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Le Rhin, Tome I

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LETTRE X
COLOGNE.

Tout ce que l'auteur n'a pas vu à Cologne.—Droits régaliens des uniformes bleus avec collets oranges sur les valises et sacs de nuit.—Qu'à Cologne il ne faut pas se loger à Cologne.—Le voyageur va au hasard.—Rencontre d'un poëte et d'une tour.—Le brin d'herbe ronge les cathédrales.—Apparition du dôme de Cologne au crépuscule.—Un paysage rétrospectif.—Le voyageur regarde en arrière et ne pousse aucun cri d'admiration.—Effets de jupons courts.—Description d'un musicien.—Description d'un chasseur.—Les quatre dieux G.—Pourquoi on paye si cher à l'hôtel de l'Empereur d'Aix-la-Chapelle.—L'auteur se voit aux vitres d'un libraire et donne sa malédiction à toutes les caricatures qu'on vend comme étant ses portraits.—L'auteur dit un mal affreux des éditeurs qui publient ce livre.—Grandeur des serviettes en Allemagne.—Immensité des draps.—Quelques détails touchant les hôtelleries.—Grattez le Français, vous trouvez l'Allemand.—Seconde visite à la cathédrale.—Cruelle extrémité où sont réduits aujourd'hui les va-nu-pieds.—Intérieur de l'église.—Impression désagréable et singulière.—Mariage mal assorti du tapage et du recueillement.—Les verrières.—A quoi sert un rayon de soleil.—Comes Emundus.—L'auteur fait le pédant.—L'auteur se livre à sa manie et examine chaque pierre de l'église.—Ce qui empêche l'archevêque de Cologne de cacher son âge.—Importance et beauté du chœur.—Détail.—L'auteur ne laisse pas échapper l'occasion de se faire des ennemis de tous les bedeaux, custodes, marguilliers et sacristains de Cologne.—Le tombeau des trois mages.—Néant des choses à propos d'un clou dans un pavé.—Il ne reste de l'épitaphe et du blason de Marie de Médicis que de quoi déchirer la botte de l'auteur.—Le logis d'Ibach, Sterngasse, no 10.—L'auteur saisit avec empressement l'occasion de se faire un ennemi irréconciliable de l'architecte actuel de la cathédrale de Cologne.—L'hôtel de ville.—Mode particulier de croissance et de végétation des hôtels de ville.—Comment est construite la maison de ville de Cologne.—Vérités.—L'auteur, pouvant se faire un ennemi mortel de l'architecte actuel de l'hôtel de Ville de Paris, n'a garde d'en négliger l'occasion.—Qu'avait donc fait Corneille à ce monsieur qui a vécu, à ce qu'il paraît, dans ces derniers temps, et qu'on appelait monsieur Andrieux?—Le voyageur au haut du beffroi.—Cologne à vol d'oiseau.—Vingt-sept églises.—L'auteur considère un porche avec amour, comme il sied de considérer les porches.—Après un porche, un porc.—Un porc épique.—La grande harangue du petit vieillard.—..... nous aime, j'ai presque dit nous attend.—L'auteur prend la liberté de refaire la vignette que monsieur Jean-Marie Farina colle sur ses boîtes d'eau admirable de Cologne.

Bords du Rhin. Andernach, 11 août.

Cher ami, je suis indigné contre moi-même. J'ai traversé Cologne comme un barbare. A peine y ai-je passé quarante-huit heures. Je comptais y rester quinze jours; mais, après une semaine presque entière de brume et de pluie, un si beau rayon de soleil est venu luire sur le Rhin, que j'ai voulu en profiter pour voir le paysage du fleuve dans toute sa richesse et dans toute sa joie. J'ai donc quitté Cologne ce matin par le bateau à vapeur le Cockerill. J'ai laissé la ville d'Agrippa derrière moi, et je n'ai vu ni les vieux tableaux de Sainte-Marie-au-Capitole, ni la crypte pavée de mosaïques de Saint-Géréon, ni la Crucifixion de saint Pierre, peinte par Rubens pour la vieille église demi-romaine de Saint-Pierre où il fut baptisé, ni les ossements des onze mille vierges dans le cloître des Ursulines, ni le cadavre imputréfiable du martyr Albinus, ni le sarcophage d'argent de saint Cunibert, ni le tombeau de Duns Scotus dans l'église des Minorités; ni le sépulcre de l'impératrice Théophanie, femme d'Othon II, dans l'église de Saint-Pantaléon; ni le Maternus-Gruft dans l'église de Lisolphe, ni les deux chambres d'or du couvent de Sainte-Ursule et du dôme; ni la salle des diètes de l'empire, aujourd'hui entrepôt de commerce; ni le vieux arsenal, aujourd'hui magasin de blé. Je n'ai rien vu de tout cela. C'est absurde, mais c'est ainsi.

Qu'ai-je donc visité à Cologne? La cathédrale et l'hôtel de ville; rien de plus. Il faut être dans une admirable ville comme Cologne pour que ce soit peu de chose. Car ce sont deux rares et merveilleux édifices.

Je suis arrivé à Cologne après le soleil couché. Je me suis dirigé sur-le-champ vers la cathédrale, après avoir chargé de mon sac de nuit un de ces dignes commissionnaires en uniforme bleu avec collet orange, qui travaillent dans ce pays pour le roi de Prusse (excellent et lucratif travail, je vous assure; le voyageur est rudement taxé, et le commissionnaire partage avec le roi). Ici un détail utile: avant de quitter ce brave homme (le commissionnaire), je lui ai donné l'ordre, à sa grande surprise, de porter mon bagage, non dans un hôtel de Cologne, mais dans un hôtel de Deuz, qui est une petite ville de l'autre côté du Rhin jointe à Cologne par un pont de bateaux. Voici ma raison: je choisis, autant que possible, l'horizon et le paysage que j'aurai dans ma croisée quand je dois garder plusieurs jours la même auberge. Or les fenêtres de Cologne regardent Deuz, et les fenêtres de Deuz regardent Cologne; ce qui m'a fait prendre auberge à Deuz, car je me suis posé à moi-même ce principe incontestable: Mieux vaut habiter Deuz et voir Cologne qu'habiter Cologne et voir Deuz.

Une fois seul, je me suis mis à marcher devant moi, cherchant le dôme et l'attendant à chaque coin de rue. Mais je ne connaissais pas cette ville inextricable, l'ombre du soir s'était épaissie dans ces rues étroites; je n'aime pas à demander ma route, et j'ai erré assez longtemps au hasard.

Enfin, après m'être aventuré sous une espèce de porte-cochère dans une espèce de cour terminée vers la gauche par une espèce de corridor, j'ai débouché tout à coup sur une assez grande place parfaitement obscure et déserte.

Là, j'ai eu un magnifique spectacle. Devant moi, sous la lueur fantastique d'un ciel crépusculaire, s'élevait et s'élargissait, au milieu d'une foule de maisons basses à pignons capricieux, une énorme masse noire, chargée d'aiguilles et de clochetons; un peu plus loin, à une portée d'arbalète, se dressait, isolée, une autre masse noire, moins large et plus haute, une espèce de grosse forteresse carrée, flanquée à ses quatre angles de quatre longues tours engagées, au sommet de laquelle se profilait je ne sais quelle charpente étrangement inclinée qui avait la figure d'une plume gigantesque posée comme sur un casque au front du vieux donjon. Cette croupe, c'était une abside; ce donjon, c'était un commencement de clocher; cette abside et ce commencement de clocher, c'était la cathédrale de Cologne.

Ce qui me semblait une plume noire penchée sur le cimier du sombre monument, c'était l'immense grue symbolique que j'ai revue le lendemain bardée et cuirassée de lames de plomb, et qui, du haut de sa tour, dit à quiconque passe que cette basilique inachevée sera continuée, que ce tronçon de clocher et ce tronçon d'église, séparés à cette heure par un si vaste espace, se rejoindront un jour et vivront d'une vie commune; que le rêve d'Engelbert de Berg, devenu édifice sous Conrad de Hochsteden, sera dans un siècle ou deux la plus grande cathédrale du monde, et que cette iliade incomplète espère encore des Homères.

L'église était fermée. Je me suis approché du clocher; les dimensions en sont énormes. Ce que j'avais pris pour des tours aux quatre angles, c'était tout simplement le renflement des contre-forts. Il n'y a encore d'édifié que le rez-de-chaussée, et le premier étage composé d'une colossale ogive, et déjà la masse bâtie atteint presque à la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris. Si jamais la flèche projetée se dresse sur ce monstrueux billot de pierre, Strasbourg ne sera rien à côté. Je doute que le clocher de Malines lui-même, inachevé aussi, soit assis sur le sol avec cette carrure et cette ampleur.

Je l'ai dit ailleurs, rien ne ressemble à une ruine comme une ébauche. Déjà les ronces, les saxifrages et les pariétaires, toutes les herbes qui aiment à ronger le ciment et à enfoncer leurs ongles dans les jointures des pierres, ont escaladé le vénérable portail. L'homme n'a pas fini de construire que la nature détruit déjà.

La place était silencieuse. Personne n'y passait. Je m'étais approché du portail aussi près que me le permettait une riche grille de fer du quinzième siècle qui le protége, et j'entendais murmurer paisiblement au vent de nuit ces innombrables petites forêts qui s'installent et prospèrent sur toutes les saillies des vieilles masures. Une lumière qui a paru à une fenêtre voisine a éclairé un moment sous les voussures une foule d'exquises statuettes assises, anges et saints qui lisent dans un grand livre ouvert sur leurs genoux, ou qui parlent et prêchent, le doigt levé. Ainsi les uns étudient, les autres enseignent. Admirable prologue pour une église, qui n'est autre chose que le Verbe fait marbre, bronze et pierre! La douce maçonnerie des nids d'hirondelles se mêle de toutes parts comme un correctif charmant à cette sévère architecture.

Puis la lumière s'est éteinte, et je n'ai plus rien vu que la vaste ogive de quatre-vingts pieds toute grande ouverte, sans châssis et sans abat-vent, éventrant la tour du haut en bas et laissant pénétrer mon regard dans les ténébreuses entrailles du clocher. Dans cette fenêtre s'inscrivait, amoindrie par la perspective, la fenêtre opposée, toute grande ouverte également et dont la rosace et les meneaux, comme tracés à l'encre, se découpaient avec une pureté inexprimable sur le ciel clair et métallique du crépuscule. Rien de plus mélancolique et de plus singulier que cette élégante petite ogive blanche dans cette grande ogive noire.

Voilà quelle a été ma première visite à la cathédrale de Cologne.

Je ne vous ai rien dit de la route d'Aix-la-Chapelle à Cologne. Il n'y a pas grand'chose à en dire. C'est un pur et simple paysage picard ou tourangeau, une plaine verte ou blonde avec un orme tortu de temps en temps et quelque pâle rideau de peupliers au fond. Je ne hais pas ce genre paisible, mais j'en jouis sans cris d'enthousiasme. Dans les villages, les vieilles paysannes passent comme des spectres enveloppées dans de longues mantes d'indienne grise ou rose tendre dont le capuchon se rabat sur leurs yeux; les jeunes, en jupons courts, coiffées d'un petit serre-tête couvert de paillons et de verroteries qui cache à peine leurs magnifiques cheveux rattachés au-dessus de la nuque par une large flèche d'argent, lavent allégrement le devant des maisons, et, en se baissant, montrent leurs jarrets aux passants comme dans les vieux maîtres hollandais. Pour ce qui est des hommes, ils sont ornés d'un sarrau bleu et d'un chapeau tromblon, comme s'ils étaient les paysans d'un pays constitutionnel.

Quant à la route, il avait plu, elle était fort détrempée. Je n'y ai rencontré personne, si ce n'est, par instants, quelque jeune musicien blond, maigre et pâle, allant aux redoutes d'Aix-la-Chapelle ou de Spa, son havre-sac sur le flanc, sa contre-basse couverte d'une loque verte sur le dos, son bâton d'une main, son cornet à piston de l'autre; vêtu d'un habit bleu, d'un gilet fleuri, d'une cravate blanche et d'un pantalon demi-collant retroussé au-dessus des bottes à cause de la boue; pauvre diable arrangé par le haut pour le bal et par le bas pour le voyage. J'ai vu aussi, dans un champ voisin du chemin, un chasseur local ainsi costumé: un chapeau rond vert-pomme avec grosse cocarde lilas en satin fané, blouse grise, grand nez, fusil.

Dans une jolie petite ville carrée, flanquée de murailles de briques et de tours en ruine, qui est à moitié chemin et dont j'ignore le nom, j'ai fort admiré quatre magnifiques voyageurs assis, croisées ouvertes, au rez-de-chaussée d'une auberge, devant une table pantagruélique encombrée de viandes, de poissons, de vins, de pâtés et de fruits; buvant, coupant, mordant, tordant, dépeçant, dévorant; l'un rouge, l'autre cramoisi, le troisième pourpre, le quatrième violet, comme quatre personnifications vivantes de la voracité et de la gourmandise. Il m'a semblé voir le dieu Goulu, le dieu Glouton, le dieu Goinfre et le dieu Gouliaf, attablés autour d'une montagne de mangeaille.

Du reste, les auberges sont excellentes dans ce pays, en exceptant toutefois celle où je logeais à Aix-la-Chapelle, laquelle n'est que passable (l'Hôtel de l'Empereur), et où j'avais dans ma chambre, pour me tenir les pieds chauds, un superbe tapis peint sur le plancher, magnificence qui motive probablement l'exorbitante cherté dudit gasthof.

Pour en finir avec Aix-la-Chapelle, je vous dirai que la contrefaçon y fleurit comme en Belgique. Dans une grande rue qui aboutit à la place de l'Hôtel-de-Ville, je me suis vu exposé aux vitres d'une boutique côte à côte avec Lamartine, illustre et chère compagnie. Le portrait contrefait de cette réimpression prussienne était un peu moins laid que toutes ces horribles caricatures que les marchands d'images et les libraires, y compris mes éditeurs de Paris, vendent au public crédule et épouvanté comme étant ma ressemblance exacte; abominable calomnie, contre laquelle je proteste ici solennellement. Cælum hoc et conscia sidera testor.

Je vis d'ailleurs comme un parfait Allemand. Je dîne avec des serviettes grandes comme des mouchoirs, je couche dans des draps grands comme des serviettes. Je mange du gigot aux cerises et du lièvre aux pruneaux, et je bois d'excellent vin du Rhin et d'excellent vin de Moselle qu'un Français ingénieux, dînant hier à quelques pas de moi, appelait du vin de demoiselle. Ce même Français, après avoir dégusté sa carafe, formulait cet axiome: L'eau du Rhin ne vaut pas le vin du Rhin.

Dans les auberges, hôte, hôtesse, valets et servantes ne parlent qu'allemand; mais il y a toujours un garçon qui parle français, français, à la vérité, quelque peu coloré par le milieu tudesque dans lequel il est plongé; mais cette variété n'est pas sans charme. Hier j'entendais ce même voyageur, mon compagnon, demander au garçon, en lui montrant le plat qu'on venait de lui servir: «Qu'est-ce que cela?» Le garçon a répondu avec dignité: C'est des bichons. C'étaient des pigeons.

Du reste, un Français qui, comme moi, ne sait pas l'allemand, perd sa peine s'il adresse à ce «premier garçon,» comme on l'appelle ici, des questions autres que les questions prévues et imprimées dans le Guide des Voyageurs. Ce garçon est tout simplement verni de français; pour peu qu'on veuille creuser, on trouve l'allemand, l'allemand pur, l'allemand sourd.

J'arrive maintenant à ma seconde visite au dôme de Cologne.

J'y suis retourné dès le matin.—On aborde cette église chef-d'œuvre par une cour de masure. Là, les pauvresses vous assiégent. Tout en leur distribuant quelque monnaie locale, je me rappelais qu'avant l'occupation française il y avait à Cologne douze mille mendiants, lesquels avaient le privilége de transmettre à leurs enfants les places fixes et spéciales où chacun d'eux se tenait. Cette institution a disparu. Les aristocraties s'écroulent. Notre siècle n'a pas plus respecté la gueuserie héréditaire que la pairie héréditaire. Maintenant les va-nu-pieds ne savent plus que léguer à leur famille.

Les pauvresses franchies, on pénètre dans l'église.

Une forêt de piliers, de colonnes et de colonnettes embarrassées à leur base de palissades en planches et se perdant à leur sommet dans un enchevêtrement de voûtes surbaissées, faites en voliges, et de courbes différentes et de hauteurs inégales; peu de jour dans l'église; toutes ces voûtes basses et ne laissant pas monter le regard au delà d'une quarantaine de pieds; à gauche quatre ou cinq verrières éclatantes descendant du plafond de bois au pavé de pierre comme de larges nappes de topazes, d'émeraudes et de rubis; à droite un fouillis d'échelles, de poulies, de cordages, de bigues, de treuils et de palans; au fond le plain-chant, la voix grave des chantres et des prébendiers, le beau latin des psaumes traversant la voûte par lambeaux mêlé à des bouffées d'encens, un orgue admirable pleurant avec une ineffable suavité; au premier plan le grincement des scies, le gémissement des chèvres et des grues, le tapage assourdissant des marteaux sur les planches: voilà comment m'est apparu l'intérieur du dôme de Cologne.

Cette cathédrale gothique mariée à un atelier de charpentier, cette noble chanoinesse brutalement épousée par un maçon, cette grande dame obligée d'associer patiemment ses habitudes tranquilles, sa vie auguste et discrète, ses chants, sa prière, son recueillement, à ces outils, à ce vacarme, à ces dialogues grossiers, à ce travail de mauvaise compagnie, toute cette mésalliance produit d'abord une impression bizarre, qui tient à ce que nous ne voyons plus bâtir d'églises gothiques, et qui se dissipe au bout d'un instant quand on songe qu'après tout rien n'est plus simple. La grue du clocher a un sens. On a repris l'œuvre interrompue en 1499. Tout ce tumulte de charpentiers et de tailleurs de pierre est nécessaire. On continue la cathédrale de Cologne; et, s'il plaît à Dieu, on l'achèvera. Rien de mieux, si l'on sait l'achever.

Ces piliers portant ces voûtes de bois, c'est la nef ébauchée qui réunira un jour l'abside au clocher.

J'ai examiné les verrières, qui sont du temps de Maximilien et peintes avec la robuste et magnifique exagération de la Renaissance allemande. Là, abondent ces rois et ces chevaliers aux visages sévères, aux tournures superbes, aux panaches monstrueux, aux lambrequins farouches, aux morions exorbitants, aux épées énormes, armés comme des bourreaux, cambrés comme des archers, coiffés comme des chevaux de bataille. Ils ont près d'eux leurs femmes, ou, pour mieux dire, leurs femelles formidables, agenouillées dans les coins des vitraux avec des profils de lionnes et de louves. Le soleil passe à travers ces figures, leur met de la flamme dans les prunelles et les fait vivre.

Une de ces verrières reproduit ce beau motif que j'ai déjà rencontré tant de fois, la généalogie de la Vierge. Au bas du tableau, le géant Adam, en costume d'empereur, est couché sur le dos. De son ventre sort un grand arbre qui remplit le vitrail entier, et sur les branches duquel apparaissent tous les ancêtres couronnés de Marie, David jouant de la harpe, Salomon pensif; au haut de l'arbre, dans un compartiment gros bleu, la dernière fleur s'entr'ouvre et laisse voir la Vierge portant l'Enfant.

Quelques pas plus loin j'ai lu sur un gros pilier cette épitaphe triste et résignée:

INCLITVS ANTE FVI, COMES EMVNDVS
VOCITATVS, HIC NECE PROSTRATVS, SUB
TEGOR VT VOLVI. FRISHEIM, SANCTE,
MEVM FERO, PETRE, TIBI COMITATVM,
ET MIHI REDDE STATVM, TE PRECOR,
ÆTHEREVM. HÆC LAPIDVM MASSA
COMITIS COMPLECTITVR OSSA.

Je transcris cette épitaphe ainsi qu'elle est disposée sur une table verticale de pierre, comme de la prose, sans indication des hexamètres et des pentamètres un peu barbares qui forment des distiques. Le vers à césure rimante qui clôt l'inscription renferme une faute de quantité, massa, qui m'a étonné, car le moyen âge savait faire des vers latins.

Le bras gauche du transept n'est encore qu'indiqué et se termine par un grand oratoire, froid, laid, ennuyeux et mal meublé, à quelques confessionnaux près. Je me suis hâté de rentrer dans l'église, et, en sortant de l'oratoire, trois choses m'ont frappé presque à la fois: à ma gauche, une charmante petite chaire du seizième siècle très-spirituellement inventée et très-délicatement coupée dans le chêne noir; un peu plus loin, la grille du chœur, modèle rare et complet de l'exquise serrurerie du quinzième siècle; vis-à-vis de moi, une fort belle tribune à pilastres trapus et à arcades basses, dans le style de notre arrière-Renaissance, que je suppose avoir été pratiquée là pour la triste reine réfugiée Marie de Médicis.

