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Le sang de la sirène

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The Project Gutenberg eBook of Le sang de la sirène

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Title: Le sang de la sirène

Author: Anatole Le Braz

Release date: March 31, 2020 [eBook #61718]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
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by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SANG DE LA SIRÈNE ***

LE

S A N G   D E   L A   S I R È N E

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
———

DU MÊME AUTEUR

———

LA CHANSON DE LA BRETAGNE, poésies (Ouvrage couronné par l’Académie française)1 vol.
AU PAYS DES PARDONS1 —
PAQUES D’ISLANDE (Ouvrage couronné par l’Académie française)1 —
LE GARDIEN DU FEU1 —
LE SANG DE LA SIRÈNE1 —

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande.


ÉMILE COLIN ET Cⁱᵉ—IMPRIMERIE DE LAGNY
E. GREVIN, SUCCʳ


ANATOLE LE BRAZ

———

LE

SANG   DE   LA   SIRÈNE




PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

 

A MADAME ANDRÉ BÉNAC

NÉE EDMÉE CHAMPION

Je mets ce livre sous vos auspices, madame, d’abord parce qu’il ne saurait y en avoir pour lui de plus favorables, ensuite, parce que j’ai toutes raisons de croire que votre sympathie lui est d’avance assurée. Il évoque, en effet, des paysages qui vous sont chers à plus d’un titre, et des âmes qui, pour humbles qu’elles puissent être, vous ont toujours paru mériter, par une sorte de noblesse native, qu’on s’y intéressât.

Elles vous sont presque aussi familières qu’à moi-même, ces Bretonnes de la mer ou de la montagne, dont j’ai tâché de peindre en ces pages la grâce mélancolique et le charme voilé. Vous les coudoyez, chaque été, le long des grèves éclatantes ou dans les étroits chemins ombreux, autour de l’oasis d’enchantement qu’un signe de vous a fait surgir des dunes embroussaillées de Beg-Meil. Les vieux manoirs, d’aspect historique, où elles songent leur vie plutôt qu’elles ne la vivent, ont pour vous un attrait mystérieux. Volontiers vous en passez le seuil; volontiers, par les chauds après-midi de juillet ou d’août, vous vous y attardez dans le clair-obscur de la cuisine profonde qui mire les feuillages du dehors aux battants de ses meubles cirés et garde, en sa pénombre quasi souterraine, je ne sais quelle troublante odeur d’autrefois. On vous y accueille comme une «dame» des légendes, comme une fée. Quoi de plus naturel, en un pays que les fées n’ont point abandonné, où les yeux de Viviane sont restés ouverts dans l’eau des sources, où la blonde chevelure de Morgane ondule aussi radieuse que jamais sur la mer qu’elle embaume!... Et les esprits ne vous sont pas moins hospitaliers que les demeures. Ils vous sentent confusément de leur parenté. Ne communiez-vous pas dans le culte du rêve avec cette race de rêveurs? La langue même, cette énigmatique langue bretonne, vieille comme les âges, n’est point entre eux et vous un obstacle. Vous en avez appris les mots essentiels, les doux vocables d’humanité qui seuls importent à ces cœurs affamés de tendresse. Un de leurs proverbes dit: «Plus vaut une poignée d’affection qu’une boisselée d’or.» Parce que vous êtes allée à eux, l’incantation d’amour aux lèvres, ils se sont révélés à vous.

Vous pouvez ainsi rendre témoignage en faveur de l'âme celtique, trop méconnue. Vous savez, pour l’avoir respirée, quelle merveilleuse fleur d’idéalisme persiste à s’épanouir en elle. Et vous savez aussi qu’elles ne sont point une pure fiction de littérateurs, ces filles des rivages cimmériens, qui hantaient le souvenir de Renan jusque sur les marches de l’Acropole et dont il comparaît les yeux aux vertes fontaines de leur pays, où, «sur des fonds d’herbes ondulées, se mire le ciel». Il n’est pas une vallée de Cornouailles, pas un repli des monts d’Arrée, pas un estuaire du Trégor qui ne recèle quelqu’un de ces types secrets et suaves, quelqu’un de ces miracles ignorés. Mais,—vous l’avez constaté vous-même,—c’est dans les îles, égrenées au large des côtes, qu’il en faut chercher les exemplaires les plus accomplis. Cela se conçoit sans peine. Ces îles sont comme des terres cloîtrées,—pauvres, d’ailleurs, et d’une médiocre séduction. L’étranger n’y pénètre guère et leurs habitants, par contre, s’en évadent peu, de sorte que la race s’y maintient dans toute son intégrité. C’est un usage consacré, presque une règle religieuse, de ne s’y marier qu’entre soi. L’homme qui s’irait choisir une compagne au dehors commettrait une forfaiture. La consanguinité des unions, si elle altère parfois la sève familiale, parfois aussi l’enrichit et l’affine. Dans ces petites communautés insulaires, où la vie est simple, rude et saine, elle aboutit souvent, chez les femmes surtout, à d’admirables réussites d’élégance naturelle et de distinction sans apprêt. Vous en avez contemplé plus d’une, madame, de ces graves et sveltes patriciennes de la mer. Il rayonne de leur regard, de leur sourire, du rythme tout instinctif de leurs mouvements, un charme dont elles n’ont pas conscience, mais auquel leur entourage même ne laisse pas d’être sensible. Parce qu’il a la mémoire encore imprégnée des mythes de l'ère primitive, il voit en ces créatures privilégiées les arrière-nièces de quelque antique Vénus marine et se persuade que la magie des Sirènes a passé dans leur sang.

Au fond, il n’a peut-être pas si tort. La mer est pour beaucoup dans la perfection de ces êtres rares. Elle ne sert pas seulement d’un cadre magnifique à l’harmonie de leurs formes. Elle les modèle, en quelque mesure, à son image, teinte leurs prunelles de la nuance changeante de ses eaux, fait courir son azur dans leurs veines, communique à leur chair la transparence de ses nacres frémissantes, répand enfin sur toute leur personne un peu de sa grâce, de sa poésie, de son mystère, et, pour tout dire, de sa beauté. Joignez que, pour achever de légitimer la croyance populaire, elle ne se prive pas de leur faire cruellement expier ses dons. Elle ne leur permet le plus souvent qu’une royauté précaire, des amours inquiètes, un destin traversé des pires catastrophes. Il n’est que trop vrai, le tragique symbole d’une grande Némésis ancestrale s’acharnant sur des clans entiers de marins! Elle a nom la mer, cette Némésis. C’est elle la Sirène éternelle, nourrice et meurtrière des races, source de tant de voluptés et de tant de larmes, sans cesse maudite, indéfectiblement aimée.

La mer!... Vous ne vous étonnerez ni ne vous plaindrez, madame, de la trouver presque à tous les feuillets et, pour ainsi parler, à tous les tournants de ce livre. C’est, ou peu s’en faut, la même qui, à Beg-Meil, berce vos rêveries à son murmure, la même encore qui vous sourit et vous chante la bienvenue, lorsque vous voyagez en Trégor. Je ne me flatte point d’avoir rendu ses prestiges. Je les subis depuis trop longtemps et j’en ai une impression trop profonde, pour ne savoir pas que tout verbe est pauvre et toute peinture misérable, en comparaison. Dussé-je pourtant être taxé de naïveté, je ne veux pas me refuser la satisfaction de rappeler ici le mot que M. Gaston Deschamps, dans une de ses chroniques, dit avoir recueilli des lèvres d’une des mondaines qui lisent, au lendemain de la publication du Sang de la Sirène dans la Revue de Paris: «Cet homme, déclarait-elle, a le sens de la mer.»

La mondaine, madame, ce n’était pas vous. Mais, ce qu’elle a pu dire, j’en aurais vraiment quelque orgueil si, à votre tour,—après avoir refermé ces pages et revu en imagination les paysages de mer qu’elles évoquent,—vous le pouviez penser.

A. LE BRAZ.

Quimper, Stang-ar-C’hoat, 22 mai 1901.

LE SANG DE LA SIRÈNE

A M. ARMAND CONSIDÈRE

 

 

I

Les mains appuyées au bastingage, je regardais, dans le crépuscule embrumé d’un pâle matin d’octobre, se lever, de-ci de-là, sur les eaux, des formes d'îles aux contours imprécis, qu’on eût pu prendre aussi bien pour un fantastique troupeau de monstres. La vitesse de notre marche leur communiquait une sorte de vie mystérieuse, dans la clarté trouble du demi-jour où flottaient encore des restes de nuit. On les voyait surgir confusément et, presque aussitôt, s’atténuer, disparaître comme emportées par la fuite mouvante des houles.

L’irréalité du décor avait quelque chose d’étrange et de saisissant. Il semblait que l’on assistât peu à peu à l’éveil frissonnant de la lumière et à l’organisation du chaos... Nous entrions au cœur de ce boulevard de la mer qui s’appelle l’Iroise et que borde une double rangée de phares alignés ainsi que des réverbères. Le feu blanc de Saint-Mathieu, dressé très haut dans le ciel, clignotait derrière nous, comme une étoile qui va s’éteindre; mais, à notre gauche, le feu rouge des Pierres-Noires continuait de brûler dans les profondeurs obscures de l’ouest et dardait sur l’abîme un reflet sanglant.

La Louise—un steamer de quelque cinquante tonneaux qui fait trois fois par semaine le service d’Ouessant—donnait tête baissée dans les vagues et les faisait gonfler sur ses flancs en deux bourrelets d’eau sombre, pareils à des glèbes retournées. Les vents étaient propices, on avait sorti toutes les voiles, pour aider à la machine. Nous filions grand largue, quoique d’une allure un peu heurtée. Sur le pont, une dizaine de personnes, y compris le matelot, le mousse et le capitaine. Celui-ci, svelte et vigoureux tout ensemble, le torse moulé dans un tricot de laine bleue, se tenait debout derrière la roue du gouvernail et jetait de temps à autre un ordre bref, en breton. Des femmes du Conquet, assises en groupe sur l’avant, récitaient leur rosaire en commun. Près de moi, un facteur des postes vérifiait le contenu de son sac, classait une à une les correspondances,—de menues lettres de gens de mer, ornées de timbres exotiques, avec de grosses suscriptions tremblées.

Nous liâmes conversation: il me nomma des îles qui passaient, Béniguet, Morgol, Quéménès, pauvres terres veuves, épaves d’un continent effondré.

Soudain, il dit:

—Molène!

Il me montrait du geste une haute croupe dénudée, une espèce de morne roussâtre vers lequel le vapeur inclinait maintenant sa marche.

—N’est-ce pas, continua le facteur, qu’elle mérite bien son nom d' «Ile Chauve»? C’est un proverbe du pays qu’il n’a jamais poussé dans Molène que deux arbres, l’un en pierre, et c’est le clocher, l’autre en fer, et c’est le mât du sémaphore.

II

Nous stoppâmes en eau profonde, au pied d’un môle arrondi. Le jour levant éclaira, en face de nous, sur la rive, une petite bourgade silencieuse, aux maisons d’aspect ancien, toutes semblables, uniformément blanchies à la chaux. Des mouettes voletaient d’un toit à l’autre, sans hâte, avec des mines familières d’oiseaux apprivoisés. Leurs cris étaient toute l’animation de ce pauvre village, resté comme en détresse sur ce radeau de granit, en plein Océan. Au coup de sifflet du steamer, il se fit néanmoins un remuement dans les ruelles. Quelques pêcheurs se vinrent accouder au parapet du môle; d’autres, sautant dans un canot, s’apprêtèrent à donner la main pour le déchargement des marchandises. Le recteur lui-même franchit l’échalier du cimetière et, la pipe aux dents, descendit vers la grève. Il échangea le bonjour avec le capitaine:

—Rien de neuf sur la «grande terre», Miniou?

—Rien de neuf, monsieur le recteur.

Des rouleaux d’étoffe, des paquets d’épices, des denrées s’accumulaient dans le canot. Comme le transbordement ne s’opérait pas assez vite à son gré, Miniou reprit:

—Ils ne sont jamais pressés, vos lascars de paroissiens!

—Bah! fit le prêtre, n’ont-ils pas l’éternité devant eux?

Nous allions repartir et la Louise virait déjà sur elle-même, lorsqu’un appel retentit, un «Ohé!» vibrant et jeune, qui déchira le grand silence. Toutes les têtes se retournèrent au cri. Une femme dévalait en courant la principale rue du village, sa robe de laine noire retroussée sur un jupon rouge, sa coiffe envolée à demi. On entendait sur le pavé caillouteux le bruit précipité de ses socques. Le capitaine bougonna, les sourcils froncés:

—Qu’est-ce qu’elle nous veut, celle-là?

Les hommes qui garnissaient le môle, l’ayant reconnue, crièrent d’une seule voix:

—Eh! c’est Marie-Ange!

La physionomie du capitaine s’égaya aussitôt et, se penchant dans l’ouverture de la chambre de chauffe, il commanda au mécanicien de faire machine en arrière. Les mêmes pêcheurs qui avaient transporté à terre les marchandises amenèrent jusqu’à nous Marie-Ange.

C’était une toute jeune femme, aussi fraîche, aussi gracieuse que son nom. Je la vois encore, debout dans la barque, au milieu des rameurs, rajustant sa coiffe de linon brodée de fleurs peintes, sa coiffe carrée d’Ouessantine, les bras arrondis au-dessus de sa tête, en un geste harmonieux de canéphore. La lumière rosée du matin se jouait dans ses vêtements et sur son visage dont le vent de la course avait avivé les couleurs. Sous ses paupières battantes, ses yeux brillaient. Elle était délicieuse à regarder venir de la sorte, détachée en fine silhouette sur le calme miroir des eaux, telle qu’une apparition de légende ou quelque fée radieuse des anciens mythes de la mer... Elle saisit d’une main assurée l’échelle de bord et bondit lestement sur le pont de la Louise.

La toiture basse du rouf lui offrait un siège commode; elle s’y assit, encore essoufflée, et, lissant ses cheveux, d’un blond d’aurore, qu’elle portait courts et taillés en mèches inégales, suivant la mode de son île, elle poussa un soupir d’aise, murmura doucement, d’une voie suave comme une musique:

Va Doué, un peu plus!...

Elle surprit mon regard arrêté sur elle et n’acheva point. A ce moment le capitaine qui, la manœuvre d’appareillage terminée, s’était approché par derrière à pas de loup, lui toucha brusquement l’épaule. Et, avec une rudesse familière où perçait toutefois quelque déférence:

—Hein! la Marie-Ange, voilà ce qui s’appelle s’embarquer au saut du lit!

Elle sourit; ses dents de nacre humide perlèrent comme des gouttes de rosée entre ses lèvres décloses.

—J’étais peut-être levée avant vous, ne vous déplaise, Joachim Miniou.

—Qu’est-ce qu’il y avait donc à Molène, ces jours-ci? Vous n’y êtes pas venue, j’imagine, pour manger des berniques.

—Non, grand curieux!... c’était pour boire du vin chaud.

Le «vin chaud», en Bretagne, est le breuvage traditionnel avec lequel on trinque à l’heureuse délivrance des femmes en couches. Une cousine de Marie-Ange, établie à «l'île chauve», avait mis au monde, l’avant-veille, un enfant superbe, «un gars de neuf livres, Joachim!...» Alors, comme elle était la marraine désignée, dame! elle avait dû prendre «ses cliques et ses claques», quoique ça la dérangeât en cette saison, à cause de ses petits pois qu’elle avait à battre au fléau.

Ils ne plaisantaient plus ni l’un ni l’autre maintenant, conversaient ensemble amicalement, d’un ton posé, elle, la tête un peu renversée, lui, le coude appuyé au mât.

—Et Jean? s’informa-t-il. Est-ce que cela va, le homard?

Elle eut comme un subit éclat de soleil dans les profondeurs mouillées de ses yeux d’aigue-marine.

—Une pêche miraculeuse, cette semaine... à pleins casiers!... Nous avons eu cent cinquante bêtes, tant moyennes que grosses, pour notre seule part. C’est même pourquoi Jean n’a pu m’accompagner au baptême. Il est allé vendre le poisson.

—Au Conquet?

—Non. A l’Ile des Saints. Il y a là-bas des mareyeurs qui paient plus cher...

Ils n’avaient rien de fort attrayant, ces propos. Je les écoutais néanmoins d’une oreille amusée. La voix admirablement timbrée de l'«îlienne» avait quelque chose de magique et d’ensorcelant. C’était un pur charme de l’entendre: elle ne parlait pas, elle chantait. Puis, toute sa personne réalisait, sans qu’elle s’en doutât, un idéal si parfait de grâce simple, de souple harmonie, de rare et d’indéfinissable beauté!... Qu’elle dît n’importe quoi, qu’elle s’oubliât en n’importe quelle pose, elle était sûre de plaire et de captiver. On ne pouvait se défendre de contempler en elle une de ces merveilleuses architectures humaines qui sont comme le chef-d'œuvre d’une race. Et cela, il n’était pas jusqu’à Miniou, ce roulier des flots, qui ne le sentît à sa façon, car, avant de regagner son poste sur la dunette, il me chuchota au passage, assez haut cependant pour que Marie-Ange n’en perdît pas un mot:

—Vous avez de la chance, un premier voyage... Vous aurez vu la «Fleur d’Ouessant»!

L’image était d’une justesse frappante. Fleur de jeunesse, en effet, fleur de santé, de lumière et de joie, fine et robuste églantine sauvage, épanouie aux jardins de la mer. Les yeux la respiraient comme un parfum. On éprouvait, à la regarder, je ne sais quelle impression de fête, de vie libre, souriante, reposée, sans rien de factice ni de troublant. Et qu’elle était donc bien à sa place, sur ce rouf de navire, avec une voile éployée frémissant au-dessus de sa tête, et, tout à l’entour, l’immense horizon marin, débarrassé maintenant des dernières brumes, où, dans la gloire discrète d’un matin d’automne, le jour montait!

La ligne du continent, vers l’est, se découpait en un âpre relief, avec une netteté d’eau-forte. Un mince liséré d’or pâle dessinait jusqu’en ses moindres saillies l’échine sombre des grands promontoires lointains. Toute l’énergie à la fois tenace et stérile de la terre bretonne se révélait dans ces hautes masses, sabrées d’entailles profondes, et que la pourpre des porphyres marbrait de taches ensanglantées. Corsen, Kermorvan, Saint-Mathieu, d’autres pointes encore barraient les confins de l’espace, pareilles à d’énormes carènes où des figures énigmatiques de roches s’érigeaient en guise d’aplustres. Leurs ombres, balancées par la houle, ondulaient doucement à leur pied. Elles nous suivirent quelque temps de la sorte; puis, le soleil ayant franchi leur crête, elles fondirent, comme consumées par l’incendie céleste, et nous n’eûmes plus dans les yeux que l’éblouissement divin de la mer.

Qui peindra jamais avec des mots la magie d’un lever de soleil sur l’océan? Des irisations merveilleuses couraient à la cime des vagues. Nous nous faisions l’effet de voguer sur des eaux féeriques, à travers un amoncellement invraisemblable de pierreries en fusion. On eût dit un satin transparent, déroulé à l’infini, une de ces étoffes dont parlent les contes, qui sont tissées avec des rayons et constellées de gemmes par myriades.

Je regardais en extase, comme si j’eusse été admis à contempler pour la première fois la fête de lumière que donne au monde le soleil naissant.

—Est-ce assez beau, cela! s’écria Marie-Ange.

Elle s’était dressée sur le rouf, sa jupe claquant à la brise, ses mains jointes en un geste d’adoration. Ainsi devaient prier, en ces mêmes parages, les prêtresses des anciens rites. L’ayant vue se signer, comme après une oraison mentale, je lui demandai:

—Vous saluez l’astre, Marie-Ange?

—Non, me répondit-elle, c’est parce que nous entrons dans le Fromveur... Tenez! Balanec et Bannec ont glissé derrière nous.

