toutes les Divinités de ces bois te protéger, dame aux grands yeux! Car les présages qui se manifestent à mes regards n'inspirent que de l'effroi. Puissé-je à mon retour ici te voir avec Râma!»
À ce langage de Lakshmana, la fille du roi Djanaka, toute baignée de larmes, lui répondit en ces termes: «Si je me vois privée de mon Râma, je me noierai dans la Godâvarî, Lakshmana, ou je me pendrai, ou j'abandonnerai mon corps dans un précipice! Ou j'entrerai dans un bûcher allumé de flammes ardentes! Mais je ne toucherai jamais de mon pied même un autre homme que Râma!» Quand Sîtâ eut dit ces mots à Lakshmana, elle se répandit en pleurs et se remit, bourrelée de chagrin, à battre des mains sa poitrine.
Alors, voyant ses larmes et la douleur étalée dans toutes les formes de sa personne, le fils de Soumitrâ essaya de consoler cette dame aux grands yeux, mais Sîtâ ne répondit pas même un seul mot à ce frère de son époux.
Le juste Lakshmana, l'esprit agité d'une grande peur, était parti après un dernier regard jeté sur la Mithilienne et marchait, pour ainsi dire, malgré lui. L'auguste Démon aux dix visages saisit aussitôt l'occasion favorable et se présenta devant la belle Vidéhaine sous la forme empruntée d'un anachorète mendiant. Il s'avança vers cette jeune et tendre femme, abandonnée par les deux frères, comme le voile d'une nuit obscure envahit la dernière lueur du jour en l'absence du soleil et de la lune. Alors, voyant cette beauté incomparable délaissée dans ce lieu solitaire, le monstre aux dix têtes, monarque de tous les Rakshasas, se mit à rouler cette pensée dans son esprit en démence:
«Voilà bien le moment pour moi d'aborder cette femme au charmant visage, pendant que son époux et Lakshmana même ne sont pas auprès d'elle!»
Quand Râvana eut songé à profiter aussitôt de l'occasion qui s'offrait à lui, ce démon à dix faces se présenta devant la chaste Vidéhaine sous la métamorphose d'un brahmane mendiant. Il était couvert d'une panne jaune et déliée; il portait ses cheveux rattachés en aigrette, une ombrelle et des sandales, un paquet lié sur l'épaule gauche, une aiguière d'argile à sa main avec un triple bâton.
À l'aspect de ce monstre épouvantable par ses œuvres et par sa vigueur, les oiseaux et tous les êtres animés, les arbres, qui végétaient dans le Djanasthâna et même les diverses plantes nées pour grimper et saisir un appui, tout resta immobile et le vent retint même son haleine. Aussitôt qu'elle vit s'arrêter le roi des Rakshasas, venu d'une course impétueuse, la rivière Godâvarî d'enchaîner soudain son onde glacée d'épouvante. On vit courir ou s'envoler çà et là, effarouchés par ce Démon, tous les volatiles et tous les quadrupèdes, qui se trouvaient dans la Pantchavatî et la forêt de pénitence ou dans le voisinage du Djanasthâna.
Le monstre, guettant l'occasion que lui donnait cette absence de Râma, s'avança, caché dans sa métamorphose en religieux mendiant, vers Sîtâ, qui pleurait son époux: il aborda sous des formes qui ne lui convenaient aucunement cette âme pure incarnée dans une forme assortie.
Il s'arrêta, fixant les yeux sur l'épouse de Râma aux lèvres de corail, aux dents brillantes, au visage rayonnant comme une pleine-lune; mais alors, délaissée par son époux et Lakshmana, noyée dans le chagrin et les pleurs, assise dans sa maison de feuillage et plongée dans la tristesse de ses pensées, elle ressemblait à la nuit privée de son astre et couverte d'une profonde obscurité.
À chaque membre qu'il voyait de la belle Vidéhaine, il ne pouvait en détacher son regard, absorbé dans la contemplation d'un charme fascinant le cœur et les yeux. Percé d'une flèche de l'amour, le Démon nocturne à l'âme corrompue s'avança en récitant les prières du Véda vers la Mithilienne au torse vêtu de soie jaune, aux grands yeux de nymphéas épanouis. Râvana s'étendit dans un long discours à cette femme, le corps tout resplendissant comme une statue d'or; elle, au-dessus de qui nulle beauté n'existait dans les trois mondes et qu'on aurait pu dire Çrî même sans lotus à la main. Le monarque des Rakshasas adressa donc ses flatteries à la princesse aux membres tout rayonnants:
«Femme au charmant sourire, aux yeux charmants, au charmant visage, cherchant à plaire et timide, tu brilles ici d'un vif éclat, comme un bocage en fleurs! Qui es-tu, ô toi, que ta robe de soie jaune fait ressembler au calice d'une fleur dorée, et que cette guirlande portée de lotus rouges et de nymphéas bleus rend si charmante à voir? Es-tu la Pudeur,... la Gloire,... la Félicité,... la Splendeur ou Lakshmî? Qui d'elles es-tu, femme au gracieux visage? Es-tu l'Existence elle-même,... ou la Volupté aux libres allures? Que tu as les dents blanches, polies, égales, bien enchâssées, femme à la taille ravissante! Tes gracieux sourcils sont bien disposés, ma belle, pour l'ornement des yeux. Tes joues, dignes de ta bouche, sont fermes, bien potelées, assorties au reste du visage: elles ont un brillant coloris, une exquise fraîcheur, une coupe élégante, et rien n'est plus joli à voir, femme chérie à la figure enchanteresse. Tes oreilles charmantes, revêtues d'un or épuré, mais ornées davantage par leur beauté naturelle, ont une courbe dessinée suivant les plus justes proportions. Tes mains bien faites sont azurées comme les pétales du lotus: ta taille est en harmonie avec tes autres charmes, femme à l'enivrant sourire. Tes pieds, qui, réunis maintenant, se font ornement l'un à l'autre, sont d'une beauté céleste: les plantes ont une délicatesse enfantine, et les doigts une fraîcheur adolescente. D'une splendeur égale aux riches couleurs du lotus, ils ne sont ni moins beaux ni moins gracieux dans leur marche: des étoiles de jais entre les angles rouges de tes grands yeux nagent dans leur émail pur. Beauté de chevelure, taille qu'on pourrait cacher dans ses deux mains! Non! Je n'ai jamais vu sur la face de la terre une femme, une Kinnarî, une Yakshî, une Gandharvî, ni même une Déesse qui fût égale à toi pour la beauté!
«Ce lieu est le repaire des Rakshasas féroces, qui rôdent çà et là suivant leurs caprices. Les jardins aimables des cités aux palais magnifiques, les belles ondes tapissées de lotus, les divins bocages mêmes, comme le Nandana et les autres bosquets célestes, méritent seuls d'être habités par toi. La plus noble des guirlandes, le plus noble des vêtements, la plus noble des perles et le plus noble des époux sont, à mon avis, les seuls dignes de toi, femme charmante aux yeux noirs. Dame illustre, née pour jouir de tous les plaisirs de la vie, il ne sied pas que tu habites, privée de tous plaisirs et même dans la souffrance au milieu d'un bois désert, où tu n'as pour lit que la terre, où tu n'as pour aliments que des racines et des fruits sauvages.
«Qui es-tu, femme au candide sourire? Une fille des Roudras ou des Maroutes: Es-tu née d'un Vasou? car tu me sembles une Divinité, ô toi à la taille enchanteresse! Qui es-tu, jeune beauté, entre ces Déesses? N'es-tu pas une Gandharvî, éminente dame? N'es-tu point une Apsarâ, femme à la taille svelte? Mais ici ne viennent jamais ni les Dieux, ni les Gandharvas, ni les hommes; ce lieu est la demeure des Rakshasas: comment donc es-tu venue ici!»
Tandis que le méchant Râvana lui parlait ainsi, la fille du roi Djanaka, sans confiance, s'éloignait de lui çà et là, pleine de peur et de soupçons. Enfin cette femme à la taille charmante, aux formes distinguées, revint à la confiance, et, se disant à soi-même: «C'est un brahme!» elle répondit au Démon Râvana, caché sous l'extérieur d'un religieux mendiant, l'honora et lui offrit tout ce qui sert à l'accueil d'un hôte. D'abord, elle apporta de l'eau; elle invita ensuite le faux brahmane à manger des aliments que l'on trouve dans les bois, et dit au scélérat caché sous une enveloppe amie: «La collation est prête!» Quand il se vit alors invité par Sîtâ avec un langage franc et sans réticences, le Démon, ferme dans sa résolution d'enlever par la violence cette fille des rois, se crut déjà parvenu au comble de ses vœux.
Ensuite la noble Vidéhaine, songeant aux questions emmiellées que Râvana lui avait adressées, y répondit en ces termes: «Je suis la fille du magnanime Djanaka, roi de Mithila: le nom de ta servante est Sîtâ; son mari est le sage Râma. J'ai habité une année entière le palais de mon époux, jouissant avec lui des voluptés humaines dans l'abondance de toutes les choses désirables. Ce temps écoulé, le monarque, après en avoir délibéré avec ses ministres, jugea convenable de sacrer mon époux comme associé à sa couronne. Tandis qu'on préparait le sacre pour l'aîné des Raghouides, une reine ambitieuse au cœur vil, nommée Kêkéyî, surprit le roi, mon beau-père, et, tout d'abord, lui demanda l'exil de mon époux comme une grâce destinée à payer des services que jadis elle avait rendus au vieux monarque.
«Je ne dormirai, je ne boirai, je ne mangerai pas, disait-elle, que je ne l'aie obtenue: si Râma est sacré, ce sera la fin de ma vie! Donne sa vérité à la grâce que tu m'as jadis accordée, seigneur, dans la guerre des Asouras contre les Dieux. Que cette même cérémonie soit destinée à sacrer mon fils Bharata; que Râma s'en aille aujourd'hui même dans l'horrible forêt, et qu'il y reste quatorze années ermite, vêtu avec une peau d'antilope noire et un habit d'écorce! Que le fils de Kâauçalyâ parte donc à l'instant pour les bois, et que l'on sacre Bharata!
«À ces mots de Kêkéyî, le monarque au grand char, mon beau-père, la conjura avec des paroles conformes au devoir; mais elle ne voulut pas écouter ses prières. Mon époux est un homme plein d'héroïsme, pur, vertueux, sincère dans son langage, et qui, trouvant son bonheur dans celui de toutes les créatures, mérite ce nom de Râma, célèbre dans l'univers. Le monarque à la grande vigueur, Daçaratha, son père, ne voulut pas le sacrer de lui-même pour faire une chose agréable à Kêkéyî.
«Quand mon époux vint trouver son père à l'heure du sacre, Kêkéyî dit à Râma, inébranlable dans ses résolutions: «Écoute, prince de Raghou, ce qui m'a été promis par ton père: «Je donne à Bharata, sans que personne y puisse rien prétendre, m'a-t-il dit, le trône de mes ancêtres. Il est donc nécessaire, fils de Kakoutstha, que tu ailles habiter la forêt neuf ans auxquels seront ajoutées cinq années: ainsi, pars et sauve du mensonge la parole de ton père.»
«Mon époux, ferme en ce qu'il a promis, obéit à sa voix et lui répondit: «Je le ferai!» en présence de son père. Râma est toujours prêt à donner, jamais à recevoir; il ne sortira point de sa bouche une parole qui ne soit la vérité: telle est, saint brahme, la sûreté de sa promesse, qu'il n'est rien au-dessus d'elle. Un frère de Râma, né d'une autre mère et nommé Lakshmana, homme éminent et plein de courage, se fit le compagnon de son exil. Aux remontrances pleines de sens que fit celui-ci contre l'engagement de son frère: «Mon âme se plaît dans la vérité!» lui répondit ce Raghouide à la vive splendeur. Ce frère judicieux, à la grande vigueur et fidèle à son devoir, Lakshmana suivit avec moi, son arc à la main, Râma, qui s'en allait dans le bois de son exil.
«Ainsi, une seule parole de Kêkéyî nous a bannis tous les trois du royaume, et nous errons pleins de constance, ô le plus vertueux des brahmes, dans la forêt profonde. Nous habitons ces bois tout remplis de bêtes féroces: rassure-toi cependant; il t'est possible d'habiter ici. Mon époux va bientôt revenir, m'apportant les plus beaux fruits de la forêt... Dis-moi donc, en attendant, dis-moi quel est ton nom, ta famille et ta race, suivant la vérité. Pourquoi vas-tu seul ainsi dans la forêt Dandaka? Je ne doute pas, saint ermite, que Râma ne t'accueille avec honneur. Mon époux aime la conversation et se plaît dans la compagnie des ascètes.»
À ces mots de Sîtâ, la charmante épouse de Râma, le vigoureux Démon, blessé par une flèche de l'Amour, lui répondit en ces termes: «Écoute qui je suis, de quel sang je suis né; et, quand tu le sauras, n'oublie pas de me rendre l'honneur qui m'est dû. C'est pour venir ici te voir que j'ai emprunté cette heureuse métamorphose, moi, par qui furent mis en déroute et les hommes et les Immortels avec le roi même des Immortels. Je suis celui qu'on appelle Râvana, le fléau de tous les mondes; celui sous les ordres de qui, femme ravissante, Khara gouverne ici le Dandaka. Je suis le frère et même l'ennemi de Kouvéra, dame aux brillantes couleurs; je suis un héros, le propre fils du magnanime Viçravas. Poulastya était le fils de Brahma, et moi, femme, je suis le petit-fils de Poulastya. J'ai reçu de l'Être existant par lui-même un don incomparable, celui de prendre à mon gré toutes les formes et de marcher aussi vite que la pensée. Ma force est renommée dans le monde: on m'appelle aussi Daçagrîva25; mais le nom de Râvana est encore plus célèbre, femme au candide sourire, et je le dois à la nature de mes œuvres26.
«Sois donc la première de mes épouses, auguste Mithilienne, sois à la tête de toutes ces femmes, mes nombreuses épouses, au plus haut rang elles-mêmes de la beauté. Ma ville capitale est nommée Lankâ, la plus belle des îles de la mer; elle est située sur le front d'une montagne et l'Océan se répand à l'entour. Elle est ornée de hauts pitons faits d'or épuré, elle est ceinte de fossés profondément creusés, elle porte comme une aigrette de palais et de belles terrasses. Non moins célèbre dans les trois mondes qu'Amarâvatî, la cité d'Indra, c'est la capitale des Rakshasas, de qui le teint imite la couleur des sombres nuages.
«C'est une île céleste, ouvrage de Viçvakarma, et large de trente yodjanas. Là, tu pourras te promener avec moi, Sîtâ, dans ses riants bocages; et tu n'auras plus aucun désir, noble dame, de revenir jamais habiter ces bois.»
À ces mots de Râvana, la charmante fille du roi Djanaka répondit avec colère au Démon, sans priser davantage ses discours: «Je serai fidèle à mon époux, semblable à Mahéndra, ce Râma, qu'il est aussi impossible d'ébranler qu'une grande montagne et d'agiter que le vaste Océan! Je serai fidèle à Râma, cet héroïque fils de roi, à l'immense vigueur, à la gloire étendue, qui a vaincu en lui-même ses organes des sens et de qui le visage ressemble au disque plein de l'astre des nuits! Ton désir, bien difficile à satisfaire, de t'unir à moi est celui du chacal, qui voudrait s'unir à la tigresse: il est aussi impossible que je sois touchée par toi, qu'il est impossible de toucher les rayons du soleil!
«Ô toi, qui veux enlever de force à Râma son épouse chérie, c'est comme si tu voulais arracher à la gueule d'un lion, ennemi des gazelles, la chair qu'il dévore plein de vigueur, impétueux, en fureur même!
«La différence qu'il y a dans les bois du chacal au lion; la différence qu'il y a du faible ruisseau à l'Océan: c'est la différence qui existe de toi à mon noble époux!
«Tant qu'il sera debout, son arc et ses flèches dans sa main, ce vaillant Râma, de qui la puissance est égale à celle de la divinité aux mille yeux, tu ne pourras, si tu m'enlèves, oui! tu ne pourras même digérer ta conquête, comme une mouche ne peut avaler la foudre!»
C'est ainsi qu'à ce langage impur du noctivague Démon répondit cette femme à l'âme pure; mais Sîtâ, vivement émue, tremblait en lui jetant ces paroles, comme un bananier superbe qu'un éléphant a brisé.
Le monarque des Rakshasas, quittant la forme de mendiant, revint à sa forme naturelle avec son long cou et son corps de géant. À l'instant ce noctivague Démon, frère puîné de Kouvéra, dépouillant ses placides apparences de religieux mendiant, rentra dans la hideuse réalité de son extérieur, semblable à celui de la Mort. Il avait un grand corps, de grands bras, une large poitrine, les dents du lion, les épaules du taureau, les yeux rouges, le corps bigarré et les cheveux enflammés.
