Le retour d'Imray
LE RICKSHAW-FANTOME[5]
[5] Le rickshaw est une sorte de pousse-pousse à quatre coolies.
Un des rares avantages que l’Inde possède sur l’Angleterre, c’est sa grande sociabilité. Au bout de cinq ans de service, on s’y trouve directement ou indirectement en relations familières avec les deux ou trois cents « civilians »[6] de sa province, tous les mess de dix ou douze régiments et batteries, et quelque quinze cents autres personnes du monde non officiel. En dix ans, le nombre des connaissances peut se trouver doublé, et, au bout de vingt ans, il n’est pas un Anglais de l’Empire que l’on ne connaisse ou dont on n’ait entendu parler, après quoi on peut voyager du nord au sud et de l’est à l’ouest sans bourse délier.
[6] « Civilian », agent du service civil des Indes.
Les globe-trotters, qui comptent sur l’hospitalité comme un droit, ont porté quelque atteinte à cette largesse de cœur, mais il n’en persiste pas moins, aujourd’hui, que si vous appartenez au cercle des initiés, et n’êtes ni un ours ni une brebis galeuse, toutes les maisons vous sont ouvertes, et que notre petit monde est très, très bienveillant, très, très secourable.
Rickett, de Kamartha, fut, il y a quelque quinze ans, l’hôte de Polder, de Kumaon. Son intention était de ne séjourner chez lui que quarante-huit heures, mais il se trouva terrassé par une crise de rhumatisme articulaire, et durant six semaines désorganisa la maison de Polder, l’empêcha de travailler, et faillit mourir dans sa chambre à coucher. Polder se conduit comme si Rickett avait fait de lui son éternel obligé, et, chaque année, envoie aux petits Rickett une caisse de bonbons et de jouets. Il en va de même dans tout le pays. Des hommes qui ne se donnent pas la peine de vous cacher qu’ils vous tiennent pour un âne bâté, ou des femmes qui noircissent votre réputation et interprètent de travers les distractions de votre femme, se mettront en quatre si vous tombez malade ou si vous vous trouvez sous le coup de sérieux ennuis.
Heatherlegh, le médecin, en plus de sa clientèle ordinaire, tenait un hôpital pour son compte privé — toute une collection de box pour incurables, disaient ses amis — en tout cas, une sorte de cale sèche pour l’embarcation que la dureté du temps avait endommagée. Le temps, dans l’Inde, est souvent accablant, et comme la quantité de briques est toujours la même[7], et que la seule liberté qu’on vous y accorde, est celle de travailler plus que de raison sans avoir à compter sur des remerciements, il arrive que les gens s’abattent sur la route et finissent par avoir la tête aussi brouillée que les métaphores en ce paragraphe.
[7] Exode (ch. V, versets 8 et 18).
Heatherlegh est le plus charmant docteur que la terre ait porté, et l’ordonnance dont, en général, il gratifie ses malades, est : « Ne vous dépensez pas, ne vous pressez pas, ne vous emballez pas. » Il prétend que le surmenage tue plus de gens que ne justifie l’importance de ce bas monde. Il soutient que c’est le surmenage qui tua Pansay, lequel mourut dans ses mains, il y a environ trois ans. Il a, cela va sans dire, le droit de parler avec autorité, et se moque de ma théorie lorsque je prétends que Pansay avait le cerveau fêlé et que c’est par la fêlure que pénétra le petit coin du monde des Ténèbres qui le hâta vers la mort. « Pansay perdit la boule », déclare Heatherlegh, « après l’excitation d’un long congé en Angleterre. Il se peut, oui ou non, qu’il se soit conduit comme un malotru vis-à-vis de Mrs. Keith-Wessington. Mon opinion, c’est que le travail de colonisation de Katabundi lui cassa les jambes, et qu’il se mit à broyer du noir et prit trop à cœur un flirt ordinaire de paquebot. En tout cas, il fut certainement fiancé à Miss Mannering, et non moins certainement rompit-elle avec lui. Après quoi il contracta une fièvre légère, et toute cette histoire de fantômes ne fit que croître et embellir. Mais c’est bien le surmenage qui fut cause de la maladie, l’entretint, et tua le pauvre diable. Inscrivez-le au nombre des victimes du système qui consiste à faire faire à un seul homme le travail de deux hommes et demi. »
Telle n’est pas ma croyance. Lorsque Heatherlegh était appelé chez ses malades et qu’il m’arrivait de me trouver à portée, je veillais quelquefois Pansay. Le pauvre garçon me rendait vraiment malheureux par la description qu’il me faisait à voix basse, égale, du cortège qui toujours passait au pied de son lit. Ajoutez à cela qu’il avait la richesse d’expression des malades. Lorsque pour un temps il fut guéri, je le poussai à écrire toute l’affaire depuis le commencement jusqu’à la fin, me disant que le travail de la plume pourrait aider au soulagement de l’esprit. Tout le temps qu’il écrivit, il resta sous l’empire d’une forte fièvre, et le style de mélodrame qu’il adopta ne fut pas pour le calmer. Deux mois plus tard, il fut déclaré de nouveau bon pour le service, mais bien qu’on eût de lui un besoin urgent pour aider à combler un déficit, une commission des finances qui manquait d’hommes, il préféra mourir, jurant jusqu’à la fin qu’il était ensorcelé. J’obtins, avant sa mort, qu’il me mît en possession de son manuscrit, et voici, telle qu’il l’écrivit, sa version de l’affaire :
Mon médecin me dit qu’il me faut du repos et un changement d’air. Il n’est pas impossible que d’ici à peu de temps j’aie l’un et l’autre — repos que ni l’ordonnance à dolman rouge ni le canon de midi ne sauraient rompre, et changement d’air bien au delà de ce que peut m’offrir nul steamer en route pour le pays. En attendant, je suis décidé à rester où je suis, et, au parfait mépris des ordres de mon médecin, à mettre le monde entier dans ma confidence. Vous apprécierez par vous-même la nature véritable de ma maladie, et jugerez non moins par vous-mêmes si nul homme né de femme sur cette terre enfin lasse passa jamais par les mêmes tourments que moi.
Pour parler maintenant comme le pourrait faire un condamné avant qu’on ait tiré sous lui les verrous de la trappe[8], mon histoire, quelque étrange et horriblement invraisemblable qu’elle puisse paraître, réclame tout au moins de l’attention. Que jamais elle ne doive recevoir créance, j’en suis on ne peut plus sûr. Il y a deux mois, j’aurais traité de dément ou d’ivrogne celui qui eût osé me raconter la semblable. Il y a deux mois, j’étais le plus heureux homme de l’Inde. Aujourd’hui, de Peshawer à la mer, nul n’est plus torturé. Mon médecin et moi sommes les seuls à connaître tout ceci. L’explication qu’il en fournit, c’est que j’ai le cerveau, la digestion et la vue, tous légèrement atteints, ce qui donne lieu à ces fréquentes et persistantes « hallucinations ». Hallucinations, vraiment ! Je le traite d’idiot ; mais il continue à me soigner avec le même inlassable sourire, le même suave tour de main professionnel, les mêmes favoris rouges bien soignés, jusqu’à ce que je m’accuse de n’être qu’un ingrat et un mauvais malade. Mais vous jugerez par vous-mêmes.
[8] On sait qu’en Angleterre les condamnés à mort sont pendus, et qu’une fois la corde au cou une trappe s’ouvre subitement sous leurs pieds, précipitant leur corps dans le vide.