Deux îlots verts, deux émeraudes enchâssées dans de l’or fluide, venaient, en effet, de passer au vent de la Louise, et presque aussitôt la marche du steamer devint plus saccadée, plus haletante, comme entravée par des flots plus lourds. On entendait, sous le pont trépidant, s’époumonner la machine. Je me penchai sur le bordage. Des lames courtes et trapues se ruaient avec une obstination de béliers contre le flanc du navire, lui arrachaient des plaintes sourdes, un gémissement caverneux. Des convulsions étranges secouaient la mer. Çà et là des trous se creusaient, des entonnoirs béants, de vastes puits d’abîme. Ils se comblaient d’ailleurs aussi vite, et c’étaient alors des accalmies soudaines, de larges champs d’ondes apaisées, réfléchissant comme des glaces immenses la splendeur du ciel. Je me remémorai les légendes qu’au temps de mon enfance des long-courriers du Trégor m’avaient contées sur le Fromveur.

Les sirènes, disaient ces hommes ingénus, initiés à tous les mystères de leur élément, les sirènes ont là leur palais. Là, elles habitent, vierges éternelles, tourmentées de désirs sans fin qu’elles s’efforcent vainement d’assouvir, car les lèvres des fils des hommes où elles voudraient boire l’amour se ferment, mortes, sous leur baiser. Déçues la veille, elles recommencent le lendemain. Les vagues sont leurs pourvoyeuses. Mais plus encore que les vagues il faut craindre ces longues écharpes flottantes qui moirent de leur azur glauque les eaux inquiètes et rebroussées du Fromveur. Ce sont les ceintures des fées mauvaises: malheur à qui se laisse envelopper dans leurs souples enlacements!...

—Croyez-vous aux sirènes, Marie-Ange?

J’avais posé cette question très en l’air, sans y attacher d’autre importance, et je ne m’attendais certes pas au trouble qui saisit la jeune femme. Elle pâlit visiblement, sa bouche se plissa, ses beaux yeux de clarté se rembrunirent. J’avais touché, à mon insu, quelque point douloureux de son être.

—Pourquoi me demandez-vous cela? fit-elle d’un accent quasi farouche.

—Oh! pour rien, en vérité... Les gens de chez moi racontent sur ce Fromveur des choses si singulières!

—De quelle Bretagne êtes-vous donc?

—De l’Armor trégorrois.

—Le pays du pain blanc, à ce qu’il paraît...

Je n’eus point à m’excuser de l’avoir blessée involontairement. Convaincue de la pureté de mes intentions, elle avait repris son sourire. Ces Bretonnes des îles ont une âme changeante comme leur mer. Marie-Ange se mit à m’interroger sur le Trégor qu’elle ne connaissait que par ouï-dire, mais qu’elle se représentait comme une terre de délices, une terre fortunée, blonde d’épis, toute bruissante du murmure des feuillages et du chant des ruisseaux. Puis vint le tour de sa patrie à elle, la Thulé des Gaules, la sauvage et poétique Eûssa.

—Dans un instant, prononça-t-elle, vous la pourrez embrasser toute.

Ce ne fut d’abord qu’une estompe légère, à peine indiquée sur l’horizon et qui tremblait, indécise, dans les fonds vibrants du ciel. Peu à peu l’image se précisa, se matérialisa en quelque sorte. Une arête hardie courut parallèlement à la ligne des eaux. Des détails colorés surgirent, des pans de granit ouvragés comme des bas-reliefs colossaux et couronnés d’une frise d’herbe rousse. Cela donnait l’idée d’une gigantesque table de gazon portée sur de formidables assises de pierre et faisait penser à quelque autel primitif, dédié par des prêtres barbares au culte du vieil Océan.

III

Ouessant n’a que deux ports accessibles; les marins font cap sur l’un ou sur l’autre, selon les vents. Ils sont situés chacun à une extrémité de l'île: au sud-ouest, Porz-Paul, au nord-est, le Stif. C’est à ce dernier que nous accostâmes. Il s’ouvre entre de hautes parois verticales, deux murs de falaises en surplomb qui y entretiennent une pénombre éternelle. Une cale est bâtie au fond de ce fiord minuscule. Cette cale et une baraque en appentis abritant le bateau de sauvetage, c’est tout le Stif. Une demi-douzaine d’Ouessantines y guettaient notre arrivée, rangées près d’une chaloupe hors d’usage, en cette attitude triste et avec cet abandon résigné des membres qu’ont les îliennes au repos. Marie-Ange leur cria:

—Bonjour, les filles!

Leurs traits s’animèrent et, comme tantôt les pêcheurs de Molène, elles dirent d’une voix joyeuse:

—Eh! c’est Marie-Ange!

Quand elle eut débarqué, ce furent des effusions, des cajoleries, un empressement comme autour d’une reine. Elle s’y déroba, du reste, au plus vite et, m’apercevant planté là, un peu embarrassé de mes premiers pas sur ce sol inconnu, elle m’interpella d’un ton légèrement narquois, en femme qui se sent chez elle:

—Si vous attendez Miniou, vous savez, vous n’êtes pas près d’en avoir fini... Avant qu’il ait livré toutes les commissions!... Suivez-moi plutôt: je vous mettrai sur la route.

Je m’engageai derrière elle dans le raidillon qui, du creux de l’anse, gagne le plateau de l'île. Elle escaladait ce sentier de chèvres, décoré du nom de chemin, avec la tranquille aisance d’une fille de là-haut, habituée à faire paître ses vaches sur le rebord glissant des précipices, au-dessus des gouffres de la mer. J’étais encore à mi-pente qu’elle avait atteint le sommet. Je la voyais debout dans le soleil: sa cotte rouge sur laquelle, pour grimper plus allègrement, elle avait de nouveau retroussé sa jupe, flottait au vent de la cime ainsi qu’un pavillon de pourpre. Elle riait d’un rire clair, aux notes perlées, dont l’ironie même restait douce. Lorsque je l’eus rejointe, je lui dis:

—Vous devez avoir une voix de ravissement, Marie-Ange. J’aimerais bien vous entendre chanter.

Elle redevint sérieuse tout à coup.

—Dans notre île, après le mariage, les femmes ne chantent plus... plus jamais!... si ce n’est le dimanche, à l’église.

—Bah! Et pour quelle raison?

—Oh bien! je ne sais pas... La coutume, sans doute, la tradition des ancêtres le veut ainsi... Ce n’est donc pas de même chez vous?

—Non. Dans nos contrées, la chanson est de tous les âges.

Elle pencha sa tête fine, réfléchit une seconde et articula lentement, avec gravité:

—C’est apparemment que nous ne sommes pas de la même race.

Cette remarque, sur ses lèvres, me causa une sorte de malaise, et j’eus soudain le sentiment qu’elle disait vrai, que, tout en cheminant là, côte à côte, nous étions en réalité séparés par un monde, qu’il y avait, entre ses origines et les miennes, un fossé immense, et comme la barrière morale d’un Fromveur. Nous marchions maintenant de plain-pied sur une aire plate, avec une impression d’être très haut, presque de planer. La route, devant nous, plus large et plus unie, filait droit à travers des chaumes. Nul accident visible de terrain. Pas un arbre, pas même un végétal arborescent. Rien qui rompît la sobre et sévère harmonie du paysage. Du point où nous étions parvenus, l'île se montrait toute, en sa nudité triste, suspendue entre ciel et mer, avec les cassures nettes de ses rivages, le brusque arrêt de ses falaises dans l’Océan. Une, deux lieues d’étendue peut-être, et cela communiquait à l'âme néanmoins l’ivresse de l’espace, le vertige de l’illimité.

On respirait dans l’air un parfum spécial, très subtil et très pénétrant, fait de mille odeurs secrètes, indiscernables, et qui vous grisait comme un philtre.

—Ne cherchez pas, me dit Marie-Ange: c’est l’arome d’Ouessant. Il imprègne ici toutes choses, et jusqu’aux pierres des maisons.

Elles commençaient d’apparaître, les maisons: tantôt solitaires, au centre d’un courtil, tantôt groupées en menus hameaux. Les toits d’ardoises brillaient doucement, d’un éclat gris bleu; les cheminées pointaient, enrubannées de lichens d’or, et exhalaient, la plupart, de minces fumées tout de suite évanouies dans l’extraordinaire profondeur de l’azur. Le ciel, à mesure que nous avancions, semblait monter, s’élargir. Et, sous cette courbe infinie, dans le vaste rayonnement de la lumière, tout prenait des proportions plus grandes que nature. Pas de perspectives ni d’arrière-plans; les distances visuelles étaient comme supprimées.

—Voilà!—fit Marie-Ange, comme nous arrivions à un carrefour de petites routes au milieu des cultures,—vous n’avez qu’à continuer droit devant vous. Le chemin vous conduira de lui-même. Moi, mon logis est là-bas, dans l’ouest. Puisque vous restez quelques jours, faites-moi le plaisir de m’y venir voir. Le lieu s’appelle Cadoran. C’est la plus ancienne demeure de l'île, le berceau du clan des Morvarc’h qui compte à lui seul trente familles. Mon mari, je pense, sera là pour vous recevoir et vous mènera, si vous le désirez, au rocher de Kélern où dort, dit-on, le chef de notre race, Morvarc’h le Têtu, qui fut roi de la mer.

Elle avait prononcé les derniers mots sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant; et, là-dessus, nous nous quittâmes. Plus d’une fois je me retournai pour la regarder s’éloigner vers l'«ouest», dans la direction de ce Cadoran dont je ne cessais de me répéter machinalement le nom, comme s’il y eût eu dans ces trois syllabes sonores je ne sais quelle vertu de mystère et d’enchantement. Lorsque enfin la belle îlienne eut disparu à mes yeux, masquée sans doute par quelque déclivité du sol, il me sembla qu’avec ses clairs cheveux d’ambre autour de son pur visage un peu de la splendeur du jour s’en était allée... Une voix aiguë cria derrière moi:

—Si vous voulez monter, monsieur... Il y a de la place, et vous arriverez du moins en même temps que votre valise.

Celle qui m’interpellait de la sorte était une petite vieille, à la figure encore fraîche, embéguinée dans un étroit capuchon noir d’où s’échappaient, sur un fichu également noir, des mèches grisonnantes pareilles à une filasse d’étoupe non cardée. Elle était assise ou plutôt accroupie dans un diminutif de charrette que traînait un diminutif de cheval. Du geste, elle me désignait près d’elle un coin de banc inoccupé, en avant d’un monceau de paquets, parmi lesquels mon modeste bagage de collecteur de légendes et de chansons. Je compris qu’en déclinant son offre je chagrinerais cette brave femme et je me juchai tant bien que mal à ses côtés. Elle poussa un cri guttural, assez analogue au coup de sifflet des courlis; le poney ouessantin secoua ses oreilles velues, et nous partîmes au trot, escortés par des vols blonds d’alouettes qui se levaient, à notre approche, du milieu des sillons et se dispersaient au-dessus de nos têtes, dans l’air calme.

La vieille cependant m’expliquait que c’était elle la «commissionnaire» de l'île.

—Nola Glaquin, monsieur, pour vous servir... Si les vents portent vers le Stif, le jour du vapeur, vite j’attelle Minouric et je viens... Ah! nous en avons fait, des voyages, cette petite bête et moi!... Pas grande non plus, la charrette, que ce farceur de Miniou a surnommée la «diligence», mais tout de même on n’y est point trop mal, n’est-ce pas?

Mon Dieu, non, sauf qu’elle roulait un peu, sur son essieu criard, comme une barque désemparée.

Je demandai brusquement à Nola Glaquin:

—Çà, dites-moi, qui est-ce au juste, Marie-Ange?

—Ah! ah!—fit-elle avec un rire jeunet qui plissa son visage et brida ses yeux,—je vous attendais là... Quand je vous ai vus marcher côte à côte, en avant de moi, puis vous séparer à la croix des routes, j’ai songé en moi-même: «Allons! encore un que la joliesse de Marie-Ange aura ensorcelé!»... Oh bien! ne vous défendez pas!... Elle est comme cela, voyez-vous. Les cœurs vont à elle, ainsi que les abeilles volent au sureau. Il y a comme une bénédiction sur cette femme. Tous, dans l'île, nous l’adorons... Un peintre, l’été dernier, voulut faire son portrait pour le montrer aux gens de Paris. Elle s’y refusa. Car elle est modeste autant que gracieuse. Et vaillante, donc!... Si vous saviez le gai ménage qu’ils font, son mari et elle, là-bas, à la Pointe sauvage, dans leur maison de Cadoran!... Elle a épousé Jean Morvarc’h, des Morvarc’h de Kélern, un fier gars, breveté pilote au service, mais homardier de son état...

Ici, Nola Glasquin s’interrompit pour faire un signe de croix, et je l’entendis qui marmonnait entre ses dents:

—Dieu le garde, le cher homme!

Après un silence elle reprit de sa voix ordinaire:

—Un enfant leur est né à la Chandeleur, un vrai chérubin, aussi beau qu’un jour de mai... et voilà, monsieur. L’histoire de Marie-Ange est l’histoire d’une femme heureuse. Il n’y a que celles-là qui vaillent la peine d’être contées... Hue, Minouric!

La vieille Nola se tut. Le paysage commençait à changer d’aspect. La steppe roussie se parsemait d’oasis herbeuses, d’un vert intense, où des moutons à peine aussi gros que des agnelets paissaient en cercle, retenus par des longes à un piquet central. Des moulins à vent, construits en planches goudronnées, se faisaient signe de place en place, du geste uniforme de leurs ailes qui, sur des lambeaux de toile à voile, exhibaient d’anciens matricules de bateaux. Les maisons se dressaient plus nombreuses. D’aucunes bordaient la route: on pouvait lire au-dessus des portes l’inscription gravée en relief dans la pierre du linteau et respirer l’odeur des passe-roses qui jonchaient encore les seuils de leurs pétales effeuillés. Sur les murets des courtils séchaient, alignées au soleil, les bouses de vaches qui sont, avec le bois d’épave, l’unique combustible d’Ouessant. Des cloches toutes voisines tintaient l’angélus de midi. Cinq minutes plus tard, nous étions au bourg de Porz-Paul.

—Six sous et une régalade!—me répondit l’obligeante commissionnaire, lorsque, dans la salle basse de l’hôtel Stéphan, je m’offris à lui payer son dû.

Et, quand nous eûmes trinqué ensemble, à la façon bretonne:

—Vous savez, je ne vous ai pas tout dit... Si Marie-Ange vous intéresse, trouvez quelqu’un qui veuille bien vous conter l’histoire de la Sirène... moi, je ne peux pas: dans ma position, il faut vivre en bons termes avec tout le monde.

IV

Je fus édifié le soir même, par un simple hasard... J’avais passé la plus grande partie de l’après-dînée à errer dans les roches de Loqueltaz. C’est le site peut-être le plus merveilleux de l'île. Les jeux de la nature semblent y avoir obéi aux lois d’une esthétique grandiose: les granits colossaux se sont comme organisés d’eux-mêmes en une sorte de cathédrale d’avant les âges, en un sanctuaire fruste, formidable et prestigieux. Piliers, arceaux, fenêtres ouvertes sur l’infini de l’espace, rien ne manque à l’ornementation de ce temple sans date, chef-d'œuvre des forces primitives. Pour voûte, le ciel; pour tapis, un gazon moelleux comme un velours. La mer, qui y pénètre par une large fissure, forme des espèces de vasques d’eau lustrale qui ont dû servir, dans les temps barbares, à de mystérieuses ablutions.

Il est probable, en effet, que le vieux naturalisme celtique eut, en cette majestueuse enceinte de roches, un de ses asiles consacrés. Aujourd’hui encore, les mères y amènent les enfants mâles, dès qu’ils sont en état de marcher, et, après leur avoir fait faire trois fois le tour de l’enclos, les plongent dans le premier flux, à l’heure de la marée montante. C’est une façon de les vouer à la mer, mais aussi de les rendre invulnérables à ses maléfices. Ils sont désormais sous la protection de saint Gildas,—en breton Veltaz,—qui passe, dans la croyance populaire, pour avoir vécu de longues années en ce lieu et pour l’avoir «exorcisé».

—Autrefois, monsieur, douze vierges, belles de corps comme des anges, mais perverses d'âme comme des démons, avaient ici leur résidence d’été. L’hiver, elles s’en allaient on ne savait où, derrière les grandes brumes, par le chemin des orages. Mais, sitôt que les clairs soleils commençaient à luire, on les voyait soudain reparaître; elles arrivaient en nageant, le buste soulevé hors des ondes et les vagues avaient l’air d’être les plis de leur vêtement. Jamais elles ne prenaient terre, car, sorties des eaux, elles n’étaient capables que de ramper. Elles demeuraient donc dans les piscines qui sont au bas des roches; mais là, tout le jour,—et toute la nuit, s’il faisait lune,—elles se livraient à leurs ébats. Leur principale occupation était de chanter. Elles chantaient des choses douces, de longs appels d’amour, propres à séduire le cœur des jeunes hommes, et le cœur des jeunes hommes s’attendrissait à les entendre. Beaucoup se damnèrent pour les douze fées. Il y en eut qui, pour les suivre, plantèrent là leurs promises et même leurs vieux parents à l’article de la mort. C’est alors que Dieu prit l'île en pitié et lui envoya saint Veltaz. Le saint, qui était évêque, donna son anneau à baiser aux «Sœurs de la mer». Elles en reçurent aux lèvres une telle brûlure qu’elles se dispersèrent en hurlant. Depuis, elles ne se sont plus montrées en ces parages, du moins au dire des anciens.

Ainsi me parlait une pastoure, la seule créature humaine que j’eusse rencontrée aux abords de ce désert,—une fillette d’une quinzaine d’années, je pense, mais contrefaite et nouée, la figure cousue de scrofules, les yeux étrangement tristes et profonds. Elle paissait la vache d’un des guetteurs du sémaphore, à ce qu’elle m’apprit, et s’était mise à marcher près de moi, tirant sa bête à qui la mélancolique tombée du soir arrachait des meuglements plaintifs.

Une légère buée grise voilait peu à peu les choses. Les maisons lointaines semblaient se tapir au ras de la lande. L'île apparaissait comme enfermée dans des murailles immenses, les murailles mouvantes de la mer. On percevait de grands bruits d’orgues, épars dans les étendues invisibles. Sur une hauteur, en face de nous, le phare électrique du Créac’h venait de s’allumer; et cela ne fut pas sans ajouter encore à la solennité de l’heure, cette soudaine flambée pâle, au haut de cette énorme stèle, d’aspect funéraire, bariolée d’un peinturlurage macabre où le noir alterne avec le blanc.

Peureuse et frissonnante sous sa cape de laine brune, la fillette continuait:

—Elles ne se sont plus montrées dans ces parages, mais, du côté de Kélern, on les entend toujours et même, par claire nuit, on les peut voir qui tordent aux rayons de la lune, pour les sécher, leurs longues chevelures ruisselantes. Seulement, elles ne sont plus que onze, les Morganes...

—Ah! Et qu’est devenue la douzième?

—La douzième?... Je vais vous le dire... Les «anciens» prétendent qu’il y a cent ans, mille ans peut-être, l’homme de Cadoran la pêcha dans ses filets; par mégarde, selon les uns, mais plutôt parce que la fée avait résolu de se faire prendre. Elle aimait d’amour cet homme, qui était le plus fier et le plus beau des gars d’Ouessant. Quand il l’eut tirée sur le sable, elle lui dit: «Laisse-moi être ta femme, à la manière des filles de ta race, et je te ferai roi de la mer.» Elle parlait d’une voix si douce, avec des gestes si câlins, qu’il ne se sentit pas le courage de la repousser, comme sans doute il aurait dû faire. Puis, d’être roi de la mer, cela le tentait. Cependant il hésitait encore: «Comment deviendrais-tu ma femme, puisque tu n’as que la moitié du corps d’une chrétienne?» Elle répondit: «Porte-moi dans tes bras jusqu’au seuil de ta maison et ne t’inquiète pas d’autre chose.» Elle était froide comme l’embrun de novembre quand il la prit sur sa poitrine, entre ses bras; mais, dès qu’ils furent sur le chemin de Cadoran, sa chair tiédit et les écailles de ses hanches et de ses jambes se mirent à tomber. Devant la maison, elle pria l’homme de la déposer sur la traverse du seuil, et aussitôt, elle marcha toute seule, jusqu’au lit...

La fillette s’interrompit, comme effrayée de confier ces choses à un «étranger», au milieu du silence plus vaste et parmi les grandes formes troubles des pierres de Loqueltaz au crépuscule.

—Et ils s’épousèrent? demandai-je.