Le rôdeur impur des nuits jeta ces mots à Sîtâ, parée de joyaux resplendissants, ornée des boucles noires de ses beaux cheveux, mais qui avait comme perdu le sentiment: «Femme, si tu ne veux pas de moi pour époux sous ma forme naturelle, j'emploierai la violence même pour te soumettre à ma volonté! Puisque la vigueur de Râma, qui t'a mise en oubli, te fait ainsi te glorifier devant moi, c'est que tu n'as jamais entendu parler, je pense, de ma force sans égale! Me tenant au sein des airs, je pourrais enlever la terre à la force de mes bras; je pourrais même tarir l'Océan comme une coupe: je pourrais tuer la Mort, si elle combattait avec moi! Je pourrais offusquer le soleil de mes flèches aiguës; je pourrais fendre même la surface de la terre! Vois donc, insensée, que je suis ton maître, que je prends à mon gré toutes les formes, et donne à qui je veux les biens que l'on désire!»
Quand il eut ainsi parlé, Râvana, cette âme corrompue, égaré par l'amour, osa prendre Sîtâ, comme Bouddha27 saisit dans les cieux la brillante Rohinî28.
Elle, baignée de larmes et pleine de colère: «Méchant, dit alors Sîtâ, tu mourras immolé par la vigueur du magnanime Râma! Insensé, tu exhaleras bientôt avec les tiens, ô le plus vil des Rakshasas, ton dernier soupir!»
À ces mots de la belle Vidéhaine, la fureur du cruel Démon enflamma d'un éclat fulgurant ses dix faces pareilles aux sombres nuages. Râvana irrité brûlait, pour ainsi dire, la tremblante Vidéhaine avec ses regards flamboyants comme le feu sous des sourcils contractés et bien épouvantables à voir. De sa main gauche, il prit la belle Sîtâ par les cheveux; de sa main droite, il empoigna les deux cuisses de la princesse aux yeux de lotus. Aussitôt qu'elle se vit dans les bras du vigoureux Démon, Sîtâ de jeter ces cris: «À moi, cher époux!... Pourquoi, héros, ne me défends-tu pas!... À moi Lakshmana!»
À l'aspect du monstre aux longues dents acérées, à l'immense vigueur et semblable au sommet d'une montagne, toutes les Divinités du bois, saisies de crainte, s'enfuirent tremblantes çà et là. Une fois que le robuste Démon, tourmenté par l'amour, eut enveloppé de ses bras cette femme, les amours de Râma, il s'élança dans les cieux avec elle malgré sa résistance, comme Garouda, d'un vol rapide, emporte dans les airs l'épouse du roi des serpents.
Au même instant apparut de nouveau le char de Râvana, ouvrage de la magie, vaste, céleste, au bruit éclatant, aux membres d'or, attelé de ses ânes merveilleux. Le ravisseur, menaçant la Vidéhaine avec une voix forte et des paroles brutales, la prit alors dans son sein et la plaça dans son char: c'était l'époque de l'année où la nuit et le jour se partagent le cercle diurne en deux parties égales, le quantième du mois où la lune remplit de lumière toute la moitié de son disque, et l'heure du jour où le soleil arrive à la moitié de sa carrière.
Le Démon ravit l'épouse d'autrui comme un çoûdra qui dérobe l'audition des Védas. Enlevée par ce monstre, la sage Mithilienne appelait, bourrelée de chagrin: «À moi, criait-elle, mon époux!» mais son mari errait au loin dans les bois et ne pouvait l'entendre.
En ce moment, sur le plateau d'une montagne, dans la forêt aux retraites diverses, dormait, le dos tourné au soleil enflammé, le monarque des oiseaux, Djatâyou, à la grande splendeur, au grand courage, à la grande force. Le roi des oiseaux entendit cette plainte comme le son d'une voix apportée dans un rêve, et cette lamentation, entrée dans le canal de ses oreilles, vint frapper violemment son cœur, comme la chute du tonnerre. Réveillé en sursaut par sa vieille amitié pour le roi Daçaratha, il entendit le bruit d'un char qui roulait avec un son pareil au fracas des nuages.
Il jette ses regards dans les cieux, il observe l'un après l'autre tous les points cardinaux de l'espace étendu, il voit Râvana et la Djanakide poussant des cris. Voyant ce Rakshasa enlever la bru de feu son ami, le roi des oiseaux, pénétré d'une bouillante colère, s'élança dans les airs d'un rapide essor. Là, ce puissant volatile, tout flamboyant de colère, se tint alors devant le Rakshasa et se mit à planer sur la route de son char:
«Démon aux dix têtes, dit-il, je suis le roi des vautours; mon nom est Djatâyou à la grande vigueur; je me tiens ferme dans l'antique devoir et je marche avec la vérité. Toi, monarque à la force immense, tu es le plus élevé dans la race des Rakshasas et tu as maintes fois vaincu les dieux en bataille. Je ne suis plus qu'un oiseau vieux, affaibli dans sa vigueur; mais tu vas connaître dans un combat, petit-fils de Poulastya, ce qui me reste encore de vaillance, et tu n'en sortiras point vivant!
«Comment un roi fidèle à son devoir peut-il souiller une femme qui n'est pas la sienne! C'est aux rois surtout qu'il appartient de protéger les femmes d'autrui. Reviens de cette pensée, être vil, d'outrager la femme d'un autre, si tu ne veux que je te pousse à bas de ton char magnifique comme un fruit que l'on secoue de sa branche!
«Esprit mobile avec un naturel méchant, comment se fait-il qu'on t'ait donné l'empire, ô le plus vil des Rakshasas, comme on donnerait au pécheur un siége dans le paradis? Quand Râma, cette âme juste et sans péché ne t'a offensé, ni dans ta ville, ni dans ton royaume, pourquoi donc, toi, lui fais-tu cette offense? Pour venger Çoûrpanakhâ, si Khara est venu dans le Djanasthâna et si vaincu il y trouva la mort, est-ce là un crime dont Râma soit coupable? Quand il y vint aussi quatorze milliers de Rakshasas pour tuer Râma et Lakshmana, si le bras du Raghouide leur fit mordre à tous la poussière, dis, et que ta parole soit l'expression de la vérité, est-ce encore une faute qu'il faille reprocher à ce noble maître du monde? Est-ce un motif pour te hâter d'enlever son épouse?
«Lâche promptement l'auguste Vidéhaine, ou je vais te consumer de mon regard épouvantable, destructeur, incendiaire, comme Vritra fut consumé par le tonnerre de Mahéndra! Ne vois-tu pas que tu as lié au bout de ta robe un serpent à la dent venimeuse? Ne vois-tu pas que la mort a passé déjà son lacet autour de ton cou? Insensé, il ne faut pas entrer dans une condition où l'on trouverait sa mort; et l'homme ne doit pas accepter une perle même, si elle peut un jour amener sa ruine!
«Il y a soixante mille ans que je suis né, Râvana, et que je gouverne avec justice le royaume de mon père et de mon aïeul. Je suis vieux, et toi, héros, tu es jeune, monté sur un char, une cuirasse devant ta poitrine, un arc à ton poing; mais aujourd'hui, ravisseur de la Vidéhaine, tu ne saurais m'échapper sain et sauf!»
À ces mots, prononcés avec tant de justesse par le vautour Djatâyou, les vingt yeux du Rakshasa irrité brillèrent menaçants et pareils au feu. Avec des regards enflammés de colère, agitant ses pendeloques d'or épuré, le monarque des Rakshasas s'élança furieux sur le roi des oiseaux.
Voici donc l'oiseau, frappant et de son bec et de ses ailes, ayant pour troisième arme ses pattes crochues, et Râvana à la grande force, qui luttent sans peur l'un contre l'autre.
Le Démon fit pleuvoir sur le roi des vautours ses flots épouvantables de traits, de javelots, de flèches en fer aux pointes aiguës, aux barbes alternées. Le monarque des oiseaux, enveloppé dans ces réseaux de flèches, reçut dans le combat sans bouger ces dards coup sur coup de Râvana; mais ensuite, enflammé de colère, déployant son immense envergure telle qu'une montagne, il s'abattit sur le dos de son ennemi et le déchira avec ses fortes serres. Djatâyou, à la grande force, le souverain des oiseaux, ouvrit de sanglantes blessures dans le corps du guerrier avec ses pattes armées d'ongles tranchants; mais Râvana, débordant de colère, ce monstre aux dix visages, perça le volatile à son tour avec ses flèches empennées d'or et semblables au tonnerre même. Néanmoins, sans penser ni aux dards que lui décochait Râvana, ni même à ses blessures, le roi des oiseaux fondit sur lui tout à coup.
Le volatile aux grandes serres s'éleva dans les cieux, et, dressant les deux ailes sur la tête de son ennemi, il en battit avec une fureur acharnée le front du Rakshasa. Puis, soudain l'oiseau-roi de briser dans ses pattes l'arc avec la flèche de son rival; et, quand il eut rompu cet arc décoré de perles et de joyaux, arme divine et pareille au feu, le volatile à la grande splendeur s'esquiva d'un agile essor.
Le monarque ailé revint battre à coups redoublés son diadème céleste, d'or massif, embelli par toutes les sortes de pierres fines: le vigoureux oiseau, plein de fureur, lui jeta sa couronne à bas sur les plaines de l'air, et la tiare en tombant éclaira comme le disque du soleil. Il frappa même les ânes aux visages de vampires, aux caparaçons d'or, et, les traînant çà et là dans sa fougue, le héros emplumé les eut bientôt séparés de la vie. Il brisa le grand char aux ais variés d'or et de pierreries, aux roues et au timon parsemés d'ornements, cette voiture, qui marchait d'un mouvement spontané et répandait une vaste épouvante. Il renversa le cocher, et, quand il eut bientôt déchiré son corps d'une serre pareille au crochet aigu qui sert à conduire les éléphants, il jeta son cadavre hors du véhicule fracassé.
Aussitôt que Râvana se vit avec son arc rompu, son char brisé, son attelage tué, son cocher sans vie, il prit la Vidéhaine dans ses bras et s'élança d'un bond sur la terre. À la vue de Râvana descendu sur la terre et veuf de son char brisé, tous les êtres d'applaudir à l'envi le roi des vautours: «Bien! bien!» lui crièrent-ils.
Quand il eut exécuté ce lourd travail, Djatâyou, sur qui pesait le poids de la vieillesse, en ressentit de la fatigue: Râvana l'observait, et, quand il vit le prince des oiseaux déjà las par l'effet de son grand âge, il reprit la Vidéhaine, et joyeux il s'élança de nouveau dans les airs. Le monarque des vautours, Djatâyou prit aussitôt son essor dans les cieux, et, suivant le Démon, qui serrait la fille du roi Djânaka contre son flanc, il tint ce langage au ravisseur:
«Méchant, scélérat, artisan de cruautés, depuis que, poussé au vol par ton âme rapace, tes mains ont ravi Sîtâ, tu es comme une victime consacrée déjà pour l'autel! Le héros tue son ennemi et le dépouille, ou, percé de flèches, il reste lui-même sans vie sur le champ de bataille; mais le héros ne foule jamais la route où marche le voleur! Combats, si tu es un héros! Arrête un instant, Râvana, et tu vas te coucher mort sur la terre, comme ton frère le vaillant Khara! Plus d'une fois, tu as vaincu dans la guerre les Dieux et les Dânavas; mais le fils du roi Daçaratha, ce beau Râma, qui n'a point oublié ses exercices de kshatrya, tout vêtu qu'il est ici avec un habit d'écorce, t'aura bientôt fait mordre la poussière!»
À ces mots du roi des oiseaux, l'orgueilleux monarque des Rakshasas lui répondit en ces termes, les yeux rouges de colère: «Tu nous as fait voir autant qu'il faut ton amitié pour le roi Daçaratha; ce que tu devais à Râma est largement acquitté: ne te fatigue pas davantage!»
À ces paroles fières, le plus éminent des oiseaux lui répondit sans émotion: «Montre-moi donc ici tout ce que tu as de force, de vigueur, de puissance et ton plus grand courage: cruel, tu ne t'en iras pas vivant! Ravisseur des épouses d'autrui, âme impatiente, vendue au mensonge, amie de la cruauté, tu brûleras dans l'épouvantable Naraka sur le feu de ton action!»
À peine Djatâyou eut-il achevé ces belles paroles, que le robuste volatile se précipita avec impétuosité sur le dos même du Rakshasa. Il déchira tout l'entre-deux des épaules du monstre aux dix têtes avec ses ongles perçants et semblables aux aiguillons du cornac. Le bec et les serres de l'oiseau couvraient de blessures et mettaient le noctivague en morceaux. Saisi par les ongles acérés, le Démon s'agitait de tous les côtés, comme un éléphant se remue avec impatience, quand le conducteur est monté dessus et lui fait sentir sa pointe. Avec ses griffes, le roi des oiseaux lui sillonna tout le dos; avec ses griffes et les blessures de son bec tranchant, Djatâyou laboura le cou entièrement. Avec les armes que lui donnaient son bec, ses pattes crochues et ses grandes ailes, il arracha les rudes cheveux du monstre et lui fit sentir la douleur dans tous les yeux de ses dix têtes.
Enfin, le noctivague prit la Vidéhaine à son flanc gauche et se mit lestement à frapper de sa main droite le volatile avec fureur. De son côté, enflammé de colère, Djatâyou, blessant à coups redoublés avec les serres, le bec et les ailes, fit passer Râvana dans cette guerre à la couleur éclatante d'un açoka en fleurs. Mais le vigoureux Daçagrîva furieux, s'armant de ses poings et de ses pieds, abandonne la Vidéhaine et fait pleuvoir une grêle de coups sur le roi des vautours.
Ce nouveau combat entre ces deux athlètes d'une force prodigieuse, ne dura qu'un instant. En effet, Râvana, dégagé, leva son épée, il perça le flanc, il coupa les deux pieds, il trancha les deux ailes de l'oiseau, qui luttait si vaillamment pour la cause de Râma. Ses ailes abattues par le Rakshasa aux féroces exploits, le vautour tomba rapidement sur la terre, n'ayant plus qu'un souffle de vie.
Quand elle vit l'oiseau gisant sur le sol et baigné de sang, la Vidéhaine, profondément affligée, courut à lui comme elle eût fait pour son époux. Le roi de Lankâ contemplait ce vautour à l'âme généreuse, la poitrine toute blanche, le reste du corps semblable aux sombres nuages, abattu maintenant sur la terre, où Djatâyou se débattait misérablement. Alors Sîtâ étreignit dans ses bras l'oiseau gisant sur la face de la terre et vaincu par l'épée de Râvana, en même temps que la plaintive Djanakide mouillait de pleurs son visage brillant comme l'astre des nuits.
«Le voilà donc gisant inanimé sur la terre, disait-elle, celui même qui eût dit à Râma que je vis encore, et que, tombée dans une telle infortune, je suis encore vertueuse: ah! cette heure sera aussi l'heure de ma mort! Râma, certainement! ne sait pas quel grand malheur a fondu sur nous; et, tandis qu'il erre, son arc bandé à la main, le Kakoutsthide ignore sans doute quel monstre vint ici!»
Une et deux fois elle appela Râma, et Kâauçalyâ, sa belle-mère, et Lakshmana lui-même: la tremblante Vidéhaine leur jetait en vain ces appels redoublés. Le monarque des Rakshasas courut alors vers sa captive, le visage pâle d'effroi, les parures et les bouquets de fleurs en désordre. Elle s'accrochait des mains aux sommités des arbustes, elle serrait les grands arbres dans ses bras et poussait de sa douce voix ces cris répétés: «Sauve-moi! sauve-moi!»
Mais lui, pareil à la mort, il saisit par les cheveux comme pour trancher sa vie, cette femme consternée, à la voix expirante, isolée de son époux dans ces bois. À la vue de cette violence infligée à Sîtâ, la compassion et la douleur émurent tous les grands saints, qui habitaient dans la forêt Dandaka. Devant cet outrage fait à Sîtâ, l'espace infini du monde avec tous les êtres animés ou non fut enveloppé d'une profonde obscurité. Quand il vit de son regard céleste l'infortunée subir cette injure, le père suprême de toutes les créatures prononça lui-même ces paroles dans sa béatitude: «Le crime est consommé!»
Elle eut beau crier: «Râma! Râma!... À moi Lakshmana!» le Démon reprit la Vidéhaine et continua sa route dans les airs. Avec ses membres atourés de leurs bijoux d'un or épuré, avec sa robe de soie jaune, elle brillait alors, cette fille des rois, comme l'éclair au milieu du ciel! Sa robe jaune, que l'air soulevait par-dessus Râvana, jetait son éclat sur le géant et lui donnait les apparences d'une montagne, dont la cime est embrasée par le feu.
En voyant, sur le fond du ciel, sa figure immaculée se détacher du sein de son ravisseur, on eût dit la lune, qui se lève, après qu'elle a percé un sombre nuage.
Un pied de la belle Vidéhaine laissa échapper son bracelet, qui tomba sur la terre, éclatant comme le feu et pareil à un disque d'éclairs.
