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Le Salon des Refusés: Le Peinture en 1863

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The Project Gutenberg eBook of Le Salon des Refusés: Le Peinture en 1863

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Title: Le Salon des Refusés: Le Peinture en 1863

Author: Fernand Desnoyers

Release date: September 26, 2005 [eBook #16758]
Most recently updated: December 12, 2020

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif. Produced from images provided by Gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SALON DES REFUSÉS: LE PEINTURE EN 1863 ***

SALON DES REFUSÉS

LA PEINTURE EN 1863

PAR

FERNAND DESNOYERS

PARIS

AZUR DUTIL, ÉDITEUR

131, RUE MONTMARTRE, 131

1863

LE SALON DES REFUSÉS

PAR UNE RÉUNION D'ÉCRIVAINS

SOUS LA DIRECTION DE FERNAND DESNOYERS



V'la l'bataillon d'la Moselle,
En sabots!
V'la l'bataillon d'la Moselle!!!
(Chanson populaire.)



I

SOMMAIRE

Bonnes intentions des peintres.—Mauvais tableaux.—Le Jury devenu méchant.—Imitation des cris des peintres.—On leur applique la question du Jury.—L'Empereur la résout.—Grand embarras des Refusés.—Ils se reçoivent.—Les lutteurs, bataillon de la Moselle en sabots.—Brivet-le-Gaillard.—Quels types!—Les poltrons de la peinture.—Le Comité de salut... des Refusés.—Son plébiscite.—Honneur au courage malheureux!—Unité de Refus.—Succès espéré des Refusés.—M. Harpignies a tous les droits.—La Grenouille et le Lièvre, fable.—M. Briguiboul dans les deux camps.—Des choux, des panais, des choux-fleurs, navets, navets!—Discussion raisonnable.—La discussion continue.—La cage.—M. Whistler est le plus spirite des peintres.—Défense des moulins non attaqués.—Illumination a giorno par la peinture.—Du critique d'art.—De l'influence de la philosophie allemande sur la peinture.—Abrutissement des peintres.—Classification des peintres—École de Paris.—École de Montmartre.—École de Rome.—École de Fontainebleau.—La raison même reprend la parole.—The end.


Aux époques où le quart d'heure de l'Exposition des tableaux approche, les peintres grouillent, s'agitent, se trémoussent, fouillent dans leurs ateliers et n'y trouvent rien ou presque rien. Tous les jours, deux mois avant le dernier moment, ils complotent de travailler et d'accoucher de grandes œuvres. Mais ces gigantesques complots avortent et s'épanchent dans les petits cerveaux des peintres. Il ne résulte de tout cela que des discussions. La discussion est tout à la fois le fort et le faible des peintres. Non, les discussions ne sont pas le seul résultat de tant d'efforts quand il n'est plus temps: il arrive aussi que les tableaux sont manqués, mal faits, pas faits et mauvais pour la plupart.

Fatigués de voir péricliter l'Art qu'ils n'avaient pas porté bien haut, les peintres, membres du jury, croient qu'ils deviennent sévères. Ils le croient aussi, les peintres qui courent, c'est-à-dire qui veulent être exposants. Bien des tableaux qu'on a vu se diriger à pied et en voiture, sur des crochets ou des brancards, sont forcés de reprendre le chemin de l'atelier natal.

Il n'en a pas été ainsi cette année:

Les cris des peintres, leurs réclamations se sont élevés du fond des marais jusqu'aux oreilles de l'Empereur. Les plaintes parvenues à cette hauteur ont obtenu justice. En vain le jury, souriant et haussant doucement l'épaule, disait:

«On verra si nous n'avions pas raison!»

En effet, on le verra.

Cette grave et éternelle question du jury et même du jugement ne sera donc jamais résolue? Nous la verrons éternellement plantée devant nous. Elle nous ennuiera toujours.—Où est-il, le jugement dernier? Le voici,—par décision impériale.—Les refusés seront acceptés ou exposés. Les exposés ou acceptés, seront exposés comme les refusés.

Donc les acceptés et les refusés, les exposants et les exposés, qui sont à peu près également exposés et exposants, ont pu lire dans le Moniteur du 24 avril 1803 l'extrait suivant:

«De nombreuses réclamations sont parvenues à l'Empereur au sujet des œuvres d'art qui ont été refusées par le jury de l'Exposition. Sa Majesté, voulant laisser le public juge de la légitimité de ces réclamations, a déridé que les œuvres d'art qui ont été refusées seraient exposées dans une autre partie du Palais de l'Industrie.

»Cette Exposition sera facultative, et les artistes qui ne voudraient pas y prendre part n'auront qu'à en informer l'administration, qui s'empressera de leur restituer leurs œuvres.

»Cette Exposition s'ouvrira le 15 mai. Les artistes ont jusqu'au 7 mai pour retirer leurs œuvres. Passe ce délai, leurs tableaux seront considérés comme non retirés, et seront placés dans les galeries.»

A cette nouvelle la joie des artistes fut grande, mais leur indécision plus grande encore.

«A ces mots les lions deviennent des tétards.»

La fameuse question du jury fit place à celle-ci: «Exposerons-nous, ou non?—Nous acceptons-nous, ou ne nous acceptons-nous pas? Nous montrerons-nous aussi rigoureux envers nous-mêmes que le jury? Ce serait lui donner raison. Nous nous acceptons. Mais d'autre part regardons-nous bien: nous ne nous acceptons pas!»

Finalement, les uns ont été non indulgents, mais justes, en s'acceptant,—et les autres aussi en se refusant. Que leurs ouvrages soient bons ou mauvais, peu importe. Ceux qui veulent se voir et se montrer le peuvent. Ils en appellent du jury qui n'est pas tumultueux, au public qui n'est pas attentif. Il est vrai qu'ils n'admettraient guère le jugement de tout le monde, s'il n'était conforme à celui du jury. C'est la loi de nature,—plus que de s'entr'aider.

Eh bien! je vais dire une chose qui va m'étonner, je suis de l'opinion des peintres,—des peintres refusés par le jury qui s'acceptent tout seuls et s'exposent. Certes le jugement du public à tête de veau n'est pas plus sûr que celui du jury palmé, ni que celui des esthétistes et des critiques d'art raisonneurs; mais un objet d'art doit être vu de tout le monde, sans excepter les imbéciles; il doit se manifester, afin de se constater lui-même. C'est sa condition d'être. Il y a toujours trois ou quatre personnes qui comprennent et sauvent un chef-d'œuvre.

Les Refusés insoumis ont raison, comme tous les insoumis en tout genre. Ils luttent au moins. C'est le seul moyen, la seule chance qu'ils aient de pouvoir avoir raison. Que leurs armes, leurs œuvres soient mauvaises, tant pis! Ils n'ont pas peur. Oui, M. Brivet lui-même, que des loustics appellent le vétérinaire Brivet ou Brivet-le-Gaillard, M. Brivet lui-même, élève de M. Yvon, a raison d'exposer ses types de chevaux.—Ces chevaux sont de véritables types, en effet; ils sont de toutes couleurs et semblent avoir uniformément des molletières de zouaves. J'aurai la hardiesse de dire que, malgré leur comique et leur puissance d'attirer le monde, on les trouve mauvais. Mais si leur auteur les trouve bons, qui peut lui prouver qu'ils sont détestables?

Les peureux, les poltrons, les couards, qui ont remporté leurs tableaux, (comme dans le peuple on dit: remporter une veste), n'ont fait qu'une révérence de plus au jury. Ils ont traîtreusement abandonné leurs frères d'armes, le bataillon en sabots... des Refusés, soit,—mais des Refusés qui combattent!

«Ce catalogue a été composé en dehors de toute spéculation de librairie, par les soins du comité des artistes refusés par le jury d'admission au Salon de 1863, sans le secours de l'administration et sur des notices recueillies de tous côtés et à la hâte. Un certain nombre d'artistes n'ayant point eu sans doute connaissance de sa préparation, soit qu'ils aient été absents de Paris, soit que les avis publiés par l'Opinion Nationale, la Patrie, le Temps, la Presse, le Siècle, le Moniteur des Arts, etc, ne soient point parvenus jusqu'à eux, ce catalogue n'a pu être rendu aussi complet que l'eût désiré le Comité.»

«En livrant la dernière page de ce catalogue à l'impression, le Comité a accompli sa mission tout entière; mais en la terminant, il éprouve le besoin d'exprimer le regret profond qu'il a ressenti, en constatant le nombre considérable des artistes qui n'ont pas cru devoir maintenir leurs ouvrages à la Contre-exposition. Cette abstention est d'autant plus regrettable qu'elle prive le public et la critique de bien des œuvres dont la valeur eût été précieuse, autant pour répondre à la pensée qui a inspiré la Contre-exposition, que pour l'édification entière de cette épreuve, peut-être unique, qui nous est offerte.»

Les membres du Comité,

Chintreuil,
Desbrosses, (Jean),
Desbrosses,
Depuis (P. Félix),
Junker (Frédéric),
Lapostolet,
Levé,
Pelletier (Jules).

Paris, le 14 mai 1863.

S'il faut insister sur l'utilité, sur l'importance de la défense et sur celle de l'Exposition des tableaux refusés, je dirai que les tableaux reçus sont peut-être moins mauvais, mais à coup sûr plus ordinaires et plus médiocres que les autres. On trouvera bien plus de hardiesse et d'essai, bien plus de tentatives malheureuses, mais courageuses dans les tableaux refusés que dans ceux reçus.

Une remarque très-judicieuse à faire, c'est qu'il y a un système absolu d'exclusion pour les tableaux d'un certain genre, pour tous ceux, par exemple, de l'école dite réaliste. Toute tentative faite en dehors des principes ou des habitudes de l'Académie est rejetée. Nous résumerons à la fin de ce livre ce que nous pensons de toutes les écoles, de tous les systèmes, de l'Académie, des jurys, etc., et nous insisterons sur cette répréhensible unité de refus, de rejet des œuvres faites dans le goût d'à présent, vécues et humées dans l'air au lieu d'être servilement imitées, éternellement rêvées de la même manière.—tirées d'un moule uniforme.

Cette Exposition des Refusés faite pour la première fois, attire beaucoup plus de monde que celle des reçus. On s'y amuse bien plus, et l'on y vient juger juges et jugés. Que de tableaux refusés et acceptés sans la moindre apparence de raison! Pourquoi oui et, pourquoi non?—Pourquoi, par exemple, n'a-t-on pas admis les paysages de M. Harpignies? Ceux de M. Chintreuil, on s'explique encore leur refus; sans être d'une audace outrée, ils contiennent une étude très-minutieuse et très-fine de la nature champêtre; ils sont un peu en dehors du bien-faire ordinaire; ils ont pu, comme la grenouille, effrayer le lièvre académique; mais les paysages de MM. Harpignies, de Serres, Jongkind et de plusieurs autres; mais le grand tableau de M. Briguiboul, supérieur à celui du même peintre qui est parmi les reçus; mais les Embrasseux de M. Jean Desbrosses, des natures mortes, des fruits, des ognons, des carottes, etc.; les portraits de MM. Julian, Fantin, Gilbert et vingt autres, pourquoi les avoir refusés? Personne, pas plus un juré qu'un jury, pas plus un critique d'art qu'un peintre, ne pourra donner une bonne raison du refus. Les peintures que je viens de citer sont proprement, habilement exécutées dans les règles et dans les conditions de sujet et de faire ordinaires. Donc, même en dehors de tout esprit révolutionnaire, les peintres des tableaux susdits, qui ont protesté en profitant de la Contre-exposition offerte, ont eu doublement raison.

Ah! je comprends les frayeurs du jury à l'aspect des hardiesses du maître-peintre Courbet, ou du peintre des croque-morts, M. Lambron; les peintres de talent ont presque tous eu le même sort: on les a refusés jusqu'à ce qu'ils se soient imposés, jusqu'à ce qu'ils soient entrés de force, portés dans la salle par tout le monde. Quant aux peintres originaux, il leur a fallu lutter toute la vie et employer des moyens malicieux pour se faire admettre et se glisser derrière leurs pauvres confrères,—pour se placer à côte d'eux.

Je comprends que l'amour du calme et le respect de l'Académie fassent reculer les juges devant le gai tableau de M. Fitz-Barn, La Cage, qui attire tant de monde, et qui contient tant d'animaux. Je m'explique le rejet du Lever de M. Julian, du Jeu de paume de M. Colin, de la Femme adultère de M. A. Gautier, du Bain de M. Manet, de la Fille Blanche de M. Whistler, le plus spirite des peintres, et de la Dernière heure de M. Viel-Cazal. Tous ces tableaux très-remarquables, ou très-osés, ont dû troubler des gens chargés de la défense du bon goût, de l'Art, de la Science et de beaucoup trop de choses que personne ne veut attaquer.

Tout le monde peut s'assurer que ce plaidoyer pour les Refusés est juste; que je ne dis que des vérités et que ces vérités sautent aux yeux.

On peut dès à présent être certain que les tableaux que j'ai cités attirent et méritent l'attention par des raisons diverses.

Dieu! que c'est ennuyeux, l'Exposition! Comme tous ces cadres dorés, tous ces numéros, toutes ces peintures a giorno vous taquinent les yeux, vous dessèchent la gorge, vous font mal au cou!

Si j'avais l'intention de devenir critique d'art et de faire le Salon souvent, j'aimerais mieux, je crois, faire une tournée dans tous les ateliers quelques jours avant l'Exposition, que d'aller au musée. Ce serait plus fatigant et plus ennuyeux, mais je verrais mieux. Rien n'est plus discordant que cet amas de peintures. Au-dessous d'un tableau grave grimace un tableau grotesque.

Mais je ne veux pas devenir critique d'art.

Ah! les critiques d'art!

Voilà, voilà, voilà!
Le vrai critique d'art français.

Le fameux critique influent au gilet blanc, celui-là même qui se groupait dans les foyers de théâtre, les soirs de première représentation, et qui protégeait si solennellement les auteurs dramatiques et les acteurs, n'est rien auprès du critique d'art.

Le critique d'art a une importance qu'il ne cherche pas à dissimuler. Cette importance est basée sur sa science. C'est lui qui a fait des découvertes d'esthétique, de Svedenborgisme, de philosophie et de spiritisme dans les paysages et dans les tableaux. Jusqu'alors on n'avait trouvé dans la peinture que la représentation des objets plus ou moins réussie. Le critique d'art est enfin venu, armé de gros tomes, et il a démontré aux peintres que les diverses écoles de philosophie allemande, n'étaient pas du tout étrangères à la peinture. Kant, Leibnitz, Spinosa, Hégel, Schelling, Fichte, Richter, Grimm, Locke, Condillac et Denis Diderot, Svedenborg et Saint Martin font bien dans le paysage et les critiques d'art, qui sont leurs interprètes pour les peintres, les ont barbouilles de vermillon et de jaune de chrome et ont puissamment prouvé la nécessité absolue de leur incarnation dans la peinture à l'huile. Avant le critique d'art, on ne savait que voir la peinture, on ne savait pas la lire. Actuellement, grâce aux critiques d'art, les peintres mieux renseignés, remplissent leurs paysages et leurs portraits d'esthétique et de svedenborgisme. Heureux qui peut entendre un paysagiste approfondir les questions d'objectif et de subjectif, de sensualisme, de matérialisme et de spiritisme, et résoudre le problème des trois corps, d'après le fameux marquis de Condorcet.