Il y a trois ans j’eus la bonne… l’on ne peut plus mauvaise fortune… de faire route de Gravesend à Bombay, au retour d’un long congé, avec certaine Agnès Keith-Wessington, femme d’un officier côté Bombay. De quel genre de femme il s’agissait, là n’est point pour vous la question. Contentez-vous de savoir qu’avant la fin du voyage elle et moi étions éperdûment et sans raisonnement possible amoureux l’un de l’autre. Dieu sait que je peux en faire aujourd’hui l’aveu sans ombre de vanité. En ce genre d’affaire, il en est toujours un qui donne et l’autre qui accepte. Dès le premier jour de notre fatal attachement, j’eus conscience que la passion d’Agnès était plus forte, plus dominante, et, s’il m’est permis d’employer l’expression, plus pure que la mienne. Reconnut-elle alors le fait, je n’en sais rien. Toujours est-il que, par la suite, il ne fut que trop clair pour tous deux.
Arrivés à Bombay au printemps, nous nous en allâmes chacun de notre côté, pour ne nous rencontrer plus de trois ou quatre mois, lorsque mon congé et son amour nous conduisirent de part et d’autre à Simla. Nous y passâmes la saison ensemble, et mon feu de paille s’y consuma en une fin pitoyable avec les derniers jours de l’année. Je ne cherche pas à m’excuser. Je n’adresse aucune excuse. Mrs. Wessington avait fait pour moi l’abandon de beaucoup de choses et était prête à tout abandonner. De mes propres lèvres, en août 1882, elle apprit que j’avais soupé d’elle, de sa vue, de sa société, du son de sa voix. Quatre-vingt-dix-neuf femmes sur cent eussent eu assez de moi dans le temps que j’avais assez d’elles. Soixante-quinze de celles-ci se fussent promptement vengées grâce à quelque flirt actif et importun avec d’autres hommes. Mrs. Wessington était la centième. Sur elle ni mon aversion franchement énoncée, ni les brutalités cinglantes dont j’agrémentais nos entrevues n’eurent le moindre effet.
— Jack, mon chéri ! telle était son éternelle antienne. Je suis sûre qu’il ne s’agit en tout cela que d’une méprise — d’une horrible méprise, et qu’un de ces jours nous redeviendrons bons amis. Je vous en prie, Jack, pardonnez-moi, mon ami.
C’était moi le coupable, et je le savais. Cette connaissance transforma ma pitié en passive endurance, et, dans la suite, en haine aveugle — ce même instinct, je suppose, qui vous pousse à mettre le pied avec férocité sur l’araignée que vous n’avez tuée qu’à moitié. Et c’est avec cette haine au cœur que je vis se terminer la saison de 1882.
L’année suivante, nous nous rencontrâmes de nouveau à Simla — elle avec le même sempiternel visage et de timides essais de réconciliation, moi avec l’horreur d’elle dans toutes les fibres de mon être. Il arriva plusieurs fois que je ne pus éviter de la rencontrer seule ; et en chaque occasion ses paroles furent identiquement les mêmes. Toujours cette plainte irraisonnée, que tout cela n’était qu’une « méprise » ; et toujours l’espoir d’une prochaine « réconciliation ». J’eusse pu m’apercevoir, en y prenant garde, que c’était cet espoir seul qui la tenait en vie. Elle devenait de mois en mois plus pâle et plus diaphane. Vous voudrez bien convenir avec moi qu’une telle conduite eût mené n’importe qui à la folie, qu’elle était inutile, enfantine, peu d’une femme. Je maintiens qu’il y avait beaucoup de la faute de Mrs. Wessington. Et, d’autre part, dans le trouble et la fièvre de mes insomnies, je me suis mis parfois à penser que j’aurais pu me montrer un peu meilleur vis-à-vis d’elle. Mais voilà qui pour le coup est une « hallucination ». Je ne pouvais continuer de prétendre l’aimer, alors que je ne l’aimais plus ; qu’en dites-vous ? C’eût été peu loyal pour tous deux.
L’an dernier, nous nous rencontrâmes encore — dans les mêmes conditions qu’auparavant. Toujours ces fastidieux appels, et de mes lèvres toujours ces cinglantes réponses. Je finirais bien par lui montrer à quel point ses tentatives pour reprendre les anciennes relations, étaient vaines et illusoires. Lorsque la saison s’avança, nous fîmes bande à part — c’est-à-dire qu’il lui fut assez difficile de me rencontrer, attendu qu’il me fallut m’occuper d’intérêts autres et plus absorbants. Quand j’y pense tranquillement dans ma chambre de malade, la saison de 1884 m’apparaît comme un cauchemar embrouillé où la lumière et l’ombre s’entremêlèrent dans une danse fantastique : ma cour à la petite Mannering ; mes espérances, mes doutes et mes craintes ; nos longues chevauchées ensemble ; mon tremblant aveu ; sa réponse ; et de temps à autre la vision d’un visage pâle fuyant au passage dans le rickshaw aux livrées noir et blanc que jadis j’épiais d’un regard si intense ; le signe que de sa main gantée faisait Mrs. Wessington ; et, lorsqu’elle me rencontrait seul, ce qui arrivait rarement, la fastidieuse monotonie de son interrogation. J’aimais Kitty Mannering ; je l’aimais honnêtement, de tout mon cœur, et, à mesure que grandissait mon amour pour elle, grandissait ma haine contre Agnès. En août, Kitty et moi fûmes fiancés. Le lendemain, je rencontrai ces maudits jhampanies[9] couleur de pie derrière le Jakko, et, mû par quelque sentiment de pitié, m’arrêtai pour tout raconter à Mrs. Wessington. Elle le savait déjà.
[9] Coolies employés au roulage des rickshaws.
— Ainsi, Jack, j’apprends que vous voilà fiancé, mon ami. (Puis, sans une seconde de répit : Je suis sûre qu’il ne s’agit en tout cela que d’une méprise, d’une horrible méprise. Un de ces jours, nous redeviendrons bons amis, Jack, comme par le passé.)
Ma réponse fut de celles dont un homme lui-même eût tressailli. Elle cingla, à l’instar d’un coup de fouet, la femme mourante que j’avais devant moi.
— Je vous en prie, Jack, pardonnez-moi ; mon intention n’était pas de vous fâcher. Mais c’est vrai, c’est vrai ; vous avez raison !
Et Mrs. Wessington, cette fois-ci, se tut, anéantie. La laissant finir sa promenade en paix, je m’éloignai avec le sentiment, — mais cela ne dura qu’un instant, — que je m’étais conduit comme le dernier des goujats. Je regardai en arrière, et vis qu’elle avait fait tourner son rickshaw, dans la pensée, je suppose, de me rattraper.
La scène et ses entours se photographièrent dans ma mémoire. Le ciel balayé par les dernières pluies (la saison des pluies touchait à sa fin), les pins alourdis, ternes, la route boueuse, et les rochers noirs et fendus à la mine, formaient un arrière-plan mélancolique sur lequel les livrées noir et blanc des jhampanies, le rickshaw aux panneaux jaunes et la tête dorée que tenait baissée très bas Mrs. Wessington, s’enlevaient en clair. Elle avait son mouchoir dans la main gauche, et s’appuyait en arrière, épuisée, contre les coussins du rickshaw. Je fis tourner mon cheval dans un sentier de traverse, près du réservoir de Sanjowlie, et littéralement pris la fuite. Je crus entendre encore un faible « Jack ! ». Ce peut avoir été imagination de ma part. Je ne m’arrêtai pas pour le vérifier. Au bout de dix minutes, je tombai sur Kitty à cheval, et, dans les délices d’une longue chevauchée avec elle, oubliai toute l’entrevue.
