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Le sang de la sirène

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Pierre-Louis Mathorel,
Lieutenant des Douanes,
Est décédé ici le 17 mars 1844.
Paix à son âme.

Mathorel?... Il me souvint d’avoir connu, à Perros, un brigadier de ce nom, avec qui mon père, ancien capitaine au long cours en retraite, aimait beaucoup à causer. C’était un douanier de la vieille école, dur à lui-même et dur aux autres. Il exhibait avec orgueil un pistolet d’ordonnance qui avait, à l’entendre, «escoffié» quinze fraudeurs. On pouvait l’en croire sur parole: les gasconnades n’étaient point son fait. Il ne vivait, à vrai dire, que pour son métier, et il le pratiquait avec une passion concentrée, une sorte de rage à froid. Les nuits les plus noires et les plus tempêtueuses le trouvaient à l’affût, embusqué derrière quelque roc.

Si ce Mathorel était le même que celui dont je venais de parcourir la brève épitaphe—et je ne mis pas un instant la chose en doute,—comment accepter qu’un être de sa trempe se fût sottement réfugié dans cet abri, comme un lapin dans un trou de rencontre, sous prétexte qu’il ventait?... Un abri, lui? Allons donc!... Est-ce qu’il ne choisissait pas précisément les temps les plus affreux pour battre les grèves? Elle était de lui, cette réponse typique à quelqu’un qui lui reprochait de s’endurcir dans le célibat:

—Marié? Mais je le suis. Ma femme a nom la tempête...

Plus j’y réfléchissais, plus me semblait absurde et mensongère la version accréditée sur sa mort.

—Ah! si ce granit pouvait parler! me disais-je en frappant du plat de la main la pierre homicide, le bloc encore tout rouillé de sang sur lequel je m’étais assis.

Mentalement, je l’apostrophais:

—Non, tu n’as point tué par hasard. Tu as été l’instrument d’une volonté. On s’est servi de toi pour se débarrasser d’un homme gênant... Qui donc gênait-il? Et lui-même, pour s’engager ici, dans la nuit que tu sais, quel fut son motif véritable? Qu’avait-il appris? Qu’avait-il soupçonné?...

Telles étaient les questions qui se pressaient dans ma pensée, quand, tout à coup, des bourdonnements très légers, très lointains, et comme propagés à travers l’épaisseur des murailles, attirèrent mon attention. Je prêtai l’oreille. C’était incontestablement un bruit de voix humaines, et il ne m’arrivait point du dehors, mais des entrailles mêmes du souterrain. Les propos du jeune Paranthoën me revinrent en mémoire. Et je songeai:

—A la bonne heure! je vais donc l’ouïr à mon tour, ce fameux Miserere! Voyons un peu sur quel air il se chante.

Avec des mouvements précautionneux d’Apache, je rampai dans la direction des voix, jusqu’à ce qu’un éboulis de matériaux, probablement déterminé, en effet, par quelque ancienne explosion, me barrât la route. Une couche de varech encore humide et, par conséquent, cueilli de fraîche date, recouvrait le sol en avant de cet éboulis. Mes doigts, en s’y plongeant, rencontrèrent une dalle que la finesse et le poli de son grain me firent reconnaître, au toucher, pour du schiste. Allongé sur le ventre, j’y collai ma joue. Je n’avais pas trop mal manœuvré: c’était juste de là-dessous que montaient les voix.

Elles étaient deux,—l’une, grave, avec une pointe de rudesse,—l’autre, d’intonation plutôt stridente. Et voici ce que je perçus de leur colloque:

—... Oui, disait la première, cette année, c’est mon frère Barthel qui viendra pour le règlement de comptes. Je lui ai écrit qu’il se fasse débarquer en canot, tandis que son navire croisera au large des Sept-Iles. Tu attendras ici qu’il heurte à la dalle, selon l’usage.

—Parfaitement, opinait la seconde voix; trois coups de talon dans la pierre et le mot de passe: Miserere mei, Domine, miserere mei... Je connais mon bréviaire.

—Quant au signalement, le même que pour mon frère Thos: la vareuse de mer, les bottes, le suroît, le foulard de coton rouge...

—Et masqué, comme toujours?

—Parbleu!... veille à nous l’amener sans encombre, et surtout n’oubliez pas de hurler tous deux le Miserere des grèves durant le trajet.

—Soyez tranquille, maître! Je puis bramer à moi seul autant que trente-six curés. Et les gens qui auront à traverser l’anse du Treztêl, en cette nuit du 15, détaleront ferme, je vous promets: ce n’est pas quelques spectres qu’ils s’imagineront avoir à leurs trousses, mais tout le Purgatoire, ma parole, et l’Enfer avec, par-dessus le marché!... Vous tâcherez là-haut, en revanche, qu’il reste de quoi désaltérer les chantres?

—Oui, oui. On ne commencera pas sans vous le pardon de la Fraude... Et, à ce propos, rappelle-toi qu’il y a la bonne femme à repeindre, la table à dresser, le couvert à mettre...

—Je veux perdre ma part d’associé, si tout n’est pas en état avant votre retour. Quand revenez-vous?

—Une semaine me suffira, j’espère, pour faire rentrer tous les fonds.

—Oh! bien, moi, je n’aurai pas besoin de plus de trois nuits...

—Et de jour, hein! tu ne lâches pas le nouveau chef de la maltôte!

—Naturellement. Comme d’habitude, je tiendrai note de ses moindres démarches. Un blanc-bec, d’ailleurs, ce galonné, et qui en est encore à l'a b c de son métier de malheur!... Il n’y a pas à craindre qu’il évente nos mèches, celui-là, comme l’autre, celui que...

Je n’entendis pas la fin de la phrase; elle s’était étranglée en un hoquet suivi d’une bordée de jurons, tandis que la voix du premier interlocuteur articulait, d’un ton bas et sombre:

—Je t’ai dit qu’à chaque fois que tu en reparlerais, je te ferais ravaler ta langue.

Mais, presque aussitôt, elle ajoutait, radoucie:

—Allons! viens, et prends garde aux souffles d’air, à cause de la lanterne.

Je ne distinguai plus qu’un faible glissement de pas, très vite évanoui dans la grande profondeur souterraine, et le silence régna,—un silence lourd, sépulcral et sinistre, que scandait un pleur intermittent, égoutté par quelque fissure des roches, dans la partie de la voûte que l’éboulement avait mis à nu. Je ramenai soigneusement sur la dalle le varech dont je l’avais déblayée pour m’y étendre, puis, après m’être épousseté, je rebroussai chemin. Devant la croix de fer, je m’arrêtai une seconde et, soulevant mon képi:

—Les pierres ont parlé, murmurai-je. Vieux Mathorel, ton cadet te vengera!

En retrouvant la splendide, l’auguste lumière du dehors, je fus sur le point de choir à la renverse, terrassé, sans doute, par l’éblouissement, mais plus encore par l’espèce de vertige mental auquel, depuis près d’une demi-heure, je me sentais en proie. Je me raffermis de mon mieux dans le laps de temps qui précéda le retour de mes hommes. Mais, lorsque, le soleil touchant le zénith, ils passèrent me reprendre, je n’avais pas réussi, paraît-il, à effacer de mon visage toute trace d’émotion, car l’un d’eux me demanda:

—Auriez-vous failli, vous aussi, recevoir un caillou sur la tête, mon lieutenant, que vous êtes si pâle?

—Pas tout à fait, répondis-je; mais vous aviez raison: l’air de ce souterrain ne vaut rien... Il n’y a de vrai que la brise de mer!

Et je fis mine de la humer avec délices, allongé à demi dans l’ombre de la grande voile... Là-bas, au-dessus des cheminées gothiques du Treztêl, de sveltes colonnes de fumée ondulaient paisibles, sur le ciel calme.

VII

Le soir du même jour, à l’heure plus fraîche où, le souper fini, les femmes de la bourgade se réunissaient pour caqueter au seuil des portes, je vins familièrement m’installer auprès de Quéméner sur le banc du corps de garde. Les banalités préliminaires une fois épuisées, la conversation, ainsi que je m’y attendais, roula sur notre visite de la veille. De nouveau, l’excellent brigadier entonna l’éloge du maire.

—Quel âge a-t-il donc? demandai-je. A voir ses cheveux d’un noir de jais, et n’était sa taille un peu fléchissante, on lui donnerait au plus quarante ans.

—Il en a passé soixante. Mais c’est un terrible homme, bâti à chaux et à sable, sur qui la vieillesse n’a point de prise. Il vous balance une roche avec la même aisance qu’il soulèverait un fétu.

—Cela n’est pas pour m’étonner, dis-je avec componction.

Et, sournoisement, j’insinuai:

—Du temps qu’il marchait avec ses deux frères, ça devait faire un fier trio d’athlètes!

—Ses frères? Ptt'!... Des gringalets, en comparaison,—des mortels ordinaires, des gens comme vous et moi, lieutenant, soit dit sans vous offenser. C’est à peine s’ils lui arrivaient aux épaules.

—Vous les avez connus, Quéméner?

—Oh! de loin seulement. Ce n’était déjà rien de bon, à l’époque. Tout le jour à chasser et toute la nuit à battre les cartes, sans compter le reste. Très «ancien régime», quoi!... Je n’étais pas ici depuis cinq mois que j’apprenais un beau matin qu’ils avaient filé au diable, sur l’injonction de Gonéry, lui laissant chacun, pour adieux, une quinzaine de mille francs de dettes à payer... Quelqu’un qui les a vus de près, eux et leur séquelle de fripons et de gourgandines, tenez, c’est votre logeur. Ils avaient adopté sa maison pour leurs ripailles. Questionnez-le à leur sujet: il vous en dégoisera, des histoires vertes, sur Thomas et sur Barthélémy Lézongar!

Je répétai après lui, comme pour mieux retenir les deux noms:

—Thomas et Barthélémy, dites-vous?

—Oui, lieutenant. Mais si vous voulez que l’aubergiste vous entende à demi-mot, parlez-lui plutôt de Thos et de Barthel. C’est ainsi qu’on les désignait communément.

Un flux de sang m’était monté au visage. Je m’empressai de me moucher avec force.

—Fichtre! déclarai-je, voilà le serein. Bonne nuit, brigadier!

—Bonne nuit, mon lieutenant!

Rentré dans ma chambre, je m’y enfermai à double tour. Le moment était venu de mettre un peu d’ordre dans le tumultueux chaos d’idées qui, tout l’après-midi, m’avait bouleversé le crâne. Persuadé que le meilleur moyen de me les préciser à moi-même était de les fixer par écrit, sous la forme d’un rapport à mon chef immédiat, je m’installai à la méchante table d’auberge qui me tenait lieu de bureau de travail, et, sur son bois tout maculé de taches vineuses, j’étalai une large feuille de papier à lettres administratif et me disposai à écrire.

Mais, quand je vins à saisir la plume, mes doigts furent pris d’un tel tremblement que je la laissai retomber, d’un geste inerte. J’avais la fièvre. Mon cœur, tantôt précipitait furieusement ses coups, tantôt les suspendait, étreint d’une indicible angoisse. Une sueur glacée me baignait les tempes et j’éprouvais une envie maladive de pleurer,—de pleurer comme un enfant, comme un lâche...

Lâche! Il me sembla que le mot venait d’être prononcé par quelqu’un d’invisible, derrière ma chaise. Dans un sursaut de révolte, toutes mes énergies se roidirent; ma tête recouvra soudain son calme, mon esprit, sa lucidité; et ce fut d’une main assurée que je commençai de rédiger ce que je vais vous dire. Les termes m’en sont aussi présents à la mémoire que si j’avais le libellé même sous les yeux.

«Capitaine,

»J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants que des circonstances fortuites, trop longues à énumérer, m’ont permis de découvrir. Je ne me cache pas qu’ils vous paraîtront, à première lecture, peu vraisemblables, étant donné que le ressort de Tréguignec passe, depuis des années déjà, pour ne compter plus un fraudeur.

»Et certes, à consulter nos registres, on n’y relève, dans un intervalle de près d’un quart de siècle, que quatre procès-verbaux, tous dressés contre un seul individu, un contrebandier d’opéra-comique, du nom de Jean-René-Marie Omnès, qui se proclame lui-même unique de son espèce, et, à ce titre, mériterait presque un brevet. Par ailleurs, rien que des marins vivant le plus honnêtement du monde du produit de leurs casiers à homards, des fermiers, qui n’ont souci que d’arracher quelques boisselées d’orge ou de seigle à leurs champs pierreux, un petit nombre de propriétaires, enfin, menant, dans leurs gentilhommières à tourelles, une existence semi-rustique, semi-bourgeoise, et ne se hasardant guère hors de chez eux que pour se rendre, le dimanche, au sermon.

»Hier encore, mon capitaine, j’avais foi, tout le premier, dans la sincérité de ces apparences. Aujourd’hui, j’ai la certitude, sinon matérielle, du moins morale, que, d’une extrémité à l’autre de ma pantière, toute cette bordure de pays, îles et rivages, n’est qu’une immense terre à fraudeurs. Oui, fraudeurs ils sont, ces homardiers placides! Fraudeurs, ces métayers et ces pâtres! Fraudeurs, archi-fraudeurs, ces hobereaux de campagne dont quelques-uns eurent des ancêtres aux croisades et les lis de France mariés aux hermines de Bretagne dans leurs écussons! Seulement, c’est la contrebande érigée en système, d’autant plus redoutable qu’elle est plus puissamment organisée.

»Et ne m’accusez point, je vous prie, de pousser les choses trop au noir. J’ai la preuve qu’elle existe, cette organisation, et qu’elle fonctionne, depuis des années, avec la régularité silencieuse d’une force occulte, merveilleusement conduite et disciplinée.

»Représentez-vous une société secrète qui aurait toute une population pour affiliée ou pour complice. Ceux qui n’y entrent point par intérêt se solidarisent avec elle par peur. Son siège principal? Un manoir retiré, vaste comme une citadelle, qu’une voie souterraine, soi-disant comblée, relie, par l’intermédiaire des îles, à la haute mer, et d’où rayonnent vers les plateaux de l’intérieur des routes à l’ordinaire peu fréquentées. Son chef? Un homme insoupçonnable, héritier d’un prestige souverain, porteur d’un des plus grands noms de l’histoire locale, magistrat rigide et paternel tout ensemble, très craint et très aimé, né, du reste, pour commander, et doué, comme pas un, pour se faire obéir; les muscles d’une magnifique bête de proie et le cerveau d’un dompteur d'âmes; quelqu’un, enfin, qui avait en lui l’étoffe d’un conquérant, mais qui, n’ayant pas trouvé les circonstances à sa taille, est tombé au rôle de bandit. L’association qu’il dirige, c’est lui qui l’a conçue, au moins sous sa forme actuelle, et c’est lui qui la maintient, lui qui la fait prospérer.