J'ai eu la chance de me trouver dans une société de peintres et de critiques d'art, brasserie allemande, où l'on discutait fortement, à propos de la dernière exposition de tableaux et de celles de Courbet, sur la définition de la substance. Les peintres, en méditant le fameux Enterrement d'Ornans du maître-peintre, inclinaient d'abord pour le cartésianisme, puis, définissant la substance, ils la considéraient comme purement passive et invoquaient à l'appui de leur dissertation Mallebranche, Descartes et Spinosa. A la seconde tournée de canettes, les critiques d'art ramenèrent avec un grand bonheur d'expressions les peintres aux monades et à une harmonie préétablie qui expliquait tout.

Le critique d'art a rendu le peintre plus bête qu'il n'était,—plus que la nature,—presque autant que lui.

Il est la cause de la classification des peintres qui donnera une si rude besogne aux professeurs du Muséum:

Les peintres, désormais, rangés sur une liste,
Seront étiquetés par un naturaliste.

CLASSIFICATION DES PEINTRES

ÉCOLE DE PARIS

Les peintres de cette école sont généralement élèves de Gassendi; comme ce célèbre professeur, ils font leur syntagme légèrement colorié d'épicurisme.—Voltaire, Rousseau, d'Alembert et Diderot empoignent les peintres à leur sortie de l'école de Gassendi et les poussent au matérialisme. Le fameux Biard, un des plus vieux élèves, se rappelant que Molière avait été aussi disciple de Gassendi, s'est surnommé le Molière de la peinture.

Quelques spirites jettent de la variété dans cette école, à laquelle se rattachent les Michel-Ange de Montmartre, dont nous avons esquissé autrefois les portraits comme suit:

LES MICHEL-ANGE DE MONTMARTRE

Montmartre fut autrefois célèbre dans le monde des railleurs par son Académie. Les ânes de Montmartre sont tous artisses.


Tout le quartier Bréda, la rue des Martyrs, les boulevards extérieurs et les rues de Montmartre sont occupés par des peintres, des gens de lettres, sculpteurs, musiciens, acteurs et architectes de vilaine espèce. Le fluide sympathique, loi physique irrésistible, les a attirés, groupés et parqués dans un même lieu.


Généralement ils sont malpropres. Ils affectent dans leurs allures, dans leur mise, dans leur langage, une désinvolture qui voudrait prouver que l'Art seul les préoccupe. Les lignes et les coupes vulgaires de leur figure les rendent odieux aux yeux avant que les oreilles ne soient blessées par leur voix: car l'horrible vulgarité leur sort par tous les porcs et par tous les sens.


Ils se font des têtes, ce qui serait excusable s'ils pouvaient comprendre l'insuffisance de celles que la nature leur a faites; mais non, ce n'est qu'une prétention bête: ils veulent attirer les regards des bourgeois, dans les estaminets.


Pour se faire de grands fronts, ils rejettent leurs longs cheveux en arrière, les ébouriffent ou les collent derrière l'oreille, les séparent par une raie au milieu de la tête ou les portent à la mal-content, en laissant alors croître leur barbe, qu'ils taillent avec le même art.


Une remarque bizarre résulte de leur examen. Au bout de peu de temps, l'intimité leur donne à tous la même voix, les mêmes gestes, les mêmes paroles, la même démarche.


Si l'un d'eux s'accoutre d'une façon, deux jours après le camarade est affublé pareillement.—Les paletots-sacs et les feutres à larges bords sont de leur goût: ça a du chic ou du caractère, disent-ils.


Mais le plus souvent on les voit passer dans le quartier ou s'attabler dans les cafés, habillés de pantalons à pied à larges carreaux, de vareuses rouges et coiffés de chapeaux de paille, de bérets, ou plus simplement tête nue.


Ils partagent avec les acteurs la manie du tutoiement, et ce sont justement leurs propos qui provoquent dans l'homme les hauts-le-cœur les plus précipités.


Ils ne s'abordent jamais sans s'adresser cette phrase sacramentelle: «Bonjour, ma vieille, comment qu'ça te va?» Quelques mots d'argot étincellent maladroitement dans leur conversation. Mais voici un échantillon significatif, qui achèvera de donner une idée juste de leurs expressions:


Un soir, quelques-uns de ces messieurs étaient réunis dans un atelier. Un d'eux chanta une abominable niaiserie intitulée: le Voyage aérien. Le chanteur prenait des airs inspirés qui paraissaient émouvoir profondément l'auditoire. Quand il eut fini, tout le monde l'entoura, le félicita vivement; puis un peintre lui serra les deux mains en lui disant: «C'est égal, tu y as été de la larme


Leurs mœurs ne sont pas édifiantes. Leurs soirées se passent dans les bals de barrière ou dans les estaminets; leurs nuits, je ne peux pas dire où. Enfin ils emploient leurs jours à dormir, flâner, jouer au billard ou à l'impériale, à fumer et à boire et manger des poisons qui ne les tuent pas.


Leurs opinions artistiques et littéraires sont que M. Gustave Doré a un talent «épatant, «que M. Edmond About est «l'esprit français» en personne; que sais-je encore? Cela suffit.


Du reste, il n'est rien qui ne leur soit familier: peinture, poésie, sculpture, musique, philosophie, sciences, tout est de leur ressort. Semblables en cela au Solitaire de M. le vicomte d'Arlincourt, ils voient tout, ils savent tout, ils sont partout.


Quoiqu'ils soient tous de bons garçons, il ne faut pas se fier à eux. Comme ils sont naturellement répulsifs, aux yeux d'abord, ensuite aux oreilles et au nez même, puis surtout aux intelligences, il en résulte qu'ils ont pris en aversion tous ceux qui voient, qui entendent ou qui comprennent.


C'est parce que ces artisses ne font rien qu'ils se mêlent de tout; quand je dis qu'ils ne font rien, c'est l'exacte vérité. Cependant, de temps en temps, ils barbouillent des vers ou de la prose, ils griffonnent des tableaux, pétrissent de la musique et gâchent des plâtres; ils sont tous peintres, musiciens, poètes, sculpteurs et philosophes. Cette multiplicité de moyens dans l'impuissance les a fait surnommer les Michel-Ange de Montmartre.

(1856.)

ÉCOLE DE ROME

Les peintres de cette école sont universels et éclectiques. Ils n'ont pas de parti pris en philosophie. Pic de la Mirandole, Bacon, Machiavel, Gozzi, Humbold et Cousin sont sur leur palette. Quand ils rentrent à Paris ils deviennent hommes du monde et quelquefois musiciens. Ils reçoivent.

ÉCOLE DE FONTAINEBLEAU

Cette école est celle qui contient la plus grande variété de peintres philosophes.—C'est toute une ménagerie.

Les peintres de Barbison
Ont des barbes de bison.

Presque toutes les célébrités picturales ont vécu à Barbison, à Marlotte et à Samois. Habitués à grimper de roc en roc dans les gorges d'Apremont, ils abordent aisément les pics escarpés de la philosophie la plus allemande. Le Mont-Aigu, Franchard, la Roche qui pleure et la Mare aux fées leur ont donné de saines idées sur Leibnitz, Spinosa, Kant, idées dont les critiques d'art avaient planté le germe en eux. Que de paysages philosophiques résultent de ces divers systèmes!

Voilà ce que les critiques d'art ont fait. Ils ont comme des incubes et des sucubes tellement gratté les pauvres cervelets des peintres, qu'ils le sont complètement rendus fous, tandis qu'eux restaient simples crétins.

Il y a autant de faiseurs de Salons que de tableaux à l'Exposition. Chaque toile pourrait avoir son critique spécial. Il faut retenir l'accent niais et magistral des bonshommes de lettres disant: «Cette année, je fais le Salon.» C'est pourtant Denis Diderot qui est cause de ce mal; il n'est pas plus coupable que le soleil de faire naître les vers à soie; mais enfin tous les coléoptères du petit et du grand journalisme ont le nom de Diderot à la trompe; ils se collent comme des taons au ventre des peintres et sur les tableaux, croyant faire comme le grand écrivain. Ils ne se doutent guère que Diderot examinait la peinture bien plus en philosophe et en homme qu'en peintre. Le sujet, les poses, les expressions, la composition, l'intéressaient infiniment plus que la manière de peindre, le dessin et la couleur. Greuze, par exemple, ne traitant que des conceptions simples et humaines, ne représentant que des scènes villageoises, bourgeoises ou familières avec naïveté et arrangement tout à la fois, lui semblait être le plus grand peintre de l'époque. Quant à l'argot des rapins mâché par les critiques diptères; quant aux mystères de la couleur, si souvent révélés, dans ces derniers temps, par les suceurs d'esthétique, je crois que Diderot n'y a jamais songé.

La peinture s'adresse d'abord et presque exclusivement aux yeux. Il s'agit plus de voir que de comprendre. Le but, est de représenter les objets. Plus la ressemblance est grande, plus la perfection est approchée. La littérature peut tout; elle crée, décrit ou peint, raconte et analyse. La peinture ne fait que reproduire ou interpréter. Je me rappelle que ces opinions allumèrent une grosse discussion entre plusieurs peintres et un homme de lettres qui cita alors, à l'appui de ses arguments, Manon Lescaut. D'après le portrait qu'en fait l'abbé Prévost, disait-il justement, on la voit; tout le monde se la figure, à peu de différence près, de la même manière, et telle que les peintres et dessinateurs eux-mêmes l'ont traduite en tableaux ou en gravures. Mais jamais ces messieurs ne pourraient en une galerie immense décrire ou peindre son caractère et ses passions. Ils ne représenteraient que sa personne et des situations.

L'Exposition des refusés est au moins curieuse. Plusieurs tableaux que j'ai déjà cités de MM. Briguiboul, Whistler, Fantin, Manet, Gautier, Colin, Gilbert, Viel-Cazal, Chintreuil, Jean Desbrosses, Julian, forcent l'attention. Nous allons avec soin passer en revue tous les tableaux de cette Exposition, où nous avons constaté une déplorable unité de refus, sur laquelle nous insistons. Nous répéterons les opinions de beaucoup d'artistes et de visiteurs, et toutes les remarques curieuses qui pourraient être faites par nous et par tout le monde.


II

SOMMAIRE

Grande, moyenne et petite classe des Refusés.—Les braves.—Les suspects.—Les poltrons.—On demande les têtes des suspects.—Messieurs, le maître-peintre Courbet!—Évidence de sa supériorité.—Parenthèse.—Encore le critique d'art.—Paysages de M. Daubigny en plusieurs chants.—Hautes opinions de Courbet à propos de la peinture.—Révolution-Courbet.—Ornithologie des critiques d'art.—Ce qu'ils avaient sur les yeux.—Réalisme et Romantisme.—Haro sur le maître-peintre!—Les bons curés, tels que les voulait Béranger et que ne les veut pas M. Veuillot.—Exposition du Refusé en chef.—Peinture à l'encre ou description.—Conclusion raisonnée.


Les Refusés peuvent être divisés en trois classes:

La première, la grande, est celle des Oseurs, des Révoltés, des Protestants contre les jurys, une Batterie des hommes sans peur; c'est pour ces peintres-là, qui ne se tiennent pas tranquilles, qui sont convaincus qu'ils savent ce qu'ils font, que l'Empereur a décrété une Contre-Exposition. Elle était ouverte à tous; mais le danger d'être tué ou blessé,—c'est-à-dire de déplaire au jury et d'être évincé une autre fois, le peu de courage, de foi en soi-même aussi, ont empêché un grand nombre de peintres de s'exposer—aux balles coniques des critiques et aux obus du public, autrement dit aux feuilletons et aux éclats de rire.

Ces peintres-là, leurs confrères, les Braves refusés, les appellent des Couards et fixent leur nombre à 1,800 ou 2,000. C'est eux qui composent la troisième, la petite classe.

Quant à la seconde, c'est celle des Suspects, gens timides, indécis, qui acceptent en longues phrases, au lieu de dire franchement oui; peintres timorés qui laissent leurs tableaux dans la salle des Refusés, mais qui sont inquiets d'être vus. Ils ont l'air d'être derrière leurs confrères, bien qu'ils soient à côté d'eux; en deux mots, ils ne mettent pas de numéros à leurs toiles; ils ne se sont pas faits inscrire dans le catalogue des Refusés, et ils ne peuvent être signalés que par les chiffres de refus de l'administration. Quelques-uns mêmes de ces peintres qui se trouvent mal et ont des borborygmes n'ont pas signé leurs ouvrages. Si le Comité des Refusés était aussi décidé que son aîné, le Comité de salut public, les Suspects seraient guillotinés tous comme les traîtres et les lâches.

A la tête des plus vaillants Refusés, il convient de placer Courbet. Quoiqu'il ne figure pas parmi eux, dans le catalogue et dans le Musée, il est le plus Refusé des Refusés.

Courbet est la plus puissante individualité qui se soit produite parmi les peintres depuis une vingtaine d'années.—Pour ceux qui ne cherchent pas dans la peinture ce qu'on n'y peut pas trouver, la philosophie, la poésie ou l'astronomie, l'agriculture, etc., mais qui se contentent d'y voir la représentation naïve et vigoureuse des faits et des objets, la supériorité du maître-peintre est évidente.

(Je n'exagère pas la démence des critiques d'art et d'une foule d'autres gens, en disant qu'ils ne peuvent admettre qu'une peinture ne soit qu'une peinture, et que dans un tableau ce qui les charme le plus, c'est ce qui n'y est pas. Voilà un critique qui m'interrompt pour me lire son article sur M. Daubigny: «Chaque touche, a-t-il écrit, est «un hémistiche et fait venir à l'esprit un son cadencé, etc. C'est avant tout un grand poëte!!!»)

Courbet tout en ayant, des idées assez vastes de la peinture et des mondes qu'elle peut contenir, est convaincu d'abord qu'elle doit faire ressemblant, et que le meilleur moyen de faire ressemblant est de voir. Cette opinion instinctive est assurément préférable à celle de croire, comme le fameux M. Thoré, que la peinture est faite pour instruire les masses et donner des leçons de politique ou de morale.

Toute espèce de tricherie est écartée des tableaux de Courbet. Il vaut mieux, croit-il, avoir vu ce qu'on veut peindre que l'avoir rêvé; la peinture mythologique ou allégorique excite son rire franc-comtois; il pense que la peinture est plus faite pour les yeux que pour l'imagination; il veut voir pour peindre. En Art, le parti pris, est indispensable.