Les bijoux de la Vidéhaine et tous ses joyaux couleur du feu tombaient du ciel rapidement sur la terre, semblables à des étoiles qui se détachent du firmament. Son blanc et riche fil de perles se rompit au milieu du sein et parut dans sa chute comme le Gange, qui se répand du ciel sur la terre. Battus par le vent, tous les arbres, habités par les familles des oiseaux les plus variés, semblaient dire avec le bruit de leurs cimes émues: «Ne crains pas! ne crains pas!»
Irrités contre son ravisseur, les lions, les tigres, les éléphants, les gazelles couraient après Sîtâ dans la grande forêt et marchaient tous pêle-mêle derrière son ombre. Quand le soleil consterné vit ce rapt de l'auguste Vidéhaine, son disque pâlit et son brillant réseau de lumière disparut.
«Il n'y a plus de justice! D'où viendra maintenant la vérité? Il n'y a plus de rectitude! Il n'est plus de bonté!» Ainsi, partout où Râvana emportait l'épouse de Râma, ainsi gémissaient dans le ciel toutes les créatures, à la vue de cette violence infligée à l'illustre Vidéhaine, qui appelait de sa voix aux syllabes douces: «Hâ! Lakshmana!... à moi, Râma!» et qui jetait, hélas! toujours en vain, des regards multipliés sur toute la surface de la terre.
Chemin faisant, la sage Vidéhaine, enlevée dans le sein de Râvana, dit en pleurant, ses yeux rouges de larmes et de colère, au monarque des Rakshasas, de qui les yeux inspiraient la terreur: «Tu montres bien ici, roi des Rakshasas, ton courage sans pareil! Cette prouesse, vil Démon, ne te fait-elle pas rougir, toi, qui veux m'enlever, abusant de la force et sachant que je suis abandonnée! C'est toi qui, voulant me ravir à mon époux, que tu n'osais affronter, oui! c'est toi, âme corrompue, qui le fis écarter de sa chaumière avec ce prestige d'une gazelle, ouvrage de la magie! Tu montres bien ici, roi des Rakshasas, ton courage sans pareil! Tu m'as conquise, vraiment! dans un noble combat, où ton nom fut proclamé à haute voix! Ce cri, qui ressemblait à la voix de Râma, ce cri de détresse, qui déchira mon cœur, n'était qu'un artifice de toi! Comment n'as-tu pas de honte, vil Démon, après que tu as commis une telle action, le rapt d'une femme en l'absence de son mari!
«Râma fut éloigné ainsi de l'ermitage: toi, voici que tu fuis! alors, qu'est-il possible de faire? Attends un instant, et tu ne t'en iras pas avec le souffle de la vie!»
C'est ainsi que le scélérat enlevait, malgré sa résistance, cette infortunée toute pantelante, baignée de larmes, plongée dans le chagrin, horriblement tourmentée, plusieurs fois malade et qui exhalait des plaintes touchantes, précédées par des gémissements.
Il dirigea sa marche le front tourné vers la rivière Pampâ, mais d'un esprit agité jusqu'à la démence. Une fois ce cours d'eau franchi dans son vol, le roi des Rakshasas tendit vers le mont Rishyamoûka, tenant la Mithilienne en pleurs dans ses bras! La princesse enlevée n'aperçut nulle part un défenseur, mais elle vit sur le sommet de la montagne cinq des principaux singes. La Djanakide aux grands yeux, à la taille charmante, jeta au milieu des cinq quadrumanes ses brillantes parures et son vêtement supérieur, tissu de soie avec un éclat d'or: «S'ils allaient raconter ce fait à Râma!» pensait-elle, ses regards attachés sur la terre et ses yeux versant des larmes. D'un mouvement rapide, elle fit tomber au milieu d'eux l'habillement avec les joyaux; et, dans son agitation intérieure, le monstre aux dix têtes ne s'aperçut pas que Sîtâ jetait aux pieds des singes tous ses bijoux, et même que cette femme à la taille gracieuse n'avait plus ni sa divine aigrette de pierreries ni aucune de ses parures. Les chefs des singes, tournant vers Sîtâ les regards curieux de leurs yeux bistrés, virent alors cette dame aux grands yeux, qui invectivait Râvana.
Parvenu dans sa grande cité aux larges rues bien distribuées, il déposa enfin sa victime, comme Mâya l'Asoura déposa jadis la Déesse Mâyâ. Le monarque aux dix têtes appela des Rakshasîs à l'aspect épouvantable et leur intima ses volontés pour la surveillance de sa captive: «Consacrez, dit-il à ces furies, qui toutes, debout et réunies devant lui, tenaient leurs deux paumes rassemblées en coupe à la hauteur du front; consacrez sans négligence toute votre attention à faire que personne en ces lieux, ni homme ni femme, ne parle à cette Vidéhaine sans ma permission. Donnez-lui tout ce qu'elle désire en parfums, fourrures, habillements, or, pierreries ou perles; je l'accorde... Ne l'oubliez pas! elle n'attache aucun prix à sa vie, celle qui dira jamais, sciemment ou même à son insu, une parole qui soit désagréable à ma Vidéhaine!»
Quand le Démon eut fait entrer sa captive dans Lankâ, Brahma joyeux tint ce langage à Çatakratou: «C'est pour le bien des trois mondes et pour le mal des Rakshasas, dit le père des créatures au roi des Immortels, que Râvana, l'âme cruelle, a conduit Sîtâ dans sa ville.
«Cette dame de la plus haute noblesse, fidèle à son époux et qui a toujours vécu dans les plaisirs, ne voyant plus son mari et consumée de chagrins, parce qu'elle en est séparée, n'ayant plus maintenant sous les yeux que des Rakshasas et harcelée sans cesse par les menaces de leurs femmes: «Comment, se dira-t-elle, entrée dans Lankâ, ville bâtie sur une île de la mer, souveraine des rivières et des fleuves; comment Râma saura-t-il que l'on me retient ici et que j'y marche sur la ligne de mes devoirs?»
«Roulant cette pensée en soi-même, captive, isolée dans sa faiblesse, elle refusera toute nourriture, soutien de la vie, et renoncera sans doute à l'existence. De nouveau, il me vient aujourd'hui cette crainte que Sîtâ ne veuille plus supporter le poids de sa vie. Va donc promptement, fils de Vasou, console Sîtâ, entre chez elle et présente lui de ma part ce vase de beurre céleste et clarifié.» À ces mots, le Dieu Indra partit, accompagné du Sommeil, pour la ville soumise aux lois de Râvana. Ils arrivent, et le saint meurtrier du mauvais Génie Pâka dit à son compagnon: «Sommeil, trouble ici les paupières des femmes Rakshasîs!» Invité de cette manière, le Dieu qui préside au sommeil, plein d'une joie suprême, les endormit toutes pour le succès du roi des Immortels.
L'occasion favorable ainsi donnée, la Divinité aux mille regards s'approcha de Sîtâ et l'auguste époux de Çatchî commença par lui inspirer de la sécurité: «Je suis le roi des Dieux: la félicité descende sur toi! lui dit-il; jette les yeux sur moi, femme au candide sourire! Ton noble Raghouide, fille du roi Djanaka, jouit avec son frère d'une bonne santé. Un jour, ce prince équitable viendra lui-même dans cette Lankâ, soumise aux lois de Râvana. Environné d'ours et de singes par milliers de kotis, ce digne enfant de Raghou, accompagné de son frère et suivi de son armée, t'emmènera dans sa ville, après qu'il aura fait mordre la poussière à tous les Rakshasas, grâce à la vigueur de son bras, et tué Râvana même dans une bataille. Oui! Djanakide, vainqueur de Râvana et de son armée, ce puissant guerrier t'emmènera de ces lieux sur le char Poushpaka: étouffe le souci qui te ronge le cœur! Pour en assurer le succès, je vais prêter mon aide à l'entreprise de ce roi magnanime: ainsi ne te livre pas à la douleur, fille du roi Djanaka.
«Grâces à moi, ce héros à la grande vigueur franchira l'Océan: c'est déjà moi, noble femme, qui ai su me procurer ici le sommeil de tes Rakshasîs par les enchantements de la magie.
«Prends ce vase de beurre clarifié, que je te présente; mets le temps à profit et mange, éminente Dame, cet aliment délicieux, suprême, divin! Une fois que tu auras goûté ce mets, reine charmante, tu ne seras plus affligée, très-vertueuse et noble Dame, ni par la faim, ni par les maladies horribles ou même par la pâleur.»
À ces mots, toute remplie de doute: «Comment saurai-je, lui dit Sîtâ, que c'est bien Indra, le divin époux de Çatchî, que je vois présent ici devant mes yeux? Si tu es vraiment le roi même des Immortels, montre-moi sans tarder les signes auxquels on reconnaît un Dieu et dont j'ai entendu traiter mainte fois en présence de mon instituteur spirituel!»
À ces mots de Sîtâ, le fils de Vasou fit ce qu'elle demandait: il se tint sans toucher la terre de ses pieds et regarda sans cligner les yeux. Reconnaissant à ces traits qu'il était véritablement le roi des Dieux, la Mithilienne dit alors pleine de joie: «Je te vois maintenant de la manière que t'ont vu le roi mon beau-père et le souverain de Mithila, mon père: tu es, divin Indra, le protecteur de mon époux. Il vit donc heureux, mon noble Raghouide, avec son frère sous ta céleste protection! J'en reçois la nouvelle avec bonheur, Dieu à la force immense. Ce lait immortel et suprême, donné par toi, je le bois, comme tu m'y invites, à l'accroissement de la famille des Raghouides!»
Ensuite, ayant pris la coupe aux mains du grand Indra, la Mithilienne au candide sourire l'offrit d'abord à son époux, ensuite à Lakshmana: «Puissent longtemps vivre mon époux à la force puissante et son frère!» Elle dit; et sur ces mots, la Vidéhaine mangea cet aliment fortuné. Quand elle eut pris cette réfection, la Dame au charmant visage sortit de l'épuisement où l'avait jetée la faim: puis, Mahéndra, lui ayant raconté l'histoire des événements à venir, s'éleva dans les airs et partit.
Une fois qu'il eut tué le Démon, qui savait prendre à son gré toutes les formes, ce Mârîtcha, qui marchait devant lui sous les apparences d'une gazelle, Râma, quittant cette partie du bois, retourna chez lui.
Quand il songeait aux moyens avec lesquels Mârîtcha l'avait écarté de sa chaumière; à la manière dont cette gazelle d'or, frappée de sa flèche, avait laissé voir le Rakshasa, qui s'était caché dans ses formes; au cri, que le Démon avait jeté en expirant: «À moi, Lakshmana!..... Je suis mort!.....» Cette voix, imitant la mienne, se disait-il plein d'angoisse, a dû procurer aux Rakshasas cette favorable occasion qu'ils désiraient bien trouver! Daigne le ciel garder Sîtâ délaissée dans la grande forêt; car leur défaite dans le Djanasthâna a soulevé contre moi la haine des Rakshasas!»
Tandis qu'il agitait ces réflexions en lui-même, le Raghouide inquiet rencontra Lakshmana accourant à sa rencontre avec une splendeur éteinte. À ce héros triste, abattu, consterné, le visage altéré, Râma encore plus consterné lui-même de jeter ces mots avec tristesse et plein d'abattement. «Hâ, Lakshmana! que tu as fait une chose blâmable de venir ici, abandonnant Sîtâ dans cette forêt déserte, infestée par les Rakshasas! Je ne puis en douter maintenant d'aucune manière: la fille du roi Djanaka est égorgée ou même dévorée par les Démons, qui habitent dans ces bois. Car de sinistres augures se montrent à nos yeux en plus grand nombre. Puissions-nous retrouver saine et sauve notre chère Vidéhaine! En effet, cet animal, qui m'avait séduit avec ses apparences de gazelle, m'attira loin par des allèchements donnés à mon espérance; mais, frappé enfin d'une flèche après une grande fatigue, il abandonna ses formes de gazelle et ne montra plus en lui qu'un Rakshasa!»
Après qu'il eut fouillé toute sa retraite, le Raghouide, pénétré de la plus vive douleur, interrogea le fils de Soumitrâ au milieu de son ermitage: «Quand je t'avais donné, plein de confiance en toi, la belle Mithilienne à titre de dépôt dans cette forêt déserte, infestée par les Rakshasas, comment s'est-il fait que tu l'aies abandonnée pour venir me trouver? Ton arrivée inattenduevers moi, après ce délaissement de Sîtâ, a troublé véritablement toute mon âme en y jetant soudain le soupçon d'un horrible forfait. À peine t'eus-je aperçu de loin marchant au milieu des bois sans être accompagné de Sîtâ, que je sentis battre mon cœur, Lakshmana, trembler mon œil et mon bras gauches.»
À ces mots, le Soumitride aux signes heureux, Lakshmana, tout plongé dans la douleur et le chagrin, fit cette réponse au noble enfant de Raghou: «Ce n'est pas de moi-même, par un acte de mon plein gré, que je suis venu, abandonnant Sîtâ. Elle m'en a donné l'ordre elle-même, et là-dessus je suis parti. En effet, ces mots: «Lakshmana, sauve-moi!» ce cri, que le noble Démon avait jeté au loin à travers une vaste expansion, est tombé dans l'oreille de la Mithilienne. À ce cri de détresse, elle, inquiète dans sa tendresse pour son époux: «Va! cours!» m'a-t-elle dit, baignée de larmes et palpitante de terreur. Quand elle m'eut plusieurs fois répété cet ordre: «Pars!» alors moi, qui désirais faire ce que tu avais pour agréable, je dis à ta Mithilienne: «Je ne vois personne qui puisse mettre, Sîtâ, ton époux en danger.
«Rassure-toi! cette parole, à mon avis, est un prestige et non une réalité. Comment lui, ce noble prince, qui serait le sauveur des treize Dieux mêmes, aurait-il pu dire cette lâche et méprisable parole: «Sauve-moi!» Pour quelle raison et par quelle bouche, imitant la voix de mon frère, furent jetés ces mots étranglés: «Sauve-moi, fils de Soumitrâ?» C'est là précisément ce dont je me défie! Loin de toi ce trouble, où je te vois tombée! Sois tranquille! N'aie point d'inquiétude! Il n'existe pas dans les trois mondes un homme qui puisse vaincre ton époux dans un combat: oui! il est impossible à nul être, soit né, soit à naître, de gagner sur lui une bataille!»
«À ces mots, ta Vidéhaine m'adressa, versant des larmes et d'une âme égarée, ces mordantes paroles: «Ton cœur est placé en moi: tu es d'une nature infiniment dépravée; mais, si mon époux reçoit la mort, ne te flatte pas encore, Lakshmana, de posséder sa femme!»—Ainsi invectivé par la Vidéhaine, je suis sorti indigné de l'ermitage, mes yeux rouges et mes lèvres tremblantes de colère.»
Au fils de Soumitrâ, qui tenait ce langage, Râma fit cette réponse, l'esprit affolé d'inquiétude: «Tu as commis une faute, mon ami, de quitter l'ermitage et de venir. Quoiqu'elle sût bien que c'est la nécessité de réprimer les Démons qui m'oblige à me tenir ici dans ces bois, ta grandeur n'a pas craint d'en sortir à ces paroles irritées de la Mithilienne. Je ne suis pas content de toi: je n'approuve pas que tu aies délaissé ma Vidéhaine, surtout à la voix mordante d'une femme courroucée.»
À l'aspect de ce Djanasthâna, qui semblait aussi pleurer de tous les côtés, Râma dit encore, poussant des cris et levant au ciel ses deux bras luisants: «Si cachée derrière un arbre, Sîtâ, tu veux rire de mon inquiétude, que la vive douleur, où ton absence m'a jeté, noble Dame, suffise à ton badinage!... Sîtâ aime à jouer avec ces faons apprivoisés de gazelle; mais tu ne vois point ici avec eux, Lakshmana, leur maîtresse aux grands yeux!... Ces bijoux d'or, Lakshmana, ces paillettes brisées d'or, avec cette guirlande, répandues sur la terre, ils étaient dans la parure de ma Vidéhaine!... Vois, fils de Soumitrâ! d'affreuses gouttes de sang, pareilles à de l'or épuré, couvrent de tous côtés la surface de la terre!
«Je pense, Lakshmana, que la sainte pénitente du Vidéha, déchirée et percée de leurs dents, fut mise en pièces ou dévorée même par ces Démons habiles à changer de formes. Vois ces traces, fils de Soumitrâ! Elles signalent ici un combat livré à cause de ma Vidéhaine, que deux Rakshasas impurs se disputaient. Que devint, hélas! entre ces deux noctivagues, qui se battaient pour elle, son visage, dont l'éclat sans tache ressemble à l'astre des nuits?
«À qui appartient, mon ami, ce grand arc, avec des ornements d'or et pareil à l'arc même d'Indra, que je vois tombé là et rompu sur la terre! À qui était cette armure, qui gît non loin brisée, cuirasse d'or aux ornements de pierreries et de lapis-lazuli, brillante comme le soleil dans sa jeunesse du matin? À qui fut ce parasol zébré de cent raies, mon ami, et rehaussé d'une céleste guirlande de fleurs, que tu vois là jeté sur la terre, avec un sceptre cassé? Héros, à quel maître furent tués dans le combat ces ânes aux grands corps, aux formes épouvantables, aux plastrons d'or, aux visages de vampires?