Une semaine plus tard, Mrs. Wessington mourut, et ma vie fut délivrée de l’indicible fardeau de son existence. Je gagnai la plaine, parfaitement heureux. Trois mois ne s’étaient pas écoulés, que j’avais oublié tout ce qui la concernait, sauf que parfois la découverte de quelques-unes de ses anciennes lettres me rappelait fâcheusement nos relations d’antan. Vers janvier j’avais exhumé du fouillis de mes affaires tout ce qui restait de notre correspondance, et l’avais brûlé. Au commencement d’avril de cette année 1885, je me trouvais une fois de plus à Simla — Simla à demi déserté — je m’y trouvais livré tout entier aux conversations et promenades amoureuses avec Kitty. Il était décidé que nous nous marierions à la fin de juin. On comprendra par là qu’aimant Kitty comme je faisais je n’exagère pas en déclarant que j’étais, à cette époque, l’homme le plus heureux de l’Inde.
Une quinzaine de jours délicieux passèrent sans que je m’aperçusse de leur fuite. Alors, mû par le sentiment de ce qui devait convenir à des mortels placés dans nos circonstances, je fis remarquer à Kitty qu’une bague de fiançailles était l’insigne extérieur et visible de sa dignité en tant que fiancée, et qu’il lui fallait incontinent venir chez Hamilton afin d’y faire prendre mesure de son doigt. Jusqu’à ce moment-là, je vous en donne ma parole, nous avions totalement oublié ce vulgaire détail. Chez Hamilton, en conséquence, nous rendîmes-nous le 15 avril 1885. Rappelez-vous que — quoique mon médecin puisse dire le contraire — j’étais alors en parfaite santé, jouissais d’un non moins parfait équilibre d’esprit et d’une absolue tranquillité d’âme. Kitty et moi entrâmes ensemble dans la boutique de Hamilton, et là, sans souci du décorum, je pris moi-même la mesure du doigt de ma fiancée sous le regard amusé du commis. La bague était un saphir flanqué de deux diamants. Puis nous descendîmes à cheval la route qui mène au pont Combermere et à la boutique de Peliti.
Tandis que mon waler[10] avançait avec précaution sur le schiste incertain, et que Kitty riait et bavardait à mes côtés, — tandis que tout Simla, c’est-à-dire tout ce qui en était alors venu des plaines, se trouvait groupé autour de la Salle de Lecture et de la verandah de Peliti, — j’eus conscience que quelqu’un, apparemment à une grande distance, m’appelait par mon nom de baptême. Il me sembla bien avoir déjà entendu cette voix, mais où et quand, sur le moment je n’aurais su le dire. Dans le court laps de temps qu’il fallait pour couvrir la route entre le chemin qui va du magasin de Hamilton à la première planche du pont Combermere, j’avais repassé dans ma tête une demi-douzaine de gens capables d’avoir commis ce solécisme, et avais fini par décider que ce devait avoir été quelque bourdonnement d’oreilles. Juste en face la boutique de Peliti mon regard se trouva arrêté par le spectacle de quatre jhampanies en livrée couleur de pie, qui poussaient un rickshaw de louage, d’apparence médiocre, et dont les panneaux étaient jaunes. En un moment mon esprit se reporta sur la saison précédente et sur Mrs. Wessington avec un sentiment d’irritation et de déplaisir. N’était-ce pas assez que la femme fût morte et enterrée, et fallait-il encore que ses serviteurs noir et blanc réapparussent pour gâter une journée de bonheur ? Quels que fussent ceux qui les employaient, j’irais les voir pour leur demander, à titre de faveur personnelle, de changer la livrée de leurs jhampanies. Je louerais moi-même les hommes, et, s’il était nécessaire, leur achèterais leurs habits sur le dos. Il est impossible de dire ici le flot de peu désirables souvenirs que leur présence évoquait.
[10] Waler, cheval d’origine australienne.
— Kitty, criai-je, voici revenus les jhampanies de la pauvre Mrs. Wessington ! Je me demande à qui maintenant ils appartiennent.
Kitty avait connu quelque peu Mrs. Wessington à la saison dernière, et s’était toujours intéressée à cette femme maladive.
— Quoi ? Où ? demanda-t-elle. Je ne les vois nulle part.
Au moment où elle parlait, son cheval, afin d’éviter une mule chargée, se jeta droit devant le rickshaw qui s’avançait. J’eus à peine le temps de crier gare, que cheval et amazone, à mon indicible horreur, passèrent à travers les hommes et la voiture comme si c’eût été l’air impalpable.
— Qu’est-ce qu’il y a ? interpella Kitty ; qu’est-ce qui vous a fait crier sottement comme cela, Jack ? Si je suis fiancée, est-ce une raison pour que tout l’univers le sache ? Ce n’est pas la place qui manquait entre la mule et la verandah ; et si vous croyez que je ne sais pas ce que c’est que de gouverner un cheval… Tenez !
Sur quoi la rétive Kitty, son exquise petite tête en l’air, s’élança au galop de chasse dans la direction du kiosque à musique, s’attendant bien, comme elle me le dit ensuite, à ce que je la suivisse. Que se passait-il ? Rien, je dois le dire. J’étais fou, ivre, ou tout Simla n’était hanté que de démons. Je retins mon cob impatient, et tournai bride. Le rickshaw s’était également retourné, et se tenait maintenant juste en face de moi, près du parapet de gauche du pont Combermere.
— Jack ! Jack, mon chéri ! (Il n’y avait pas, cette fois-ci, d’erreur en ce qui concernait les paroles ; elles retentissaient à travers mon cerveau comme si on me les eût criées dans l’oreille.) C’est quelque horrible méprise, j’en suis sûre. Je vous en prie, Jack, pardonnez-moi et redevenons bons amis.
La capote du rickshaw était retombée en arrière, et, à l’intérieur, aussi vrai que j’implore chaque jour la mort que je redoute la nuit, était assise Mrs. Keith-Wessington, un mouchoir à la main, et sa tête d’or baissée sur le sein.
Combien de temps restai-je là, les yeux grands ouverts, sans bouger, je n’en sais rien. Finalement, je fus réveillé par mon syce[11], qui prenait la bride du waler et me demandait si j’étais malade. De l’horrible au banal il n’est qu’un pas. Je dégringolai de cheval et me précipitai, à demi défaillant, dans la boutique de Peliti pour demander un verre de cherry-brandy. Il y avait là deux ou trois couples assemblés autour des tables de café, en train de discuter les potins du jour. Leurs petits bavardages me réconfortèrent plus, en ce moment-là, que n’eussent pu faire les consolations de la religion. Je plongeai tête baissée dans la conversation, m’entretins, ris et plaisantai, les traits, quand j’en saisis un reflet dans une glace, aussi pâles et aussi tirés que ceux d’un cadavre. Trois ou quatre hommes s’aperçurent de mon état ; le mettant évidemment sur le compte d’un trop grand nombre de verres, ils s’efforcèrent charitablement de me tirer à part du reste des flâneurs. Mais je refusai de me laisser emmener. J’avais besoin de la compagnie de mes semblables — comme l’enfant qui fond au milieu d’un dîner après avoir été pris de peur dans l’obscurité. Je devais causer depuis dix minutes environ, bien qu’il me semblât depuis une éternité, quand j’entendis dehors la voix claire de Kitty demander après moi. L’instant suivant, elle était dans la boutique, prête à me faire honte pour un pareil manquement à mes devoirs. Quelque chose dans ma physionomie l’arrêta.
[11] Syce, groom, dans l’Inde.
— Mais, Jack, s’écria-t-elle, qu’est-ce que vous êtes devenu ? Qu’est-il arrivé ? Êtes-vous malade ?
Poussé de la sorte à mentir carrément, je déclarai que le soleil m’avait un peu tapé sur la tête. C’était tout près de cinq heures, en avril, par un après-midi couvert, et le soleil était resté caché toute la journée. A peine les mots étaient-ils prononcés que je m’aperçus de l’erreur, essayai de la réparer, m’embrouillai désespérément, et, fou de rage, suivis Kitty dehors, au milieu des sourires de mes connaissances. Je fis quelque excuse, j’ai oublié quoi, au sujet d’un subit malaise, et gagnai au petit galop mon hôtel, laissant Kitty finir toute seule sa promenade à cheval.