Elle reprit, mais en baissant la voix:

—Oui et non. Ce furent des noces singulières. D’après les conditions du contrat, paraît-il, la fée ne devait appartenir au pêcheur que la nuit. Un peu avant l’aube, elle se levait, gagnait la mer, retournait à sa vie ancienne, s’en allait au large rejoindre ses sœurs. Cela dura quelque temps de la sorte. Tout prospérait au maître de Cadoran; les vagues lui apportaient, jusque dans l’aire de sa demeure, les poissons et les épaves; les vents et les courants lui obéissaient comme à un roi. Il était heureux et riche. Une enfant superbe, de tous points semblable à sa mère, lui était née. Que pouvait-il souhaiter de plus?... Eh bien! il trouva que ce n’était pas encore assez. Un matin, comme la prime aube allait poindre, il dit à la fée: «Ne te lève pas, je te prie: je veux que tu sois mienne à la clarté du soleil aussi bien que dans les ténèbres de la nuit!» Tristement elle lui répondit: «Ne me demande point une telle chose. Ce serait notre malheur à tous deux et le malheur de notre postérité.—Si tu me refuses, insista-t-il, c’est donc que tu ne m’aimes point.» Ce mot fit à la Morgane une peine si profonde qu’elle s’évanouit, et, quand elle reprit ses sens, le jour avait paru!... Et depuis...

—Depuis?...

—Une fatalité pèse sur la race de la Sirène.

—Elle existe donc toujours cette race?

—C’est le clan le plus nombreux de l'île. Hommes et femmes, ils sont, du même nom, plus de quatre-vingts.

—Et quelle est cette fatalité qui pèse sur eux?

—C’est très difficile à expliquer, voyez-vous...

Le vrai, c’est que la petite îlienne se souciait médiocrement de me fournir ces explications. Volontiers elle eût brisé là l’entretien.

Je dus lui arracher les phrases par lambeaux, sans compter qu’il y avait dans son breton d’Ouessantine quantité d’idiotismes qui me déroutaient... En résumé, voici: de génération en génération, le sang immortel de la Sirène de Cadoran s’épanouit en un type unique, un délicieux type de femme, d’une séduction irrésistible et d’un charme exquis. Ce sont comme autant de réincarnations successives de la primitive aïeule, dans lesquelles revivent ses formes adorables, le mystère inquiétant de son âme double, la magie de ses gestes et de sa voix, tous les prestiges de sa beauté. Une bénédiction, selon le mot de Nola Glaquin, semble, en effet, être sur elles. C’est une joie rien que de les contempler. Elles ne sont pas seulement la parure de leur clan, elles sont l’orgueil de toute l'île. On les recherche, on les entoure, on les fête, on a pour elles mille attentions, mille prévenances. Mais, ce qui ne se dit pas, du moins tout haut, c’est qu’à ces hommages rustiques il se mêle une grande part de pitié. La «fille de la Sirène» n’est pas tant un objet d’admiration que de plainte. Un implacable destin la guette, embusqué là-bas dans les menaçantes solitudes des eaux.

A peine mariée à quelque franc gars de la mer, issu, suivant l’usage insulaire, de sa parenté, elle est frappée tout à coup, brutalement, en plein bonheur.

Un beau jour, le mari s’embarque pour la pêche, comme d’habitude. Il fait temps joli, brise douce et ciel clair. Nul accident ne semble à craindre. Le soir est venu, la nuit tombe, l’homme ne rentre pas... Que s’est-il passé? Cela, c’est le secret des Sirènes. Une fois de plus elles ont châtié la trahison de leur douzième sœur. Et, tandis que la veuve crie, du haut des roches, appelant celui qu’elle ne reverra plus, on les entend au loin qui rient et qui chantent, qui chantent à voix légère:

Hou! Hou! la mer s’éveille
Le vent souffle au suroît...

Rarement les flots rendent le cadavre; encore ne jettent-ils à la côte que ses membres épars, «ses épaves».

—Çà!—demandai-je, comme nous allions nous séparer, la pastoure pour prendre le sentier du sémaphore, moi, pour continuer vers le bourg—présentement, c’est bien Marie-Ange, n’est-ce pas?...

Elle ne me laissa point achever:

—Chut! fit-elle, dans la maison qui est là, sur votre droite, habite son beau-père le vieux Morvarc’h, Paôl-Vraz, comme nous l’appelons...

Ses dernières paroles furent:

—Si j’étais de vous, je pousserais, cette nuit, jusqu’aux grèves de Kélern. Il y aura clarté d’étoiles et de lune, par conséquent sabbat de Sirènes, à moins que la sagesse des anciens ne mente... Moi, j’aime mieux croire que d’aller voir...

L’instant d’après, je passais devant la maison de Paôl-Vraz. La chandelle était sur la table, et, par le cadre étroit de la fenêtre, dans l’entreʳbâillement des petits rideaux de serge rouge, j’aperçus le vieux qui, servi par sa vieille, se disposait à souper en paix.

V

Je n’ai point poussé jusqu’aux grèves de Kélern, mais, tout de même, les mystérieux chants des Sirènes ont bercé mes songes, toute la nuit, dans l’antique «grand’chambre» de l’hôtel Stéphan, dont les meubles surannés et disparates ont chacun leur physionomie, leur histoire, et je dirai volontiers leur langage, car ils ont l’air de converser entre eux, dans les ténèbres, avec des craquements étranges, comme sous l’effort des souvenirs. Je les ai longtemps écoutés, en une demi-somnolence, lumière éteinte et les yeux clos. Un bahut de forme arabe disait:

—Je suis né sur les confins des déserts du sud et j’ai vécu d’abord dans l’entrepont d’une felouque barbaresque. Des artisans bruns, au ciseau patient et délicat, ont sculpté de graves sentences sur mes flancs.

—Moi,—intervenait une armoire massive, ayant le teint de cuivre des hommes de son pays,—j’ai grandi sur l’autre rive du monde: un soleil plus riche y donne aux arbres une sève couleur de sang. J’ai couru des mers immenses à bord d’une frégate amirale. J’ai vu les guerres et les combats des hommes: je puis exhiber des entailles aussi glorieuses que des blessures.

Ou bien c’était une glace, marbrée de plaques livides comme un front de malade, dont le pâle et mélancolique sourire signifiait:

—Accrochée à une paroi de chêne lustré, dans le salon d’un transatlantique, j’ai miré d’exquis visages de passagères, des gestes élégants, d’harmonieuses attitudes. Où dorment-elles maintenant, les belles voyageuses, sur quel lit d’algues ou de sable, à quelles profondeurs d’Océan?...

Tous des échappés de naufrages, ces meubles de provenances si diverses, et qui évoquaient, dans l’atmosphère si calme de cette chambre bretonne soigneusement entretenue comme un reliquaire, d’affreuses visions d’équipages en détresse, de noyés hagards, de lourds navires sombrés... Je me suis réveillé au bruit des cloches carillonnant le premier son de la messe.

C’est dimanche.

Même temps qu’hier: un ciel tout neuf, la limpidité des matinées de Bretagne en octobre, une lumière idéale, élyséenne, une lumière finement bleutée. La ruelle, devant ma fenêtre, s’ouvre sur une filtrée de mer assoupie où des barques se balancent doucement.

Les gens des hameaux commencent à déboucher de toutes les directions, hommes et femmes tout de noir vêtus, figures maigres et graves qui défilent sans hâte, en silence. Ils se suivent par groupes, par familles, comme aux anciennes époques des migrations patriarcales, les vieux en tête, et, en dernier lieu, les enfants. Charmantes pour la plupart, les fillettes, avec leurs coiffes d’aïeules sur leurs boucles blondes, frisées comme des goémons et qu’on n’a pas écourtées encore, avec leurs châles clairs, semés de fleurs peintes, dont les couleurs éclatent joyeusement parmi le noir des autres costumes.

L’église est au haut de la bourgade. On y monte par un chemin que bordent d’un côté des façades grises, cabarets ou maisons de marchands, de l’autre, une rangée d’ormes malingres, les seuls arbres de l'île, tout frissonnants des atteintes de l’automne et comme minés par un mal secret, par une obscure nostalgie de plantes en exil. Le mur du cimetière les abrite des vents du nord, mais les étouffe aussi dans son ombre.

Et le voici, ce cimetière. Un arpent de quelques acres, un champ des morts, frère des courtils disséminés dans la campagne voisine, autour de la demeure des vivants, avec cette unique différence qu’il est planté de croix et que l’herbe y foisonne à plaisir, en touffes plus vertes et plus épaisses. J’y entre en compagnie du syndic, quartier-maître retraité, le plus paterne des hommes, malgré son parler brusque, ses jurons empruntés à toutes les langues et sa dure face boucanée de forban. Comme je lui marque quelque étonnement de l’exiguïté de ce cimetière, si peu en rapport avec le chiffre de la population qui, d’après les statistiques, excède deux mille âmes, il me montre là-bas la mer étincelante, les eaux immenses.

—Et ce cimetière-là, dit-il, qu’est-ce que vous en faites?...

Nous cheminons à travers les tombes. «Ci-gît Renée Mezmeur... Ci-gît Jeanne-Yvonne Malgorn...» Des noms de femmes, toujours, rien que des noms de femmes, sauf, de-ci de-là, quelque sépulture isolée de vieillard avec la mention «décédé au bout de son âge, muni des sacrements de l’Église», sauf aussi des tertres minuscules, à peine plus renflés que des taupinières, recouvrant des restes anonymes, des dépouilles d’enfants morts avant d’avoir pu prendre leur part de la tâche familiale et qui, dès lors, sont comme s’ils n’avaient pas été.

Au milieu de l’enclos, le syndic m’arrête auprès d’un monument de forme bizarre, assez semblable aux édicules qui surmontent, en Bretagne, les fontaines sacrées.

—Penchez-vous et regardez.

J’applique les yeux à un grillage en fer garnissant une manière de lucarne et, dans le fond d’un trou d’ombre, je finis par distinguer un monceau d’objets moisis ayant de vagues apparences de croix.

—Des croix, oui bien, acquiesce le syndic, des croix de cire vierge... Et il y en a, vous pouvez voir! Encore la plupart, détrempées par l’humidité, ne sont-elles plus qu’une bouillie...

—Et pourquoi sont-elles là? Qu’est-ce qu’elles représentent?

—Ils ont des idées comme ça, dans ce pays... Quand un des leurs périt en mer et que les courants ne ramènent point le cadavre, ils font tout de même un simulacre d’enterrement, avec curés, chantres, enfants de chœur et toute la boutique. On façonne une croix de cire qui est censée être le mort, et sur laquelle le recteur prononce l’absoute. Après quoi, il l’enferme dans une espèce d’armoire, contre le mur de l’église, et elle reste là, avec pas mal d’autres, ses pareilles, jusqu’au soir de la Toussaint où on les vide en pagaille dans ce trou... Ça fait l’affaire des prêtres, vous pensez... Paraît, d’ailleurs, que sans ça le noyé ne se tient pas tranquille: c’est, toutes les nuits, des cris, des hurlements, des insultes, un branle-bas du tonnerre de Dieu... Mais le plus drôle, c’est le nom qu’ils donnent à la cérémonie, un nom comme en latin, que je n’ai jamais entendu qu’ici. Ils appelent ça un proella.

Je lui fais répéter le mot à plusieurs reprises... Proella! proella!... Vocable étrange et qui éveille, en effet, dans l’esprit de soudaines réminiscences latines. Comment ne point songer tout de suite à procella, au terme qui, dans la langue des mariniers de Rome, désignait la bourrasque, la tempête, la fureur déchaînée des vents? Et comment n’être pas séduit par cette étymologie, trop simple sans doute pour être vraie, mais si suggestive en sa simplicité?... Mon compagnon, cependant, m’entraîne vers l’église; tout en affectant de s’exprimer avec désinvolture sur le compte du clergé de l'île, il n’est pas homme à manquer la messe, et le «troisième son» achève de tinter.

—Nous ne trouverons pas de chaises!—affirme-t-il, non sans humeur.

De fait, force nous est de rester debout, près de la porte. La nef est comble. Un grand vieillard nous offre l’eau bénite. Où donc ai-je déjà vu ce profil antique, ce nez busqué, ces lèvres minces, et, sur l’orbite profonde, ce sourcil majestueux? La barre d’appui de son siège porte son nom gravé au fer rouge par quelque forgeron du village. Je lis: P. Morvarc’h, de Pern-Izella, et, dans ma pensée, repasse en silhouette crépusculaire la maison de la lande avec, derrière sa vitre éclairée, l’image du vieux qui soupait... L’office est commencé. Une houle moutonneuse de têtes et d’épaules ondule sous le geste du prêtre, au moment de l'Asperges... Épaules vastes, têtes énergiques et candides tout ensemble, au front carré. Les hommes occupent le haut de l’église, en avant du chœur: au delà, à partir de la chaire jusque sous le cintre du porche, c’est la blancheur inclinée des coiffures féminines où le jour multicolore des vitraux met des irisations de soleil sur la mer. Des capuchons de veuves forment par place de mystérieux écueils noirs. Tout ce monde prie en silence, égrène des rosaires polis par de longs frottements, ou s’absorbe dans des missels surannés qui gardent je ne sais quelle odeur des piétés d’autrefois entre leurs feuillets déteints.

Des deux côtés du maître-autel sont les statues en bois de saint Pôl et de saint Gildas, les deux évangélistes de la contrée. Ils sont l’un et l’autre représentés en évêques, mitre d’or et chasuble d’or, robe violette et gants violets. Mais le peuple ne veut voir en eux que des marins, des marins qui «naviguaient» dans des barques de pierre, à l’épreuve de tout naufrage, et qui tenaient des lèvres même de Dieu le verbe d’enchantement, la parole qui endort les flots...

Brusquement, dans un intervalle des psalmodies liturgiques, éclate le cantique en breton par lequel on a coutume, chaque dimanche, d’invoquer ces patrons jumeaux de l'île, les grands thaumaturges ouessantins:

O vous qui vîntes d’Hibernie
Sur le chemin des eaux traîtresses,
Pôl et Gildas, vous qui savez
Nos vœux, nos périls, nos angoisses...

Ce sont des voix de femmes qui ont entonné la strophe, là-bas, dans la tribune, au fond de la nef, et les hommes reprennent le refrain. Cette double mélopée en langue locale est d’un effet saisissant. Les gosiers rudes des pêcheurs roulent les syllabes avec un bruit de galets. Et, dès qu’ils se sont tus, c’est comme une accalmie; le chant semble décroître, s’éloigner, ainsi que la mer à l’heure du reflux, mais pour s’enfler de nouveau, peu à peu, en des accents d’une tristesse ardente, d’une langueur douloureuse et passionnée. A ces moments-là, une voix domine toutes les autres, nage, pour ainsi dire, au-dessus d’elles et les conduit. Je l’ai promptement reconnue; j’en ai encore dans les oreilles, depuis hier, le timbre fluide, cette caresse ondoyante et sonore, délicieuse comme un attouchement clandestin de toute l'âme. Pas de doute possible: celle qui chante de la sorte, c’est Marie-Ange. Je ne la distingue point parmi ses compagnes et, néanmoins, je la vois. Je la vois dans le passé des légendes. Elle est redevenue l’Océanide, l’être inconstant et divin, né des rêves de l’humanité primitive dans les lointains illuminés de la mer. Elle s’avance au rythme des vagues. Ses yeux glauques laissent transparaître les mystérieux fonds de roches où s’élaborèrent, à l’aube du monde, les premiers germes de la vie. Sa chevelure, à demi végétale, exhale un parfum si fort que tout l’univers en est embaumé. Sa chair, de nuances changeantes, revêt tour à tour les teintes délicates du matin et les tons embrasés du soir. Elle est une et multiple. L’haleine du vent chante sur ses lèvres. Tout en elle est harmonie, sa démarche flottante, ses attitudes, les mouvements de sa tête, les gestes arrondis de ses bras. Son corps entier n’est qu’une chanson...

—Oui, c’est un beau cantique, n’est-ce pas?... Tant mieux, si ça vous a fait plaisir.

—Beaucoup, beaucoup de plaisir, Marie-Ange.

Nous nous sommes rencontrés dans le cimetière, à la sortie de la messe et elle s’est arrêtée à causer avec moi, un instant, avant d’aller dire sa prière sur «ses tombes». Elle m’apparaît plus radieuse encore que la veille, sous sa coiffe de linon brodé, repassée de frais et fleurant une fine odeur de lavande. Une croix d’argent brille sur le drap noir du justin, du corsage à basques qui enserre son buste. Sa jupe, de même étoffe, descend à plis droits; la brise gonfle la soie de son tablier. Ses yeux sont de la couleur du ciel, bleus, céruléens peut-être, avec des reflets dorés. Je la compare mentalement avec les îliennes, ses compatriotes, agenouillées autour de nous sur les dalles de l’enclos funèbre: elle a vraiment quelque chose d’exquis et de rare qui n’est qu’à elle, et qui se manifeste dans son visage, dans ses mains, dans l’élégance native de toute sa personne... Le syndic qui nous a rejoints s’informe de Jean.

Elle l’attendait hier soir, à la marée de six heures, mais sans doute qu’il aura jugé à propos de passer son dimanche à l’Ile des Saints. Il a un ami là-bas, un qui était avec lui au service, sur l'Intrépide. Alors, il s’en reviendra probablement cette nuit.

—Les vents sont bons, n’est-ce pas, monsieur Gavran?

—Oh! fait le syndic, il y en a encore pour quinze jours au moins de ce temps doux. Gare après, par exemple!

—A qui le dites-vous? Ce sera la lune de novembre, la lune des défunts.

Le vieux Morvarc’h traverse la grande allée. Marie-Ange s’écrie:

—Le père!... Je vous quitte...

Et me tirant une révérence à la mode ancienne:

—A vous revoir, vous!... Je vous ferai goûter du vin de Cadoran... Demandez au syndic!

—Je te crois... du vin du pays des Sirènes! grommelle entre haut et bas maître Gavran.

Elle vient d’aborder Paôl Vraz et tous deux se dirigent maintenant vers le monument des «disparus». Il y a foule, du reste, autour de l’étrange cénotaphe; des femmes principalement, tout le noir troupeau des veuves prosternées à même le sol; quelques hommes aussi, debout, pétrissant leurs bérets entre leurs gros doigts, l’air moins dévotieux que distraits, l’esprit perdu, les yeux ailleurs.

—A quoi pensez-vous qu’ils songent, syndic?

—A rien et à tout... Est-ce qu’on sait?... Peut-être à leurs décédés, peut-être à eux-mêmes... à la croix de cire qu’ils auront là, tôt ou tard, tandis que leurs carcasses pourriront au large... et peut-être à la ration d’eau-de-vie qu’ils vont boire, à la soûlerie qui les attend. Voyez plutôt...

Sur tout le parcours, de l’église à l’hôtel, les auberges sont pleines. Selon l’énergique expression du syndic, les îliens célèbrent «la messe du vin ardent». Ils trinquent sans bruit, alignés devant les comptoirs, puis, d’un geste uniforme, égouttent sur le parquet les verres vides. Des pièces sombres et tristes, meublées seulement de tonneaux, nous soufflent au passage, par leurs portes ouvertes, une haleine empestée d’alcool. Dans le voisinage de la Poste, nous croisons un pêcheur qui titube.

—Allons! tu as encore mis, ce matin, ta chemise d’ivrogne?—gronde le syndic en sa langue imagée, de son accent bourru.

Et l’homme de répondre:

—C’est la faute à la mer, monsieur Gavran... La mer est salée!

Tout en remontant la rue, de son pas somnambulique, il se répète à lui-même, avec une insistance plaintive, mêlée de résignation:

—La mer est salée!... La mer est salée!...

VI

Lundi.

Un ciel pommelé, capitonné de petits nuages blancs, très doux.

Parti à la découverte dans l'île, je comptais bien, en marchant à l’ouest, aboutir après quelques détours à la demeure de Marie-Ange, dont les filles de mon hôtesse m’avaient fait cette description:

—Vous verrez d’abord un calvaire en pierre: sur la base se lit le nom des Morvarc’h. Vous prendrez le sentier qui est à droite et vous arriverez à deux piliers, restes d’un ancien portail, comme à l’entrée des maisons de nobles. De là, vous apercevrez l’aire et, un peu en contre-bas, le logis... D’ailleurs, il vous faudrait vraiment de la bonne volonté pour vous perdre.