«Où est allée cette femme aux beaux yeux, aux belles dents, aux paroles toujours pleines de convenance? Où est allée ma souveraine, Lakshmana, après qu'elle m'eut abandonné sous le poids de mon accablante douleur, comme la splendeur abandonne l'astre du jour sur le front du couchant?»
Quand il eut fouillé ainsi de ses regards le Djanasthâna de tous les côtés, le fils de Raghou, bien tourmenté par le chagrin, n'y rencontra pas la fille du roi Djanaka.
Voyant que ses recherches ne lui avaient pas rendu son épouse, le fils du roi Daçaratha, cet homme supérieur, que l'absence de Sîtâ avait plongé dans une immense et terrible douleur, ne pouvait revenir à la quiétude, comme un grand éléphant qui ne peut sortir du vaste bourbier où il est entré, mais qui s'y enfonce de plus en plus.
Animés par le désir de voir Sîtâ, les deux héros visitèrent, et les forêts, et les montagnes, et les fleuves, et les étangs. Râma, secondé par Lakshmana, de fouiller toute la montagne avec ses bois et ses bocages: ils sondèrent tous les deux les plateaux, les grottes et les viviers fleuris de ce mont aux cimes nombreuses, couvert par des centaines de métaux divers; mais ils ne purent nulle part rencontrer celle qu'ils cherchaient.
Enfin, ils aperçurent, couché sur la terre, baigné de sang et ses deux ailes coupées, l'oiseau géant Djatâyou, semblable aux cimes d'une montagne. À la vue de ce volatile, Râma tint ce langage à son frère: «On ne peut en douter, ma Vidéhaine fut dévorée ici par ce monstre! Ce vautour est sans doute un Rakshasa qui erre dans la forêt avec cette forme empruntée: il fait ici la sieste à son aise, bien repu de ma Sîtâ aux grands yeux!
«Je vais le frapper d'un coup rapide avec mes flèches à la pointe enflammée, qui volent droit au but, comme le Dieu aux mille yeux frappe dans sa colère allumée une grande montagne avec son tonnerre!»
À ces mots, encochant une flèche à son arc, il fondit irrité sur le vautour, et la terre en fut comme ébranlée sous les pieds du héros tout ému. Alors ce volatile infortuné, qui vomissait le sang à pleine bouche: «Râma!... Râma! dit-il avec une voix plaintive au Raghouide en courroux. Cette femme, que tu cherches comme une plante salutaire dans la forêt, Sîtâ et ma vie, noble fils du roi des hommes, c'est Râvana, qui les a ravies toutes les deux à la fois!
«J'ai vu, abusant de la force, Râvana enlever ta Vidéhaine, abandonnée par toi, vaillant Raghouide, et par Lakshmana. J'ai volé au secours de Sîtâ, mon fils, et j'ai renversé dans une bataille Râvana sur le sol de la terre avec son char fracassé. Cet arc ici rompu est à lui; c'est encore à lui cette ombrelle déchirée: c'est à lui qu'appartient ce char de guerre, et c'est moi qui l'ai brisé. Ici, j'ai livré à deux et plusieurs fois une longue, une affreuse bataille à Râvana, et j'ai déchiré ses membres à grands coups de mes ailes, de mon bec ou de mes serres. Mais, trop vite fatigué à cause de ma vieillesse, Râvana m'a coupé les deux ailes; il prit ta Vidéhaine sur le bras et s'enfuit de nouveau dans les airs.
Quand Râma eut reconnu Djatâyou dans le volatile qui racontait cette histoire, il embrassa le monarque des vautours et se mit à pleurer avec le fils de Soumitrâ. À la vue du malheureux oiseau, poussant toutes sortes de gémissements, délaissé même dans ce lieu impraticable et solitaire, Râma plein de tristesse tint alors ce langage à Lakshmana: «Ma déchéance du trône, mon exil dans les bois, la perte de Sîtâ et la mort de mon père: voilà tombés sur moi des malheurs tels qu'ils pourraient incendier le feu même! Si j'allais puiser de l'eau à la mer salée, on verrait sans doute cette reine des rivières et des fleuves se tarir aussitôt que je viendrais à toucher ses rives! Il n'est pas dans ce monde avec toutes ses créatures, douées ou non du mouvement, un être plus malheureux que moi, enveloppé dans cet immense filet d'infortunes! Cet ami de mon père, ce roi des vautours, chargé d'années, le voilà donc gisant sur la terre, frappé lui-même par l'adversité de mon Destin!»
Il dit, et Râma sur ces mots, lui montrant toute l'affection d'un père, caressa de sa main avec Lakshmana le malheureux vautour.
«Djatâyou, si tu as encore la force d'articuler quelques mots, parle-moi, s'il te plaît, de Sîtâ et des circonstances qui ont amené ta mort à toi-même.
«Pour quelle raison Sîtâ fut-elle enlevée? Quelle offense Râvana avait-il reçue de moi? ou dans quel lieu avait-il vu ma bien-aimée? Quelle est la forme, quelle est la vigueur, quelles sont les prouesses de ce Rakshasa? Où son palais est-il situé? Parle, mon ami; réponds à mes questions.»
Ensuite, ayant tourné ses yeux vers le héros invincible, qui se répandait en gémissements, Djatâyou, malade jusqu'à la mort et l'âme toute contristée, se leva non sans peine, et recueillant ses forces, dit à Râma ces mots d'une voix nette:
«Son ravisseur, c'est Râvana, le bien vigoureux monarque des Rakshasas: il eut recours aux moyens de la grande magie, qui procède avec les tempêtes du vent.
«Il t'a ravi Sîtâ à cette heure du jour que l'on appelle Vinda29, où le maître d'un objet perdu tarde peu à le retrouver; circonstance à laquelle Râvana ne fit alors aucune attention.»
Tandis que l'oiseau mourant parlait ainsi à Râma, il s'agitait sans repos; le sang et la chair même sortaient à flots de sa bouche. Enfin, promenant de tous côtés ses yeux inquiets, le vautour, dans les convulsions extrêmes de l'agonie, dit encore ces paroles en expirant: «Ce monarque, il règne à Lankâ dans une île de la mer, qui est au midi; il est, sans aucun doute, le fils de Viçravas et le frère de Kouvéra.» À ces mots, dans une crise de faiblesse, ce roi des volatiles exhala son dernier soupir.
La tête du vautour s'affaissa par terre, il écarta ses jambes, allongea son cou et retomba sur la face du sol.
À la vue du volatile gisant, la vie éteinte, comme une montagne écroulée, Râma dans le plus amer des chagrins, dit ces mots au fils de Soumitrâ: «Cet oiseau, qui parcourut de si nombreuses années la forêt Dandaka et qui demeurait tranquillement ici dans le séjour des Rakshasas; lui, de qui, plusieurs fois centenaire, la vie atteignit une si longue durée, le voici maintenant qui gît mortellement frappé; car il est impossible d'échapper à la mort!
«Ce roi des oiseaux mérite de ma reconnaissance le même culte et les mêmes honneurs que Daçaratha, le fortuné monarque d'illustre mémoire. Apporte du bois, Lakshmana; j'en vais extraire le feu; je veux rendre les devoirs funèbres à cet Indra des oiseaux, qui reçut la mort à cause de moi.» À ces mots, Râma, le devoir incarné, mit Djatâyou sur la pile de bois allumé et réduisit en cendres le roi des vautours: puis il se plongea dans l'onde avec le fils de Soumitrâ, et les deux frères à l'instant de célébrer la cérémonie de l'eau funéraire à l'intention de l'oiseau mort. Ensuite, le héros illustre abattit un cerf; il coupa ses chairs en morceaux et les abandonna aux oiseaux, dans un lieu de la forêt tapissé de frais gazons. Enfin il prononça lui-même sur le volatile défunt, pour son entrée dans le Paradis, ces mêmes prières que les brahmes ont coutume de réciter sur un homme trépassé. Cela fait, les deux fils du plus noble des hommes descendent à la rivière Godâvarî, et présentent de nouveau l'onde funèbre aux mânes du roi des vautours. Honoré de ces pieuses obsèques par ce royal anachorète, semblable à un grand rishi, l'âme du monarque emplumé qui avait affronté une entreprise si glorieuse, mais si difficile, et reçu la mort en combattant, parvint à la voie sainte, suprême et fortunée.
Le lendemain, ils se lèvent à l'aube naissante et vaquent ensemble aux prières du jour. Ce devoir accompli, les deux héros à la grande force abandonnent le Djanasthâna désert et tournent leurs pas à la recherche de Sîtâ vers la plage occidentale. De là, ces deux Ikshwâkides, armés d'arcs, de flèches et d'épées, arrivent devant un chemin non battu. Ils virent une immense forêt, impraticable, hérissée de hautes montagnes et toute couverte de maintes lianes, d'arbrisseaux et d'arbres.
Or, Lakshmana au cœur pur et vertueux, au langage de vérité, à la grande splendeur, dit ces mots, les mains jointes, à son frère, de qui l'âme était pleine de tristesse:
«Je sens mon bras qui tremble fortement; le trouble agite mon cœur: je vois, guerrier aux longs bras, des prodiges qui nous sont tous contraires. Des augures se montrent avec des formes sinistres: assieds ton âme, héros, sur une base inébranlable, car ces présages nous annoncent un combat à soutenir dans l'instant même.»
Dans ce moment s'offrit à leurs yeux un torse énorme, de la couleur des sombres nuages, hideux, bien effrayant à voir, difforme, sans cou, sans tête, et couvert de soies piquantes, avec une bouche armée de longues dents au milieu du ventre. D'une élévation colossale, ce tronc égalait pour la hauteur une grande montagne et résonnait avec le fracas des nuées, où bondit le tonnerre. Il n'avait qu'un œil très-fauve, long, vaste, large, immense, placé dans la poitrine, et dont la vue embrassait une distance infinie. Détruisant tout et d'une force sans mesure, il dévorait les ours farouches et les plus grands éléphants: jetant çà et là ses deux bras horribles et longs d'un yodjana, il empoignait dans ses mains les divers quadrupèdes ou volatiles.
À peine les deux frères avaient-ils parcouru l'intervalle d'une lieue seulement, qu'ils furent saisis par ce colosse aux longs bras. Embrassés fortement par le monstre que tourmentait la faim, les deux héros, entraînés vers le tronc difforme, virent alors ses bras semblables à des massues ou pareils aux trompes des plus grands éléphants; ses bras, couverts de poils aigus avec des mains armées d'ongles secs, longs, horribles comme des serpents à cinq têtes. Portant leurs arcs, leurs épées et leurs flèches, nos deux guerriers, entraînés malgré eux par ses bras et tirés déjà près de sa bouche, eurent grande peine à s'arrêter sur les bords.
Il ne put néanmoins, en dépit de ses bras, jeter dans sa gueule ces deux héroïques frères, Râma et Lakshmana, qui résistaient de toute leur force. Alors ce Dânava redoutable, Kabandha aux longs bras, dit à ce couple de frères, armés d'arcs et de flèches: «Qui êtes-vous, guerriers aux épaules de taureaux, qui portez des arcs et de grandes épées; vous, qui êtes venus dans ces bois horribles et vous êtes approchés de moi pour être ma pâture? Dites-moi et quel est votre but, et quelle raison vous amène ici, et pourquoi, venus dans ma région, où la faim me tourmente, vous deux, restez-vous là?»
À ces mots du cruel Kabandha, l'aîné des Raghouides, le visage glacé d'épouvante, dit à son frère: «Nous sommes tombés d'une infortune dans un plus grand malheur; désastre épouvantable et sûr, où nous perdrons la vie sans avoir eu même le bonheur de recouvrer ma bien-aimée!»
Tandis qu'il parlait ainsi, l'auguste fils du roi Daçaratha, ce héros fameux, au courage inébranlable, à la vigueur infaillible, jetant les yeux sur Lakshmana, de qui tout l'extérieur annonçait la fermeté d'âme, conçut aussitôt la pensée de couper les bras du colosse.
Aussitôt ces deux Raghouides, qui savaient le prix du temps et du lieu, dégainent leurs cimeterres et tranchent les deux membres à l'endroit où ils s'emboîtaient aux épaules. Râma, qui se trouvait à droite, coupa de son épée le bras droit et le sépara de l'épaule, tandis que le héros Lakshmana vivement abattit le bras gauche. Le grand Asoura au corps de géant tomba, ses deux bras coupés, remplissant de ses cris, comme un nuage orageux, la terre, le ciel et tous les points cardinaux. Ensuite, inondé de sang, mais joyeux à la vue de ses bras coupés, le Démon interroge ainsi les deux héros: «Qui êtes-vous?»
À la question de ce torse mutilé, Lakshmana, aux signes heureux, à la vigueur immense, répondit en ces termes: «Ce guerrier-ci est l'héritier d'Ikshwâkou; sa renommée est grande; il se nomme Râma: sache que moi, je suis Lakshmana, son frère puîné. Tandis que ce héros, égal aux Dieux pour la puissance, habitait dans la forêt déserte, un Rakshasa lui a ravi son épouse, et Râma vient ici la chercher. Mais toi, qui es-tu? Ou pourquoi demeures-tu en ces bois, tronc épouvantable par tes jambes tronquées et ta bouche enflammée au milieu du ventre?»
Plein d'une joie suprême à ces mots de Lakshmana, car il se rappelait alors ce qu'Indra jadis lui avait dit, Kabandha fit cette réponse: «Héros, soyez tous deux les bienvenus! c'est ma bonne fortune qui vous amena dans ces lieux! c'est ma bonne fortune qui vous inspira de me trancher ces deux bras, semblables à des massues!
«Dévoré par la faim, dans ma vertu éteinte, je ne faisais grâce à rien de ce qui passait à ma portée, gazelle ou buffle, ours et tigre, éléphant ou homme! Mais aujourd'hui que j'ai vu, dans le profond chagrin où j'étais plongé; aujourd'hui que j'ai vu, dans le malheur où j'étais enchaîné, les deux héros de Raghou, il n'est pas au monde un être plus heureux que moi!
«Jadis, j'étais sur la terre séduisant par ma beauté et semblable même à l'Amour; une faute commise un jour me fit tomber dans ces formes-ci tout à fait contraires. C'est le venin d'une malédiction qui a changé mes attraits en cette difformité hideuse, repoussante, qui inspire la terreur à tous les êtres et telle enfin que vous voyez.
«Ma beauté fut célèbre dans les trois mondes, elle était au delà de toute imagination, comme si tous les charmes, partagés entre Çoukra, la lune, le soleil et Vrihaspati étaient réunis dans une seule personne. Je suis un Dânava, mon nom est Danou, je suis le fils moyen de Lakshmî, déesse de la beauté: apprends que c'est la colère d'Indra qui m'a revêtu de ces formes hideuses.
«Une terrible pénitence me rendit agréable au père des créatures: il m'accorda une longue vie en récompense, et ce don remplit mon âme d'un vain orgueil. «Maintenant qu'une longue vie m'est donnée, pensai-je, qu'est-ce qu'Indra peut me faire?» et là-dessus je défiai Indra même au combat. Mais son bras, déchaînant sur moi sa foudre aux cent nœuds, fit rentrer dans mon corps et ma tête et mes jambes. Je le conjurai en vain de me donner la mort, il ne voulut pas m'envoyer au noir séjour d'Yama: «Non! dit-il, que la parole de Brahma subsiste dans sa vérité!»
«Alors, devenu ce que tu vois, rejeté hors de ma beauté, avec ma splendeur éteinte, je dis au roi des Immortels, en réunissant les paumes de mes deux mains à l'endroit où n'était plus mon front: «Transformé par la foudre, les jambes tronquées et ma bouche rentrée dans mon corps avec ma tête, comment puis-je sans manger vivre encore une très-longue vie?» À ces mots, le roi des Immortels me donna ces bras longs d'un yodjana et me fit au milieu du ventre cette bouche munie de ses dents acérées. Grâces à mes longs bras, j'entraîne à moi de tous côtés dans la grande forêt éléphants, tigres, ours, gazelles, et je fais d'eux ma pâture. Indra me dit alors: «Tu iras au ciel, quand Râma et Lakshmana t'auront coupé les deux bras dans un combat.»
«Tu es Râma, je n'en puis douter, car nul autre que toi ne pouvait me donner la mort, suivant les paroles que m'a dites l'habitant du ciel. Je veux me lier de société avec vous, hommes éminents, et jurer à vos grandeurs une éternelle amitié, en prenant le feu même à témoin.»
Quand Danou eut achevé ces mots, le vertueux Raghouide lui tint ce langage en présence de Lakshmana: «Sîtâ est mon illustre épouse: Râvana me l'a ravie, sans rencontrer d'obstacle, car mon frère et moi nous étions sortis du Djanasthâna. Je connais le nom seulement de ce Rakshasa, mais nous ne savons ni quelle est sa forme, ni quelle est sa demeure, ni quelle est sa puissance.