Une fois dans ma chambre, je m’assis et tâchai de raisonner toute l’affaire à tête reposée. C’était bien moi qui étais là, moi, Théobald Jack Pansay, agent instruit du service du Bengale, en l’an de grâce 1885, d’aspect sain, certainement bien portant, arraché des côtés de ma fiancée, sous l’empire de la terreur, par l’apparition d’une femme morte et mise au tombeau il y avait huit mois. C’étaient là des faits que je ne pouvais prétendre ignorer. Rien n’était plus loin de ma pensée que tout souvenir de Mrs. Wessington, lorsque Kitty et moi nous sortîmes de chez le joaillier. Rien n’offrait une plus complète banalité que la surface de mur opposée à la boutique de Peliti. Il faisait grand jour. La route était pleine de monde ; et cependant, voici que, remarquez bien, au défi de toutes les lois de la probabilité, en outrage direct aux lois de la nature, voici que m’était apparu un visage d’outre-tombe.
L’arabe de Kitty était passé à travers le rickshaw : voilà qui réduisait à néant l’espoir dont je m’étais bercé, que quelque femme ressemblant d’une façon frappante à Mrs. Wessington eût loué la voiture et les coolies avec leur ancienne livrée. Sans cesse je revenais à ce cercle de pensée, et sans cesse renonçais à comprendre, dérouté et désespéré. La voix était tout aussi inexplicable que l’apparition. J’eus tout d’abord quelque peu la folle idée de confier le tout à Kitty, de la prier de m’épouser sur l’heure, et dans ses bras de défier le possesseur-fantôme du rickshaw. « Après tout », arguai-je, « la présence du rickshaw suffit en elle-même à prouver l’existence d’une illusion spectrale. On peut voir des fantômes d’hommes et de femmes, mais sûrement jamais de coolies et de voitures. Toute cette histoire-là est absurde. S’imagine-t-on le fantôme d’un homme de la montagne ! »
Le lendemain matin j’envoyai à Kitty un mot de repentir, l’implorant de ne pas faire attention à mon étrange conduite de la veille. Ma belle était encore fort courroucée, et il fallut porter des excuses en personne. J’expliquai, avec la facilité de quelqu’un qui a passé toute la nuit à ruminer son mensonge, que j’avais été pris de soudaines palpitations de cœur — résultat d’une indigestion. Cette solution éminemment pratique eut son effet ; et cet après-midi-là, nous fîmes ensemble une promenade à cheval, l’ombre de mon premier mensonge entre nous. Rien ne pouvait lui plaire qu’un temps de galop autour du Jakko. Les nerfs encore tendus, après une nuit comme la précédente, je protestai faiblement contre cette idée, en proposant Observatory Hill, Jutogh, la route de Boileaugunge — tout plutôt que le tour du Jakko. Kitty se montra comme fâchée, sinon même comme un peu blessée ; aussi lui cédai-je, dans la crainte de voir se prolonger notre mésintelligence ; et nous nous mîmes en route vers Chota Simla. Nous allâmes longtemps au pas ; puis, suivant notre coutume, fîmes du canter à partir d’un mille ou à peu près au-dessus du couvent, jusqu’à l’étendue de route plate près des réservoirs de Sanjowlie. Les sacrés chevaux semblaient voler, et mon cœur battait de plus en plus vite au fur et à mesure que nous approchions du sommet de l’ascension. J’avais eu l’esprit plein de Mrs. Wessington tout l’après-midi ; et il n’était pas un pouce de la route du Jakko qui ne témoignât des promenades et des conversations de jadis. Les rochers en renvoyaient l’écho, les pins les chantaient tout haut au-dessus de ma tête, les torrents grossis par les pluies ricanaient et pouffaient en cachette de la honteuse histoire, et le vent me chantait tout haut aux oreilles mon iniquité.
Pour comble à la situation, au milieu de la route plate qu’on appelle le Mille des Dames, l’Horreur m’attendait. Il n’y avait pas d’autre rickshaw en vue — rien que les quatre jhampanies noir et blanc, l’équipage aux panneaux jaunes, et la tête dorée de la femme à l’intérieur — tous, en apparence, absolument comme je les avais laissés huit mois et quinze jours plus tôt ! Un instant je m’imaginai que Kitty devait de toute nécessité voir ce que je voyais — nous sympathisions de façon si merveilleuse en toutes choses. Ses premiers mots furent pour me désabuser.
— Pas une âme en vue ! Venez, Jack, je vais faire la course avec vous jusqu’aux bâtiments du Réservoir !
Son petit arabe nerveux s’envola comme un oiseau, suivi de tout près par mon waler, et c’est dans cet ordre que nous galopâmes de l’avant le long des rochers. En une demi-minute nous étions à moins de cinquante mètres du rickshaw. Je retins mon waler et restai un peu en arrière. Le rickshaw était au beau milieu de la route ; et une fois de plus l’arabe passa au travers, suivi de mon cheval. « Jack ! Jack, mon ami ! Je vous en prie, pardonnez-moi », me retentissait dans les oreilles avec un gémissement ; et, après un silence : « Ce n’est rien qu’une méprise, une horrible méprise ! »
J’éperonnai mon cheval comme un possédé. Lorsque je tournai la tête du côté des travaux du Réservoir, les livrées noir et blanc attendaient toujours — attendaient patiemment — sur le gris versant, et le vent m’apporta l’écho moqueur des paroles que je venais d’entendre. Kitty ne se fit pas faute de me plaisanter sur mon silence durant tout le reste de la promenade. Jusqu’alors j’avais causé gaiement et au hasard des mots. Pour rien au monde je n’eusse pu, ensuite, parler avec naturel, et de Sanjowlie à l’église j’observai un silence prudent.
Je devais, ce soir-là, dîner avec les Mannering, et n’avais que tout juste le temps de galoper chez moi pour m’habiller. Sur la route du Mont Elysium, j’entendis par hasard deux hommes qui causaient ensemble dans la nuit tombante.
— C’est une chose curieuse, dit l’un d’eux, comme il en a disparu jusqu’à la moindre trace. Vous savez que ma femme s’était toquée d’elle (quant à moi je ne lui ai jamais rien trouvé de particulier), et tenait à ce que je repêchasse son vieux rickshaw et ses coolies, à quelque prix que ce fût. J’appelle cela une fantaisie morbide ; mais il faut bien faire ce que dit la memsahib[12]. Croiriez-vous que l’homme auquel elle avait loué le rickshaw me raconte que les quatre jhampanies — ils étaient frères — sont morts du choléra sur la route de Hardwar, les pauvres diables, et que le rickshaw a été démoli par le loueur en personne. Il m’a déclaré que jamais il ne voudrait se servir du rickshaw d’une memsahib morte, que cela portait malheur. Étrange idée, n’est-ce pas ? S’imaginer la pauvre petite Mrs. Wessington portant malheur à d’autres qu’à elle-même !
[12] Memsahib, féminin de sahib, et qui, en langage hindou, signifie « femme » ou mieux « dame ».
Sur quoi je me pris à rire tout haut ; et mon rire me fit mal. Ainsi, il existait, après tout, des fantômes de rickshaws et des fantômes d’emplois dans l’autre monde ! Combien Mrs. Wessington payait-elle ses hommes ? Combien de temps les employait-elle ? Où allaient-ils ?