»Avec une entente quasi géniale des conditions nouvelles exigées par des temps nouveaux, il a substitué l’action collective à l’initiative dispersée et tout individuelle des anciens fraudeurs. La fraude, jusqu’à lui, n’était qu’une aventure que chacun affrontait à ses risques et périls: il en a fait une entreprise commerciale, savamment réglée. Plus de pauvres hères guettant au creux des roches, sous l’embrun, pendant des nuits interminables, une barque souvent attendue en vain. Surtout, plus de coups d’escopette échangés avec les malencontreux douaniers. Non: le travail en commun, pratiqué à la façon d’une honnête industrie, sans bruit et sans esclandre. On est une «maison» anonyme; on a ses courtiers à l’étranger; les navires viennent à jour fixe; en un tour de main les marchandises sont déchargées, emmagasinées dans de prétendus greniers à fourrages, puis expédiées sur toutes les directions, en des voitures du modèle le plus neuf, qui sont censées approvisionner d’engrais marins les paroisses lointaines. Là sont les dépôts et les comptoirs de vente. Une fois l’an, le patron de la société les visite, contrôle les opérations faites et centralise les fonds perçus. Après quoi, dans une assemblée générale des actionnaires de marque, il distribue à chacun sa quote-part, au prorata des bénéfices. N’est-ce pas, que la combinaison est admirable?

»Les douaniers, cependant, attardés aux antiques routines, continuent de fouiller la côte en quête du fraudeur classique que l’on surprenait piteusement courbé sous quelque sac de tabac ou sous quelque barillet de rhum. Et, comme ils n’en découvrent même plus l’ombre, ils en arrivent tout naturellement à conclure que c’est fini de la fraude. Tout conspire, du reste, à le leur faire croire. Des gens, peu suspects de vouloir rendre hommage à leur zèle, vont geignant d’un ton de Jérémies: «La race des fraudeurs est morte: les gabelous l’ont tuée!» Tel est cet Omnès, surnommé Treïd-Noaz. A l’entendre, il est le contrebandier suprême, et, sans lui, notre office en ce pays aurait perdu toute raison d’être. Le vrai, c’est qu’il est gagé sous mains à l’effet de jouer ce personnage. Il est le compère payé pour amuser la galerie, avec mission de se faire pincer de temps à autre, pour que la duperie soit plus complète. Il est celui qui se fait arrêter pour que les autres «travaillent» librement. Mais cela, nos hommes ne le savent point, et moi-même je l’ignorerais encore, si le hasard ne me l’eût appris.

»Ainsi s’explique que leur vigilance se soit égarée, tant d’années durant, sur le plus négligeable des comparses. Un de mes prédécesseurs, toutefois, semble avoir été sur le point de démasquer les agissements des gros coupables. Il lui en a coûté la vie. Le quartier de roc sous lequel a péri le lieutenant des douanes Mathorel avait bel et bien pour objet de lui clore la bouche. C’est une méthode de suppression sans fracas, inaugurée par ces fraudeurs nouveau style. La poudre fait trop de bruit: les pierres au moins sont muettes. Puis, quelle apparence, avec ce procédé, qu’il y ait eu meurtre? Un accident tout au plus, une déplorable catastrophe! Oh! ce sont des maîtres dans l’art de tuer innocemment!... A quelle sauce vont-ils me manger, moi, Julien Le Denmat? Je vous laisse le soin de vous en informer, capitaine, lorsque cette lettre vous sera parvenue par l’entremise du brigadier Quéméner, à qui j’aurai donné l’ordre de vous la porter lui-même, à la date du 16 août. C’est, en effet, le 15 que j’ai rendez-vous avec ces messieurs, un rendez-vous auquel ils ne m’ont pas convié, mais où je ne serai pas moins fidèle. J’ai décidé d’y aller seul, sachant, du reste, que je marche à une mort quasi certaine. J’ai pour cela mes raisons, dont une est qu’en ce pays de surprises et de chausses-trapes je n’ose plus me fier à personne, pas même à mes douaniers. J’attaque l’hydre dans son repaire. Si je succombe dans la lutte, c’est au manoir du Treztêl que vous aurez à réclamer mon cadavre, car c’est là que la Fraude aux mille têtes a son centre, là qu’elle a son chef et là qu’est son palladium.

»Adieu, Capitaine, et ne me plaignez point.»

Signé: «LE DENMAT.»

Ce factum rédigé, je le glissai dans une enveloppe que je scellai de cinq cachets de cire, avec la mention «pli de service» et une belle suscription en bâtarde à l’adresse de la capitainerie de Lannion. J’avais l’esprit en repos, mais le cœur noyé d’une infinie tristesse. Le sentiment de l’irréparable m’accablait. C’était comme si j’eusse mis ma jeunesse au cercueil. Je tremblais, en me levant de mon siège, de voir tout à coup passer dans la zone d’ombre de la chambre l’image douloureuse et les yeux éplorés de Véfa.

VIII

Je n’eus le courage ni de me déshabiller, ni de me coucher, et, lorsque je me réveillai, à l’aube du lendemain, j’étais toujours assis à la même place, les deux coudes en croix sous la tête, la poitrine rompue, les reins courbaturés.

—Hein! quoi?... balbutiai-je. Qu’est-ce qu’il y a donc eu?...

Il ne me restait de ma journée précédente que des impressions fort confuses, tout ennuagées encore de sommeil et que, par une espèce de crainte sourde, je ne souhaitais nullement d’éclaircir. J’aurais voulu me persuader que je continuais, sans plus, le mauvais rêve de l’avant-veille qui avait du moins pour lui de n’être qu’un rêve, et je m’efforçais de prolonger cet état de demi-conscience, pressentant la réalité mille fois plus terrible que le plus affreux cauchemar... Hélas! il ne dépend pas de nous de suspendre à notre gré le mécanisme de notre cerveau. Déjà l’impitoyable lumière se faisait en moi, comme le grand jour se faisait au dehors. La première chose que rencontrèrent mes yeux, ce fut la grosse enveloppe jaune, et, machinalement, ils lurent:

«A monsieur le Capitaine des Douanes...»

Il me sembla voir les mots s’embraser, courir comme une traînée de feu à travers la brume de mes souvenirs. Un cri m’échappa, qui me déchira tout l’être:

—Il n’y a pas à dire, elle est la fille d’un contrebandier!

Vainement mon cœur élevait contre la foudroyante logique des faits une protestation d’autant plus ardente qu’elle était plus désespérée. L’évidence était là; elle s’imposait, farouche, irrésistible, et je ne pouvais rien contre elle, rien, rien!... L’homme du souterrain n’avait-il pas expressément nommé son «frère Barthel»? En quels termes plus explicites eût-il déclaré qu’il ne faisait qu’un avec le maire de Tréguignec, avec le châtelain du Treztêl, avec le père de Véfa?... Un point,—un seul,—demeurait encore sujet à litige, au moins jusqu’à plus ample informé. Le personnage en question avait annoncé le projet de s’absenter l’espace d’une huitaine, et c’était apparemment sur le point de partir qu’il avait entraîné son séide loin de toute oreille pour lui donner les derniers ordres... Si pourtant Gonéry Lézongar avait le bon esprit de n’entreprendre pas de voyage en ce début d’août? Sans me demander ce qu’une telle constatation aurait de concluant, je résolus de tenter l’épreuve le jour même. Le naufragé qui sent l’abîme prêt à se refermer sur lui se cramponne au premier morceau de bois pourri qui passe à portée de sa main, ne servît-il qu’à retarder d’une minute l’engloutissement définitif.

Il avait dû se produire une saute de vent dans la nuit. Il faisait un temps humide et moite, ce que les Bretons appellent un temps blanc. Des vapeurs laiteuses flottaient entre terre et ciel. C’était comme une ouate légère, très douce, estompant les aspérités de la côte, ternissant les grands miroirs silencieux de la mer. Je marchais sans hâte, de l’allure incertaine d’un flâneur lassé. Comme je quittais l’étroit chemin de grève pour m’engager sous les futaies du Treztêl, un bruit précipité de pieds nus se fit entendre sur mes talons.

—Je parie que c’est encore toi, Treïd-Noaz, dis-je sans me retourner.

C’était lui, en effet.

—Si lieutenant des douanes que vous soyez, vous n’empêcherez cependant pas que les routes appartiennent à tout le monde, riposta-t-il avec son habituelle insolence de rustre.

Je ne relevai point le propos. Mais, avisant le seau de peinture qu’il balançait au bout d’un de ses bras:

—Tu es donc barbouilleur aussi, à l’occasion?

—Tous les métiers, vous dis-je... Vous avez admiré, l’autre jour, les charrettes du Treztêl. Eh bien! c’est moi qui les badigeonne, deux fois l’an, vers Noël et aux approches du 15 août.

—Sais-tu si le maire est chez lui? demandai-je.

Il eut un haussement d’épaules:

—Je suis chargé de peindre ses tombereaux, mais pas de contrôler ses actions.

Et, brisant là l’entretien, il se mit, comme par manière de divertissement, à reproduire, avec un art consommé, le bref coup de sifflet des courlis quand ils appellent dans l’orage. Ce signal—qui n’était plus pour me tromper maintenant—m’évitait toute peine de m’annoncer. A l’étage du manoir, une lucarne venait de s’ouvrir, et, lorsque je gravis les marches du perron, une grande diablesse de servante m’attendait debout dans le cadre de la porte.

—Monsieur Lézongar, s’il vous plaît?

Elle répondit sèchement:

—Venez!

Je la suivis. Elle traversa la cuisine, poussa une seconde porte donnant sur les derrières du manoir et me précéda dans les allées sablées d’un jardin entouré de hautes murailles comme un enclos de couvent. Des figuiers aux troncs gigantesques, et tels qu’on n’en eût point soupçonnés sous ce climat, étendaient sur le vert pâlissant des pelouses des ombrages démesurés. Entre les racines de l’un d’eux, disposées en forme de stalle, une jeune personne était assise et brodait. Elle était vêtue de couleurs éteintes, mais ses cheveux, d’un blond d’aurore, jouaient comme une gloire de rayons autour de son mince visage. Avant que j’eusse discerné ses traits, son nom était sur mes lèvres. Je demeurai, comme figé, à quelques pas d’elle, front découvert. Elle s’était levée, d’un mouvement plein de grâce, et, les premières paroles, ce fut elle qui les prononça:

—Je regrette infiniment, monsieur, mais mon père est en voyage. Il a même été très fâché d’avoir omis de s’excuser auprès de vous, lors de votre visite, de ce qu’il allait être dans l’impossibilité de vous la rendre aussitôt qu’il l’eût souhaité.

J’avais envie de lui crier:

—Votre père?... Oh! laissez-moi oublier que vous en avez un, et quel il est!... Je ne suis ici que pour vous, Véfa, pour vous seule!... Et que tout l’univers périsse, pourvu que la caresse de vos beaux yeux limpides soit toujours sur moi, comme à présent!

Au lieu de cela, je me contentai de m’incliner sans mot dire. Elle reprit:

—Vous auriez peut-être eu besoin de ses services?

—Oh! une simple signature, mademoiselle. Tout ce qu’il y a de plus insignifiant... J’en serai quitte pour m’adresser à l’adjoint.

La domestique avait disparu. Nous restions face à face, Geneviève Lézongar et moi, sans autres témoins que les vieux arbres géants qui inclinaient sur nous leurs larges feuilles. Les gazes légères dont le ciel était voilé planaient en vagues blancheurs flottantes, et l’on respirait dans l’air de ce jardin claustral un je ne sais quoi de tiède et de languide qui vous amollissait le cœur. La jeune fille s’avança pour me reconduire. Au moment où elle mettait le pied dans l’allée, je m’aperçus qu’elle traînait derrière elle le fil de sa broderie. Je me précipitai pour l’en dépêtrer. Elle voulut me prévenir, se pencha elle-même, en sorte que son buste souple m’effleura presque. Quand je lui eus ramassé son ouvrage, elle le reçut d’une main qui tremblait, et le «merci!» dont elle me récompensa fut murmuré d’une voix si basse que c’est à peine si je l’entendis. Nous marchâmes quelques secondes en silence. Elle regardait le sable devant elle; sur ses prunelles aux teintes céruléennes, dont l’azur s’était subitement foncé, ses paupières battaient. Je la sentais aussi troublée que moi. Un charme étrange était sur nous et sur les choses.

—Comme le vaste monde est loin! dis-je, tout ému. Et quel asile merveilleux de rêverie, de solitude....

J’ajoutai, mais en moi-même:

—Et d’amour!

—Il me rappelle un peu le parc des Dames de la Retraite, soupira-t-elle.

Puis, d’un ton plus raffermi:

—Et ne croyez point que l’on y soit privé de la vue de la mer.... Voulez-vous en juger, monsieur? De cette plate-forme on l’embrasse toute.

Dans la partie ouest du jardin, à l’endroit où la muraille de clôture joignait le pignon du manoir, avait été aménagée une terrasse, bordée d’une haie de troënes, à laquelle on accédait par un escalier de granit. Elle dominait de haut tout le paysage d’alentour, mais la perspective de mer, principalement, était des plus étendues. On avait l’illusion d’être sur un tillac; on était comme cerné par la glauque écharpe des eaux, et le chœur épars des îles semblait s’ébattre à vos pieds.

—Mes rêves les plus beaux, c’est ici que je les ai faits, dit Véfa. Ne trouvez-vous pas que Tomé, de ce point, a l’air d’une grande bête cabrée? Que de fois mon imagination d’enfant ne l’a-t-elle pas prise pour monture, en d’héroïques chevauchées vers des continents fabuleux comme le pays de la «Pierre qui sonne» ou de «l’Herbe qui chante»! Vous ne sauriez vous figurer la part qu’elle a eue dans ma vie, cette Tomé. Son nom revenait sans cesse dans les contes de ma nourrice. Aujourd’hui encore, elle m’apparaît comme une contrée de légende et de mystère, très proche et pourtant très lointaine, qui m’attire et qui me fait peur. Vous vous moqueriez peut-être si je vous avouais que je n’y suis jamais allée.

Visiblement, elle parlait pour parler, pour s’étourdir elle-même du son de sa propre voix. Je l’écoutais, frémissant. Mon amour s’exaltait d’une infinie pitié. Je songeais à l’épouvantable catastrophe suspendue au-dessus de cette tête si chère, à l’horrible nécessité où j’étais de la déshonorer dans son père, sous peine, moi, de forfaire à l’honneur. Pauvre, pauvre Véfa! Tandis que de ses lèvres les phrases s’égrenaient, musicales et lentes, je revivais, avec une intensité cruelle, la scène du souterrain, le dialogue criminel des deux hommes, tout le secret de l’association néfaste brusquement surpris.... Voyant que je me taisais, et, pour éviter le retour d’un silence embarrassant, elle m’interpella de façon plus directe:

—Vous l’avez certainement visitée, vous, lieutenant?

Elle s’était tournée vers moi, me regardait droit dans les yeux, avec je ne sais quelle bravoure à la fois inquiète et hardie.

—J’y étais pas plus tard qu’hier, mademoiselle, répondis-je, et vous ne devinerez sans doute pas ce que j’y faisais.

—Votre métier, je suppose. L'île n’est-elle pas de votre ressort?

—Vous n’avez deviné qu’en partie.

Une force surhumaine, une force plus puissante que toute volonté, fit jaillir de mon cœur à ma bouche l’aveu qui aurait dû ne s’en échapper jamais. Et, d’une voix vibrante de passion, je poursuivis:

—La vérité, la voici. J’allais à Tomé pour penser à vous, Véfa!... J’ignorais alors qu’elle fût la terre de prédilection de vos songes, quoique vos pas ne l’aient point foulée. Il me suffisait de la savoir dans votre horizon. Je n’avais dessein que d’y être seul avec votre image,—votre image que je porte en moi pour l’éternité!...