«Parle-nous de Sîtâ, de son ravisseur et du lieu où mon épouse fut emmenée: fais-nous ce plaisir infiniment agréable, si tu en sais quelque chose dans la vérité. Il te sied d'agir ainsi par compassion pour nous, errants, malheureux, accablés de chagrins et voués nous-mêmes au secours des opprimés.»
À ces mots de Râma composés de syllabes attendrissantes, Danou, habile à manier la parole, fit cette réponse au fils éloquent de Raghou: «Je n'ai plus ma science céleste; je ne connais pas ta Mithilienne; mais je pourrai t'indiquer un être qui doit la connaître, quand, de ce corps brûlé sur le bûcher, je serai passé dans mon ancienne forme.
«Tandis que le soleil marche encore avec son char fatigué, creuse-moi une fosse, Râma, et brûle-moi suivant les rites.»
À ces mots, les deux héros à la grande force, Râma et Lakshmana, élèvent sur la montagne un lit de gazons, y portent Kabandha sur leurs épaules, font sortir le feu du bois frotté contre le bois, déposent le tronc inanimé dans une fosse et se mettent à construire le bûcher par-dessus.
Alors, avec de grands tisons allumés, Lakshmana mit le feu de tous côtés à la pile de bois, et le bûcher flamboya entièrement. Le feu consuma lentement ce grand corps de Kabandha, pareil à une masse de beurre clarifié, et la moelle en fut cuite dans les os.
Soudain, secouant les cendres du bûcher, s'envola rapidement au sein des cieux le beau Danou, joyeux, paré de tous ses membres, regardant, comme un Dieu, sans cligner ses paupières et portant sur des habits sans tache une guirlande de fleurs cueillies sur l'arbre céleste Santâna. Autour de lui flottait sa robe lumineuse, immaculée; et, tout radieux, illuminant de sa vive splendeur tous les points du ciel, il se tenait dans les airs sur un char attelé de cygnes, ravissant l'âme et les yeux.
L'être fortuné qui marchait dans les cieux et qui naguère était Kabandha: «Apprends, fils de Raghou, dit-il à Râma, qui doit un jour te rendre Sîtâ. Près d'ici est une rivière nommée Pampâ, dans son voisinage est un lac; ensuite, une montagne appelée Rishyamoûka: dans ses forêts habite Sougrîva, personnage à la grande vigueur, qui peut changer de forme à sa fantaisie. Va le trouver: il est digne de tes hommages et mérite que tu l'honores d'un pradakshina.
«Heureusement pour toi, Râma, ce vertueux singe, nommé Sougrîva, fut renversé du trône par son frère en courroux, Bâli, fils du soleil. Depuis lors, ce héros magnanime, accompagné de quatre singes fidèles, habite la haute montagne Rishyamoûka, que la Pampâ embellit de sa fraîche lisière. Va sur-le-champ, fils de Raghou, et ne tarde pas à faire de lui ton ami: avec lui pour allié, je vois ton entreprise bientôt couronnée du succès. Lève-toi, homme pieux; mets-toi en route à l'instant et va, tandis que le flambeau du soleil est allumé, t'aboucher avec le monarque reconnaissant des singes.»
«Que la félicité t'accompagne! adieu!» disent les deux Raghouides au glorieux Kabandha, qui planait dans le sein des airs. «Et vous aussi, allez, répondit le Dânava, pour le succès de l'affaire où vous êtes engagés.» Ainsi congédiés, les deux rejetons de Kakoutstha rendent leurs hommages à Danou et partent bien contents.
Hâtés par le désir de voir Sougrîva, les deux voyageurs traversent des lieux couverts de montagnes, dont les arbres étaient chargés de fruits doux comme le miel. Après une station d'une seule nuit sur le dos gazonné des montagnes, ces héros continuent leur voyage le premier jour dès l'aube naissante.
Enfin, quand ils eurent mesuré une longue route, ornée de bois variés, les deux Raghouides s'approchèrent du rivage occidental de la Pampâ.
Sous l'éventail d'un frais zéphir au souffle caressant, Râma joyeux sentit avec le Soumitride se dissiper toute sa fatigue, au spectacle de ces arbres, les rameaux chargés de fleurs et de fruits, les voûtes retentissantes du concert des kokilas; à la vue de cette terre aux surfaces tapissées d'herbes nouvelles, douces, fraîches et bleu-foncé, à l'aspect de cette Pampâ, bien ravissante et comme enflammée par des lotus brillants à l'égal du soleil dans son enfance du matin. En contemplant cette rivière limpide, fortunée, charmante à voir, ces deux héros à l'immense vigueur furent enivrés d'une joie aussi vive que Mitra et même Varouna, ce jour où sous leurs yeux ils virent le grand fleuve du Gange sortir de la création à la voix des rishis.
La vue de ces deux magnanimes héros jetait dans une extrême inquiétude Sougrîva et ceux qui suivaient sa fortune. L'esprit assiégé de mille pensées, le roi des singes résolut de quitter la montagne. Observant que ces deux héros paraissaient d'une vigueur immense et porter des arcs formidables, il ne pouvait calmer son âme; et, le cœur assailli d'anxiété, il regardait autour de lui tous les points de l'espace.
Le prince des quadrumanes ne pouvait rester en place un seul instant. Il se mit à réfléchir; et, plein de trouble, dit à ses conseillers: «Voici deux espions, que Bâli même envoie dans cette forêt impénétrable sous la forme empruntée de ces deux hommes, qui viennent ici, vêtus d'habits faits d'écorce!»
Les optimates singes passent aussitôt de leur cime dans une autre cime de la montagne.
Quand Sougrîva eut sauté de sommet en sommet, rapide comme le vent ou les ailes de Garouda, il s'arrêta enfin sur la crête septentrionale du Malaya, où ses hommes des bois vinrent se rallier à lui sur les pics inaccessibles de cette grande montagne; et leur marche effrayait alors chats-pards, antilopes et tigres. Réfugiés sur la haute montagne, les conseillers de Sougrîva s'approchent du roi des singes et se tiennent devant lui, joignant leurs paumes en coupe à la hauteur du front. Ensuite, le sage Hanoûmat tient ce langage plein de sens au monarque tout ému, en défiance contre une scélératesse de Bâli: «Pourquoi, l'esprit troublé, cours-tu ainsi, roi des singes? Je ne vois point ici ton cruel frère aîné, cet artisan de crimes, le farouche Bâli, qui t'inspire une continuelle inquiétude.»
À ces paroles du singe Hanoûmat, Sougrîva lui répondit alors en ces paroles d'une grande beauté: «Au cœur de qui n'entrerait pas la crainte, à la vue de ces deux archers aux grands yeux, aux longs bras, au courage héroïque, à la vigueur immense? C'est Bâli, je le crains, Bâli même, qui expédie vers nous ces deux hommes formidables. Les rois ont beaucoup d'amis: ils aiment à frapper leurs ennemis; un être de condition vulgaire ne peut bien les connaître: mais toi, singe, quoique tu ne sois pas un roi, tu peux néanmoins pénétrer le secret de ces deux hommes à leur marche, à leurs gestes, à leur mine, à leurs discours, à certaine altération même dans leurs voix. Observe attentivement si leur âme est ou bonne ou méchante, en gagnant leur confiance, en les comblant d'éloges, en redoublant pour eux de gestes affectueux. Demande, noble singe, à ces deux hommes, doués pleinement de beauté, quelle chose ils désirent ici.»
Hanoûmat eut à peine entendu ces grandes paroles de Sougrîva, qu'il s'élança de la montagne, où les racines des arbres puisaient leur nourriture, et se porta d'un saut jusqu'au lieu où marchaient les deux Raghouides.
Le noble singe, qui possédait la force de la vérité, ce messager à la grande vigueur dépouilla ses formes de singe; il revêtit les apparences d'un religieux mendiant, et, commençant par les flatter suivant l'étiquette, il adressa aux deux héros ce langage insinuant: «Pénitents aux vœux parfaits, vous qui ressemblez au roi des Immortels, comment, anachorètes des bois, vos grandeurs sont-elles venues dans cette contrée où vos pas jettent l'épouvante parmi les troupes des gazelles et les autres habitants des forêts; vous, ascètes, de qui les yeux contemplent de tous côtés les arbres nés sur les rives de la Pampa, et qui n'êtes pas en ce moment le moins bel ornement de cette rivière aux ondes fraîches? Qui êtes-vous donc, vous, qui, remplis de force, êtes revêtus d'un valkala; vous, héros à la couleur d'or, qui, avec le regard du lion, ressemblez encore au lion par une vigueur sans mesure et tenez à vos longs bras des arcs pareils à l'arc même d'Indra?
«Vous, qui possédez la beauté, la richesse des formes et la splendeur, vous, les plus magnanimes des hommes, qui ressemblez aux plus magnifiques éléphants, et de qui la démarche fière me rappelle ces nobles animaux dans l'ivresse de rut?
«Cette reine des montagnes rayonne de votre lumière! Comment êtes-vous arrivés dans cette contrée, vous, qui méritez un empire et me semblez être des Immortels? Vous, qui avez des yeux comme les pétales du lotus; vous au front de qui vos cheveux en djatâ forment un diadème; vous, de qui l'un est le portrait vivant de l'autre, et qui paraissez venir du monde des grands Dieux?
«Quand je vous parle ainsi, pourquoi ne me regardez-vous pas? Et pourquoi ne me parlez-vous pas, à moi, que le désir de vous parler a conduit auprès de vous? Un roi du peuple singe, âme héroïque et juste, nommé Sougrîva, erre affligé dans le monde, fuyant les violences de son frère. Je suis un conseiller de ce monarque; le Vent, sachez-le, est mon père; j'ai la faculté d'aller en quelque lieu qu'il me plaise; je prends à mon gré toutes les apparences; j'ai changé tout à l'heure mes formes naturelles sous l'extérieur d'un religieux mendiant, et je viens du Malaya, conduit par l'envie de servir les intérêts de Sougrîva.»
Ensuite Râma, s'étant recueilli dans sa pensée un moment, dit à son frère: «C'est le ministre de Sougrîva, magnanime roi des singes. Réponds, Soumitride, en paroles flatteuses à son envoyé, qui est venu me trouver ici, qui sait parler, à qui la vérité est connue et de qui la bouche est l'organe de la vérité.»
Il dit: Hanoûmat entendit avec joie ce langage de Râma, et sa pensée lui peignit en ce moment Sougrîva, l'âme troublée de chagrin. Le singe alors de raconter, et le nom, et la forme, et l'exil de son maître sur le mont Rishyamoûka, et de porter enfin toute l'histoire de son roi à la connaissance de Râma, dans une assez longue extension.
À ces mots, Lakshmana, que Râma invite à répondre: «Il fut, dit-il au magnanime fils de Mâroute, il fut un roi, nommé Daçaratha, plein de constance, ami du devoir, et de qui ce héros appelé Râma est le fils premier né, de haute renommée, dévoué au devoir, tempéré, doux, trouvant son bonheur dans le bien de tous les êtres, secourable à ceux qui ont besoin de secours, accomplissant ici les ordres de son père. En effet, ce Raghouide à l'éclatante splendeur fut renversé du trône et banni dans les bois par son père asservi à la vérité: je l'accompagnai; et Sîtâ, son épouse aux grands yeux, le suivit elle-même dans l'exil, comme la lumière à la fin du jour suit, dans l'autre hémisphère, le soleil aux clartés flamboyantes. Plongé dans une vaste mer de chagrins, quoiqu'il fût digne du bonheur, le grand monarque, père de ce héros et l'essence même du bien pour l'univers entier, s'en est allé dans le Paradis.
«Apprends, singe, que Lakshmana est mon nom; que je suis le frère de Râma, venu avant moi dans la condition humaine, et que ses vertus m'attachent à son service. Dans le temps que ce prince à la vive splendeur habitait, dépouillé de sa couronne et banni, dans les bois déserts, un Rakshasa mit la fraude en jeu pour lui dérober son épouse. Mais il ne connaît pas le Démon ravisseur de sa bien-aimée. Il est un fils de Lakshmî, nommé Danou, et tombé dans la condition des Rakshasas par l'effet d'une malédiction. Suivant lui, Sougrîva, le roi des singes, peut nous donner ce renseignement.»
Hanoûmat, se tenant face à face de Lakshmana, répondit comme il suit: «Les hommes, doués d'intelligence, secourables aux créatures, qui ont dompté la colère, qui ont vaincu les organes des sens, qui sont tels que vous êtes, méritent de gouverner la terre.»
Il dit; et, quand il eut d'une voix douce prononcé gracieusement ces mots: «Allons, reprit-il, où m'attend le singe Sougrîva. En guerre déclarée avec son frère, en butte aux vexations répétées de Bâli et renversé du trône, comme toi, ce prince, qui s'est vu aussi ravir son épouse, tremble sans cesse au milieu des bois. Accompagné de nous, Sougrîva, compatissant aux peines de Râma, ne peut manquer de s'associer à vous dans la recherche de la Vidéhaine.»
Alors ce noble singe à la couleur d'or bruni, Hanoûmat, à la science bien étendue, reprit ses formes naturelles et dit tout joyeux: «Monte, ô le meilleur des rois, monte sur mon dos avec ton frère Lakshmana; et viens, dompteur des ennemis, viens promptement voir Sougrîva.» À ces mots, le fils du Vent, Hanoûmat au grand corps s'en alla, portant les deux héros, où Sougrîva se tenait dans l'attente.
Arrivé du mont Rishyamoûka aux cimes du Malaya, Hanoûmat fit connaître les deux vaillants guerriers au magnanime Sougrîva: «Voici le sage Râma aux longs bras, le fils du roi Daçaratha, qui vient se réfugier sous ta protection avec son frère Lakshmana.
«Né dans la famille d'Ikshwâkou, il reçut un jour, de son magnanime père, enchaîné par la vérité, l'injonction de s'en aller vivre au milieu des forêts. Là, tandis qu'il habitait dans les bois, accomplissant les ordres paternels, un Rakshasa lui a ravi Sîtâ, son épouse, avec le secours de la magie. Dans son infortune, ce Râma, que sa force n'a trompé jamais et de qui le devoir est comme l'âme, vient chercher avec Lakshmana, son frère, un appui à ton côté.»
Le roi des singes prit soudain la forme humaine, et, revêtu d'un extérieur admirable, tint ce langage à Râma: «Ta grandeur est façonnée au devoir, elle est pleine de vaillance, elle est amie du bien: c'est avec raison que le fils du Vent attribue à ta grandeur ces belles qualités. Aussi l'honneur même que j'ai maintenant de vous recevoir est-il une riche acquisition pour moi, ô le meilleur des êtres qui ont reçu la voix en partage. Si tu veux, sans dédain pour ma nature de singe, t'unir d'amitié avec moi; si tu désires mon alliance, je tends mon bras vers toi, serre ma main dans la tienne, et lions entre nous un attachement solide.»
Dès qu'il eut ouï ces mois prononcés par Sougrîva, aussitôt Râma de serrer la main du singe dans sa main; celui-ci prit à son tour la main de Râma dans la sienne; puis, enflammé d'amour et d'amitié pour son hôte, d'embrasser l'Ikshwâkide étroitement. Voyant ainsi formée cette union, objet de leurs mutuels désirs, Hanoûmat fit naître le feu, suivant les rites, en frottant le bois contre le bois. Il orna le feu allumé avec une parure de fleurs, et, joyeux, il déposa entre les nouveaux alliés ce brasier à la flamme excitée. Ensuite ces deux princes, qui s'étaient liés d'amitié, Râma et Sougrîva, de célébrer un pradakshina autour du feu allumé, et, se regardant l'un l'autre d'une âme joyeuse, le Raghouide et le singe ne pouvaient s'en rassasier les yeux.
Alors Sougrîva, de qui l'âme était fixée dans une seule pensée, Sougrîva à la grande splendeur tint ce langage au fils du roi Daçaratha, à ce Râma, de qui la science tenait embrassées toutes choses.
«Écoute, ô le plus éminent des Raghouides, écoute ma parole véridique: dépose ta douleur, guerrier aux longs bras! Je te le jure, ami, par la vérité! je sais à la ressemblance des situations qui enleva ton épouse: car c'est ta Mithilienne, sans doute, que j'ai vue; c'est elle qu'un Rakshasa cruel emportait, criant d'une manière lamentable: «Râma!... Lakshmana!... Râma! Râma!» et se débattant sur le sein du monstre comme l'épouse du roi des serpents dans les serres de Garouda. Elle me vit elle-même sur un plateau de montagne, où j'étais moi cinquième avec ces quatre singes; elle nous jeta rapidement alors son vêtement supérieur et ses brillants joyaux. Ces objets recueillis par nous sont ici, fils de Raghou: je vais te les apporter; veuille bien les reconnaître.»
«Apporte-les vite, répondit le Daçarathide à ces nouvelles agréables, que Sougrîva lui racontait: ami, pourquoi différer?»