Et comme une visible réponse à ma dernière question, voici que la Chose infernale me barrait la route dans le crépuscule. Les morts voyagent vite, et par des raccourcis inconnus aux coolies ordinaires. Je me pris à rire tout haut une seconde fois, et tus soudain mon rire, dans la crainte de devenir fou. Fou jusqu’à un certain point, je dois l’avoir été, car je me vois encore retenant mon cheval sur le devant du rickshaw, et souhaitant poliment le bonsoir à Mrs. Wessington. Sa réponse fut de celles que je connaissais trop bien. J’écoutai jusqu’au bout, et repartis que j’avais entendu déjà tout cela, mais que j’étais tout oreilles si elle avait encore quelque chose à dire. Je ne sais quel démon malin, plus fort que moi, s’était insinué en ma peau ce soir-là, car j’ai le vague souvenir d’avoir causé cinq minutes des lieux communs du jour avec cette chose en face de laquelle j’étais.
— Fou à lier, le pauvre diable — ou ivre. Max, tâchez donc de le faire rentrer.
Ce n’était, cela, sûrement pas la voix de Mrs. Wessington ! Les deux hommes m’avaient entendu parler tout seul à l’espace, et étaient revenus sur leurs pas pour veiller sur moi. C’étaient d’excellentes gens, pleins d’attention, et à leurs paroles j’augurai qu’évidemment j’étais on ne peut mieux ivre. Je leur adressai un remerciement confus, et m’éloignai au galop pour regagner mon hôtel. J’y changeai de vêtements et arrivai chez les Mannering dix minutes en retard. Je m’excusai sur l’obscurité de la nuit, reçus les reproches de Kitty sur ce retard peu conforme à ma condition de fiancé, et m’assis.
La conversation était déjà devenue générale ; et, sous son couvert, j’échangeais quelque tendre petit entretien avec ma fiancée, lorsque je m’aperçus qu’à l’autre bout de la table un homme trapu, à favoris rouges, était en train de décrire, avec force enjolivements, la rencontre que, ce soir-là, il avait faite d’un fou.
Quelques phrases me firent comprendre qu’il racontait l’incident d’il y avait une demi-heure. Au milieu de l’histoire, il fit des yeux le tour de la table, en quête de bravos, comme font les conteurs de profession, surprit mon regard et resta bouche bée. Il y eut un moment de silence embarrassant, et l’homme aux favoris rouges murmura quelque chose pour expliquer qu’il avait « oublié le reste », sacrifiant de la sorte une réputation de bon conteur, édifiée au cours de six saisons. Je le bénis du fond du cœur, et… continuai mon poisson.
Ce dîner, comme tous les dîners, prit fin ; et avec un légitime regret je m’arrachai d’auprès de Kitty — tant j’étais certain comme de ma propre existence que la Chose en Question m’attendait dehors. L’homme aux favoris rouges, qui m’avait été présenté comme le Dr. Heatherlegh, de Simla, s’offrit à me tenir compagnie jusqu’au point où bifurquaient nos routes respectives. J’acceptai avec reconnaissance.
Mon instinct ne m’avait pas trompé. La Chose était là, sur le Mall, et, comme en risée diabolique de nos mœurs et coutumes, avec une lanterne allumée. L’homme aux favoris rouges alla tout de suite au fait, et à La façon dont il le fit, il était évident qu’il n’avait cessé de penser à cela pendant tout le dîner.
— Dites donc, Pansay, que diable pouviez-vous bien avoir, ce soir, sur la route de l’Elysium ?
La soudaineté de la question m’arracha une réponse avant que j’y prisse garde.
— Cela ! fis-je, en désignant du doigt la Chose.
— Cela, ce peut être soit le delirium tremens, soit des hallucinations, pour ce que j’en sais. Or, vous ne buvez pas, j’ai pu m’en apercevoir à dîner ; ce n’est donc pas le delirium tremens. Il n’y a rien du tout, là où vous montrez, quoique vous soyez en nage et trembliez comme un poney pris de peur. Donc je conclus que ce sont des hallucinations. Et c’est mon métier de comprendre tout ce qui concerne cette affaire-là. Venez jusque chez moi. Je demeure sur la route de Blessington.
A mon grand plaisir, le rickshaw, au lieu de nous attendre, se maintint à vingt mètres environ devant nous — et cela, soit que nous allions au pas, trottions, ou galopions. Au bout de cette longue chevauchée nocturne, j’en avais dit à mon compagnon presque autant que je vous en ai dit ici.
— Allons, vous m’avez gâté une des meilleures histoires que j’aie jamais eues sur le bout de la langue, dit-il, mais je vous pardonnerai en raison de tout ce par quoi vous avez passé. Maintenant, rentrons, et faites ce que je vous dirai ; et quand je vous aurai guéri, jeune homme, que ce vous soit une leçon pour vous tenir à l’abri des femmes et des aliments indigestes jusqu’à l’heure de la mort.
Le rickshaw conservait sa distance devant nous ; et mon ami aux favoris rouges semblait tirer grand plaisir de la description que je faisais de ses mouvements.
— Hallucinations, Pansay — rien qu’hallucinations ; et tout cela, la faute des yeux, du cerveau et de l’estomac. Et le principal, l’estomac. Vous avez le cerveau trop riche, un estomac médiocre, et les yeux foncièrement malades. Remettez-vous l’estomac d’aplomb, et le reste suivra. Tout cela veut dire que vous avez besoin d’une pilule. C’est moi qui, à partir de cette heure, vais être votre médecin ! Car vous représentez un phénomène trop intéressant pour qu’on le néglige.
Nous nous trouvions maintenant tout à fait à l’ombre de la route basse de Blessington, et le rickshaw fit une halte subite sous un rocher schisteux, revêtu de pins, pendu au-dessus de nos têtes. Instinctivement, je fis halte aussi, et j’en donnai les raisons. Heatherlegh laissa échapper un juron.
— Allons donc, si vous croyez que je vais passer une nuit glaciale sur un versant de colline pour une hallucination qui provient de l’estomac, compliqué du cerveau et des yeux… Bon Dieu ! Qu’est-ce que cela ?
Une détonation assourdie nous frappa les oreilles, et devant nous s’éleva une nuée de poussière aveuglante ; puis, ce fut un craquement, un bruit de branches arrachées ; et une dizaine de mètres du versant — pins, broussailles et tout — glissèrent sur la route au-dessous, la bloquant complètement. Les arbres, déracinés, se balancèrent et chancelèrent un moment dans les ténèbres, comme des géants ivres, et alors, tombèrent de tout leur long au milieu de leurs camarades avec un fracas de tonnerre. La peur tenait nos deux chevaux immobiles et en nage. Dès que le bruit de la terre et des pierres dégringolantes se fut apaisé, mon compagnon murmura :
— Eh bien, dites donc, si nous ne nous étions pas arrêtés, nous serions, à l’heure qu’il est, ensevelis sous dix pieds de terre. There are more things in heaven and earth…[13] Rentrons, Pansay, et remercions Dieu. J’ai salement besoin de prendre un verre.
[13] Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre… (Hamlet, act. Ier, sc. V.)
Nous rebroussâmes chemin par la passe de l’Église, et j’arrivai à la maison du Dr Heatherlegh un peu après minuit.
Ses tentatives pour me guérir commencèrent presque immédiatement, et pendant une semaine il ne me perdit pas de vue. Bien des fois, au cours de cette semaine-là, je bénis la bonne fortune qui m’avait jeté sur la route du meilleur et du plus aimable médecin de Simla. Chaque jour je recouvrais mon assiette. Chaque jour aussi je devenais plus enclin à me ranger à la théorie de l’« illusion spectrale » de Heatherlegh, mettant en cause les yeux, le cerveau et l’estomac. J’écrivis à Kitty pour lui raconter qu’une légère entorse, résultat d’une chute de cheval, me retenait pour quelques jours à la chambre, et que je serais guéri avant qu’elle eût le temps de regretter mon absence.