Le système de Courbet a fait éclore de nombreux partisans; on voit maintenant une foule de tableaux du genre dit réaliste. Tous ces croque-morts, ces carriers, ces sarcleurs, etc., c'est la faute de Courbet. Il fait école non seulement pour le sujet, mais encore pour la manière de peindre. Les nouveaux ne subissent pas seuls l'influence du nouveau maître: des anciens, et des plus célèbres, ont visiblement modifié leur peinture depuis sa venue. Le tableau de l'Enterrement d'Ornans, si décrié à son apparition, demeuré le chef-d'œuvre de Courbet, quoi qu'on en dise et quoiqu'on ne veuille reconnaître de, lui, pour ne pas avoir l'air de se rendre, que des tableaux très-beaux sans doute, mais d'une moindre importance, l'Enterrement d'Ornans, dis-je, a fait émeute, mais aussi révolution. Les œuvres que Courbet a exposées en 1861, lui avaient rallié, outre les jurés et les académiciens, les semblables de M. Anatole de la Forge et autres critiques qui manquaient à sa collection. C'était toujours la même peinture, mais ce n'était plus le même sujet. Les postères de la fameuse Baigneuse qui avaient empêché bien des critiques d'art de s'apercevoir qu'elle était admirablement peinte, dans un paysage et à côté d'une belle fille également exécutés de main de maître, ne furent plus posés pendant un instant sur leurs binocles. Le Combat de cerfs, le Renard sur la neige, le Cerf blessé, etc., sont de superbes peintures qui n'offensent personne. Ceux même que le mot: réalisme retenait encore par leurs pans d'habit commencent à comprendre que ce mot n'est qu'un nom, comme toute révolution littéraire ou autre en a toujours pris un, nom qui n'engage en rien les individualité entre elles, qui leur laisse leur pleine liberté, et qu'un artiste hardi, indépendant et original peut accepter comme il eût accepté relui de romantisme en 1830.

Mais cette année tout est bien changé. Il n'y a plus assez de cris contre Courbet; il a envoyé au jury un grand tableau, représentant des curés ivres, dont nous allons parler tout à l'heure. Ce tableau était escorté de deux ébauches, une Chasse au renard et un Portrait de dame.

Courbet, médaillé, était reçu de droit; mais les curés, dodelinant et barytonnant, ont scandalisé le catholicisme du jury, et le tableau a été—je ne puis pas dire: refusé, car il serait exposé,—a été... remis à la disposition de son auteur qui, ne trouvant aucun endroit public où il fut accepté, a fini par le recevoir dans son atelier, rue Hautefeuille nº 32. Tout le monde est invité à venir le contempler tous les jours jusqu'à midi.—On fait queue.

Jamais le maître-peintre Courbet n'avait fait un tableau aussi vivant, aussi amusant, aussi pris sur nature et étudié que celui-là.

Par un beau temps septembral, le long d'un chemin de campagne, s'avance un groupe de curés rabelaisiens, dont un, doucement cahoté sur un joli âne, ressemble à un silène rubicond, plein d'une bonhomie vinicole qui semble dire: Mon Dieu, cela ne fait de mal à personne! Un curé à lunettes bleues et au nez pointu le soutient de ci, et un jeune vicaire qui pourrait bien lui appartenir de très-près, tant il lui ressemble, le soutient de là; un autre jeune vicaire—ineffable, celui-là,—tire le grison par la bride; un troisième vicaire ramasse un vieux curé qui butte à chaque pas.

Un peu en arrière, marche à pas comptés un curé bourgeonné, aux cheveux vineux, balancé par le vin, qui tout en perdant son chapeau sans s'en apercevoir, raille la faiblesse de son collègue. La goguenarderie, la sanguinolence coutumière du teint, produite par une longue série de repas copieux et prolongés, l'équilibre de ce curé, sont des merveilles de peinture.

Quatre servantes viennent au loin, égrenant des chapelets, suivant avec un calme béat cette sainte orgie dont elles ont fait la cuisine.

Un brave paysan regarde passer le cortège en riant de tout son cœur et de tout son ventre, mais sans ironie, auprès de sa femme agenouillée, habituée au respect de monsieur le curé.

Certes, ce tableau, un des plus vigoureux et des plus animés de Courbet, n'est pas l'œuvre d'un catholique fervent qui s'incline comme la bonne femme ci-dessus désignée sur le passage d'une débauche presbytérale, mais elle n'annonce pas non plus des intentions malicieuses et subversives contre la religion. On ne reconnaît pas dans cette peinture l'ironie hostile et voltairienne de Béranger, l'inventeur de ce bon curé populaire de Meudon, qui boit et danse avec les fillettes, sur l'herbette, au nez de l'implacable Louis Veuillot.

Courbet n'a fait que représenter une scène significative, expressive et gaie; le rejet la rend plus bruyante, plus voyante que ne l'aurait fait l'admission.


III

SOMMAIRE

Missive d'un élève, jeune encore, au nom des Refusés.—Étrange prétention.—Un petit lopin.—Arguments sans réplique, réponse accablante.—Le critique d'art revient sur l'eau.—Il est question de M. Brivet-le-Gaillard et de Molière.—Naïveté indispensable.—Premier prix donné à M. Whistler.—Plusieurs tuiles se détachent et tombent sur les têtes du Jury.—La bêtise afflige les uns et réjouit les autres.—Déclaration de principes. —Dithyrambe bien appliqué à M. Signol.—L'art militaire et la religion mal représentés dans les arts.—Le suspect Briguiboul est acquitté.—La Mythologie de M. Émile Loiseau n'est pas adressée à Émilie Demoustier.—Mosaïque ou dessin à petits carreaux.—M. Amand Gautier jette la pierre à la femme adultère.—Le sujet est mis au concours par tout le monde.—Le public refait le tableau.—Un amant en déshabillé, vu de dos.—Le Muséum-Gautier. —Un petit air qui n'est pas de Nargeot.—La Tombe de l'Oiseau ou l'Architecte en démence.—Imitation de Vadé à l'adresse du jury.—La province ne vote pas comme Paris.—Preuves à l'appui.


Nous recevons une lettre de M. Ancourt, un des Refusés hardis inscrits sur le catalogue, une réclamation au nom des artistes refusés....

«Cet élève, jeune encore, écrit que les Refusés n'avaient pas la prétention d'être exposés face à face avec les peintres en renom et même déjà décorés (sic).» Mais, alors, quelle était leur prétention en envoyant leurs tableaux à la Commission d'examen?

Nous n'avons demandé qu'un petit coin,» répond ledit peintre, «pour recueillir, s'il est possible, quelques encouragements.» Ce petit coin, si modeste, vous pouviez l'obtenir sans vous faire refuser. On ne vous a fait la concession du grand coin de la Contre-Exposition que pour donner satisfaction aux plaignants et réclamants, et les faire ainsi juger, eux et le jury, par le public. Si le public ratifie par sa critique les refus de la Commission, les peintres sont condamnés, sinon, c'est la Commission qui est coupable.

Quant aux encouragements, qu'est-ce cela? Un artiste ne se décourage pas. Il sait ce qu'il fait et n'a pas besoin de compliments.

Qu'en regardant son œuvre il se dise: c'est bien,
Sûr d'elle et sûr de lui,—tout le reste n'est rien.

Encourager qui? Quelqu'un qui fait mal à continuer?

Notre correspondant ajoute: «Nous ne disons rien de la prétendue injustice du jury, etc.» Pourquoi donc protester contre sa décision en acceptant la Contre-Exposition? Et M. Ancourt nous écrit tout ce que dessus Au nom des artistes Refusés! J'affirme qu'il se trompe et qu'un grand nombre de Refusés n'ont pas les mêmes opinions que lui.

Quelques personnes se sont méprises à propos de la petite physiologie du critique d'art détaillée au commencement de ce livre. Je n'ai appliqué dérisoirement ce titre qu'à des jugeurs dont j'ai fait la description ressemblante, qu'à des faiseurs de Salons de profession qui ne savent ni critiquer, ni écrire, ni voir, ni lire. Mais il faut bien se garder de croire que je puisse confondre ces importants personnages avec des écrivains de génie ou de talent qui ont exprimé leurs opinions sur des peintres et sur la peinture. Si par quelques traits, ceux-ci se rapprochent de ceux-là, ce n'est qu'un petit ridicule qui se noie dans la valeur du littérateur-critique. Mais, je le répète, je n'ai pas plus voulu mêler ces hommes spirituels, intelligents et savants, que moi-même, qui suis bien aussi un peu critique d'art, aux pédadogues du Palais-de-Justice, de l'École normale, du Notariat, du monde et de brasserie, dont j'ai cité les infirmités, les tics, les dislocations, les loupes et les bosses intellectuelles. Quand on fait le portrait d'un type d'animal, cela n'est pas le portrait de tous les animaux. M. Brivet-le-Gaillard, déjà nommé, ne dit pas non plus que ses Types de chevaux représentent tous les chevaux. L'ancien Trissotin et l'ancien Vadius n'étaient pas, dans la pensée de Molière, la portraiture de tous les savants et poètes de son temps. De même, en caricaturant certains peintres très-nombreux, je ne parle que de ceux-là et non d'autres, comme le verront les gens qui continueront la lecture de ce livre. (Quoique tout ceci soit d'une simplicité qui le rend inutile à dire, il est bon, il est important de le dire. On ne saurait trop expliquer les choses).

La peinture la plus singulière, la plus originale, est celle de M. Whistler. La désignation de son tableau est: La Fille blanche. C'est le portrait d'une spirite, d'un médium. La figure, l'attitude, la physionomie, la couleur, sont étranges. C'est tout à la fois simple et fantastique. Le visage a une expression tourmentée et charmante qui fixe l'attention. Il y a quelque chose de vague et de profond dans le regard de cette jeune fille, qui est d'une beauté si particulière, que le public ne sait s'il doit la trouver laide ou jolie. Ce portrait est vivant. C'est une peinture remarquable, fine, une des plus originales qui aient passé devant les yeux du jury. Le refus de cette œuvre n'irrite que les gens qui croient aux examinateurs, aux comités et aux académies; ce refus fait plaisir à d'autres personnes et leur confirme une fois de plus la vérité. Ne rien faire qui vienne de soi-même, ne rien faire que d'après les autres, c'est ce que veulent dire règle et tradition, bases fondamentales de l'art académique, à qui nous devons Abel de Pujol et M. Signol.

Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois, etc.

Et, puisque je parle de ce membre de l'Institut, de ce juge des peintres, qu'il me soit permis (autrement je prends moi-même la permission) de citer ici, à cause de sa violence, un petit morceau extrêmement violent:

M. SIGNOL

«Une des hontes de notre temps, c'est qu'un peintre de la force de M. Signol ait pu arriver à l'Institut. Ce que c'est, cependant, que la médiocrité soutenue, la docilité académique et la bêtise soumise! N'avoir ni impression, ni idées, ni exécution, mais garder bonne mémoire des pensums donnés à l'École des Beaux-Arts, et pieusement conserver les recettes de la maison, cela suffit, paraît-il, pour vous conduire à tout.

»M. Signol me représente un élève ignorant et noué, le dernier de sa classe, toujours coiffé d'un bonnet d'âne, la risée de ses camarades et le plastron des professeurs. Plusieurs générations se succèdent; petit à petit, la classe se vide; les professeurs meurent, et un beau jour, le bonnet d'âne, resté seul, finit par monter en chaire.

»Sa profonde nullité a fait sa fortune. Il n'a heurté personne, et, comme tous les gens médiocres, il a avancé, soutenu par tout le monde. Très-fidèle à la tradition de l'École, je ne crois pas qu'il ait jamais peint un sujet en dehors de l'Antique ou de l'Évangile. Le cycle de ses sujets est pour lui le cercle de Popilius: Il n'en sort pas.

»Le Supplice d'une vestale obtient au Salon, cette année, un succès de fou rire, et Rhadamiste et Zénobie rappellent avec bonheur le Malek-Adel de Mme Cottin qui inspira tant de pendules au commencement de ce siècle. Il est impossible de dire ce qu'est la peinture. Elle a la propreté lustrée du cuir verni; elle en a aussi la sécheresse cassante. Est-elle passée au four comme la peinture de Sèvres?

»Mais que vais-je chercher là? On ne peut pas plus s'occuper de la couleur de M. Signol, que de sa composition, que du choix de ses sujets. La seule chose qu'on soit en droit de lui demander, c'est un peu de pudeur. Lorsqu'on peint comme lui, on se cache.»

Henry De La Madelène.

(Figaro-Programme, 20 mai 1863)

Il est à remarquer que les tableaux religieux, que les tableaux à sujets académiques, militaires, mythologiques et romains, sont les plus mauvais. Que de victimes de MM. Brascassat, Léon Cogniet, Yvon, Gleyre! etc., etc.

Il faut excepter M. Briguiboul. Son tableau mythologique est beau; il a bien plus de valeur que son tableau reçu. Ce n'est pas seulement mon opinion, c'est celle de beaucoup de peintres, et je crois pouvoir dire de tout le monde. Mais, malgré son talent, M. Briguiboul doit être classé parmi Les Suspects. Il n'est pas inscrit sur le catalogue. Il proteste timidement au Salon des Refusés contre son rejet. Il ne se montre que comme quelqu'un qui se cache. Je sais par hasard que ce beau tableau est de lui.

Voici un autre tableau mythologique, celui de M. Émile Loiseau, Hercule filant aux pieds d'Omphale. Quelques peintres disent que ce tableau est un Jules Romain. Ce n'est pas ce que je pense; d'ailleurs, mieux vaudrait être soi, fut-on mauvais, que d'être un imitateur. L'Hercule de M. Loiseau est formidable même pour un Hercule. Ce n'est pas des biceps qu'il a sur les bras, mais des montagnes. Son torse est tellement accidenté d'énormes capitons que cela doit le gêner. Du reste, tout est hercule dans ce tableau. Omphale aussi se porte bien! Quelle gaillarde! Cependant cette peinture ne méritait pas les honneurs du refus. Par exemple, l'Intérieur mauresque, du même peintre n'est pas du tout de mon goût, je l'avoue. Il ressemble à une tapisserie ou plutôt à un dessin industriel colorié sur papier à petits carreaux.

M. Amand Gautier figure aux deux Expositions. La Femme adultère est un beau tableau dont le refus ne peut s'expliquer que parce qu'il est beau. Quelques peintres pensent que les peintres du jury, qui ont fait dans leur jeunesse une Femme adultère, n'auront pas admis qu'on traitât le sujet évangélique autrement que classiquement. M. Gautier a représenté sur le seuil d'un petit temple grec un mari féroce, dont la figure est toute en poils, menaçant de transpercer de son doigt pointu sa femme qu'il a chassée pour cause d'adultère.

Une femme, après tout, n'est pas une muraille,
Quand son cœur lui dit: Va! que diable! il faut qu'elle aille.

Un ciel en feu, un chien qui aboie, des arbres aux rameaux pointus et tendus comme le doigt de l'époux irrité, semblent être tous avec lui contre la malheureuse jeune femme. Je ne pense pas que M. Gautier ait voulu donner une leçon à Jésus-Christ qui pardonne à la femme adultère; mais j'ai entendu quelques personnes le supposer. Le tableau est très-bien peint;—la femme, le ciel, le chien surtout sont réussis. On ne peut s'empêcher de prendre le parti de cette jeune épouse qui doit être jolie, je dis qui doit, car elle cache sa figure dans ses mains. Le mari est plus désagréable, plus méchant, plus ridicule encore que ne le sont ses semblables ordinairement. Le ciel orageux est admirable—pas de charité,—et cela s'explique mal, puis-qu'il est le séjour du Christ.

Ce qu'il y a de plus comique, c'est que chacun éprouve le besoin de recomposer le tableau de M. Gautier. L'un dit: le mari devrait être chauve, et fait plusieurs observations judicieuses à ce propos. L'autre prétend que dans le fond du paysage on devrait apercevoir de dos l'amant, fuyant en tenant sa culotte sur le bras. Un troisième voudrait que le chien, au lieu de prendre part à... l'accident de son maître, léchât les mains de sa douce maîtresse. Enfin, chacun refait le tableau à sa manière, et la Femme adultère est bien certainement le sujet qui aura été traité le plus cette année.