A l'entrée du chœur, dans une élégante armoire rococo, étincelle et reluit une vraie madone italienne chargée de paillettes et de clinquants, ainsi que son bambino. Au-dessous de cette opulente madone aux bracelets et aux colliers de perles, on a mis, comme antithèse apparemment, un massif tronc pour les pauvres, façonné au douzième siècle, enguirlandé de chaînes et de cadenas de fer et à demi enfoncé dans un bloc de granit grossièrement sculpté. On dirait un billot scellé dans un pavé.

Comme je levais les yeux, j'ai vu pendre à l'ogive au-dessus de ma tête des bâtons dorés attachés par un bout à une tringle transversale. A côté de ces bâtons il y a cette inscription:—Quot pendere vides baculos, tot episcopus annos huic Agrippinæ præfuit ecclesiæ.—J'aime cette façon sévère de compter les années, et de rendre perpétuellement visible aux yeux de l'archevêque le temps qu'il a déjà employé ou perdu. Trois bâtons pendent à la voûte en ce moment.

Le chœur, c'est l'intérieur de cette abside célèbre qui est encore à cette heure, pour ainsi dire, toute la cathédrale de Cologne, puisque la flèche manque au clocher, la voûte à la nef et le transept à l'église.

Dans ce chœur les richesses abondent. Ce sont des sacristies pleines de boiseries délicates, des chapelles pleines de sculptures sévères; des tableaux de toutes les époques, des tombeaux de toutes les formes; des évêques de granit couchés dans une forteresse, des évêques de pierre de touche couchés sur un lit porté par une procession de figurines éplorées, des évêques de marbre couchés sous un treillis de fer, des évêques de bronze couchés à terre, des évêques de bois agenouillés devant des autels; des lieutenants généraux du temps de Louis XIV accoudés sur leurs sépulcres, des chevaliers du temps des croisades gisant avec leur chien qui se frotte amoureusement contre leurs pieds d'acier; des statues d'apôtres vêtues de robes d'or: des confessionnaux de chêne à colonnes torses; de nobles stalles canonicales; des fonts baptismaux gothiques qui ont la forme d'un cercueil; des retables d'autel chargés de statuettes; de beaux fragments de vitraux; des Annonciations du quinzième siècle sur fond d'or, avec les riches ailes multicolores en dessus, blanches en dessous, de leur ange qui regarde et convoite presque la Vierge; des tapisseries peintes sur des dessins de Rubens; des grilles de fer qu'on croirait de Metzis-Quentin, des armoires à volets peintes et dorées qu'on croirait de Franc-Floris.

Tout cela, il faut le dire, est honteusement délabré. Si quelqu'un construit la cathédrale de Cologne au dehors, je ne sais qui la démolit à l'intérieur. Pas un tombeau dont les figurines ne soient arrachées ou tronquées; pas une grille qui ne soit rouillée où elle a été dorée. La poussière, la cendre et l'ordure sont partout. Les mouches déshonorent la face vénérable de l'archevêque Philippe de Heinsberg. L'homme d'airain qui est couché sur la dalle, qui s'appelle Conrad de Hochstetten, et qui a pu bâtir cette cathédrale, ne peut aujourd'hui écraser les araignées qui le tiennent lié à terre comme Gulliver sous leurs innombrables fils. Hélas! les bras de bronze ne valent pas les bras de chair.

Je crois bien qu'une statue barbue de vieillard couché, que j'ai aperçue dans un coin obscur, brisée et mutilée, est de Michel-Ange. Ceci me rappelle que j'ai vu à Aix-la-Chapelle, gisantes dans un angle du vieux cloître-cimetière, comme des troncs d'arbres qui attendent l'équarrisseur, ces fameuses colonnes de marbre antiques prises par Napoléon et reprises par Blücher. Napoléon les avait prises pour le Louvre, Blücher les a reprises pour le charnier.

Une des choses que je dis le plus souvent dans ce monde, c'est: «A quoi bon?»

Je n'ai vu dans toute cette dégradation que deux tombes un peu respectées et parfois époussetées, les cénotaphes des comtes de Schauenbourg. Les deux comtes de Schauenbourg sont un de ces couples qui semblent avoir été prévus par Virgile. Tous deux ont été frères, tous deux ont été archevêques de Cologne, tous deux ont été enterrés dans le même chœur, tous deux ont de fort belles tombes du dix-septième siècle dressées vis-à-vis l'une de l'autre. Adolphe regarde Antoine.

J'ai omis jusqu'ici à dessein, pour vous en parler avec quelque détail, la construction la plus vénérée que contienne la cathédrale de Cologne, le fameux tombeau des trois mages. C'est une assez grosse chambre de marbre de toutes couleurs fermée d'épais grillages de cuivre; architecture hybride et bizarre où les deux styles de Louis XIII et de Louis XV confondent leur coquetterie et leur lourdeur. Cela est situé derrière le maître-autel dans la chapelle culminante de l'abside. Trois turbans mêlés au dessin du grillage principal frappent d'abord le regard. On lève les yeux, et l'on voit un bas-relief représentant l'Adoration des mages; on les abaisse, et on lit ce médiocre distique:

Corpora sanctorum recubant hic terna magorum.
Ex his sublatum nihil est alibive locatum.

Ici une idée à la fois riante et grave s'éveille dans l'esprit. C'est donc là que gisent ces trois poétiques rois de l'Orient qui vinrent, conduits par l'étoile, ab Oriente venerunt, et qui adorèrent un enfant dans une étable, et procidentes adoraverunt. J'ai adoré à mon tour. J'avoue que rien au monde ne me charme plus que cette légende des Mille et une Nuits enchâssée dans l'Evangile. Je me suis approché de ce tombeau et à travers le grillage jalousement serré, derrière une vitre obscure, j'ai aperçu dans l'ombre un grand et merveilleux reliquaire byzantin en or massif, étincelant d'arabesques, de perles et de diamants, absolument comme on entrevoit à travers les ténèbres de vingt siècles, derrière le sombre et austère réseau des traditions de l'Eglise, l'orientale et éblouissante histoire des Trois-Rois.

Des deux côtés du grillage vénéré deux mains de cuivre doré sortent du marbre et entr'ouvrent chacune une aumônière au-dessous de laquelle le chapitre a fait graver cette provocation indirecte:—Et apertis thesauris suis obtulerunt ei munera.

Vis-à-vis du tombeau brûlent trois lampes de cuivre dont l'une porte ce nom: Gaspar, l'autre Melchior, la troisième Balthazar. C'est une idée ingénieuse d'avoir en quelque sorte allumé, devant ce sépulcre, les trois noms des trois mages.

Comme j'allais me retirer, je ne sais quelle pointe a percé la semelle de ma botte; j'ai baissé les yeux, c'était la tête d'un clou de cuivre enfoncé dans une large dalle de marbre noir sur laquelle je marchais. Je me suis souvenu, en examinant cette pierre, que Marie de Médicis avait voulu que son cœur fût déposé sous le pavé de la cathédrale de Cologne devant la chapelle des Trois-Rois. Cette dalle que je foulais aux pieds recouvre sans doute ce cœur. Il y avait autrefois sur cette dalle, où l'on en distingue encore l'empreinte, une lame de cuivre ou de bronze doré portant, selon la mode allemande, le blason et l'épitaphe de la morte et au scellement de laquelle servait le clou qui a déchiré ma botte. Quand les Français ont occupé Cologne, les idées révolutionnaires, et probablement aussi quelque chaudronnier spéculateur, ont déraciné cette lame fleurdelisée, comme d'autres d'ailleurs qui l'entouraient, car une foule de clous de cuivre sortant des dalles voisines attestent et dénoncent beaucoup d'arrachements du même genre. Ainsi, pauvre reine! elle s'est vue d'abord effacée du cœur de Louis XIII, son fils, puis du souvenir de Richelieu, sa créature; la voilà maintenant effacée de la terre!

Et que la destinée a d'étranges fantaisies! Cette reine Marie de Médicis, cette veuve de Henri IV, exilée, abandonnée, indigente comme l'a été, quelques années plus tard, sa fille Henriette, veuve de Charles Ier, est venue mourir à Cologne en 1642, dans le logis d'Ibach, Sterngasse, no 10, dans la maison même où soixante-cinq ans auparavant, en 1577, Rubens, son peintre, était né.

Le dôme de Cologne, revu au grand jour, dépouillé de ce grossissement fantastique que le soir prête aux objets et que j'appelle la grandeur crépusculaire, m'a paru, je dois le dire, perdre un peu de sa sublimité. La ligne en est toujours belle, mais elle se profile avec quelque sécheresse. Cela tient peut-être à l'acharnement avec lequel l'architecte actuel rebouche et mastique cette vénérable abside. Il ne faut pas trop remettre à neuf les vieilles églises. Dans cette opération, qui amoindrit les lignes en voulant les fixer, le vague mystérieux du contour s'évanouit. A l'heure qu'il est, comme masse, j'aime mieux le clocher ébauché que l'abside parfaite. Dans tous les cas, n'en déplaise à quelques raffinés qui voudraient faire du dôme de Cologne le Parthénon de l'architecture chrétienne, je ne vois, pour ma part, aucune raison de préférer ce chevet de cathédrale à nos vieilles Notre-Dame complètes d'Amiens, de Reims, de Chartres et de Paris.

J'avoue même que la cathédrale de Beauvais, demeurée, elle aussi, à l'état d'abside, à peine connue, fort peu vantée, ne me paraît inférieure, ni pour la masse, ni pour les détails, à la cathédrale de Cologne.

L'hôtel de ville de Cologne, situé assez près du dôme, est un de ces ravissants édifices-arlequins faits de pièces de tous les temps et de morceaux de tous les styles qu'on rencontre dans les anciennes communes qui se sont elles-mêmes construites, lois, mœurs et coutumes, de la même manière. Le mode de formation de ces édifices et de ces coutumes est curieux à étudier. Il y a eu agglomération plutôt que construction, croissance successive, agrandissement capricieux, empiétement sur les voisinages; rien n'a été fait d'après un plan régulier et tracé d'avance; tout s'est produit au fur et à mesure, selon les besoins surgissants.

Ainsi l'hôtel de ville de Cologne, qui a probablement quelque cave romaine dans ses fondations, n'était vers 1250 qu'un grave et sévère logis à ogives comme notre Maison-aux-Piliers; puis on a compris qu'il fallait un beffroi pour les tocsins, pour les prises d'armes, pour les veilleurs de nuit, et le quatorzième siècle a édifié une belle tour bourgeoise et féodale tout à la fois; puis, sous Maximilien, le souffle joyeux de la Renaissance commençait à agiter les sombres feuillages de pierre des cathédrales, un goût d'élégance et d'ornement se répandait partout; les échevins de Cologne ont senti le besoin de faire la toilette de leur maison de ville, ils ont appelé d'Italie quelque architecte élève du vieux Michel-Ange ou de France quelque sculpteur ami du jeune Jean Goujon, et ils ont ajusté sur leur noire façade du treizième siècle un porche triomphant et magnifique. Quelques années plus tard, il leur a fallu un promenoir à côté de leur greffe, et ils se sont bâti une charmante arrière-cour à galeries sous arcades, somptueusement égayée de blasons et de bas-reliefs, que j'ai vue, et que dans deux ou trois ans personne ne verra, car on la laisse tomber en ruine. Enfin, sous Charles Quint, ils ont reconnu qu'une grande salle leur était nécessaire pour les encans, pour les criées, pour les assemblées de bourgeois, et ils ont érigé vis-à-vis de leur beffroi et de leur porche un riche corps de logis en brique et en pierre du plus beau goût et de la plus noble ordonnance.—Aujourd'hui, nef du treizième siècle, beffroi du quatorzième, porche et arrière-cour de Maximilien, halle de Charles-Quint, vieillis ensemble par le temps, chargés de traditions et de souvenirs par les événements, soudés et groupés par le hasard de la façon la plus originale et la plus pittoresque, forment l'hôtel de ville de Cologne.

Soit dit en passant, mon ami, et comme produit de l'art et comme expression de l'histoire, ceci vaut un peu mieux que cette froide et blafarde bâtisse, bâtarde par sa triple devanture encombrée d'archivoltes, bâtarde par l'économique et mesquine monotonie de son ornementation où tout se répète et où rien n'étincelle, bâtarde par ses toits tronqués sans crêtes et sans cheminées, dans laquelle des maçons quelconques noient aujourd'hui, à la face même de notre bonne ville de Paris, le ravissant chef-d'œuvre du Bocador. Nous sommes d'étranges gens, nous laissons démolir l'hôtel de la Trémouille et nous bâtissons cette chose! Nous souffrons que des messieurs qui se croient et se disent architectes baissent sournoisement de deux ou trois pieds, c'est-à-dire défigurent complétement le charmant toit aigu de Dominique Bocador, pour l'appareiller, hélas! avec les affreux combles aplatis qu'ils ont inventés. Serons-nous donc toujours le même peuple qui admire Corneille et qui le fait retoucher, émonder et corriger par M. Andrieux?—Tenez, revenons à Cologne.

Je suis monté sur le beffroi, et de là, sous un ciel gris et morne, qui n'était pas sans harmonie avec ces édifices et avec mes pensées, j'ai vu à mes pieds toute cette admirable ville.

Cologne sur le Rhin, comme Rouen sur la Seine, comme Anvers sur l'Escaut, comme toutes les villes appuyées à un cours d'eau trop large pour être aisément franchi, a la forme d'un arc tendu dont le fleuve fait la corde.

Les toits sont d'ardoise, serrés les uns contre les autres, pointus comme des cartes pliées en deux; les rues sont étroites, les pignons sont taillés. Une courbe rougeâtre de murailles et de douves en briques qui reparaît partout au-dessus des toits presse la ville comme un ceinturon bouclé au fleuve même, en aval par la tourelle Thurmchen, en amont par cette superbe tour Bayenthurme, dans les créneaux de laquelle se dresse un évêque de marbre qui bénit le Rhin. De la Thurmchen à la Bayenthurme la ville développe sur le bord du fleuve une lieue de fenêtres et de façades. Vers le milieu de cette longue ligne un grand pont de bateaux, gracieusement courbé contre le courant, traverse le fleuve, fort large en cet endroit, et va sur l'autre rive rattacher à ce vaste morceau d'édifices noirs, qui est Cologne, Deuz, petit bloc de maisons blanches.

Dans le massif même de Cologne, au milieu des toits, des tourelles et des mansardes pleines de fleurs, montent et se détachent les faîtes variés de vingt-sept églises parmi lesquelles, sans compter la cathédrale, quatre majestueuses églises romanes, toutes d'un dessin différent, dignes par leur grandeur et leur beauté d'être cathédrales elles-mêmes, Saint-Martin au nord, Saint-Géréon à l'ouest, les Saints-Apôtres au sud, Sainte-Marie-du-Capitole au levant, s'arrondissent comme d'énormes nœuds d'absides, de tours et de clochers.

Si l'on examine le détail de la ville, tout vit et palpite; le pont est chargé de passants et de voitures, le fleuve est couvert de voiles, la grève est bordée de mâts. Toutes les rues fourmillent, toutes les croisées parlent, tous les toits chantent. Çà et là de vertes touffes d'arbres caressent doucement ces noires maisons, et les vieux hôtels de pierre du quinzième siècle mêlent à la monotonie des toits d'ardoise et des devantures de briques leur longue frise de fleurs, de fruits et de feuillages sculptés, sur laquelle les colombes viennent se poser avec joie.

Autour de cette grande commune, marchande par son industrie, militaire par sa position, marinière par son fleuve, s'étale et s'élargit dans tous les sens une vaste et riche plaine qui s'affaisse et plie du côté de la Hollande, que le Rhin traverse de part en part et que couronne au nord-est de ses sept croupes historiques ce nid merveilleux de traditions et de légendes qu'on appelle les Sept-Montagnes.

Ainsi la Hollande et son commerce, l'Allemagne et sa poésie, se dressent comme les deux grands aspects de l'esprit humain, le positif et l'idéal, sur l'horizon de Cologne, ville elle-même de négoce et de rêverie.

En redescendant du beffroi, je me suis arrêté dans la cour devant le charmant porche de la renaissance. Je l'appelais tout à l'heure porche triomphant, j'aurais dû dire porche triomphal; car le second étage de cette exquise composition est formé d'une série de petits arcs de triomphe accostés comme des arcades et dédiés, par des inscriptions du temps, le premier à César, le deuxième à Auguste, le troisième à Agrippa, le fondateur de Cologne (Colonia Agrippina); le quatrième à Constantin, l'empereur chrétien; le cinquième à Justinien, l'empereur législateur; le sixième à Maximilien, l'empereur vivant. Sur la façade le sculpteur-poëte a ciselé trois bas-reliefs représentant les trois dompteurs de lions, Milon de Crotone, Pépin le Bref et Daniel. Aux deux extrémités il a mis Milon de Crotone qui terrassait les lions par la puissance du corps, et Daniel qui les soumettait par la puissance de l'esprit; entre Daniel et Milon, comme un lien naturel tenant à la fois de l'un et de l'autre, il a placé Pépin le Bref qui attaquait les bêtes féroces avec ce mélange de vigueur physique et de vigueur morale qui fait le soldat. Entre la force pure et la pensée pure, le courage. Entre l'athlète et le prophète, le héros.

Pépin a l'épée à la main, son bras gauche enveloppé de son manteau est plongé dans la gueule du lion; le lion, griffes et mâchoires ouvertes, est dressé sur ses pieds de derrière dans l'attitude formidable de ce que le blason appelle le lion rampant; Pépin lui fait face vaillamment, il combat. Daniel est debout, immobile, les bras pendants, les yeux levés au ciel pendant que les lions amoureux se roulent à ses pieds; l'esprit ne lutte pas, il triomphe. Quant à Milon de Crotone, les bras pris dans l'arbre, il se débat, le lion le dévore; c'est l'agonie de la présomption inintelligente et aveugle qui a cru dans ses muscles et dans ses poings; la force pure est vaincue.—Ces trois bas-reliefs sont d'un grand sens. Le dernier est d'un effet terrible. Je ne sais quelle idée effrayante et fatale se dégage, à l'insu peut-être du sculpteur lui-même, de ce sombre poëme. C'est la nature qui se venge de l'homme, la végétation et l'animal qui font cause commune, le chêne qui vient en aide au lion.

Malheureusement, archivoltes, bas-reliefs, entablements, impostes, corniches et colonnes, tout ce beau porche est restauré, raclé, rejointoyé et badigeonné avec la propreté la plus déplorable.

Comme j'allais sortir de l'hôtel de ville, un homme, vieilli plutôt que vieux, dégradé plutôt que courbé, d'aspect misérable et d'allure orgueilleuse, traversait la cour. Le concierge qui m'avait conduit sur le beffroi me l'a fait remarquer. Cet homme est un poëte, qui vit de ses rentes dans les cabarets et qui fait des épopées. Nom d'ailleurs parfaitement inconnu. Il a fait, m'a dit mon guide, qui l'admirait fort, des épopées contre Napoléon, contre la Révolution de 1830, contre les romantiques, contre les Français, et une autre belle épopée pour inviter l'architecte actuel de Cologne à continuer l'église dans le genre du Panthéon de Paris. Epopées soit. Mais cet homme est d'une saleté rare. Je n'ai vu de ma vie un drôle moins brossé. Je ne crois pas que nous ayons en France rien de comparable à ce poëte-épic.

En revanche, quelques instants plus tard, au moment où je traversais je ne sais quelle rue étroite et obscure, un petit vieillard à l'œil vif est sorti brusquement d'une boutique de barbier et est venu à moi en criant: Monsieur! monsieur! fous Français! oh! les Français! ran! plan! plan! ran! tan! plan! la guerre à toute le monde! Prafes! prafes! Napolion, n'est-ce pas? La guerre à toute l'Europe! Oh! les Français! pien prafes! monsieur! La païonnette au qui à tous ces Priciens! eine ponne quilpite gomme à Iéna! Prafo les Français! ran! plan! plan!

J'avoue que la harangue m'a plu. La France est grande dans les souvenirs et dans les espérances de ces nobles nations. Toute cette rive du Rhin nous aime,—j'ai presque dit nous attend.

Le soir, comme les étoiles s'allumaient, je me suis promené de l'autre côté du fleuve, sur la grève opposée à Cologne. J'avais devant moi toute la ville, dont les pignons sans nombre et les clochers noirs se découpaient avec tous leurs détails sur le ciel blafard du couchant. A ma gauche se levait, comme la géante de Cologne, la haute flèche de Saint-Martin avec ses deux tourelles percées à jour. Presque en face de moi la sombre abside-cathédrale, dressant ses mille clochetons aigus, figurait un hérisson monstrueux, accroupi au bord de l'eau, dont la grue du clocher semblait former la queue et auquel deux réverbères allumés vers le bas de cette masse ténébreuse faisaient des yeux flamboyants. Je n'entendais dans cette ombre que le frissonnement caressant et discret du flot à mes pieds, les pas sourds d'un cheval sur les planches du pont de bateaux, et au loin, dans une forge que j'entrevoyais, la sonnerie éclatante d'un marteau sur une enclume. Aucun autre bruit de la ville ne traversait le Rhin. Quelques vitres scintillaient vaguement, et au-dessous de la forge, fournaise embrasée, point étincelant, pendait et se dispersait dans le fleuve une longue traînée lumineuse, comme si cette poche pleine de feu se vidait dans l'eau.