J’ai gardé de cette journée de flânerie solitaire à travers la grande steppe ouessantine un souvenir pâle, indécis, vaguement triste, tout empreint de la mélancolie de ces petites ouates immobiles qui moutonnaient aux plages du ciel. Je connus alors une Eûssa languide à laquelle les récits de ceux qui la visitèrent, même en des saisons plus propices, ne m’avaient point préparé. Il y a en elle un charme dolent qui ne se révèle qu’en automne, par les temps moites, sous un soleil qui sent approcher sa fin et qui se voile au moment de mourir. J’eus l’impression d’une terre enchantée par un sommeil magique, d’un pays de rêve, empire de quelque fée invisible, de quelque «Belle aux flots dormant».

Le silence était si profond, si absolu, qu’on ne pouvait se défendre d’une sorte d’inquiétude, d’une angoisse analogue à celle qui prend, dit-on, les voyageurs européens dans les forêts sans oiseaux des îles des mers australes. L’Océan même se taisait ou, pour me servir d’une métaphore ouessantine, «ravalait son bruit».

Les spectacles ordinaires de la vie en ces parages se déroulaient cependant, mais comme en songe.

L’incessante théorie des steamers (il en passe, en moyenne, quatre-vingts par jour) promenait à l’horizon, sur la courbe des eaux, de lointaines et lentes fumées qui faisaient penser à des feux de nomades, le long d’une route infinie. Et les moulins à vent, épars au milieu des cultures, semblaient tendre leurs bras vers ces inconnus, leur adresser des appels muets, comme hantés, eux aussi, d’une fièvre de voyages, d’un besoin de partir, de s’arracher au sol, d’ouvrir librement dans l’espace leurs ailes d’oiseaux cloués.

La solitude était grande. J’errai des heures sans voir une âme. Les hommes avaient pris la mer, dès le matin; les enfants étaient en classe et les femmes vaquaient, j’imagine, à des besognes d’intérieur, derrière les portes closes. A tout hasard, je poussai une de ces portes: elle céda, en faisant entendre une faible plainte, et je me trouvai dans un logis obscur où filtrait à peine un jour malade, un jour verdâtre, émané d’une fenêtre étroite comme un hublot. Je demandai:

—Suis-je bien dans la direction de Cadoran?

Rien ne me répondit. Je perçus toutefois, dans le silence, un froissement de litière remuée. J’avançai de quelques pas et, sur un grabat, au coin de l'âtre, je distinguai une forme étendue qui essayait de se soulever sans y réussir. C’était un vieillard, perclus de tous les membres, à demi enlisé dans la mort. Il bredouilla je ne sais quoi d’inintelligible. Je m’enfuis.

Les rebords de l'île, en cette région, se rebroussent ainsi qu’une énorme vague immobilisée. Une écume de pierre en hérisse la crête, masquant l’abîme. Je devais avoir atteint le canton désigné par Nola Glaquin du nom de Pointe sauvage. J’obliquai vers l’occident et j’arrivai près d’une croix. Dans le granit effrité de la base s’apercevaient les restes d’une inscription: je ne m’attardai point à la déchiffrer, et, prenant à droite, je m’engageai dans une espèce d’avenue dont l’accès était plus ou moins protégé par deux pans de murs en ruine. Des mauves géantes y étalaient leurs feuilles décolorées, et cela sentait l’abandon, le désert, l’ancienne chose humaine retombée à l’état de nature. Je marchais sur un tapis de camomille.

Une habitation se montra, une maison défunte, un cadavre de maison. La maçonnerie subsistait, à peu près intacte, faite de blocs mal équarris, liés d’un épais ciment. Mais la charpente, le toit, les châssis des fenêtres avaient disparu. Je franchis le seuil. Une chèvre allaitait ses chevreaux parmi les ronces. Assise sur la pierre du foyer où se voyait encore la trace des anciens feux, une enfant déguenillée épelait à haute voix un texte breton; la surprise que je lui causai fit tomber son livre de ses genoux, et elle resta immobile à me regarder avec de grands yeux inquiets et farouches. Je fus longtemps avant d’obtenir d’elle une réponse. Enfin, elle se décida.

C’était bien ici Cadoran, mais Cadoran-le-Vieil, où, comme il était aisé de voir, personne ne demeurait plus. L’autre—le vrai—était encore à un bon bout de marche, plus en surplomb sur la mer. Je m’étais trompé de croix. J’aurais dû attendre d’être à la «croix neuve» pour bifurquer...

—A qui appartiennent ces ruines?

—Elles n’ont plus de propriétaires. Les Morvarc’h qui habitaient ici sont tous décédés et leur bien est tombé dans le commun.

—Qu’est-ce donc qui leur arriva?

—On dit comme ça, que c’est le malheur qui a passé sur eux. Et cela devait être. L’homme avait épousé une Morgane, une femme du sang de la Sirène...

L’enfant avait repris son livre, ses «Heures», comme elle disait, un catéchisme en dialecte léonard. Je la laissai à ses psalmodies et regagnai la route. Un instant, je délibérai si je continuerais dans l’ouest, vers l’autre Cadoran, le Cadoran de Marie-Ange. Mais, maintenant, cela ne me tentait plus.

J’éprouvais une sorte d’énervement: l’effet de ma déconvenue, sans doute, de cette arrivée singulière dans un logis abandonné, hanté par de lugubres souvenirs. D’ailleurs, le soleil baissait, et j’avais convié à dîner, pour le soir, quelques-unes des notabilités de l'île, dont l’instituteur et le syndic. Je coupai droit devant moi, à travers champs. La tour à bandes noires et blanches du Créac’h me servait de point de repère pour m’orienter.

Sur les vastes étendues muettes, un recueillement immense planait. Il y avait comme une attente solennelle dans les choses. De grands oiseaux de mer aux ailes alourdies passaient en s’appelant d’un cri bref.

Aux approches de Porz-Paul, je croisai le recteur en surplis, précédé d’un enfant de chœur qui faisait tinter une clochette. Des femmes, à genoux aux deux bords du chemin, disaient:

—C’est à Kerinou, paraît-il, que va le bon Dieu.

—Oui, le vieux Naour est sur sa fin.

—Tant mieux, le pauvre paralytique! Il a gagné sa tombe, celui-là!...

VII

Nous achevions de prendre le café, dans la salle basse de l’hôtel Stéphan, les fenêtres ouvertes sur la nuit, une nuit pâle et tiède, une de ces étranges nuits d’occident où l’haleine de la mer semble arriver toute chaude encore de la grande fournaise embrasée des tropiques. Il devait être neuf heures environ: à l’église, là-haut, le couvre-feu venait de sonner. Le syndic, la pipe aux lèvres, nous contait un naufrage récent, celui de la Miranda.

—Un beau navire, ma foi!... L’équipage fut recueilli par un lougre de Perros... Huit jours après, je reçus la visite du capitaine. C’était un Allemand de Hambourg, un petit homme châtain avec des lunettes, l’air d’un savant plutôt que d’un long-courrier. L’agent de la Compagnie d’assurances faisait l’office d’interprète. Nous allâmes ensemble jeter un coup d'œil à la carcasse du vapeur, qui s’était enferré à pic sur «la Jument». L’arrière seul avait été submergé, l’avant était resté presque intact. Le capitaine voulut à toute force y pénétrer. Nous l’attendîmes dans le canot. Il reparut au bout de quelques minutes, tenant un objet sans forme enveloppé dans un numéro du Times. Nous nous demandions: «Qu’est-ce qu’il peut bien avoir trouvé?» Ça sentait une pourriture du diable... Devinez ce que c’était? Le carlin du bord, oublié par mégarde, au moment du sinistre, dans le sauve-qui-peut! Une charogne, quoi!... Croyez-vous qu’il lui fit faire une caisse et qu’il l’a emporté en Allemagne!...

—Dites donc, Gavran, observa l’instituteur, vous rappelez-vous que nous étions attablés ici même, comme ce soir, la nuit où la Miranda fit côte?

—C’est pourtant vrai... Mais quelle brume, hein! quoiqu’on fût en juillet, dans le mois clair!

—Vous rappelez-vous aussi les propos de Nola Glaquin à qui vous aviez offert un grog?

—Nola Glaquin, la «commissionnaire»? demandai-je.

—Une vieille folle! opina le syndic. Figurez-vous qu’elle prétend savoir une couple de jours à l’avance tous les malheurs qui doivent se produire en mer, dans un rayon de six lieues à l’entour de l'île. On l’a surnommée, à cause de cela, Strew an Ankou, la Mouette de la Mort. Les gens vous affirmeront qu’elle converse avec les goélands dans leur langue. Ce qui est sûr, c’est que le chaume de sa maison est tout englué de la fiente de ces oiseaux. Quand ils sont blessés, elle les soigne, et quelquefois les guérit, grâce à des onguents dont elle a le secret. En retour, ils lui font part des nouvelles du large... Le soir en question, comme elle se trouvait par hasard à l’hôtel, je l’invitai à trinquer avec nous. Son verre vidé, elle me dit: «Complaisance pour complaisance, monsieur Gavran. Ne vous endormez pas trop profondément cette nuit, si vous ne voulez pas avoir à vous réveiller en sursaut. Il y aura du fourbi sur la côte». Nous nous mîmes à rire, l’instituteur et moi. Une heure plus tard, le phare du Créac’h tirait le canon pour avertir les hommes du bateau de sauvetage... Est-ce bien cela, magister?

—Parfaitement, syndic.

Le greffier de la justice de paix, un îlien long, mince, fluet, à mine ecclésiastique, ancien élève du collège de Saint-Pol et séminariste manqué, insinua d’un ton doux et conciliant:

—Elle a certainement des lumières spéciales, cette Nola Glaquin. Je pourrais, moi qui suis du pays, vous citer une foule d’exemples de son extraordinaire sagacité. Écoutez seulement celui-ci qui m’est personnel. Il y avait deux jours que mon père était parti pour Camaret. Nola Glaquin passa en charrette devant notre porte, se rendant au Stif. Ma mère, qui n’avait aucune inquiétude, lui dit gaiement, en manière de salut: «Vous n’entrez pas allumer votre pipe, Nola?»—Vous savez qu’elle fume comme un homme.—«Hélas! répondit-elle, en hochant la tête, ne plaisantez pas, Renée-Anne; vous m’aurez peut-être chez vous plus tôt que vous ne pensez.» Le soir même, je dus l’aller quérir: on faisait la veillée funèbre autour du cadavre de mon père, noyé dans les parages des Pierres-Noires.

—Ah! oui, car il faut vous dire,—fit en s’adressant à moi le syndic,—elle est la «veilleuse» attitrée de l'île. En fait d'oremus, elle rendrait des points à tous les sacristains du monde. C’est toujours elle qu’on charge de réciter les paroles d’apaisement sur l'âme du mort, dans les proella.

—Et quels accents elle trouve! prononça l’instituteur. J’étais au dernier proella, chez les Hénoret, de Kergoff... Je vois encore Nola Glaquin, la main droite étendue au-dessus de la croix de cire: «Les eaux méchantes ont gardé ta dépouille; tes ossements ne reposeront point dans la terre d’Eûssa. Mais ton âme est ici, ton âme est au milieu de nous. Nous sentons son souffle sur nos faces!...» C’était à donner le frisson; à un moment surtout, quand, faisant parler le défunt, la bonne femme...

Il s’interrompit. La porte de la salle venait de s’entre-bâiller.

—Monsieur le syndic, il y a quelqu’un qui vous demande, murmurait d’une voix tremblante d’émotion la plus jeune des demoiselles Stéphan.

Maître Gavran eut un juron formidable.

—Dites à ce particulier qu’il m’embête, grogna-t-il, et que les bureaux sont fermés jusqu’à demain six heures.

La jeune fille, pour toute réponse, se contenta d’ouvrir la porte toute grande, puis s’effaça pour laisser entrer un gaillard d’une stature énorme, vêtu d’une vareuse trop courte, sa chemise quadrillée de matelot débordant par-dessus ses grègues qui lui flottaient dans les jambes, mal rattachées aux reins par une ficelle. Il s’efforçait de les retenir d’une main et balançait, de l’autre, un haillon de laine sale qui avait dû être primitivement un béret. Ce fut l’instituteur qui reconnut d’abord le personnage:

—Hé! c’est Maout-Eûssa, le second de Jean Morvarc’h!...

«Maout-Eûssa», qui veut dire «bélier d’Ouessant», était bien le sobriquet qui convenait à cette tête étroite, allongée, quelque peu stupide, où les cheveux et la barbe se confondaient en une seule toison d’un brun roux. L’homme, cependant, promenait sur nous un regard de bête peureuse, cherchant le syndic. Moi, le nom de Jean Morvarc’h m’avait fait dresser l’oreille, et je n’attendais pas sans anxiété ce qui allait sortir de la bouche de ce rustre, messager d’on ne savait quoi d’imprévu et peut-être de tragique.

—Je viens pour la déclaration,—articula-t-il enfin, péniblement.

Maître Gavran bondit de sa chaise.

—Hein? tu dis?... Parle, voyons! Qu’est-ce qu’il y a de cassé?

L’homme inclina son mufle velu, et, de sa poitrine d’hercule, s’exhala un hi! plaintif, un sanglot d’enfant. La même appréhension, la même certitude nous oppressa tous. Il me sembla, quant à moi, que je ne respirais plus et que l’air de cette salle d’auberge s’était épaissi subitement, comme si toute la mer pesante, la mer de plomb, s’y fût ruée d’un coup. La lumière de la lampe me parut verte, vertes aussi, d’un vert sinistre, les faces de mes compagnons de table. Lorsque je repense à cette scène, je me demande si je ne l’ai pas rêvée; et tous les détails néanmoins m’en sont demeurés extrêmement précis.

—Alors?... interrogea le syndic.

Il s’arrêta, toussa pour raffermir sa voix qui s’enrouait, puis, délibérément:

—Alors, ce n’est pas ton patron qui t’envoie?

Maout-Eûssa secoua sa tête crépue. Son grand corps oscillait. Le greffier poussa un siège derrière lui; il s’y laissa tomber. Le syndic, saisissant une bouteille d’eau-de-vie qui était là, parmi les tasses, lui en versa une pleine rasade; il la vida d’un trait, essuya sa lippe du revers de sa manche et dit, en montrant le couloir:

—Il y a le mousse... Nous sommes venus ensemble... Ça ne vous fait rien, n’est-ce pas, que je l’appelle? C’est lui le premier qui s’est aperçu de la chose...

Il héla:

—Vônik!

Nous vîmes entrer un garçonnet joufflu, d’un rouge pourpre, à qui l’ample ciré d’homme dont il était enveloppé donnait l’aspect d’un Esquimau ou d’un Groënlandais, d’un nain difforme des régions polaires. Il se coula, se blottit contre le géant affalé. Dans son visage dru, aux teintes de chair saumurée, ses yeux bleus, étonnamment bleus, luisaient ainsi que deux flaques d’eau marine. Le matelot, tout tremblant lui-même, se mit à l’encourager:

—N’aie pas peur, Vônik... Qu’est-ce que tu veux?... Il faut bien faire la déclaration.

Gavran s’était rassis. L’instituteur rassemblait en un menu tas les miettes de pain éparses devant lui sur la nappe. Le greffier, les mains jointes, faisait craquer les articulations de ses longs doigts osseux. Dans le cadre de la porte, la mère Stéphan et ses filles se serraient en un groupe compact, la figure tendue, geignant des: Va Doué! Va Doué! à voix basse.

—Voilà comme c’est arrivé, commença l’homme.

Et il entama un récit traînant, diffus, avec des incohérences, des répétitions, un pêle-mêle de circonstances parasites où s’embrouillait sa pauvre cervelle et où jamais, sans le secours de Vônik, il n’eût été possible de voir clair. Il en ahannait, le malheureux; sa sueur roulait avec ses larmes.

En gros, l’histoire était celle-ci.

Le samedi soir, la pêche vendue, l’argent touché, Jean Morvarc’h leur avait dit:

—Tenez tout prêt. Nous partirons à l’aube.

Puis il s’en était allé coucher à terre, chez son ami Porzmoguer, un îlien de là-bas, qui avait été avec lui sur l'Intrépide. Le lendemain, contre-ordre: on ne devait plus lever l’ancre qu’au jusant de nuit, pour ne pas froisser les gens de l’Ile des Saints qui regardent comme un sacrilège de naviguer le jour du dimanche. Alors, on fut à la messe en bande, avec les Porzmoguer, vieux et jeunes. Avec eux aussi l’on dîna: dîner copieux, suivi de plusieurs tournées, ici et là, dans les débits du bourg de Sein. Le «patron» était gai, très en train, de grosses pièces blanches plein les poches, les mareyeurs ayant payé bon prix. On avait donc bu «comme ça», mais pas trop, «n’est-ce pas, Vônik?—Oh! non, pas trop!» A la mer baissante, on avait pris congé. Temps joli, nuit de lune et d’étoiles; l’eau du Raz, unie comme un étang, à peine ridée par un souffle irrégulier de brise. Il n’y avait qu’à laisser porter, et, si l’on ne marchait pas vite, du moins on marchait sûrement. Morvarc’h dit:

—On veillera chacun son tour. Allongez-vous et dormez. Je tiens la barre. Quand je sentirai le sommeil venir, je réveillerai Maout-Eûssa.

Ils s’étaient étendus sur le dos, dans le fond de la barque. Jean, pour se distraire, et aussi pour combattre les influences de la nuit, s’était mis à chanter une chanson française apprise au service, une chanson drôle dont Porzmoguer, dans la journée, lui avait remémoré les couplets. Il était question là-dedans d’un quartier-maître

Qui n’savait pas nager,
Qui n’savait pas nager.
Largue les ris dans la grand’voile,
Largue les ris dans les huniers...

Bercés à ce refrain, ils avaient clos leurs paupières et, dame! ils n’avaient plus eu conscience de rien! «N’est-ce pas, Vônik?» Ils voguaient l’un et l’autre dans le muet pays des songes. Combien d’heures leurs esprits restèrent-ils absents, ils ne l’eussent su dire... Tout à coup le mousse s’était dressé en sursaut, il avait cru entendre dans son sommeil la voix du patron...

Ici le matelot poussa du coude le garçonnet:

—Explique la chose, Vônik.

—Je crois bien que c’était la voix du patron, fit Vônik, mais je n’en suis pas sûr... Peut-être aussi que c’était une autre voix. Je n’avais pas encore tout à fait mes idées... Et puis cela me semblait venir de loin, de très loin... Nous filions à ce moment vent arrière; la voile était en travers du bateau. Je me glissai en rampant sous le gui pour demander à Morvarc’h ce qu’il me voulait. Je vis qu’il n’était plus là... A la barre, il n’y avait personne!... Alors, j’interpellai Maout-Eûssa, même qu’il me répondit: «Voilà, patron!...»

—Oui, poursuivit le matelot, je pensais que c’était Morvarc’h qui me hélait pour mon tour de quart. Quand j’ai su le malheur, je suis resté un instant comme si l’on m’avait donné un coup d’aviron sur la tête... Vônik me dit: «M’est avis que nous faisons un drôle de chemin!» Je pris le gouvernail et nous virâmes de bord. «Le patron n’a pas pu couler à pic, pensions-nous; il est trop bon nageur. On le sauvera peut-être...» Le ciel était clair, la mer plus claire encore que le ciel, à croire qu’il y avait des lumières par en dessous. Nous fouillâmes dans toutes les directions... Rien!... Alors nous nous mîmes à appeler de toutes nos forces, l’un après l’autre: «Morvarc’h!... Jean Morvarc’h!...» Ça résonnait comme dans une église. Deux ou trois fois il nous sembla que quelque chose, très loin, nous répondait: un bruit long, triste, et qui finissait soudain comme un rire. Cela venait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Et cependant, à des milles, la mer était vide. Alors,—il faut tout dire,—la peur nous saisit, une peur d’entre peau et chair, une peur glacée...

—Je l’aurais juré!—grommela le syndic. Les Morganes, n’est-ce pas?... Des bêtises!