Elle s’était appuyée au parapet, toute pâle, à demi défaillante, et ne cessait de murmurer d’un ton attendri et angoissé tout ensemble:

—Je vous en prie!... Je vous en prie!...

Il n’était pas en mon pouvoir de m’arrêter.

—Véfa, dis-je, ne m’en veuillez point... Pour vous comme pour moi cette minute est solennelle. Je vous parle avec ce que j’ai dans l'âme de plus profond, de plus fervent, de plus religieux... La carrière des gens de ma sorte ne va pas sans de lourds devoirs et de grands risques. Quoi que l’avenir vous apprenne du lieutenant Le Denmat, tenez pour certain, je vous en conjure, que vous aurez été, dans son cœur d’homme, la première et l’unique aimée!

Elle avait joint sur sa poitrine ses mains de patricienne de la mer. Je fus pour les saisir. Une honte, un remords plutôt, m’en empêcha. Des sanglots me montaient à la gorge. Je m’enfuis.

IX

Que vous dirai-je, monsieur, des deux semaines qui suivirent? Elles constituent, dans ma vie, une période trouble, pendant laquelle, à proprement parler, je ne vécus pas. Je passai le temps à attendre qu’il passât et qu’il l’amenât enfin, cette date fatidique du 15 août dont la seule approche tenait toutes mes facultés en suspens. Je l’appelais et je la redoutais. Elle flamboyait devant mes yeux, en lettres fulgurantes. C’était une obsession, une hantise. Parfois, j’allais jusqu’à lui prêter forme humaine. Elle se dressait au chevet de mon lit comme la figure silencieuse et voilée du Destin. Lorsque je ne fus plus séparé d’elle que par une nuit, les heures se firent encore plus pesantes, plus interminables. C’était à croire, en vérité, que le jour ne se lèverait jamais.

Il se leva, cependant... On chômait, à cette époque-là, le 15 août, même dans l’administration des Douanes. Au cours de l’après-midi du 14, j’avais eu soin d’annoncer tout haut à qui voulait l’entendre que je profitais du congé de l’Assomption pour me rendre à Perros, auprès de ma mère; puis, dans la soirée, ayant mandé Quéméner au corps de garde, je lui remis, dans son enveloppe scellée, le rapport que j’adressais à mon capitaine et dont je ne m’étais pas un instant dessaisi.

—C’est un pli chargé, lui dis-je. Je ne vous le confie que pour le cas où je ne serais pas de retour mercredi matin (le 15 tombait un mardi). Il se peut que ma mère me retienne. Si je ne suis pas venu vous le redemander avant dix heures, vous le prendrez sur vous et partirez vous-même pour Lannion. En le déposant à la capitainerie, ne manquez pas d’avertir que c’est urgent.

—Entendu, lieutenant. J’exigerai un récépissé.

La chaleur avec laquelle je pressai la main de ce digne sous-ordre dut l’étonner: je n’étais guère coutumier de ce genre de démonstrations. Il n’y vit du reste pas plus loin, tandis que ma mère!... Rien qu’à ma mine, quand je franchis le seuil du petit appartement qu’elle occupait, depuis son veuvage, au rez-de-chaussée d’une des plus antiques maisons de Perros, sur la rade, elle flaira, comme on dit, du nouveau.

—Il y a quelque chose de changé en toi, prononça-t-elle en me poussant dans le jour de la fenêtre et en rajustant ses besicles, pour mieux me dévisager.

—Parbleu! mère, il y a que je suis lieutenant... C’est un autre tintouin!

—Ta, ta, ta! tu l’avais déjà, ton épaulette, lorsque tu as fait une pointe jusqu’ici, le mois dernier, avant de gagner ton poste, et, pour ce qui est des responsabilités, tu en as affronté de plus graves, là-bas, dans les factions terriennes... N’essaye donc pas de me mentir, Julien!

Je finis par lui confesser que je me sentais sur le point de devenir sérieusement amoureux.

—Seulement, ajoutai-je, ne me questionne pas davantage. Tout cela n’est encore qu’à l’état de projet.

—Oui, dit-elle avec sa nature superstitieuse de Bretonne, il est imprudent de parler de ces choses tant qu’elles ne sont pas décidées.

Elle ajusta sur ses vieilles épaules son grand châle de cérémonie et nous allâmes ensemble à l’église entendre la messe, parmi la population perrosienne endimanchée. Elle était toute fière d’exhiber son fils, l’excellente femme, et la majeure partie de la journée fut consacrée à des visites, qui me parurent singulièrement longues, chez des parents, des amis, ou même de simples connaissances. Partout, je feignis de m’intéresser aux caquetages les plus enfantins. Je me montrai d’autant plus gai que j’étais plus énervé. L’ironie de la situation, d’ailleurs, m’amusait presque. Je songeais entre deux rires:

—Demain peut-être les bonnes gens que voilà, si l’on retrouve mon cadavre, feront la veillée des larmes autour de mon cercueil.

Par exemple, pour peu que je rencontrasse à ces moments-là les yeux de ma mère, tout mon courage fondait... Comme je la ramenais au logis, son bras sous le mien, nous croisâmes sur le quai Désiré Larsonneur, pilote en retraite, mais pêcheur impénitent, et qui m’avait plus d’une fois bercé dans ses dures mains calleuses.

—Parfait, Désiré! Je n’aurai pas à vous relancer à domicile. Vous prenez la mer, ce soir, n’est-ce pas?

—Au jusant de six heures, oui, mon petit... Vêpres dites, la fête est close. Je finirai mes dévotions dans les parages des îles, en relevant mes casiers... C’est-il que tu veux être déposé à la Pointe de Louannec?

—Précisément. Vous m’épargnerez la moitié du chemin.

—Tope là. Je t’embarque.

Ma mère, dès qu’il se fut éloigné, se plaignit de ce que je voulusse la quitter si vite. Je dus essuyer une douce gronderie. N’y avait-il donc plus de voitures à Perros?... Que ne l’avais-je laissée faire!... Elle eût prié Jouan Meur, le boulanger, de me reconduire en char à bancs, et j’aurais toujours été assez tôt de repartir à nuit pleine, après avoir dîné avec elle, chez nous, en tête à tête... Drôle d’idée de m’en retourner en bateau! Et dans quel bateau, encore!

—Une «carque», tu sais, ce canot de Désiré!... De l’eau pourrie plein la cale et des entrailles de poisson traînant partout... Je ne te vois pas là dedans avec ton bel uniforme neuf!

Je m’attendais à l’objection.

—Aussi n’ai-je pas l’intention de le garder sur moi. Tu dois avoir, parmi les vêtements que tu as conservés de papa, quelque vieille défroque de loup de mer qui n’en est plus à craindre les taches. Une paire de bottes, une vareuse, un foulard, un suroît et des braies de toile goudronnée suffiront...

Elle m’aida elle-même à changer d’accoutrement. Dieu! qu’ils tremblaient d’émotion, ses pauvres doigts, en maniant ces frusques, une à une! C’était comme si elle eût remué autant de chers et douloureux souvenirs. Moi aussi, je sentis mes yeux se mouiller. Elle crut que je pensais, comme elle, au père mort.

—Toute sa ressemblance! soupira-t-elle. Il était ainsi, trait pour trait, le jour qu’il me vint demander en mariage.

Je la pris dans mes bras et la serrai, d’une longue étreinte, sur mon cœur. Il y avait tant de chances pour que ce fussent là des adieux éternels!... Je courus d’une haleine jusqu’au môle où la barque de Larsonneur était déjà sous voiles. L’instant d’après, nous filions grand largue vers les Sept-Iles. L’ancien pilote et le novice qui composait tout son équipage faisaient des gorges chaudes de mon déguisement maritime, jurant que je n’avais plus rien d’un lieutenant des douanes, mais plutôt, à part les moustaches, la «dégaine» d’un baleinier des mers du Sud. Le certain,—et cette constatation n’avait pas laissé de m’être agréable,—c’est qu’ils avaient d’abord hésité à me reconnaître sous mes effets d’emprunt. A la hauteur du phare de Saint-Jean, sur la côte de Louannec, je dis au patron:

—Tiens, mais!... descendez-moi donc à Tomé, de préférence. Il me vient à l’esprit que la péniche est commandée pour y être de ronde vers les minuit. Quand on prend de l’eau salée, on n’en saurait trop prendre, et ma foi! puisque j’y suis, autant continuer ma navigation jusqu’à Tréguignec... Ça ne vous ennuie pas, Désiré?

—Bien au contraire. C’est un détour de moins. Notre route directe est par Tomé. Un conseil, seulement: ne t’imagine pas, en espérant tes matelots, d’aller faire un somme dans la gueule du souterrain. Tu pourrais te réveiller dans l’autre monde...

—Oui, je sais... On m’a conté l’histoire... C’était bien le Mathorel qui fut brigadier à Perros, n’est-ce pas?

—Dieu lui fasse paix! répondit Larsonneur, en se signant.

Vingt minutes plus tard, j’escaladais obliquement le versant occidental de l'île, de façon à gagner le sommet du monticule naguère voué à Notre-Dame de la Fraude. La guérite abandonnée où elle eut sa statue profilait sur la crête sa ruine solitaire, telle exactement que Quéméner me l’avait dépeinte, avec sa porte obstruée de décombres et sa lucarne unique ouverte, comme un hublot de guet, sur l’immensité. Je m’installai de mon mieux à l’intérieur pour attendre que le soleil, dont le disque était à ras d’horizon, eût fini de disparaître derrière les grandes proues en granit rose du pays de Ploumanac’h. C’eût été pure sottise, en effet, de m’acheminer, avant la tombée du crépuscule, vers l’entrée du souterrain, située juste en face du Treztêl. Sur les croupes chauves et lisses de ces îlots de Manche, la moindre silhouette d’homme ou d’animal fait ombre comme dans un miroir, en sorte qu’on la distingue à des distances invraisemblables et sans qu’il soit besoin du secours d’aucun instrument. Or, là-bas, chez les Lézongar, plus d’un œil perçant de fouilleur d’espaces devait être, à cette heure, braqué sur Tomé, si toutefois, comme tout me le donnait à croire, la date du 15, mentionnée sans autre indication dans le colloque des deux complices, désignait bien celle du 15 août. Il n’était donc, jusqu’à nouvel ordre, que de me tenir coi et de patienter.

De mon harnois d’officier, j’avais eu la précaution d’emporter la pièce essentielle, un revolver de gros calibre dont le modèle venait d’être adopté pour les ambulants des douanes, cette année même. J’occupai mon désœuvrement à vérifier s’il était en état et si les cartouches que j’y avais glissées la veille n’avaient pas eu à souffrir des embruns de la traversée. Cet examen me donna les résultats les plus satisfaisants. J’essayai pareillement le masque épais que je m’étais confectionné de mes propres mains, les jours précédents, à l’aide d’un carré de lustrine noire et de quelques brins de fil d’archal. Après quoi, pour échapper aux visions attristantes, je m’absorbai dans la contemplation des lointains où les flammes du couchant achevaient de s’éteindre. Un fantastique paysage de nuées s’édifiait au fond du ciel, avec des terres violettes, coupées de lagunes vert pâle sur lesquelles se balançaient des passerelles aériennes, des ponts d’or... Jamais la magie du soir ne m’avait à ce point touché l'âme. Tout le reste me parut néant. Une paix, une sérénité inexprimables s’infiltraient en moi, comme les gouttes endormantes d’un narcotique d’oubli. L’un après l’autre, ainsi que de vacillantes clartés funèbres, des phares s’allumaient: les Triagoz, l’Ile aux Moines, les Héaux, les Roches-Douvres... Je m’étonnai soudain d’en voir surgir un cinquième au large de Saint-Gildas, dans les eaux libres. Il eut trois éclats suivis de trois éclipses, puis, plus rien!... Qu’était cela? Je ne me le fus pas plutôt demandé que, secouant ma torpeur, je m’écriai:

—Où as-tu toi-même la tête, imbécile? Ce sont des signaux de navire... les signaux du navire attendu!

D’un bond je fus hors de la guérite, et, prenant ma course, je dévalai à toutes jambes le revers opposé de l'île, juste à temps pour observer qu’au manoir du Treztêl les trois fenêtres en œil-de-bœuf pratiquées dans les parties hautes de la toiture venaient successivement de s’illuminer par trois fois.

X

On ne se fait pas douanier, monsieur, pour mener une placide existence de commis aux écritures ou de bourgeois renté. Depuis près de sept ans que j’appartenais à l’administration, je m’étais trouvé dans plus d’une conjoncture délicate; plus d’une fois, aux postes-frontière, j’avais entendu des balles invisibles siffler à mes oreilles ou senti s’abattre sur moi, sans bruit, les formidables molosses des contrebandiers. Mais jamais encore je n’avais éprouvé rien de comparable au frisson qui me traversa les moelles quand, après m’être enfoncé à tâtons dans le noir du souterrain et avoir frappé les trois coups de talon prescrits, accompagnés de la formule sacramentelle: Miserere mei, Domine, je vis un des bords de la dalle se soulever, comme mû par un ressort, et découvrir un trou béant, une sorte de puits carré, muni d’un treuil à son orifice et dont l’intérieur était vaguement éclairé d’en bas par un fanal à reflets douteux.

J’eus un recul instinctif, une courte hésitation, bien naturelle—n’est-ce pas?—chez le plus brave, devant l’horreur subite du sépulcre où il se faut ensevelir tout vivant.

Miserere mei! avait répondu le fausset de Treïd-Noaz.

Puis, avec un rire caverneux:

—Maintenant, à cheval sur le treuil, et dégringolez en douceur le long de la corde, mister Barthel!

Il me reçut dans ses bras.

—A la bonne heure! dit-il. Avec vous, du moins, on ne moisit pas dans l’attente... Ça donc! Nargue à la maltôte, et en route!

Je m’engageai sur ses pas dans un étroit couloir montant qui, tournant l’éboulis par en dessous, permettait de regagner, au bout d’une vingtaine de mètres, la grande voie souterraine libre désormais de tout obstacle. Il marchait, sa lanterne haute, et, à mesure que nous avancions, c’était, le long des deux parois, une espèce de remous d’ombre, aussitôt immobilisé derrière nous en une ténèbre menaçante et compacte. Des herbes étranges, décolorées, pareilles à des chevelures de cadavres, nous effleuraient, par moments, d’une caresse humide qui donnait froid. Sur notre passage, des souffles s’élevaient, charriant des odeurs lourdes et fades. Lorsque le conduit commença à s’élargir, j’entrevis, rangés contre la paroi de gauche, des débris de choses blanchâtres, moussues par places et piquées, à d’autres, de points phosphorescents. Très dévotement, le fraudeur fit le signe de la croix.

—C’est le charnier des prêtres, prononça-t-il.

Et il ajouta, du même accent pénétré:

—Dieu confonde leurs bourreaux!

Mais, le lieu funèbre franchi, il fut prompt à reprendre avec enjouement:

—Allons, mister Barthel! Hardi pour le Miserere!