De ce beau et sombre ensemble se dégageait dans ma pensée une mélancolique rêverie. Je me disais:—La cité germaine a disparu, la cité d'Agrippa a disparu, la ville de saint Engelbert est encore debout. Mais combien de temps durera-t-elle? Le temple bâti là-bas par sainte Hélène est tombé il y a mille ans; l'église construite par l'archevêque Anno tombera. Cette ville est usée par son fleuve. Tous les jours quelque vieille pierre, quelque vieux souvenir, quelque vieille coutume s'en détache au frottement de vingt bateaux à vapeur. Une ville n'est pas impunément posée sur la grosse artère de l'Europe. Cologne, quoique moins ancienne que Trèves et Soleure, les deux plus vieilles communes du continent, s'est déjà déformée et transformée trois fois au rapide et violent courant d'idées qui la traverse, remontant et descendant sans cesse des villes de Guillaume le Taciturne aux montagnes de Guillaume Tell, et apportant à Cologne de Mayence les affluents de l'Allemagne, et de Strasbourg les affluents de la France. Voici qu'une quatrième époque climatérique semble se déclarer pour Cologne. L'esprit du positivisme et de l'utilitarisme, comme parlent les barbares d'à présent, la pénètre et l'envahit; les nouveautés s'engagent de toutes parts dans le labyrinthe de son antique architecture; les rues neuves font de larges trouées à travers cet entassement gothique; «le bon goût moderne» s'y installe, y bâtit des façades-Rivoli et y jouit bêtement de l'admiration des boutiquiers; il y a des rimeurs ivres qui conseillent à la cité de Conrad le Panthéon de Soufflot. Les tombeaux des archevêques tombent en ruine dans cette cathédrale continuée aujourd'hui par la vanité, non par la foi. Les splendides paysannes vêtues d'écarlate et coiffées d'or et d'argent ont disparu; des grisettes parisiennes se promènent sur le quai; j'ai vu aujourd'hui tomber les dernières briques sèches du cloître roman de Saint-Martin, on va y construire un café-Tortoni; de longues rangées de maisons blanches donnent au féodal et catholique faubourg des Martyrs-de-Thèbes je ne sais quel faux air des Batignolles. Un omnibus passe l'immémorial pont de bateaux et chemine pour six sous d'Agrippina à Tuitium.—Hélas! les vieilles villes s'en vont!

LETTRE XI
A PROPOS DE LA MAISON IBACH.

Philosophie.—Comment les causes se comportent pour produire les effets.—Curiosité du hasard.—Leçons de la Providence.—Chaos d'où se dégage un ordre profond et effrayant.—Rapprochements.—Eclairs inattendus et jaillissants.—Un reproche du roi Charles Ier.—Une question sur Marie de Médicis.—Louis XIV. Grande figure dans une gloire.

Andernach.

Mon ami! mon ami! ce que font les choses, elles le savent peut-être; mais à coup sûr, et d'autres que moi l'ont dit, les hommes, eux, ne savent ce qu'ils font. Souvent, en confrontant l'histoire avec la nature, au milieu de ces comparaisons éternelles que mon esprit ne peut s'empêcher de faire entre les événements où Dieu se cache et la création où il se montre, j'ai tressailli tout à coup avec une secrète angoisse, et je me suis figuré que les forêts, les lacs, les montagnes, le profond tonnerre des nuées, la fleur qui hoche sa petite tête quand nous passons, l'étoile qui cligne de l'œil dans les fumées de l'horizon, l'océan qui parle et qui gronde et qui semble toujours avertir quelqu'un, étaient des choses clairvoyantes et terribles, pleines de lumière et pleines de science, qui regardaient en pitié se mouvoir à tâtons au milieu d'elles, dans la nuit qui lui est propre, l'homme, cet orgueil auquel l'impuissance lie les bras, cette vanité à laquelle l'ignorance bande les yeux. Rien en moi ne répugne à ce que l'arbre ait la conscience de son fruit; mais, certes, l'homme n'a pas la conscience de sa destinée.

La vie et l'intelligence de l'homme sont à la merci de je ne sais quelle machine obscure et divine, appelée par les uns la providence, par les autres le hasard, qui mêle, combine et décompose tout, qui dérobe ses rouages dans les ténèbres et qui étale ses résultats au grand jour. On croit faire une chose, et l'on en fait une autre. Urceus exit. L'histoire est pleine de cela. Quand le mari de Catherine de Médicis et l'amant de Diane de Poitiers se laisse aller à de mystérieuses distractions près de Philippe Duc, la belle fille piémontaise, ce n'est pas seulement Diane d'Angoulême qu'il engendre pour Horace Farnèse, c'est la future réconciliation de celui de ses fils qui sera Henri III avec celui de ses cousins qui sera Henri IV. Quand le duc de Nemours descend au galop les degrés de la Sainte-Chapelle sur son roussin le Réal, ce n'est pas seulement la folie des jeux dangereux qu'il met à la mode, c'est la mort du roi de France qu'il prépare. Le 10 juillet 1559, dans les lices de la rue Saint-Antoine, quand Montgommery, ruisselant de sueur sous son vaste panache rouge, assure sa lance en arrêt et pique des deux à l'encontre de ce beau cavalier fleurdelisé applaudi de toutes les dames, il ne se doute pas de toutes les choses prodigieuses qu'il tient dans sa main. Jamais baguette de fée n'aura travaillé comme cette lance. D'un seul coup Montgommery va tuer Henri II, démolir le palais des Tournelles et bâtir la place Royale, c'est-à-dire bouleverser la comédie providentielle, supprimer le personnage et changer le décor.

Lorsque Charles II d'Angleterre, après la bataille de Worcester, se cache dans le creux d'un chêne, il croit se cacher, rien de plus; pas du tout, il nomme une constellation, le Chêne royal, et il donne à Halley l'occasion de taquiner la renommée de Tycho. Le second mari de madame de Maintenon, en révoquant l'édit de Nantes, et le parlement de 1688, en expulsant Jacques II, ne font autre chose que rendre possible cette étrange bataille d'Almanza où l'on vit face à face, sur le même terrain, l'armée française commandée par un Anglais, le maréchal de Berwick, et l'armée anglaise commandée par un Français, Ruvigny, lord Galloway. Si Louis XIII n'était pas mort le 14 mai 1643, l'idée ne serait pas venue au vieux comte de Fontana d'attaquer Rocroy dans les cinq jours; et un héroïque prince de vingt-deux ans n'aurait pas eu cette magnifique occasion du 19 mai, qui a fait du duc d'Enghien le grand Condé. Et au milieu de tout ce tumulte de faits qui encombrent les chronologies, que d'échos singuliers, que de parallélismes extraordinaires, que de contre-coups formidables! En 1664, après l'offense faite au duc de Créqui son ambassadeur, Louis XIV fait bannir les Corses de Rome; cent quarante ans plus tard, Napoléon Buonaparte exile de France les Bourbons.

Que d'ombre! et que d'éclairs dans cette ombre! Vers 1612, lorsque le jeune Henri de Montmorency, alors âgé de dix-sept ans, voyait aller et venir chez son père, parmi les gentilshommes domestiques, apportant l'aiguière et donnant à laver, dans l'humble attitude du service, un pâle et chétif page, le petit de Laubespine de Châteauneuf, qui lui eût dit que ce page, si respectueusement incliné devant lui, deviendrait sous-diacre, que ce sous-diacre deviendrait garde des sceaux, que ce garde des sceaux présiderait par commission le parlement de Toulouse, et que, vingt ans plus tard, ce page-sous-diacre-président demanderait sournoisement des dispenses au pape afin de pouvoir le faire décapiter, lui, le maître de ce drôle, lui Henri II, duc de Montmorency, maréchal de France par le choix de l'épée, pair du royaume par la grâce de Dieu! Quand le président de Thou, dans son livre, fourbissait, aiguisait et remettait si soigneusement à neuf l'édit de Louis XI du 22 décembre 1477, qui eût dit à ce père qu'un jour ce même édit, avec Laubardemont pour manche, serait la hache dont Richelieu trancherait la tête de son fils!

Et au milieu de ce chaos il y a des lois. Le chaos n'est que l'apparence, l'ordre est au fond. Après de longs intervalles, les mêmes faits effrayants qui ont déjà fait lever les yeux à nos pères reviennent, comme des comètes, des plus ténébreuses profondeurs de l'histoire. Ce sont toujours les mêmes embûches, toujours les mêmes chutes, toujours les mêmes trahisons, toujours les mêmes naufrages aux mêmes écueils; les noms changent, les choses persistent. Peu de jours avant la Pâque fatale de 1814, l'empereur aurait pu dire à ses treize maréchaux: Amen dico vobis quia unus vestrûm me traditurus est.—Toujours César adopte Brutus; toujours Charles Ier empêche Cromwell de partir pour la Jamaïque; toujours Louis XVI empêche Mirabeau de s'embarquer pour les Indes; toujours et partout les reines cruelles sont punies par des fils cruels; toujours et partout les reines ingrates sont punies par des fils ingrats. Toute Agrippine engendre le Néron qui la tuera; toute Marie de Médicis enfante le Louis XIII qui la bannira.

Et moi-même, ne remarquez-vous pas de quelle façon étrange ma pensée arrive, d'idée en idée et presque à mon insu, à ces deux femmes, à ces deux Italiennes, à ces deux spectres, Agrippine et Marie de Médicis, qui sont les deux spectres de Cologne! Cologne est la ville des reines mères malheureuses. A seize cents ans de distance, la fille de Germanicus, mère de Néron, et la femme de Henri IV, mère de Louis XIII, ont attaché à Cologne leur nom et leur souvenir. De ces deux veuves,—car une orpheline est une veuve,—faites, la première par le poison, la seconde par le poignard, l'une, Marie de Médicis, y est morte; l'autre, Agrippine, y était née.

J'ai visité à Cologne la maison qui a vu expirer Marie de France,—maison Ibach, selon les uns, maison Jabach, selon les autres,—et, au lieu de vous dire ce que j'y ai vu, je vous dis ce que j'y ai pensé. Pardonnez-moi, mon ami, de ne pas vous donner cette fois tous les détails locaux que j'aime et qui, selon moi, peignent l'homme, l'expliquent par son enveloppe et font aller l'esprit de l'extérieur à l'intérieur des faits. Cette fois je m'en abstiens. J'ai peur de vous fatiguer avec mes festons et mes astragales.

La triste reine est morte là le 3 juillet 1642. Elle avait soixante-huit ans. Elle était exilée de France depuis onze ans. Elle avait erré un peu partout, en Flandre, en Angleterre, fort à charge à tous les pays. A Londres, Charles Ier la traita dignement; pendant trois ans qu'elle y passa, il lui donna cent livres sterling par jour. Plus tard, je le dis à regret, Paris rendit à la reine d'Angleterre cette hospitalité que Londres avait donnée à la reine de France. Henriette, fille de Henri IV et veuve de Charles Ier, fut logée au Louvre dans je ne sais quel galetas, où elle restait au lit faute d'un fagot l'hiver, attendant les quelques louis que lui prêtait le coadjuteur. Sa mère, la veuve de Henri IV, finit à Cologne à peu près de la même manière,—dans la misère la plus profonde. A la demande du cardinal-ministre, Charles Ier l'avait renvoyée d'Angleterre. J'en suis fâché pour le royal et mélancolique auteur de l'Eikon Basilikè; et je ne comprends pas comment l'homme qui sut rester roi devant Cromwell ne sut pas rester roi devant Richelieu.

Du reste, j'insiste sur ce détail plein d'une sombre signification: Marie de Médicis fut suivie de près par Richelieu, qui mourut dans la même année qu'elle, et par Louis XIII, qui mourut l'an d'après. A quoi bon toutes ces haines dénaturées entre ces trois créatures humaines, à quoi bon tant d'intrigues, tant de persécutions, tant de querelles, tant de perfidies, pour mourir tous les trois presque à la même heure?—Dieu sait ce qu'il fait.

Il y a un triste doute sur Marie de Médicis. L'ombre que jette Ravaillac m'a toujours paru toucher les plis traînants de sa robe. J'ai toujours été épouvanté de la phrase terrible que le président Hénault, sans intention peut-être, a écrite sur cette reine:—Elle ne fut pas assez surprise de la mort de Henri IV.

J'avoue que tout ceci me rend plus admirable l'époque claire, loyale et pompeuse de Louis XIV. Les ombres et les obscurités qui tachent le commencement de ce siècle font valoir les splendeurs de la fin. Louis XIV, c'est le pouvoir comme Richelieu, plus la majesté; c'est la grandeur comme Cromwell, plus la sérénité. Louis XIV, ce n'est pas le génie dans le maître; mais c'est le génie autour du maître, ce qui fait le roi moindre peut-être, mais le règne plus grand. Quant à moi qui aime, comme vous le savez, les choses réussies et complètes, sans contester toutes les restrictions qu'il faut admettre, j'ai toujours eu une sympathie profonde pour ce grave et magnifique prince si bien né, si bien venu, si bien entouré, roi dès le berceau et roi dans la tombe; vrai monarque dans la plus haute acception du mot, souverain central de la civilisation, pivot de l'Europe, auquel il fut donné d'user, pour ainsi dire, et de voir tour à tour pendant la durée de son règne paraître, resplendir et disparaître autour de son trône huit papes, cinq sultans, trois empereurs, deux rois d'Espagne, trois rois de Portugal, quatre rois et une reine d'Angleterre, trois rois de Danemark, une reine et deux rois de Suède, quatre rois de Pologne et quatre czars de Moscovie; étoile polaire de tout un siècle qui, pendant soixante-douze ans, en a vu tourner majestueusement autour d'elle toutes les constellations!

LETTRE XII
A PROPOS DU MUSÉE WALLRAF.

Biographie, monographie et épopée du pourboire.—L'estafier.—Le conducteur.—Le postillon.—Le grand drôle.—L'autre drôle.—Le brouetteur.—Celui qui a apporté les effets.—La vieille femme.—Le tableau, le rideau, le bedeau.—L'individu grave et triste.—Le custode.—Le suisse.—Le sacristain.—La face qui apparaît au judas.—Le sonneur.—L'être importun qui vous coudoie.—L'explicateur.—Le baragouin.—La fabrique.—Le jeune gaillard.—Encore le bedeau.—Encore l'estafier.—Le domestique.—Le garçon d'écurie.—Le facteur.—Le gouvernement.—«N'oubliez pas que tout pourboire doit être au moins une pièce d'argent.»

Andernach.

Outre la cathédrale, l'hôtel de ville et la maison Ibach, j'ai visité, au Schleis Kotten, près de Cologne, les vestiges de l'aqueduc souterrain qui, au temps des Romains, allait de Cologne à Trèves, et dont on trouve encore aujourd'hui les traces dans trente-trois villages. Dans Cologne même, j'ai vu le musée Wallraf. Je serais bien tenté de vous en faire ici l'inventaire, mais je vous épargne. Qu'il vous suffise de savoir que, si je n'y ai pas trouvé, grâce aux déprédations du baron de Hubsch, le chariot de guerre des anciens Germains, la fameuse momie égyptienne et la grande coulevrine de quatre aunes de long, fondue à Cologne en 1400; en revanche j'y ai vu un fort beau sarcophage romain et l'armure de l'évêque Bernard de Galen. On m'a aussi montré une énorme cuirasse qui passe pour avoir appartenu au général de l'Empire Jean de Wert; mais j'ai vainement cherché sa grande épée longue de huit pieds et demi, sa grande pique pareille au pin de Polyphème, et son grand casque homérique que deux hommes, dit-on, avaient peine à soulever.

Le plaisir de voir toutes ces choses belles ou curieuses, musées, églises, hôtels de ville, est tempéré, il faut le dire, par la grave importunité du pourboire. Sur les bords du Rhin, comme d'ailleurs dans toutes les contrées très-visitées, le pourboire est un moustique fort importun, lequel revient, à chaque instant et à tout propos, piquer, non votre peau, mais votre bourse. Or la bourse du voyageur, cette bourse précieuse, contient tout pour lui, puisque la sainte hospitalité n'est plus là pour le recevoir au seuil des maisons avec son doux sourire et sa cordialité auguste. Voici à quel degré de puissance les intelligents naturels de ce pays ont élevé le pourboire. J'expose les faits, je n'exagère rien.—Vous entrez dans un lieu quelconque; à la porte de la ville, un estafier s'informe de l'hôtel où vous comptez descendre, vous demande votre passe-port, le prend et le garde. La voiture s'arrête dans la cour de la poste; le conducteur, qui ne vous a pas adressé un regard pendant toute la route, se présente, vous ouvre la portière et vous offre la main d'un air béat. Pourboire. Un moment après, le postillon arrive à son tour, attendu que cela lui est défendu par les règlements de police, et vous adresse une harangue charabia qui veut dire: pourboire. On débâche; un grand drôle prend sur la voiture et dépose à terre votre valise et votre sac de nuit. Pourboire. Un autre drôle met le bagage sur une brouette, vous demande à quel hôtel vous allez, et se met à courir devant vous poussant sa brouette. Arrivés à l'hôtel, l'hôte surgit et entame avec vous ce petit dialogue qu'on devrait écrire dans toutes les langues sur la porte de toutes les auberges.—Bonjour, monsieur.—Monsieur, je voudrais une chambre.—C'est fort bien, monsieur. (a la cantonnade:) Conduisez monsieur au no 4!—Monsieur, je voudrais dîner.—Tout de suite, monsieur, etc., etc. Vous montez no 4. Votre bagage y est déjà. Un homme apparaît, c'est celui qui l'a brouetté à l'hôtel. Pourboire. Un second arrive; que veut-il? C'est lui qui a apporté vos effets dans la chambre. Vous lui dites: C'est bon, je vous donnerai en partant comme aux autres domestiques.—Monsieur, répond l'homme, je n'appartiens pas à l'hôtel.—Pourboire. Vous sortez. Une église se présente, une belle église. Il faut y entrer. Vous tournez alentour, vous regardez, vous cherchez. Les portes sont fermées. Jésus a dit: Compelle intrare; les prêtres devraient tenir les portes ouvertes, mais les bedeaux les ferment pour gagner trente sous. Cependant une vieille femme a vu votre embarras, elle vient à vous et vous désigne une sonnette à côté d'un petit guichet. Vous comprenez, vous sonnez, le guichet s'ouvre, le bedeau se montre; vous demandez à voir l'église, le bedeau prend un trousseau de clefs et se dirige vers le portail. Au moment où vous allez entrer dans l'église, vous vous sentez tirer par la manche; c'est l'obligeante vieille que vous avez oubliée, ingrat, et qui vous a suivi. Pourboire. Vous voilà dans l'église; vous contemplez, vous admirez, vous vous récriez. «Pourquoi ce rideau vert sur ce tableau? Parce que c'est le plus beau de l'église, dit le bedeau.—Bon, reprenez-vous. Ici on cache les beaux tableaux, ailleurs on les montrerait.—De qui est ce tableau?—De Rubens.—Je voudrais le voir.» Le bedeau vous quitte et revient quelques minutes après avec un individu fort grave et fort triste. C'est le custode. Ce brave homme presse un ressort, le rideau s'ouvre, vous voyez le tableau. Le tableau vu, le rideau se referme, et le custode vous fait un salut significatif. Pourboire. En continuant votre promenade dans l'église, toujours remorqué par le bedeau, vous arrivez à la grille du chœur, qui est parfaitement verrouillée, et devant laquelle se tient debout un magnifique personnage splendidement harnaché, c'est le suisse qui a été prévenu de votre passage et qui vous attend. Le chœur est au suisse. Vous en faites le tour. Au moment où vous sortez, votre cicerone empanaché et galonné vous salue majestueusement. Pourboire. Le suisse vous rend au bedeau. Vous passez devant la sacristie. O miracle! elle est ouverte. Vous y entrez. Il y a un sacristain. Le bedeau s'éloigne avec dignité, car il convient de laisser au sacristain sa proie. Le sacristain s'empare de vous, vous montre les ciboires, les chasubles, les vitraux que vous verriez fort bien sans lui, les mitres de l'évêque, et, sous une vitre, dans une boîte garnie de satin blanc fané, quelque squelette de saint habillé en troubadour. La sacristie est vue, reste le sacristain. Pourboire. Le bedeau vous reprend. Voici l'escalier des tours. La vue du haut du grand clocher doit être belle, vous voulez y monter. Le bedeau pousse silencieusement la porte; vous escaladez une trentaine de marches de la vis-de-Saint-Gilles. Puis le passage vous est barré brusquement. C'est une porte fermée. Vous vous retournez. Vous êtes seul. Le bedeau n'est plus là. Vous frappez. Une face apparaît à un judas. C'est le sonneur. Il ouvre et il vous dit: Montez, monsieur. Pourboire. Vous montez, le sonneur ne vous suit pas; tant mieux, pensez-vous; vous respirez, vous jouissez d'être seul, vous parvenez ainsi gaiement à la ligule plate-forme de la tour. Là, vous regardez, vous allez et venez, le ciel est bleu, le paysage est superbe, l'horizon est immense. Tout à coup vous vous apercevez que depuis quelques instants un être importun vous suit et vous coudoie et vous bourdonne aux oreilles des choses obscures. Ceci est l'explicateur juré et privilégié, chargé de commenter aux étrangers les magnificences du clocher, de l'église et du paysage. Cet homme-là est d'ordinaire un bègue. Quelquefois il est bègue et sourd. Vous ne l'écoutez pas, vous le laissez baragouiner tout à son aise, et vous l'oubliez en contemplant l'énorme croupe de l'église, d'où les arcs-boutants sortent comme des côtes disséquées, les mille détails de la flèche de pierre, les toits, les rues, les pignons, les routes qui s'enfuient dans tous les sens comme les rayons d'une roue dont l'horizon est la jante et dont la ville est le moyeu, les plaines, les arbres, les rivières, les collines. Quand vous avez bien tout vu, vous songez à redescendre, vous vous dirigez vers la tourelle de l'escalier. L'homme se dresse devant vous. Pourboire. «C'est fort bien, monsieur, vous dit-il en empochant; maintenant voulez-vous me donner pour moi?—Comment! et ce que je viens de vous donner?—C'est pour la fabrique, monsieur, à laquelle je redois deux francs par personne; mais à présent, monsieur comprend bien qu'il me faut quelque petite chose pour moi.» Pourboire. Vous redescendez. Tout à coup une trappe s'ouvre à côté de vous. C'est la cage des cloches. Il faut bien voir les cloches de ce beau clocher. Un jeune gaillard vous les montre et vous les nomme. Pourboire. Au bas du clocher vous retrouvez le bedeau, qui vous a attendu patiemment et qui vous reconduit avec respect jusqu'au seuil de l'église. Pourboire. Vous rentrez à votre hôtel, et vous vous gardez bien de demander votre chemin à quelque passant, car le pourboire saisirait cette occasion. A peine avez-vous mis le pied dans l'auberge, que vous voyez venir à vous d'un air amical une figure qui vous est tout à fait inconnue. C'est l'estafier qui vous rapporte votre passe-port. Pourboire. Vous dînez, l'heure du départ arrive, le domestique vous apporte la carte à payer. Pourboire. Un garçon d'écurie porte votre bagage à la diligence ou à la schnellposte. Pourboire. Un facteur le hisse sur l'impériale. Pourboire. Vous montez en voiture, on part, la nuit tombe; vous recommencerez demain.