L’homme reprit, avec un accent plus ferme:

—Nous n’en avons pas moins louvoyé dans ces parages jusqu’au jour. Il n’y a pas de reproches à nous faire, monsieur le syndic. Des heures durant, nous avons cherché le cadavre et, si nous ne l’avons pas ramené, ce n’est point notre faute. C’est la mer qui n’a pas voulu... Quand le soleil a été haut, j’ai dit: «Il n’y a plus qu’à réciter le De Profundis et à s’en aller.—S’en aller! a fait Vônik, mais par où?» Nous avions dû dériver dans l’ouest, au diable, pendant que nous dormions. Nulle terre en vue. J’ai mis le cap sur le soleil. Puis, une bande de goélands a passé, des goélands des îles, selon Vônik, filant vers le nord-est. Alors, nous avons tenu la même route qu’eux. Sur le soir un feu nous est apparu qui semblait bondir hors de l’eau, par intervalles, comme un marsouin. Nous avons reconnu le Créac’h, et nous voici... Ah! c’est un malheur bien étrange, n’est-ce pas, messieurs?

Il plongea sa figure dans la loque qui lui servait de béret et recommença de pleurer, de pleurer sans bruit.

—Rentrez chez vous, prononça maître Gavran. Je me charge d’annoncer l’accident à Paôl-Vraz...

La belle, l’admirable nuit, et de quelle puissante impression de repos!

Accoudé sur le rebord de l’étroite croisée, dans la chambre des meubles-épaves, je regardais, au fond d’un firmament vertigineux, scintiller des myriades d’étoiles ardentes, d’un éclat aigu, toute une joaillerie céleste de saphirs, d’améthystes, d’émeraudes, de rubis. La voie lactée semblait le lit d’un fleuve à sec, avec, pour sables, une poussière de diamants. A mes pieds, le village dormait, et derrière moi, dans une immensité de silence, je sentais, j’entendais le sommeil de l'île. Seul retentissait le timbre des heures, disant la vigilance des horloges dans la paix tombale des maisons assoupies.

Et toujours les mêmes bouffées tièdes apportaient les mêmes parfums, la respiration des continents en fleur, là-bas, à des milliers de lieues, de l’autre côté de l’Atlantique...

La belle, l’admirable nuit!... Où pouvait bien rouler maintenant le corps inerte de Jean Morvarc’h?

Un pas sonna dans l’écho de la rue. Je me penchai hors de la fenêtre; une grande forme sombre traversa le bourg, hâtant sa marche. Elle disparut dans les chemins qui mènent vers l’ouest; et je compris que c’était Paôl-Vraz, qui, en sa qualité de chef de famille, allait, sans plus attendre, selon l’usage, réveiller dans son lit clos de jeune épousée la nouvelle veuve de Cadoran.

VIII

Plus d’une semaine s’est passée depuis l’événement. Les caprices du ciel occidental ont donné tort aux prévisions optimistes du syndic: les vents ont tourné au suroît, le temps s’est mis à la pluie. Des troupeaux de nuées grises, aux pis lourds, se lèvent avec l’aube, des lointains de la mer. Et ce sont des journées tristes, humides, les jours sans lumière et sans vie des commencements d’hiver en Bretagne. Je vais quelquefois, l’après-midi, chez des conteuses qu’on m’a signalées. Des vieilles, pour la plupart, de manières accueillantes et fines. Elles m’offrent du lait fermenté, des galettes, me font asseoir en face de l'âtre, devant un feu de bouse desséchée qui braisille sans flamme, et, tout en cardant de la laine, me débitent d’une voix douce, au bruit grinçant des peignes de fer, de lamentables récits, des histoires d’intersignes, de morts étranges, de naufrages, lugubres à faire frissonner.

Une d’elles, la vieille Tual, que tout le monde appelle «marraine», habite au hameau de Saint-Guennolé, sur un haut promontoire farouche qu’enveloppent, ces temps-ci, d’une perpétuelle fumée d’eau les embruns fouettés du Fromveur.

Je ne m’y rends jamais sans apercevoir, campée debout à l’extrême pointe de la falaise, une noire silhouette d’homme, pareille à quelque gigantesque cormoran, les pans de la veste battant comme des ailes toutes prêtes à s’envoler.

Il m’intrigue à la fin, ce mystérieux personnage, montant je ne sais quelle faction solitaire devant l’abîme. J’ai résolu d’en avoir le cœur net, et, par un sentier glissant, je m’aventure jusqu’à lui. Les coudes en l’air, les mains placées en abat-jour au-dessus des yeux, il fouille d’un regard obstiné la morne étendue mouvante. Il ne m’a pas entendu venir, absorbé qu’il est dans sa contemplation, et aussi à cause des grands fracas sourds du ressac contre l’énorme paroi de pierre.

—Pardon, brave homme...

Il se retourne tout d’une pièce, me dévisage, les sourcils froncés, puis, soulevant son large feutre:

—Faites excuse, dit-il. Vous êtes le monsieur de l’église, n’est-ce pas? Je ne pouvais guère m’attendre à vous rencontrer ici: les îliens eux-mêmes se risquent rarement sur le sommet du Veilgoz.

Moi non plus je ne m’attendais pas à me trouver en présence du vieux Morvarc’h, et j’en demeure d’abord quelque peu décontenancé. Nous nous touchons la main, tristement. Je ne l’ai pas revu depuis la catastrophe. Rien de changé en lui. C’est la même physionomie sèche et grave, la même majesté tranquille. Je lui demande des nouvelles de Marie-Ange; il me répond d’un ton calme:

—Je pense qu’elle va aussi bien que possible, quoique les femmes, vous savez... Le recteur va tous les jours lui faire visite. En de telles occurrences, il n’y a que la religion...

—Et vous, Paôl-Vraz?

—Moi, vous voyez, je guette... Je guette le corps de mon fils.

Il s’exprime d’une voix lente, en son breton scandé d’Ouessantin. Aucune émotion ne fait trembler ses lèvres minces, toutes jaunes du jus de la chique. Il me montre du doigt une des stries blanches qui zèbrent de leur teinte plus claire les grisailles du sombre Océan.

—C’est par cette route que le flot le ramènera, s’il doit revenir... Quiconque se noie dans le chenal du Four atterrit nécessairement à la grève de Veilgoz.

Elle est là sous nos pieds, cette grève, à soixante-dix mètres de profondeur. On n’y peut accéder qu’en barque et, lorsqu’un cadavre s’y échoue, il faut le hisser à l’aide d’une corde; trop mûr, il se dépèce aux aspérités de la falaise, membre à membre.

—Voilà huit jours, ajoute le vieux Morvarc’h, que je viens me poster ici, à chaque marée, et demain encore, je viendrai... Mais, passé demain, plus d’espoir. Il ne restera plus qu’à faire une croix de cire pour le proella!

Il est retombé à son immobilité de sentinelle funèbre, les yeux au loin.

Nous causons de lui chez les Tual; «marraine» dit:

—Paôl-Vraz!... Il se débrouille aussi bien dans la marche des courants que nous autres dans la direction des chemins de l'île. C’est de race, chez ces Morvarc’h. Ils ont l'œil qui perce la brume, l'œil qui pénètre jusqu’au cœur des eaux. Que voulez-vous? C’est un don. Mais ils le paient, les infortunés!... Paôl-Vraz a eu quatre fils, quatre joyaux! L’aîné a déserté aux Amériques, je ne sais où; deux autres dorment quelque part, sous les herbes des colonies. Et voilà Jean!... Dieu fasse que celui-là, du moins, le cimetière ait sa dépouille!... A supposer que les Morganes... suffit!

Il n’est bruit dans Ouessant que de cette mort, mais on se cache pour en parler. Ce sont des chuchotements de lèvre à oreille, des demi-confidences, des discussions aussi entre marins, dans les cabarets, devant les comptoirs, avec de soudains éclats de voix brusquement réprimés. Il m’arrive de surprendre des bouts de phrase:

—Tu admets qu’on se laisse glisser comme ça? Allons donc!

—Alors, tu crois aux Morganes, toi?

—Puisque le mousse cependant les a vues... oui, vues!... Et ces rires, hein! ces rires, sur la mer?...

La légende est déjà dans l'œuf. Couvée lentement, au cours des longs soirs désœuvrés de l’hiver, elle planera, l’été prochain, sur toute l'île; et ceux qui, dans les saisons futures, viendront étudier après moi le folklore d’Ouessant, recueilleront sur le trépas de Jean Morvarc’h bien des affirmations singulières, bien des détails insoupçonnés.

IX

—Ainsi, vous repassez votre bréviaire, Nola.

—Il faut bien... C’est pour me donner du ton, monsieur le syndic. Et si ça vous démange de me payer un verre, ne vous gênez pas.

—Combien en avez-vous déjà bus?

—Je vous dirai le quantième ce sera, quand vous l’aurez offert.

Maître Gavran aime à taquiner la commissionnaire sur ce qu’il appelle son «péché mignon». Elle lui répond, d’ailleurs, avec usure. J’assiste au colloque du haut des marches de l’escalier. On vient de m’appeler à table, pour le repas du soir. Il est sept heures environ. Dehors, c’est la nuit hâtive, la pluie intermittente, la rafale, le ciel inclément. Je ne suis pas plutôt descendu que le syndic me demande à brûle-pourpoint:

—Vous en êtes, n’est-ce pas?

—De quoi donc?

—Mais... du proella, chez Marie-Ange.

—Le monsieur lui doit bien cela,—insinue Nola Glaquin, en relevant pour s’essuyer la bouche le coin de son tablier.—Était-elle assez jolie pourtant, l’autre samedi, lorsque vous alliez côte à côte, dans la montée du Stif!... Jolie et alerte, en ses bas blancs, la jupe troussée!... Elle était comme une lumière, vous souvenez-vous?... comme un feu follet de la mer. Ah! elle est cruellement changée, la pauvre! Elle ne boit ni ne mange. Vous ne la reconnaîtrez plus quand vous la verrez...

On entend dans la rue des grincements de portes qui s’ouvrent, la cantilène lugubre d’une voix qui glapit. Et la vieille de s’écrier:

—Seigneur Dieu! les annonciateurs!... A tantôt, là-bas!... N’oubliez pas de vous munir d’un fanal...

Je m’informe auprès du syndic:

—Alors, c’est pour ce soir, ce proella?

—Dame! nous sommes à la fin du neuvième jour, et l’on n’a rien trouvé.

—Et je ne serai pas indiscret?...

—Au contraire. On vous saura le plus grand gré de cette marque d’estime... Prenez le temps de souper. Moi je vais quérir une lanterne et, si vous voulez, dans une demi-heure, nous partirons ensemble.

A peine s’est-il esquivé que les dalles du couloir retentissent d’un bruit de sabots cloutés.

—Ne vous étonnez pas, me dit la fille qui me sert: ce sont les annonciateurs.

Ils sont là trois ou quatre hommes, tête nue, et qui hurlent en chœur, d’un ton lamentable:

—Paix et prospérité à ceux de cette maison! Priez pour la pauvre âme de Jean Morvarc’h. Vous êtes avertis, de la part de ses proches, que son proella sera célébré cette nuit, au manoir de Cadoran.

Madame Stéphan leur verse, selon l’usage, une rasade d’eau-de-vie, et ils s’en vont. Mais, longtemps encore, leur plainte traîne dans le noir des ténèbres extérieures, mêlée au crépitement de l’ondée et aux grands souffles irréguliers de la tempête. Des mots, toujours les mêmes, vous arrivent comme à travers un cauchemar:

—Morvarc’h... proella... Cadoran!...

On dirait je ne sais quelle litanie barbare criée dans une langue inconnue.

Nous nous sommes mis en route, sous la pluie. Un pêcheur du voisinage m’a prêté son ciré des gros temps, si raide qu’on le croirait en métal; les trombes d’eau sonnent là-dessus comme sur du zinc. Nous avançons péniblement. N’était le fanal du syndic, on ne verrait goutte. A l’entour du cercle de lumière vacillante qu’il projette, se meuvent des ombres immenses, impénétrables, comme si nous marchions dans l’obscurité d’une forêt de rêve, parmi des fantômes d’arbres agités par les vents. La mer roule des bruits effrayants. On songe à quelque chasse diabolique, au loin, avec des grondements, des abois, des galops de bêtes invisibles, des décharges soudaines, un hallali féroce rugi à pleine trompe par toutes les puissances de l’abîme.

—Oh! fait maître Gavran, ce n’est rien... Un petit prélude seulement!... Venez en décembre, en janvier; vous entendrez d’autres concerts!

Par instants, il y a comme des pauses, des accalmies inattendues, d’inquiétants silences, pendant lesquels nous percevons, un peu de tous côtés, des appels de voix humaines; des lanternes se croisent, des saluts s’échangent:

—Vous y avez été, les gars?

—Oui bien. Et vous aussi, vous allez?

—Nous allons!

Cela est d’une impression très mystérieuse, ces gens qui vont ou qui reviennent, ces conversations qu’on saisit sans voir personne, et surtout cette procession de fanaux qui passent, brillent, disparaissent, comme une sarabande d’insectes phosphorescents dans l’épaisseur flottante des ténèbres. Mais le plus extraordinaire, ce sont les phares, celui du Stif sur notre droite, celui du Créac’h à notre gauche. On ne distingue que leurs feux qui ont l’air de brûler dans le vide, au-dessus des lourdes masses d’ombre. Ils ajoutent encore, si possible, à l’horreur de cette nature déchaînée, achèvent de lui donner je ne sais quoi de chaotique, d’absurde et de fou. Le Stif fait l’effet d’une lune blafarde, barbouillée de sang, qui tournerait sur elle-même, en proie au vertige de l’épouvante, tandis qu’à l’autre bout de l'île, le Créac’h semble une comète clouée dans l’espace, et qui s’impatiente et qui bondit.

—Nous sommes à la Pointe sauvage, annonce le syndic.

On le sent aux embruns qui vous cinglent, à cette poussière de sel répandue dans la nuit, comme un grésil, et dont l'âcreté vous pénètre, s’infiltre en vous par tous les pores; on le sent surtout au tumulte des eaux, à leur grincement parmi les galets, à leurs longues détonations sourdes dans les anfractuosités des roches, presque sous nos pieds.

Une lueur fixe, un point de clarté dans un amas de ténèbres immobiles... C’est là. Nous sommes arrivés.

La même disposition que dans la plupart des demeures ouessantines: un couloir étroit donnant accès, d’un côté, dans une espèce de magasin où se gardent les provisions, les outils agricoles des femmes, les engins de pêche des hommes,—de l’autre, dans une salle plus spacieuse, à la fois cuisine, réfectoire et chambre à coucher. C’est dans celle-ci que nous entrons ou, du moins, que nous essayons d’entrer, car elle regorge de monde, d'îliennes accroupies sur leurs talons, d'îliens debout, fronts découverts et les bras croisés, dans l’attitude de la prière. Force nous est de faire station à la porte, d’attendre la fin de l’oraison bretonne. J’explore des yeux cet intérieur où le hasard m’avait empêché de venir quelques jours plus tôt, alors qu’on y pouvait respirer encore l’atmosphère accueillante et tiède des logis heureux. Il est bien tel que je me le représentais d’après ce qu’on m’en avait dit; c’est bien le nid de mouette que je rêvais à Marie-Ange. Les murs sont badigeonnés de frais, les meubles luisent; une boiserie blanche à filets verts encadre le foyer. Dans l’angle de gauche voici le nid nuptial, désormais le lit du veuvage; des courtines d’indienne à fleurs le décorent. Sur le banc à forme de coffre, par lequel on y monte, repose un de ces berceaux primitifs, en chêne sculpté, où les anciens imagiers de Bretagne s’ingéniaient à tailler en relief des figurines de saintes, protectrices de l’enfance... Mais la prière s’est tue: un remous se fait dans l’assistance, et le vieux Morvarc’h s’avance vers nous. Il me marque en termes fort décents combien il me sait gré de m’être dérangé, en dépit de l’orage.

—Suivez-moi, dit-il.

Et il nous ouvre un passage derrière la foule qui, du reste, commence à s’éclaircir, à s’écouler au dehors, l’oraison finie, pendant qu’un flot de nouveaux arrivants se pressent sur nos pas.

Je me trouve devant une table massive dont un lit à deux étages m’avait jusqu’à présent dérobé la vue. Une nappe à franges la recouvre. Au milieu, sur un oreiller servant de coussin, est couchée à plat une croix de cire jaune, grossièrement façonnée et qui garde encore l’empreinte des doigts malhabiles qui l’ont pétrie. Au chevet de la croix, une photographie, «le portrait du défunt», me souffle le syndic. Elle remonte à quelques années déjà, au temps où Jean Morvarc’h «naviguait à l’État» et courait le monde sur la Melpomène. C’est une photographie peinte, ainsi que les aime le goût naïf des gens de mer. Les yeux, jadis, furent teintés de bleu de Prusse, les pommettes et les lèvres, de carmin. Mais la couleur, les traits, les contours même du corps, tout cela est pâli, effacé, devenu lointain et comme noyé en des profondeurs d’eau. Mystérieuse et spectrale image de quelqu’un d’englouti!... Une mite promène sous le verre du cadre ses élytres d’argent.

Une vieille qui se tient au haut bout de la table, le dos à la fenêtre, et qui n’est autre que Nola Glaquin, coiffée de la capeline de deuil, me tend un rameau de goémon vert trempé dans de l’eau bénite, pour que j’en asperge la croix du proella. Elle dit:

Requiescat in pace!

Et, comme il se doit, je réponds:

Amen!

Le même cérémonial s’accomplit pour le syndic, puis pour chacune des personnes qui défilent derrière nous, en sorte que c’est un perpétuel fredon de paroles latines parmi des susurrements discrets de conversations à demi-voix.

—Vous désirez peut-être saluer la veuve? me demande Paôl-Vraz.

De l’autre côté de la table, du «tréteau funèbre», pour parler comme les Bretons, trois femmes sont assises sur des escabeaux, enveloppées toutes trois en des mantes pareilles, d’épaisses mantes de drap noir aux plis rigides, dont les cagoules rabattues ne laissent rien voir du visage incliné sur la poitrine. La coutume veut, paraît-il, qu’en de telles occurrences la «nouvelle veuve» se fasse assister des deux veuves de l'île chez lesquelles furent célébrés les plus récents proellas.

J’essaie de reconnaître la tournure de Marie-Ange, mais en vain: les trois figures immobiles et voilées demeurent énigmatiques, semblables à trois Parques, à trois déesses de la mort, ensevelies dans leurs longs vêtements funèbres. Leurs mains mêmes sont ramassées sous l’étoffe. D’ailleurs, il fait sombre dans ce recoin, mal éclairé d’un reflet trouble par les deux cierges qui brûlent sur la table, en des flambeaux d’église, de hauts flambeaux de fer forgé.

—Marie-Ange, dit Paôl-Vraz, c’est le monsieur...

Une des femmes, celle qui est le plus près de l'âtre, entr’ouvre sa mante, me tend la main et articule d’une voix sourde un faible: «Merci!»... C’est tout. La tête n’a pas fait un mouvement, le noir capuchon qui couvre le visage ne s’est point relevé.

Le logis cependant, à demi vidé tout à l’heure, s’est rempli de nouveau, envahi par une fournée de proches, d’amis, d’invités et, sans doute aussi, de curieux. Nola Glaquin annonce:

—Nous allons réciter un De profundis...

Nous nous asseyons sur le banc, contre le lit clos. Ce serait manquer à la bienséance que de sortir, une fois commencée la prière. A ma gauche, sur le berceau de chêne, dort d’un paisible et blanc sommeil le dernier rejeton des Morvarc’h de Cadoran. La commissionnaire avait raison: c’est un enfant superbe. Des frisons d’un blond cendré—les cheveux de lumière de Marie-Ange—auréolent déjà son petit front obstiné, creusé entre les sourcils d’un sillon vertical. Il y a comme une énergie naissante dans l’expression encore indécise de ses traits. Il dort bravement, les poings en l’air. Le vieux psaume murmuré à l’intention des mânes paternels lui est une chanson de nourrice peu différente des antiques ballades en langue bretonne dont il a coutume, aux soirs ordinaires, d’être bercé. Il dort dans sa couchette à forme de barque, en attendant que d’autres barques l’emportent sur les mêmes eaux où son père a sombré... Puissent les Sirènes du Fromveur, les légendaires ennemies de sa race, lui être plus clémentes!