Le traitement de Heatherlegh était tout ce qu’il y avait de plus simple. Il consistait en quelques pilules, bains d’eau froide et un fort exercice, tout cela à l’arrivée de la nuit ou dès l’aurore — car, ainsi que sagement il l’observa, « un homme qui a une foulure à la cheville ne fait pas douze milles à pied par jour, et la jeune personne pourrait s’étonner si elle vous rencontrait. »
A la fin de la semaine, après un examen mûri de la pupille et du pouls, et de strictes injonctions au sujet de la diète et de la marche, Heatherlegh me congédia aussi brusquement qu’il s’était chargé de moi. Voici sa bénédiction d’adieu :
— Mon garçon, je réponds de votre guérison mentale, et cela revient à dire que je vous ai guéri de la plupart de vos incommodités physiques. Maintenant, décampez d’ici avec armes et bagages le plus tôt que vous pourrez ; et allez-vous-en faire votre cour à Miss Kitty.
Je voulais lui exprimer mes remerciements pour sa bonté. Il m’arrêta.
— Ne croyez pas que j’aie fait cela par amour pour vous. J’infère que vous vous êtes conduit tout du long comme un malotru. Mais vous n’en êtes pas moins un phénomène, et un phénomène tout aussi étrange que vous êtes un malotru. Non ! (il m’arrêta une seconde fois) — pas une roupie, je vous en conjure. Allez-vous-en voir si votre estomac et votre cerveau, compliqués de vos yeux, sont encore capables de vous faire prendre des vessies pour des lanternes. Je vous en donnerai un lakh, de roupies, pour autant de fois que cela vous arrivera.
Une demi-heure plus tard j’étais dans le salon des Mannering en compagnie de Kitty — plongé dans l’ivresse du bonheur présent et dans celle de savoir que je ne serais plus jamais troublé par l’horrible présence de ce que vous savez. Fort du sentiment de ma nouvelle sécurité, je proposai aussitôt une promenade à cheval, et, de préférence, un petit canter autour du Jakko.
Jamais je ne m’étais senti si bien, si débordant de vitalité, et d’esprit plus rassis qu’en cet après-midi du trente avril. Kitty se montrait ravie de mon changement, et m’en complimenta à sa façon délicieusement franche et ouverte. Nous quittâmes ensemble la maison des Mannering, riant et causant, et parcourûmes au petit galop la route de Chota Simla, comme jadis.
J’avais hâte d’atteindre le Réservoir Sanjowlie et de m’y assurer plutôt deux fois qu’une que je ne me trompais pas. Les chevaux faisaient de leur mieux, mais malgré cela semblaient trop lents à mon impatience. Kitty était tout étonnée de mon impétuosité.
— Mais, Jack ! finit-elle par s’écrier, vous vous conduisez comme un enfant. Qu’est-ce que vous faites ?
Nous nous trouvions juste au-dessous du couvent, et par pure gaîté de cœur je faisais faire le saut de mouton à mon waler et le forçais à exécuter des courbettes d’un bord à l’autre de la route en le chatouillant de la boucle de mon fouet de chasse.
— Ce que je fais ? repartis-je. Rien, ma chérie. Et c’est justement cela. Si vous n’aviez rien fait de toute une semaine que de rester étendue, vous seriez aussi exubérante que moi.
Et je fredonnai quelque gai refrain. Les dernières notes en étaient encore sur mes lèvres que nous tournions le coin au-dessus du couvent, et que nous pouvions voir à quelques mètres devant nous jusqu’à Sanjowlie. Au milieu de la route plate se tenaient les livrées noir et blanc, le rickshaw aux panneaux jaunes, et Mrs. Keith-Wessington. Je retins ma monture, regardai, me frottai les yeux, et dus, je crois, dire quelque chose. Tout ce que je me rappelle ensuite, c’est de me voir étendu sur la route, face contre terre, Kitty en larmes agenouillée au-dessus de moi.
— Est-ce parti, enfant ? soupirai-je.
Kitty ne fit que redoubler de pleurs.
— Quoi, parti, Jack, mon ami ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Il doit y avoir une méprise quelque part, Jack, une horrible méprise.
Ses derniers mots me remirent incontinent debout — fou — littéralement fou sur le moment.
— Oui, il y a, en effet, une méprise quelque part, répétai-je, une horrible méprise. Venez voir.
J’ai la vague idée que je traînai Kitty par le poignet jusqu’en haut de la route où se tenait la Chose, et l’implorai, par pitié, de Lui parler, de Lui dire que nous étions fiancés, que ni Mort ni Enfer ne pouvaient briser le lien qui nous unissait ; il n’y a que Kitty pour savoir tout ce que j’ajoutai dans le même sens. De temps à autre j’en appelais d’un accent passionné à l’Épouvantail, là, dans le rickshaw, lui demandant de témoigner pour vrai tout ce que j’avais dit, et de me délivrer d’une torture qui me tuait. Je suppose que tout en parlant je dévoilai à Kitty mes anciennes relations avec Mrs. Wessington, car je la vis écouter attentivement, pâle et les yeux flamboyants.
— Merci, Mr. Pansay, dit-elle. C’est tout à fait assez. Syce, ghora lao[14].
[14] En langage indigène, et qui veut dire : « Groom, avancez les chevaux. »
Les syces, impassibles comme le sont toujours les Orientaux, nous avaient rejoints avec les chevaux qu’ils avaient rattrapés ; et comme Kitty s’élançait en selle, je m’accrochai à sa bride, la suppliant de m’écouter jusqu’au bout et de pardonner. Pour toute réponse elle me cravacha le visage, de l’œil à la bouche, et me lança un ou deux mots d’adieu que, même aujourd’hui, je ne saurais coucher par écrit. Sur quoi je jugeai, et avec raison, que Kitty savait tout ; et je retournai en chancelant aux côtés du rickshaw. J’avais le visage saignant par suite de la chute, et le coup de cravache y avait fait lever un bourrelet bleu et livide. J’étais mort à l’amour-propre. A ce moment-là, Heatherlegh, qui devait nous avoir suivis à quelque distance, Kitty et moi, arriva au petit galop.
— Docteur, dis-je, en désignant ma face, voici la signature de Miss Mannering sur mon ordre de congé, et, dès qu’il vous agréera, je vous serai reconnaissant de ce lakh de roupies…
La physionomie de Heatherlegh, même au fond de mon abîme de misère, me porta à l’hilarité.
— J’aurais cependant risqué ma réputation de médecin… commença-t-il.
— Assez de toutes vos histoires, chuchotai-je. J’ai perdu ce qui faisait le bonheur de ma vie, et vous n’avez plus qu’à me ramener chez moi.
Tandis que je parlais, le rickshaw avait disparu. Et je perdis alors toute conscience de ce qui se passait. Le sommet du Jakko me sembla bouillonner et rouler comme le sommet d’un nuage, et s’écrouler sur moi.
Sept jours plus tard, le sept mai, veux-je dire, je me rendis compte que j’étais étendu dans la chambre de Heatherlegh, faible comme un enfant. Heatherlegh m’observait attentivement de derrière les papiers épars sur son bureau. Ses premiers mots ne furent pas encourageants ; mais je me trouvais trop déprimé pour beaucoup m’en émouvoir.
— Voici que Miss Kitty a renvoyé vos lettres. Vous correspondiez pas mal, jeunes gens. Voici un paquet qui m’a tout l’air d’une bague, et il y avait aussi quelques lignes joyeuses du papa Mannering, lignes que j’ai pris la liberté de lire et de brûler. Le vieux gentleman n’est pas content de vous.
— Et Kitty ? demandai-je sourdement.