Récapitulons: pourboire au conducteur, pourboire au postillon, pourboire au débâcheur, pourboire au brouetteur, pourboire à l'homme qui n'est pas de l'hôtel, pourboire à la vieille femme, pourboire à Rubens, pourboire au suisse, pourboire au sacristain, pourboire au sonneur, pourboire au baragouineur, pourboire à la fabrique, pourboire au sous-sonneur, pourboire au bedeau, pourboire à l'estafier, pourboire aux domestiques, pourboire au garçon d'écurie, pourboire au facteur: voilà dix-huit pourboires dans une journée. Otez l'église, qui est fort chère, il en reste neuf. Maintenant calculez tous ces pourboires d'après un minimum de cinquante centimes et un maximum de deux francs, qui est quelquefois obligatoire[4], et vous aurez une somme assez inquiétante. N'oubliez pas que tout pourboire doit être une pièce d'argent. Les sous et la monnaie de cuivre sont copeaux et balayures que le dernier goujat regarde avec un inexprimable dédain.

Pour ces peuples ingénieux, le voyageur n'est qu'un sac d'écus qu'il s'agit de désenfler le plus vite possible. Chacun s'y acharne de son côté. Le gouvernement lui-même s'en mêle quelquefois; il vous prend votre malle et votre portemanteau, les charge sur ses épaules et vous tend la main. Dans les grandes villes, les porteurs de bagages redoivent au trésor royal douze sous et deux liards par voyageur. Je n'étais pas depuis un quart d'heure à Aix-la-Chapelle que j'avais déjà donné pour boire au roi de Prusse.

LETTRE XIII
ANDERNACH.

Le voyageur se met à la fenêtre.—Il caractérise d'un mot profond la magnifique architecture de la barrière du Trône à Paris.—A quoi bon avoir été l'empereur Valentinien.—Quand on rencontre un bossu souriant, faut-il dire quoique ou parce que?—Un rêve trouvé en marchant la nuit dans les champs.—Paysages qui se déforment au crépuscule.—La pleine lune. Qu'est-ce qu'on voit donc là-bas?—Le bloc mystérieux au haut de la colline.—Le voyageur y va.—Ce que c'était.—Le voyageur frappe à la porte.—S'il y a quelqu'un, il ne répond pas.—L'armée de Sambre-et-Meuse à son général.—Hoche, Marceau, Bonaparte.—Dans quelle chambre le voyageur entre.—Ce que lui montre le clair de lune.—Il regarde dans le trou où pend un bout de corde.—Ce qu'il croit entendre dire à une voix.—Il retourne à Andernach.—Le voyageur déclare que les touristes sont des niais.—Les beautés d'Andernach révélées.—L'église byzantine.—Attention que prêtaient à un verset de Job quatre enfants et un lapin.—L'église gothique.—Ce que les chevaux prussiens demandent à la sainte Vierge.—La tour vedette.—L'auteur dit quelques paroles aimables à une fée.

Andernach.

Je vous écris encore d'Andernach, sur les bords du Rhin, où je suis débarqué il y a trois jours. Andernach est un ancien municipe romain remplacé par une commune gothique qui existe encore. Le paysage de ma fenêtre est ravissant. J'ai devant moi, au pied d'une haute colline qui me laisse à peine voir une étroite tranche de ciel, une belle tour du treizième siècle, du faîte de laquelle s'élance, complication charmante que je n'ai vue qu'ici, une autre tour plus petite, octogone, à huit frontons, couronnée d'un toit conique; à ma droite le Rhin et le joli village blanc de Leutersdorf, entrevu parmi les arbres; à ma gauche les quatre clochers byzantins d'une magnifique église du onzième siècle, deux au portail, deux à l'abside. Les deux gros clochers du portail sont d'un profil cahoté, étrange, mais grand; ce sont des tours carrées surmontées de quatre pignons aigus, triangulaires, portant dans leurs intervalles quatre losanges ardoisés qui se rejoignent par leurs sommets et forment la pointe de l'aiguille. Sous ma fenêtre jasent en parfaite intelligence des poules, des enfants et des canards. Au fond, là-bas, des paysans grimpent dans les vignes.—Au reste, il paraît que ce tableau n'a point paru suffisant à l'homme de goût qui a décoré la chambre où j'habite; à côté de ma croisée il en a cloué un autre, comme pendant sans doute: c'est une image représentant deux grands chandeliers posés à terre avec cette inscription: Vue de Paris. A force de me creuser la tête, j'ai découvert qu'en effet c'était une vue de la barrière du Trône.—La chose est ressemblante.

Le jour de mon arrivée j'ai visité l'église, belle à l'intérieur, mais hideusement badigeonnée. L'empereur Valentinien et un enfant de Frédéric Barberousse ont été enterrés là. Il n'en reste aucun vestige. Un beau Christ au tombeau en ronde-bosse, figure de grandeur naturelle, du quinzième siècle; un chevalier du seizième en demi-relief, adossé au mur; dans un grenier, un tas de figurines coloriées, en albâtre gris, débris d'un mausolée quelconque, mais admirable, de la renaissance: c'est là tout ce qu'un sonneur bossu et souriant a pu me faire voir pour le petit morceau de cuivre argenté qui représente ici trente sous.

Maintenant il faut que je vous raconte une chose réelle, une rencontre plutôt qu'une aventure, qui a laissé dans mon esprit l'impression voilée et sombre d'un rêve.

En sortant de l'église, qui s'ouvre presque sur la campagne, j'ai fait le tour de la ville. Le soleil venait de se coucher derrière la haute colline cultivée et boisée qui a été un monceau de lave dans les temps antérieurs à l'histoire, et qui est aujourd'hui une carrière de basalte meulière, qui dominait Artonacum il y a deux mille ans, et qui domine aujourd'hui Andernach, qui a vu s'effacer successivement la citadelle du préfet romain, le palais des rois d'Austrasie, des fenêtres duquel ces princes des époques naïves pêchaient des carpes dans le Rhin, la tombe impériale de Valentinien, l'abbaye des filles nobles de Saint-Thomas, et qui voit crouler maintenant pierre à pierre les vieilles murailles de la ville féodale des électeurs de Trèves.

J'ai suivi le fossé qui longe ces murailles, où des masures de paysans s'adossent familièrement aujourd'hui, et qui ne servent plus qu'à abriter contre les vents du nord des carrés de choux et de laitues. La noble cité démantelée a encore ses quatorze tours rondes ou carrées, mais converties en pauvres logis de jardiniers; les marmots demi-nus s'asseyent pour jouer sur les pierres tombées, et les jeunes filles se mettent à la fenêtre et jasent de leurs amours dans les embrasures des catapultes. Le châtelet formidable qui défendait Andernach au levant n'est plus qu'une grande ruine ouvrant mélancoliquement à tous les rayons de soleil ou de lune les baies de ses croisées défoncées, et la cour d'armes de ce logis de guerre est envahie par un beau gazon vert, où les femmes de la ville font blanchir l'été la toile qu'elles ont filée l'hiver.

Après avoir laissé derrière moi la grande porte ogive d'Andernach, toute criblée de trous de mitraille noircis par le temps, je me suis trouvé au bord du Rhin. Le sable fin coupé de petites pelouses m'invitait, et je me suis mis à remonter lentement la rive vers les collines lointaines de la Sayn. La soirée était d'une douceur charmante; la nature se calmait au moment de s'endormir. Des bergeronnettes venaient boire dans le fleuve et s'enfuyaient dans les oseraies; je voyais au-dessus des champs de tabac passer dans d'étroits sentiers des chariots attelés de bœufs et chargés de ce tuf basaltique dont la Hollande construit ses digues. Près de moi était amarré un bateau ponté de Leutersdorf, portant à sa proue cet austère et doux mot: Pius. De l'autre côté du Rhin, au pied d'une longue et sombre colline, treize chevaux remorquaient lentement un autre bateau, qui les aidait de ses deux grandes voiles triangulaires enflées au vent du soir. Le pas mesuré de l'attelage, le bruit des grelots et le claquement des fouets venaient jusqu'à moi. Une ville blanche se perdait au loin dans la brume; et tout au fond, vers l'orient, à l'extrême bord de l'horizon, la pleine lune, rouge et ronde comme un œil de cyclope, apparaissait entre deux paupières de nuages au front du ciel.

Combien de temps ai-je marché ainsi, absorbé dans la rêverie de toute la nature? Je l'ignore. Mais la nuit était tout à fait tombée, la campagne était tout à fait déserte, la lune éclatante touchait presque au zénith quand je me suis, pour ainsi dire, réveillé au pied d'une éminence couronnée à son sommet d'un petit bloc obscur, autour duquel se profilaient des lignes noires imitant, les unes des potences, les autres des mâts avec leurs vergues transversales. Je suis monté jusque-là en enjambant des gerbes de grosses fèves fraîchement coupées. Ce bloc, posé sur un massif circulaire en maçonnerie, c'était un tombeau enveloppé d'un échafaudage.

Pour qui ce tombeau? Pourquoi cet échafaudage?

Dans le massif de maçonnerie était pratiquée une porte cintrée et basse grossièrement fermée par un assemblage de planches. J'y ai frappé du bout de ma canne; l'habitant endormi ne m'a pas répondu.

Alors, par une rampe douce tapissée d'un gazon épais et semée de fleurs bleues que la pleine lune semblait avoir fait ouvrir, je suis monté sur le massif circulaire et j'ai regardé le tombeau.

Un grand obélisque tronqué, posé sur un énorme dé figurant un sarcophage romain, le tout, obélisque et dé, en granit bleuâtre; autour du monument et jusqu'à son faîte, une grêle charpente traversée par une longue échelle; les quatre faces du dé crevées et ouvertes comme si l'on en avait arraché quatre bas-reliefs; çà et là, à mes pieds, sur la plate-forme circulaire, des lames de granit bleu brisées, des fragments de corniches, des débris d'entablement, voilà ce que la lune me montrait.

J'ai fait le tour du tombeau, cherchant le nom du mort. Sur les trois premières façades il n'y avait rien; sur la quatrième j'ai vu cette dédicace en lettres de cuivre qui étincelaient: L'armée de Sambre-et-Meuse à son général en chef; et au-dessous de ces deux lignes le clair de la lune m'a permis de lire ce nom, plutôt indiqué qu'écrit:

HOCHE.

Les lettres avaient été arrachées, mais elles avaient laissé leur vague empreinte sur le granit.

Ce nom, dans ce lieu, à cette heure, vu à cette clarté, m'a causé une impression profonde et inexprimable. J'ai toujours aimé Hoche. Hoche était, comme Marceau, un de ces jeunes grands hommes ébauchés par lesquels la Providence, qui voulait que la révolution vainquît et que la France dominât, préludait à Bonaparte; essais à moitié réussis, épreuves incomplètes que le destin brisa sitôt qu'il eut une fois tiré de l'ombre le profil achevé et sévère de l'homme définitif.

C'est donc là, pensais-je, que Hoche est mort!—Et la date héroïque du 18 avril 1797 me revenait à l'esprit.

J'ignorais où j'étais. J'ai promené mon regard autour de moi. Au nord, j'avais une vaste plaine; au sud, à une portée de fusil, le Rhin; et à mes pieds, au bas du monticule qui était comme la base de ce tombeau, un village à l'entrée duquel se dressait une vieille tour carrée.

En ce moment un homme traversait un champ à quelques pas du monument; je lui ai demandé au hasard en français le nom de ce village. L'homme,—un vieux soldat peut-être, car la guerre, autant que la civilisation, a appris notre langue à toutes les nations du monde,—l'homme m'a crié: «Weiss Thurm,» puis a disparu derrière une haie.

Ces deux mots Weiss Thurm signifient tour blanche; je me suis rappelé la Turris Alba des Romains. Hoche est mort dans un lieu illustre. C'est là, à ce même endroit, qu'il y a deux mille ans César a passé le Rhin pour la première fois.

Que veut cet échafaudage à ce monument? Le restaure-t-on? le dégrade-t-on? Je ne sais.

J'ai escaladé le soubassement, et, en me tenant aux charpentes, par une des quatre ouvertures pratiquées dans le dé, j'ai regardé dans le tombeau. C'était une petite chambre quadrangulaire, nue, sinistre et froide. Un rayon de la lune entrant par une des crevasses y dessinait dans l'ombre une forme blanche, droite et debout contre le mur.

Je suis entré dans cette chambre par l'étroite meurtrière, en baissant la tête et en me traînant sur les genoux. Là, j'ai vu au centre du pavé un trou rond, béant, plein de ténèbres. C'est par ce trou sans doute qu'on avait autrefois descendu le cercueil dans le caveau inférieur. Une corde y pendait et s'y perdait dans la nuit. Je me suis approché. J'ai hasardé mon regard dans ce trou, dans cette ombre, dans ce caveau; j'ai cherché le cercueil; je n'ai rien vu.

A peine ai-je distingué le vague contour d'une sorte d'alcôve funèbre, taillée dans la voûte, qui se dessinait dans la pénombre.

Je suis resté là longtemps, l'œil et l'esprit vainement plongés dans ce double mystère de la mort et de la nuit. Une sorte d'haleine glacée sortait du trou du caveau comme d'une bouche ouverte.

Je ne pourrais dire ce qui se passait en moi. Cette tombe si brusquement rencontrée, ce grand nom inattendu, cette chambre lugubre, ce caveau habité ou vide, cet échafaudage que j'entrevoyais par la brèche du monument, cette solitude et cette lune enveloppant ce sépulcre, toutes ces idées se présentaient à la fois à ma pensée et la remplissaient d'ombres. Une profonde pitié me serrait le cœur. Voilà donc ce que deviennent les morts illustres exilés ou oubliés chez l'étranger! Ce trophée funèbre élevé par toute une armée est à la merci du passant. Le général français dort loin de son pays dans un champ de fèves, et des maçons prussiens font ce que bon leur semble à son tombeau.

Il me semblait entendre sortir de cet amas de pierres une voix qui disait: Il faut que la France reprenne le Rhin.

Une demi-heure après, j'étais sur la route d'Andernach, dont je ne m'étais éloigné que de cinq quarts de lieue.


Je ne comprends rien aux «touristes.» Ceci est un endroit admirable. Je viens de parcourir le pays, qui est superbe. Du haut des collines la vue embrasse un cirque de géants, du Siebengebürge aux crêtes d'Ehrenbreistein. Ici, il n'y a pas une pierre des édifices qui ne soit un souvenir, pas un détail de paysage qui ne soit une grâce. Les habitants ont ce visage affectueux et bon qui réjouit l'étranger. L'auberge (l'Hôtel-de-l'Empereur) est excellente entre les meilleures d'Allemagne. Andernach est une ville charmante; eh bien, Andernach est une ville déserte, personne n'y vient.—On va où est la cohue, à Coblenz, à Bade, à Mannheim; on ne vient pas où est l'histoire, où est la nature, où est la poésie, à Andernach.

Je suis retourné une seconde fois à l'église. L'ornementation byzantine des clochers est d'une richesse rare et d'un goût à la fois sauvage et exquis. Le portail méridional a des chapiteaux étranges et une grosse nervure-archivolte profondément fouillée. Le tympan à angle obtus porte une peinture byzantine du Crucifiement encore parfaitement visible et distincte. Sur la façade, à côté de la porte-ogive, un bas-relief peint, qui est de la renaissance, représente Jésus à genoux, les bras effarés, dans l'attitude de l'épouvante. Autour de lui tourbillonnent et se mêlent, comme dans un songe affreux, toutes les choses terribles dont va se composer sa passion, le manteau dérisoire, le sceptre de roseau, la couronne à fleurons épineux, les verges, les tenailles, le marteau, les clous, l'échelle, la lance, l'éponge de fiel, le profil sinistre du mauvais larron, le masque livide de Judas, la bourse au cou; enfin, devant les yeux du divin maître, la croix, et entre les bras de la croix, comme la suprême torture, comme la douleur la plus poignante entre toutes les douleurs, une petite colonne au haut de laquelle se dresse le coq qui chante, c'est-à-dire l'ingratitude et l'abandon d'un ami. Ce dernier détail est admirablement beau. Il y a là toute la grande théorie de la souffrance morale, pire que la souffrance physique. L'ombre gigantesque des deux gros clochers se répand sur cette sombre élégie. Autour du bas-relief, le sculpteur a gravé une légende que j'ai copiée: (sic)

O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor similis sicut dolor meus. 1538.

Devant cette sévère façade, à quelques pas de cette double lamentation de Job et de Jésus, de charmants petits enfants, gais et roses, s'ébattaient sur une pelouse verte et faisaient brouter, avec de grands cris, un pauvre lapin tout ensemble apprivoisé et effarouché. Personne autre ne passait par le chemin.

Il y a une seconde belle église dans Andernach. Celle-ci est gothique. C'est une nef du quatorzième siècle, aujourd'hui transformée en écurie de caserne et gardée par des cavaliers prussiens, le sabre au poing. Par la porte entr'ouverte on aperçoit une longue file de croupes de chevaux qui se perd dans l'ombre des chapelles. Au-dessus du portail on lit: Sancta Maria, ora pro nobis. Ce sont à présent les chevaux qui disent cela.

J'aurais voulu monter dans la curieuse tour que je vois de ma croisée, et qui est, selon toute apparence, l'ancienne vedette de la ville; mais l'escalier en est rompu et les voûtes en sont effondrées. Il m'a fallu y renoncer. Du reste, la magnifique masure a tant de fleurs, de si charmantes fleurs, des fleurs disposées avec tant de goût et entretenues avec tant de soin à toutes les fenêtres, qu'on la croirait habitée. Elle est habitée en effet, habitée par la plus coquette et la plus farouche à la fois des habitantes, par cette douce fée invisible qui se loge dans toutes les ruines, qui les prend pour elle et pour elle seule, qui en défonce tous les étages, tous les plafonds, tous les escaliers, afin que le pas de l'homme n'y trouble pas les nids des oiseaux, et qui met à toutes les croisées et devant toutes les portes des pots de fleurs qu'elle sait faire, en fée qu'elle est, avec toute vieille pierre creusée par la pluie ou ébréchée par le temps.

LETTRE XIV
LE RHIN.