M. Amand Gautier est un des jeunes peintres qui se sont fait remarquer dans ces derniers temps: La Promenade des Frères, les Folles de la Salpétrière, les Sœurs de chanté sont des tableaux connus, estimés. La Femme adultère est digne de ces peintures qui avaient été admises aux Expositions précédentes.

Le peintre Gautier ne s'est pas seulement fait connaître par ses tableaux; sa ménagerie ne l'a pas moins illustré. Il avait dans son atelier, singe, chats, perroquet, chiens, rats, serins et une alouette qu'il préférait même à son singe, nommé Arthur. Lorsque cette jolie alouette mourut, je fis sur elle, pour adoucir la vive douleur du peintre, la chanson suivante, qui arrive ici comme dans un vaudeville (entrée habilement préparée):

L'ALOUETTE DU PEINTRE GAUTIER

Qu'a donc le peintre Gautier?
Revient-il de l'autre monde?
Ne sait-il plus son métier?
Est-ce que Courbet le gronde?
Ses lèvres n'ont plus d'accueil
Même pour le doux sourire.
Une larme dans son œil
Ne cesse jamais de luire;
Son ami, le singe Arthur,
Ne fait plus de cabrioles.
Le perroquet, d'un air dur,
Roule d'amères paroles.
Pourquoi donc tout l'atelier
S'attriste-t-il de la sorte
Avec le peintre Gautier?
C'est que l'alouette est morte!!!
Il aimait tant cet oiseau
Auquel, sur la serinette,
Il apprenait un morceau
Ou l'air d'une chansonnette!
Un rayon parti des champs
Venait-il dorer sa cage,
L'alouette dans ses chants
Semblait rêver paysage,
Elle était heureuse, alors,
Le plumage de sa tête
Tout d'un coup formant un corps
Se dressait comme une aigrette!
Elle semblait un instant,
Par ses ailes soutenue,
Planer sur le blé flottant
Et s'élever dans la nue,
Elle mangeait du millet
Dans la main de son bon maître,
Et jamais ne s'envolait
Quand il ouvrait lu fenêtre.
Avec tous les animaux
Elle était si bien unie.
Que pas un jour de gros mots
N'ont troublé leur harmonie.
On n'aurait pas pu l'avoir
Ni pour cent francs, ni pour mille,
Me disait Gautier un soir.
Sa douleur n'est pas puérile.
Il faudrait être bien dur
Pour railler d'une alouette.
Les cœurs simples comme Arthur
Comprendront qu'on la regrette.
Un jour Gautier s'en allant
Porte la pauvre petite
Chez un ami bienveillant.
Il devait revenir vite.
L'alouette était encor
Plus aimainte que son maître,
Son départ causa sa mort.
Elle se tua peut-être!...
Gautier comprit tous ses torts
Et demeura morne en face
De ce pauvre petit corps
Déjà froid comme la glace.
Gâchet, un bon médecin,
Fut chargé de l'autopsie.
«L'oiseau, dit-il, était sain;
Il est mort d'apoplexie.»
Les restes du cher oiseau
Furent déposés en terre
Sous un cerisier fort beau,
Dans un jardin solitaire.
Trois dames ont accompli
Cette mission secrète.
An pied du bel arbre on lit:
Ici gît une alouette.

Ce n'est pas tout.

Jugez de mon étonnement: Je passais dans le Salon de l'architecture refusée. Tout d'un coup, je vis Un projet de tombeau pour une fauvette! Ce projet de l'architecte, M. Edmond Morin, n'a pas été réalisé: il n'est pas même indiqué dans le catalogue. On m'a raconté que l'auteur l'avait fait pour l'alouette de M. Gautier. Mais le peintre l'ayant refusé, préférant un cerisier pour tout mausolée, l'architecte, vexé, destina son projet de tombeau à une fauvette imaginaire.

M. Morin est le seul architecte dont nous parlerons. L'architecture, comme la tragédie et comme la sculpture, est en pleine déroute. On ne sait même pas imiter. On ne sait plus faire que des maisons et des embarcadères, comme l'église de Saint-Vincent-de-Paul et autres, ou des échafaudages de pâtisserie.

Reprenons haleine.

Il me semble qu'il y a longtemps que je n'ai dit des choses désagréables au jury—depuis le commencement de ce chapitre.

Ah! c'est que je ne suis pas comme la bonne province; je n'ai pas été nourri dans le respect de la niaiserie chauve et du crétinisme entêté aux cheveux d'un blanc jaune, aux oreilles bouchées par le coton.

Ces cheveux—devenus blancs à force d'outrage
Au bien élémentaire,—on doit les respecter,
A dit, d'un air profond, un pion sans ouvrage
Que son cuir chevelu ne pouvait qu'irriter.

Vraiment, je ne suis pas flatteur—on le voit—pas plus pour mes amis les peintres et les critiques d'art que pour d'autres; je ne crible pas ceux-ci de compliments et ceux-là d'invectives. Je suis sûr jusqu'au bout de ne pas épargner les gens, sans pédantisme, sans forfanterie, uniquement parce que je ressens l'irrésistible besoin de dire mon opinion—mon opinion qui me semble être pleine de raison,—autrement je ne la publierais pas. Mais n'est-ce pas violent de voir tant de dessus et tant de dessous de pain à l'huile—et au vinaigre—s'étaler majestueusement d'un côté interdit à d'autres pauvres croûtes non moins rassies et non moins trempées?—Et de ne rencontrer les plus hardies peintures que dans les salles des Refusés!

N'est-il pas temps de laisser à tous les artistes le droit et la possibilité de montrer leurs œuvres? Que peuvent les censures? Le public à tête de veau lui-même n'est-il pas mille fois plus intelligent que tous les jurys du monde? Sa raillerie, son gros rire suffisent et ne ruinent ni ne désespèrent l'artiste. Au contraire, les arrêts académiques, outre qu'ils sont toujours contestables et contestés, accablent les pauvres victimes et les empêchent de vendre leurs tableaux bons ou mauvais. Là les Académies cessent d'être risibles. Puisqu'on ne peut empêcher les mauvais artistes de pulluler, à quoi bon les empêcher de vivre? Trop de mécaniques et de machines à vapeur remplacent avantageusement les hommes et les forcent de ne pas subsister. Laissons les peintres inoffensifs remplir tranquillement les crèmeries en essayant de faire quelque chose.

Après ces considérations philanthropiques, comment s'expliquer le style—on pourrait dire académique—des critiques d'art de la banlieue et de la province?

«Heureusement qu'il est empaillé!» s'écrie M. C. Brun, en parlant d'un tableau, dans le Courrier artistique. L'article commence ainsi:

«L'Exposition des Refusés pourrait aussi s'appeler l'Exposition des comiques. Quelles toiles! quelles œuvres! quelle collection! quelle galerie! Les bonnes choses, et il y en a peu, y sont écrasées par les mauvaises. Que dis-je? les mauvaises! les déplorables! les impossibles! Jamais, certes, succès de fou rire ne fut mieux mérité. Le public, qui ne paye que vingt sols à la porte, s'amuse pour plus de cinq francs.»

Et ce morceau dithyrambique de M. Fichau, du Mémorial de la Loire:

«Mais j'ai épuisé, ce me semble, les divers chefs de plainte sans avoir rencontré de ces dénis de justice, de ces abus de pouvoir, de ces injustices criantes, dont vous étiez accusés et dont j'avais commencé par vous accuser moi-même. C'est à peine si j'ai pu démêler une dizaine de rigueurs, parmi tant de jugements inattaquables. Vous avez cru que c'était votre droit comme dépositaires des saines doctrines, des traditions et des bienséances de l'art, de protester contre des tendances funestes, de rejeter dans l'ombre des productions où l'art se ravale jusqu'à violenter le regard par le scandale. Vous vous êtes dit que le respect dû aux grands artistes vos ancêtres, que le souci de votre illustration personnelle et de l'avenir artistique de notre pays vous faisaient une loi d'être sans pitié pour les dévergondages de sentiment et de forme et vous commandaient de leur refuser votre approbation, sorte de brevet qui leur eût reconnu le caractère élevé et les qualités d'œuvres d'art. Voilà donc toute votre iniquité.»

Je ne sais pas pourquoi je cite cela, par exemple, à moins que ce ne soit pour faire plaisir au Jury.


IV

SOMMAIRE

La noblesse des Refusés remonta à bien avant les croisades.—Les imbéciles n'admettent que leurs nez.—Heureuse comparaison entre plusieurs peintres et une fleur exotique.—Le 93-Courbet.—Bain d'eau-forte.—La soupe est sur la table des aqua-fortistes!—Un guitariste se révèle.—Tabatière à diable.—Des peintres devenus pierrots.—Conquête de toutes les Espagnes.—La séance est ouverte et levée.—Les rassemblements sont défendus.—Bonjour. Thomas.—Un poète prisonnier.—L'Infant n'a plus de droits au trône.—Le vieux persiste.—Portraits. Silence!—Le Jury-Charivari.—Oeufs brouillés et œufs sur le plat.—Retour en Espagne sans canons.—Le Jury—Journal amusant.—Souvenirs du jeune âge.—Vol de diamants.—Du latin!—Andromaque.—Charenton.—M. Biard.—M. Millet.


La race des Refusés ne vient pas d'éclore. Tout artiste, tout auteur d'une œuvre nouvelle, faite en dehors des routines, des conventions et des confections, est presque toujours refusé. Il blesse trop de gens de la majorité pour ne pas être rejeté dans son individualité. Les sots veulent qu'on leur ressemble et qu'on fasse comme eux. Non seulement un artiste n'imite pas, mais il ne veut pas être imité. Celui même qui ne peut pas être imité est le plus fort.

Il y avait donc, depuis trois ou quatre ans, bien des peintres prédestinés à être refusés avant l'Exposition dont nous nous occupons. Or, parmi ceux-là, s'épanouirent tout d'un coup comme des magnolias: MM. Manet, Legros, Fantin, Karolus Duran, Bracquemond, etc. Le girondin de la révolution-Courbet, M. Amand Gautier, relie cette révolution à cette jeune pléïade que l'enthousiasme pour Rembrandt a poussé à l'eau-forte.—Ils font, je crois, tous partie de la société des Aqua-Fortistes, qui s'est également illustrée par ses dîners aussi fameux que ceux du journal le Figaro. Le célèbre éditeur Cadart présidait à ces banquets, et publie avec luxe les superbes gravures de ces messieurs.

A la précédente Exposition—des reçus,—un groupe de jeunes peintres ci-dessus désignés, s'arrêta coi devant un tableau, représentant Un joueur de guitare espagnol. Cette peinture, qui faisait s'ouvrir grands tant d'yeux et tant de bouches de peintres, était signée d'un nom nouveau, Manet.

MM. Legros, Fantin, Karolus Duran et autres, se regardèrent avec étonnement, interrogeant leurs souvenirs et se demandant, comme dans les féeries à trappes, d'où pouvait sortir M. Manet? Le musicien espagnol était peint d'une certaine façon, étrange, nouvelle, dont les jeunes peintres étonnés croyaient avoir seuls le secret, peinture qui tient le milieu entre celle dite réaliste et celle dite romantique. Quelques paysagistes, qui jouent un rôle muet dans cette nouvelle école, exprimaient par une pantomime significative leur stupéfaction. M. Legros. qui avait fait lui-même quelques tentatives audacieuses contre les Espagnols, mais qui n'avait pas dépassé le Tage, considérait le musicien comme une conquête des Espagnes, au moins jusqu'au Guadalquivir.

Il fut décrété séance tenante, par ledit groupe de jeunes peintres, qu'on se porterait en masse chez M. Manet. Cette manifestation éclatante de la nouvelle école eut lieu.

M. Manet reçut très-bien la députation, et répondit aux orateurs qu'il n'était pas moins touché que flatté de cette preuve de sympathie. Il donna sur lui-même et sur le musicien espagnol tous les renseignements qu'on voulut. Il apprit aux orateurs, à leur grand ébahissement, qu'il était élève de M. Thomas Couture. On ne s'en tint pas à cette première visite. Les peintres même amenèrent un poète et plusieurs critiques d'art à M. Manet.

Après divers amendements, il fut convenu qu'on abandonnerait l'Espagne à M. Manet. Les portraits de Mademoiselle V. en costume d'Espada, et du Jeune homme en costume de majo; les Petits cavaliers, d'après Velasquez; Philippe IV, d'après Velasquez, et Lola de Valence, gravures, le tout admis aux Refusés, justifient pleinement la grave détermination du comité de la jeune pléïade. Le Bain, même, la plus grande toile de M. Manet, quoique représentant des Parisiens et des Parisiennes (elles en costume de bain d'homme, eux presque en costume de majo), a des allures espagnoles qu'on ne peut nier. On remarque dans cette peinture surtout, l'influence des victoires et conquêtes de M. Manet dans les Espagnes.

Les trois tableaux de M. Manet ont dû jeter une perturbation profonde dans les idées arrêtées du Jury. Le public lui-même ne laisse pas que d'être étonné de cette peinture qui, en même temps, irrite les amateurs et rend goguenards les critiques d'art. On peut la trouver mauvaise mais non médiocre. M. Manet n'a certes pas un demi-parti-pris. Il continuera par ce qu'il est convaincu.—Finalement, quoique les amateurs prétendent retrouver dans la manière de M. Manet des imitations de Goya et de M. Couture,—légère différence.—Je crois que M. Manet est bien lui-même; c'est le plus bel éloge qu'on puisse lui faire.

M. Legros a un grand tableau aux Reçus et un petit portrait aux Refusés. Ce portrait est très-bien; mais il doit faire peur aux membres du Jury, en les poursuivant comme un remords. Pourquoi l'a-t-on mis à la porte? Silence du Jury.

Je signale aussi un beau portrait de et par M. Fantin. Ce même portrait, dans diverses poses, avait déjà été reçu plusieurs fois. Pourquoi ne pas l'admettre encore? Enigme du Jury.

En plus, M. Fantin jouit d'une grande réputation au Louvre pour ses belles études. Son système pictural ne se développe pas d'une façon aussi absolue que celui de M. Manet; mais son portrait, par exemple, est sans défaut, et vaut seul un long tableau. Je n'en dis pas autant de son ébauche intitulée Féerie. C'est un amas, une macédoine, un plat de couleurs brouillées; c'est une palette qui n'est pas faite sur laquelle on pourrait prendre de la couleur pour faire un tableau.

M. Gustave Colin, dont le nom n'est pas dans le catalogue, a laissé aux Refusés un tableau très-remarquable: Basques Espagnols jouant à la pelote. C'est plein de vie, de mouvement et de soleil; c'est bien le midi. On entend crier, grouiller et grasseyer, une longue galerie de Basques châtoyants qui jugent les coups. Les joueurs ont une attention, une promptitude et une adresse très-observées. M. Gustave Colin gagne d'emblée la partie contre le Jury. Il n'a pas eu peur de peindre la chose comme elle est. Les costumes uniformément bleus et rouges des Basques, leurs attitudes, leur ciel, leur terrain, rien n'a effrayé le peintre; tout cela est curieux et intéressant et mérite d'être vu comme toute chose particulière.—Refusé!—Pourquoi?—Rébus du Jury.