— Encore plus courroucée que son père, si j’en crois ce que je vois. En parlant de cela, dites donc, vous devez en avoir lâché de bonnes, avant que je vous rencontre. Elle prétend qu’un homme qui s’est conduit vis-à-vis d’une femme comme vous avez fait vis-à-vis de Mrs. Wessington devrait se tuer rien que par pitié pour son espèce. C’est une petite virago, votre bonne amie. Elle maintient, en outre, que vous souffriez du delirium tremens quand arriva cette histoire sur la route du Jakko. Ajoute qu’elle aimerait mieux mourir que de jamais vous reparler.
Je poussai un gémissement et me tournai sur l’autre côté.
— Maintenant, vous avez le choix, mon ami. Il s’agit de rompre ces fiançailles ; et les Mannering ne désirent nullement se montrer durs à votre égard. Quel motif donnerons-nous : delirium tremens ou attaque d’épilepsie ? Désolé de ne pouvoir vous offrir une plus agréable alternative. A moins que vous ne préfériez la folie héréditaire. Parlez, et je leur dirai qu’il s’agit d’attaques. Tout Simla connaît la scène du Mille des Dames. Allons ! Je vous donne cinq minutes pour réfléchir.
Durant ces cinq minutes, je crois que j’explorai complètement les plus bas cercles de l’Inferno qu’il soit donné à l’homme de fouler sur cette terre. En même temps je m’observais moi-même en train d’arpenter d’un pas défaillant les obscurs labyrinthes du doute, de la tristesse et de l’absolu désespoir. Je me demandais, comme Heatherlegh pouvait se l’être demandé, là, sur sa chaise, quel affreux parti j’adopterais. Tout à coup, je m’entendis répondre, d’une voix que je reconnaissais à peine :
— Ils sont furieusement difficiles en fait de moralité par ici. Offrez-leur les attaques, Heatherlegh, et joignez-y l’assurance de mes meilleurs sentiments. Et maintenant, laissez-moi dormir un peu.
Sur quoi mes deux « moi » se rejoignirent, et ce ne fut plus que moi (un moi possédé, à demi détraqué) qui me démenai dans mon lit, refaisant pas à pas l’historique des dernières semaines.
— Mais, je suis à Simla, ne cessais-je de me répéter. Je suis, moi, Jack Pansay, à Simla, et il n’y a pas, ici, de fantômes. C’est extravagant de la part de cette femme, de prétendre qu’il y en ait. Pourquoi Agnès ne pouvait-elle me laisser tranquille ? Je ne lui ai jamais fait de mal. Cela aurait tout aussi bien pu être moi qu’Agnès. Seulement je ne serais jamais revenu tout exprès pour la tuer, elle. Pourquoi ne me laisse-t-on pas tranquille… tranquille et heureux ?
Il était plus de midi lorsque je m’étais réveillé pour la première fois, et le soleil était bas à l’horizon avant que je me remisse à dormir… dormir comme dort le condamné sur sa roue, trop épuisé pour sentir d’autre peine.
Le lendemain, je ne pus quitter le lit. Heatherlegh me dit, le matin, qu’il avait reçu une réponse de Mr. Mannering, et que, grâce à ses bons offices, à lui, Heatherlegh, l’histoire de mon malheur avait fait le tour de Simla, où de toutes parts on avait de moi grand’pitié.
— Et c’est plus que vous ne méritez, conclut-il aimablement, quoique Dieu seul connaisse les épreuves par lesquelles vous avez passé. Ne vous inquiétez pas, nous vous guérirons cependant, méchant phénomène.
Je refusai avec fermeté de me laisser guérir.
— Vous vous êtes montré déjà trop bon pour moi, mon vieux, dis-je ; je ne veux pas vous ennuyer davantage de ma personne.
Je savais pertinemment que rien de ce que ferait Heatherlegh n’allégerait le fardeau qui désormais pesait sur moi.
Cette connaissance se doublait aussi d’un sentiment de rébellion désespérée, impuissante, contre l’absence de raison qu’il y avait en tout cela. Il existait des quantités d’hommes ne valant pas mieux que moi, dont le châtiment avait tout au moins été réservé pour un autre monde ; et je sentais qu’il était amèrement, cruellement injuste que j’eusse entre tous été choisi en vue d’un si affreux destin. Cet état faisait avec le temps place à un autre où il semblait que le rickshaw et moi fussions les seules réalités en un univers d’ombres ; que Kitty fût un fantôme ; que Mannering, Heatherlegh, et tous les autres hommes et femmes que je connaissais fussent tous des fantômes ; et qu’elles-mêmes, les hautes montagnes grises, ne fussent que des ombres vaines suscitées pour me torturer. D’état en état, je louvoyai ainsi durant une mortelle semaine ; le corps reprenant chaque jour plus de force, jusqu’à ce que le miroir de la chambre me dît que j’étais revenu à la vie normale, et qu’une fois encore je me retrouvais comme tout le monde. Chose assez curieuse, mon visage ne portait aucune trace de la lutte par laquelle j’avais passé. Il était pâle, oui, mais sans plus d’expression et tout aussi banal qu’avant. Je m’étais attendu à quelque altération durable, trace visible du mal qui peu à peu me rongeait. Je ne trouvai rien.
Le quinze mai je quittai la maison de Heatherlegh à onze heures du matin ; et l’instinct du célibataire me conduisit au cercle. Là, je m’aperçus que tout le monde connaissait mon histoire telle que l’avait racontée le docteur, et, d’une façon gauche, témoignait d’une bienveillance et d’une attention inaccoutumées. Malgré quoi je reconnus que si pour le reste de ma vie ici-bas je pouvais exister parmi mes semblables, je ne ferais cependant pas partie d’eux ; et j’enviai fort amèrement, je dois le dire, les coolies gais et rieurs qui circulaient en bas sur le Mall. Je pris mon lunch au cercle, et à quatre heures me mis à errer du haut en bas du Mall sans autre but que le vague espoir de rencontrer Kitty. Près du kiosque à musique, je fus rejoint par les livrées noir et blanc, et j’entendis à mes côtés la vieille supplication de Mrs. Wessington. C’était à quoi je n’avais cessé de m’attendre depuis que j’étais sorti, et si quelque chose me surprenait, c’était qu’elle fût en retard. Le rickshaw-fantôme et moi marchâmes côte à côte et en silence le long de la route de Chota Simla. Près du bazar, Kitty et un inconnu, tous deux à cheval, nous rejoignirent et nous dépassèrent. Elle ne fit pas plus attention à moi que si j’eusse été le premier chien venu. Elle ne me fit même pas l’honneur d’activer l’allure, toute excuse qu’en eût pu fournir un après-midi menaçant.
C’est ainsi que Kitty et son compagnon, d’une part, moi et ma Dulcinée-fantôme, de l’autre, nous serpentâmes par couples autour du Jakko. La route ruisselait d’eau ; les pins dégouttaient à l’instar de chéneaux sur les rochers au-dessous, et une pluie fine chassait partout dans l’atmosphère. Deux ou trois fois je me surpris en train de me dire presque à voix haute : « Je suis Jack Pansay, en congé à Simla… à Simla ! Le Simla de tous les jours, le Simla que tout le monde connaît. Voilà ce qu’il ne faut pas que j’oublie. » Puis j’essayais de me rappeler quelques-uns des potins entendus au cercle : le prix des chevaux d’un tel — tout ce qui, en fait, avait rapport au monde anglo-indien journalier, que je connaissais si bien. Je me répétai même rapidement la table de multiplication, pour être tout à fait sûr que j’avais encore bien ma tête. Cela me rendit du courage, et dut m’empêcher un moment d’entendre Mrs. Wessington. Une fois de plus je grimpai avec lassitude la rampe qui conduit au couvent, et m’engageai sur la route plate. Là, Kitty et le monsieur disparurent au petit galop, et je restai seul avec Mrs. Wessington.