Diverses déclarations d'amour à différentes choses de la création.—L'auteur cite Boileau.—Groupe de tous les fleuves.—Histoire.—Les volcans.—Les Celtes.—Les Romains.—Les colonies romaines.—Quelles ruines il y avait sur le Rhin il y a douze cents ans.—Charlemagne.—Fin du Rhin historique.—Commencement du Rhin fabuleux.—Mythologie gothique.—Fourmillement des légendes.—Le hideux et le charmant mêlés sous mille formes dans une lueur fantastique.—Dénombrement des figures chimériques.—Les fables pâlissent; le jour se fait; l'histoire reparaît.—Ce que font quatre hommes assis sur une pierre.—Rhens.—Triple naissance de trois grandes choses presque au même lieu et au même moment.—Le Rhin religieux et militaire.—Les princes ecclésiastiques composés des mêmes éléments que le pape.—Qui se développe empiète.—Les comtes palatins protestent par le moyen des comtesses palatines.—Etablissements des ordres de chevalerie.—Naissances des villes marchandes.—Brigands gigantesques du Rhin.—Les Burgraves.—Ce que font pendant ce temps-là les choses invisibles.—Jean Huss.—Doucin.—Un fait naît à Nuremberg.—Un autre fait naît à Strasbourg.—La face du monde va changer.—Hymne au Rhin.—Ce que le Rhin était pour Homère,—pour Virgile,—pour Shakspeare.—Ce qu'il est pour nous.—A qui il est.—Souvenirs historiques.—Pépin le Bref.—L'empire de Charlemagne comparé à l'empire de Napoléon.—Explication de la façon dont s'est disloqué, de siècle en siècle et lambeau par lambeau, l'empire de Charlemagne.—Comment Napoléon disposa le Rhin dans la partie qu'il jouait.—Récapitulation.—Les quatre phases du Rhin.—Le Rhin symbolique.—A quel grand fait il ressemble.

Saint-Goar, 17 août.

Vous savez, je vous l'ai dit souvent, j'aime les fleuves. Les fleuves charrient les idées aussi bien que les marchandises. Tout a son rôle magnifique dans la création. Les fleuves, comme d'immenses clairons, chantent à l'océan la beauté de la terre, la culture des champs, la splendeur des villes et la gloire des hommes.

Et, je vous l'ai dit aussi, entre tous les fleuves, j'aime le Rhin. La première fois que j'ai vu le Rhin, c'était il y a un an, à Kehl, en passant le pont de bateaux. La nuit tombait, la voiture allait au pas. Je me souviens que j'éprouvai alors un certain respect en traversant le vieux fleuve. J'avais envie de le voir depuis longtemps. Ce n'est jamais sans émotion que j'entre en communication, j'ai presque dit en communion, avec ces grandes choses de la nature qui sont aussi de grandes choses dans l'histoire. Ajoutez à cela que les objets les plus disparates me présentent, je ne sais pourquoi, des affinités et des harmonies étranges. Vous souvenez-vous, mon ami, du Rhône à la Valserine?—nous l'avons vu ensemble en 1825, dans ce doux voyage de Suisse qui est un des souvenirs lumineux de ma vie. Nous avions alors vingt ans!—Vous rappelez-vous avec quel cri de rage, avec quel rugissement féroce le Rhône se précipitait dans le gouffre, pendant que le frêle pont de bois tremblait sous nos pieds? Eh bien, depuis ce temps-là, le Rhône éveillait dans mon esprit l'idée du tigre, le Rhin y éveillait l'idée du lion.

Ce soir-là, quand je vis le Rhin pour la première fois, cette idée ne se dérangea pas. Je contemplai longtemps ce fier et noble fleuve, violent, mais sans fureur, sauvage, mais majestueux. Il était enflé et magnifique au moment où je le traversais. Il essuyait aux bateaux du pont sa crinière fauve, sa barbe limoneuse, comme dit Boileau. Ses deux rives se perdaient dans le crépuscule. Son bruit était un rugissement puissant et paisible. Je lui trouvais quelque chose de la grande mer.

Oui, mon ami, c'est un noble fleuve, féodal, républicain, impérial, digne d'être à la fois français et allemand. Il y a toute l'histoire de l'Europe, considérée sous ses deux grands aspects, dans ce fleuve des guerriers et des penseurs, dans cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond qui fait rêver l'Allemagne.

Le Rhin réunit tout. Le Rhin est rapide comme le Rhône, large comme la Loire, encaissé comme la Meuse, tortueux comme la Seine, limpide et vert comme la Somme, historique comme le Tibre, royal comme le Danube, mystérieux comme le Nil, pailleté d'or comme un fleuve d'Amérique, couvert de fables et de fantômes comme un fleuve d'Asie.

Avant que l'histoire écrivît, avant que l'homme existât peut-être, où est le Rhin aujourd'hui fumait et flamboyait une double chaîne de volcans qui se sont éteints en laissant sur le sol deux tas de laves et de basaltes disposés parallèlement comme deux longues murailles. A la même époque, les cristallisations gigantesques qui sont les montagnes primitives s'achevaient, les alluvions énormes qui sont les montagnes secondaires se desséchaient, l'effrayant monceau que nous appelons aujourd'hui les Alpes se refroidissait lentement, les neiges s'y accumulaient; deux grands écoulements de ces neiges se répandirent sur la terre: l'un, l'écoulement du versant septentrional, traversa les plaines, rencontra la double tranchée des volcans éteints et s'en alla par là à l'Océan; l'autre, l'écoulement du versant occidental, tomba de montagne en montagne, côtoya cet autre bloc de volcans expirés que nous nommons l'Ardèche, et se perdit dans la Méditerranée. Le premier de ces écoulements, c'est le Rhin; le second, c'est le Rhône.

Les premiers hommes que l'histoire voit poindre sur les bords du Rhin, c'est cette grande famille de peuples à demi sauvages qui s'appelaient Celtes, et que Rome appela Gaulois; qui ipsorum lingua Celtæ, nostra vero Galli vocantur, dit César. Les Rauraques s'établirent plus près de la source, les Argentoraques et les Moguntiens plus près de l'embouchure. Puis, quand l'heure fut venue, Rome apparut: César passa le Rhin; Drusus édifia ses cinquante citadelles; le consul Munatius Plancus commença une ville sur la croupe septentrionale du Jura; Martius-Vipsanius Agrippa bâtit un fort devant le dégorgement du Mein, puis il établit une colonie vis-à-vis de Tuitium: le sénateur Antoine fonda sous Néron un municipe près de la mer batave; et tout le Rhin fut sous la main de Rome. Quand la vingt-deuxième légion, qui avait campé sous les oliviers mêmes où agonisa Jésus-Christ, revint du siége de Jérusalem, Titus l'envoya sur le Rhin. La légion romaine continua l'œuvre de Martius Agrippa; une ville semblait nécessaire aux conquérants pour lier le Mélibocus au Taunus; et Moguntiacum, ébauchée par Martius, fut construite par la légion, puis agrandie ensuite par Trajan et embellie par Adrien.—Chose frappante et qu'il faut noter en passant!—Cette vingt-deuxième légion avait amené avec elle Crescentius, qui le premier porta la parole du Christ dans le Rhingau et y fonda la religion nouvelle. Dieu voulait que ces mêmes hommes aveugles qui avaient renversé la dernière pierre du temple sur le Jourdain, en reposassent la première pierre sur le Rhin.—Après Trajan et Adrien, vint Julien, qui dressa une forteresse sur le confluent du Rhin et de la Moselle; après Julien, Valentinien, qui érigea des châteaux sur les deux volcans éteints que nous nommons le Lowemberg et le Stromberg; et ainsi se trouva nouée et consolidée en peu de siècles, comme une chaîne rivée sur le fleuve, cette longue et robuste ligne de colonies romaines, Vinicella, Altavilla, Lorca, Trajani castrum, Versalia, Mola Romanorum, Turris Alba, Victoria, Rodobriga, Antoniacum, Sentiacum, Rigodulum, Rigomagum, Tulpetum, Broïlum, qui part de la Cornu Romanorum au lac de Constance, descend le Rhin en s'appuyant sur Augusta, qui est Bâle; sur Argentina, qui est Strasbourg; sur Moguntiacum, qui est Mayence; sur Confluentia, qui est Coblenz; sur Colonia Agrippina, qui est Cologne; et va se rattacher, près de l'Océan, à Trajectum-ad-Mosam, qui est Maëstricht, et à Trajectum-ad-Rhenum, qui est Utrecht.

Dès lors le Rhin fut romain. Il ne fut plus que le fleuve arrosant la province helvétique ultérieure, la première et la seconde Germanie, la première Belgique et la province batave. Le Gaulois chevelu du Nord, que venait voir par curiosité au troisième siècle le Gaulois à toge de Milan et le Gaulois à braies de Lyon, le Gaulois chevelu fut dompté. Les châteaux romains de la rive gauche tinrent en respect la rive droite, et le légionnaire vêtu de drap de Trèves, armé d'une pertuisane de Tongres, n'eut plus qu'à surveiller du haut des rochers le vieux chariot de guerre des Germains, massive tour roulante, aux roues armées de faux, au timon hérissé de piques, traînée par des bœufs, crénelée pour dix archers, qui se hasardait quelquefois de l'autre côté du Rhin jusque sous la baliste des forteresses de Drusus.

Cet effrayant passage des hommes du nord aux régions du midi qui se renouvelle fatalement à de certaines époques climatériques de la vie des nations et qu'on appelle l'Invasion des Barbares, vint submerger Rome quand fut arrivé l'instant où Rome devait se transformer. La barrière granitique et militaire des citadelles du Rhin fut écrasée par ce débordement, et il y eut un moment vers le sixième siècle où les crêtes du Rhin furent couronnées de ruines romaines comme elles le sont aujourd'hui de ruines féodales.

Charlemagne restaura ces décombres, refit ces forteresses, les opposa aux vieilles hordes germaines renaissantes sous d'autres noms, aux Boëmans, aux Abodrites, aux Welebates, aux Sarabes; bâtit à Mayence, où fut enterrée sa femme Fastrada, un pont à piles de pierre dont on voit encore, dit-on, les ruines sous l'eau; releva l'aqueduc de Bonn; répara les voies romaines de Victoria, aujourd'hui Neuwied; de Bacchiara, aujourd'hui Bacharach; de Vinicella, aujourd'hui Winkel; et de Thronus-Bacchi, aujourd'hui Trarbach; et se construisit à lui-même, des débris d'un bain de Julien, un palais, le Saal, à Nieder-Ingelheim. Mais, malgré tout son génie et toute sa volonté, Charlemagne ne fit que galvaniser des ossements. La vieille Rome était morte. La physionomie du Rhin était changée.

Déjà, comme je l'ai indiqué plus haut, sous la domination romaine, un germe inaperçu avait été déposé dans le Rhingau. Le christianisme, cet aigle divin qui commençait à déployer ses ailes, avait pondu dans ces rochers son œuf qui contenait un monde. A l'exemple de Crescentius, qui, dès l'an 70, évangélisait le Taunus, saint Apollinaire avait visité Rigomagum; saint Goar avait prêché à Bacchiara; saint Martin, évêque de Tours, avait catéchisé Confluentia; saint Materne, avant d'aller à Tongres, avait habité Cologne; saint Eucharius s'était bâti un ermitage dans les bois près de Trèves, et, dans les mêmes forêts, saint Gézélin, debout pendant trois ans sur une colonne, avait lutté corps à corps avec une statue de Diane qu'il avait fini par faire crouler, pour ainsi dire, en la regardant. A Trèves même beaucoup de chrétiens obscurs étaient morts de la mort des martyrs dans la cour du palais des préfets de la Gaule, et l'on avait jeté leur cendre au vent; mais cette cendre était une semence.

La graine était dans le sillon; mais, tant que dura le passage des Barbares, rien ne leva.

Bien au contraire, il se fit un écroulement profond où la civilisation sembla tomber; la chaîne des traditions certaines se rompit; l'histoire parut s'effacer; les hommes et les événements de cette sombre époque traversèrent le Rhin comme des ombres, jetant à peine au fleuve un reflet fantastique, évanoui aussitôt qu'aperçu.

De là, pour le Rhin, après une période historique, une période merveilleuse.

L'imagination de l'homme, pas plus que la nature, n'accepte le vide. Où se tait le bruit humain la nature fait jaser les nids d'oiseaux, chuchoter les feuilles d'arbres et murmurer les mille voix de la solitude. Où cesse la certitude historique l'imagination fait vivre l'ombre, le rêve et l'apparence. Les fables végètent, croissent, s'entremêlent et fleurissent dans les lacunes de l'histoire écroulée, comme les aubépines et les gentianes dans les crevasses d'un palais en ruine.

La civilisation est comme le soleil, elle a ses nuits et ses jours, ses plénitudes et ses éclipses; elle disparaît et reparaît.

Dès qu'une aube de civilisation renaissante commença à poindre sur le Taunus, il y eut sur les bords du Rhin un adorable gazouillement de légendes et de fabliaux; dans toutes les parties éclairées par ce rayon lointain, mille figures surnaturelles et charmantes resplendirent tout à coup, tandis que dans les parties sombres les formes hideuses et d'effrayants fantômes s'agitaient. Alors, pendant que se bâtissaient, avec de belles basaltes neuves, à côté des décombres romains, aujourd'hui effacés, les châteaux saxons et gothiques, aujourd'hui démantelés, toute une population d'êtres imaginaires, en communication directe avec les belles filles et les beaux chevaliers, se répandit dans le Rhingau: les oréades, qui prirent les bois; les ondins, qui prirent les eaux; les gnomes, qui prirent le dedans de la terre; l'esprit des rochers; le frappeur; le chasseur noir, traversant les halliers monté sur un grand cerf à seize andouillers; la pucelle du marais noir; les six pucelles du marais rouge; Wodan, le dieu à dix mains; les douze hommes noirs; l'étourneau qui proposait des énigmes; le corbeau qui croassait sa chanson; la pie qui racontait l'histoire de sa grand'mère; les marmousets du Zeitelmoos; Everard le Barbu, qui conseillait les princes égarés à la chasse; Sigefroi le Cornu, qui assommait les dragons dans les antres. Le diable posa sa pierre à Teufelstein et son échelle à Teufelsleiter; il osa même aller prêcher publiquement à Gernsbach près de la forêt Noire; mais heureusement Dieu dressa de l'autre côté du fleuve, en face de la Chaire-du-Diable, la Chaire-de-l'Ange. Pendant que les Sept-Montagnes, ce vaste cratère éteint, se remplissaient de monstres, d'hydres et de spectres gigantesques, à l'autre extrémité de la chaîne, à l'entrée du Rhingau, l'âpre vent de la Wisper apportait jusqu'à Bingen des nuées de vieilles fées petites comme des sauterelles. La mythologie se greffa dans ces vallées sur la légende des saints et y produisit des résultats étranges, bizarres fleurs de l'imagination humaine. Le Drachenfels eut, sous d'autres noms, sa Tarasque et sa Sainte-Marthe; la double fable d'Echo et d'Hylas s'installa dans le redoutable Rocher de Lurley; la pucelle-serpent rampa dans les souterrains d'Augst; Hatto, le mauvais évêque, fut mangé dans sa tour par ses sujets changés en rats; les sept sœurs moqueuses de Schœnberg furent métamorphosées en rochers, et le Rhin eut ses demoiselles comme la Meuse avait ses dames. Le démon Urian passa le Rhin à Dusseldorf, ayant sur son dos, ployée en deux comme un sac de meunier, la grosse dune qu'il avait prise au bord de la mer, à Leyde, pour engloutir Aix-la-Chapelle, et que, épuisé de fatigue et trompé par une vieille femme, il laissa tomber stupidement aux portes de la ville impériale où cette dune est aujourd'hui le Lousberg. A cette époque, plongée pour nous dans une pénombre où des lueurs magiques étincellent çà et là, ce ne sont dans ces bois, dans ces rochers, dans ces vallons, qu'apparitions, visions, prodigieuses rencontres, chasses diaboliques, châteaux infernaux, bruits de harpes dans les taillis, chansons mélodieuses chantées par des chanteuses invisibles, affreux éclats de rire poussés par des passants mystérieux. Des héros humains, presque aussi fantastiques que les personnages surnaturels, Cunon de Sayn, Sibo de Lorch, la forte épée, Griso le païen, Attich, duc d'Alsace, Thassilo, duc de Bavière, Anthyse, duc des Francs, Samo, roi des Vendes, errent effarés dans ces futaies vertigineuses, cherchant et pleurant leurs belles, longues et sveltes princesses blanches couronnées de noms charmants, Gela, Garlinde, Liba, Williswinde, Schonetta. Tous ces aventuriers, à demi enfoncés dans l'impossible et tenant à peine par le talon à la vie réelle, vont et viennent dans les légendes, perdus vers le soir dans les forêts inextricables, cassant les ronces et les épines, comme le Chevalier de la mort d'Albert Durer, sous le pas de leur lourd cheval, suivis de leur lévrier efflanqué, regardés entre deux branches par des larves, et accostant dans l'ombre tantôt quelque noir charbonnier assis près d'un feu, qui est Satan entassant dans un chaudron les âmes des trépassés; tantôt des nymphes toutes nues qui leur offrent des cassettes pleines de pierreries; tantôt de petits hommes vieux, lesquels leur rendent leur sœur, leur fille ou leur fiancée, qu'ils ont retrouvée sur une montagne endormie dans un lit de mousse, au fond d'un beau pavillon tapissé de coraux, de coquilles et de cristaux; tantôt quelque puissant nain qui, disent les vieux poëmes, tient parole de géant.

Parmi ces héros chimériques surgissent de temps en temps des figures de chair et d'os: d'abord et surtout Charlemagne et Roland; Charlemagne à tous les âges, enfant, jeune homme, vieillard; Charlemagne que la légende fait naître chez un meunier dans la forêt Noire; Roland, qu'elle fait mourir, non à Roncevaux des coups de toute une armée, mais d'amour sur le Rhin, devant le couvent de Nonnenswerth; plus tard, l'empereur Othon, Frédéric Barberousse et Adolphe de Nassau. Ces hommes historiques mêlés dans les contes aux personnages merveilleux; c'est la tradition des faits réels qui persiste sous l'encombrement des rêveries et des imaginations, c'est l'histoire qui se fait vaguement jour à travers les fables, c'est la ruine qui reparaît çà et là sous les fleurs.

Cependant les ombres se dissipent, les contes s'effacent, le jour se fait, la civilisation se reforme et l'histoire reprend figure avec elle.

Voici que quatre hommes venus de quatre côtés différents se réunissent de temps en temps près d'une pierre qui est au bord du Rhin, sur la rive gauche, à quelques pas d'une allée d'arbres, entre Rhens et Kapellen. Ces quatre hommes s'asseyent sur cette pierre, et là ils font et défont les empereurs d'Allemagne. Ces hommes sont les quatre électeurs du Rhin; cette pierre, c'est le siége royal, Kœnigsthül.

Le lieu qu'ils ont choisi, à peu près au milieu de la vallée du Rhens, qui est à l'électeur de Cologne, regarde à la fois, à l'ouest, sur la rive gauche, Kapellen, qui est à l'électeur de Trèves; et au nord, sur la rive droite, d'un côté Oberlahnstein, qui est à l'électeur de Mayence, et de l'autre Braubach, qui est à l'électeur palatin. En une heure chaque électeur peut se rendre à Rhens de chez lui.

De leur côté, tous les ans, le second jour de la Pentecôte, les notables de Coblentz et de Rhens se réunissent au même lieu sous prétexte de fête, et confèrent entre eux de certaines choses obscures; commencement de commune et de bourgeoisie faisant sourdement son trou dans les fondations du formidable édifice germanique déjà tout construit; vivace et éternelle conspiration des petits contre les grands germant audacieusement près du Kœnigsthül, à l'ombre même de ce trône de pierre de la féodalité.

Presque au même endroit, dans le château électoral de Stolzenfels, qui domine la petite ville de Kapellen, aujourd'hui ruine magnifique, Werner, archevêque de Cologne, loge et entretient de 1380 à 1418 des alchimistes qui ne font pas d'or, mais qui trouvent en cheminant vers la pierre philosophale plusieurs des grandes lois de la chimie. Ainsi, dans un espace de temps assez court, le même point du Rhin, le lieu à peine remarqué aujourd'hui qui fait face à l'embouchure de la Lahn, voit naître pour l'Allemagne l'empire, la démocratie et la science.