Je les avais oubliées, tout à la pensée de me trouver face à face avec Marie-Ange; mais elles sont là qui ne cessent de hurler autour de la demeure, les mystérieuses puissances de la tempête, ouvrières de destruction et de mort. Elles ébranlent les vitres, elles font cliqueter les ardoises du toit, et parfois, par le tuyau de la cheminée, soufflent jusque dans la salle leur haleine vivante, humide et salée. Lorsque Nola Glaquin prononce le requiescat in pace final, c’est un hou! strident, sauvage, le rire démoniaque des vents et de la mer qui éclate en guise d'amen.

Nous nous disposons à nous lever, mais Paôl-Vraz nous retient.

—Voyons, pas avant le prezec! insiste-t-il.

—Il n’est donc pas encore prononcé? demande le syndic.

—Non. Tous les membres de la famille n’étaient pas arrivés.

Docilement nous reprenons nos places,—le syndic, par devoir, pour obéir à la tradition, et moi, pour faire comme lui, mais non sans un vif intérêt de curiosité. Au fond, puisque l’occasion m’en était offerte, il m’en eût coûté de ne point l’entendre, ce prezec, cette espèce de vocéro ouessantin, avec la commissionnaire de l'île pour vocératrice.

—Mais d’abord, si vous mangiez quelque chose, nous propose le vieux Morvarc’h... C’est l’heure du repas de minuit.

Une agape est servie, paraît-il, dans l’autre pièce: du pain, du lard, des viandes fumées, et le mets national, le far, un mélange de farine d’orge, de pommes de terre râpées et de pruneaux secs, cuit dans un chaudron sous la cendre. Nous déclinons l’invitation. Le vieux s’éloigne, va conférer avec Marie-Ange, puis grimpe l’escalier qui mène à l’étage, pour redescendre l’instant d’après, portant une fiole encrassée, au col brunâtre, qu’enrubannent des algues flétries.

—Si vous ne mangez pas, vous boirez, fait-il. Ceci, monsieur, c’est du vin de la mer. Ma belle-fille avait mis la bouteille de côté pour quand vous viendriez. Vous deviez la vider avec Jean. Nous trinquerons, si vous voulez bien, au repos de son âme.

Cela est dit simplement, sans vaine sentimentalité, mais d’un ton qui ne manque pas de noblesse. Et nous buvons le vin d’épave en commémoration de l’épave humaine que la tourmente roule à cette heure, Dieu sait où!...

Nola Glaquin, qui vient de réparer ses forces, rentre du bas bout de la maison, suivie de la plupart des autres «veilleurs». Elle a les lèvres humides, les yeux brillants.

—L’eau vulnéraire!—marmonne le syndic. Pour être à la hauteur, il faut qu’elle soit à moitié soûle!

Et l’eau vulnéraire, ce gin de Bretagne, doit être, en effet, pour beaucoup dans l’animation singulière de la vieille femme; mais on y sent autre chose encore, une ivresse spéciale et quasi prophétique, une sorte de délire sacré. Au lieu de regagner le poste qu’elle occupait jusque-là, dans l’embrasure de la fenêtre, elle se campe debout au pied de la table, et chacun fait cercle derrière elle. Seules, les trois veuves, hiératiquement accroupies dans leur coin d’ombre, n’ont pas bougé. Le silence est profond; la rafale même a fait trêve, et la mer, qui sans doute a baissé, n’est plus qu’une grande rumeur solennelle, un tonnerre lointain, dans l’espace. Nola commence:

—Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vais dire le prezec de Jean Morvarc’h...

Un arrêt de quelques secondes. Toutes les oreilles sont tendues, et c’est à peine si l’on ose respirer. La vocératrice se recueille, le regard fixé sur la photographie du mort. Et soudain, comme d’une écluse ouverte, le torrent de sa parole se précipite. C’est d’un débit à la fois entraînant et monotone. Cela rappelle le récitatif adopté par les acteurs bretons dans la représentation des Mystères. Les notes élevées alternent avec les notes basses, suivant un mode large et simple, tour à tour fougueux et plaintif. Et, dans ce dialecte sonore d’Ouessant, cette mélopée tantôt aiguë, tantôt gémissante, a le charme d’un sortilège barbare, je ne sais quelle vertu d’incantation.

—Ne dites pas,—s’écrie la «prêcheuse» au début de son improvisation,—ne dites pas: «Le bonheur est sur cette demeure». Le bonheur est comme les goélands. Il se pose ici, puis là, entre deux vols; mais il fait son nid dans des lieux inconnus...

Où semblait-il que l’on dût être plus heureux qu’en ce manoir de Cadoran, «un des plus anciens de l'île»? Des champs au soleil, une barque solide sur la mer, des piles de linge dans les armoires et, entre les piles de linge, des piles d’écus accumulés par la sagesse des vieux parents. Un homme robuste et travailleur, une femme économe et gaie, un enfant bien venu... Les perfections de Jean Morvarc’h, Nola les énumère en ces termes:

—Il était doux envers sa femme, respectueux envers le chef de sa famille et ne souhaitant point sa mort pour jouir plus promptement de ses biens, serviable envers ses voisins, point avare avec ses matelots et ses domestiques...

A ce moment, derrière nous, au fond de la pièce, un sanglot retentit, un soupir long et triste, comme une plainte de bête battue. Je me retourne et, par-dessus les têtes, au dernier rang des auditeurs, j’aperçois le mufle de Maout-Eûssa,—de Maout-Eûssa à qui je n’avais plus songé depuis le soir tragique, et dont le crâne aplati, les mâchoires proéminentes dessinent sur la blancheur éclairée de la muraille un mélancolique profil de chameau.

—Pas plus fier qu’il ne faut avec le pauvre monde,—continue, sans s’interrompre, l’évocatrice,—toujours le premier à l’ouvrage, sur la semaine, le premier à la messe, le dimanche; ne s’attardant jamais à l’auberge après le couvre-feu; cher à ses proches, estimé de ses semblables, plein de déférence pour son recteur; un homme modèle, enfin,—et le voilà parti!...

Nola glisse très vite sur la catastrophe. Elle s’arrange de façon à ménager les susceptibilités des Morvarc’h, tout en sauvegardant les droits de la légende.

—Les autres s’en vont dans un coup de temps, dans un coup de mer... Lui s’en est allé par mer belle, sous une nuit d’étoiles. Ne dites pas: «La mer est traîtresse!» La mer n’est pas plus traîtresse que la terre. Quand la mort commande, il faut obéir. La mort est la reine du monde. Ainsi Dieu l’a voulu, depuis la faute du premier père. Que sa sainte volonté soit bénie!...

La passe dangereuse franchie sans encombre, la «prêcheuse» se livre toute à l’inspiration qui l’emporte. Les yeux enfiévrés, la voix haletante, elle interpelle le «disparu».

—Les flots t’ont pris, et ne t’ont point rendu à ceux qui te pleurent... Mais tu ne seras point leur jouet: car, avec la cire des abeilles, nous avons fait pour toi la croix du repos. Vois, nous célébrons ton proella... Moi, Nola Glaquin, qui te parle, je sais que tu m’entends! Tu es ici où nous sommes, où sont tes proches, où sont tes amis. Tu es dans la croix où nos prières t’ont enfermé. Nous te porterons à la chapelle du cimetière, et là, tu feras ton purgatoire jusqu’au jour du dernier jugement... Tu quitteras tout à l’heure cette maison, comme si tu avais trépassé dans ton lit. Un prêtre mènera ton deuil, et les chants de la mort seront chantés sur ta dépouille. Prends congé des tiens, pauvre âme, de celui-ci, ton père, qui t’a nourri, de celle-ci, ta femme, que tu as tant aimée, de ton fils, qui est ton sang, et de nous tous qui avons sur toi jeté l’eau bénite. La paix de Dieu soit avec ton anaon! Ainsi soit-il!

Une sueur abondante baigne le visage enflammé de Nola, colle à ses tempes les mèches de ses cheveux gris... Tandis qu’on s’empresse autour d’elle, nous gagnons la porte, heureux de secouer au vent de la nuit les images lugubres dont nous avons le cerveau hanté, d’échapper à cette atmosphère de sépulcre, de respirer l’air du dehors, purifié par la tempête, où circule déjà la fraîcheur saine, le virginal frisson du matin.

—Tenez, fait le syndic, les vents ont calmi... Les barques pourront sortir.

X

Elles furent vraiment imposantes, ces obsèques fictives de Jean Morvarc’h. Dès le point du jour, aussitôt que la veillée funèbre eut pris fin, les glas se mirent à tinter, non seulement à l’église paroissiale, mais dans tous les sanctuaires de l'île; puis, sur les huit heures, on vit s’avancer le cortège, un long fleuve noir précédé, comme d’un ourlet d’écume, par les ecclésiastiques et les chantres en surplis. Il venait à travers les pâtis, à travers les chaumes, grossi sans cesse de nouveaux affluents que déversaient les routes, les fermes, les hameaux du parcours. La mer, houleuse encore, tendait tout l’horizon d’une large bande d’azur sombre, lamée d’argent. Un soleil blanc—le soleil des lendemains de grande pluie en Bretagne—luisait dans le ciel nettoyé.

Au milieu de la nef, le catafalque était dressé. On y déposa la croix de cire que portaient, couchée sur un brancard, quatre pêcheurs homardiers du clan des Morvarc’h. Et l’office commença... Je songeais à l’avant-dernier dimanche, au moutonnement des coiffes claires, aujourd’hui endeuillées, aux voix douces des femmes entonnant du haut de la tribune le cantique des saints d’Eûssa, à celle surtout qui, s’élevant soudain, les domina toutes, et dont la vibration vous effleurait l'âme comme d’un toucher surnaturel...

La musique de cette voix, il me fut donné de l’entendre encore, au moment de quitter l’église; mais le timbre en était brisé.

C’était sous le porche. Debout entre les deux veuves, ses guides et ses soutiens dans la montée de son dur calvaire, Marie-Ange recevait les condoléances de la foule et les embrassades de sa parenté. Je m’approchai à mon tour, quand le gros de l’assistance se fut dispersé. Pas plus que la veille, elle ne leva vers moi son visage, encapuchonné dans son manteau. Elle me reconnut pourtant et me dit:

—J’ai su, par la petite gardeuse de chèvres, votre visite manquée de l’autre lundi... Hélas! si vous revenez un jour, à Cadoran-le-Neuf comme à Cadoran-le-Vieil ce sera, sans doute, la même ruine!...

Je balbutiai de vagues paroles, et ce furent tous nos adieux.

Elle s’en retourna là-bas, dans l’ouest. Je partis, de mon côté, par le premier vapeur... Oh! le triste chant des Sirènes, à la Pointe sauvage, et combien amer, en automne, le parfum des fleurs d’Ouessant!

FILLE DE FRAUDEURS

A MA FILLE ANDRÉE

 

 

I

Les beaux temps de la fraude maritime!—s’écria l’ex-capitaine des douanes, Le Denmat, comme nous prenions le frais sur sa terrasse, devant la mer,—je vous crois, monsieur, que je les ai connus! Je peux même dire que j’en ai vu l'âge héroïque, et, puisque cela vous intéresse, tenez, je veux vous conter un épisode dont les moindres détails, pour des raisons que vous aurez vite fait de comprendre, me sont demeurés aussi présents que si l’histoire datait d’hier.

Elle remonte pourtant à près d’un demi-siècle. J’ai soixante-treize ans sonnés aujourd’hui: je n’en avais pas, alors, tout à fait vingt-cinq. Deux bonnes fortunes venaient de m’échoir à la fois: d’abord, ma promotion au grade de lieutenant, ensuite ma nomination au poste de Tréguignec, sur la côte septentrionale de la Bretagne, presque au seuil de mon bourg natal, puisque je suis originaire de Perros. J’avais végété, jusqu’à ce moment-là, dans les brigades terriennes, conquérant un à un mes galons, tantôt sur la frontière suisse, tantôt sur la frontière belge, et vous devinez, n’est-ce pas? avec quel sentiment d’aise je retrouvai mon pays... et la mer! J’ai lu quelque part que des soldats grecs pleurèrent d’émotion en la revoyant, après des mois d’absence, quoique ce ne fût point celle qui baignait les rivages de leur patrie. Il en alla pareillement de moi, lorsque, parvenu à l’extrême bordure du haut plateau trégorrois, je découvris brusquement l’immense ceinture d’eau bleue déroulée à perte de vue sur le fond du ciel.

C’était—je me le rappelle—un 12 juillet, par un de ces jolis matins d’été où la lumière frissonne délicatement sur les choses et leur communique je ne sais quelle grâce virginale, quel mystérieux enchantement. L'âpre terroir de Tréguignec lui-même m’en parut comme égayé, et ce fut le cœur en fête que je descendis le raidillon caillouteux qui, entre des haies d’ajoncs et quelques maigres bouquets de pins, dévale jusqu’au village.

Vous les connaissez, ces villages de l'armor trégorrois: ils se ressemblent tous. Une seule rue, avec, d’un côté, une rangée de maisons basses orientées vers le large, et, de l’autre côté, la grève, jonchée d’énormes troupeaux de roches ou pavée d’une mosaïque de galets: tel est le type à peu près uniforme de tous les petits ports de cette région; et Tréguignec est fait sur le modèle de ses voisins. Mais, par exemple, ce que vous chercheriez vainement ailleurs, c’est le prodigieux chapelet d'îles qui s’est comme égrené le long de cette côte. Où que vous portiez le regard, dans la direction du nord, de l’est et du ponant, ce ne sont que dures silhouettes granitiques éparses sur le miroir des eaux. D’aucunes, comme la grande croupe chauve de Tomé, semblent des promontoires détachés, d’hier à peine, du continent dont ils ne sont proprement séparés qu’à mer haute. D’autres, comme Bruk, Groaguez, Saint-Gildas, Enès-Kreïz, s’échelonnent parallèlement au littoral, ainsi qu’un brise-lames gigantesque où les pires colères de la Manche se heurtent et se viennent user. Un troisième groupe, enfin,—celui des Sept-Iles,—s’aventure hardiment au large et semble un chœur de cétacés préhistoriques se jouant à fleur d’horizon.

Quand, des landes qui surplombent les toits de Tréguignec, je promenai pour la première fois sur ce spectacle mes yeux de douanier, mes yeux professionnels, habitués à scruter la physionomie des paysages à l’égal de celle des gens, je ne pus me défendre de comparer cette suite d’archipels aux pierres de quelque gué monstrueux, et laissai échapper cette exclamation qui ne s’adressait pas uniquement à la beauté du site:

—Sapristi! Quelle contrée merveilleusement aménagée pour la fraude!

—Oui, mais la race des fraudeurs est morte, fit une voix, sur ma gauche, dans un des champs qui bordaient la route.

Je me retournai, un peu surpris de la riposte. L’homme qui l’avait lancée se montra sur le talus. C’était un robuste gaillard à la face broussailleuse et, à en juger par son accoutrement, un pêcheur.

—Salut! dit-il en touchant de la main son béret.

Et déjà il commençait à s’excuser de «la liberté grande». Je l’interrompis:

—Il n’y a pas d’offense. Au contraire. Vous pouvez même me rendre un service. Dans quelle partie du village, s’il vous plaît, se trouve le corps de garde des douanes?

—Foi de Dieu! répondit-il, je vais par là, et vous conduirai jusqu’à la porte, si vous voulez bien.

Il sauta lestement de son talus et nous nous mîmes à cheminer côte à côte.

—Gageons que vous êtes le nouveau lieutenant, reprit-il dès les premiers pas.

—En effet. Et vous, vous êtes marin, sans doute, de votre état?

—Heu! murmura-t-il avec un hochement de tête, je suis surtout un pauvre diable. Tous les métiers et pas un gagne-pain. Voyez-vous, dans ce pays-ci, il n’y a plus rien à faire qu’à misérer. Et, sauf votre respect, c’est vous, les douaniers, qui vous êtes abattus sur lui comme une malédiction. Droit de fraude, droit d’épave, vous nous avez tout enlevé. Si du moins le gouvernement nous faisait des rentes comme à vous! Car c’est un argent facilement gagné que le vôtre. Flâner le long des grèves, en fumant des pipes, lézarder à plat ventre dans le gazon, sous les étoiles, si le temps est clair, et, s’il pleut ou s’il fraîchit, dormir, les pieds au chaud, dans le varech séché des huttes de guet, ça n’est pourtant pas si malin, avouez-le.

—N’empêche qu’on y laisse souvent sa peau, répliquai-je.

—Oui, des rhumatismes! Des maladies de nobles!...

—A moins que ce ne soient les coups de fusil qu’on vous tire de derrière les roches, dans le dos. La chose arrive, n’est-il pas vrai, mon garçon?

Il haussa les épaules et ricana d’un ton gouailleur qui n’allait pas sans quelque amertume:

—Ces fusils-là, ouais! il y a belle lurette qu’ils ne partent plus. La race est morte, vous dis-je, de ceux qui les maniaient. On est devenu sage, par ici, depuis que vous et vos consorts vous y êtes devenus si nombreux. Nos pères avaient voué une chapelle à Notre-Dame de la Fraude; nous autres, nous avons été assez lâches pour la laisser démolir, et, la statue même de la sainte, il est probable qu’on en aurait fait du bois à feu, si le maître du Treztêl, par pitié, ne l’eût recueillie...

—Notre-Dame de la Fraude!... Qu’est-ce que vous me chantez là?

—C’est juste. J’oublie que vous débarquez à la minute dans nos parages... Vous demanderez à votre brigadier de vous expliquer ça.

Nous avions, en effet, atteint le corps de garde, situé à l’orée du village, où sa façade, badigeonnée de chaux, éclatait d’une blancheur vive dans le gris un peu triste des deux auberges dont il était flanqué. Je remerciai mon guide et nous nous quittâmes.

J’appris, peu d’instants plus tard, que le personnage en compagnie duquel je venais de faire mon entrée à Tréguignec avait subi quatre condamnations pour contrebande. Ce début, comme vous voyez, ne manquait pas d’un certain piquant.

II

Une dizaine de jours s’écoulèrent, que je passai à m’installer, à prendre contact avec mes hommes et à inspecter la zone côtière sur laquelle ils étaient répartis. Elle n’embrassait pas moins de six lieues d’étendue, avec, pour points extrêmes, à l’ouest, l’anse du Treztêl; à l’est, l’embouchure de la rivière de Tréguier. L’anse du Treztêl dépendait à cette époque de la commune de Tréguignec et n’était distante du bourg que d’environ cinq kilomètres. Je la réservai pour la fin de ma tournée, désireux, par la même occasion, de faire visite au maire à qui je devais cette politesse et qui habitait de ce côté.

Je m’y rendis donc dans les derniers jours du mois. Le brigadier Quéméner m’accompagnait. Un vieux routier, ce Quéméner. Marié depuis de longues années dans le pays, il le possédait comme pas un. Êtres et choses lui étaient également familiers. Il savait le nom de chaque roche et l’histoire de chaque maison. Chemin faisant, je l’interrogeai sur le maire.

—Ah dame! mon lieutenant, ce n’est pas le premier venu que Gonéry Lézongar. Quoique simple laboureur, il a dans les veines du pur sang de gentilhomme. Les Lézongar sont nobles, comme on dit, de la racine des cheveux à la plante des pieds. Autrefois ils furent très riches. De Trélévern à Plougrescant, toutes les terres arables leur appartenaient, et pareillement tout le vaste champ des grèves, dont ils ne retiraient pas un moindre profit, car jusqu’à la Révolution ils y exercèrent le droit d’épave. Mais avec la Révolution leur fortune déclina. Le Lézongar d’alors fit la guerre chouanne; et quand l’Empereur vint il fut contraint d’émigrer pour sauver sa tête. Il passa en Angleterre, d’où il ne rentra qu’avec les rois. C’était un homme dur et terrible. On prétend qu’à Londres, pour vivre, il travailla dans les docks à décharger les navires, ni plus ni moins qu’un portefaix. Quand il reparut, il était escorté d’une femme, une pas grand’chose qu’il avait, paraît-il, épousée au petit bonheur, dans les bas quartiers de la Tamise. Ses domaines, dans l’intervalle, avaient été confisqués, puis vendus à vil prix. Un notaire de Lannion s’en était rendu acquéreur, tout glorieux d’aller jouer à la seigneurie dans le manoir déserté du Treztêl. Lézongar, pour recouvrer légalement son bien, n’aurait eu qu’à s’adresser au roi. Mais cela n’était point dans ses manières. Les anciens de ces parages vous conteront que l’on vit, certain jour, un cotre de course mouiller en baie. Au brun de nuit, un canot s’en détacha, monté par une douzaine de matelots anglais, armés jusqu’aux dents. Le chef qui les conduisait n’était autre que Lézongar. L’instant d’après, le tabellion qui dormait sur les deux oreilles était ficelé comme un ballot et embarqué sur le cotre, à destination de l’Angleterre. «Vous me restituez ma place: je vous cède la mienne en échange», lui avait dit Lézongar en guise d’adieu...