Hâté par l'envie de faire une chose qui plût à son hôte, Sougrîva d'entrer à ces mots de Râma dans une caverne inaccessible de la montagne.
Là, il prit la robe et les bijoux éclatants, revint, les mit sous les yeux du héros et lui dit: «Regarde!»
À peine le Raghouide eut-il reconnu dans ces objets le vêtement et les joyaux de Sîtâ que ses yeux se remplirent de larmes: «Hélas! s'écria-t-il; hélas, bien-aimée Djanakide!» et, toute sa fermeté l'abandonnant, il tomba sur la terre. Plusieurs fois, avec désespoir, il porta ces parures à son cœur; plusieurs fois il poussa de longs soupirs, comme les sifflements d'un reptile en colère.
«Sougrîva, dis-moi! Vers quels lieux as-tu vu se diriger le féroce Démon, ravisseur de ma bien-aimée, non moins chère que ma vie? Où habite ce Rakshasa, qui m'a frappé d'une si grande infortune, lui, pour l'offense duquel j'exterminerai tous les Rakshasas?»
Le roi des singes alors serra le Raghouide avec amour dans ses bras, et, vivement affligé, ses mains jointes, il tint ce langage à l'époux de Sîtâ, qui fondait en larmes:
«Je ne connais pas du tout ni l'habitation de ce méchant, ni la puissance, ni la bravoure, ni la race de ce vil Démon. Secoue néanmoins ton chagrin, dompteur invincible des ennemis; car je te promets que j'emploierai mes efforts à te rendre la noble Djanakide.
«Loin de toi ce trouble d'esprit, où je te vois tombé! souviens-toi de cette fermeté, qui est la vertu des natures énergiques. Certes, une telle légèreté d'âme ne sied pas à tes pareils. Moi aussi, j'ai senti cette grande infortune que fait naître dans un cœur le rapt d'une épouse; mais je ne me désole pas, comme tu fais, et je n'abandonne pas ma fermeté.
«Médite cette maxime dans ta pensée: «Un esprit ferme ne souffre pas que rien abatte sa constance; mais l'homme qui laisse toujours le souffle du trouble agiter son âme est un insensé. Il est malgré lui submergé dans le chagrin, comme un vaisseau battu par le vent.»
«Le chagrin tue la force: ne veuille donc plus t'abandonner à cette douleur! Je ne prétends point ici, Râma, t'enseigner ce qui est bon, car c'est un don que tu as reçu de ta nature. Mais écoute mes paroles, venues d'un cœur ami et cesse de gémir.»
Ainsi consolé doucement par Sougrîva, l'auguste Kakoutsthide essuya son visage baigné de larmes avec l'extrémité de son vêtement; et, replacé dans sa nature même par ces bonnes paroles, il embrassa le roi des singes et lui tint ce discours: «Toute chose digne et convenable que doit faire un ami tendre et bon, tu l'as faite, Sougrîva. Un ami tel que toi est un trésor bien rare surtout dans ce temps-ci. Il te faut employer tes efforts à la recherche de ma chère Mithilienne et du cruel Démon à l'âme méchante qui a nom Râvana. Trace-moi en toute confiance quelle marche je dois suivre; et que mon bonheur naisse de toi comme les moissons naissent d'une heureuse pluie dans une terre féconde.»
Joyeux de son langage, Sougrîva le quadrumane lui répondit comme il suit en présence de Lakshmana: «Les Dieux veulent sans doute verser de toute manière les faveurs sur moi, puisqu'ils m'ont amené dans ta grandeur un ami digne et plein de vertus. Certes! aujourd'hui que ta grandeur est mon alliée, je pourrais, secondé par ton héroïsme, conquérir même l'empire des Dieux: à plus forte raison puis-je, ami, reconquérir avec toi mon royaume! De mes parents et de mes amis, c'est moi que la fortune a le mieux partagé, héros à la grande force, puisqu'elle a joint nos mains dans une alliance où nous avons pris le feu à témoin.»
Ensuite, le roi des quadrumanes, voyant Râma debout avec le vigoureux Lakshmana, fit tomber de tous les côtés ses regards curieux dans la forêt, et, non loin, il aperçut un shorée robuste avec un peu de fleurs, mais riche de feuilles et paré d'abeilles voltigeantes. Il en cassa une branche touffue de fleurs et de feuilles, l'étendit sur la terre et s'assit dessus avec l'aîné des Raghouides. Quand Hanoûmat les vit assis tous deux, il s'approcha d'un sandal, rompit une branche de cet arbre, en joncha la terre et fit asseoir Lakshmana.
Alors, d'une voix douce, Sougrîva joyeux prononce affectueusement ces paroles, dont sa tendresse émue lui fait bégayer quelque peu les syllabes: «Les persécutions me forcent, Râma, d'errer çà et là dans cette terre... Après que mon frère m'eut enlevé mon épouse, je suis venu chercher un asile dans les bois du Rishyamoûka; mais, redoutant le vigoureux Bâli, en guerre déclarée avec lui, en butte à ses vexations, mon âme tremble sans cesse au milieu des forêts. Veuille bien me protéger, fils de Raghou; moi, qui n'ai pas de protecteur, infortuné, que tourmente la crainte de Bâli, terreur du monde entier!»
À ces mots, le resplendissant Kakoutsthide, qui savait le devoir et chérissait le devoir, lui répondit en souriant: «Comme j'ai reconnu dans ta grandeur un ami capable de me prêter son aide, je donnerai aujourd'hui même la mort au ravisseur de ton épouse.»
«Commence par écouter, répondit Sougrîva, quel est le courage, l'énergie, la vigueur, la fermeté de Bâli, et décide ensuite ce qui est opportun. Avant que le soleil ne soit levé, Bâli, secouant déjà la torpeur du sommeil, s'en va de la mer occidentale à l'Océan oriental, et de l'Océan méridional à la mer septentrionale. Dans sa vigueur extrême, il empoigne les sommets et les grandes cimes des montagnes, les jette dans les cieux rapidement et les rempaume dans sa main. Pense donc à le tuer par un seul coup de flèche; autrement, nous aurons allumé la colère de Bâli, et nous subirons nous-mêmes, Kakoutsthide, cette mort, que nous lui destinons.»
Lakshmana répondit en souriant à ces paroles de Sougrîva: «Tous les oiseaux, les serpents, les hommes, les Yakshas et les Daîtyas, réunis aux Dieux mêmes, ne pourraient tenir en bataille contre lui, son arc à la main! Mais quelle action lui faudrait-il faire ici pour te persuader qu'il est capable de tuer Bâli?»
«Autrefois Bâli transperça d'une flèche trois palmiers d'un seul coup dans les sept que voici, répondit le singe à Lakshmana: eh bien! que Râma les perce tous à la fois d'une seule flèche et je crois à l'instant qu'il peut tuer Bâli!»
À ces mots, Râma de répondre en ces termes à Sougrîva:
«Je veux connaître dans la vérité quelle fut la cause de ton infortune; car je ne puis, ô toi, qui donnes l'honneur, balancer le fort avec le faible, ni arrêter comme il faut toutes mes résolutions, sans connaître bien l'origine de cette inimitié qui vous divise à tel point.»
À ces paroles du magnanime Kakoutsthide, le roi des singes se mit d'un visage riant à raconter au frère aîné de Lakshmana toutes les circonstances de cette rivalité fraternelle:
«Bâli, comme on appelle ce farouche immolateur des ennemis, Bâli est mon frère aîné. Il fut toujours en grand honneur devant mon père et dans mon estime. Quand notre père fut allé se reposer dans la tombe: «Bâli, se dirent les ministres, est son fils aîné. Il fut donc sacré, d'un consentement universel, monarque et seigneur des peuples singes; et moi, tandis qu'il gouvernait ce vaste empire de mon père et de mes aïeux, je lui fus toujours et dans toutes les affaires un serviteur obéissant.
«Doundoubhi avait un frère aîné, Asoura d'une grande force appelé Mâyâvi: entre celui-ci et mon frère une femme, qu'ils se disputaient, alluma, comme on sait, une terrible inimitié. Un jour, à cette heure de la nuit où chacun dort, le Démon vint à la porte de la caverne Kishkindhyâ. Il se mit à rugir dans une violente colère et défia Bâli au combat. Mon frère entendit au milieu des ténèbres ce rugissement d'un bruit épouvantable; et, tombé sous le pouvoir de la colère, il s'élança hors de la gueule ouverte de sa caverne, malgré tous les efforts de ses femmes et de moi-même pour empêcher qu'il ne franchît le seuil. Il nous repoussa tous, et, sans balancer, il sortit, poussé par son courroux, aiguillonné par sa fureur; et moi sur-le-champ de hâter ma course derrière le monarque des singes, sans autre pensée que celle de mon amitié pour lui.
«Aussitôt qu'il me vit paraître non loin de mon frère, le Démon s'enfuit rapidement, saisi de terreur; mais nous de courir plus vite encore sur les traces du fuyard tout tremblant. La lune vint en se levant éclairer nos pas dans la route. Sur ces entrefaites, l'Asoura fuyant aperçoit dans la terre une caverne profonde cachée par de hauts graminées; il s'y précipite soudain; tandis que nous, en approchant, les grandes herbes nous enveloppent et nous dérobent sa vue. Quand il vit son ennemi déjà réfugié dans la caverne, Bâli, transporté de colère, me parla en ces termes, les sens tout émus: «Reste ici, toi, Sougrîva! et garde sans négligence cette porte de l'antre aux abords très-difficiles, jusqu'au moment où, mon rival tué, je sorte d'ici!»
«À peine mon frère eut donné cet ordre, que je tâchai par tous mes efforts d'arrêter sa résolution; ce fut en vain, il s'engagea malgré moi dans cette caverne. Une année complète s'écoula entièrement depuis son entrée, et je restai devant la porte en faction tout le temps que dura cette révolution du soleil; mais, ne l'ayant pas vu sortir, mon amitié pour mon frère me jeta dans une terrible inquiétude. Je craignais qu'il n'eût péri victime d'une trahison.
«Enfin, après ce long espace de temps écoulé, je vis, à n'en pas douter, je vis sortir de cette catacombe un fleuve de sang écumeux; et tout mon cœur en fut troublé. En même temps il vint du milieu de la caverne à mes oreilles un grand bruit de rugissements, jetés par des Asouras et mêlés aux cris d'un combattant qui se voit tué dans une bataille. Alors moi je crus à de tels indices que mon frère avait succombé, et je pris enfin le parti de m'en aller. Je revins, assailli par le chagrin, à la caverne Kishkindhyâ, mais après que j'eus comblé avec des rochers l'entrée de cet antre fatal et versé, mon ami, d'une âme déchirée par la douleur, une libation d'eau funèbre en l'honneur de mon frère.
«En vain j'employai mes efforts à cacher la catastrophe, elle parvint aux oreilles des ministres, et tous alors de me sacrer dans ce trône vacant. Mais, tandis que je gouvernais l'empire avec justice, Bâli revint, fils de Raghou, après qu'il eut tué son terrible ennemi. Quand il me vit, le front investi du sacre, une soudaine colère enflamma ses yeux, il frappa de mort tous mes conseillers et m'adressa des paroles outrageantes. Sans doute, fils de Raghou, j'avais la force de réprimer ce méchant; mais, enchaîné par le respect, je n'en eus pas même la pensée. Je caressai, je flattai avec adresse, je comblai mon frère des bénédictions les plus respectueuses, en observant les règles de l'étiquette. Mais ce fut en vain que j'honorai Bâli de tels hommages, son âme ulcérée les repoussa tous.
«Alors ce monarque des singes convoqua l'assemblée des sujets et m'infligea, au milieu de mes amis, ce discours bien terrible: «Vous savez comment le puissant Asoura Mâyâvi, toujours altéré de batailles et plein d'un immense orgueil, vint une nuit me défier au combat. À peine eus-je entendu ses rugissements furieux, je m'élançai hors de la gueule ouverte de ma caverne; et cet ennemi, que j'ai là sous la figure de mon frère, me suivit d'un pied rapide. Quand le Démon aux grandes forces me vit marcher dans la nuit, accompagné d'un second, alors, saisi d'un tremblement extrême, il se mit à courir, sans tourner les yeux derrière lui. Et moi, voyant l'Asoura fuir si lestement sur la terre: «Arrête! lui criai-je furieux avec Sougrîva; arrête!»
«Après qu'il eut couru seulement douze yodjanas, fouetté par la crainte, il se déroba sous la terre au fond d'une caverne. Aussitôt que je vis l'ennemi, qui m'avait toujours fait du mal, entrer dans ce lieu souterrain, je dis alors, moi, qui avais des vues innocentes, à cet ignoble frère, qui avait, lui! des vues perfides: «Mon dessein n'est pas de m'en retourner à la ville sans avoir tué mon rival: attends-moi donc à la porte de cette caverne.»
«Persuadé qu'il assurait mes derrières, je m'engageai dans cette grande caverne, et j'y passai toute une année à chercher la porte d'une catacombe intérieure.
«Enfin, je vis cet Asoura, de qui l'arrogance avait semé tant d'alarmes, et je tuai sur-le-champ mon ennemi avec toute sa famille. Cet antre fut alors inondé par un fleuve de sang, vomi de sa bouche; et, râlant sur le sein de la terre, il exhala son âme dans un cri de désespoir. Après que j'eus tué Mâyâvi, mon rival, si cher à Doundoubhi, je revins sur mes pas et je vis fermé l'orifice de la caverne. J'appelai Sougrîva mainte et mainte fois; puis, n'ayant reçu de lui nulle réponse, la colère me saisit; je brisai à coups de pied redoublés ma prison, et, sorti de cette manière, je revins chez moi sain et sauf, comme j'en étais parti. Il m'avait donc enfermé là ce cruel, à qui la soif de ma couronne fit oublier l'amitié qu'il devait à son frère!»
«Sur ces mots, le singe Bâli me réduit au seul vêtement, que m'a donné la nature, et me chasse de sa cour sans ménagement. Voilà, fils de Raghou, la cause des persécutions répétées qu'il m'a fait subir. Privé de mon épouse et dépouillé de mes honneurs, je suis maintenant comme un oiseau, à qui furent coupées ses deux ailes.
«Résolu à me donner la mort, il sortit sur le seuil de sa caverne et me fit trembler, en levant sur ma tête un arbre épouvantable. Je m'enfuis sous la crainte du coup et je parcourus toute la terre, fils de Raghou, avec les montagnes, qui la remplissent, et les mers, qui la revêtent de leur humide manteau. Enfin, j'arrivai au Rishyamoûka, et, comme une puissante cause oblige cet invincible Bâli à laisser toujours un intervalle entre ce mont et lui, je choisis pour mon habitation cette reine des montagnes.
«Je t'ai raconté, noble Raghouide, tout ce qui m'attira cette mortelle inimitié: vois! j'étais innocent et je n'avais pas mérité le malheur qui tomba sur moi. Daigne, héroïque enfant de Raghou, daigne me regarder avec bienveillance, moi, qui traîne ici, tourmenté par la crainte, une vie misérable, et dompter enfin ce farouche Bâli.»
À ces mots, le fléau des ennemis, ce radieux enfant de Raghou, se mit à ranimer le courage de Sougrîva: «Mes dards, que tu vois, ces flèches aiguës, qui ne sont jamais vaines, Sougrîva, et qui brillent à l'égal du soleil, je les enverrai se plonger dans le cruel Bâli. Oui! Bâli, cette âme corrompue, le corrupteur des bonnes mœurs, n'a plus de temps à vivre que celui où mes yeux n'auront pas encore pu voir ce ravisseur de ton épouse.»
Il prit alors son arc céleste, resplendissant à l'égal de l'arc même du puissant Indra; il encocha une flèche, et, visant les sept palmiers, déchaîna contre eux ce merveilleux projectile. Le trait paré d'or, envoyé de sa main vigoureuse, transperça tous les palmiers, fendit la montagne elle-même et pénétra jusqu'au sein des enfers. Ensuite, la flèche remonta spontanée sous la forme d'un cygne; et, brillante d'une lumière infinie, elle revint d'où elle était partie et rentra d'elle-même au carquois de son maître.
Quand il vit les sept palmiers traversés d'outre en outre par la flèche impétueuse de Râma, le roi des singes tomba dans une admiration sans égale. À la vue de cette prouesse incomparable, Sougrîva joyeux porta les deux paumes de ses mains réunies au front et se mit à glorifier le noble Raghouide:
«Comme le soleil est le premier des êtres lumineux, comme l'Himâlaya est la première des montagnes, comme le grand Océan est la première des vastes mers: ainsi toi, Râma, tu es le premier des hommes pour la vigueur. Ni le Dieu, qui put immoler Vritra, ni celui de la mort, ni l'Asoura, ni le Dispensateur des richesses, qui est l'auguste roi de tous les Yakshas, ni Varouna, ses chaînes à la main, ni le Vent, ni le Feu même n'est égal à toi!