Désormais le Rhin a pris un aspect tout ensemble militaire et religieux. Les abbayes et les couvents se multiplient; les églises à mi-côte rattachent aux donjons de la montagne les villages du bord du fleuve, image frappante et renouvelée à chaque tournant du Rhin, de la façon dont le prêtre doit être situé dans la société humaine. Les princes ecclésiastiques multiplient les édifices dans le Rhingau, comme avaient fait mille ans auparavant les préfets de Rome. L'archevêque Baudouin de Trèves bâtit l'église d'Oberwesel; l'archevêque Henri de Wittingen construit le pont de Coblentz sur la Moselle; l'archevêque Walram de Juliers sanctifie par une croix de pierre magnifiquement sculptée les ruines romaines et le piton volcanique de Godersberg, ruines et colline quelque peu suspectes de magie. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se mêlent dans ces princes comme dans le pape. De là une juridiction double qui prend l'âme et le corps et ne s'arrête pas, comme dans les états purement séculiers, devant le bénéfice de clergie. Jean de Barnich, chapelain de Saint-Goar, empoisonne avec le vin de la communion sa dame, la comtesse de Katzenellenbogen; l'électeur de Cologne, comme son évêque, l'excommunie, et, comme son prince, le fait brûler vif.

De son côté, l'électeur palatin sent le besoin de protester perpétuellement contre les empiétements possibles des trois archevêques de Cologne, de Trèves et de Mayence; et les comtesses palatines vont faire leurs couches, en signe de souveraineté, dans la Pfalz, tour bâtie devant Caub, au milieu même du Rhin.

En même temps, au milieu de ces développements simultanés ou successifs des princes-électeurs, les ordres de chevalerie prennent position sur le Rhin. L'ordre teutonique s'installe à Mayence, en vue du Taunus, tandis que, près de Trèves, en vue des Sept-Montagnes, les chevaliers de Rhodes s'établissent à Martinshof. De Mayence l'ordre teutonique se ramifie jusqu'à Coblentz, où une de ses commanderies prend pied. Les Templiers, déjà maîtres de Courgenay et de Porentruy dans l'évêché de Bâle, avaient Boppart et Saint-Goar au bord du Rhin, et Trarbach entre le Rhin et la Moselle. C'est ce même Trarbach, le pays des vins exquis, le Thronus-Bacchi des Romains, qui appartint plus tard à ce Pierre Flotte, que le pape Boniface appelait borgne de corps et aveugle d'esprit.

Tandis que les princes, les évêques et les chevaliers faisaient leurs fondations, le commerce faisait ses colonies. Une foule de petites villes marchandes germèrent, à l'imitation de Coblentz sur la Moselle et de Mayence devant le Mein, au confluent de toutes les rivières et de tous les torrents que versent dans le Rhin les innombrables vallées du Hündsruck, du Hohenruck, des crêtes de Hammerstein et des Sept-Montagnes. Bingen se posa sur la Nahe; Niederlahnstein sur la Lahn; Engers, vis-à-vis la Sayn; Irrlich, sur la Wied; Linz, en face de l'Aar; Rheindorf, sur les Mahrbachs; et Berghein, sur la Sieg.

Cependant, dans tous les intervalles qui séparaient les princes ecclésiastiques et les princes féodaux, les commanderies des chevaliers-moines et les bailliages des communes, l'esprit des temps et la nature des lieux avaient fait croître une singulière race de seigneurs. Du lac de Constance aux Sept-Montagnes, chaque crête du Rhin avait son burg et son burgrave. Ces formidables barons du Rhin, produits robustes d'une nature âpre et farouche, nichés dans les basaltes et les bruyères, crénelés dans leur trou et servis à genoux par leurs officiers comme l'empereur, hommes de proie tenant tout ensemble de l'aigle et du hibou, puissants seulement autour d'eux, mais tout-puissants autour d'eux, maîtrisaient le ravin et la vallée, levaient des soldats, battaient les routes, imposaient des péages, rançonnaient les marchands, qu'ils vinssent de Saint-Gall ou de Dusseldorf, barraient le Rhin avec leur chaîne, et envoyaient fièrement des cartels aux villes voisines quand elles se hasardaient à leur faire affront. C'est ainsi que le burgrave d'Ockenfels provoqua la grosse commune de Linz, et le chevalier Hausner du Hegau, la ville impériale de Kaufbeuern. Quelquefois, dans ces étranges duels, les villes, ne se sentant pas assez fortes, avaient peur et demandaient secours à l'empereur; alors le burgrave éclatait de rire, et, à la prochaine fête patronale, il allait insolemment au tournoi de la ville monté sur l'âne de son meunier. Pendant les effroyables guerres d'Adolphe de Nassau et de Didier d'Isembourg, plusieurs de ces chevaliers qui avaient leurs forteresses dans le Taunus, poussèrent l'audace jusqu'à aller piller un des faubourgs de Mayence sous les yeux mêmes des deux prétendants qui se disputaient la ville. C'était leur façon d'être neutres. Le burgrave n'était ni pour Isembourg ni pour Nassau; il était pour le burgrave. Ce n'est que sous Maximilien, quand le grand capitaine du Saint-Empire, George de Frundsberg, eut détruit le dernier des burgs, Hohenkraehen, qu'expira cette redoutable espèce de gentilshommes sauvages qui commence au dixième siècle par les burgraves-héros et qui finit au seizième par les burgraves-brigands.

Mais les choses invisibles dont les résultats ne prennent corps qu'après beaucoup d'années s'accomplissaient aussi sur le Rhin. En même temps que le commerce, et sur les mêmes bateaux, pour ainsi dire, l'esprit d'hérésie, d'examen et de liberté montait et descendait ce grand fleuve sur lequel il semble que toute la pensée de l'humanité dût passer. On pourrait dire que l'âme de Tanquelin, qui au douzième siècle prêchait contre le pape devant la cathédrale d'Anvers, escorté de trois mille sectaires armés, avec la pompe et l'équipage d'un roi, remonta le Rhin après sa mort et alla inspirer Jean Huss dans sa maison de Constance, puis des Alpes redescendit le Rhône et fit surgir Doucet dans le comtat d'Avignon. Jean Huss fut brûlé, Doucet fut écartelé. L'heure de Luther n'avait pas encore sonné. Dans les voies de la Providence, il y a des hommes pour les fruits verts et d'autres hommes pour les fruits mûrs.

Cependant le seizième siècle approchait. Le Rhin avait vu naître au quatorzième siècle, non loin de lui, à Nuremberg, l'artillerie; et au quinzième, sur sa rive même, à Strasbourg, l'imprimerie. En 1400, Cologne avait fondu la fameuse coulevrine de quatorze pieds de long. En 1472, Vindelin de Spire avait imprimé sa Bible. Un nouveau monde allait surgir, et, chose remarquable et digne qu'on y insiste, c'est sur les bords du Rhin que venaient de trouver et de prendre une nouvelle forme ces deux mystérieux outils avec lesquels Dieu travaille sans cesse à la civilisation de l'homme, la catapulte et le livre, la guerre et la pensée.

Le Rhin, dans les destinées de l'Europe, a une sorte de signification providentielle. C'est le grand fossé transversal qui sépare le Sud du Nord. La Providence en a fait le fleuve-frontière; les forteresses en ont fait le fleuve-muraille. Le Rhin a vu la figure et a reflété l'ombre de presque tous les grands hommes de guerre qui, depuis trente siècles, ont labouré le vieux continent avec ce soc qu'on appelle l'épée. César a traversé le Rhin en montant du midi; Attila a traversé le Rhin en descendant du septentrion. Clovis y a gagné la bataille de Tolbiac. Charlemagne et Bonaparte y ont régné. L'empereur Frédéric-Barberousse, l'empereur Rodolphe de Hapsbourg et le palatin Frédéric Ier y ont été grands, victorieux et formidables. Gustave-Adolphe y a commandé ses armées du haut de la guérite de Caub. Louis XIV a vu le Rhin. Enghien et Condé l'ont passé. Hélas! Turenne aussi. Drusus y a sa pierre à Mayence comme Marceau à Coblentz et Hoche à Andernach. Pour l'œil du penseur qui voit vivre l'histoire, deux grands aigles planent perpétuellement sur le Rhin, l'aigle des légions romaines et l'aigle des régiments français.

Ce noble Rhin, que les Romains nommaient Rhenus superbus, tantôt porte les ponts de bateaux hérissés de lances, de pertuisanes ou de baïonnettes qui versent sur l'Allemagne les armées d'Italie, d'Espagne et de France, ou reversent sur l'ancien monde romain, toujours géographiquement adhérent, les anciennes hordes barbares, toujours les mêmes aussi; tantôt charrie pacifiquement les sapins de la Murg et de Saint-Gall, les porphyres et les serpentines de Bâle, la potasse de Bingen, le sel de Karlshall, les cuirs de Stromberg, le vif-argent de Lansberg, les vins de Johannisberg et de Bacharach, les ardoises de Caub, les saumons d'Oberwesel, les cerises de Salzig, le charbon de bois de Boppart, la vaisselle de fer-blanc de Coblentz, la verrerie de la Moselle, les fers forgés de Bendorf, les tufs et les meules d'Andernach, les tôles de Neuwied, les eaux minérales d'Antoniustein, les draps et les poteries de Wallendar, les vins rouges de l'Aar, le cuivre et le plomb de Linz, la pierre de taille de Kœnigswinter, les laines et les soieries de Cologne; et il accomplit majestueusement à travers l'Europe, selon la volonté de Dieu, sa double fonction de fleuve de la guerre et de fleuve de la paix, ayant sans interruption sur la double rangée de collines qui encaisse la plus notable partie de son cours, d'un côté des chênes, de l'autre des vignes, c'est-à-dire d'un côté le nord, de l'autre le midi; d'un côté la force, de l'autre la joie.

Pour Homère, le Rhin n'existait pas. C'était un des fleuves probables, mais inconnus, de ce sombre pays des Cimmériens, sur lesquels il pleut sans cesse et qui ne voient jamais le soleil. Pour Virgile, ce n'était pas le fleuve inconnu, mais le fleuve glacé. Frigora Rheni. Pour Shakspeare, c'est le beau Rhin: «Beautiful Rhine.» Pour nous, jusqu'au jour où le Rhin sera la question de l'Europe, c'est l'excursion pittoresque à la mode, la promenade des désœuvrés d'Ems, de Bade et de Spa.

Pétrarque est venu à Aix-la-Chapelle, mais je ne crois pas qu'il ait parlé du Rhin.

La géographie donne, avec cette volonté inflexible des pentes, des bassins et des versants que tous les congrès du monde ne peuvent contrarier longtemps, la géographie donne la rive gauche du Rhin à la France. La divine Providence lui a donné trois fois les deux rives. Sous Pépin le Bref, sous Charlemagne et sous Napoléon.

L'empire de Pépin le Bref était à cheval sur le Rhin. Il comprenait la France proprement dite, moins l'Aquitaine et la Gascogne, et l'Allemagne proprement dite, jusqu'au pays des Bavarois exclusivement.

L'empire de Charlemagne était deux fois plus grand que ne l'a été l'empire de Napoléon.

Il est vrai, et ceci est considérable, que Napoléon avait trois empires, ou, pour mieux dire, était empereur de trois façons: immédiatement et directement, de l'empire français; médiatement et par ses frères, de l'Espagne, de l'Italie, de la Westphalie et de la Hollande, royaumes dont il avait fait les contre-forts de l'empire central; moralement et par droit de suprématie, de l'Europe, qui n'était plus que la base, de jour en jour plus envahie, de son prodigieux édifice.

Compris de cette manière, l'empire de Napoléon égalait au moins celui de Charlemagne.

Charlemagne, dont l'empire avait le même centre et le même mode de génération que l'empire de Napoléon, prit et aggloméra autour de l'héritage de Pépin le Bref la Saxe jusqu'à l'Elbe, la Germanie jusqu'à la Saal, l'Esclavonie jusqu'au Danube, la Dalmatie jusqu'aux bouches du Cattaro, l'Italie jusqu'à Gaëte, l'Espagne jusqu'à l'Ebre.

Il ne s'arrêta en Italie qu'aux limites des Bénéventins et des Grecs, et en Espagne qu'aux frontières des Sarrasins.

Quand cette immense formation se décomposa pour la première fois, en 843, Louis le Débonnaire étant mort et ayant déjà laissé reprendre aux Sarrasins leur part, c'est-à-dire toute la tranche de l'Espagne comprise entre l'Ebre et le Llobregat, des trois morceaux en lesquels l'empire se brisa il y eut de quoi faire un empereur, Lothaire, qui eut l'Italie et un grand fragment triangulaire de la Gaule; et deux rois, Louis, qui eut la Germanie, et Charles, qui eut la France. Puis, en 855, quand le premier des trois lambeaux se divisa à son tour, de ces morceaux d'un morceau de l'empire de Charlemagne on put encore faire un empereur, Louis, avec l'Italie; un roi, Charles, avec la Provence et la Bourgogne; et un autre roi, Lothaire, avec l'Austrasie, qui s'appela dès lors Lotharingie, puis Lorraine. Quand vint le moment où le deuxième lot, le royaume de Louis le Germanique, se déchira, le plus gros débris forma l'empire d'Allemagne, et dans les petits fragments s'installa l'innombrable fourmilière des comtés, des duchés, des principautés et des villes libres, protégée par les margraviats, gardiens des frontières. Enfin, quand le troisième morceau, l'Etat de Charles le Chauve, plia et se rompit sous le poids des ans et des princes, cette dernière ruine suffit pour la formation d'un roi, le roi de France; de cinq ducs souverains, les ducs de Bourgogne, de Normandie, de Bretagne, d'Aquitaine et de Gascogne; et de trois comtes-princes, le comte de Champagne, le comte de Toulouse et le comte de Flandre.

Ces empereurs-là sont des Titans. Ils tiennent un moment l'univers dans leurs mains, puis la mort leur écarte les doigts, et tout tombe.

On peut dire que la rive droite du Rhin appartint à Napoléon comme à Charlemagne.

Bonaparte ne rêva pas un duché du Rhin, comme l'avaient fait quelques politiques médiocres dans la longue lutte de la maison de France contre la maison d'Autriche. Il savait qu'un royaume longitudinal qui n'est pas insulaire est impossible; il plie et se coupe en deux au premier choc violent. Il ne faut pas qu'une principauté affecte l'ordre simple; l'ordre profond est nécessaire aux Etats pour se maintenir et résister. A quelques mutilations et à quelques agglomérations près, l'empereur prit la confédération du Rhin telle que la géographie et l'histoire l'avaient faite, et se contenta de la systématiser. Il faut que la confédération du Rhin fasse front et obstacle au Nord ou au Midi. Elle était posée contre la France, l'empereur la retourna. Sa politique était une main qui plaçait et déplaçait les empires avec la force d'un géant et la sagacité d'un joueur d'échecs. En grandissant les princes du Rhin, l'empereur comprit qu'il accroissait la couronne de France et qu'il diminuait la couronne d'Allemagne. En effet, ces électeurs devenus rois, ces margraves et ces landgraves devenus grands-ducs, gagnaient en escarpements du côté de l'Autriche et de la Russie ce qu'ils perdaient du côté de la France, grands par devant, petits par derrière, rois pour les empereurs du Nord, préfets pour Napoléon.

Ainsi, pour le Rhin, quatre phases bien distinctes, quatre physionomies bien tranchées. Première phase: l'époque antédiluvienne et peut-être préadamite, les volcans; deuxième phase: l'époque historique ancienne, luttes de la Germanie et de Rome, où rayonne César; troisième phase: l'époque merveilleuse où surgit Charlemagne; quatrième phase: l'époque historique moderne, luttes de l'Allemagne et de la France, que domine Napoléon. Car, quoi que fasse l'écrivain pour éviter la monotonie de ces grandes gloires, quand on traverse l'histoire européenne d'un bout à l'autre, César, Charlemagne et Napoléon sont les trois énormes bornes militaires, ou plutôt millénaires, qu'on retrouve toujours sur son chemin.

Et maintenant, pour terminer par une dernière observation, le Rhin, fleuve providentiel, semble être aussi un fleuve symbolique. Dans sa pente, dans son cours, dans les milieux qu'il traverse, il est, pour ainsi dire, l'image de la civilisation, qu'il a déjà tant servie et qu'il servira tant encore. Il descend de Constance à Rotterdam, du pays des aigles à la ville des harengs, de la cité des papes, des conciles et des empereurs au comptoir des marchands et des bourgeois, des Alpes à l'Océan, comme l'humanité elle-même est descendue des idées hautes, immuables, inaccessibles, sereines, resplendissantes, aux idées larges, mobiles, orageuses, sombres, utiles, navigables, dangereuses, insondables, qui se chargent de tout, qui portent tout, qui fécondent tout, qui engloutissent tout; de la théocratie à la démocratie, d'une grande chose à une autre grande chose.

LETTRE XV
LA SOURIS.

D'où viennent les nuées du ciel et les sourires des femmes.—Un tableau.—Velmich.—L'auteur recueille une foule de mauvais propos touchant une ruine qui fait beaucoup jaser sur son compte.—Une sombre aventure.—Maxime générale: ne redemandez pas une chose, quand elle est d'argent, à celui qui l'a volée, quand il est prince.—Ce que c'est que la montagne voisine.—A quoi songeait le congrès, en 1815, de donner aux Borusses le pays des Ubiens?—Le voyageur monte l'escalier qu'on ne monte plus.—Un paysage du Rhin à vol d'oiseau.—Le voyageur réclame et demande quelques spectres de bonne volonté.—Il ne réussit qu'à se faire siffler.—Intérieur de la ruine mal famée.—Description minutieuse.—Quatre pages d'un portefeuille.—Phædovius et Kutorga.—Die Mäuse.—Que tous les chats ne mangent pas toutes les souris.—Le voyageur marche sur l'herbe épaisse, ce qui lui rappelle des choses passées.—Il rencontre le génie familier du lieu, lequel ne lui montre aucune méchante humeur.

Saint-Goar, août.

Samedi passé il avait plu toute la matinée. J'avais pris passage à Andernach sur le dampfschiff le Stadt Manheim. Nous remontions le Rhin depuis quelques heures lorsque tout à coup, par je ne sais quel caprice, car d'ordinaire c'est de là que viennent les nuées, le vent du sud-ouest, le Favonius de Virgile et d'Horace, le même qui, sous le nom de Fohn, fait de si terribles orages sur le lac de Constance, troua d'un coup d'aile la grosse voûte de nuages que nous avions sur nos têtes et se mit à en disperser les débris dans tous les coins du ciel avec une joie d'enfant. En quelques minutes la vraie et éternelle coupole bleue reparut appuyée sur les quatre coins de l'horizon, et un chaud rayon de midi fit remonter tous les voyageurs sur le pont.

En ce moment-là nous passions, toujours entre les vignes et les chênes, devant un pittoresque et vieux village de la rive droite, Velmich, dont le clocher roman, aujourd'hui stupidement châtré et restauré, était flanqué il y a peu d'années encore de quatre tourelles-vedettes comme la tour militaire d'un burgrave. Au-dessus de Velmich s'élevait presque verticalement un de ces énormes bancs de laves dont la coupe sur le Rhin ressemble, dans des proportions démesurées, à la cassure d'un tronc d'arbre à demi entaillé par la hache du bûcheron. Sur cette croupe volcanique, une superbe forteresse féodale ruinée, de la même pierre et de la même couleur, se dressait comme une excroissance naturelle de la montagne. Tout au bord du Rhin babillait un groupe de jeunes laveuses, battant gaiement leur linge au soleil.

Cette rive m'a tenté; je m'y suis fait descendre. Je connaissais la ruine de Velmich comme une des plus mal famées et des moins visitées qu'il y eût sur le Rhin. Pour les voyageurs, elle est d'un abord difficile et, dit-on, même dangereux. Pour les paysans, elle est pleine de spectres et d'histoires effrayantes. Elle est habitée par des flammes vivantes qui le jour se cachent dans des souterrains inaccessibles et ne deviennent visibles que la nuit au haut de la grande tour ronde. Cette grande tour n'est elle-même que le prolongement hors de terre d'un immense puits comblé aujourd'hui, qui trouait jadis tout le mont et descendait plus bas que le niveau du Rhin. Dans ce puits, un seigneur de Velmich, un Falkenstein, nom fatal dans les légendes, lequel vivait au quatorzième siècle, faisait jeter sans confession qui bon lui semblait parmi les passants ou parmi ses vassaux. Ce sont toutes ces âmes en peine qui habitent maintenant le château. Il y avait à cette époque dans le clocher de Velmich une cloche d'argent donnée et bénite par Winfried, évêque de Mayence, en l'année 740, temps mémorable où Constantin VI était empereur de Rome à Constantinople, où le roi païen Massilies avait quatre royaumes en Espagne et où régnait en France le roi Clotaire, plus tard excommunié de triple excommunication par saint Zacharie, quatre-vingt-quatorzième pape. On ne sonnait jamais cette cloche que pour les prières de quarante heures quand un seigneur de Velmich était gravement malade et en danger de mort. Or, Falkenstein, qui ne croyait pas à Dieu, qui ne croyait pas même au diable, et qui avait besoin d'argent, eut envie de cette belle cloche. Il la fit arracher du clocher et apporter dans son donjon. Le prieur de Velmich s'émut et monta chez le seigneur, en chasuble et en étole, précédé de deux enfants de chœur portant la croix, pour redemander sa cloche. Falkenstein se prit à rire et lui cria: Tu veux ta cloche? eh bien, tu l'auras, et elle ne te quittera plus. Cela dit, il fit jeter le prêtre dans le puits de la tour avec la cloche d'argent liée au cou. Puis, sur l'ordre du burgrave, on combla avec de grosses pierres, par-dessus le prêtre et la cloche, soixante aunes du puits. Quelques jours après, Falkenstein tomba subitement malade. Alors, quand la nuit fut venue, l'astrologue et le médecin qui veillaient près du burgrave entendirent avec terreur le glas de la cloche d'argent sortir des profondeurs de la terre. Le lendemain Falkenstein était mort. Depuis ce temps-là, tous les ans, quand revient l'époque de la mort du burgrave, dans la nuit du 18 janvier, fête de la Chaire de saint Pierre à Rome, on entend distinctement la cloche d'argent tinter sous la montagne.—Voilà une des histoires.—Ajoutez à cela que le mont voisin, qui encaisse de l'autre côté le torrent de Velmich, est lui-même tout entier la tombe d'un ancien géant; car l'imagination des hommes, qui a vu avec raison dans les volcans les grandes forges de la nature, a mis des cyclopes partout où elle a vu fumer des montagnes, et tous les Etnas ont leur Polyphème.