— Agnès, dis-je, voulez-vous baisser la capote et me dire ce que tout cela signifie ?
La capote retomba sans bruit, et je me trouvai face à face avec ma chère et enterrée maîtresse. Elle portait la toilette dans laquelle je l’avais vue vivante pour la dernière fois, tenait à la main droite le même tout petit mouchoir, et à la main gauche le même porte-cartes. (Une femme morte il y avait huit mois, avec un porte-cartes !) Il me fallut me réatteler à ma table de multiplication, et poser mes deux mains sur le parapet de pierre de la route pour m’assurer que celui-là, au moins, était réel.
— Agnès, répétai-je, par pitié, dites-moi ce que tout cela signifie.
Mrs. Wessington se pencha en avant, avec ce mouvement de tête prompt et spécial que je lui connaissais si bien, et parla.
Si mon histoire n’avait déjà si follement franchi les bornes de toute humaine croyance, il serait temps pour moi de vous faire mes excuses. Comme je sais que personne — non, pas même Kitty, pour qui elle est écrite comme une sorte de justification de ma conduite — ne me croira, je continue. Mrs. Wessington parla, et je marchai avec elle de la route de Sanjowlie jusqu’au tournant qui se trouve au-dessous de la maison du commandant en chef, comme j’aurais, dans le feu de la conversation, marché aux côtés du rickshaw de n’importe quelle femme en chair et en os. La seconde et la plus tourmentante des phases de ma maladie s’était soudainement emparée de moi, et, comme le prince du poème de Tennyson, « il me semblait me mouvoir au milieu d’un monde de revenants ». Il y avait eu garden-party chez le commandant en chef, et nous nous joignîmes tous deux à la foule des gens qui rentraient chez eux. Il me sembla, en les voyant, que c’étaient eux, les ombres — ombres aussi fantastiques qu’impalpables — qui s’ouvraient pour livrer passage au rickshaw de Mrs. Wessington. Ce que nous dîmes au cours de cette magique entrevue, je ne saurais — non, je n’oserais — le raconter. Le commentaire de Heatherlegh eût consisté en un rire bref, suivi de cette remarque : que je venais de courtiser une chimère issue d’un cerveau malade, enfantée par un estomac et des yeux malades. C’était une macabre, et en quelque indéfinissable sorte, cependant, une merveilleusement douce rencontre. Était-il possible, me demandai-je, que je fusse en ce monde pour faire une seconde fois la cour à une femme que ma négligence et ma cruauté avaient tuée ?
Je revis Kitty sur le chemin du retour — ombre parmi les ombres.
S’il me fallait décrire dans leur ordre tous les incidents de la quinzaine suivante, mon histoire jamais ne prendrait fin, et je lasserais votre patience. Matin sur matin, soir sur soir, le rickshaw-fantôme et moi vaguions ensemble à travers Simla. En quelque lieu que j’allasse, les quatre livrées noir et blanc me suivaient et me tenaient compagnie du seuil au seuil de mon hôtel. Au théâtre je les trouvais parmi la foule hurlante des jhampanies ; à l’extérieur de la verandah du Cercle, après une longue soirée de whist ; au Bal Anniversaire, attendant patiemment ma réapparition ; et en plein jour, lorsque j’allais en visites. Sauf qu’il ne portait point d’ombre, le rickshaw était sous tous les rapports d’aspect aussi réel qu’un rickshaw en bois et en fer. Plus d’une fois, oui-da, il m’a fallu m’empêcher de crier gare à l’ami lancé à fond de train, qui allait galoper par-dessus le véhicule. Plus d’une fois j’ai arpenté le Mall, en pleine conversation avec Mrs. Wessington, à l’indicible ébahissement des passants.
Il n’y avait pas une semaine que j’avais repris le cours de ma vie ordinaire, que la théorie des « attaques », paraît-il, avait été reléguée en faveur de la théorie de la « folie ». Toutefois, je ne changeai rien à mon genre de vie. Je faisais des visites, montais à cheval et dînais en ville, tout aussi librement que jamais. J’éprouvais pour la société de mes semblables un goût qu’en aucun temps je n’avais ressenti ; j’avais soif de me trouver au milieu des réalités de la vie ; et je ne laissais pas cependant de me sentir vaguement malheureux lorsque je m’étais trouvé trop longtemps séparé de ma surnaturelle compagne. Il serait presque impossible de décrire mes différents états à partir du quinze mai jusqu’aujourd’hui.
La présence du rickshaw me remplit tour à tour d’horreur, d’aveugle crainte, d’une vague espèce de plaisir, et de profond désespoir. Je n’osais quitter Simla ; et je savais qu’en y restant je me tuais. Je savais, en outre, que c’était ma destinée, de mourir lentement et un peu chaque jour. Tout ce dont j’étais anxieux, c’était de purger ma peine aussi discrètement que possible. Par moments j’avais soif de voir Kitty, et j’épiais ses flirts outrageants avec mon successeur — pour parler plus exactement, mes successeurs — d’un œil presque amusé. Elle était tout autant sortie de ma vie que j’étais sorti de la sienne. Le jour, je vaguais, presque heureux, en compagnie de Mrs. Wessington. La nuit, j’implorais le Ciel de me laisser retourner au monde tel que je l’avais connu. Au-dessus de tous ces divers états planait la sensation de sombre et stupide étonnement que le Visible et l’Invisible se mélangeassent si étrangement sur cette terre pour sonner l’hallali d’une simple et pauvre âme.
Août 27. — Heatherlegh s’est montré infatigable dans ses soins pour moi ; et c’est seulement hier qu’il m’a dit que je devrais introduire une demande de congé pour maladie. Une demande de congé pour échapper à la compagnie d’un fantôme ! Une requête en vue d’obtenir la gracieuse permission du gouvernement de me débarrasser de cinq spectres et d’un rickshaw imaginaire en allant en Angleterre ! La proposition de Heatherlegh me porta presque à une crise de rire hystérique. Je lui déclarai que j’attendrais la fin tranquillement à Simla ; et je suis sûr que la fin n’est pas loin. Croyez bien que je redoute sa venue plus qu’aucun mot ne saurait dire, et que je me torture toute la nuit en mille hypothèses sur le genre de ma mort.
Mourrai-je dans mon lit, décemment, comme il sied à un gentleman anglais ; ou bien, au cours d’une dernière promenade sur le Mall, mon âme me sera-t-elle arrachée pour prendre à jamais sa place aux côtés de cette macabre vision ? Retournerai-je, dans le monde futur, à mon ancien vasselage, ou rejoindrai-je Agnès, pour, ayant horreur d’elle, me voir enchaîné à ses côtés à travers l’éternité ? Voltigerons-nous tous deux sur la scène de notre vie passée jusqu’à la nuit des Temps ? Au fur et à mesure que le jour de ma mort approche, l’horreur intense que ressent toute chair vivante pour les esprits échappés au tombeau se fait de plus en plus grande. C’est une chose affreuse que de descendre tout vif parmi les morts après avoir à peine accompli la moitié de sa vie. C’est mille fois plus affreux d’attendre, comme je fais, étant encore des vôtres, je ne sais quel événement sans nom. Ayez pitié de moi, au moins à cause de mon « hallucination », car je sais que jamais vous ne croirez ce que j’ai écrit ici. Et cependant, si jamais homme fut mis à mort par les Puissances des Ténèbres, je suis cet homme-là.
En toute justice aussi, ayez pitié d’elle, car, si jamais femme fut tuée par un homme, j’ai tué Mrs. Wessington. Et voici que plane sur moi la dernière phase de mon châtiment.