«Quel être mâle est capable de résister à celui, de qui la main put transpercer à la fois d'une seule flèche ces grands palmiers et cette montagne elle-même, hantée par les Dânavas? Maintenant mon chagrin est dissipé; maintenant mon cœur est inondé par la joie; maintenant je vois déjà étendu mort sur un champ de bataille ce Bâli, toujours ivre de combats!»
À ces mots, le héros à la grande science, Râma d'embrasser le noble singe à la parole agréable et de lui répondre en ces termes, approuvés de Lakshmana: «Viens avec moi, Sougrîva; je vais à la caverne Kishkindhyâ, où règne Bâli: arrivé là, défie au combat cet ennemi, qui a dépouillé les formes du frère!» Sur les paroles de Râma, l'exterminateur des ennemis: «Je te suis,» reprit avec joie Sougrîva; et tous deux alors ils s'avancent d'un pied hâté. Ils parviennent d'un pas léger à la Kishkindhyâ, lieu masqué par les djungles épais, et se cachent derrière les arbres dans la forêt impénétrable. L'aîné des Raghouides y tient alors ce langage à Sougrîva: «Appelle ton frère au combat, force Bâli à sortir hors de la bouche de sa caverne, et je lui donnerai la mort avec une flèche brillante comme la foudre.» À peine le Kakoutsthide à la vigueur sans mesure eut-il articulé ces paroles, qu'une grande et profonde symphonie ruissela du ciel en sons agréables. Une guirlande céleste, au tissu d'or, embelli de mille pierres fines, tomba du firmament sur la tête de Sougrîva; et, dans sa chute du ciel vers la terre, cette guirlande d'or, ouvrage d'un Immortel, resplendit au sein des airs comme une guirlande ravissante qu'on aurait tissée avec des éclairs. Dans une pensée d'amour, un habitant des cieux, le soleil même, son père, avait, d'une main soigneuse, tressé pour lui ce beau feston égal à celui de Bâli.
Quand le vigoureux Bâli entendit les rugissements épouvantables de son frère, sa colère s'enflamma soudain, et furieux sortit de sa caverne, comme le soleil, qui sort du milieu des nuages. Alors, s'éleva entre ces deux rivaux un combat d'un assourdissant tumulte: telle, dans les champs du ciel, une terrible et grande bataille entre les deux planètes Angâraka et Bouddha30.
Ils se frappaient l'un l'autre dans cet horrible duel avec leurs paumes semblables à des foudres, avec leurs poings durs comme les diamants, avec des arbres, avec les crêtes elles-mêmes des montagnes!
En ce moment Râma prit son arc et regarda les combattants; mais ses yeux les virent tous deux égaux par le corps, semblables exactement l'un à l'autre, et pareils celui-ci à celui-là pour la vaillance et la force: il reconnut alors qu'on ne pouvait distinguer le premier du second, comme il en est pour les deux beaux Açwins. Dans cette parfaite ressemblance, le vaillant Raghouide ne pouvait discerner Sougrîva, ni Bâli: aussi ne voulut-il pas encore lancer une flèche au milieu du combat.
Sur ces entrefaites, rompu sous la main de Bâli et voyant ce qu'il s'imaginait une trahison du Raghouide, son allié, Sougrîva se mit à courir vers le Rishyamoûka. Épuisé, baigné de sang, accablé de coups, frappé avec fureur, il se réfugia dans la grande forêt. À peine le resplendissant Bâli eût-il vu que son ennemi s'était dérobé dans ces bois, il fit volte-face, chassé par la crainte d'une malédiction, jadis fulminée contre lui, et s'en retourna en disant: «Tu m'as échappé!»
Le noble Raghouide, accompagné de son frère et des ministres, s'en vint lui-même trouver Sougrîva dans cette retraite; et, quand le singe infortuné vit Râma en sa présence avec Lakshmana et ses conseillers, il tint ce langage, baissant la tête et plein de honte: «Après que tu m'as fait admirer ta force et que tu m'as dit: «Provoque Bâli au combat!» pourquoi donc as-tu mis ta promesse en oubli et m'as-tu laissé battre ainsi par mon ennemi?
«Si tu voulais, le ciel détourne ce malheur! si tu voulais que Bâli me donnât la mort dans ce combat, quel besoin avais-je de ton amitié pour m'aider à recouvrer mon royaume, puisque j'allais cesser de vivre?»
Le Raghouide entendit sans colère sortir de sa bouche ces paroles affligées et beaucoup d'autres semblables: «Dépose ton chagrin, Sougrîva! lui dit-il. Écoute maintenant la cause, roi des singes, qui me retint de lancer ma flèche.
«Toi, Sougrîva et Bâli, vous êtes l'un à l'autre semblables par la guirlande, le vêtement, la démarche et la taille. Cri, lustre, station, marche, regard ou parole, il n'est rien qui vous distingue à mes sens avec certitude. Aussi, roi des singes, troublé par une telle ressemblance de formes, je n'ai point alors décoché ma flèche: «Qui m'assure ici, me disais-je, que je ne vais pas tuer mon ami?»
«Veuille donc bien attacher sur ton corps un signe qui soit comme un drapeau, et par lequel je puisse te reconnaître une fois engagé dans ce combat de l'un contre l'autre.
«Tresse-nous, Lakshmana, une guirlande avec une branche de boswellia parée de ses fleurs, et mets-la au cou du magnanime Sougrîva.»
«Héros, dit le singe, tu m'as promis naguère que ta flèche lui porterait la mort: tâche que ta promesse, comme une liane en fleurs, ne tarde point à nous donner son fruit!»
«Maintenant que mes yeux, répondit l'époux de Sîtâ, peuvent te distinguer à cette guirlande, roi des singes, va en pleine confiance, ami, et défie une seconde fois Bâli au combat.»
Bâli, entré dans le sérail de ses femmes, entendit avec colère ce nouveau défi de Sougrîva, son frère. À ce fracas épouvantable, que le robuste singe apportait à ses oreilles une seconde fois, sa figure se rembrunit tout à coup, comme le soleil obscurci dans une éclipse.
Faisant grincer les dents longues de sa bouche et la fureur teignant son poil d'une couleur plus rouge encore, sa face brillait avec ses yeux tout grands ouverts, comme un lac aux lotus épanouis. Le roi des simiens sortit avec impétuosité et la marche de ses pieds fit trembler, pour ainsi dire, toute la terre. Mais Târâ aussitôt embrassa, pleine d'effroi, son royal époux, qui s'élançait ainsi hors de la caverne béante, et lui tint ce langage: «Allons, héros! abandonne cette colère, de même que, le matin, au sortir de la couche, tu rejettes une guirlande froissée!
«Ton frère est déjà venu, bouillant de colère, et t'a défié au combat: tu es sorti; il a succombé dans cette lutte sous ta vigueur et s'est enfui, chassé par la crainte. Ce défi, qu'il rapporte ici, fait naître en moi des soupçons, surtout à la pensée qu'il s'est déjà vu tout à l'heure abattu et tué même, pour ainsi dire, sous ta main.
«Une telle arrogance dans ce vaincu, qui rugit, tant de résolution, ce tonnerre de sa voix, tout cela n'est point d'une légère importance.
«J'ai ouï dire avant ce jour que Sougrîva s'est lié par une fraternité d'armes avec le sage Râma, de qui la vaillance est éprouvée et de qui la flèche ne manque jamais le but.
«Râma est le poison qui tue l'affliction des affligés; c'est un arbre, sous les branches duquel habitent les hommes de bien: il est sur la terre un vase de gloire et de hautes perfections.
«Qu'Angada, notre fils, s'en aille, emportant avec lui tous les joyaux qui sont ici dans ton palais: qu'il offre de ta part ces richesses à Râma et signe un traité de paix avec ce héros d'une splendeur égale aux clartés du feu à la fin d'un youga. Ou bien abandonnons cette caverne et sauvons-nous dans une solitude des bois. Car, de concert avec Sougrîva, le Daçarathide va s'étudier à nous enfermer dans un insurmontable danger. Avant que n'arrivent les infortunes, sache donc employer les moyens qui doivent les prévenir.»
Après que sa compagne au visage radieux, comme la reine des étoiles, eut parlé de cette manière, Bâli railla ses craintes et lui répondit en ces termes: «Comment puis-je dans cette colère, qu'il fit naître en moi, comment puis-je endurer, mon amie, les cris d'un ennemi qui vient rugir à ma porte avec une telle arrogance, et qui n'est après tout que le voleur de ma couronne? Pour des héros, qui ne reculent jamais dans les combats et qui n'ont pas un front accoutumé à l'injure, tolérer une offense, ma chérie, est plus difficile que la mort!
«Ce noble fils de Raghou ne doit pas t'inspirer de la crainte à mon égard: s'il a de la reconnaissance et s'il connaît le devoir, il ne peut commettre une mauvaise action. Quitte donc ce souci! je vais sortir, combattre avec Sougrîva et lui arracher son arrogance, mais je ne veux pas lui ôter la vie.
«Va-t'en! Je reviendrai, je t'en fais le serment sur ma vie et ma prochaine victoire; oui! je reviendrai, moi qui te parle, aussitôt que j'aurai vaincu mon frère dans ce combat.»
Târâ embrasse alors Bâli, de qui la vue était bien chère à ses yeux; toute en pleurs et tremblante, elle décrit à pas lents un pradakshina autour de son époux. Après qu'elle eut, suivant les rites, invoqué le succès pour l'expédition du singe auquel son cœur désirait la victoire, cette reine à la taille charmante de rentrer suivie des femmes dans son gynœcée; et, quand Târâ eut regagné avec elles ses appartements, Bâli sortit, poussant une respiration aiguë, comme les sifflements d'un boa.
Quand le vigoureux quadrumane vit, tout fier de l'appui qu'il trouvait en Râma, son rival impatient lui-même de combattre, déjà posté en attitude de bataille et la cuirasse bien attachée sur la poitrine, il raffermit solidement la sienne avant de se risquer dans cette périlleuse aventure; et, délirant de fureur, les yeux tout rouges de colère, il jeta ces mots à Sougrîva:
«Scélérat insensé, quelle hâte, Sougrîva, te fait courir une seconde fois à la mort? Vois mon poing fermé, que je lève pour la mort et qui, déchargé sur ton front, va briser ta vie!» À ces mots, il frappa du poing son rival en pleine poitrine.
Néanmoins, Sougrîva sans crainte arrache aidé de sa vigueur et lève un grand arbre, qu'il abat sur le sein de Bâli, comme la foudre tombe sur une haute montagne. La chute de cette masse étourdit un moment son ennemi, qui s'était approché de nouveau pour le combat: accablé sous la pesanteur du coup, Bâli chancelle et vacille.
Cependant Râma voyait Bâli rompre la fierté de Sougrîva et lui abattre même sa vigueur; il en fut irrité d'une furieuse colère. Il encoche soudain une flèche, qui semblait un serpent de flamme et l'envoie frapper au cœur Bâli à la grande force, à la guirlande tissue d'or. Le sein percé du trait, celui-ci tombe, les sens troublés et la route de sa vie brisée: «Ah! s'écrie-t-il, je suis mort!» Alors, comme un éléphant plongé dans un marais fangeux, Bâli, d'une voix triste et le gosier obstrué par des pleurs, dit ces mots à Râma, qu'il voyait debout près de lui: «Quelle gloire espères-tu de cette mort, que tu m'as portée dans un instant où je n'avais pas les yeux tournés de ton côté? car tu m'as frappé lâchement caché et tandis que ce duel absorbait toute mon attention!»
Après la chute de ce héros, le monarque des singes, on vit la face de la terre s'obscurcir, comme le ciel quand la lune est plongée dans les nuages. Mais ni la vie, ni la force, ni le courage, ni la beauté n'avaient déserté le corps de ce magnanime, étendu sur la terre. En effet, sa guirlande céleste, qu'un Dieu avait tissue d'or, était comme attentive elle-même à soutenir dans sa fin la vie de ce quadrumane, le plus noble des singes.
La nouvelle, que Râma d'une flèche, envoyée par sa main, avait renversé Bâli mortellement frappé, était déjà parvenue à l'oreille de Târâ, son épouse. À peine eut-elle appris cette mort si horrible de son mari, qu'elle sortit, versant des larmes, précipitant son pas, accompagnée de son fils, hors de cette caverne de la montagne. Elle vit les singes tremblants fuir d'une course légère comme des gazelles épouvantées, quand un chasseur a tué la reine du troupeau et dispersé toute la bande: «Singes, leur dit-elle, pourquoi donc, abandonnant ce monarque des singes, de qui vous êtes les officiers, courez-vous en pelotons épars et tremblants?»
À ces questions prononcées d'une voix lamentable, les singes d'une âme tout émue répondent à l'épouse du roi ces paroles opportunes: «Fille de Jîva, retourne chez toi et défends ton fils Angada! La mort sous la forme de Râma emporte l'âme de Bâli, qu'elle a tué!»
Alors, voyant son mari immolé sur le champ de bataille, elle s'approcha de lui tout émue et s'assit avec son fils sur la terre. Elle prit ce corps dans ses bras, comme s'il fût endormi: «Hélas! mon époux!» s'écria-t-elle; puis, embrassant le cadavre étendu sur la face de la terre, elle se mit à pousser des cris. «Ah! fit-elle, héros aux longs bras! je suis morte aujourd'hui, que tu m'as rendue veuve! Si tu m'avais écoutée, tu n'aurais pas éprouvé ce malheur! Ne t'en ai-je pas averti bien des fois? Lève-toi, ô le plus vaillant des singes! Pourquoi restes-tu couché là sur la dure? Ne me vois-tu pas, tourmentée par la douleur, étendue sur la terre avec ton fils? Rassure-moi dans ce moment comme tu fis tout à l'heure; rassure-moi avec ton fils, moi, désespérée, à qui ta mort enlève son protecteur!»
Devant le spectacle de son époux étendu par terre, le sein percé de ce dard que l'arc de Râma lui avait décoché, Târâ se dépouilla de toute pitié pour son corps, et, levant ses deux bras, cette femme aux bras charmants se broya de coups elle-même. «Hâ! s'écria-t-elle, je suis morte!» puis elle tomba sur la face de la terre et s'y roula comme une gazelle qu'un avide chasseur a blessée mortellement. Ceux qui formaient la cour du magnifique Bâli et les dames simiennes de son intérieur, tous alors de s'élancer avec des cris de pygargue hors de la bouche de sa caverne.
Bâli, respirant à peine, traîna de tous les côtés ses regards affaiblis et vit près de lui Sougrîva, son jeune frère. À la vue du roi des singes, qui remportait sur lui cette victoire, il adressa la parole d'une voix nette à Sougrîva et lui tint affectueusement ce langage: «Sougrîva, ne veuille pas que je m'en aille, tourmenté par cette défaillance de l'âme, où tu me vois, noble singe, et chargé d'une faute, moi, que l'expiation a lavé de ses péchés. Sans doute le Destin avait décidé que la concorde n'existerait pas entre nous: l'amitié est naturelle à des frères; mais pour nous le Destin arrangea les choses d'une autre manière.
«Saisis-toi du sceptre aujourd'hui et règne sur les hommes des bois; car, sache-le, je pars à l'instant même pour l'empire d'Yama. Dans une telle situation, héros, veuille bien faire exactement ce que je vais dire, chose importante et qui retient ici ma vie. Vois, étendu sur la terre cet enfant plein de sagesse, élevé au sein des plaisirs et qui mérite le bonheur, mais de qui la face est baignée de larmes, Angada, mon fils, qui m'est plus cher que la vie. Défends-le de tous les côtés, comme s'il était pour toi-même un fils né de ta propre chair, lui que je laisse au monde sans protecteur!
«Pare-toi donc, Sougrîva, de cette guirlande, présent du ciel et tissue d'or. Quand j'aurai cessé de vivre, l'opulente félicité qui réside en elle se répandra sur toi!»
Il dit, et, dès qu'il eut parlé de cette manière à Sougrîva, Bâli à la haute renommée, courbant la tête, s'adressa, les mains jointes, à Râma, et tint ce langage pour lui recommander son fils: «Le prolétaire qui, dès son commencement, a toujours vécu dans une maigre condition, n'est point, à bien dire, misérable, fils de Raghou; mais ce nom de misérable convient plus justement à l'homme de haute naissance précipité dans l'affliction et dans l'infortune. Né dans une famille opulente, Râma, et qui peut combler de ses largesses tous les vœux, Angada, quand j'aurai vécu, Angada sera donc misérable! Voilà ce qui fait ma douleur, à moi qui ne verrai plus ce visage bien-aimé de mon enfant chéri, comme l'âme du pécheur n'entrevoit jamais le Paradis. Tué par ta main dans ce combat, je vais donc mourir, héroïque fils du plus éminent des hommes, sans avoir pu me rassasier entièrement de voir mon fils Angada! Fléau des ennemis, toi, qui es la voie où marchent et l'asile où se réfugient toutes les créatures, accueille avec bonté Angada, mon fils, aux bracelets d'or.»