Il l’entonna d’une voix de stentor. Répercutées par d’innombrables échos, les lugubres syllabes latines s’amplifiaient en se propageant. Ce n’était plus un chant humain, mais la plainte sauvage d’une horde de désespérés. Quelque répugnance que j’eusse à m’y prêter, les nécessités mêmes de la situation m’imposaient de jouer mon rôle dans cette farce sinistre: je fis donc chorus avec le principal acteur. J’y contractai un enrouement qui ne fut pas sans me servir, puisque, grâce à lui, je n’eus point à me préoccuper de déguiser ma voix: après une demi-heure de cet exercice, elle était devenue si âpre et si rauque, sur ma foi! que vous l’eussiez dite éraillée, corrodée par le gin, comme celle d’un forban...

—Attention! Nous arrivons à l’escalier, annonça tout à coup Treïd-Noaz, en poussant une grille énorme derrière laquelle allaient se perdre, par en haut, de larges degrés de granit brut, comme taillés à même dans le vif de la roche.

Nous en gravîmes une cinquantaine d’affilée. Nous avions atteint un palier monumental. Mon guide s’arrêta, déposa sa lanterne à ses pieds et se suspendit à une corde qui, par un trou de la voûte, descendait le long de la muraille. Le tintement sourd d’une cloche vibra dans le silence. Et, tout aussi vite, un pas scandé se fit entendre, suivi tôt après de l’apparition, sur les marches de l’escalier supérieur, d’un colosse qui s’avançait, une torche de résine au poing, semblable à quelque génie des demeures souterraines. C’était le maire de Tréguignec. Il demanda:

—C’est toi, Barthel?

J’assujettis solidement mon masque et affermis ma voix pour répondre:

—C’est moi, Gonéry.

Toute la reconnaissance, du reste, se borna là. Il n’y eut ni accolade, ni serrement de mains.

—Viens, dit-il. Tout le monde est réuni, et tu arrives juste pour la prière.

Des marches encore, puis des marches, puis un autre palier, puis une nouvelle ascension, mais dans une tourelle, cette fois, et au-dessus du sol, car, de temps en temps, une meurtrière sans vitre s’ouvrait, laissant entrer, avec l’air du dehors, l’arome balsamique de la nuit. Près d’une porte, Lézongar, qui montait le premier, fit halte une seconde, jeta un coup d'œil par la serrure et marmonna entre ses dents:

—Au diable, les réciteuses de chapelets!... Elle sait pourtant que je ne veux pas de chandelle allumée dans la maison après neuf heures!...

Il se pencha vers nous, chuchota:

—Passez sans bruit, hein!

Et, s’adressant tout particulièrement à moi:

—Tâche de mettre une sourdine à tes bottes.

«Elle», ce ne pouvait être que Véfa, et cette porte, que celle de son appartement privé. Retranchée là, dans sa chambre de jeune fille, asile inviolable de ses rêves, elle prolongeait sans doute sa veillée pieuse devant quelque image de la Vierge dont c’était la fête. Et, cependant, son père et moi... Oh! le cruel contraste!... Je me plus à songer qu’une aide invisible me viendrait d’elle et, mentalement, j’invoquai sa protection, en lui envoyant, à travers la mince épaisseur de bois qui nous séparait, mon hommage le plus fervent avec mon adieu le plus navré.

A l’étage au-dessus, nous nous trouvâmes dans une espèce de soupente formant corridor. Une lucarne, çà et là, découpait un morceau de ciel nocturne où scintillaient des émeraudes et des saphirs d’étoiles. Mon oreille commençait à percevoir une rumeur lointaine, comme d’une foule d’hommes assemblés. Brusquement, un panneau s’écarta, une clarté violente jaillit, et j’entendis Lézongar qui disait, de ce ton de rudesse impérieuse qui lui était habituel:

—Camarades, voici celui qui ne doit être ni vu ni nommé!

La pièce où je venais de pénétrer à sa suite était un grenier bas et voûté, appuyé sur de lourds contreforts, sans fenêtres d’aucune sorte, et que de grandes cires de fabrication paysanne plantées dans des candélabres en fer illuminaient d’un flamboiement rougeâtre. Dans le fond, des fourrages étaient entassés, mais toute la partie antérieure avait été déblayée avec soin. Aux murs étaient accrochées des branches vertes, entremêlées de chardons des grèves et de digitales pourprées. Au centre était disposée une table supportée par des chevalets, et, tout à l’entour, sur des bancs, quelque soixante ou quatre-vingts personnages, affublés de loques sordides, conversaient, assis devant des pichets pleins, des bouteilles d’eau-de-vie non débouchées et des plats de victuailles encore intactes. Mais ce qui attirait surtout le regard, c’était, entre deux des piliers massifs où s’étayait la voûte, une statue de femme, sans mains et sans pieds, à demi engainée dans un autel barbare, et peinturlurée de couleurs criardes. Au moignon de son bras droit on avait cloué le tronçon de rame qu’il était censé tenir avant sa mutilation. Quant à la figure, vue ainsi dans cet embrasement et sous les badigeons variés qu’elle avait subis, elle était à la fois grotesque et sinistre, avec ses cheveux jaunes, ses yeux d’un bleu brutal, ses pommettes vermillonnées et ses lèvres grimaçantes, hideusement avivées d’une bave de sang. L’idole me parut digne de ses farouches initiés.

Gonéry Lézongar était allé se placer près d’elle.

—Treïd-Noaz, dit-il sur le ton du commandement, apporte le baquet d’eau de mer.

D’un mouvement unanime, tous les gens attablés se levèrent à ces paroles, ôtant qui son béret, qui sa casquette, qui son feutre, et je pus m’assurer que je les connaissais pour la plupart, ces faux mendiants, parmi lesquels il n’y en avait pas un qui n’eût champ au soleil ou barque pontée, et dont beaucoup menaient rang de notables non seulement dans la paroisse, mais dans le canton. Ils avaient, d’ailleurs, sous leurs haillons de commande, la mine la plus prospère et, sauf quatre ou cinq vieillards grisonnants, tous étaient de beaux hommes dans la vigueur de l'âge, constituant un état-major de choix au chef qui les avait groupés. Celui-ci, après avoir reçu des mains de Treïd-Noaz le baquet réclamé, prit un rameau de varech qui y trempait en guise de goupillon et, l’élevant au-dessus de sa tête, du geste de l’officiant quand il va donner l'Asperges, dit en breton:

—Camarades, notre année est close. Que ceux d’entre vous qui ont désir de s’engager pour l’année nouvelle accomplissent dévotement, comme tous les ans, le rite consacré... Les autres, qu’ils se rasseyent.

Seul un des vieillards se rassit.

—Ce n’est pas la volonté qui me manque, déclara-t-il: c’est ma force qui s’en est allée.... Que Notre-Dame de la Fraude me soit miséricordieuse!

—Amen! répondit Lézongar.

—Amen! répéta le chœur des contrebandiers.

Et tous, hormis celui qui venait d’abdiquer, se mirent à défiler processionnellement devant l’idole. Lézongar leur tendait à tour de rôle le rameau de varech: ils le saisissaient, le plongeaient dans l’eau salée et en arrosaient par trois fois le visage de la statue, de sorte qu’elle fut bientôt toute ruisselante, comme lorsqu’elle émergea des fonds marins où jadis on l’avait pêchée. L’étrangeté de la cérémonie, le sérieux des participants, l’espèce de foi sombre qui couvait dans leurs prunelles, m’impressionnèrent, quoi que j’en eusse, au point de me faire momentanément oublier que je n’étais pas dans cette scène un simple spectateur occasionnel. Mais le cri de: «Mort à la maltôte!» hurlé par toute la bande me rendit au sentiment de la situation. La voix du maire, d’ailleurs, me hélait:

—Au bout de la table, en face de moi, compagnon, disait-il.

Les autres avaient repris leurs places sur les bancs. Je m’avançai jusqu’au siège qu’il m’indiquait, il poursuivit:

—Et maintenant, établissons notre bilan. Tu as le détail des marchandises importées, n’est-ce pas? Donnes-en lecture aux amis. Qu’ils soient juges si, de ton côté comme du mien, les comptes sont en règle.

C’était l’invite attendue. Je n’avais plus à tergiverser. Plus rapide que l’éclair, ma pensée fit en un clin d'œil le tour des seuls êtres qui l’eussent occupée, vit ma mère au seuil de la petite maison de Perros, et Véfa, tout auréolée d’or pâle, sous les grands figuiers ombreux... Puis, sans hâte, avec une tranquillité, un détachement aussi complets que si c’eût été quelque autre qui se fût exprimé par ma bouche, je commençai:

—Des comptes? Nous en avons, en effet, à régler, Gonéry Lézongar, mais un peu différents de ceux que vous croyez.

Et, me reculant de quelques pas, j’arrachai mon masque de la main gauche, tandis que, de la droite, je sortais mon revolver. Vous imaginez le coup de théâtre!...

—Malédiction de Dieu!... Le chef des maltôtiers! vociféra Treïd-Noaz.

Partie des fraudeurs s’étaient jetés sous la table; partie demeuraient cloués à leur banc par la stupeur. Mais le plus grand nombre avaient bondi de rage et déjà fonçaient sur moi, le cou rentré, les narines frémissantes, en une sauvage bousculade de taureaux affolés. Je vis tournoyer des bâtons, briller des couteaux; une volée de bouteilles et de pichets vint s’écraser contre le mur, au-dessus de ma tête.

—Qui me touche est mort! m’écriai-je, le doigt sur la gâchette de mon arme.

—Mort toi-même, chien de gabelou!... A mort!... A mort!...

J’étais enveloppé d’un ouragan d’injures et de blasphèmes. Cela roulait, haletait, sifflait, mugissait. Soudain, une voix retentit, dont le grondement domina le tumulte, comme le tonnerre domine le fracas des pires tempêtes.

—Ça! mille damnations de damnations! Est-ce moi qui commande ici, oui ou non?

L’accalmie fut instantanée. Les plus forcenés se rangèrent, front bas, pour laisser arriver jusqu’à moi le maire de Tréguignec. Il brandissait à son poing le tronçon de rame qui, la minute d’avant, servait d’attribut à l’idole.

—Regardez bien ceci, dit-il aux fraudeurs. Le premier de vous qui bronche, je lui fends le crâne avec!

Puis fixant sur moi ses yeux de fauve indompté:

—Vous avez, si je ne me trompe, cinq balles à décharger, monsieur: choisissez donc vos cinq cibles. Après...

—Après, interrompis-je, vous roulerez une pierre sur mon cadavre, n’est-ce pas?... comme pour le lieutenant Mathorel!...

Il blémit, des frissons coururent dans ses muscles herculéens.

—Vous voyez que je ne me fais pas d’illusion sur mon sort, continuai-je froidement, mais vous-même vous n’échapperez pas, cette fois, au vôtre, monsieur Lézongar... Mathorel n’avait pas laissé de testament: moi, j’ai pris la précaution de rédiger le mien, avant de me hasarder dans votre repaire. Je puis disparaître en paix, car je serai vengé...

—C’est votre dernier mot?

—Non. Mais j’entends ne le dire qu’à vous seul.

—Comme il vous plaira.

Il se dirigea vers le fond du grenier, fit basculer sans effort l’énorme couvercle d’une trappe permettant de communiquer avec les écuries par une échelle, et, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique:

—Dehors, tous! ordonna-t-il aux gens de sa bande qui s’entre-regardaient indécis.

Et, après avoir refermé l’écoutille où ils venaient de s’engouffrer les uns derrière les autres, dociles, mais grognants:

—Parlez, monsieur.

J’avais eu le temps de me recueillir.

—Monsieur Lézongar, prononçai-je, le navire de votre frère croise en vue de la côte et l’Angleterre n’est pas loin. Fuyez, pendant que la possibilité vous en est offerte. Pour Dieu, épargnez à votre fille la honte d’apprendre, dans quelques jours, que son père est en route pour le bagne!

—Ma fille? s’écria-t-il, en sera-t-elle donc moins déshonorée, parce que je n’aurai été condamné que comme contumax?

—Et si je savais un honnête homme prêt à lui rendre l’honneur en lui apportant un nom sans tache?

—Vous, peut-être?

—Vous l’avez dit: moi-même!

Il respira longuement; ses pupilles dilatées étincelèrent, une pourpre ardente colora sa face.

—Ainsi, vous aimez ma fille? articula-t-il... vous l’aimez?

—Si je ne l’aimais de toutes les forces de mon être, serais-je venu en ce lieu, sous ce déguisement et au péril de ma vie, vous tenir le langage que je vous tiens?

—Eh bien! écoutez... Ici, dans ces caves,—il frappait du pied le plancher,—il y a pour plus de six cent mille francs de valeurs..., plus de six cent mille francs, entendez-vous.... qui n’ont été amassés que pour elle...

La proposition offensante était au bord de ses lèvres: je l’arrêtai, avant qu’il l’eût formulée.

—Nous ne nous comprenons plus, monsieur Lézongar... Les valeurs qui ont été frauduleusement soustraites à l’État, demain seront rentrées dans les coffres de l’État. Là-dessus, s’il vous plaît, pas d’équivoque!

Il eut un haut-le-corps, une moue de méprisante pitié.

—Alors, vous ne voulez pas, lieutenant?... Vous ne-vou-lez-pas?... insista-t-il, en accentuant chaque syllabe.

Je me contentai de hocher la tête en signe de dénégation.

—Soit! dit-il, que la fatalité s’accomplisse.

Il promena un instant autour de lui l'œil inquiet et farouche d’une bête acculée, tira de sa poche une menue fiole, la vida d’un trait, puis, empoignant un des cierges qui brûlaient à sa portée, le lança d’un geste violent à l’autre extrémité de la pièce, dans les fourrages. Tout cela ne dura pas le temps que je mets à vous le conter. En quelques secondes, le grenier fut en feu. Une fumée âcre, suffocante, s’épaissit en noirs tourbillons. Ma première impulsion fut de me précipiter vers le panneau qui donnait, derrière moi, sur la soupente. Mais je tentai vainement de l’ébranler: il était calé à bloc. La trappe, je n’avais pas à y songer: elle était séparée de moi par toute la longueur de la table que déjà l’incendie dévorait. L’unique ressource qui me restât, c’était d’abréger les horreurs de l’agonie en me logeant une balle dans le cœur. Hélas! dans mon saisissement, j’avais laissé tomber mon revolver. Je me jetai à quatre pattes pour le chercher; si pourtant je l’avais trouvé, je ne serais plus de ce monde à l’heure qu’il est. L’asphyxie m’en empêcha. Elle paralysait mes mouvements. J’avais les tempes bourdonnantes, comme si la fournaise toute proche eût ronflé jusque dans mon cerveau. Résigné désormais, je me renversai sur le dos et joignis les mains pour mourir.

—Bonne nuit, seigneur gabelou! ricana une voix qui me parut infiniment lointaine.

En proférant cette raillerie suprême, le géant du Treztêl s’était abattu. Et il ne demeura debout dans les flammes que la statue de Notre-Dame de la Fraude. Elle se dressait monstrueuse, et comme animée d’une vie effrayante, d’une vie tragique. On eût dit que sa bouche se contractait dans un rictus, que ses moignons s’agitaient. Je fermai les yeux pour ne plus voir, bégayai machinalement trois ou quatre mots de prière et m’évanouis, je crois bien, en murmurant le nom de Véfa.