J'ai donc commencé à gravir vers la ruine entre le souvenir de Falkenstein et le souvenir du géant. Il faut vous dire que je m'étais d'abord fait indiquer le meilleur sentier par des enfants du village, service pour lequel je leur ai laissé prendre dans ma bourse tout ce qu'ils ont voulu; car les pièces d'argent et de cuivre de ces peuples lointains, thalers, gros, pfennings, sont les choses les plus fantastiques et les plus inintelligibles du monde, et, pour ma part, je ne comprends rien à ces monnaies barbares imposées par les Borusses au pays des Ubiens.

Le sentier est âpre en effet; dangereux, non; si ce n'est pour les personnes sujettes au vertige, ou peut-être après les grosses pluies, quand la terre et la roche sont glissantes. Du reste, cette ruine maudite et redoutée a sur les autres ruines du Rhin l'avantage de n'être pas exploitée. Aucun officieux ne vous suit dans l'ascension, aucun démonstrateur des spectres ne vous demande pour boire, aucune porte verrouillée ou cadenassée ne vous barre le chemin à mi-côte. On grimpe, on escalade le vieil escalier de basalte des burgraves qui reparaît encore par endroits, on s'accroche aux broussailles et aux touffes d'herbe, personne ne vous aide et personne ne vous gêne. Au bout de vingt minutes, j'étais au sommet du mont, au seuil de la ruine. Là, je me suis retourné et j'ai fait halte un moment avant d'entrer. Derrière moi, sous une poterne changée en crevasse informe, montait un roide escalier changé en rampe de gazon. Devant moi se développait un immense paysage presque géométriquement composé, sans froideur pourtant, de tranches concentriques; à mes pieds, le village groupé autour de son clocher, autour du village un tournant du Rhin, autour du Rhin un sombre croissant de montagnes couronnées au loin çà et là de donjons et de vieux châteaux, autour et au-dessus des montagnes la rondeur du ciel bleu.

Après avoir repris haleine, je suis entré sous la poterne, et j'ai commencé à escalader la pente étroite de gazon. En cet instant-là, la forteresse éventrée m'est apparue avec un aspect si délabré et une figure si formidable et si sauvage, que j'avoue que je n'aurais pas été surpris le moins du monde de voir sortir de dessous les rideaux de lierre quelque forme surnaturelle portant des fleurs bizarres dans son tablier, Gela, la fiancée de Barberousse, ou Hildegarde, la femme de Charlemagne, cette douce impératrice qui connaissait les vertus occultes des simples et des minéraux et qui allait herborisant dans les montagnes. J'ai regardé un moment vers la muraille septentrionale avec je ne sais quel vague désir de voir se dresser brusquement entre les pierres les lutins qui sont partout au nord, comme disait le gnome à Cunon de Sayn, ou les trois petites vieilles chantant la sinistre chanson des légendes:

Sur la tombe du géant
J'ai cueilli trois brins d'orties;
En fil les ai converties:
Prenez, ma sœur, ce présent.

Mais il a fallu me résigner à ne rien voir et à ne rien entendre que le sifflement ironique d'un merle des rochers perché je ne sais où.

Maintenant, ami, si vous voulez avoir une idée complète de l'intérieur de cette ruine fameuse et inconnue, je ne puis mieux faire que de transcrire ici ce que j'écrivais sur mon livre de notes à chaque pas que j'y faisais. C'est la chose vue pêle-mêle, minutieusement, mais prise sur le fait et par conséquent ressemblante.

«Je suis dans la ruine.—La tour ronde, quoique rongée au sommet, est encore d'une élévation prodigieuse. Aux deux tiers de sa hauteur, entailles verticales d'un pont-levis dont la baie est murée.—De toutes parts grands murs à fenêtres déformées dessinant encore des salles sans portes ni plafonds.—Etages sans escaliers—escaliers sans chambres.—Sol inégal, montueux, formé de voûtes effondrées, couvert d'herbes. Fouillis inextricable.—J'ai déjà souvent admiré avec quelle jalousie de propriétaire avare la solitude garde, enclôt et défend ce que l'homme lui a une fois abandonné. Elle dispose et hérisse soigneusement sur le seuil les broussailles les plus féroces, les plantes les plus méchantes et les mieux armées, le houx, l'ortie, le chardon, l'aubépine, la lande, c'est-à-dire plus d'ongles et de griffes qu'il n'y en a dans une ménagerie de tigres. A travers ces buissons revêches et hargneux, la ronce, ce serpent de la végétation, s'allonge et se glisse et vient vous mordre les pieds. Ici, du reste, comme la nature n'oublie jamais l'ornement, ce fouillis est charmant. C'est une sorte de gros bouquet sauvage où abondent des plantes de toute forme et de toute espèce, les unes avec leurs fleurs, les autres avec leurs fruits, celles-là avec leur riche feuillage d'automne, mauve, liseron, clochette, anis, pimprenelle, bouillon-blanc, gentiane jaune, fraisier, thym, le prunellier tout violet, l'aubépine qu'en août on devrait appeler rouge épine avec ses baies écarlates, les longs sarments chargés de mures de la ronce déjà couleur de sang.—Un sureau.—Deux jolis acacias.—Coin inattendu où quelque paysan voltairien, profitant de la superstition des autres, se cultive pour lui-même un petit carré de betteraves. De quoi faire un morceau de sucre.—A ma gauche la tour sans porte, ni croisée, ni entrée visible. A ma droite, un souterrain défoncé par la voûte. Changé en gouffre.—Bruit superbe du vent, admirable ciel bleu aux crevasses de l'immense masure.—Je vais monter par un escalier d'herbe dans une espèce de salle haute.—J'y suis.—Rien que deux vues magiques sur le Rhin, les collines et les villages.—Je me penche dans le compartiment au fond duquel est le souterrain gouffre.—Au dessus de ma tête deux arrachements de cheminées sculptées en granit bleu, quinzième siècle. Reste de suie et de fumée à l'âtre.—Peintures effacées aux fenêtres.—Là-haut une jolie tourelle sans toit ni escalier, pleine de plantes fleuries qui se penchent pour me regarder.—J'entends rire les laveuses du Rhin. Je redescends dans une salle basse.—Rien. Traces de fouilles dans le pavé. Quelque trésor enfoui par les gnomes que les paysans auront cherché.—Autre salle basse.—Trou carré au centre donnant dans un caveau. Ces deux noms sur le mur: Phædovius, Kutorga. J'écris le mien à côté avec un morceau de basalte pointu.—Autre caveau.—Rien.—D'ici je revois le gouffre.—Il est inaccessible. Un rayon de soleil y pénètre.—Ce souterrain est au bas du grand donjon carré qui occupait l'angle opposé à la tour ronde. Ce devait être la prison du burg.—Grand compartiment faisant face au Rhin.—Trois cheminées, dont une à colonnettes, pendent arrachées à diverses hauteurs. Trois étages défoncés sous mes pieds. Au fond, deux arches voûtées. A l'une, des branches mortes; à l'autre, deux jolis rameaux de lierre qui se balancent gracieusement. J'y vais. Voûtes construites sur la basalte même du mont qui reparaît à vif. Traces de fumée. Dans l'autre grand compartiment où je suis entré tout d'abord et qui a dû être la cour, près de la tour ronde, plâtrage blanc sur le mur avec un reste de peinture et ces deux chiffres tracés en rouge: 23—18—(sic.) Je fais le tour extérieur du château par le fossé.—Escalade assez pénible.—L'herbe glisse.—Il faut ramper de broussaille en broussaille au-dessus d'un précipice assez profond. Toujours pas d'entrée ni de trace de porte murée au bas de la grande tour. Reste de peintures sur les mâchicoulis. Le vent tourne les feuillets de mon livre et me gêne pour écrire.—Je vais rentrer dans la ruine.—J'y suis.—J'écris sur une petite console de velours vert que me prête le vieux mur.

J'ai oublié de vous dire que cette énorme ruine s'appelle la Souris (die Mause). Voici pourquoi.

Au douzième siècle, il n'y avait là qu'un petit burg toujours guetté et fort souvent molesté par un gros château fort situé une demi-lieue plus loin qu'on appelait le Chat (die Katz), par abréviation du nom de son seigneur, Katzenellenbogen. Kuno de Falkenstein, à qui le chétif burg de Velmich échut en héritage, le fit raser, et construisit à la même place un château beaucoup plus grand que le château voisin, en déclarant que désormais ce serait la Souris qui mangerait le Chat.

Il avait raison. Die Mause, en effet, quoique tombée aujourd'hui, est encore une sinistre et redoutable commère sortie jadis armée et vivante, avec ses hanches de lave et de basalte, des entrailles mêmes de ce volcan éteint qui la porte, ce semble, avec orgueil. Je ne pense pas que personne ait jamais été tenté de railler cette montagne qui a enfanté cette souris.

Je suis resté dans la masure jusqu'au coucher du soleil, qui est aussi une heure de spectres et de fantômes. Ami, il me semblait que j'étais redevenu un joyeux écolier; j'errais et je grimpais partout, je dérangeais les grosses pierres, je mangeais des mûres sauvages, je tâchais d'irriter, pour les faire sortir de leur ombre, les habitants surnaturels; et, comme j'écrasais des épaisseurs d'herbes en marchant au hasard, je sentais monter vaguement jusqu'à moi cette odeur âcre des plantes des ruines que j'ai tant aimée dans mon enfance.

Après tout, il est certain qu'avec sa mauvaise renommée de puits plein d'âmes et de squelettes cette impénétrable tour sans portes ni fenêtres est d'un aspect lugubre et singulier.

Cependant le soleil était descendu derrière la montagne et j'allais faire comme lui, quand quelque chose d'étrange a tout à coup remué près de moi. Je me suis penché. Un grand lézard d'une forme extraordinaire, d'environ neuf pouces de long, à gros ventre, à queue courte, à tête plate et triangulaire comme une vipère, noir comme l'encre et traversé de la tête à la queue par deux raies d'un jaune d'or, posait ses quatre pattes noires à coudes saillants sur les herbes humides et rampait lentement vers une crevasse basse du vieux mur. C'était l'habitant mystérieux et solitaire de cette ruine, la bête-génie, l'animal à la fois réel et fabuleux,—une salamandre,—qui me regardait avec douceur en rentrant dans son trou.

LETTRE XVI
A TRAVERS CHAMPS.

Il arrive au voyageur des choses effrayantes et surnaturelles.—Grimace que fait le géant.—Où l'on voit que les âmes ne dédaignent pas le bon vin.—Férocité des lois de Nassau.—Le voyageur ne sait plus où il est.—Il s'assied n'importe où, avec une montagne sur la tête et un nuage sous les pieds.—Il voit la grande chauve-souris invisible.—Quatre lignes que ne comprendront pas ceux qui ne connaissent point Albert Durer.—Un trou se fait sous ses pieds.—Ce qu'il y voit.

Saint-Goar, août.

Je ne pouvais m'arracher de cette ruine. Plusieurs fois j'ai commencé à descendre, puis je suis remonté.

La nature, comme une mère souriante, se prête à tous nos rêves et à tous nos caprices. Comme j'allais enfin décidément quitter la Souris, l'idée m'est venue, et j'avoue que je l'ai exécutée, d'appliquer mon oreille contre le soubassement de la grosse tour afin de pouvoir me dire consciencieusement à moi-même que si je n'y étais pas entré j'avais du moins écouté au mur. J'espérais un bruit quelconque, sans me flatter pourtant que la cloche de Winfried daignât se réveiller pour moi. En ce moment-là, ô prodige! j'ai entendu, mais entendu de mes propres oreilles, ce qui s'appelle entendu, un vague frémissement métallique, le son faible et à peine distinct d'une cloche, qui montait jusqu'à moi à travers le crépuscule et semblait en effet sortir de dessous la tour. Je confesse qu'à ce bruit si étrange les vers d'Hamlet à Horatio ont subitement reparu dans ma mémoire, comme s'ils y étaient écrits en caractères lumineux; j'ai même cru un moment qu'ils éclairaient mon esprit. Mais je suis bien vite retombé dans le monde réel.—C'était l'angelus de quelque village perdu au loin dans les plis des vallées que le vent m'apportait complaisamment.—N'importe. Il ne tient qu'à moi de croire et de dire que j'ai entendu tinter et palpiter sous la montagne la mystérieuse cloche d'argent de Velmich.

Comme je sortais du fossé septentrional, qui s'est changé en un ravin très-épineux, le mont voisin, le tombeau du géant, s'est brusquement présenté à moi. Du point où j'étais, le rocher dessine à la base de la montagne, tout près du Rhin, le profil colossal d'une tête renversée en arrière, la bouche béante. On dirait que le géant qui, selon les légendes, gît là sur le ventre étouffé sous le poids du mont, était parvenu à soulever un peu l'effroyable masse et que déjà sa tête sortait d'entre les rochers, mais qu'à ce moment-là quelque Apollon ou quelque saint Michel a mis le pied sur la montagne, de sorte que le monstre écrasé a expiré dans cette posture en poussant un grand cri. Le cri s'est perdu dans les ténèbres de quarante siècles, la bouche est demeurée ouverte.

Du reste, je dois déclarer que ni le géant, ni la cloche d'argent, ni le spectre de Falkenstein, n'empêchent les vignes et les échalas de monter de terrasse en terrasse fort près de la Souris. Tant pis pour les fantômes qui se logent dans les pays vignobles! on leur fera du vin à leur porte, et les vrilles de la vigne s'accrocheront gaiement à leur masure. A moins pourtant que ce coteau de Velmich ne soit cultivé par les esprits eux-mêmes, et qu'il ne faille appliquer à ces fantastiques vignerons cette phrase que je lisais hier dans je ne sais quel guide tudesque des bords du Rhin: «Derrière la montagne de Johannisberg se trouve le village du même nom avec près de sept cents âmes qui récoltent un très-bon vin

Il faut d'ailleurs que le passant même le plus altéré se garde de toucher à ce raisin, ensorcelé ou non. A Velmich, on est dans le duché de M. de Nassau, et les lois de Nassau sont féroces à l'endroit des délits champêtres. Tout délinquant saisi est tenu d'acquitter une amende égale à la somme des dommages causés par tous les délits antérieurs dont les coupables ont échappé. Dernièrement un touriste anglais a cueilli et mangé dans un champ une prune qu'il a payée cinquante florins.

Je voulais aller chercher gîte à Saint-Goar, qui est sur la rive gauche, à une demi-lieue plus haut que Velmich. Un batelier du village m'a fait passer le Rhin et m'a déposé poliment chez le roi de Prusse, car la rive gauche est au roi de Prusse. Puis, en me quittant, ce brave homme m'a donné dans une langue composite, moitié en allemand, moitié en gaulois, des renseignements sur mon chemin que j'ai sans doute mal compris; car, au lieu de suivre la route qui côtoie le fleuve, j'ai pris par la montagne, croyant abréger, et je me suis quelque peu égaré.

Cependant, comme je traversais, broyant le chaume fraîchement coupé, de hautes plaines rousses où les grands vents se déploient le soir, un ravin s'est tout à coup présenté à ma gauche. J'y suis entré, et après quelques instants d'une descente très-âpre le long d'un sentier qui semble par moments un escalier fait avec de larges ardoises, je revoyais le Rhin.

Je me suis assis là; j'étais las.

Le jour n'avait pas encore complétement disparu. Il faisait nuit noire pour le ravin où j'étais et pour les vallées de la rive gauche adossées à de grosses collines d'ébène; mais une inexprimable lueur rose, reflet du couchant de pourpre, flottait sur les montagnes de l'autre côté du Rhin et sur les vagues silhouettes de ruines qui m'apparaissaient de toutes parts. Sous mes yeux, dans un abîme, le Rhin, dont le murmure arrivait jusqu'à moi, se dérobait sous une large brume blanchâtre d'où sortait à mes pieds même la haute aiguille d'un clocher gothique à demi submergé dans le brouillard. Il y avait sans doute là une ville, cachée par cette nappe de vapeurs. Je voyais à ma droite, à quelques toises plus bas que moi, le plafond couvert d'herbe d'une grosse tour grise démantelée et se tenant encore fièrement sur la pente de la montagne, sans créneaux, sans mâchicoulis et sans escaliers. Sur ce plafond, dans un pan de mur resté debout, il y avait une porte toute grande ouverte, car elle n'avait plus de battants, et sous laquelle aucun pied humain ne pouvait plus marcher. J'entendais au-dessus de ma tête cheminer et parler dans la montagne des passants inconnus dont je voyais les ombres remuer dans les ténèbres.—La lueur rose s'était évanouie.

Je suis resté longtemps assis là sur une pierre, me reposant en songeant, regardant en silence passer cette heure sombre où le crêpe des fumées et des vapeurs efface lentement le paysage, et où le contour des objets prend une forme fantasque et lugubre. Quelques étoiles rattachaient et semblaient clouer au zénith le suaire noir de la nuit étendu sur une moitié du ciel et le blanc linceul du crépuscule déployé sinistrement sur l'autre.

Peu à peu le bruit de pas et de voix a cessé dans le ravin, le vent est tombé, et avec lui s'est éteint ce doux frémissement de l'herbe qui soutient la conversation avec le passant fatigué et lui tient compagnie. Aucun bruit ne venait de la ville invisible; le Rhin lui-même semblait s'être assoupi; une nuée livide et blafarde avait envahi l'immense espace du couchant au levant; les étoiles s'étaient voilées l'une après l'autre, et je n'avais plus au-dessus de moi qu'un de ces ciels de plomb où plane, visible pour le poëte, cette grande chauve-souris qui porte écrit dans son ventre ouvert melancholia.

Tout à coup une brise a soufflé, la brume s'est déchirée, l'église s'est dégagée, un sombre bloc de maisons, piqué de mille vitres allumées, est apparu au fond du précipice par le trou qui s'est fait dans le brouillard. C'était Saint-Goar.

LETTRE XVII
SAINT-GOAR.

Gasthaus zur Lilie.—Où il faut se placer pour voir les soldats de M. de Nassau.—Hymne aux marmots teutons.—Il faut que M. de Nassau ait bien besoin de quatre florins.—Die Katz.—Bôhdan Chimelnicki.—Trois pages sur le chat. Un mot sur le chien.—L'auteur cherche à faire du tort à un écho.—Lurley.—Où le lecteur apprend ce que c'était qu'une galère de Malte.—Chose que les habitants dédaignent et que doivent rechercher les voyageurs.—La Vallée-Suisse.—Figures de Rome, de la Grèce et de l'Inde qui apparaissent à l'auteur dans ce pays des barbares.—Le Reichenberg.—Histoire de la petite fée grosse comme une sauterelle et du géant qui croit avoir sur son dos un nid de diables.—Pourquoi on est forcé d'apporter son rasoir à Bacharach.—Le Rheinfels.—Ici l'auteur explique pour qui les bombes et les boulets ont des façons polies et courtoises.—Considérations philosophiques sur le mille prussien, l'heure de marche turque et la legua d'Espagne.—Oberwesel.—Les sept filles changées en rochers.—Le voyageur rencontre et décrit en entomologiste profond la plus grande des araignées d'eau.—Souper allemand compliqué d'un hussard français.

Saint-Goar, août.

On peut passer à Saint-Goar une semaine fort bien employée. Il faut avoir soin de prendre des croisées sur le Rhin dans le très-confortable gasthaus sur Lilie. Là on est entre le Chat et la Souris. A sa gauche, on a la Souris à demi voilée au fond de l'horizon par les brumes du Rhin; à sa droite et devant soi, le Chat, robuste donjon enveloppé de tourelles, lequel, au haut de sa colline, occupe le sommet d'un triangle dont le pittoresque village de Saint-Goarshausen, qui en fait la base au bord du Rhin, marque les deux angles avec ses deux vieilles tours, l'une carrée, l'autre ronde.—Les deux châteaux ennemis se guettent et semblent se jeter des coups d'œil foudroyants à travers le paysage; car, lorsqu'un donjon est en ruine, sa fenêtre défoncée regarde encore, mais avec ce regard hideux d'un œil crevé.