Un très-joli portrait encore, est celui de M. B. par M. Gilbert. M. B. est vu de profil, en train d'écrire. La pose, le regard, la main, la plume, la robe de chambre d'un autre temps, le bonnet d'Antan, tout est d'un calme et d'un naturel parfaits. Il semble qu'on a connu ce vieillard; une bonne figure bourgeoise, de larges joues de papa; on redevient enfant en le regardant; il ne faut pas le déranger pendant qu'il écrit. C'est très-bien fait, c'est peut-être trop bien fait; ce l'a été sûrement pour le Jury qui l'a rejeté.

Gants, fleurs et bijoux, par M. Pipard, est un petit chef-d'œuvre. Il est impossible de représenter plus finement un sujet aussi simple. Les gants, c'est à les mettre; le verre, c'est à boire dedans; les bijoux, c'est à les voler, tant ils sont bien exécutés.—Refusé.—Logogriphe du Jury.

La Mort de l'enfant, du même peintre, a les mêmes qualités poussées un peu moins loin.—Refusé.—Charade du Jury.

Eh bien! tous ces logogriphes et toutes ces charades, on peut les pardonner au Jury. Mais son plus grand crime, ce qui ne peut s'expliquer que par une haine corse, c'est le refus d'un grand portrait par M. Paulus Cœsar Gariot qui a ajouté après son nom: Faciebat Parisiis anno MDCCCLXIII. Faciebat est joli surtout: Il faisait en 1863!!!

Je ne sais de qui est élève M. Paulus Cœsar Gariot, mais il est une des nombreuses victimes du professeur Flandrin. Le portrait est peint exactement d'après son procédé; c'est d'un élève, mais malgré la faiblesse, c'est la même chose. Les ordres du Jury sont rigoureusement exécutés et il refuse. Quand M. Paulus Cœsar lui dit avec raison:

...Quoi! ne m'avez-vous pas,
Vous-même,—ici,—tantôt,—ordonné, etc.

Le jury lui répond:

Hé! fallait-il en croire une amante insensée!

Il y a de quoi devenir fou. C'est à croire que les examinateurs, que les magistrats de la peinture et du dessin ne veulent plus rien du tout et qu'ils recommencent, sans cheveux, la guerre des chevelus désordonnés, des jeunes-France, des romantiques contre les faux classiques, tapant d'estoc et de taille sans savoir où, uniquement pour taper.

Mais au moins, quelques romantiques savaient ce qu'ils faisaient.

J'ai cité un petit article de M. Henri de la Madelène, concernant M. Signol. Voici un autre extrait non moins virulent et non moins juste du même auteur, sur M. Biard.

M. BIARD

«J'espère parler aujourd'hui de M. Biard pour la dernière fois de ma vie. Ce triste farceur, dont la popularité fut un moment si grande, perd décidément sa clientèle, et n'arrête plus personne devant ses toiles. Voilà un excellent symptôme de santé publique qui vaut bien la peine d'être signalé.

«J'ai souvent entendu comparer la peinture de M. Biard à la littérature de Paul de Kock, et cela m'a toujours paru souverainement injuste. Certes, l'auteur de la Pucelle de Belleville ne saurait être rangé parmi les classiques de la langue; mais on retrouve au milieu de sa banalité comme un dernier écho de verve gauloise. Paul de Kock est commun au possible, mais il est gai somme toute, et le Cocu nous a tous déridés.

«M. Biard, au contraire, incarne en lui la plus lamentable déviation de l'esprit français; quand le bourgeois de Paris se met à être bête, Dieu sait s'il l'est plus qu'aucun bourgeois du monde: M. Biard est le plus plat des bourgeois de ce temps. Il a toute la gravité de M. Prud'homme. C'est le pitre du pinceau, un queue-rouge, un bouffon, un grimacier lugubre. Nous savons ce qu'est Mon voisin Raymond avant que Paul de Kock fasse crever sa culotte, et la grossièreté de l'accident est sauvée par les détails qui le précèdent. Chez M. Biard, aucune précaution: la brutalité de ce jocrisse excessif ne connaît ni ménagements ni mesure. Il développe la laideur, non dans le sens du caractère, comme fait Daumier, par exemple, mais par complaisance pure pour la laideur même. Il ne conçoit pas, ce pauvre homme, qu'on puisse rire sans se tordre, exprimer un sentiment intérieur sans tirer la langue, équarquiller les yeux, hérisser les cheveux, convulser le corps tout entier. Et remarquez qu'avec cette grossièreté des moyens il n'atteint pas même une vérité triviale. Sa Bourse est au-dessous de la réalité, son Plaidoyer en province n'a jamais pu être plaidé par personne. Tout cela est glacé, faux, pénible, outré, navrant, et je m'étonne que cela puisse encore faire rire quelques sots.

«Et dire que ce barbouilleur est décoré depuis 1838, pour ses œuvres, et qu'il a gagné, par ses œuvres, dix fois plus d'argent que Poussin!»

(Figaro-Programme.)

Henry de la Madelène.

Autre guitare!

Je trouve dans le journal l'Exposition une lettre de M. Millet, adressée à M. Théodore Pelloquet. Cette lettre est tout un programme où le peintre démontre qu'il faut chercher dans la peinture autre chose que la peinture.

Je ne suis pas du tout, du tout, de cette opinion.

Je vais d'abord citer la lettre et l'analyser ensuite

«Monsieur,

«Je suis très-heureux de la manière dont vous parlez de mes tableaux qui sont à l'Exposition. Le plaisir que j'en ai est grand, surtout à cause de votre façon de parler de l'art en général. Vous êtes de l'excessivement petit nombre de ceux qui croient (tant pis pour qui ne le croit pas), que tout art est une langue et qu'une langue est faite pour exprimer ses pensées. Dites-le, puis redites-le, cela fera peut-être réfléchir quelqu'un; si plus de gens le croyaient, on n'en verrait pas tant peindre et écrire sans but. Y a-t-il pourtant rien de plus insipide et de plus écœurant que de montrer seulement le plus ou le moins d'habitude qu'on a de l'exercice d'une profession? On appelle cela de l'habileté, et ceux qui en font commerce en sont grandement loués. Mais de bonne foi, et quand même ce serait de la vraie habileté, est-ce qu'elle ne devrait pas être employée seulement en vue d'accomplir le bien, puis se cacher bien modestement derrière l'œuvre? L'habileté aurait-elle donc le droit d'ouvrir boutique à son compte?

«J'ai lu, je ne sais plus où: «Malheur à l'artiste qui montre son talent avant son œuvre!» Il serait bien plaisant que le poignet marchât le premier.... Je ne sais pas textuellement ce que dit Poussin dans une de ses lettres à propos du tremblement de sa main, quand il se sentait la tête de mieux en mieux disposée à marcher; mais en voici à peu près la substance: «Et quoique celle-ci (sa main) soit débile, il faudra pourtant bien qu'elle soit la servante de l'autre, etc.»

Encore un coup, si plus de gens croyaient ce que vous croyez, ils ne s'emploieraient pas aussi résolument à flatter le mauvais goût et les mauvaises passions à leur profit, sans aucun souci du bien, et comme le dit si bien Montaigne:

«Au lieu de naturaliser l'art, ils artialisent la nature.»

«Je saurais gré au hasard qui me donnerait l'occasion de causer avec vous, mais comme cela ne peut, dans tous les cas, se réaliser immédiatement, au risque de vous fatiguer, je veux essayer de vous dire comme je le pourrai certaines choses qui sont pour moi des croyances, et que je souhaiterais de pouvoir rendre claires dans ce que je fais: que les choses n'aient point l'air d'être amalgamées au hasard et par occasion, mais qu'elles aient entre elles une liaison indispensable et forcée. Je voudrais que les êtres que je représente aient l'air voués à leur position, et qu'il soit impossible d'imaginer qu'il leur puisse venir à l'idée d'être autre chose que ce qu'ils sont. Une œuvre doit être d'une pièce, et gens et choses doivent toujours être là pour une fin. Je désire mettre bien pleinement et fortement ce qui est nécessaire, et à tel point que je crois qu'il vaudrait mieux que les choses faiblement dites ne fussent pas dites, pour la raison qu'elles en sont comme déflorées et gâtées; mais je professe la plus grande horreur pour les inutilités (si brillantes qu'elles soient) et les remplissages, ces choses ne pouvant amener d'autres résultats que la distraction et l'affaiblissement. Ce n'est pas tant les choses représentées qui font le beau, que le besoin qu'on a eu de les représenter, et ce besoin lui-même a créé le degré de puissance avec lequel on s'en est acquitté. On peut dire que tout est beau, pourvu que cela arrive en son temps et à sa place, et par contre, que rien ne peut être beau arrivant à contre-temps. Point d'atténuation dans les caractères: Qu'Apollon soit Apollon, et Socrate, Socrate. Ne les mêlons point l'un dans l'autre, ils y perdraient tous les deux.

«Quel est le plus beau d'un arbre droit ou d'un arbre tordu? Celui qui est le mieux en situation.

«Je conclus donc à ceci: Le beau est ce qui convient. Cela pourrait se développer à l'infini et se prouver par d'intarissables exemples. Il doit être bien entendu que je ne parle pas du beau absolu, vu que je ne sais pas ce que c'est, et que cela me semble la plus belle de toutes les plaisanteries. Je crois bien que les gens qui s'en occupent ne le font que parce qu'ils n'ont pas d'yeux pour les choses naturelles, et qu'ils sont confits dans l'art accompli, ne croyant pas la nature assez riche pour toujours fournir. Braves gens! Ils sont de ceux qui font des poétiques au lieu d'être poètes. Caractériser! voilà le but. Vasari dit que Bacci Bandinelli faisait une figure devant représenter Ève. Mais, en avançant dans sa besogne, il s'est avisé que cette figure, pour son rôle d'Ève, était un peu efflanquée. Il s'est contenté de lui mettre les attributs de Cérès, et Ève est devenue une Cérès! Nous pouvons bien admettre, comme Bandinelli était un habile homme, qu'il devait y avoir dans cette figure des morceaux d'un modelé superbe et venant d'une grande science, mais tout cela n'aboutissant pas à un caractère déterminé, n'en a pas moins dû faire l'œuvre la plus pitoyable. Ce n'était ni chair ni poisson.

«Pardon, Monsieur, de vous en avoir dit si long et peut-être si peu; mais laissez-moi encore vous dire que s'il vous arrivait de rôder dans les environs de Barbison, vous vouliez bien entrer dans ma boutique.»

J.F. Millet.


V

SOMMAIRE

La Bamboula du style.—Les cotons sont en baisse.—Citations... au tribunal.—Une nouvelle langue qui n'est pas française.—Cette vieille immorale, qu'on nomme la morale!—Garçon, encore une langue!—Le but est atteint.—Monsieur, cela ne vous regarde pas.—Le sergent de ville était dans son droit.—Oeuvre pie.—Saint-Eustache.—La quête.—Pour les pauvres, s'il vous plait!—Apollon avale la ciguë—Joseph Prud'homme.—Je n'ai pas le courage d'aller plus loin.—Comment vous portez-vous?—Faisons les cartes.—Une lettre... d'un homme à la campagne.—Nouvelles bévues du maître.—La vertu est récompensée.—Ils ont pissé partout (hémistiche du grand Racine).—Pile ou face?—La lune comme un point sur un i.


Après avoir lu cette lettre, je suis de plus en plus convaincu que les peintres ne devraient jamais écrire,—pas même des lettres.—C'est pour eux que la télégraphie a été inventée,—et pour les commerçants et amateurs,—tous gens qui n'ont pas le temps, comme ils disent. La correspondance par signes, par télégrammes, qui, pour faire des économies de lettres, exige qu'on écrive par exemple: Rouen.—Vu Michel.—Cotons baisse.—Moi, demain a paris... etc. Ce langage-nègre est le style qui convient aux peintres et autres personnes trop occupées et trop pressées.

Tant pis, écrit M. Millet, pour qui ne croit pas que tout art est une langue.

Je suis persuadé que l'art de la peinture n'est pas une langue, et que toute son esthétique gît dans la représentation des objets.

(Cette définition pourrait s'appliquer également à la photographie qui n'est pas un art).

Quand vous faites un paysage, ou un intérieur de pauvres, ou un travailleur dans les champs, ne vous obstinez pas à croire que vous avez approfondi quelque haute question philosophique, et que même cet intérieur, ce paysage et ce travailleur sont des pensées. M. Millet dit que c'est une très-petite minorité qui croit que tout art est une langue, mais c'est tout le contraire: Je ne crois pas qu'il y ait un seul peintre, par exemple, qui ne soit persuadé qu'il exprime ses pensées par la peinture, que ses tableaux sont remplis de poésie, de tout ce qu'on voudra, et que conséquemment la peinture est une langue.

Si plus de gens le croyaient, on n'en verrait pas tant peindre et écrire sans but.

Quel but?—Celui de donner un enseignement, de châtier en riant les mœurs, de faire de la politique ou de la philosophie?—Alors il y a beaucoup de gens qui écrivent sans but, mais il y en a peu qui peignent sans but, car les peintres croient tous que tout art est une langue, etc.

Moi, je suis sûr, au contraire, que tout art qui sort de lui-même, qui s'occupe d'autre chose que de lui, se mêle de ce qui ne le regarde pas et se nuit.

Pourquoi, s'il en était autrement, les philosophes ne prétendraient-ils qu'ils font de la peinture?... à l'huile?

Montrer l'habitude qu'on a de l'exercice d'une profession n'a rien de bien écœurant, et cette expression exercice d'une profession ressemble à celle de la 6e Chambre dans l'exercice de ses fonctions.

L'habileté employée seulement en vue d'accomplir le bien, puis se cacher modestement derrière l'œuvre! Ne croirait-on pas que nous sommes à l'église; franchement c'est plus catholique qu'artistique.

Le sermon continue par... flatter le mauvais goût et les mauvaises passions, sans aucun souci du bien, etc.

Il n'y a rien à répondre à ceci: Qu'Apollon soit Apollon et Socrate Socrate. Ne les mêlons point l'un dans l'autre, etc.

Tout le reste de la lettre est le développement plus ou moins solennel, comme on peut revoir, du commencement que je viens d'épiloguer. Je ne veux pas continuer. Je n'ai voulu prouver qu'une chose: c'est que les peintres, même du renom de M. Millet, ont tort d'écrire, et d'écrire publiquement des manifestes, des programmes. Ils ne devraient que donner de leurs nouvelles à leurs amis, et c'est précisément ce qu'ils ne font pas.—Je parle d'un grand nombre.

Pourtant, voici encore une lettre de peintre, mais pleine de gaîté, celle-là. Bing! Bing! Je vais la placer ici,—pour les paysagistes, bam! la voici, boumm!

«Voyez-vous, c'est charmant la journée d'un paysagiste:
«on se lève de bonne heure, à trois heures du matin, avant
«le soleil, on va s'asseoir au pied d'un arbre, on regarde
«et on attend.