XI

Ce fut à elle, monsieur, que je dus mon salut... Quand je recouvrai mes sens, un matin, ma première impression fut que je venais de faire je ne savais au juste quel voyage en des régions inconnues. Ma mémoire encore malade ne me présentait que des lambeaux incohérents d’images flottantes et confuses, pareilles à des fantômes incomplets de paysages, entrevus très loin, dans le brouillard. Je me figurais avoir nagé longtemps, très longtemps, à travers des eaux ténébreuses et lourdes. Puis, ç'avaient été des marches et des contre-marches interminables, sous un soleil torride, sur une terre calcinée. De fatigue, de désespoir, je m’étais couché et j’avais dormi d’un sommeil de plomb d’où je me réveillais maintenant, le corps moite, les membres gourds et la tête endolorie...

Je soulevai mes paupières. J’étais dans un lit large, à colonnettes, surmonté d’un baldaquin d’étoffe ancienne, avec des animaux héraldiques se jouant parmi des fleurs.

—Sur ma foi, pensai-je, voilà qui est singulier.

En face du lit, de l’autre côté de la chambre, qui me fit l’effet d’être étrangement vaste et profonde, il y avait une haute fenêtre à meneaux, mais voilée de longues mousselines pendantes, de façon à ne laisser filtrer qu’un jour verdâtre, très discret. Les objets, les meubles, étaient comme embués d’une mystérieuse atmosphère sous-marine, et le silence régnait, si absolu qu’on eût dit qu’aucun bruit humain ne l’avait troublé depuis des siècles. Quel était ce logis enchanté? Par quelle suite de circonstances m’y trouvais-je? J’aurais voulu le demander à quelqu’un. Mais, outre que je n’apercevais pas ombre de créature vivante, je tremblais de dissiper le charme qui planait sur toutes choses et me donnait à moi-même une exquise sensation de bien-être et de sécurité. J’allais me pelotonner à nouveau sous mes couvertures... Sans bruit, entre mon chevet et la fenêtre, une silhouette d’homme s’interposa.

—Me reconnaissez-vous, lieutenant?

Je distinguai des traits rudes, un fourré de barbe brune, des yeux d’un bleu enfantin.

—Bonjour, Quéméner!... Expliquez-moi un peu... Que faites-vous là?

—Gardien de séquestre, donc... et votre infirmier, par-dessus le marché... Vous l’avez échappé belle, savez-vous?

Et, joyeusement, il héla:

—Arrivez, mademoiselle Véfa, ça y est: le mauvais cap est doublé.

Véfa... Ce nom, prononcé tout à coup, produisit en moi l’effet d’un «Sésame». Les portes du passé se rouvrirent. Comme à la rupture d’un barrage, les souvenir affluèrent, tumultueux, pressés, bondissants. En un clin d'œil je revécus tout: Tomé, le souterrain, la sinistre étape au chant du Miserere, les «Vêpres» impies, la scène avec Lézongar, et l’incendie enfin, le rouge incendie où, telle qu’une incarnation démoniaque, la hideuse idole barbare trônait...

A l’appel du brigadier, cependant, une deuxième silhouette,—féminine, cette fois,—s’était levée des profondeurs de la chambre. Et, sitôt que je l’eus vue s’avancer, mince et souple, dans le frôlement harmonieux de sa longue robe, il me sembla que c’étaient la lumière et la résurrection et la vie qui venaient. Chacun de ses pas, d’une légèreté tout aérienne, éveillait dans ma poitrine un émoi de plus en plus délicieux, de plus en plus fort. Cramponné au bras de Quéméner, j’avais réussi à me mettre sur mon séant.

—Voici celle qui vous a sauvé, me dit-il à l’oreille. C’est elle qui, la première, a senti la fumée; elle qui, par son empire sur Treïd-Noaz, a obtenu qu’il fît jouer le panneau; elle qui, depuis lors, trois semaines durant, sans un répit, sans une plainte...

—Et... l’autre? questionnai-je.

Il ne répondit pas, mais l’ample vêture noire de la jeune fille parla pour lui. Sous le capuchon de la mante de deuil qui l’enveloppait toute, son pâle et sérieux visage avait le reflet incertain d’un clair de lune entre des nuées. Elle s’était approchée jusqu’au pied du lit et s’y tenait immobile, les cils baissés, dans le cadre des deux colonnettes. Des larmes me montèrent aux yeux,—sans que je pusse démêler quelle cause exactement les faisait sourdre, si c’était la reconnaissance ou la pitié, le repentir ou l’adoration. Tous les sentiments se partageaient à la fois mon cœur; j’eusse voulu l’étaler à nu devant elle, lui dire:

—Voyez comme il souffre de votre souffrance et comme votre amour l’emplit!

Mes lèvres s’agitaient convulsivement. Elle mit un doigt sur les siennes, et, d’une voix lassée, d’une voix morte:

—Le ciel soit loué!... La fièvre est vaincue. Vous n’avez plus besoin que de ménagements... Votre mère, qui repose dans la pièce à côté, sera heureuse de l’apprendre. Je vais de ce pas la prévenir... Adieu, monsieur!

J’eus l’impression d’un froid subit, comme d’une grande ténèbre qui tombait. Grave et lente, de sa muette démarche d’ombre, la jeune fille avait gagné la porte.

—De grâce, suppliai-je, éperdu, ne vous en allez pas!

Elle s’était retournée au cri. Dans ce mouvement, sa cape glissa, et je vis qu’elle avait le front ceint d’un bandeau blanc, à la manière des nonnes. Ainsi que dans mon rêve de naguère, elle m’apparaissait soudain dépouillée de son nimbe et découronnée. Je m’enfouis la figure dans les mains. Il me sembla que je sombrais, par une nuit sans astres, au fond d’une mer sans bornes... Quand je sortis de cette prostration, ma mère était à genoux contre le rebord de mon lit, et priait.

—Alors, c’est vrai?... Elle est partie... partie! sanglotai-je.

Ma mère se signa et répondit:

—Elle n’attendait que ta guérison, mon enfant, pour prononcer les derniers vœux.

Et, avec une ferveur triste, elle ajouta:

—Ne regrette rien... Elle était de la race des saintes, vois-tu, cette fille de fraudeurs.

 

Mon histoire est finie, monsieur, conclut l’ex-capitaine Le Denmat, comme les éclatantes constellations de l’été achevaient de s’allumer au-dessus de nos têtes;—je ne regrette rien, mais je n’ai non plus rien oublié.

LES

NOCES NOIRES DE GUERNAHAM
[2]

A MADAME F. HERLAND.

 

 

I

Le pardon finissait. L’ombre hâtive des nuits d’octobre était descendue sur la petite bourgade bretonne, dénouant les danses, dispersant les couples, le long des routes crépusculaires, à travers le silence des campagnes endormies. Emmanuel Prigent, dont le cœur n’avait pas encore parlé et qui n’avait pas de «douce» à ramener chez elle, demeura un instant sur la place à regarder l'«homme aux chansons» rassembler ses feuilles volantes; puis, après une courte discussion avec lui-même, il s’achemina vers l’auberge.

Il se sentait triste... La solitude, sans doute; peut-être aussi une raison plus intime, certain malaise d'âme qui, depuis quelque temps, assombrissait sa pensée, ne lui permettait plus de jouir de la vie, béatement, comme par le passé. En vain s’était-il efforcé de réagir contre ce singulier état d’esprit dont sa cervelle obscure de paysan ne parvenait même pas à débrouiller les causes. Qu’est-ce donc qui avait pu altérer ainsi en lui, peu à peu, la belle source de joie de ses vingt-cinq ans? Il s’était rendu au pardon de Saint-Sauveur avec l’espoir d’y rencontrer une somnambule, une «voyante» assez lucide pour l’éclairer sur son cas. Connaître sa peine, comme dit le proverbe, c’est déjà la moitié de la guérison. La vieille sibylle qu’il était allé consulter dans son chariot, là-bas, derrière la fontaine, n’avait su que lui débiter des niaiseries, des fariboles, les mêmes exactement qu’elle avait contées à vingt autres, comme de lui assurer, par exemple, qu’il se languissait d’amour et que, seule, une brune aurait la vertu de dissiper son mal. Amoureux, lui! Ah bien! elle pouvait se flatter de lire dans les cœurs, la somnambule! Jamais encore il n’avait regardé une femme, autrement que pour le plaisir, du temps qu’il était soldat. C’était si vrai qu’à Guernaham,—où, de domestique principal, il était passé chef de labour depuis la mort du maître,—les servantes, blessées de ce qu’il ne faisait aucune attention à leurs agaceries, l’avaient surnommé Prigent le Dédaigneux. Non qu’il professât pour le sexe le dédain qu’on lui attribuait: il n’avait pas les idées tournées de ce côté, voilà tout. Il avait bien assez à s’occuper par ailleurs: un domaine d’environ trente journaux de terres arables à tenir en état, un personnel volontiers indocile, sinon récalcitrant, à manier et à conduire, tout cela dans une maison où il n’était lui-même qu’un subalterne, et sous la direction d’une jeune veuve sans expérience, à peine émancipée du couvent par quelques mois d’un mariage qui n’avait été pour elle qu’une agonie, qu’une passion, et dont elle n’avait pas fini de se remettre!... Pauvre Renée-Anne, si frêle, si menue et, comme on dit à la campagne, si «demoiselle», comment son père, le vieux Guyomar, avait-il pu la laisser épouser ce Constant Dagorn, cette brute?...

II

C’est à Lyon-sur-Rhône—où il était pour lors en garnison—qu’Emmanuel avait appris les noces de sa parente; car elle était un peu sa cousine à la mode de Bretagne, cette riche héritière, les Prigent et les Guyomar ayant mêlé leurs sangs autrefois, quand les ancêtres dont il était issu faisaient encore figure parmi les notables de la paroisse.

—La malheureuse! s’était-il écrié, en repliant la lettre qui lui avait apporté la nouvelle.

Il ne connaissait que trop le Dagorn, pour s’être rencontré avec lui en maintes occasions, aux charrois d’automne, aux assemblées de printemps: et tout de suite sa première pensée avait été pour plaindre la délicate Renée-Anne de tomber entre les mains de ce rustre, de cette espèce d’hercule paysan qui tenait moins de l’homme que du taureau dont il avait la force, les colères aveugles et aussi la stupidité. Jamais, toutefois, il n’eût osé concevoir, même d’un tel être, les abominables violences auxquelles il dut assister à Guernaham. Le hasard avait voulu qu’à son retour du service la place de valet de charrue fût vacante chez Constant Dagorn. «Personne n’y reste, affirmait-on de toutes parts au soldat libéré: mieux vaut se faire ramasseur de crottin sur les routes que d’accepter de vivre dans un pareil enfer!» Ce fut peut-être la raison qui, plus encore que la nécessité d’assurer sa subsistance, décida Emmanuel Prigent à se présenter. Dès qu’il eut exposé le but de sa démarche, il crut lire une sorte de gratitude attendrie dans le regard que fixa sur lui Renée-Anne. Quant à Dagorn, dont l’haleine empestait l’alcool, il marqua une satisfaction goguenarde de voir s’offrir chez lui, comme domestique, un jeune homme de sa parenté. «Tope là!» bégaya-t-il d’une voix pâteuse, et, pour arroser le pacte, il força le nouveau «charrueur» de vider avec lui une bouteille de genièvre aux trois quarts bue depuis le matin.

Car, les dernières lueurs d’une intelligence qui n’avait jamais brillé que d’une flamme incertaine, il achevait de les perdre dans l’ivrognerie, le misérable! Et d’autres vices lui étaient venus, des vices abjects, innommables, qui n’étaient plus d’un chrétien, mais d’une bête... Oh! ce premier hiver à Guernaham! Emmanuel en avait gardé une impression sinistre. Il couchait, selon l’usage, dans l’écurie, avec les chevaux. Parfois, très avant dans la nuit, le matin déjà proche, il entendait Dagorn entrer, en s’épaulant aux murs, dans le logis d’habitation que les maîtres occupaient seuls. Et de l’intérieur de la cuisine, où était leur lit,—le lit héréditaire, à gauche de l'âtre,—s’échappaient soudain des jurements, des vociférations obscènes, suivies d’un bruit sourd de piétinements et de coups. Alors, entre ses draps de toile bise, tout son corps bouillait: il brûlait d’envie de se lever, de courir au monstre, de l’empoigner à la nuque et de lui ployer la tête à terre, comme on fait pour les bœufs affolés. Mais il n’osait, à cause de Renée-Anne. Il sentait confusément que son intervention, en ces occurrences pénibles, l’eût froissée au plus profond de ses pudeurs de femme. Il n’avait pas été sans remarquer de quelle réserve, chaque jour plus hautaine, elle s’enveloppait dans son martyre. Ne poussait-elle pas l’héroïsme jusqu’à prendre devant son père la défense de son mari, jusqu’à feindre aux regards du monde des gestes d’une tendresse câline pour ce bourreau bestial et répugnant?

Une nuit, cependant, par extraordinaire, elle avait appelé Emmanuel à son aide. Ivre-mort, le Dagorn avait butté contre la marche du seuil et s’était allongé à la renverse, la face baignant à demi dans le purin de la cour. Trop faible pour soulever cette masse, Renée-Anne vint heurter à l’huis de la crèche, héla doucement son cousin. A eux deux ils avaient transporté l’homme dans le lit et lavé ses souillures immondes. Puis, après quelques paroles de remerciement, la jeune femme en congédiant Emmanuel, avait ajouté:

—Inutile d’ébruiter la chose, n’est-ce pas?... C’est, d’ailleurs, la première fois que cela lui arrive. D’ordinaire, il tient mieux la boisson.

Cette chute avait dû casser quelque ressort vital dans la puissante organisation de Constant Dagorn. A partir de ce moment, on le vit décliner de jour en jour. Ses muscles de fer s’amollirent, sa chair énorme coula, des taches de lèpre cadavérique se montrèrent çà et là sur sa peau, comme si le travail de la mort était commencé. Il ne parut plus aux champs, renonça même à se traîner aux cabarets d’alentour. Mais, au lieu de s’éteindre, sa fureur de boire s’était exaspérée. Il s’imaginait puiser dans les bouteilles un élixir de vie capable de réparer les forces qui l’abandonnaient. Il avait des regards, des gestes de fou. Des luxures étranges, nées de l’alcool, hantaient son cerveau. On était aux mois tièdes, dans la saison des foins. Le débraillement des faneuses qui rentraient en sueur, leur chemise de chanvre collée à leurs seins, excitait chez lui des rires convulsifs, faisait passer dans ses yeux des désirs effrayants de damné. Et, le soir, après la clôture des portes, les scènes de ménage continuaient de plus belle.

—Il ne crèvera pas avant de l’avoir tuée! se disait le charrueur en prêtant l’oreille à ce sabbat, à cette horrible «messe noire» dont Renée-Anne était l’hostie douloureuse, farouchement résignée.