—Diable!... Et le maire actuel de Tréguignec est le fils de cette Anglaise et de ce forban? m’informai-je.

—Leur fils aîné, vous l’avez dit. Il a eu deux frères, mais qui ont sans doute mal tourné, car, depuis quelque vingt ans qu’ils ont quitté le pays, on n’a plus rien appris d’eux, et maître Gonéry fronce le sourcil dès qu’on lui en parle... Ne le mettez pas sur ce chapitre, mon lieutenant, il serait capable de vous fermer ensuite sa porte à tout jamais. Et—soit dit sans vous commander—mieux vaut l’avoir pour ami que pour ennemi.

—C’est donc un particulier bien redoutable?

—Oh! il ne fait ni grand bruit, ni grands gestes. Mais ceux qui lui manquent, il ne les manque pas. Dans la contrée, on le craint autant qu’on le vénère, et tous ses administrés lui obéissent au doigt et à l'œil. C’est au point qu’en ce qui nous concerne, nous, les douaniers, il nous a par trop simplifié la besogne. Du jour où il a pris la mairie, nous n’avons plus eu vent d’un seul coup de fraude.

—Ce n’est pas au moins qu’il couvre les fraudeurs? fis-je d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant.

J’eusse accusé de félonie le loyal Quéméner lui-même qu’il n’eût pas été, je crois, plus interloqué. De stupeur, il s’était arrêté net dans le sentier de falaise que nous longions, et j’entends encore l’accent navré dont il s’écria:

—Lui? Lézongar?... Couvrir les fraudeurs?... Oh! mon lieutenant!...

Je repartis, histoire de le faire causer:

—L’un d’eux ne m’a-t-il pas confié, l’autre jour, qu’il avait donné asile à leur sainte, une Notre-Dame peu catholique, si je ne m’abuse?

—Oui, pour la reléguer derrière le foin, dans le grenier de ses écuries, et après avoir averti les dévots de l’image, s’il en restait, qu’ils eussent désormais à venir la prier chez lui!... Ils ne s’y risqueront pas de sitôt, je vous promets.

—On la priait donc réellement? demandai-je un peu incrédule.

Il étendit le bras dans la direction de Tomé dont l’énorme échine de pierre, au pelage de gazon roussi, s’enlevait maintenant toute proche, barrant l’horizon.

—Voyez-vous cette espèce de four ruiné, là-bas, à la pointe Nord? Ce fut, au temps des incursions anglaises, une guérite, percée seulement d’une porte et d’une lucarne, d’où une vedette, payée par les habitants de Tréguignec, avait mission de surveiller jour et nuit le large. Cette pratique une fois tombée en désuétude, le lieu ne fut plus hanté que des oiseaux de mer, qui l’adoptèrent pour abri et le salirent de leur fiente. Tout à coup, sur la fin du siècle dernier, une rumeur étrange se répandit dans la paroisse. Des pêcheurs, rentrant à la marée d’aube, avaient aperçu de la lumière dans la guérite abandonnée. Intrigués, ils avaient voulu se rendre compte. Or, quelle n’avait pas été leur surprise de trouver là, debout contre le mur intérieur, une statue de femme devant laquelle brûlait un cierge! Elle était représentée les cheveux épars, sa main droite serrant un aviron. C’était, je pense, une de ces figures qu’il est d’usage de sculpter à la proue des vaisseaux. Elle provenait sans doute de quelque navire naufragé et avait dû séjourner longtemps au fond de l’eau, car elle était toute couverte de coquillages et de lichens marins. A cause de cela, les gens de Tréguignec décidèrent que c’était une madone de la mer. Comme on ne sut jamais qui l’avait hissée jusqu’à la guérite, il fut entendu qu’elle y était venue toute seule. Une légende se créa, des pèlerinages s’organisèrent. Les fraudeurs surtout s’y montrèrent assidus. Leur corporation n’avait pas de patronne: ils choisirent celle-ci et prélevèrent une dîme sur leurs gains pour transformer la guérite en une véritable chapelle. Ils prétendirent même la faire consacrer, et, le recteur de l’époque s’y refusant, on raconte qu’ils envahirent nuitamment le presbytère, s’emparèrent du prêtre et l’emmenèrent de force à l'île, où ils le contraignirent, le couteau sur la gorge, de bénir selon les rites cet oratoire quelque peu païen. Notre-Dame de la Fraude eut, dès lors, son culte; on alla jusqu’à lui instituer une fête votive, un pardon. J’y ai assisté dans mon enfance. On descendait processionnellement l’idole à la mer et on l’y plongeait par trois fois en criant: «Mort à la maltôte!» Une année, on ne se contenta pas de crier: un douanier fut trouvé roide dans sa hutte, avec un bouchon de varech entre ses lèvres bleuies. A la suite de ce crime, l’autorité préfectorale interdit le pardon et fit démanteler la chapelle. Il eût fallu mettre aussi en pièces la statue; mais, parce qu’elle avait été bénie, on n’osa point; et c’est pour éviter des embarras à l’administration que Gonéry Lézongar offrit de la prendre en séquestre. Sans cela, soyez sûr qu’on l’adorerait encore à cette heure, clandestinement, dans quelque trou de roche. On n’abolit pas, chez nous, une superstition en démolissant une muraille, et le maire pourra vous dire qu’il a souvent à pourchasser de faux pauvres qui, sous prétexte de mendier l’aumône, s’attardent à marmotter des litanies suspectes autour de ses étables.

—Allons! déclarai-je, c’est décidément un auxiliaire précieux que ce Gonéry Lézongar.

Nous touchions à l’anse du Treztêl.

Il n’est pas, sur toute cette côte, de plage plus harmonieuse; il n’en est pas aussi de plus solitaire. Le sable s’y étend, d’une blancheur si vierge qu’on jurerait que, depuis les premiers jours du monde, aucun pas humain ne l’a foulé. Les deux promontoires qui l’étreignent dans leur courbe ne sont pas moins déserts. C’est à peine si la chaumine de quelque brûleur de goémon se tapit, de-ci de-là, dans les roches dont elle a les teintes noirâtres et presque la structure informe. Par quelle ironie avait-on gratifié ce point d’un poste de douanes et qu’y pouvait-il bien surveiller? J’eus tôt fait de feuilleter les registres; à toutes les colonnes d’observations, ils ne portaient que le mot «néant».

—Nous serions ici dans le pays de la mort, me dit le préposé de service, si les charrettes du manoir ne traversaient la grève, de temps à autre, en allant charger du varech ou puiser du sable.

III

Le manoir! On distinguait vaguement ses cheminées anciennes et son unique tourelle seigneuriale, perdues dans un fouillis de verdures sombres, tout au fond de l’anse, à l’amorce d’un étroit vallon. Nous nous y acheminâmes, Quéméner et moi, par une route, d’abord encaissée entre de hauts talus surplombants, mais qui bientôt s’élargissait en une vaste et majestueuse avenue, plantée d’un quadruple rang d’ormes séculaires. Elle aboutissait, après un parcours d’environ deux cents mètres, à un porche monumental, tout enguirlandé de lierre, donnant accès dans les dépendances de l’habitation. Nous n’étions plus guère qu’à une trentaine de pas de ce porche, lorsqu’une série de coups de sifflet, imitant à s’y méprendre l’appel strident et mélancolique du courlis, partit, au-dessus de nos têtes, de l’un des arbres.

—Ça, s’exclama le brigadier, c’est au moins cet animal de Treïd-Noaz qui s’exerce encore à quelqu’une de ses habituelles facéties!

Un long éclat de rire lui répondit, puis une voix que je reconnus incontinent à la singulière âpreté de son timbre me cria:

—Resalut à vous, monsieur le lieutenant!

—Eh! fis-je, mais c’est mon guide de l’autre jour?

—Oui bien, répliqua-t-il en passant son mufle broussailleux entre les branches... Jean-René-Marie Omnès, surnommé Treïd-Noaz, pour vous servir!

Ce sobriquet breton de Treïd-Noaz qui, en français, se traduirait, comme vous savez, par Nu-pieds, le bonhomme—à ce que m’expliqua plus tard le brigadier—s’en parait volontiers comme d’un titre de gloire. De fait, on ne se souvenait pas qu’il eût chaussé, de toute sa vie, ni souliers, ni sabots. Les grègues perpétuellement retroussées jusqu’à mi-jambes, il vagabondait ainsi, l’été, l’hiver, insensible à l’intempérie, bravant les morsures du soleil et celles de la bise, courant les landes, courant les galets, bondissant avec une souplesse de chat sauvage au milieu des roches les plus coupantes, dansant même, pour un verre de vin-ardent, sur des tessons de bouteilles cassées. Il est vrai que dame Nature lui avait engainé tout le corps d’une foisonnante fourrure de bête, et l’on affirmait qu’il lui avait poussé, sous la plante des pieds, une corne si épaisse, qu’il aurait pu, sans inconvénient, se faire ferrer comme les chevaux...

—Je te retrouverai donc toujours haut perché sur mon chemin, quelque part que j’aille? lui dis-je d’un ton de colère feinte, en le menaçant du doigt... J’ai eu de tes nouvelles, tu sais, depuis notre première rencontre.

—Bah! mon lieutenant, s’il ne restait quelque chenapan de ma sorte, vos douaniers n’auraient jamais personne à pincer. Ce que j’en fais, c’est pour leur être utile, par bonté d'âme. Plus de fraude, plus de maltôte. Si vos hommes n’étaient des ingrats, ils chanteraient mes louanges. Mais il n’y a pas de justice pour le pauvre monde, voyez-vous.

Il avait du bagou, le sire.

—Et qu’est-ce que tu cherches là-haut? lui demandai-je. Serait-ce par hasard une branche assez forte où te pendre?

—Nenni, lieutenant, je déniche des colombes, ne vous déplaise, et celle à qui je les veux offrir, vous penserez d’elle, tout à l’heure, quand vous l’aurez vue, qu’il n’y a point de créature plus angélique en paradis... Seulement, elle n’est pas pour vos moustaches, je vous préviens!

Qui? Quoi? Quelle était cette charade?... Une question du brigadier me tira d’incertitude.

—Ah! intervint-il, elle est donc de retour du couvent, la belle pennhérès[1] du Treztêl?

—Depuis le jour même où...

Le dénicheur de colombes n’acheva pas sa phrase.

—Chut! fit-il sourdement... Le patron!

Je regardai dans la direction du manoir. La grande barrière à claire-voie qui fermait le porche venait de s’ouvrir sans bruit et, dans la rouge lumière que le soleil déclinant prolongeait entre les fûts des ormes, un homme s’avançait vers nous, une sorte de géant balourd, un peu voûté, comme si le poids des puissantes épaules eût fait fléchir la solidité du torse. Les dehors étaient ceux d’un paysan: il portait la veste à basques des laboureurs du Trégor et les braies, nouées d’un lacet au-dessus du genou, qui étaient encore usitées à cette époque dans la région. Les ailes d’un large chapeau, d’une espèce de sombrero de feutre, palpitaient sur une couronne de cheveux bouclés, une vraie toison mérovingienne, si noire qu’elle en paraissait bleue, avec des reflets métalliques et durs, des reflets de fer ou d’acier. Sans attendre que nous l’eussions joint et que je me fusse présenté moi-même, ainsi que je m’y apprêtais, le maître du Treztêl s’arrêta, se découvrit et, saluant d’un geste à la Fontenoy qui n’était plus d’un rustre, mais du mieux stylé des gentilshommes, dit:

—Messieurs, vous êtes les bienvenus.

Je balbutiai je ne sais plus quoi... J’arrivais, tout fier de mon nouveau grade, résolu à traiter d’assez haut un petit maire de campagne, pas fâché non plus d’humilier ses parchemins moisis d’ancien hobereau avec mon récent brevet d’officier de fortune,—et voici qu’au contraire je me tenais devant lui troublé, déconcerté, presque penaud, et c’était lui qui m’en imposait! Sa taille peu commune, ce qu’il y avait, à proprement parler, d’écrasant dans l’aspect de cette vaste architecture humaine, y fut, je pense, pour quelque chose. Quoique d’une prestance fort au-dessus de l’ordinaire, j’eus l’impression que je n’étais qu’un pygmée auprès de ce mastodonte. Mais ce qui m’intimida surtout et ne laissa pas de me causer, dès l’abord, je ne sais quelle obscure appréhension, c’est la violente énergie dominatrice que trahissait le front dur, bosselé, creusé de larges sillons et tourmenté comme une mer d’orage. Les yeux, cependant, affectaient une sérénité douce, presque triste, mais où passaient des lueurs rapides et soudaines, pareilles à des irisations de courants invisibles, en eau profonde. On se sentait en présence d’un organisme exceptionnel, d’un être de haute envergure, dernier survivant de quelque grande espèce disparue. Cet homme avait en lui la force aveugle d’un élément et possédait, par surcroît, l’art de la maîtriser. Sur un théâtre plus ample, il eût, je crois, accompli des prodiges. Aux âges barbares, il eût été un incomparable pasteur de peuples...

Il ne fut certainement pas sans remarquer le mélange d’inquiétude et d’admiration qu’il m’inspirait, mais, avec une courtoisie dont je lui fus reconnaissant à part moi, il n’eut pas l’air de s’en être aperçu.

—J’ai toujours eu les meilleurs rapports avec vos prédécesseurs, reprit-il, après m’avoir tendu une main restée fine en dépit des callosités dont elle était pleine et des stigmates que le travail y avait imprimés.—Ils ne circulaient jamais de ce côté de leur pentière sans m’honorer de leur visite. Vous avez appris le chemin, lieutenant; permettez-moi d’espérer que vous ne l’oublierez plus. Nous menons ici, mes gens et moi, une existence toute patriarcale, mais le brigadier peut vous dire que notre hospitalité est aussi franche que simple et que le cidre qu’on boit au Treztêl n’est pas plus frelaté que les cœurs.

Cela fut prononcé d’une voix lente, aux inflexions sobres et nettes, moins habituée probablement à faire des avances qu’à donner des ordres. Je répondis de mon mieux, et nous franchîmes de compagnie le cintre verdoyant du portail.

C’était, maintenant, une spacieuse cour pavée, close de murailles épaisses comme des remparts que trouaient, de place en place, des meurtrières ouvrant au loin sur la campagne et sur la mer. A droite et à gauche s’élevaient les écuries et les granges. Toutes étaient surmontées de greniers immenses, ayant chacun sa porte-fenêtre munie d’une potence et d’une poulie, pour faciliter l’emmagasinement des grains et des fourrages. Par les vasistas des écuries, on entrevoyait des croupes luisantes de chevaux, touchées de l’oblique rayon du soir. Entre les piliers des granges, des charrettes légères, de massifs tombereaux érigeaient leurs brancards, rangés côte à côte comme pour une parade. Il régnait, dans tout ce «bordj» agricole, une ordonnance quasi militaire. Comme j’en complimentais mon hôte, une fugitive expression de joie passa sur ses traits.

—N’est-ce pas, dit-il, que, pour une maison déchue, elle n’a pas, en somme, trop piteux aspect?... Je vous proposerais volontiers de faire le tour du bâtiment, mais pas avant que vous ne vous soyez rafraîchi.

Et il nous entraîna vers le manoir dont le dur profil féodal, enjolivé çà et là de quelques motifs Renaissance, se dressait en face de nous, à l’autre extrémité de la cour. Un perron d’une dizaine de marches conduisait à l’entrée principale; nous le gravîmes derrière Lézongar qui, poussant un énorme vantail de chêne, s’excusa d’avoir à nous faire traverser la cuisine.

Un tapage de voix sonores et de gros rires emplissait la vaste pièce, quand nous y pénétrâmes. Mais, à notre apparition, le silence se fit instantanément et si solennel, si complet, que l’on entendit pétiller les branches sèches dans l'âtre et tinter le choc d’un bourdon contre les menus vitraux.

Nous survenions sans doute à l’heure du goûter, car toute la table—une table aussi longue que la cuisine elle-même—était garnie de convives, assis sur des bancs à dossier, devant des monceaux de lard froid et de viandes saumurées. Dans le nombre, quatre ou cinq femmes au plus, des viragos de la mer, ramasseuses de patelles pour les porcs et faucheuses de goémons. Le reste, c’est-à-dire les hommes, ne comptait pas moins de trente individus appartenant un peu à toutes les conditions, à toutes les classes. Il y avait là des pêcheurs, des artisans, des pâtres, quelques fermiers aisés d’alentour et l’aubergiste même chez lequel je prenais pension à Tréguignec. A quel propos tout ce monde? Le maître du logis prévint ma question.

—Vous tombez un jour de grand charroi, me dit-il, et dans ces circonstances-là, j’accepte avec empressement tous les concours... Songez que je fournis de l’engrais marin à plus de cinquante paroisses de l’intérieur.

Il venait de nous introduire dans une salle aux boiseries sévères que des portraits d’ancêtres assombrissaient encore de leurs figures blafardes et deux fois mortes dans leurs cadres noircis. En même temps qu’il nous offrait des sièges, il appela d’une voix retentissante:

—Véfa!

IV

Par où fit son entrée au milieu de nous celle qui répondait à ce joli prénom de Véfa—abréviation bretonne de Geneviève,—si vous me l’aviez demandé à ce moment-là, je vous aurais répondu, selon toute vraisemblance:

—Vous ne voyez donc pas qu’elle descend du ciel!

Oui certes, elle devait en descendre, en droite ligne, et cette brute de Treïd-Noaz n’avait rien exagéré, ce tantôt, en la qualifiant d’angélique, car elle était la pureté même et la divine suavité. Aujourd’hui encore, de l’évoquer seulement, elle passe comme une lumière élyséenne sur le fond attristé de mes souvenirs. Et ce fut comme une lumière aussi qu’elle apparut dans la pénombre crépusculaire de la vieille salle où l’on eût dit que l’on sentait flotter la poussière des siècles mêlée à la cendre du soir.

Avez-vous regardé des vanneuses agiter leurs cribles, au soleil? Tandis que le grain s’égoutte à leurs pieds, la balle qui ondule autour de leur visage les enveloppe d’une brume d’or. Telle était Geneviève Lézongar, dans le nimbe de sa chevelure blonde. De ses yeux, qui étaient de nuances souples et changeantes, une clarté humide rayonnait. N’attendez pas de moi que je vous la peigne d’une façon plus précise. Il en était d’elle comme de ces images qui s’évanouissent dès qu’on se travaille à les vouloir fixer. Il y avait dans sa beauté délicate et pensive un je ne sais quoi d’insaisissable et presque d’immatériel. J’en fus touché, comme d’une révélation, comme d’un coup subit de la Grâce. Et ce qui m’était révélé, c’était toute la poésie de la jeune fille, toute la magie mystérieuse de la faiblesse, de l’innocence, de la candeur. Jamais rien d’aussi subtil, ni d’aussi doux, ne m’avait pénétré l'âme.

En apercevant des étrangers avec son père, elle avait eu une seconde d’hésitation, puis s’était avancée, silencieuse, la tête un peu inclinée, les doigts joints sur sa robe d’étamine noire, dans l’attitude d’une pensionnaire qui n’a pas eu le temps de désapprendre les gestes de son couvent. Elle sortait, en effet, des «Dames de la Retraite», à Lannion, et portait encore au cou le ruban bleu, signe distinctif des élèves nobles. Je m’étais levé en sursaut, à son approche, et je me rappelle que je dus m’appuyer, derrière moi, au dossier de ma chaise, d’une main qui tremblait.