«On ne voit pas grand'chose d'abord. La nature ressemble
«à une toile blanchâtre où s'esquissent à peine les
«profils de quelques masses: tout est embaumé, tout frissonne
«au souffle fraîchi de l'aube. Bing! le soleil s'éclaircit...
«le soleil n'a pas encore déchiré la gaze derrière
«laquelle se cachent la prairie, le vallon, les collines de
«l'horizon.... Les vapeurs nocturnes rampent encore comme
«des flocons argentés sur les herbes d'un vert transi.
«Bing!... bing!... un premier rayon de soleil... un second
«rayon de soleil.... Les petites fleurettes semblent s'éveiller
«joyeuses... elles ont toutes leur goutte de rosée qui
«tremble... les feuilles frileuses s'agitent au souffle du
«matin.... Sous la feuillée, les oiseaux invisibles chantent....
«Il semble que ce sont les fleurs qui font leur prière...
«Les amours à ailes de papillons s'abattent sur la prairie
«et font onduler les hautes herbes.... On ne voit rien...
«tout y est.... Le paysage est tout entier derrière la gaze
«transparente du brouillard, qui monte... monte...
«monte..., aspiré par le soleil... et laisse, en se levant,
«voir la rivière lamée d'argent, les prés, les arbres, les
«maisonnettes, le lointain fuyant.... On distingue enfin
«tout ce que l'on devinait d'abord.

«Bam! le soleil est levé.... Bam! le paysan passe au
«bout du champ avec sa charrette attelée de deux bœufs....
«Ding! ding! c'est la clochette du bélier qui mène le
«troupeau... Bam! tout éclate, tout brille... tout est en
«pleine lumière... lumière blonde et caressante encore.
«Les fonds, d'un contour simple et d'un ton harmonieux,
«se perdent dans l'infini du ciel, à travers un air brumeux
«et azuré.... Les fleurs relèvent la tête... les oiseaux
«volètent de ci de là.... Un campagnard, monté sur un cheval
«blanc, s'enfonce dans le sentier encaissé.... Les petits
«saules arrondis ont l'air de faire la roue au bord de la
«rivière.

«C'est adorable!... et l'on peint... et l'on peint!... Oh!
«la belle vache alezane enfoncée jusqu'au poitrail dans les
«herbes humides.... Je vais la peindre.... Crac! la voilà!
«Fameux! fameux! Dieu, comme elle est frappante!...
«Voyons ce qu'en dira ce paysan qui me regarde peindre
«et n'ose pas approcher.—Ohé! Simon!

«Bon, voilà Simon qui s'avance et regarde.

«—Eh bien, Simon, comment trouves-tu cela?

«—Oh! dam! m'seu... c'est ben biau, allez!...

«—Et tu vois bien ce que j'ai voulu faire?

«—J'crois ben que j'vois c'que c'est.... C'est un gros
«rocher jaune que vous avez mis là,

«Boum! boum! midi! Le soleil embrasé brûle la terre....
«Boum! tout s'alourdit, tout devient grave.... Les fleurs
«penchent la tête... les oiseaux se taisent, les bruits du
«village viennent jusqu'à nous. Ce sont les lourds travaux...
«le forgeron dont le marteau retentit sur l'enclume....
«Boum! Rentrons....—On voit tout, rien n'y est
«plus.

«Allons déjeuner à la ferme. Une bonne tranche de la
«miche de ménage, avec du beurre frais battu... des
«œufs... de la crème... du jambon!... Boum! Travaillez,
«mes amis, je me repose... je fais la sieste... et je rêve
«un paysage du matin... je rêve mon tableau... plus tard,
«je peindrai mon rêve.

«Bam! bam! le soleil descend vers l'horizon... il est
«temps de retourner au travail... Bam! le soleil donne un
«coup de tam-tam.... Bam! il se couche au milieu d'une
«explosion de jaune, d'orange, de rouge-feu, de cerise,
«de pourpre.... Ah! c'est prétentieux et vulgaire, je n'aime
«pas ça.... Attendons, asseyons-nous là, au pied de ce
«peuplier... auprès de cet étang uni comme un miroir....
«La nature a l'air fatiguée... les fleurettes semblent se
«ranimer un peu... pauvres fleurettes... elles ne sont pas
«comme nous autres hommes, qui nous plaignons de
«tout.—Elles ont le soleil à gauche... elles prennent
«patience.... Bon, se disent-elles, tantôt nous l'aurons à
«droite.... Elles ont soif... elles attendent!... Elles savent
«que les sylphes du soir vont les arroser de vapeur avec
«leurs arrosoirs invisibles... elles prennent patience en
«bénissant Dieu!

«Mais le soleil descend de plus en plus derrière l'horizon....
«Bam! il jette son dernier rayon, une fusée d'or et
«de pourpre qui frange le nuage fuyant... bien! le voilà
«tout à fait disparu..., bien, bien, le crépuscule commence....
«Dieu! que c'est charmant! Le soleil a disparu.... Il ne
«reste dans le ciel adouci qu'une teinte vaporeuse de citron
«pâle, dernier reflet de ce charlatan de soleil, qui se fond
«dans le bleu foncé de la nuit en passant par des tons
«verdâtres de turquoise malade d'une finesse inouïe, d'une
«délicatesse fluide et insaisissable.... Les terrains perdent
«leur couleur... les arbres ne forment plus que des masses
«brunes ou grises... les eaux assombries reflètent les tons
«suaves du ciel.... On commence à ne plus voir... on sent
«que tout y est.... Tout est vague, confus.... La nature
«s'assoupit.... Cependant, l'air frais du soir soupire dans les
«feuilles... les oiseaux, ces voix des fleurs, disent la prière
«du soir... la rosée emperle le velours des gazons.... Les
«nymphes fuient... se cachent... et désirent être vues.

«Bing! Une étoile du ciel qui pique une tête dans
«l'étang... charmante étoile dont le frémissement de l'eau
«augmente le scintillement, tu me regardes... tu me souris
«en clignant de l'œil.... Bing! une seconde étoile apparaît
«dans l'eau, un second œil s'ouvre. Soyez les bienvenues,
«fraîches et souriantes étoiles.... Bing! bing! bing! trois,
«six, vingt étoiles.... Toutes les étoiles du ciel se sont
«donné rendez-vous dans cet heureux étang.... Tout
«s'assombrit encore.... L'étang seul scintille.... C'est un
«fourmillement d'étoiles.... L'illusion se produit.... Le soleil
«étant couché, le soleil intérieur de l'âme, le soleil de l'art
«se lève.... Bon! voilà mon tableau fait!»

Corot.

(Figaro, 24 mai 1863.)

Après cette amusante lettre, d'un des maîtres du paysage, bing! bing! il est bon de parler d'un des meilleurs, des plus consciencieux et des plus fins paysagistes, M. Chintreuil, bam!

Depuis vingt ans, je crois, il lutte, observe, recommence, sans se lasser, toujours heureux d'entrevoir seulement une étude un peu plus approfondie d'un effet de la nature. Un nuage qu'il ne connaissait pas encore, qu'il n'avait pas rencontré dans un tableau, le rend fou de joie. Il est le plus sincère amoureux du paysage. Dans tous ses tableaux on trouve quelque secret de jour ou de crépuscule, de pluie ou de vent, pris à la nature. Voilà un peintre convaincu et vraiment voué à son art, un chercheur éternel, un trouveur, même, indiscipliné, qui méritait bien d'être évincé par les professeurs gardés par les fameux lions riants et bouclés, symboles de l'Institut.

Tant que ces lions inonderont les portiques de ce temple, les académiciens seront les mêmes.

Les trois paysages de M. Chintreuil sont des plus beaux qu'il ait faits.

Il n'y a pas de saison qui tienne, on entre dans la saison qu'a peinte M. Chintreuil. Nous sommes en juin, mais quand nous regardons le paysage représentant un coup de vent dans une forêt en novembre, nous sommes en plein novembre. C'est désagréable, mais le peintre connaît si bien son calendrier qu'il en joue à son gré.

Le rejet des trois tableaux de M. Chintreuil est un jet de salive qui retombe sur le nez du jury.

M. Julian a beaucoup de talent. On lui a refusé deux portraits très-bien faits et un tableau savamment peint, qui excite la joie, l'ironie de baudruche et l'indignation du public.

Le peintre a eu raison de mettre au bas de son tableau une strophe explicative, autrement, quoique la peinture soit une langue, on ne comprendrait jamais le sujet.

Voici les vers célèbres d'Alfred de Musset:

Assez dormir, ma belle,
Ta cavale, Isabelle,
Hennit sous tes balcons.
Vois les piqueurs alertes,
Et, sur leurs manches vertes.
Les pieds noirs des faucons.

Les balcons, la cavale, les manches vertes des piqueurs, eux et les faucons aux pieds noirs, on ne voit rien de tout cela dans le tableau.

Une jeune femme nue, comme le discours d'un académicien, a dit le même de Musset, retournée sur un lit, regarde, on ne sait quoi, à travers les carreaux de sa fenêtre, et montre ses postères à ceux qui la regardent, c'est-à-dire au public.

Un cavalier joyeux, à la moustache blonde, se penche en appuyant une main sur la susdite partie charnue pour faire voir à Isabelle

Les pieds noirs des faucons, etc.

quelques cerises détachées d'un collier de corail sont menacées d'être écrasées sur le lit par le gros... derrière d'Isabelle.

Cheveux noirs et moustaches rousses, postères et cerises, linge et chair, tout est bien fait, vigoureusement peint.

Ce que ce tableau fait épanouir de lazzis, de bons mots, parmi les spectateurs, est énorme.

«Cela s'appelle le Lever,—Lever de la lune, à la bonne heure!» disait un loustic en posant, comme le cavalier joyeux, sa main sur les reins souples et dispos d'Isabelle,—devant lesquels s'arrêtent les dames, pendant un quart d'heure, pour rire. Et que de coups d'œil à travers les coups d'éventail!—D'autres dames passent plusieurs fois, indignées, devant ces rondeurs de fille nue.


VI

SOMMAIRE

Quadrille!—Un critique d'art lève la jambe.—Trinité de M. Maxime Ducamp.—Tous ne font qu'un—(incarnation).—Beau trait de M. Adrien Paul.—La blanche ou la noire?—L'indignation ne fait pas la bonne prose.—M. Castagnary soumet quelques judicieux conseils au public et au Jury.—Les peintres ne cessent ni de vaincre ni d'écrire.—Le Séjour des Élus, c'est l'Exposition.—L'Enfer, selon saint Tremblay, c'est la contre-Exposition.—Exemple d'humilité donné par cet infortuné peintre.—Les bons et les méchants.—Ventre-saint-Gris et un autre saint!—Je m'évanouis! —D'où sort-il encore, ce peintre-là?—Cinq manants contre un gentilhomme!—Exemple de discrétion.—Mort de quelqu'un.—Selon M. Gautier, la contre-Exposition n'est que le purgatoire.—Où la religion va-t-elle se nicher?—Moyen d'inquisition.—Les bons l'emportent.—Je vais revoir ma Normandie (air connu).—La poste aux lettres.—Encore un petit saint.—Nuée de sauterelles.—La toile se lève.—Le père, le fils et....—Le bon fataliste.—Mangeons un peu.—Un pied de nez à la Sainte-Menehould.—On abat le pilori.—Partit en guerre... le tableau de Courbet.


Les critiques d'art continuent à faire leurs farces.—M. Maxime Ducamp trouve, dans la Revue des Deux-Mondes, qu'il n'y a que trois peintres à l'Exposition; savoir: MM. Matout, Protais et un autre dont je ne me rappelle pas le nom.

«J'aime mieux çà,» dit un autre critique d'art, M. Graham, dans le Figaro.

Après la trouvaille, l'opinion de M. Maxime Ducamp, je trouve, moi, qu'il n'y a qu'un seul critique d'art,—mais qui vaut tous les autres critiques d'art;—c'est ledit M. Maxime Ducamp.

Il les résume, il est leur chef; MM. Anatole de la Forge, Adrien Paul, etc., sont faits à son image.

Et à propos de M. Adrien Paul, le critique du journal le Siècle, je vais rappeler un trait de lui qui le peint tout entier.

Au Salon de 1861, M. Lebœuf avait exposé une statue colossale, représentant un esclave nègre, un Spartacus américain qui vient de briser ses fers et s'élance à la révolte. M. Adrien Paul prit cette statue symbolique, ce Spartacus nègre, pour le fameux gladiateur, pour le véritable Spartacus, héros de tragédie.

«Rendre ainsi, écrivait-il, l'un des héros, l'un des martyrs de la liberté!...—Il fallait à Spartacus un caractère fier, mâle, héroïque, etc.»

Un peu plus loin, M. Adrien Paul ayant remarqué les grosses babines ou lèvres du nègre, s'indignait démocratiquement de cette bouche, qu'il trouvait «enflée par l'envie,» octroyée par le sculpteur au libérateur des esclaves romains.

Cela suffit, n'est-ce pas?

Quoique les critiques d'art ne me soient pas agréables, il m'est doux de temps en temps de citer leur littérature.

M. Castagnary, esthétiste connu, publie dans le Courrier du Dimanche un compte-rendu de l'Exposition des Refusés, et il conclut par les lignes suivantes:

«Au public: Croyez bien que si l'on retirait du salon des Refusés deux cents toiles grotesques, qu'à défaut de l'Institut, un simple garçon de bureau eût pu désigner, il resterait un ensemble de peintures fort satisfaisant. Je vais plus loin: placez par la pensée au milieu de ce restant, ainsi échenillé d'inepties flagrantes, les cent œuvres des trente ou quarante artistes dont les noms sont dans toutes les bouches, et qui font l'honneur de toutes les expositions, parce qu'ils sont véritablement l'état-major de l'art: vous avez immédiatement un Salon complet, aussi intéressant que celui qu'a combiné l'administration.

«A l'Institut: Messieurs, il faut abandonner cette guerre. Elle est mauvaise; elle décourage. Elle est injuste; elle outrepasse vos droits. Quand vous vous appeliez David et son école, que vous aviez une esthétique à vous, que cette esthétique, acceptée de tous, n'avait point encore été ébranlée par le contrôle d'une raison plus libre, vous pouviez avec certitude établir la discipline dans l'art; vous deviez étouffer les révoltes, exclure les hérétiques. Mais l'école romantique, en procurant l'avènement de l'individualisme, a signé votre destitution. Aujourd'hui, dans l'art, chacun ne relève que de soi-même, n'admet d'autre suzeraineté que la sienne. La société a sanctionné et sanctionne encore chaque jour cette émancipation heureuse. Comme pouvoir dirigeant, vous n'êtes plus rien. Abdiquez donc généreusement ce qui vous reste d'autorité, et résignez-vous à suivre un mouvement que vous ne pouvez plus arrêter désormais.

«Cas Agnary

Les peintres ne cessent pas d'écrire. Après la lettre de M. Corot est venue celle de M. Millet, précédée de celle de M. Rousseau.

Un Refusé, M. Tremblay, avait envoyé au Petit Journal une protestation bien douce où il écrivait «que les moins bons de l'Exposition des élus, peuvent aller de pair avec les meilleurs de celle des réprouvés

«Non pas, ajoutait-il, que nous voulions jeter au jury l'accusation banale de partialité; mais il est composé d'hommes accessibles à la fatigue, etc.»

Un peu plus loin, on trouvait dans le même article: «En quoi, après tout, les mauvais tableaux peuvent-ils nuire aux bons?»