S’il n’avait bondi à son secours, malgré elle, certain soir de juillet, on l’eût assurément couchée morte, le lendemain, dans le cimetière de la paroisse. Il frémissait encore d’indignation, à ce souvenir, et aussi d’une autre sorte de trouble qu’il ne s’expliquait pas... C’était un dimanche. Il s’était attardé au bourg à jouer aux quilles. En traversant l’aire pour gagner son étable, il vit la fenêtre de la cuisine éclairée. Par instants, une ombre passait, avec des gesticulations bizarres. Une curiosité le prit, une irrésistible envie de savoir. Il s’approcha sur la pointe des pieds, appuya son front à la vitre et demeura quelques minutes hébété, refusant d’en croire ses yeux, figé comme devant le spectacle d’une abomination de l’enfer. Cette brute satanique de Dagorn allait et venait d’un bout à l’autre de la pièce, un grand fouet de charroi dans sa main droite et, tordue comme une longe autour de son poignet gauche, la brune chevelure de Renée-Anne dont le corps, presque entièrement dévêtu, traînait sur les dalles, tout strié par les coups de fouet d’un réseau de marbrures sanguinolentes... Briser un carreau, faire sauter l’espagnolette intérieure, franchir la fenêtre et la table, terrasser le monstre abasourdi par la brusquerie de l’attaque, ce fut pour Emmanuel Prigent l’affaire de vingt secondes. Avec la courroie du fouet, il garrotta solidement les jambes de l’homme: «Toi, murmura-t-il, d’ici quelque temps tu ne bougeras plus!» Mais, quand il fut pour soulever le corps évanoui de la jeune femme, il hésita, perdit la tête, ne sut que s’agenouiller auprès d’elle, et l’appeler tout bas, d’une voix peureuse, d’une voix qui tremblait:

—Renée-Anne!... Renée-Anne!...

Sa gorge, quasi enfantine, était découverte, laissait voir un coin de chair blanche, d’une pâleur nacrée. Il se dépouilla de sa veste et l’étendit religieusement sur elle. Dans ce mouvement, ses doigts la frôlèrent; elle rouvrit les yeux. Alors, lui, par crainte qu’elle ne lui sût mauvais gré d’être là et de l’avoir surprise en ce désordre, il s’enfuit...

Ni le lendemain, ni jamais depuis, Renée-Anne n’avait fait une allusion à ce qui avait pu se passer. Quant au Dagorn, il eût été fort en peine de manifester un ressentiment quelconque. Sa fureur d’avoir été mis, par son domestique, momentanément hors d’état de nuire lui était montée à la tête en un transport de sang. Et du coup, pensée, mémoire, l’usage même de la parole, tout était parti. Il avait pourtant vécu des semaines encore, soigné, veillé par sa femme, tandis que sa propre parenté faisait allumer des cierges devant saint Tu-pé-du, pour lui obtenir un prompt trépas. La délivrance était enfin venue, un jour d’août, comme on achevait de battre la moisson. Et ç'avait été un soulagement universel qui se fût peut-être traduit d’une façon peu décente, n’eût été le respect d’un chacun pour la tristesse sans affectation de Renée-Anne, la «nouvelle veuve».

Le soir même des obsèques, celle-ci avait pris à part Emmanuel Prigent.

—Tu es un peu de notre famille, lui dit-elle, et je n’ai pas été sans voir que tu avais de l’intérêt pour nos champs. Veux-tu me continuer tes services? Tu auras la surveillance de la terre et tes gages seront doublés.

Il avait fait oui de la tête, sans pouvoir proférer une parole de remerciement, dans l’émotion de sa surprise et de sa joie. Car il s’était attaché à ce Guernaham «où personne ne restait», et tout lui en était devenu cher, la maison, les granges, les étables, les labours, jusqu’aux cressonnières des douves, dans les chemins creux, jusqu’aux semis de lande, sur les talus. Renée-Anne l’eût prié, ma foi! d’y demeurer pour rien, fût-ce en qualité de gardeur de vaches, qu’il eût accepté... Or, voici que depuis deux mois, il y commandait en maître, sur les hommes et sur les harnais. Les débuts, certes, avaient été pénibles: les autres domestiques s’étaient obstinés longtemps à ne considérer en lui qu’un de leurs pairs, discutant ses ordres, se refusant même à les accomplir. Mais, il avait fini par dompter les plus rebelles. Si l’on grommelait parfois encore, quand il avait le dos tourné, du moins on obéissait. De l’avis du vieux Guyomar, le père de la veuve, qui faisait une apparition chez elle, de temps à autre, jamais les choses n’avaient aussi bien marché à Guernaham. Renée-Anne, de son côté, se montrait ravie. Bref, il n’avait de toute manière qu’à se louer de sa condition présente. Pourquoi donc cette amertume qui, insensiblement, s’était levée en lui, gagnant toute l'âme et voilant d’une tristesse subtile les pacifiques images de son bonheur?

III

—Cela va toujours au manoir? demanda Jozon Thépaut, l’aubergiste, lorsqu’il aperçut dans le cadre de la porte la haute silhouette élancée du charrueur.

—Toujours, répondit Emmanuel d’une voix distraite.

Il promena son regard dans la salle, cherchant quelque figure de connaissance parmi les groupes de buveurs attablés. Mais les jeunes hommes de son âge étaient tous partis reconduire leurs danseuses à la maison familiale, ainsi qu’il est de mode en Bretagne, les soirs de pardon. Il n’y avait là que des «étrangers», des gens des paroisses avoisinantes, venus en pèlerinage à Saint-Sauveur, et qui, leurs ablutions terminées à la fontaine, s’arrosaient maintenant l’intérieur du corps, selon le rite, tandis que les montures bridées et sellées piaffaient d’impatience dans la cour. Emmanuel allait s’asseoir à l’écart, quand, du fond de la pièce, un paysan qu’il n’avait pas remarqué l’interpella:

—Çà! dit l’homme, tu as donc pris de l’orgueil en prenant du grade, que tu ne daignes plus saluer ton ancien?

Le charrueur riposta en riant:

—Dame! tu me tournais le dos, Jean Marzin, et ton nom n’est pas écrit sur le collet de ta veste.

Ce Jean Marzin était précisément le valet de ferme qu’il avait remplacé à Guernaham. Ils rapprochèrent leurs tabourets et se mirent à deviser à la façon bretonne, par phrases courtes, interrompues de longs silences.

—Et où es-tu gagé pour l’instant? demanda Emmanuel.

—A trois lieues d’ici, dans la montagne, chez les Menguy de Rozviliou.

—Tout de même, tu n’as pas voulu manquer le pardon de Saint-Sauveur?

—Oh! ce n’est pas moi... c’est mon jeune maître... Il m’a dit, sur les deux heures, cet après-midi, d’atteler le char à bancs... Et nous n’avons pas langui en route, je t’assure. Mais s’il était pressé d’arriver, il n’est pas pressé de repartir, en revanche. L’angélus du soir est sonné, et je l’attends encore.

—Il faut bien qu’on s’acquitte de toutes ses dévotions, mon cher.

—Oui, des dévotions à Notre-Dame du mariage!... Et sais-tu dans quelle église? Au fait, tu l’as peut-être rencontré.

—Moi? Où ça?

—A Guernaham, donc!

Emmanuel se sentit devenir tout pâle. On lui eût porté un coup de poing entre les deux yeux, en plein visage, qu’il n’eût pas éprouvé une commotion plus violente. L’autre, attentif seulement à bourrer sa pipe, continua d’un ton calme:

—Je prévoyais cela. Depuis les funérailles de Dagorn, il n’était guère de jour qu’il ne m’interrogeât sur Guernaham, sur la contenance du domaine, sur la valeur des terres et celle du bétail... Quand, au carrefour des Cinq-Croix, il a tiré sur la bride de la jument pour la lancer dans la descente de Saint-Sauveur, je me suis dit: «Ça y est: il va nouer commerce avec la veuve!» Il faut croire que sa conversation n’aura point paru déplaisante, puisqu’elle dure encore, la nuit tombée. Qu’est-ce que tu en penses, camarade?

—Rien, sinon que Renée-Anne n’est peut-être pas assez guérie de son premier mari pour avoir tant hâte d’en prendre un second.

—Le Menguy est beau garçon et, comme il a été aux écoles de la ville, il sait la manière de parler aux femmes... Ça te vexe donc, que tu te lèves?

Le charrueur, un peu nerveux, venait de vider son verre d’un trait, Marzin poursuivit:

—Certes, tu as tout à gagner à ce que le veuvage de ta maîtresse ne finisse jamais... Il est plus agréable de commander que d’obéir... Mais Renée-Anne a vingt-deux ans et Guernaham, si j’ai bonne mémoire, compte sous blé, sous taillis et sous lande, plus de cinquante journaux... Va, si ce n’est pas Menguy, ce sera un autre!

—Soit, conclut Emmanuel. En attendant, j’ai mes bêtes à soigner... Bonsoir, Marzin!

—Bonne chance, Prigent!

C’était, dehors, une douce nuit d’arrière-saison, ouatée de petites nues floconneuses, avec des trous de ciel, d’un bleu d’ardoise, où clignotaient des lueurs d’étoiles. Le charrueur traversa rapidement la place, contourna le mur du cimetière, et, les dernières maisons de la bourgade dépassées, s’arrêta brusquement pour respirer avec force, humant l’air de tous côtés, comme indécis sur la direction à prendre. Le chemin de Guernaham s’amorçait à droite, entre deux hauts talus au-dessus desquels s’arrondissaient en voûte des frondaisons encore touffues de chênes nains et de coudriers. C’est par là qu’il rentrait d’habitude, pour être plus vite rendu à la ferme. Mais, cette fois, au moment de s’y engager, le cœur lui faillit. Il songea qu’il allait peut-être s’y croiser avec le fils de Rozviliou, et cette idée lui fut pénible. Il se sentait une colère sourde contre cet homme dont, quelques minutes plus tôt, il soupçonnait à peine l’existence.

—C’est étrange, se dit-il, je n’ai pas bu de quoi troubler la cervelle d’un oiseau et j’ai pourtant comme une fureur d’eau-de-vie dans les veines. Le mieux est de faire le grand tour, par les champs. La fraîcheur me calmera.

Il poussa plus avant, sur la route vicinale de Saint-Sauveur à Lannion, jusqu’à un échalier de pierre par où l’on pénétrait dans les cultures. Ses pieds baignèrent dans l’humidité des gazons. Des chanvres qu’on avait laissés en terre pour porter graine lui frôlèrent le visage de leur rosée. Peu à peu, la marche détendit ses nerfs et la vertu apaisante des choses nocturnes agit sur sa fièvre à la façon d’un baume. Ses pensées se tassèrent en lui, comme les tranquilles nuées d’argent, là-haut, dans la profondeur du ciel automnal; et, tout en cheminant, il se raisonna... Pourquoi donc en voudrait-il au Menguy? Est-ce que ce n’était pas le droit d’un chacun de fréquenter à Guernaham?... Il y faudrait peut-être sa permission maintenant!... Qu’avait-il, dans la maison, qui fût à lui? Ses hardes, et voilà tout! Un maigre baluchon de domestique qu’il avait apporté à la main, noué dans un mouchoir, et qu’il remporterait de même, un jour à venir, quand on n’aurait plus besoin de ses services!... Alors! de quoi se mêlait-il?

—Va, si ce n’est pas Menguy, ce sera un autre!...

Cette phrase de Jean Marzin lui frappa de nouveau l’oreille, comme chuchotée par les esprits invisibles de la nuit. Il se la répéta mentalement, à plusieurs reprises, oh! sans animosité (il n’en avait plus contre personne), mais avec un sentiment si douloureux qu’il lui sembla que cela lui faisait mal dans tout l’être. Un autre!... Un autre!... C’était pourtant certain que, tôt ou tard, Renée-Anne se remarierait avec un autre. Et cet autre ne serait pas lui!... Du coup, il vit clair dans l’inexplicable tristesse qui, depuis des semaines, depuis des mois, lui assombrissait l'âme. Une sorte de percée lumineuse se fit en lui, pareille à ces puits de firmament, constellés d’astres, qui s’ouvraient entre les rebords immobiles des nuages, au-dessus de sa tête. Ce fut comme le jaillissement impétueux d’une eau souterraine, d’une source cachée. La somnambule d’auprès de la fontaine avait dit juste: il aimait... Guernaham, les labours, les bêtes, qu’ils devinssent le lot de n’importe qui, cela lui était égal. Mais, Renée-Anne, si on le privait d’elle, il n’avait plus qu’à mourir!

Par bonheur, il avait atteint l’aire de la ferme, car il n’aurait plus eu la force d’aller. Une meule de foin était là, creusée à sa base en forme de grotte, à cause des brassées de provende qu’on en tirait journellement pour les chevaux. Emmanuel s’y blottit, et, enfoui dans la litière odorante, se mit à sangloter désespérément comme un orphelin sans demeure, comme un pauvre enfant perdu.

IV

—Vous seriez mieux dans votre lit pour cuver le vin du pardon, disait une voix de femme, un peu tremblante, avec quelque chose, dans l’accent, de sévère et de contristé tout ensemble.

Le charrueur écarta l’énorme chien de garde qui lui promenait la langue sur la face, léchant ses larmes, secoua le foin qui s’était accroché à ses vêtements et se tint debout devant Renée-Anne. Elle était éclairée comme d’un nimbe par la lune dont le disque bleuâtre commençait à dépasser la cime des pins plantés en bordure de l’aire, pour la protéger des vents d’est. Droite et mince en sa longue robe noire et sous son grand châle de veuve, elle reprit:

—Quand j’ai vu que la nuit s’avançait, j’ai craint qu’il ne vous fût arrivé malheur. Alors, j’ai détaché Turc et je lui ai dit: «Cherche!» Il y a plus de deux heures que votre soupe vous attend auprès du feu. Vous êtes comme les autres, paraît-il: boire vous empêche d’avoir faim.

—Vous vous trompez, Renée-Anne, répondit Emmanuel en rompant lui aussi, à l’exemple de sa cousine, avec le tutoiement qui leur était habituel et que l’usage autorise, du reste, en Bretagne, entre gens de toute condition. Ce n’est certainement pas ce que j’ai bu à l’auberge qui aurait pu me couper l’appétit.

Elle eut un léger haussement d’épaules. Puis, d’un ton quelque peu radouci:

—Viens donc. Tu mangeras, si tu veux. En tout cas, avant que tu te couches, j’ai à te consulter.

Elle se dirigea vers la ferme où Emmanuel ne tarda pas à la rejoindre, après qu’il eut ramené Turc au chenil, situé de l’autre côté des bâtiments, contre le porche de la cour principale. Les sentiments les plus divers et les plus confus se disputaient l'âme du charrueur. La désobligeante et si injuste supposition de Renée-Anne l’avait blessé au vif. Ivre! Elle l’avait cru ivre! Et cela, tandis que navré d’amour... Non! vrai, ce n’était pas le moment de le traiter de la sorte... Mais, tout aussitôt, il réfléchissait que, faible encore et de santé si débile, elle avait eu la bonté de veiller pour l’attendre, de lui garder au feu sa soupe chaude, et finalement, de s’inquiéter de lui jusqu’à se mettre à sa recherche, sans autre escorte que le vieux chien, malgré l’heure peu rassurante, malgré la nuit. Toute sa rancune fondait à cette pensée. Restait néanmoins un point noir: cette consultation!... C’était donc bien pressé ou bien grave, que Renée-Anne tenait à s’en expliquer sur-le-champ? Qu’allait-elle lui demander ou lui apprendre? Ses accordailles peut-être... avec le fils de Rozviliou!... Il en avait une sueur froide, une sueur d’angoisse, au point qu’il dut s’éponger le front du revers de sa manche avant d’attaquer l’écuellée de potage fumant que la veuve venait de déposer devant lui sur la table.