—Ma fille, prononça Lézongar. Vous l’excuserez, s’il vous plaît, si elle n’est point une irréprochable maîtresse de maison. Elle n’est ici définitivement que depuis le 12 de ce mois, et les devoirs de son nouvel état, c’est, si je ne me trompe, la première occasion qu’elle a de les remplir.

Puis se tournant vers elle:

—Véfa, mets-nous des verres, et, pour faire honneur au lieutenant, va nous quérir une bouteille de vin d’épave, cachet rouge.

Il ajouta, cette fois à mon adresse:

—Vous pourrez en boire sans scrupule: je l’ai dûment acheté aux enchères de la Marine, et j’en ai quittance... A ce que je me suis laissé dire, c’est un cru du Vésuve. Il provient, en tout cas, du naufrage d’un navire italien, le San Giacomo, qui échoua, voici quinze ans, dans les basses des Sept-Iles... Vous avez connu cela, vous, monsieur Quéméner?...

Ravi qu’on fît appel à son témoignage, le bon Quéméner, à qui la langue démangeait, entama le récit du naufrage:

—Si je m’en souviens! C’était exactement le 15 décembre. Je n’étais que préposé de deuxième classe, à l’époque, et j’avais été désigné de faction de nuit à Roc’h-Laz. Il ventait un vent de chien, même que...

Il continua longtemps sur ce ton, écouté du maire qui tantôt corroborait le récit, tantôt le rectifiait. Moi aussi, je simulais une attention passionnée; mais je me souciais bien, en vérité, des circonstances qui avaient accompagné la perte du San Giacomo! Je n’avais d’oreilles que pour l’hymne intérieur qui s’élevait du plus profond de mon être vers la beauté gracile et pure de la douce Véfa... Elle était remontée de la cave, avait déposé sur la table, devant son père, la fiole de vin doré, puis, de sa même allure toujours discrète et, en quelque sorte, monastique, s’était retirée dans l’encoignure de la fenêtre, à l’écart.

Je n’osais tourner ostensiblement les yeux de son côté, et mon regard, néanmoins, la cherchait sans cesse. Derrière elle, les carreaux exigus, enchâssés dans une résille de plomb, restaient teintés encore des feux du couchant; sa fine silhouette se découpait là-dessus, telle qu’une figure spiritualisée de sainte dans une verrière d’église. Vous eussiez dit la statue immobile du Rêve; seul l’orient de ses prunelles vivait, dans son visage noyé d’ombre.

—... Toutes les barques du pays furent, en un instant, sur les lieux du sinistre, poursuivait imperturbablement Quéméner... Mais les gens mettaient plus d’ardeur à repêcher les tonneaux qu’à sauver l’équipage. Ah! nous en eûmes, du fil à retordre! Et, sans vous, monsieur le maire, sans votre intervention inespérée, je me demande...

Moi, cependant, je songeais:

—Elle doit me prendre pour un butor. Mais que lui dire? En quels termes l’aborder?

J’avais beau me creuser la tête, je ne trouvais que des formules stupides et dont la banalité m’écœurait. Finalement, je laissai, je crois, échapper ceci ou quelque chose d’approchant:

—Vous devez être bien contente d’avoir quitté le couvent, mademoiselle?

Elle eut un tressaillement léger, se recueillit un peu, comme pour donner à sa pensée absente le temps de se ressaisir, puis, d’une voix mélodieuse et chantante, d’une voix de cristal clair, répondit:

—Ce n’est pas que je m’y sois jamais déplu, monsieur. La preuve, c’est que j’y suis restée neuf ans.

—Et la maison familiale ne vous manquait pas trop?

—La maison?... répéta-t-elle d’un ton hésitant. Je ne sais pas... Mais par exemple, ce qui m’a toujours manqué, c’est la mer.

—Comme cette parole me rend heureux! dis-je avec une vivacité dont je ne fus pas maître.—Là-bas, dans l’Est, d’où j’arrive, c’était aussi mon supplice d’être privé d’elle. Parfois, dans les nuits de garde, je m’imaginais entendre sa rumeur lointaine. Et, de constater soudain que ce n’était que le bruit du vent dans les sapinières, j’éprouvais une si poignante impression d’exil, une telle angoisse de solitude, que j’en pleurais... Son souvenir m’obsédait presque plus que celui de ma mère.

Elle souriait, en m’écoutant; mais, aux derniers mots, ses traits se voilèrent d’un nuage et, les cils baissés, elle murmura:

—Que je vous envie d’avoir une mère, monsieur!.... Moi, je n’ai pas connu la mienne...

Il se fit entre nous un silence douloureux que je ne tentai plus de rompre. Les autres aussi, d’ailleurs, en avaient fini avec l’histoire du San Giacomo.

—Vous n’avez pas encore goûté à mon élixir, observa Lézongar.

Nous trinquâmes debout, à la façon bretonne.

—C’est un breuvage merveilleux, déclarai-je après y avoir trempé mes lèvres.

J’eusse été bien en peine de dire quelle saveur il avait, ni même s’il en avait une. J’emportais, dans l'âme, un philtre autrement capiteux et troublant; et ce ne fut pas le vin d’épave qui fut cause si je m’éloignai de la gentilhommière du Treztêl en proie à une ivresse enchantée....

—Il y a donc longtemps que le maire est veuf? demandai-je à mon brigadier, lorsque nous nous retrouvâmes seul à seul dans les sentiers de falaise, au crépuscule déjà tombé.

—Sa femme, répondit-il, mourut en mettant au monde la pennhérès. Elle ne fit, du reste, pas beaucoup de bruit de son vivant. C’était une personne timide, effacée, et qui se languissait d’on ne savait quel mal. Jamais elle ne sortait du manoir, si ce n’est pour quelque œuvre d’aumône. Elle était très charitable pour les pauvres....

La grâce un peu fragile de Véfa était évidemment un héritage de cette mère mélancolique et souffrante. Ainsi s’expliquait qu’une fleur aussi tendre eût poussé de la souche rude des Lézongar.... Il me semblait la respirer dans la tiédeur parfumée de la nuit. Et nous nous tûmes désormais, Quéméner et moi,—lui, par déférence hiérarchique envers son supérieur, moi, par ce sentiment de pudeur jalouse et d’ombrageuse réserve de l’homme qui ne sait pas encore s’il aime, mais qui tremble qu’on ne le soupçonne d’aimer. J’eusse craint, d’ailleurs, de déranger, en parlant, l’harmonie de mes songes, avec laquelle s’accordait si bien le mystérieux chant d’orgues de la mer dans la solennité du grand paysage nocturne. La voûte du ciel, recourbée sur le parvis des eaux, avait des profondeurs obscures de nef où les étoiles clignotaient avec des scintillements de cierges. De confuses visions de fiançailles traversèrent ma pensée. Je les envisageai, pour la première fois, non seulement sans déplaisir, mais avec un émoi secret; et, monté dans ma chambre d’auberge, qui me parut d’une laideur sinistre, au lieu de m’étendre sur mon lit, je restai des heures à ma fenêtre, devant l’espace, à le peupler de magnifiques projets d’avenir.

V

Croyez-vous à la vertu des rêves, monsieur? J’en eus un, cette nuit-là, auquel je ne laissai pas d’attribuer plus tard une sorte de valeur prophétique.

Voici. Je marchais seul le long d’une grève désolée. Du côté de la terre ce n’étaient que ténèbres. La mer, en revanche, était éclairée d’une bizarre lumière laiteuse. Tout à coup, une voix sarcastique et mordante m’avait jeté cet appel non moins irrévérencieux qu’imprévu:

—Ohé, l’homme de la maltôte!

—Qui ose me parler sur ce ton? rétorquai-je, courroucé.

—Moi.

—Qui, toi?

A la face des eaux livides, une figure surgit, émergée jusqu’à mi-corps. Elle avait la forme et l’aspect des Sirènes de la légende. Sur ses épaules ivoirines ruisselait une chevelure d’algues. En guise de sceptre, elle tenait un aviron.

—Ne me reconnais-tu donc pas? dit-elle, avec un rire pareil au grincement des câbles sur les poulies... Je suis Notre-Dame de la Fraude.

Puis, d’un accent farouche où semblaient gronder toutes les furies du vent et de la mer:

—Tu t’es permis, paraît-il, de douter de mon prestige et, avec la belle suffisance des gens de ton espèce, tu te leurres volontiers de l’illusion que tes suppôts des douanes ont écarté de moi mes derniers dévots. Eh bien! ouvre les yeux, si tu en as. Il me plaît de te faire assister au défilé de mes fidèles. Tu te féliciteras ensuite, à bon escient, de la vigilance de tes gabelous et tu continueras d’écrire à tes chefs, selon l’usage: «Les côtes sont bien gardées!»

Elle brandit au-dessus de sa tête son aviron qui s’embrasa soudain, comme une torche. Et, tout aussitôt, des profondeurs ténébreuses du littoral, des nuées d’hommes, de femmes, se ruèrent, enjambant les talus, débouchant des chemins creux, envahissant au loin les plages. Vous eussiez dit une émigration de hordes primitives, à travers la stérilité des sables, des galets et des roches. Parmi cette houle humaine, çà et là des chariots flottaient ainsi que des barques sans voiles. Du haut de l’un d’eux, un géant trônait, le roi de l’expédition évidemment, une sorte d’Attila de la fraude. Je frémis en reconnaissant le maire de Tréguignec. J’allais lui crier mon indignation, mais je n’en eus pas le temps. La scène avait changé, avec cette brusquerie, cette incohérence qui est le propre des rêves. J’étais dans le ravin du Treztêl et j’appelais doucement:

—Véfa! Véfa!

La jeune fille se montrait à l’une des fenêtres de l’étage: elle était pâle, d’une pâleur lunaire; des traces brillantes sur ses joues attestaient qu’elle avait pleuré.

—Je sais tout, lui dis-je. Vous ne pouvez plus demeurer dans cette maison. Venez, Geneviève; soyez mienne!

Elle mit un doigt sur ses lèvres et hocha la tête, sans répondre. De nouveau je la suppliai:

—A qui donc vous confierez-vous, Véfa?... Ne sentez-vous pas que mon amour est encore plus grand que votre malheur?

Un instant, je me flattai de l’avoir persuadée. Elle fit mine de se pencher vers moi. Mais, comme je tendais les bras pour la recevoir, elle se recula d’un mouvement subit et, me tournant le dos, laissa tomber la mante bretonne qui l’enveloppait.... Horreur! Les cheveux aussi, les admirables cheveux d’or s’étaient écroulés avec la mante, comme si les ciseaux de quelque Parque invisible les eussent tranchés au ras de la nuque. Le cri d’abomination que je poussai fut tel qu’il me réveilla.

Vous devinez mon soulagement, lorsque, revenu au sens de la réalité, j’eus conscience de n’avoir été que le jouet d’un cauchemar. Il m’en restait cependant une impression désagréable et comme une fumée mauvaise sur l’esprit. Pour me rasséréner, je décidai de faire une sortie en mer et je commandai aux deux matelots du poste des Douanes d’armer la péniche. Le temps était à souhait: un ciel d’une légèreté délicieuse, une mer de soie, douce comme les yeux d’une femme aimée.

—Où faut-il faire cap, lieutenant? demanda l’un des marins.

A tout hasard, je répondis:

—Sur Tomé.

La fuite ailée de l’embarcation et cette espèce de griserie d'âme que l’on éprouve à se sentir emporter, d’un essor sans fatigue, dans l’espace, ne tardèrent pas à produire sur moi l’effet salubre que j’en attendais. Si je repensai à mon rêve, ce fut pour en élaguer toutes les péripéties odieuses autant qu’absurdes, et ne retenir qu’un seul point, à savoir l’aveu d’amour que j’avais fait à Véfa. J’y vis un présage infaillible, une anticipation, en quelque sorte, de ce qui ne pouvait manquer d’être, et cette idée acheva de dissiper les pernicieuses vapeurs de la nuit. Avec l’ardeur des espérances juvéniles, je me remis à caresser en imagination, dans la splendeur de cette féerique matinée, les beaux projets ébauchés la veille devant les étoiles. Car,—je n’avais plus à m’en défendre désormais,—j’aimais la pennhérès du Treztêl et, quoi que prétendît Jean-René-Marie Omnès, surnommé Treïd-Noaz, je me fis le serment qu’elle serait à moi, dussé-je la conquérir de haute lutte.

«A qui donc serait-elle? me disais-je. A quelque brute de gentilhomme-fermier peut-être, pour qu’elle s’étiole et meure dans son servage comme il est arrivé pour sa mère?... Jamais de la vie!... D’ailleurs j’ai la Providence pour moi. Si elle a fait que je rentrasse avec le grade de lieutenant dans mon pays le jour même où Geneviève Lézongar quittait le couvent, c’est qu’elle a sur nous ses desseins et qu’elle nous destine l’un à l’autre...»

J’en étais là de mon soliloque amoureux, lorsqu’une question de l’homme de barre y coupa court:

—Est-ce à la cale du Souterrain ou à celle de la Roche Verte qu’il faut accoster, mon lieutenant?

Quoi! nous étions déjà dans les eaux de l'île?... Je me passai rapidement la main sur le front, de l’air hébété d’un dormeur surpris en plein somme. La sauvage Tomé bombait, à une encablure de nous, sa croupe fauve, son dos monstrueux de bête marine, paresseusement allongée comme pour la sieste.

—A la cale du Souterrain, soit! répondis-je sans trop savoir.

Puis, l’attention soudain éveillée par le nom:

—Quel souterrain?... Il y en a donc un dans ces parages?

—Oh! son ouverture seulement, une voûte aux trois quarts éboulée, une ruine en train de s’effondrer pierre à pierre. Il y a longtemps qu’on aurait dû la démolir tout à fait. Du moins le lieutenant qui était avant celui que vous avez remplacé n’y aurait pas trouvé son triste trépas...

—Hein! Comment dites-vous?... Un officier des douanes a été tué là? demandai-je, non sans un léger frisson entre peau et chair.

—Oui. Dans une tournée de nuit, en hiver, un soir qu’il pleuvait et ventait à force, il commit l’imprudence d’y chercher refuge. Toute une semaine durant, on s’enquit en vain de ce qu’il avait pu devenir. En fin de compte, des ramasseuses de goémon aux gages de Gonéry Lézongar le découvrirent, la face et le corps écrabouillés sous un énorme bloc de granit. Il ne restait d’intact dans son cadavre que les pieds.

—Fichtre! pensai-je. Singulier pays tout de même!... Depuis qu’on n’y supprime plus les douaniers à coups de fusil, ce sont les cailloux qui s’en chargent.

Et quelle était, par surcroît, cette fatalité mystérieuse qui voulait que j’entendisse invariablement prononcer le nom de Lézongar à propos de toutes ces histoires de fraude et de mort?

Le matelot reprit:

—En commémoration de l’accident, le maire de Tréguignec a fait sceller une croix de fer dans la muraille; et la famille du défunt lui en a été très reconnaissante... Il considérait cela comme une réparation due, parce que le souterrain avait été construit par ses ancêtres...

—Ah! Est-ce qu’il va jusqu’au Treztêl, ce souterrain?

—Autrefois, oui, il mettait l'île en communication avec le manoir. Mais, sous la Terreur, des prêtres, dit-on, s’y cachèrent pour attendre un navire qui les transportât outre Manche. Les patriotes de Tréguier, avertis par quelque espion, se rendirent aussitôt, en deux bandes, les uns à Tomé, les autres au Treztêl, et, avec des barils de poudre, firent sauter une bonne partie de la voûte, à chaque extrémité du souterrain. Les prêtres, emmurés, périrent de faim, après une longue, une épouvantable agonie. Ils étaient au nombre de trente... Les vieilles gens racontent qu’aujourd’hui encore, si quelque navire vient à passer, de nuit, à proximité de l'île, on entend leurs trente squelettes se démener en hurlant et des voix d’angoisse crier sur un ton de psaume d’église: «Miserere mei, Domine! Miserere mei!»

—Oh! pour ça, c’est la vérité! intervint Paranthoën, le second matelot, un petit «demi-soldier» à peine âgé de dix-huit ans;—le «miserere des grèves», comme on l’appelle, je l’ai entendu, moi, mon lieutenant, et de mes propres oreilles, sauf votre respect!

—Bah! fis-je, quelque farceur!...

—Excusez-moi, mon lieutenant: cela sortait des profondeurs du sable sous mes pieds... C’était à mer basse, environ les deux heures du matin; et, aussi loin que le regard pouvait s’étendre sur la plage du Treztêl, elle était vide.

—Et alors, Paranthoën?

—Ma foi, j’ai détalé... Ça n’est pas dans notre ordre de service, de nous mêler des affaires de l’autre monde, n’est-il pas vrai, mon lieutenant?

Je feignis de sourire de sa repartie et la conversation en resta là. Nous touchions, d’ailleurs, à la cale de débarquement, un musoir minuscule, fait de quelques moellons mal équarris.

—Je vous accorde jusqu’à midi pour pêcher en baie, dis-je à mes hommes.

Et les ayant ainsi congédiés pour une couple d’heures, je montai seul la pente, taillée en pleine roche, qui aboutissait à l’entrée du souterrain en question.

VI

Lorsque je m’étais indiqué Tomé comme but à ma promenade, j’avais cédé inconsciemment au secret désir de revoir, ne fût-ce que de loin, le paysage du Treztêl, et, d’autre part, je n’étais pas fâché non plus de rendre, en quelque sorte, sa provocation au fantôme de Notre-Dame de la Fraude, en l’allant braver jusque sur le tertre qui lui fut anciennement consacré. Je me faisais, par avance, une joie puérile de fouler aux pieds le souvenir de ses détestables prestiges, sur les ruines de son oratoire détruit... Mais, depuis les révélations de mes deux acolytes, toute mon allégresse s’était envolée. Je me sentais de nouveau presque aussi troublé que je l’avais été le matin au sortir de mon cauchemar. Mille pensées confuses m’agitaient. J’étais tiraillé entre la peur de l’inconnu et la soif de savoir. Car, bien qu’elle resplendît toute blonde dans le soleil, l'île, maintenant, m’apparaissait comme enveloppée d’une lumière tragique. J’avais l’impression de quelque effroyable mystère planant sur elle, et qu’à le vouloir percer je risquais non seulement ma vie, mais—ce qui m’était encore plus cher—le sort même de mon amour naissant. N’importe! Un instinct irrésistible me poussait à la découverte. J’étais comme le limier lancé sur une piste et qui va droit où le mène son flair. Dût le mien me conduire à ma perte, tant pis, coûte que coûte, désormais je n’avais plus qu’à marcher.

Je ne pris donc pas la sente herbeuse qui montait, en contournant la falaise, vers le sanctuaire découronné. Le souterrain ouvrait au ras de la grève son arche béante qu’embroussaillaient des touffes d’églantiers nains et des buissons de prunelliers sauvages. Il dardait vers moi je ne sais quel regard ténébreux et fascinateur. Je m’y acheminai.

«Adieu va!» murmurai-je, à l’instar des gens de mer, lorsqu’ils se livrent aux forces obscures des éléments.

Et j’entrai.

Le passage brusque de l’ardente clarté du dehors à cette pénombre de caverne m’empêcha d’abord de rien distinguer. Mais, après quelques minutes d’accoutumance, j’y vis suffisamment pour procéder à un rapide examen des lieux. Ce qui tout de suite me frappa, ce fut l’extrême solidité de l’ouvrage. Vous eussiez dit une maçonnerie cyclopéenne. Elle était faite de blocs énormes, liés d’un indestructible ciment. Que si quelques-uns de ces blocs s’étaient, çà et là, détachés de la voûte, il avait certainement fallu qu’on les y aidât.

L’un d’eux avait les dimensions des pierres tombales de nos cimetières. Comme il semblait avoir été roulé à dessein contre la paroi de gauche et que la croix de fer mentionnée par mon matelot se trouvait précisément fixée au-dessus, je présumai que c’était celui-là même qui s’était ébranlé si à point pour réduire en une bouillie sanglante mon avant-dernier prédécesseur. Une inscription, en lettres jadis blanches, avait été tracée sur la muraille. Je fis flamber une allumette pour la déchiffrer. Elle portait:

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