Quand il eut transmis sa guirlande à son frère et baisé Angada sur le front, Bâli, préparé saintement pour entrer dans la condition des âmes, dit ces mots avec amour au jeune quadrumane:
«Ménage les temps et les lieux, endure avec patience ce qui plaît ou déplaît, supporte également la douleur et le plaisir; sois, mon fils, un sujet docile pour Sougrîva. Si tu l'honores, il saura bien te payer de retour comme moi, qui t'ai choyé toujours depuis ton enfance. Fais-toi des amis, ni trop, ni trop peu, car la solitude, mon ami, est un grand mal: sache donc garder le milieu entre les deux extrêmes.»
Il n'avait pas encore achevé de parler sous l'oppression violente du trait acéré que ses yeux se roulent affreusement dans leur orbite, ses dents s'entre-choquent avec une force à les briser, et le mourant exhale enfin sa vie dans un dernier soupir. Alors, toute plongée dans un océan de chagrin, Târâ, les yeux fixés sur la face glacée de son cher époux, retomba dans la poussière, tenant Bâli embrassé comme une liane roulée autour d'un grand arbre.
Quand l'aîné des Raghouides, l'exterminateur des ennemis, vit que Bâli avait exhalé son dernier soupir, il tint à Sougrîva ce discours modeste: «L'homme ne se laisse point ainsi enchaîner par le chagrin, il s'élance vers une condition meilleure. Que Târâ s'en aille avec son fils habiter maintenant chez toi. Tu as répandu ces larmes, qui viennent à la suite d'une violente douleur: c'est assez! car, passé la mort, il ne reste plus rien à faire. La nécessité est la cause universelle, la nécessité embrasse le monde, la nécessité est la cause qui agit dans la séparation de tous les êtres. Néanmoins, que l'homme ne perde jamais de vue, dans les évolutions de ce Destin, le bien, sur lequel on doit toujours fixer les yeux, car le Destin même embrasse dans sa marche le devoir, l'utile et l'agréable.
«Bâli est rentré au sein de la nature; il a reçu dans cette mort donnée le fruit amer de son œuvre: que l'on célèbre maintenant les funérailles du roi des singes, comblé de tous les dons funèbres. Son âme fut chassée du corps, parce qu'il a commis l'injustice et qu'il en a recueilli ce fruit; mais, comme il est rentré dans le devoir, à la fin de sa vie, le Paradis lui fut donné pour sa récompense. Nous avons accordé ce qu'il faut à la douleur: accomplissons maintenant ce qu'il est à propos de faire»
Les yeux troublés de larmes, Târâ et les autres dames singes, parentes du mort, suivent, poussant des cris, le cercueil du roi des simiens.
Au bruit des pleurs et des sanglots que ces femmes quadrumanes versaient au milieu du bois, on eût dit que les forêts et les montagnes pleuraient elles-mêmes de tous les côtés.
Les amis en bien grand nombre de Bâli construisent un bûcher dans une île solitaire, que la rivière, descendue de la montagne, environnait de ses ondes; et, l'ouvrage terminé, les principaux des singes, qui portaient la bière sur leurs épaules, s'approchent, déposent le cercueil et se tiennent à l'écart, l'âme plongée dans le recueillement.
Ensuite Târâ, à la vue de son époux couché dans ce lit d'une bière, leva dans son sein la tête de son époux et gémit ces mots dans une profonde affliction: «Ô toi, à qui tes fils étaient si chers, tu n'aimes donc plus celui-ci, qui se nomme Angada? Pourquoi le regardes-tu avec cet air stupéfait, lui, ton enfant, accablé sous le poids du chagrin?
«Ton visage semble encore me sourire au sein même de la mort: je le vois, tel que si tu étais vivant, pareil au jeune soleil du matin!»
Alors, aidé par Sougrîva, Angada, pleurant et redoublant ses cris, fit monter sur le bûcher ce corps de son père. Il appliqua le feu à la pile de bois, conformément aux rubriques, et, tous les sens troublés, il décrivit un pradakshina autour de son père, qui s'en allait pour un long voyage. Enfin, quand les singes ont honoré Bâli suivant les rites, ils descendent faire la cérémonie de l'eau funèbre dans la Pampâ aux ondes fraîches et limpides. Ce devoir accompli, ils sortent de la rivière et viennent tous avec leurs habits mouillés revoir l'aîné des Raghouides et Lakshmana à la grande vigueur.
Ensuite le sage Hanoûmat, brillant à l'égal du soleil adolescent et le corps tel qu'une montagne, adresse, les mains jointes, ce discours au guerrier issu de Raghou: «Grâce à toi, fléau des ennemis, Sougrîva monte sur le trône de son père et de son aïeul: il a conquis, grâce à toi, ce vaste empire des singes bien difficile à conquérir. Qu'il entre, congédié par toi, dans cette ville, et qu'il y règle avec ses amis les affaires de toutes les sortes! Bientôt, consacré par le bain, son âme reconnaissante va t'honorer avec ses présents de pierreries diverses, de simples recueillis en tout pays et de parfums célestes. Daigne entrer dans cette merveilleuse caverne de la montagne; fais alliance avec mon seigneur, et que ta vue répande la joie parmi les singes.»
À ces mots d'Hanoûmat, Râma le Daçarathide, habile à manier la parole et plein de sens, lui répondit en ces termes: «Je n'entrerai pas, bel Hanoûmat, ni dans une ville, ni dans un village, avant que je n'aie accompli mes quatorze années: c'est l'ordre de mon père. Entrez, vous! et hâtez-vous de faire ce qui demande une exécution immédiate. Ami, que le sacre, donné suivant les rites, inaugure Sougrîva sur le trône!» Quand il eut parlé de cette manière au singe Hanoûmat, Râma dit à Sougrîva: «Ô roi, fais sacrer Angada, que voici devant tes yeux, comme le roi de la jeunesse.
«Ce mois de Çrâvana, plongé dans la pluie, est le premier des mois pluvieux: nous voici entrés, mon ami, dans les quatre mois de la saison des pluies. Ce temps ne convient pas au rassemblement d'une armée: entre dans cette ville; moi tenant domptés mes organes des sens, j'habiterai là sur la montagne. Voici, dans le sein du mont Rishyamoûka, une caverne délicieuse, vaste, protégée contre le souffle du vent: c'est là que j'habiterai, mon ami, toute la saison des pluies avec le fils de Soumitrâ. Mais, quand tu auras vu s'écouler Kârttikî, mois charmant, aux ondes redevenues limpides, aux moissons de lotus et de nymphéas, déploie alors, déploie, ami, tes soins pour la mort de Râvana. C'est donc là, souviens-t'en! ce qui reste bien convenu entre nous. Va dans cette ville florissante; puis, une fois sacré dans ton royaume, fais-y la joie de tes amis.»
Il dit: à ce congé que lui donnait Râma, le nouveau monarque des singes pénétra dans cette aimable cité, le cœur joyeux et tous ses chagrins dissipés. Là, devant le roi qui entre, des milliers de quadrumanes s'inclinent, transportés d'allégresse, et l'environnent de tous les côtés.
Tout le peuple des sujets, la tête prosternée jusqu'à terre, salue, plein de respect, le nouveau roi des singes, en lui criant: «Victoire! victoire!» Sougrîva les invite à se relever et, les ayant honorés suivant l'étiquette, il entre dans le voluptueux sérail de son frère.
En sortant du gynœcée, il fut sacré par les plus nobles des singes à la grande taille de la manière que les Immortels avaient sacré le Dieu aux mille regards.
Le sommeil n'approchait pas de la couche où Râma était allé se reposer durant les nuits noyé dans les pleurs et le chagrin, il n'y avait que le souci dont il reçût la visite.
Tandis que ce magnanime habitait ainsi dans la grande montagne, sa pensée toute remplie de son épouse ravie, la saison acheva de répandre ses pluies; et la retraite des nuages, qui promenaient sur leurs chars une pesante charge d'eaux, annonça le retour de l'automne.
Quand le fils du Vent, Hanoûmat, qui n'avait pas une âme indécise et qui savait distinguer le moment des affaires, vit Sougrîva empêché par l'amour de marcher avec ardeur sur le chemin de son devoir; Hanoûmat s'inclina devant Sougrîva, et, flattant ce monarque des singes avec des paroles affectueuses et douces, il tint au roi, qui savait goûter les qualités d'un discours, ce langage utile, vrai, convenable, et tout assaisonné de bienveillance et d'amour: «Ô roi tu as personnifié en toi-même l'empire, la gloire céleste et la fortune de ta race; tu as gagné l'amour des sujets, tu as comblé d'honneur tes parents. Ta majesté a consumé tes ennemis, dont il ne reste plus que le nom; mais une chose est à faire, c'est de secourir tes amis: que ta grandeur veuille donc y penser.
«Héros, plein de courage dans les batailles et qui domptes les ennemis, tu laisses passer l'occasion pour l'affaire de Râma, ton ami; tu oublies que le moment est venu pour aller à la recherche de sa Vidéhaine. Tu perds le temps, et néanmoins on ne le voit pas te presser, malgré son impatience: cet homme sage et qui sait le devoir, s'incline, ô mon roi, sous ta volonté. Rends-lui service avant qu'il ne réclame de toi le retour du plaisir qu'il t'a fait le premier: veuille donc rassembler, roi des singes, les plus vaillants de tes guerriers. Car les héros simiens à la grande vigueur ont des routes difficiles à parcourir: ainsi, ne laisse pas un trop long temps s'écouler sans leur envoyer tes ordres.»
À peine Sougrîva eut-il entendu ces paroles sages et dites à propos, que, maître de lui-même et plein de cœur, il prit aussitôt sa résolution et donna cet ordre au singe Nîla, toujours le pied levé: «Réunis tous mes guerriers à tous les points du ciel: fais en sorte que mes armées entières et les chefs entièrement des troupeaux simiens, et les grands capitaines de mes troupes, et les défenseurs des frontières, à l'âme décidée, à la course rapide, se rendent tous dessous les drapeaux sans défaillance de cœur. Aussitôt le rassemblement opéré, que ta grandeur elle-même passe la revue des armées. Tout singe qui, après cinq nuits écoulées, ne sera point arrivé en ma présence, je lui ferai tomber le châtiment sur la vie: telle est ma sentence!»
Dès que le ciel fut débarrassé de ses nuages et l'automne arrivé, Râma, qui avait passé toute la saison des pluies sous l'oppression du chagrin que lui causait l'amour, songeant alors qu'il avait perdu la fille du roi Djanaka, et que Sougrîva, retenu par la volupté, laissait échapper le temps favorable, s'évanouit sous la violence de sa douleur. Ensuite, revenu après un instant à la connaissance de lui-même, le Kakoutsthide se recueillit dans ses réflexions un moment, et dit ces paroles à Lakshmana pour conduire son affaire au succès:
«Les rois altiers, magnanimes, ambitieux de conquérir la terre et qui sont engagés dans une guerre l'un avec l'autre, ne manquent pas la saison du rassemblement des armées. C'est la première chose dont s'occupent les princes qui désirent la victoire; et cependant je ne vois ni Sougrîva, ni rien qui annonce une levée de cette nature. Ces quatre mois de la saison pluvieuse, bel ami, ont passé lents comme un siècle pour moi, consumé par l'amour et qui ne peux voir ma Sîtâ!
«Va donc! entre dans la caverne de Kishkindhyâ et répète ces paroles de moi au stupide roi des singes, endormi au sein de ses grossières voluptés: «Tu diffères le moment d'accomplir ce traité fait entre nous et toi, nous, qui sommes venus réclamer ton secours dont nous avons besoin, et qui avons commencé par te prêter notre aide. Celui qui détruit l'espérance que sa promesse avait inspirée est un homme vil dans le monde; mais celui qui reconnaît la parole, soit bonne, soit mauvaise, tombée de sa bouche, et qui dit: «C'est la vérité!» est dans le monde un homme supérieur.
«Aujourd'hui, puissant roi, que la saison est ainsi disposée, pense donc vite au salut de ma Vidéhaine, afin que le temps ne s'écoule pas stérilement.
«Ou bien désires-tu voir, bandé par moi dans un combat avec toi, la forme de mon arc au dos plaqué d'or et semblable à un faisceau d'éclairs? Veux-tu entendre, pareil au fracas du tonnerre, le bruit épouvantable de ma corde vibrante, quand je la tire d'une main irritée au milieu de la guerre? Certes! il n'est pas fermé le chemin par où Bâli mort s'en est allé! Sougrîva, tiens-toi ferme dans le traité! Ne suis pas la route de Bâli! J'ai terrassé d'une flèche Bâli seul; mais, si tu sors de la vérité, j'immolerai ta famille avec toi!»
Lakshmana, ce prince fortuné, au corps semé de signes heureux, se dirigea donc lestement vers la cité des singes. Bientôt il aperçut la ville du roi des simiens, pleine de singes à la grande vigueur, hauts comme des montagnes, les yeux attentifs au signe du maître. Effrayés par sa vue, tous ces quadrumanes, semblables à des éléphants, saisissent alors par centaines, ceux-ci des crêtes de montagnes, ceux-là de grands et vieux arbres. Quand Lakshmana les vit tous empoigner ces armes, il en fut encore plus irrité, comme le feu sur lequel on a jeté l'offrande de beurre purifié.
Leurs chefs entrent dans le palais de Sougrîva; ils annoncent aux ministres que Lakshmana vient, bouillant de colère.
Lakshmana vit alors toute cette Kishkindhyâ, que Bâli seule naguère suffisait à défendre, occupée en ce moment de tous les côtés par des singes, qui tenaient des arbres à leurs mains. Alors tous les simiens, rangés en bataille devant le jardin public de la ville, sortirent de l'espace vide entre les remparts et le fossé. Une fois arrivés près de Lakshmana, ces guerriers aux formes telles que les grands nuages, à la voix semblable au tonnerre de la foudre, poussèrent à l'envi le rugissement des lions.
Aussitôt Sougrîva, que cette vaste clameur et la voix de Târâ avaient tiré du sommeil, entra dans la salle du conseil pour délibérer avec ses ministres.
Le plus éminent des conseillers, Hanoûmat, le fils du Vent, commence par se concilier la faveur de Sougrîva et lui tient ce langage, comme Vrihaspati lui-même s'adresse au roi des Immortels: «Râma et Lakshmana, ces deux frères à la grande vigueur et dévoués à la vérité, t'ont prêté jadis leurs secours et c'est d'eux que tes mains ont reçu le royaume. Un seul de ces deux, Lakshmana se tient à la porte, son arc à la main, et les singes tremblants ont jeté ce cri d'épouvante à sa vue. Lakshmana, qui sait manier les rênes de la parole, vient ici, monté, suivant l'ordre de Râma, sur le char de sa résolution.»
À ces mots d'Hanoûmat: «Il en est ainsi!» dit Angada, saisi de tristesse; et, là-dessus, il ajoute ces paroles à son père adoptif: «Admets-le devant toi, ou bien arrête-le dans sa marche; fais ce que tu penses convenable; il est certain que Lakshmana vient ici d'un air furieux; mais nous ignorons tous quelle peut être la cause de sa colère.»
Sougrîva, courbant un peu la tête, réfléchit un instant; et quand il eut pesé le fort avec le faible des paroles qu'Hanoûmat et ses autres ministres venaient ainsi de lui adresser, le monarque, expert à manier le discours, tint ce langage à tous ses conseillers, d'une grande habileté dans les délibérations: «Je ne trouve en moi nulle faute, soit en parole, soit en action, pour m'expliquer cette colère, qui pousse vers nous Lakshmana, ce frère du noble Raghouide. Peut-être mes ennemis jaloux, et qui guettent sans cesse une occasion, auront-ils fait tomber dans les oreilles de Râma les insinuations d'une faute dont je suis innocent.
«L'amitié est facile à gagner de toutes les manières; mais elle est difficile à conserver: un rien suffit à briser l'affection par suite de l'inconstance des esprits. Je suis donc infiniment inquiet au sujet du magnanime Râma, parce qu'il me fut impossible jusqu'ici d'acquitter avec le mien cet éminent service, que j'ai reçu de sa faveur.»
À ces mots du monarque, Hanoûmat lui fit cette réponse au milieu de ses ministres quadrumanes:
«Il n'y a rien d'étonnant, souverain des tribus simiennes, à ce que tu n'aies pas oublié cet éminent service tout de bienveillance; car ce fut pour le seul plaisir de t'obliger que ce héros de Raghou tendit son grand arc et donna la mort à Bâli d'une force égale à celle du puissant Indra. Le Raghouide est irrité de l'indifférence que tu lui montres de toutes les manières, je n'en fais aucun doute; et c'est pour cela qu'il t'envoie son frère, ce Lakshmana, de qui la société ajoute à sa fortune.
«Il te faut supporter, ô le plus grand des singes, les paroles amères du magnanime Raghouide, qui t'a rendu un bon office et que la perte de son épouse ravie abreuve de chagrin. Je ne connais pas un moyen plus convenable pour toi que d'aller, les mains jointes, conjurer Lakshmana. Pénétré de cet axiome, prince: «Que les ministres doivent parler avec liberté,» j'ai mis de côté la crainte et j'ai tenu devant toi ce langage salutaire.»