Elle, cependant, assise sur le banc de son lit-clos, près de l'âtre, enveloppait de cendre les tisons, de façon que la braise couvât jusqu’au lendemain et qu’on n’eût, au lever, qu’à en raviver la flamme. Après quelques minutes d’un silence troublé seulement par les grands coups sourds du balancier de l’horloge, s’étant aperçue qu’Emmanuel ne mangeait plus, elle se rapprocha.

—C’est ta faute, dit-elle, si j’ai porté sur toi un mauvais jugement... Une autre fois, épargne-moi ces peurs. Quelle idée aussi d’aller te fourrer dans le foin, en cette saison!

—J’ai su que tu avais du monde. J’ai craint d’être un gêneur, de tomber mal à propos.

Elle repartit du ton le plus naturel:

—En quoi, un gêneur? Est-ce que tu n’es pas pour moi comme si tu étais de la maison?... Et moi qui priais l’aîné des Menguy de patienter jusqu’à ton retour, sûre que tu rentrerais au brun de nuit! Car, c’est tout le monde que j’ai eu, ce Menguy. Il paraît que leur froment n’a presque pas donné de paille, cette année, dans la montagne. Il en voudrait quelques milliers et nous céderait une paire de bœufs en échange, de leurs bœufs de là-haut, petits et trapus. J’ai répondu que je ne pouvais rien décider sans toi, que ces sortes de choses te regardaient. Comme tu n’arrivais pas, les étoiles déjà claires, il a pris congé, non sans beaucoup d’ennui. Il a grand défaut de cette paille et souhaite de l’avoir dès demain, si nous consentons au marché. Qu’en dis-tu, Emmanuel?

—Je dis qu’au prix où sont les bœufs tu aurais tort de refuser le cadeau de Menguy.

—Le cadeau!... fit la jeune femme dont les joues pâles se colorèrent d’une rougeur subite. Je n’ai, s’il te plaît, de cadeaux à recevoir ni du fils Menguy, ni de personne.

—Il n’y a pas d’autre nom pour désigner une offre aussi invraisemblable, prononça le charrueur, ou bien il faut que l’aîné des Rozviliou soit un benêt.

Son irritation de tantôt lui était revenue et vibrait, malgré lui, dans sa voix. Renée-Anne fixa sur lui ses beaux yeux graves.

—Tu m’étonnes, dit-elle. Est-ce que tu subirais les influences de la lune, par hasard?... J’ignore ce que tu peux avoir contre Jérôme Menguy. Je l’ai trouvé, quant à moi, d’une tenue parfaite et d’une conversation fort agréable. C’est au moins un homme bien appris. On voit qu’il a reçu de l’instruction et qu’il lui en est resté quelque chose. Ce n’est pas pour dire, Emmanuel Prigent, mais il serait à souhaiter qu’il y eût dans nos campagnes beaucoup de paysans comme celui-là.

—C’est assez pour toi qu’il y en ait un! ricana le laboureur.

Chacune des phrases de Renée-Anne avait pénétré en lui jusqu’aux fibres profondes, irritant sa plaie secrète, son amour douloureux et saignant. Il ajouta le plus posément qu’il put avec un calme affecté:

—Tu voudras bien, je pense, me garder cet hiver encore à Guernaham. L’hiver est une mauvaise saison pour se placer... D’ailleurs, la loi ne te permet pas de te remarier avant la Pentecôte.

Rencognée dans l’embrasure de la fenêtre, Renée-Anne écoutait son cousin sans comprendre. A quoi tout cela rimait-il? Les dernières paroles enfin l’éclairèrent. Une stupeur attristée se peignit sur son visage et deux larmes tremblèrent à la pointe de ses grands cils. Mais elle se ressaisit aussi vite et, d’un violent effort, maîtrisa son émotion.

—Emmanuel, déclara-t-elle d’une voix ferme, quand nous avons fait nos conventions, je t’ai dit: «Tu auras tout pouvoir sur les hommes et sur les travaux des champs». Il ne me souvient pas que je t’aie chargé du soin de ma conduite. Mêle-toi donc de ce qui te regarde. Je t’ai choisi pour être mon chef de culture, non pour être mon confesseur. Je te croyais plus de sens et un cœur moins brutal. Il m’avait semblé remarquer en toi une générosité native qui t’élevait à mes yeux au-dessus de ton état. Mais il y a décidément un savoir-vivre qui ne s’apprend ni à la caserne, ni au labour. Tu m’as outragée grossièrement. A cause de ton ignorance des usages, je te pardonne. Seulement, tiens-toi pour averti. Une autre fois, je ne pardonnerais plus... Et maintenant, va te coucher. J’entends que, demain, au chant du coq, il y ait quatre charretées de paille en route pour Rozviliou.

Le charrueur n’essaya pas de répliquer. Il avait la tête brûlante et vide, la gorge serrée, la vue si trouble qu’il n’aperçut même pas la lanterne allumée que Renée-Anne lui tendait. Il sortit de la cuisine en chancelant, suivit le couloir à tâtons et, la porte tirée derrière lui, se laissa tomber sur les marches extérieures. Il n’avait plus ni sentiment, ni pensée. C’était comme s’il eût assisté, mort lui-même, à la mort, à la fin de tout. La nuit muette, la mélancolique nuit d’automne où fermentaient de vagues odeurs de moisissure et de décomposition lui apparut comme un sépulcre immense et les astres, là-haut, avec leurs dures et froides lueurs d’acier, lui firent l’effet de clous épars dans le couvercle d’un vaste cercueil.

Soudain, de l’autre côté de la muraille, dans la maison, une voix douce commença:

Ma Doué, mé gréd fermamant[3]...

C’était Renée-Anne qui récitait ses «grâces», avant de se mettre au lit. D’une lèvre machinale, il répondit: Amen! Puis à travers le tapis de fougères séchées qui jonchaient la cour, il gagna l’écurie.

V

La Saint-Sauveur clôt l'ère des pardons, dans cette région fromentale du Haut-Trégor qui fait lisière entre les dernières pentes des monts d’Arrée et les plateaux ondulés du «pays de la mer». Passé la Saint-Sauveur, adieu les réjouissances! Les «mois noirs» sont proches. Dans les fermes aisées, les domestiques les voient venir, non seulement sans appréhension, mais avec un secret plaisir. L’hiver est, pour eux, le temps du repos. S’il coupe court aux divertissements publics, aux assemblées en plein air, il est aussi le père des journées brèves et des longues soirées paisibles au coin du feu. Les semailles terminées, à vrai dire on ne travaille plus: on «bricole». Quelques talus à réparer avant l’époque des grandes pluies, les routes à empierrer, les chaumes des toits à consolider contre les rafales, le lin sec à broyer dans la grange, c’est à peu près toute la besogne, depuis les glas de la commémoration des Défunts jusqu’à la Procession des cierges, à la Chandeleur. La nuit, libre à chacun de dormir, s’il lui plaît, ses dix heures d’affilée. Dès la tombée des ténèbres, la soupe est sur la table, ou bien la chaudronnée de bouillie, sur son trépied de bois, au milieu de la cuisine. Après le repas, la prière en commun, ainsi qu’aux vieux âges patriarcaux. Puis, qui veut se retire. Le plus souvent, on préfère veiller avec les maîtres.

Elles sont le charme de la vie rustique, en Bretagne, ces veillées, et la manifestation peut-être la plus significative de l’antique esprit des clans. Il n’y a pas, en effet, que les gens de la maison à y prendre part. Toute demeure de quelque conséquence devient un lieu de rendez-vous traditionnel pour les paysans moins fortunés d’alentour. On s’y achemine par bandes, de tout le parage. Les hommes apportent du chanvre à éfibrer, les femmes arrivent leur fuseau à la main et la quenouille attachée par un ruban sous l’aisselle. Chacun s’installe où il trouve place. Quiconque se présente est le bien accueilli. Il n’y a d’exception pour personne, pas même pour les mendiants en quête d’un gîte ni pour la race aventureuse des colporteurs de chansons ou des marchands d’images. A tous la ménagère dit, sur un ton en quelque sorte sacramentel:

—Prenez un escabeau et approchez-vous du feu.

Ce sont de véritables assises nocturnes, et qui ne laissent pas d’avoir une certaine solennité. Nul ne parle qu’à son tour, et s’il y est invité par le maître du logis. Celui-ci préside avec une simplicité débonnaire, du fond de son fauteuil de chêne massif, érigé comme un trône à l’un des angles du foyer. De temps à autre, durant les intervalles de silence où l’on bourre les pipes, il cligne de l'œil à sa femme pour qu’elle fasse circuler, dans l’écuelle de terre jaune, le cidre chaud, délieur de langues...

L’hiver d’avant, à Guernaham, on n’avait guère eu de cœur à veiller. La présence de Dagorn, les soirs où il ne s’oubliait pas dans les auberges mal famées des environs, était pour tous une cause de gêne, sinon d’épouvante. On tremblait sans cesse qu’il ne se livrât à quelque excentricité dangereuse. N’avait-il pas eu l’idée, une fois, par manière de plaisanterie, de mettre le feu à la veste en peau de mouton du pâtre? Absent, il terrorisait encore les âmes. C’est à peine si l’on osait respirer, dans la crainte de le voir entrer tout à coup, les yeux hagards, le bâton levé, en proie à toutes les démences de l’alcool. D’ailleurs, n’aurait-on pas eu cette angoisse, la pâle et silencieuse figure de Renée-Anne, abîmée en d’amères songeries, eût suffi à bannir des veillées de Guernaham toute expansion et toute joie. L’ombre de sa tristesse gagnait autour d’elle tous les visages, et l’on baissait la voix, pour échanger de rares propos, comme dans la chambre d’un agonisant ou d’un mort.

Il n’en allait plus de même cette année, Dieu merci! Le stupide et monstrueux Dagorn gisait à cette heure dans le cimetière du bourg, enfoui à plusieurs pieds de profondeur, sous une énorme dalle de granit bleu dont le tailleur de pierre qui l’avait sculptée avait dit, en la cimentant:

—Du diable si celle-ci ne le maintient pas en repos pour jamais!

Quant à la veuve, si elle avait encore un peu son air de fleur qu’un sabot de rustre a froissée, on la sentait toutefois redressée à demi, riche déjà d’une sève nouvelle et ne demandant qu’à s’épanouir... Dès qu’on sut dans le quartier que les veillées d’hiver étaient commencées à Guernaham, les gens accoururent; et non seulement ceux du voisinage, mais quantité d’autres, des points les plus éloignés. Beaucoup de jeunes hommes, dans le nombre, des fils de bonnes familles paysannes, déserteurs de leurs propres manoirs. Ceux-là, les servantes se faisaient un malin plaisir de les taquiner à mots couverts:

—C’est donc que notre chandelle éclaire mieux, s’informaient-elles, ou qu’il fait plus chaud à notre foyer?

Personne, au reste, n’ignorait qu’ils venaient pour les beaux yeux de la veuve, avec le secret espoir qu’elle finirait bien, un jour ou l’autre, par se décider en faveur de l’un d’eux. Elle les recevait le plus obligeamment du monde, en maîtresse de maison qui connaît ses devoirs, mais sans jamais se départir à leur endroit de ses façons de «demoiselle» un peu fière, qui excluaient par avance toute familiarité. Cette réserve, loin de les mécontenter, stimula leur zèle; ils n’en furent que plus assidus. La patience est une vertu bretonne. Puis, quoi qu’il advînt, c’étaient toujours quelques bonnes heures à passer; le lieu était confortable, la compagnie récréative, et le cidre de Guernaham réputé à juste titre pour être le meilleur du canton.

Seul, Emmanuel Prigent s’abstint de paraître à ces réunions. Pourquoi? Il en avait donné à Renée-Anne une raison assez médiocre. C’était peu de jours après la fameuse nuit du pardon de Saint-Sauveur,—des jours pendant lesquels ils s’étaient renfermés l’un vis-à-vis de l’autre, lui, dans un mutisme sombre, elle, dans une attitude distante et presque glacée. Brusquement, un samedi soir, le premier samedi de novembre, comme il rentrait avec les chevaux, d’une lande qu’il avait entrepris de défricher, pour occuper son hiver, il avait trouvé Renée-Anne qui le guettait adossée, malgré la fraîcheur, à l’un des ormes de l’avenue.

—Emmanuel, descends; j’ai besoin de te parler.

Il avait sauté à bas de la jument qu’il montait et ils avaient cheminé côte â côte, sous les grands arbres noirs, d’où se détachaient, au moindre souffle de vent, des tourbillons de feuilles flétries.

—Voici. Bien que je ne sois guère d’humeur à me complaire en des sociétés nombreuses, je sais ce que mon rang m’impose, et qu’il y a des coutumes établies auxquelles mon deuil même ne m’autorise pas à me dérober. La porte de Guernaham sera donc ouverte, dès lundi, à quiconque y voudra veiller. Seulement, je ne suis pas encore très en état de faire les honneurs de chez moi, comme il conviendrait. J’ai pensé que, si je t’en priais, tu m’y aiderais peut-être... L’année dernière, sans toi, on serait mort d’ennui... Et puis, il est bon qu’il y ait un homme, quelqu’un d’écouté, comme toi, capable de diriger la conversation et, s’il est nécessaire, de la retenir, quelqu’un enfin qui... Bref, je te demande, tant que dureront ces veillées, d’occuper en face de moi, à droite de l'âtre, le siège vacant du maître qui n’est plus.

Contrairement à l’attente de la jeune femme qui ne doutait point qu’une telle démarche—surtout après ce qui s’était passé entre eux—ne le flattât dans son amour-propre, le charrueur avait répondu, en hochant la tête:

—Je regrette beaucoup, Renée-Anne, mais je ne puis accepter. Je n’assisterai pas aux veillées de Guernaham, cet hiver.

—Ah!... Tu as la bouderie longue, Emmanuel.

—Je ne te boude pas... Je n’ai contre toi aucun mauvais sentiment... aucun, en vérité! répéta-t-il avec un accent profond;—je désire avoir à moi mes nuits, voilà tout.

Et, montrant les chevaux qui suivaient au bout de leurs longes, les paupières mi-closes, les jarrets gourds:

—Demande plutôt à ces bêtes; quand on a peiné, tout le jour, à défricher de la lande, on n’a plus envie de rien, si ce n’est de sommeil. A qui est le premier au travail, il est permis d’être le premier au lit.

—C’est juste, avait déclaré la veuve, d’un ton sec.

Alors, lui, avec une bonhomie feinte:

—D’ailleurs, sois tranquille, ce n’est pas les chefs de veillée qui te manqueront. Tu n’auras que l’embarras du choix. Il t’en viendra de partout et, quel que soit celui que tu désignes, il remplira toujours mieux qu’un domestique le fauteuil du maître défunt.

Ils arrivaient au portail. Elle lui avait tourné les talons sans répondre.

VI

L’abstention du charrueur prêta, dans les débuts, à des commentaires de toutes sortes. Le personnel de la ferme surtout, qui le jalousait, en prit prétexte pour se gausser à ses dépens.

—Il est devenu trop «monsieur», affirmaient les valets de labour; il croirait s’abaisser, voyez-vous, s’il teillait benoîtement du chanvre en notre compagnie.

Les servantes, d’esprit plus subtil et de langue plus acérée, insinuaient:

—Il y a peut-être, pour Emmanuel le Dédaigneux, des veillées plus intéressantes que celles de Guernaham.