En face, sur la rive droite, et comme prêt à mettre le holà entre les deux adversaires, veille le spectre colossal du château-palais des landgraves de Hesse, le Rheinfels.

A Saint-Goar le Rhin n'est plus un fleuve; c'est un lac, un vrai lac du Jura fermé de toutes parts, avec son encaissement sombre, son miroitement profond et ses bruits immenses.

Si l'on reste chez soi, on a toute la journée le spectacle du Rhin, les radeaux, les longs bateaux à voiles, les petites barques-flèches et les huit ou dix omnibus à vapeur qui vont et viennent, montent et descendent, et passent à chaque instant avec le clapotement d'un gros chien qui nage, fumants et pavoisés. Au loin, sur la rive opposée, sous de beaux noyers qui ombragent une pelouse, on voit manœuvrer les soldats de M. de Nassau en veste verte et en pantalon blanc, et l'on entend le tambour tapageur d'un petit duc souverain. Tout près, sous sa croisée, on regarde passer les femmes de Saint-Goar avec leur bonnet bleu de ciel pareil à une tiare qui aurait été modifiée par un coup de poing, et l'on entend rire et jaser un tas de petits enfants qui viennent jouer avec le Rhin. Pourquoi pas? Ceux de Tréport et d'Etretat jouent bien avec l'Océan. Au reste, les enfants du Rhin sont charmants. Aucun d'eux n'a cette mine rogue et sévère des marmots anglais, par exemple. Les marmots allemands ont l'air indulgent comme de vieux curés.

Si l'on sort, on peut passer le Rhin pour six sous, prix d'un omnibus parisien, et l'on monte au Chat. C'est dans ce manoir des barons de Katzenellenbegen que s'est accomplie en 1471 la lugubre aventure du chapelain Jean de Barnich. Aujourd'hui die Katz est une belle ruine dont l'usufruit est loué par le duc de Nassau à un major prussien quatre ou cinq florins par an. Trois ou quatre visiteurs payent la rente. J'ai feuilleté le livre où s'inscrivent les étrangers; et sur trente pages,—un an environ,—je n'ai pas vu un seul nom français. Force noms allemands, quelques noms anglais, deux ou trois noms italiens, voilà tout le registre. Du reste, l'intérieur du Chat est complétement démantelé. La salle basse de la tour où le chapelain prépara le poison pour la comtesse sert aujourd'hui de cellier. Quelques vignes maigres se tortillent autour de leurs échalas sur l'emplacement même où était la salle des portraits. Dans un petit cabinet, le seul qui ait porte et fenêtre, on a cloué au mur une gravure qui représente Bôhdan Chmielnicki et au bas de laquelle on lit: Belli servilis autor (sic) rebelliumque Cosaccorum et plebis Ukraynen. Le formidable chef zaporavien, affublé d'un costume qui tient le milieu entre le moscovite et le turc, semble regarder de travers, par la faute du graveur peut-être, deux ou trois portraits de princes actuellement régnants rangés autour de lui.

Du haut du Chat, l'œil plonge sur le fameux gouffre du Rhin appelé la Bank. Entre la Bank et la tour carrée de Saint-Goarshausen il n'y a qu'un passage étroit. D'un côté le gouffre, de l'autre l'écueil. On trouve tout sur le Rhin, même Charybde et Scylla. Pour franchir ce détroit très-redouté, les bateaux s'attachent au côté gauche par une assez longue corde un tronc d'arbre appelé le chien (hund), et, au moment où ils passent entre la Bank et la tour, ils jettent le tronc d'arbre à la Bank. La Bank saisit le tronc d'arbre avec rage et l'attire à elle. De cette façon elle maintient le radeau à distance de la tour. Quand le danger est passé, on coupe la corde, et le gouffre mange le chien. C'est le gâteau de ce Cerbère.

Lorsqu'on est sur la plate-forme du Chat, on demande à son cicerone: Où est donc la Bank? Il vous montre à vos pieds un petit pli dans le Rhin. Ce pli, c'est le gouffre.

Il ne faut pas juger des gouffres sur l'apparence.

Un peu plus loin que la Bank, dans un tournant des plus sauvages, s'enfonce et se précipite à pic dans le Rhin, avec ses mille assises de granit qui lui donnent l'aspect d'un escalier écroulé, le fabuleux rocher de Lurley. Il y a là un écho célèbre qui répète, dit-on, sept fois tout ce qu'on lui dit ou tout ce qu'on lui chante.

Si je ne craignais pas d'avoir l'air d'un homme qui cherche à nuire à la réputation des échos, j'avouerais que pour moi l'écho n'a jamais été au delà de cinq répétitions. Il est probable que l'oréade de Lurley, jadis courtisée par tant de princes et de comtes mythologiques, commence à s'enrouer et à s'ennuyer. Cette pauvre nymphe n'a plus aujourd'hui qu'un seul adorateur, lequel s'est creusé vis-à-vis d'elle, sur l'autre bord du Rhin, deux petites chambres dans les rochers et passe sa journée à lui jouer du cor de chasse et à lui tirer des coups de fusil. Cet homme, qui fait travailler l'écho et qui en vit, est un vieux et brave hussard français.

Du reste, pour un promeneur qui ne s'y attend pas, l'effet de l'écho de Lurley est extraordinaire. Un batelet qui traverse le Rhin à cet endroit-là avec ses deux petits avirons y fait un bruit formidable. En fermant les yeux, on croirait entendre passer une galère de Malte avec ses cinquante grosses rames remuées chacune par quatre forçats enchaînés.

En descendant du Chat, avant de quitter Saint-Goarshausen, il faut aller voir, dans une vieille rue parallèle au Rhin, une charmante maison de la renaissance allemande, fort dédaignée de ses habitants, bien entendu. Puis on tourne à droite, on passe un pont de torrent, et l'on s'enfonce, au bruit des moulins à eau, dans la «Vallée-Suisse,» superbe ravin presque alpestre formé par la haute colline de Petersberg et par l'une des arrière-croupes du Lurley.

C'est une délicieuse promenade que la Vallée-Suisse. On va, on vient, on visite les villages d'en haut, on plonge dans d'étroites gorges tellement sombres et désertes, que j'ai vu dans l'une d'elles la terre fraîchement remuée et le gazon bouleversé par la hure d'un sanglier. Ou bien on suit le bas de la ravine, entre des rochers qui ressemblent à des murs cyclopéens, sous les saules et les aunes. Là, seul, englouti profondément dans un abîme de feuilles et de fleurs, on peut errer et rêver toute la journée et écouter, comme un ami admis en tiers dans le tête-à-tête, la causerie mystérieuse du torrent et du sentier. Puis, si l'on se rapproche des routes à ornières, des fermes et des moulins, tout ce qu'on rencontre semble arrangé et groupé d'avance pour meubler le coin d'un paysage du Poussin. C'est un berger demi-nu seul avec son troupeau dans un champ de couleur fauve, et soufflant des mélodies bizarres dans une espèce de lituus antique. C'est un chariot traîné par des bœufs, comme j'en voyais dans les vignettes du Virgile Herhan que j'expliquais dans mon enfance. Entre le joug et le front des bœufs il y a un petit coussinet de cuir brodé de fleurs rouges et d'arabesques éclatantes. Ce sont de jeunes filles qui passent pieds nus, coiffées comme des statues du bas-empire. J'en ai vu une qui était charmante. Elle était assise près d'un four à sécher les fruits qui fumait doucement; elle levait vers le ciel ses grands yeux bleus et tristes, découpés comme deux amandes sur son visage bruni par le soleil; son cou était chargé de verroteries et de colliers artistement disposés pour cacher un goître naissant. Avec cette difformité mêlée à cette beauté, on eût dit une idole de l'Inde accroupie près de son autel.

Tout à coup on traverse une prairie, les lèvres du ravin s'écartent, et l'on voit surgir brusquement au sommet d'une colline boisée une admirable ruine. Ce schloss, c'est le Reichenberg. C'est là que vivait, pendant les guerres du droit manuel du moyen âge, un des plus redoutables entre ces chevaliers bandits qui se surnommaient eux-mêmes fléaux du pays (landschaden). La ville voisine avait beau se lamenter, l'empereur avait beau citer le brigand blasonné à la diète de l'empire, l'homme de fer s'enfermait dans sa maison de granit, continuait hardiment son orgie de toute-puissance et de rapine, et vivait, excommunié par l'Eglise, condamné par la diète, traqué par l'empereur, jusqu'à ce que sa barbe blanche lui descendit sur le ventre. Je suis entré dans le Reichenberg. Il n'y a plus rien, dans cette caverne de voleurs homériques, que des scabieuses sauvages, l'ombre déchirée des fenêtres errant sur les décombres, deux ou trois vaches qui paissent l'herbe des ruines, un reste d'armoiries mutilées par le marteau au-dessus de la grande porte, et çà et là, sous les pieds du voyageur, des pierres écartées par le passage des reptiles.

J'ai aussi visité, derrière la colline du Reichenberg, quelques masures, aujourd'hui à peine visibles, d'un village disparu qui s'appelle le village des Barbiers. Voici ce que c'était que le village des barbiers:

Le diable, qui en voulait à Frédéric Barberousse à cause de ses nombreuses croisades, eut un jour l'idée de lui couper la barbe. C'était là une vraie niche magistrale, fort convenable de diable à empereur. Il arrangea donc avec une Dalila locale je ne sais quelle trahison invraisemblable au moyen de laquelle l'empereur Barberousse, passant à Bacharach, devait être endormi, puis rasé par un des nombreux barbiers de la ville. Or, Barberousse, n'étant encore que duc de Souabe, avait obligé, du temps de ses amours avec la belle Gela, une vieille fée de la Wisper qui résolut de contrecarrer le diable. La petite fée, grosse comme une sauterelle, alla trouver un géant très-bête de ses amis, et le pria de lui prêter son sac. Le géant y consentit et s'offrit même gracieusement à accompagner la fée, ce qu'elle accepta. La petite fée se grandit probablement un peu, puis alla à Bacharach dans la nuit même qui devait précéder le passage de Barberousse, prit un à un tous les barbiers de la ville pendant qu'ils dormaient profondément, et les mit dans le sac du géant. Après quoi elle dit au géant de charger ce sac sur ses épaules et de l'emporter bien loin, n'importe où. Le géant, qui, à cause de la nuit et de sa bêtise, n'avait rien vu de ce qu'avait fait la vieille, lui obéit et s'en alla à grandes enjambées par le pays endormi avec le sac sur son dos. Cependant les barbiers de Bacharach, cognés pêle-mêle les uns contre les autres, commencèrent à se réveiller et à grouiller dans le sac. Le géant de s'effrayer et de doubler le pas. Comme il passait par-dessus le Reichenberg et qu'il levait un peu la jambe à cause de la grande tour, un des barbiers, qui avait son rasoir dans sa poche, l'en tira et fit au sac un large trou par lequel tous les barbiers tombèrent, un peu gâtés et meurtris, dans les broussailles en poussant d'effroyables cris. Le géant crut avoir sur son dos un nid de diables et se sauva à toutes jambes. Le lendemain, quand l'empereur passa à Bacharach, il n'y avait plus un barbier dans le pays; et, comme Belzébuth y arrivait de son côté, un corbeau railleur perché sur la porte de la ville dit au sire diable: «Mon ami, tu as au milieu du visage une chose très-grosse que tu ne pourrais voir dans la meilleure glace, c'est-à-dire un pied de nez.» Depuis cette époque, il n'y a plus de barbiers à Bacharach. Le fait certain, c'est qu'aujourd'hui même il est impossible d'y trouver un frater tenant boutique. Quant aux barbiers escamotés par la fée, ils s'établirent à l'endroit même où ils étaient tombés, et y bâtirent un village qu'on nomma le village des barbiers. C'est ainsi que l'empereur Frédéric Ier, dit Barberousse, conserva sa barbe et son surnom.

Outre la Souris et le Chat, le Lurley, la Vallée-Suisse et le Reichenberg, il y a encore près de Saint-Goar le Rheinfels, dont je vous ai dit un mot tout à l'heure.

Toute une montagne évidée à l'intérieur avec des crêtes de ruines sur sa tête; deux ou trois étages d'appartements et de corridors souterrains qui paraissent avoir été creusés par des taupes colossales; d'immenses décombres, des salles démesurées dont l'ogive a cinquante pieds d'ouverture; sept cachots avec leurs oubliettes pleines d'une eau croupie qui résonne, plate et morte, au choc d'une pierre; le bruit des moulins à eau dans la petite vallée derrière le château, et par les crevasses de la façade le Rhin avec quelque bateau à vapeur qui, vu de cette hauteur, semble un gros poisson vert aux yeux jaunes cheminant à fleur d'eau et dressé à porter sur son dos des hommes et des voitures; un palais féodal des landgraves de Hesse changé en énorme masure; des embrasures de canons et de catapultes, qui ressemblent à ces loges de bêtes fauves des vieux cirques romains, où l'herbe pousse; par endroits, à demi engagée dans l'antique mur éventré, une vis de Saint-Gilles ruinée et comblée, dont l'hélice fruste a l'air d'un monstrueux coquillage antédiluvien; les ardoises et les basaltes non taillées qui donnent aux archivoltes des profils de scies et de mâchoires ouvertes; de grosses douves ventrues tombées tout d'une pièce, ou, pour mieux dire, couchées sur le flanc comme si elles étaient fatiguées de se tenir debout; voilà le Rheinfels. On voit cela pour deux sous.

Il semble que la terre ait tremblé sous cette ruine. Ce n'est pas un tremblement de terre, c'est Napoléon qui y a passé. En 1807 l'empereur a fait sauter le Rheinfels.

Chose étrange! tout a croulé, excepté les quatre murs de la chapelle. On ne traverse pas sans une certaine émotion mélancolique ce lieu de paix préservé seul au milieu de cette effrayante citadelle bouleversée. Dans les embrasures des fenêtres on lit ces graves inscriptions, deux par chaque fenêtre:—Sanctus Franciscus de Paula vixit 1500. Sanctus Franciscus vixit 1526.—Sanctus Dominicus vixit... (effacé). Sanctus Albertus vixit 1292.—Sanctus Norbertus, 1150. Sanctus Bernardus, 1139.—Sanctus Bruno, 1115. Sanctus Benedictus, 1140.—Il y a encore un nom effacé; puis, après avoir ainsi remonté les siècles chrétiens d'auréole en auréole, on arrive à ces trois lignes majestueuses:—Sanctus Basilius magnus, episc. Cæsareæ Cappadoci, magister monachorum orientalium, vixit anno 372.—A côté de Basile le Grand, sous la porte même de la chapelle, sont inscrits ces deux noms: Sanctus Antonius magnus. Sanctus Paulus eremita...—Voilà tout ce que la bombe et la mine ont respecté.

Ce château formidable, qui s'est écroulé sous Napoléon, avait tremblé devant Louis XIV. L'ancienne Gazette de France, qui s'imprimait au bureau de l'Adresse, dans les entresols du Louvre, annonce, à la date du 23 janvier 1693, que «le landgrave de Hesse-Cassel prend possession de la ville de Saint-Goar et du Rheinfels à lui cédés par le landgrave Frédéric de Hesse, résolu d'aller finir ses jours à Cologne.» Dans son numéro suivant, à la date du 5 février, elle fait savoir que «cinq cents paysans travaillent avec les soldats aux fortifications du Rheinfels.» Quinze jours après, elle proclame que «le comte de Thingen fait tendre des chaînes et construire des redoutes sur le Rhin.» Pourquoi ce landgrave qui s'enfuit? Pourquoi ces cinq cents paysans qui travaillent mêlés aux soldats? Pourquoi ces redoutes et ces chaînes tendues en hâte sur le Rhin? C'est que Louis le Grand a froncé le sourcil. La guerre d'Allemagne va recommencer.

Aujourd'hui le Rheinfels, à la porte duquel est encore incrustée dans le mur la couronne ducale des landgraves, sculptée en grès rouge, est la dépendance d'une métairie. Quelques plants de vigne y végètent, et deux ou trois chèvres y broutent. Le soir, toute la ruine, découpée sur le ciel avec ses fenêtres à jour, est d'une masse magnifique.

En remontant le Rhin à un mille de Saint-Goar (le mille prussien, comme la legua espagnole, comme l'heure de marche turque, vaut deux lieues de France), on aperçoit tout à coup, à l'écartement de deux montagnes, une belle ville féodale répandue à mi-côte jusqu'au bord du Rhin, avec d'anciennes rues comme nous n'en voyons à Paris que dans les décors de l'Opéra, quatorze tours crénelées plus ou moins drapées de lierre, et deux grandes églises de la plus pure époque gothique. C'est Oberwesel, une des villes du Rhin qui ont le plus guerroyé. Les vieilles murailles d'Oberwesel sont criblées de coups de canon et de trous de balles. On peut y déchiffrer, comme sur un palimpseste, les gros boulets de fer des archevêques de Tréves, les biscaïens de Louis XIV et notre mitraille révolutionnaire. Aujourd'hui Oberwesel n'est plus qu'un vieux soldat qui s'est fait vigneron. Son vin rouge est excellent.

Comme presque toutes les villes du Rhin, Oberwesel a sur sa montagne son château en ruines, le Schœnberg, un des décombres les plus admirablement écroulés qui soient en Europe. C'est dans le Schœnberg qu'habitaient, au dixième siècle, ces sept rieuses et cruelles demoiselles qu'on peut voir aujourd'hui, par les brèches de leur château, changées en sept rochers au milieu du fleuve.

L'excursion de Saint-Goar à Oberwesel est pleine d'attrait. La route côtoie le Rhin, qui là se rétrécit subitement et s'étrangle entre de hautes collines. Aucune maison, presque aucun passant. Le lieu est désert, muet et sauvage. De grands bancs d'ardoise à demi rongés sortent du fleuve et couvrent la rive comme des tas d'écailles gigantesques. De temps en temps on entrevoit, à demi cachée sous les épines et les osiers et comme embusquée au bord du Rhin, une espèce d'immense araignée formée par deux longues perches souples et courbes, croisées transversalement, réunies à leur milieu et à leur point culminant par un gros nœud rattaché à un levier, et plongeant leurs quatre pointes dans l'eau. C'est une araignée en effet.

Par instants, dans cette solitude et dans ce silence, le levier mystérieux s'ébranle, et l'on voit la hideuse bête se soulever lentement tenant entre ses pattes sa toile, au milieu de laquelle saute et se tord un beau saumon d'argent.

Le soir, après avoir fait une de ces magnifiques courses qui ouvrent jusque dans leurs derniers cæcums les cavernes profondes de l'estomac, on rentre à Saint-Goar, et l'on trouve au bout d'une longue table, ornée de distance en distance de fumeurs silencieux, un de ces excellents et honnêtes soupers allemands où les perdreaux sont plus gros que les poulets. Là, on se répare à merveille, surtout si l'on sait se plier comme le voyageur Ulysse aux mœurs des nations, et si l'on a le bon esprit de ne pas prendre en scandale certaines rencontres bizarres qui ont lieu quelquefois dans le même plat, par exemple, d'un canard rôti avec une marmelade de pommes, ou d'une hure de sanglier avec un pot de confitures. Vers la fin du souper, une fanfare mêlée de mousquetade éclate tout à coup au dehors. On se met en hâte à la fenêtre. C'est le hussard français qui fait travailler l'écho de Saint-Goar. L'écho de Saint-Goar n'est pas moins merveilleux que l'écho de Lurley. La chose est admirable en effet. Chaque coup de pistolet devient coup de canon dans cette montagne. Chaque dentelle de la fanfare se répète avec une netteté prodigieuse dans la profondeur ténébreuse des vallées. Ce sont des symphonies délicates, exquises, voilées, affaiblies, légèrement ironiques, qui semblent se moquer de vous en vous caressant. Comme il est impossible de croire que cette grosse montagne lourde et noire ait tant d'esprit, au bout de très-peu d'instants on est dupe de l'illusion, et le penseur le plus positif est prêt à jurer qu'il y a là-bas, dans ces ombres, sous quelque bocage fantastique, un être surnaturel et solitaire, une fée quelconque, une Titania qui s'amuse à parodier délicieusement les musiques humaines et à jeter la moitié d'une montagne par terre chaque fois qu'elle entend un coup de fusil. C'est tout à la fois effrayant et charmant. L'effet serait bien plus profond encore si l'on pouvait oublier un moment qu'on est à la croisée d'une auberge et que cette sensation extraordinaire vous est servie comme un plat de plus dans le dessert. Mais tout se passe le plus naturellement du monde; l'opération terminée, un valet d'auberge, tenant à la main une assiette d'étain qu'il présente aux offrandes, fait le tour de la salle pour le hussard, qui se tient dans un coin par dignité, et tout est terminé. Chacun se retire après avoir payé son écho.


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