Est-ce naïf?—Je ne crois pas qu'on se soit moqué jamais plus tranquillement de soi-même, ni qu'on ait protesté d'une plus sainte façon.

Le même peintre religieux qui signe: L. Tremblay, l'un des réprouvés, auteur de sainte Eugénie, qui compte huit années d'exposition, cite à l'appui de ses arguments, «le doux philosophe, le sage aimable, saint François de Sales, que notre Henri IV aimait tendrement.»—Ah!... donnez-moi un peu de fleur d'oranger....

Comme on va tout de suite se rendre au langage couleur café au lait, et à la raison couleur cuisse de nymphe de ce pauvre réprouvé M. Tremblay.

Je viens d'apprendre que M. C. Brun, dont j'ai cité un si risible alinéa à la fin de mon troisième chapitre, est encore un peintre.

Ah! tant pis! je ne renoncerai pas non plus; j'écrirai aussi,—pas comme les peintres;—je les citerai, je leur montrerai à eux-mêmes qu'il vaut mieux qu'ils expriment leurs idées par leurs tableaux, et que la peinture est bien leur langue, comme disait M. Millet.

M. A. Gautier—lui aussi!—a écrit, dans le journal l'Exposition, une longue lettre à M. Ch. Monselet; mais, comme elle ne concerne que M. A. Gautier, je ne suis pas assez indiscret pour la citer; je me contente d'en extraire ce petit passage:

«Si tu es friand d'entendre des choses singulières,
retourne au Salon des proscrits, tu surprendras parfois des
homme bien réfléchis qui le quittent en soupirant

Si ces mots «des hommes bien réfléchis» ne s'appliquent pas spécialement aux peintres refusés, le dernier mot, le dernier soupir doit faire bien réfléchir le jury.

Comme les peintres sont moraux et religieux! Comme ils parlent du bon Dieu, des saints et de la vertu avec complaisance! (Revoir les lettres des peintres, que j'ai citées). M. Amand Gautier insiste aussi sur la haute moralité de son tableau, la Femme adultère, exposé dans le purgatoire, dit-il.

Qui diable se serait avisé d'aller trouver de la morale dans ce tableau, si ce n'est son auteur?

Il est à remarquer également, à propos des écrits des peintres, qu'ils donnent tous des appellations différentes aux Refusés.

L'un dit qu'ils sont Exclus.

L'autre les traite d'Artistes non admis.

M. Tremblay les nomme Réprouvés.

M. Gautier les appelle Proscrits, etc., etc.

En se livrant aux méditations dans lesquelles plongerait ce sujet, on arriverait peut-être à trouver dans ces diverses désignations les opinions philosophiques, politiques et artistiques de leurs auteurs.

Le public, à force d'entendre de justes appréciations, commence à ne plus rire et à ne pas trop donner raison au jury,—ni aux peintres, il est vrai,—au Salon des Refusés.

La quantité de mauvaises et de primitives peintures est immense, mais n'atteint pas au chiffre des médiocres, des prétentieux, des affreux tableaux qui surabondent à l'Exposition des Reçus.—En outre, on ne saurait trop le répéter, les tentatives souvent réussies, les individualités nouvelles, ne se rencontrent guère qu'au Salon des Refusés.

Les tableaux que j'ai déjà cités de MM. Whistler, Colin, Pipard, Gilbert, Briguiboul, Gautier, Julian, Chintreuil, Fantin, etc., défient, bravent, et narguent le jury.

Je vais indiquer un grand nombre d'autres toiles remarquables, des paysages et des natures mortes surtout.

Voici les Embrasseux, de M. Jean Desbrosses.

Le soir, au coin d'un bois, devant le soleil couchant, un gros garçon de campagne fait claquer un baiser sur la joue penchée d'une jeune et fraîche paysanne,—l'enjoleu a l'air si heureux, la petite coquette est si gentille et si mutine! Toute cette campagne, cet horizon sont volés à la nature. Cela est vrai, amusant et naïf, cela sent bon; c'est un charmant tableau.

M. Charles Lapostolet est l'auteur de deux paysages dont un surtout, celui qui représente une route et des massifs d'arbres dans une forêt, est très-beau.

La Chute de la rivière de Loing, au soleil couchant, par M. Charles-Edme Saint-Marcel est encore un beau paysage. Mais que c'est fatigant de dire toujours: beau, très-beau, très-bien, très-réussi en parlant des paysages. C'est qu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Je raconterais bien un paysage que j'aurais vu, moi-même, qui m'aurait fait une impression particulière; mais comment décrire les paysages des autres, à moins de dire comme au théâtre:—La scène se passe dans la forêt de Fontainebleau; à droite, sur le premier plan, un gros chêne; à gauche, un chemin qui mène à la ville. Je pourrais ajouter: On entend un cor, à la cantonnade.

J'ai remarqué le paysage de M. Charles-Edme Saint-Marcel, et j'ai aussi remarqué un tableau de M. Saint-Marcel fils,—mais d'une toute autre façon.

En regardant ses Chevaux de ferme à l'écurie, quoique M. Saint-Marcel fils soit élève de MM. Decamp et Léon Cogniet, j'ai cru fermement qu'il était élève de M. Brivet-le-Gaillard.

Est-ce que les paysagistes commenceraient à croire, comme beaucoup d'hommes de lettres, à ce stupide proverbe: Tel père, tel fils? En voilà plusieurs qui donnent leurs pinceaux à leurs enfants dont ils feront d'éternels élèves. Un des exemples frappants de cette funeste voie est M. Daubigny, dont le fils a exposé cette année, des paysages copiés sur ceux du papa. Ces paysages ont pu réjouir ce bon père, mais ils font approuver sans réserve la conduite des notaires qui accumulent les barricades devant les envies artistiques de leurs fils.

Un des plus curieux et des meilleurs tableaux au Salon des Refusés, c'est le Bûcheron et la Mort, par M. Pinkas.

«Un jour d'été, un bûcheron, épuisé sous le faix de la
chaleur et du travail, ramassa ses suprêmes efforts pour enfoncer
son coin dans le tronc d'un vieux chêne, puis retomba,
découragé. Les sueurs serpentaient sur son visage
terreux et ravagé, ses yeux grandissaient sans regards, et sa
respiration déchirait son gosier desséché. Quant il revint à
lui, le tableau splendide de la forêt tranquille et heureuse,
qui ne semblait occupée qu'à écouter, sous le soleil, le chant
du coucou, lui fit faire une comparaison si fâcheuse, qu'il
se prit à pleurer. Le bonheur calme de la forêt lui faisait
envisager, par contraste, sa destinée tourmentée.

«Le bûcheron, à force de se désoler, en arriva bientôt
à ce paroxysme de la douleur où l'on se met à parler tout
haut.

«—Suis-je malheureux, se dit-il en patois, je n'ai pas
la force de travailler, et je n'ai que le travail pour faire
vivre mes six enfants, ma femme et moi-même! Et ma
femme est encore enceinte!

«(Généralement, le hasard envoie beaucoup d'enfants à
ceux qui n'ont même pas de quoi se nourrir).

«—Ah! poursuivit le bûcheron, je voudrais que la Mort
fût la marraine de ce dernier enfant!

«Pendant qu'il se tenait ce triste langage, le comique qui
ne perd jamais ses droits continuait à jouer des farces. Il
soufflait aux fourmis l'idée de grimper dans les jambes du
bûcheron, aux faucheux celle de se promener sur son cou.
Il en résultait des grattements qui nuisaient à la gravité du
tableau. Le chant monotone du coucou se mêlant aux sanglots
de l'infortuné, une pie, oiseau de pantomime, qui
allait et venait non loin de là, en sautillant comme... une
pie, ajoutaient encore à la partie gaie.

«A peine le pauvre bûcheron avait-il prononcé cette phrase imprudente:
«Je voudrais que la Mort fût la marraine de ce dernier enfant!» que le
tronc d'un vieux chêne s'ouvrit et donna passage à cette vilaine
carcasse, la Mort, qui sembla descendre de voiture, et s'avança
gracieusement vers le bûcheron terrifié. Elle n'avait aucun vêtement,
c'était un squelette dans toute sa simplicité. La Mort est la seule
personne qui puisse sans indécence se présenter nue aux gens.

«—Tu m'as invoquée, dit-elle, ou plutôt firent les os
maxillaires au bûcheron, sur lequel elle tînt fixés les deux
trous qui lui servaient d'yeux.»

«C'est, dit-il, afin de m'aider
A recharger ce bois....»

Telle est la scène représentée par M. Pinkas, excepté la Mort qui a une espèce de casquette et une cravate rouge autour de l'arête qui lui sert de cou.

Les Roses, de Mlle Adèle de la Porte; les Légumes, de M. Horace Pagez; les Lilas, de M. Maistan,—un suspect qui n'est pas dans le catalogue!—le Gibier, de Mlle Aglaé Laurandeau (suspecte); les Pêches, de M. Leroy (suspect); les Roses et Marguerites, le Seringat, de M. Charles Laass d'Aguen; le Citron, de Mlle Louise Darru; les Pieds de cochon, les Oeufs et le Fromage, de M. Graham, et enfin le Dessert, de Marie Thibault, composent un festin complet et charmant, aussi agréable au goût qu'aux yeux.

Il faut que Messieurs du jury aient le palais—de l'Institut—difficile. N'avoir pas voulu goûter ces excellents mets et ces beaux fruits parmi ces fraîches fleurs, avoir repoussé la peinture à la Sainte-Menehould de M. Graham, fait supposer des estomacs et nez bien blasés.

L'Exposition des Reçus et des Refusés est terminée depuis le 1er juillet dernier. La distribution des prix ou médaille et récompenses sera faite le 6 juillet.—Les Refusés doivent avoir des chances!

Un décret du 23 juin dernier, inséré au Moniteur, a fait savoir que dorénavant l'Exposition de peinture, de sculpture et d'architecture aura lieu chaque année, du 1er mai au 1er juillet.

Les Refusés ne sont probablement pas compris dans ce décret, ce qui veut dire que le jury ne sera plus troublé, continuera, comme par le passé, à taper à l'aventure, et que les choses iront comme devant.

Quand donc lirons-nous le bienfaisant décret qui supprimera le jury?

Finissons ce chapitre par l'annonce d'une grande nouvelle.

Le tableau de Courbet, les Curés ivres, déjà célèbre, quoique non vu, va commencer son tour du monde par l'Angleterre.

Le maître-peintre consciencieux veut, avant le départ, mettre une perfection minutieuse dans les moindres détails de son œuvre. Il s'est remis dessus et cherche des défauts. Il ne veut pas qu'un seul critique, un amateur, ni même qu'un artiste puisse y trouver une petite bête. Il considère ce tableau comme son meilleur et veut le faire ainsi considérer par tout le monde.

Nous suivrons de loin ce tableau dans ses pérégrinations, et nous tiendrons nos lecteurs au courant de ses aventures et de ses effets.

Dès à présent, nous savons qu'il sera exposé à Londres et qu'il y aura grand meeting.


VII

SOMMAIRE

Enterrements de toutes classes.—Une odeur de cuir chaud.—M. Briguiboul ne sera plus Refusé.—L'honneur est le seul vrai salaire.—Morceau éloquent.—Un maréchal qui a raison.—Il a tort.—Les peintres ont mal compris.—On lit dans le Moniteur.


La distribution solennelle des croix et des médailles d'honneur, des médailles de 1er, 2e et 3e classes, des mentions honorables et des rappels de médailles aux peintres, architectes, sculpteurs, graveurs et lithographes, est enfin terminée.

Les discours ont passé «comme un parfum d'été.»

M. Briguiboul est le seul Refusé qui ait obtenu (non à cause de cette qualité) une médaille de 3e classe.

Si l'on admet ce principe absurde qu'une récompense est due à un artiste parce qu'il a du talent,—comme si la vraie, la seule récompense pour un artiste n'était pas d'avoir du talent ou même du génie,—on attribuera le don de cette 3e médaille au tableau mythologique de M. Briguiboul, qui est parmi les œuvres refusées et non au tableau reçu. C'est pourtant ce dernier qui a valu à son auteur le grand honneur de 3e classe dont nous venons de parler.

Les jours de distribution de prix, les lycéens ne sont pas plus heureux et plus émus que les artistes ne le sont quand un ministre ou un maréchal leur octroye, dans une cérémonie solennelle, au nom de l'Empereur, des récompenses diverses.

Quant à moi, si j'étais guerrier, je ne combattrai que pour combattre,—parce que ce serait mon devoir,—et non pour obtenir un grade ou une croix; peintre, je ne peindrai que pour faire de beaux tableaux—et non pour être applaudi ou récompensé; travailler pour soi-même me paraît une superbe maxime que je voudrais lire en lettres d'or sur champ d'azur chez tous les artistes.

Arriver à être content de soi, à savoir, à être sûr qu'on a bien fait, est la vraie gloire, la seule durable, la seule que se transmettent les hommes de génie, frères de celui qui l'a conquise.

Quel jury, quel souverain pourraient me donner tort ou raison contre moi-même. Quoi!—il dépendrait d'un homme parvenu—ou de plusieurs—d'annihiler mon œuvre ou d'augmenter sa valeur! J'oserais me dire artiste et je n'aurais pas d'opinion! Le jugement même d'un grand homme prévaudrait contre le mien, quand je sais, quand j'ai appris, étudié, travaillé, quand j'ai vécu et fait mon œuvre! Non, mille Dieux! répondrais-je. Je suis libre, je sens, je suis convaincu, je discute et je maintiens ce que j'ai fait!

D'autre part, comment pourrait-on établir la justice et la justesse des condamnations et des récompenses en matière d'art?—Il est inutile de recommencer à démontrer l'impossibilité des censures et des jurys.

La magistrature artistique infaillible n'est pas encore éclose. Dès lors un peintre médaillé, homme consciencieux, s'appréciant à sa valeur exacte,—s'il est possible,—pourra-t-il supporter de sangfroid qu'un peintre de sa valeur ou plus fort que lui n'ait pas reçu la même faveur? Croit-on que beaucoup d'académiciens pouvaient, sans rougir, frotter de leurs habits à palmes, en passant, le paletot de Balzac?

Non, non.—Il est d'éternelles vérités toujours bonnes—et inutiles à dire,—dont on ne profite guère, soit, mais que les cérémonies, les solennités et toutes les fausses grandeurs ne renverseront pas.

Le discours de M. le maréchal Vaillant, ministre des Beaux-Arts, a ceci de particulier que, pour la première fois peut-être, on a pu entendre l'éloge officiel de l'invention, de l'originalité. Dans les phrases d'un vieux soldat, l'armée devait naturellement avoir quelques mots. Mais nous ne sommes pas de l'opinion de M. le maréchal quand il parle du jury éclairé et quand il affirme que le public est toujours empressé d'accueillir une tentative originale.

Quelques allusions aux peintres refusés se glissent dans le discours de M. de Nieuwerkerke, qui a repoussé l'excentricité avec dédain.

Je crois, moi, que l'excentricité est une rare faculté en Art que n'a pas qui veut, et contre laquelle conséquemment il est peu urgent de se mettre en garde.

Certaines parties du discours de M. de Nieuwerkerke ont été interprétées par les artistes comme des promesses de liberté pour les Expositions à venir, et pour ce vivement applaudies.