Et elles faisaient remarquer que depuis le pardon de Saint-Sauveur il n’était plus le même, ce Prigent. Pour sûr, il devait avoir des chagrins de cœur. Il ne riait plus, il parlait à peine. Le pâtre ne prétendait-il pas l’avoir vu entrer dans la carriole peinte de la somnambule, derrière la fontaine sacrée? Il avait, d’ailleurs, les yeux qui ne trompent point, les yeux tristes de ceux qui aiment. Il était touché, l’insensible! S’il se retirait, sitôt soupé, dans son écurie, ce n’était point pour dormir, non-dà! mais pour rêver en paix de sa douce..., à moins que ce ne fût pour la rejoindre sournoisement, à travers la nuit.

Ces commérages des femmes de sa maison agaçaient Renée-Anne, quoi qu’elle fît pour y demeurer indifférente.

—Si pourtant vous parliez d’autre chose! dit-elle, un soir, avec une irritation mal contenue.

Il ne fut plus question du charrueur; mais par un revirement singulier, du jour où l’on cessa de s’occuper de lui, il hanta constamment la pensée de la veuve. C’est en vain que les visages nouveaux affluaient à Guernaham, y apportant l’écho des bruits du dehors, la rumeur variée de tous les racontars de la paroisse. Ni l’empressement de tout ce monde, ni les histoires plus ou moins drôles qu’il débitait n’avaient le don de distraire Renée-Anne. Elle souriait aux gens sans les voir, écoutait leurs discours sans les entendre. Elle n’avait plus en tête qu’Emmanuel. Si c’était cependant vrai qu’il aimât?... Eh! mon Dieu, n’était-il pas libre!... Oui, mais pourquoi se cacher d’elle, pourquoi lui mentir? Et, quand elle lui avait demandé de veiller avec elle, bien gentiment, pourquoi ne lui avoir point répondu en toute franchise: «Excuse-moi; j’ai promis ailleurs»?

Mentait-il, au fait? Elle n’eut plus de repos qu’elle ne s’en fût assurée. Une nuit donc, feignant d’avoir omis une communication d’importance à faire au charrueur, elle prit un fanal, gagna l’écurie, qui n’était jamais fermée qu’au loquet, et se coula le long d’un des bat-flancs, jusqu’au lit, sorte de couchette primitive dressée à l’aide de quelques planches, sans autre garniture qu’une couette de balle d’avoine sur un monceau de paille de seigle, avec des mèches de foin, que les râteliers laissaient pendre au-dessus du chevet, en guise de courtines.

Réveillés de leur somnolence par cette lumière inattendue, les chevaux s’ébrouèrent, mais, de remuement d’homme, il n’y en eut point. Le lit était vide et n’avait pas même été défait.

—Le misérable! Le misérable! murmura Renée-Anne.

Une douleur aiguë, lancinante, venait de lui traverser le cœur. Elle eut peur de s’abattre là, pour ne se relever plus, et se sauva en courant, suivie du long regard étonné des bêtes. Sur le seuil du manoir, elle s’arrêta, refoula des larmes près de jaillir, et, pour donner le change aux veilleurs, dit d’une voix suffoquée:

—C’est extraordinaire, ce que la bise pique à cette heure!.... J’en ai les paupières bleuies et l’haleine coupée.... Il y a certainement de la neige dans le temps....

Elle tombait, en effet, à quinze ou vingt nuits de là, elle tombait par menus flocons serrés, la neige, en ce morne soir de décembre où la veuve de Constant Dagorn, sous prétexte de dévotions à remplir, aux approches de la Noël, avait fait mine de se diriger vers le bourg, vêtue de sa mante de deuil à grande cagoule noire, bordée d’un large ruban de satin. Le ciel était bas et fermé, la terre rigide et d’une pâleur funèbre sous toutes ces ouates blanches qui pleuvaient. Le porche de la cour franchi, Renée-Anne, au lieu de s’engager dans l’avenue, se glissa dans une antique bâtisse effondrée, débris du four banal de Guernaham, aux âges seigneuriaux.

Depuis qu’elle avait eu la preuve de ce qu’elle appelait à part soi «la trahison» du charrueur, elle avait résolu de pénétrer le secret de ses fugues nocturnes. Dût l’intempérie achever de briser sa poitrine si délicate, elle s’était juré de savoir: elle saurait!... Et voici que, tapie en embuscade derrière le four en ruine, elle guettait, toute grelottante, le passage de cet homme détesté. Car elle le détestait, oui; que dis-je? elle l’avait en horreur, et c’était bien son intention de le lui crier à la face, pas plus tard que demain, de le lui crier devant tous et, après, de lui montrer la porte:

—Retournez d’où vous venez, Emmanuel Prigent. Je sais à qui vous donnez vos nuits... Sortez! Ma maison n’est pas faite pour des débaucheurs de filles, pour des galvaudeux!....

Et, ces injures mêmes lui paraissant trop faibles, elle s’ingéniait, pour tromper l’attente, à en imaginer de pires encore.

Une ombre se dessina dans l’ombre du porche: c’était lui. Renée-Anne l’eût reconnu entre vingt autres rien qu’au souple balancement de sa taille. Elle le laissa prendre quelque avance, puis s’élança sans bruit sur ses traces. Afin de mieux amortir ses pas dans la neige, elle avait ôté ses socques, ne gardant que ses chaussons feutrés. Il se trouva qu’elle avait dit juste, ce tantôt, en annonçant aux gens de Guernaham qu’elle se rendait au bourg. C’est, en effet, dans cette direction que l’entraînait Emmanuel. Jusqu’à ce qu’il eût atteint la voie charretière qui aboutit à la route vicinale, il marcha vite, en homme qui ne se soucie pas d’être rencontré,—si vite que la fermière, forcée de se dissimuler autant que possible dans l’ombre des talus, désespéra presque de le suivre. Heureusement qu’une fois sorti des terres du domaine, il ralentit son allure. Il cheminait sans hâte, maintenant, avec un air de crânerie tranquille, en sifflotant un refrain de chambrée, appris du temps qu’il était soldat. Lorsqu’on fut entré dans Saint-Sauveur, Renée-Anne, à la lueur que projetaient sur la neige les vitres des maisons, s’aperçut qu’il portait à la main un petit paquet noué d’une ficelle, comme en ont les «clercs» paysans, quand ils se rendent aux villes d’études, Tréguier, Plouguernével, ou Saint-Pol.

Cette idée—d’Emmanuel Prigent, déguisé en «clerc» et gagnant le collège, ses livres sous le bras,—la fit sourire malgré elle. Des livres, à lui! Qu’en eût-il fait, le pauvre garçon? Ne lui avait-il pas confié, naguère, qu’au régiment il était souvent obligé de recourir à des camarades pour déchiffrer les passages douteux des lettres que ses parents lui faisaient écrire par le magister? C’était même, avant les incidents de cet hiver, une des rares choses qui la fâchaient en lui.

—Quel dommage, lui disait-elle parfois, d’un ton de gronderie amicale,—quel dommage que tu n’aies pas plus de goût à t’instruire! Je suis sûre que ce n’est pas la capacité qui te manque, mais l’ambition et la volonté.

A quoi il avait coutume de répondre, avec le fatalisme insouciant des hommes de sa race:

—L’instruction, cela n’est bon que pour les maîtres, Renée-Anne.

Eh! mais, où donc venait-il de disparaître à l’improviste, le charrueur?... La place de Saint-Sauveur est bordée, d’un côté, par le cimetière au centre duquel s’écrase, parmi les croix des tombes, la lourde toiture de l’église que la neige drapait silencieusement d’un fin suaire d’argent mat. Du côté opposé, deux maisons forment saillie: l’une, grise et basse, avec cette enseigne en lettres noires sur un ruban de chaux blanche: «Au rendez-vous des Lurons, Café, Cidre, Liqueurs»,—c’est l’auberge de Jozon Thépaut; l’autre, massive, ventrue, sans âge et sans style, une clochette de chapelle suspendue à la façade, sous un auvent d’ardoises,—c’est l’école communale.

Le premier mouvement de Renée-Anne fut de jeter un coup d'œil dans l’auberge. Que de stations douloureuses elle avait faites là, devant l’étroite fenêtre aux rideaux de percaline rouge, du temps où, toute jeune épousée, elle tentait de disputer son mari à cette hideuse maîtresse, tueuse des corps et des âmes, l’eau-de-vie!... Deux ou trois consommateurs jouaient aux cartes, autour d’un tapis en loques. Mais celui qu’elle frissonnait déjà d’y trouver n’y était point.

Elle s’enfonça dans la venelle qui sépare les deux bâtiments, poussa une barrière à claire-voie, fit quelques pas dans la cour sablée sur laquelle s’ouvre la résidence de l’instituteur. De nombreuses empreintes de sabots faisaient sentier à travers la neige récente; les baies des classes découpaient de larges rectangles de lumière jaunâtre sur le sol.

—C’est vrai, songea la veuve, les écoles du soir sont commencées depuis la Toussaint.

Et une exclamation soudaine s’échappa de ses lèvres:

—Serait-il Dieu possible qu’il les fréquentât!...

Incrédule encore, et soulevée néanmoins comme par une force surnaturelle d’allégresse et d’espoir, elle se haussa jusqu’à l’une des grandes baies vitrées... Une douzaine d’adolescents,—des garçonnets du bourg, de jeunes apprentis auxquels s’étaient joints quelques pastoureaux des fermes les plus rapprochées,—s’appliquaient, de-ci de-là, dans la vaste pièce, à écrire sous la dictée du sous-maître dont on voyait la mince silhouette étriquée aller et venir entre les bancs. Le regard de Renée-Anne ne s’arrêta même pas sur eux, attiré tout de suite, par une sorte de magnétisme, vers un groupe de deux personnages qui se tenaient debout contre la muraille du fond, les yeux fixés sur le tableau noir où s’alignaient des colonnes de chiffres. Ils tournaient tous deux le dos à la veuve; mais, court, râblé, avec ses longues mèches grisonnantes et, sur le sommet du crâne, sa calvitie ronde, en forme de tonsure sacerdotale, l’instituteur n’était pas facile à méconnaître. Et, quant à l’autre, si svelte, avec sa maigreur nerveuse, sa droiture élancée de chêneau de haute futaie, comment Renée-Anne ne l’eût-elle point nommé, ne fût-ce qu’à la façon désinvolte dont il laissait pendre sur l’épaule sa veste en peau de bique, dans une pose noble et simple tout ensemble de saint Jean-Baptiste adulte?

Il appuyait la craie sur le tableau, d’un geste un peu rude, en énonçant à mi-voix les calculs. Et, brusquement, il parut à Renée-Anne que les signes qu’il traçait agissaient sur elle comme les formules enchantées d’une mystérieuse cabalistique d’amour. Ses derniers scrupules tombèrent, ses dernières velléités de résistance furent vaincues. Pas un instant, elle ne douta qu’Emmanuel n’eût repris le chemin de l’école pour s’élever jusqu’à elle, pour la mériter. Émue aux larmes de ce qu’il y avait de troublant et de fort dans l’hommage secret de cette passion silencieuse, elle s’en revint à pas lents vers le manoir, et, cette fois, ne craignit point de laisser voir aux veilleurs de Guernaham qu’elle avait pleuré.

VII

Elle dut s’aliter à la suite de cette équipée. On trembla même pour ses jours: le médecin fut quelque temps sans oser répondre de son salut. Elle seule ne tremblait pas, sûre qu’elle ne mourrait point, qu’elle ne pouvait pas mourir. Un élixir était en elle, plus puissant que toutes les drogues, contre lequel les influences malignes de la fièvre étaient incapables de prévaloir... Au premier duvet qui se montra sur les ramilles des saules, elle était sur pied, et son visage refleurit de couleurs saines qui embaumaient le renouveau.

Aussitôt commença vers Guernaham la procession des tailleurs, émissaires attitrés des accordailles bretonnes. Ils arrivaient, une gaule blanche en main, une guirlande de lierre enroulée autour de leur chapeau. C’étaient des parleurs insinuants et diserts. Chacun d’eux vantait à sa manière les mérites de son client, avec force citations de proverbes et de vers de chansons.

—Il n’y a qu’un Dieu dans le ciel, Renée-Anne; il n’y a non plus qu’une saison pour l’amour.

La veuve souriait, emplissait de cidre mousseux l’écuelle du messager:

—Dites à celui qui vous envoie que les coucous de Guernaham n’ont pas encore chanté. Plus tard, nous verrons.

Ils s’en allaient, mi-grognons, mi-contents.

L’été vint et, avec lui, l’anniversaire du trépas de Dagorn. Ces commémorations funèbres sont, en Bretagne, l’occasion d’agapes solennelles auxquelles il est d’usage de convoquer, non seulement la parenté, mais toutes les personnes qui sont en relations d’amitié ou d’affaires avec la famille du défunt. Un joli matin d’août, pommelé de roses et de lilas, la cour de Guernaham offrit le spectacle d’un champ de foire, couvert de tilburys et de chars à bancs, les brancards en l’air, les chevaux abandonnés à la libre pâture dans les luzernes et les trèfles d’alentour. La grange, transformée en salle de festin, avait peine à contenir les cent cinquante invités qui s’étaient rendus à l’appel de Renée-Anne.

Tout ce monde mangeait ferme et buvait de même. En pareille occurrence, c’est une obligation, un devoir de piété envers le mort. Sur la fin du repas, des servantes entrèrent, qui apportaient de l’hydromel, dans des jarres. Alors, le vieux Guyomar qui trônait au haut bout de la table se leva et fit le signe de la croix. Tous les assistants l’imitèrent, en silence.

De profundis ad te clamavi...

Il débita tout le psaume avec une espèce de majesté biblique, puis, quand les convives eurent donné les derniers répons:

—Renée-Anne, dit-il, maintenant que l'âme de Constant Dagorn est en paix, je t’adjure de rompre ton veuvage. Demande à ceux qui sont ici présents: tu aurais tort de t’obstiner dans le deuil; il n’est pas bon que la place du maître demeure plus longtemps vacante à Guernaham.

La jeune femme articula d’une voix claire:

—Je n’attendais que ce moment pour vous faire connaître publiquement mon choix.

Elle plongea son verre dans une des jarres d’hydromel et, après l’avoir approché de ses lèvres, elle marcha devant elle, à travers la grange... Ils étaient tous là, les prétendants riches qui recherchaient sa main, et, parmi eux, Menguy lui-même, l’homme de la montagne, le fils aîné de Rozviliou. Elle ne fit mine de le voir, ni lui, ni les autres, alla droit vers le charrueur, debout à l’extrémité opposée, dans le groupe des domestiques. Il était blême; ses paupières battaient.

—Veux-tu boire après moi? prononça-t-elle en lui tendant le verre.

Il le saisit d’un geste convulsif, le vida d’un trait et, l’ayant retourné, en laissa tomber, comme par manière de libation, la dernière goutte sur le sol. Telles furent les fiançailles de Renée-Anne Guyomar et d’Emmanuel Prigent.

FIN

TABLE

LE SANG DE LA SIRÈNE1
FILLE DE FRAUDEURS113
LES NOCES NOIRES DE GUERNAHAM239

ÉMILE COLIN ET Cⁱᵉ—IMPRIMERIE DE LAGNY—17587-12-08.
E. GREVIN, SUCCʳ

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