Beaucoup d'artistes, et des meilleurs, désirent et demandent la suppression du jury et la liberté des Expositions. C'est trop juste, et cela se fera.

Voici, d'après le Moniteur, le compte-rendu de la cérémonie et les discours:

DISTRIBUTION SOLENNELLE

DES

RÉCOMPENSES DÉCERNÉES AUX ARTISTES

APRÈS L'EXPOSITION DE 1863

La distribution des récompenses aux artistes qui ont pris part à l'Exposition de 1863 a eu lieu hier, à une heure, au Palais de l'Industrie.

S. Exc. le maréchal Vaillant, ministre de la Maison de l'Empereur et des Beaux-Arts, a présidé la cérémonie. Il était accompagné de M. Alphonse Gautier, conseiller d'État, secrétaire général du ministère de la Maison de l'Empereur et des Beaux-Arts, et de M. le lieutenant-colonel Monrival, son aide de camp. Il a été reçu, à son arrivée au Palais, par M. le comte de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts, assisté de M. Courmont, chef de la division des Beaux-Arts, de MM. les inspecteurs généraux des Beaux-Arts, de M. le marquis de Chennevières, conservateur adjoint au Musée du Louvre, chargé du service des Expositions.

A droite et à gauche de l'estrade d'honneur se sont placés les membres du jury, les conservateurs et conservateurs adjoints des Musées impériaux, et les fonctionnaires supérieurs du service des Beaux-Arts.

A une heure, la séance ayant été déclarée ouverte, S. Exc. le maréchal Vaillant s'est levé et a prononcé le discours suivant:

«Messieurs,

«C'est un vieux soldat qui vous remet, cette année, les récompenses accordées par l'Empereur à tous ceux dont les travaux honorent le pays. L'armée, vous le savez, a souvent bien mérité des artistes. Vous lui devez quelques-uns de ces chefs-d'œuvre que-vous admirez et que vous prenez pour modèles; et naguère encore vous l'avez vue, à Rome, suspendant les coups qui pouvaient porter le ravage dans ces sanctuaires des arts, objets de juste vénération. Aujourd'hui, ma tâche est facile: je viens proclamer les décisions d'un jury éclairé, confirmées par ce jury sans appel qu'on nomme le public. En aucun pays ses arrêts ne sont plus autorisés qu'en France, parce qu'en France il n'y a personne qui ne s'intéresse à vos travaux. Laissons la médiocrité orgueilleuse accuser le goût du siècle et déplorer ses changements et ses caprices.

«Les artistes, messieurs, trouveront toujours le public empressé d'accueillir une tentative originale, parce que l'invention est une des plus précieuses qualités de l'art. S'ils rencontrent de la sévérité lorsque, pour suivre la vogue, ils renient leurs propres convictions; si, traités d'abord avec bienveillance, ils sont vite abandonnés, c'est justice. Le public a toujours maudit, avec le poète, le troupeau servile des imitateurs. Il avait applaudi à de brillantes promesses, il retire sa faveur à qui ne les a pas tenues.

«Notre siècle, assurément, n'est pas de ceux dont les artistes aient à se plaindre. Je ne vous rappellerai pas la constante protection dont ils sont l'objet de la part de l'Empereur; les richesses nouvelles acquises par ses ordres pour nos Musées, les grands travaux exécutés dans la capitale de l'Empire. Qu'il me soit permis de vous faire remarquer seulement que l'absence de préjugés, l'éloignement pour la routine, le dégagement de toutes traditions étroites, sont devenus les principes de la critique moderne. Plus heureux que la plupart de vos devanciers, vous n'avez plus à vous débattre contre des règles absolues que de glorieuses écoles ont souvent laissées après elles. Aujourd'hui, qu'on poursuive l'étude de la nature jusque dans ses trivialités ou qu'on s'applique à rechercher un idéal poétique, tous les efforts consciencieux sont appréciés, et jamais le mérite d'un ouvrage ne sera contesté pour n'avoir pas l'autorité d'exemples anciens. Cette disposition, qui laisse aux artistes la plus complète liberté pour suivre leurs tendances et leurs inspirations, ne doit pas leur faire oublier les difficultés nombreuses de leur carrière. A moins de s'être préparé par de fortes études, il est imprudent de tenter des routes nouvelles, et, si j'ose me servir ici d'une comparaison empruntée à mon métier, je dirai qu'il n'appartient qu'aux soldats aguerris et disciplinés de tout oser avec l'espoir fondé de réussir. L'observation constante de la nature, les méditations patientes devant les œuvres des maîtres, voilà les plus sûrs moyens d'obtenir des succès durables. Telle a été l'éducation de ceux de vos prédécesseurs qui ont conquis une juste renommée; telle je voudrais que fut l'éducation de tous nos artistes.

«Vous avez désiré que des Expositions plus fréquentes permissent à vos juges naturels de suivre, pour ainsi dire pas à pas, vos efforts et vos progrès. Le comte Walewski, mon honorable prédécesseur, qui, pendant son administration, a donné tant de preuves de sa sollicitude pour vos intérêts, qui s'est montré si jaloux de multiplier les moyens d'encourager vos travaux, a porté votre désir à la connaissance de l'Empereur, et Sa Majesté a ordonné la réalisation de cette mesure. Une année ne se passera donc pas sans que cette enceinte reçoive vos œuvres nouvelles. J'ai la confiance que ces Expositions annuelles répondront à votre attente, comme à celle du Gouvernement, grâce à vos efforts et au concours du surintendant des Beaux-Arts, qui vient de recevoir de la confiance de l'Empereur une mission plus élevée, et qui vous aidera d'autant plus sûrement de ses conseils et de son autorité qu'il est sorti de vos rangs et qu'il vous appartient toujours par ses œuvres.

«Pourquoi faut-il qu'un douloureux souvenir attriste la joie de cette fête! Moins que personne et moins ici que partout ailleurs, au milieu de ces toiles animées qui nous parlent de combats et de victoires, je ne puis oublier que, dans le cours même de cette année, il y a quelques mois à peine, l'armée des arts perdait l'un de ses plus illustres maréchaux.

«Vous l'avez reconnu, messieurs, et vos cœurs ont nommé avant moi le troisième, le dernier, le plus grand des Vernet.

«Peintre de l'épopée impériale, Horace Vernet, dans son inépuisable fécondité, s'est associé à tous les triomphes de la France. Pendant une longue vie, qui égala presque celles du Titien et de Michel-Ange, cet infatigable créateur ne cessa pas un jour de travailler, et, sans jamais avoir vieilli, ne s'arrêta que pour mourir!

«Nul plus que lui, sans doute, n'aurait eu droit à d'éclatantes funérailles; le peuple eût porté l'artiste populaire à sa suprême demeure; jeunes et vieux, les soldats de l'Empire eussent voulu honorer encore celui qui avait reproduit tous leurs combats et popularisé toutes leurs victoires; et vous, messieurs, ses derniers élèves, ses premiers admirateurs, quelle escorte vous eussiez faite à sa cendre!

«Il ne l'a pas permis. Lassé de la gloire, il a refusé pour sa tombe tous les hommages; mais dans cette tombe il a emporté tous les regrets.

«Ce que la reconnaissance du pays n'a pu faire alors, messieurs, l'Empereur, inspiré par sa grande âme, l'avait fait d'avance en accordant à votre vieux maître, à mon vieil ami, un honneur si exceptionnel qu'il est presque unique dans l'histoire de l'art.

«Que l'exemple vous soutienne, messieurs, et que la récompense vous encourage. Il est bon, au début de la carrière, de se fortifier pour la lutte, et rien ne rehausse le cœur comme le spectacle du travail accompli, du succès mérité et de la gloire obtenue.»

Ce discours a été plusieurs fois interrompu par des salves d'applaudissements.

M. le comte de Nieuwerkerke a pris ensuite la parole et s'est exprimé en ces termes:

«Messieurs,

«A l'heure où les questions d'art deviennent plus graves parce qu'elles deviennent plus générales, l'Empereur, en réunissant dans le ministère de sa Maison tous les services des Beaux-Arts, en les confiant à un maréchal de France à la fois homme de science et de goût, a voulu, pour ainsi dire, les rapprocher encore de Lui.

«Déjà une mesure essentiellement libérale a été prise cette année en faveur d'un grand nombre d'artistes. Ils la doivent, vous ne l'ignorez pas, à la sollicitude de l'Empereur. Avec cette bienveillante initiative qui distingue chacun de ses actes, notre auguste Souverain a appelé tous les artistes à partager le grand jour de la publicité. Il a pensé que le moment était venu de donner cette satisfaction au public, aux artistes, aux membres du jury eux-mêmes. C'est donc à tous ceux dont les œuvres ont été exposées que je m'adresse aujourd'hui, à ceux dont les noms sont inscrits au catalogue officiel, comme à ceux pour lesquels des salles particulières ont été ouvertes.

«Nous sommes heureux de constater le redoublement d'activité qu'a produit le Salon de 1863. Il nous donne la preuve de l'intérêt croissant que l'art inspire; le nombre des visiteurs pendant la semaine a été plus considérable que les années précédentes, et chaque dimanche, 30 à 40,000 personnes, profitant de ce jour de repos, se sont empressées de venir contempler vos travaux.

«Vous répondrez à ce précieux encouragement de la foule, messieurs, et nous aurons bientôt à enregistrer, à côté de noms déjà célèbres, d'autres talents qui seront une illustration de plus pour l'époque où nous vivons. Quand on voit constamment grandir l'élite vaillante de notre école, quand on mesure sa moyenne fort élevée, il est bien permis de caresser un pareil espoir.

«Nous qui suivons vos progrès avec une attention soutenue, nous reconnaissons que jamais dans l'École française il n'y a eu une somme de talent si générale; cependant nous ambitionnons une supériorité plus haute encore. Ne vous méprenez pas sur notre pensée, messieurs: lorsque nous souhaitons pour vous, pour l'art national, un plus vaste avenir, nous ne prétendons pas refuser au présent la justice qui lui est due. C'est parce que vous pouvez beaucoup que nous vous demandons toujours davantage.

«Nous n'insisterons pas sur certains écarts de goût que le jury devait signaler à ceux qui les ont laissés se manifester dans leurs œuvres. Cet avertissement suffira, nous en avons l'espérance, pour que de telles défaillances ne se renouvellent plus; car, messieurs, vous qui avez déjà du talent, croyez bien que l'excentricité n'a jamais eu d'autre effet que de retarder les succès légitimes et durables. C'est à vous-mêmes que nous en appelons, et nous ne doutons pas que dans un très-bref délai vous ne nous donniez raison.

«Si nous regrettons d'avoir à constater que l'on s'éloigne de la grande peinture, il n'y a cependant pas lieu d'en être trop alarmé; si les préférences de quelques-uns se portent vers l'étude du paysage, par exemple, leurs succès dans cette voie ne doivent pas nous inquiéter sur les destinées du grand art en France. Chaque époque, en effet, obéit à un mouvement particulier, à une pression extrêmement mobile de l'esprit et du goût. L'important, c'est que dans chacune des directions parcourues, le talent soit à la hauteur de la tentative. D'ailleurs, comme pour être signé de Raphaël ou de Ruysdaël, de Michel-Ange ou de Clodion, un chef-d'œuvre n'en est pas moins un chef-d'œuvre: en raison de la diversité des esprits, de la variété infinie des talents et des aptitudes originelles, nous comprenons que la plus grande liberté règne dans la pratique et la direction de l'art. Mais, au nom même et en échange de cette liberté de tendances dont nous nous plaisons à reconnaître la légitimité, nous vous demandons, nous vous recommandons avec instance le travail obstiné, patient, convaincu. Méfiez-vous des à-peu-près en tout genre; la véritable force les a toujours dédaignés, et vous pouvez, vous devez être véritablement forts.

«Le grand art sera toujours l'objet de nos prédilections. Pourtant que ceux d'entre vous qui ne suivent pas ses traditions ne croient pas que nous voulions les renier; ils sont nos enfants prodigues, mais, à l'inverse de celui de la parabole, ils reviennent parfois les mains pleines. L'École française contemporaine est à la tête des écoles d'art de l'Europe. Et si nos cœurs sont encore émus de la perte des Vernet, des Delaroche, des Decamps, des Pradier, et de tant d'autres, hélas! n'est-ce pas une consolation de penser que parmi vous il se fait ou se fera d'aussi grandes renommées? La France est féconde, messieurs, et, de même que ses soldats, ses artistes sont les premiers du monde.—Dans cette lice où sont venus se mesurer les représentants de l'art européen, plus la lutte a été sérieuse, plus la victoire est honorable, car nous sommes trop justes pour ne pas apprécier à sa véritable valeur le mérite des artistes étrangers qui, à chaque Exposition, viennent concourir avec vous. Aussi est-ce sans distinction de nationalité que les récompenses sont accordées au talent. L'Empereur et l'Impératrice, par de nombreuses acquisitions aux artistes de toutes écoles et de tous pays, ont voulu consacrer ce principe.

«Maintenant, messieurs, je vais vous faire connaître les noms des artistes récompensés. Tout en laissant au jury l'honneur comme la responsabilité de ses choix, il est juste de dire que la quantité des médailles dont il pouvait disposer n'étant pas en rapport avec la somme des talents, il s'est trouvé en présence d'une grande difficulté. Cet embarras du choix, nous sommes heureux d'en faire la remarque, prouve une fois de plus dans quelles proportions s'est augmentée l'élite de l'École française. Un autre système de récompenses était donc devenu nécessaire; nous vous le ferons connaître prochainement, ainsi que le règlement de l'Exposition de 1864»

Le discours s'est terminé au bruit des manifestations les plus sympathiques.

Le surintendant des Beaux-Arts, après avoir demandé les ordres de S. Exc. le ministre de la Maison de l'Empereur et des Beaux-Arts, a fait l'appel des artistes français et étrangers nommés dans l'ordre de la Légion d'honneur, par décret impérial; puis il a lu la liste des récompenses décernés par le jury.

Chaque artiste est venu, au milieu des acclamations des assistants, recevoir les récompenses de la main de S. Exc. le maréchal Vaillant.

A deux heures, la séance était terminée.

(Moniteur, 7 juillet 1863.)

Outre M. Briguiboul, plusieurs Refusés-Reçus, c'est-à-dire ayant des tableaux aux deux Expositions, ont eu des mentions honorables.

C'est M. Blin et M. Méry, deux paysagistes de talent, deux suspects qui figurent timidement parmi les Refusés et qui ne se sont pas nommés dans le catalogue. Nous donnons, nous, une mention à leurs paysages repoussés. Puis, M. Harpignies, déjà nommé, qui a deux paysages remarquables, rejetés par la même raison qui a fait admettre un autre tableau de lui, je veux dire sans savoir pourquoi. MM. Laurens et Tabar, peintres connus et toujours reçus jusqu'à présent. Enfin, MM. Vaudé et Wagrez. Refusés cachés comme leurs tableaux qui ne m'ont pas arrêté.

Je ne cite ces mentions que comme des preuves de plus de la faillibilité des censeurs et examinateurs. Comment s'expliquer que ces tableaux, d'égale force et des mêmes peintres, aient été—les uns admis, les autres renvoyés? Saint Basile, le fameux dialecticien, l'oracle invincible, n'aurait pu éclaircir ce mystère.


VIII

SOMMAIRE

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