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Le secrétaire intime

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The Project Gutenberg eBook of Le secrétaire intime

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Title: Le secrétaire intime

Author: George Sand

Release date: September 14, 2008 [eBook #26614]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SECRÉTAIRE INTIME ***


LIBRAIRIE BLANCHARD
RUE RICHELIEU, 78
ÉDITION J. HETZEL LIBRAIRIE MARESCQ ET Cie
5, RUE DE PONT-DE-LODI

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LE SECRÉTAIRE INTIME

NOTICE

Le Secrétaire intime est une fantaisie sans rime ni raison qui m'est venue en 1833, après avoir relu les Contes fantastiques d'Hoffman. Cela manque d'ensemble et atteste une grande inexpérience littéraire. La fable est-elle amusante? L'imagination, à défaut de la vraisemblance, y trouve-t-elle son compte? Mon point de vue a tellement changé, que je ne suis plus un juge impartial des essais de ma jeunesse.

Nohant, 13 octobre 1853.

GEORGE SAND.

I., II., III., IV., V., VI., VII., VIII., IX., X., XI., XII., XIII., XIV., XV., XVI., XVII., XVIII., XIX., XX., XXI., XXII., XXIII., XXIV.

I.

Par une belle journée, cheminait sur la route de Lyon à Avignon un jeune homme de bonne mine. Il se nommait Louis de Saint-Julien, et portait à bon droit le titre de comte, car il était d'une des meilleures familles de sa province. Néanmoins il allait à pied avec un petit sac sur le dos; sa toilette était plus que modeste, et ses pieds enflaient d'heure en heure sous ses guêtres de cuir poudreux.

Ce jeune homme, élevé à la campagne par un bon et honnête curé, avait beaucoup de droiture, passablement d'esprit, et une instruction assez recommandable pour espérer l'emploi de précepteur, de sous-bibliothécaire ou de secrétaire intime. Il avait des qualités et même des vertus. Il avait aussi des travers et même des défauts; mais il n'avait point de vices. Il était bon et romanesque, mais orgueilleux et craintif, c'est-à-dire susceptible et méfiant, comme tous les gens sans expérience de la vie et sans connaissance du monde.

Si ce rapide exposé de son caractère ne suffit point pour exciter l'intérêt du lecteur, peut-être la lectrice lui accordera-t-elle un peu de bienveillance en apprenant que M. Louis de Saint-Julien avait de très-beaux yeux, la main blanche, les dents blanches et les cheveux noirs.

Pourquoi ce jeune homme voyageait-il à pied? c'est qu'apparemment il n'avait pas le moyen d'aller en voiture. D'où venait-il? c'est ce que nous vous dirons en temps et lieu. Où allait-il? il ne le savait pas lui-même. On peut résumer cependant son passé et son avenir en peu de mots: il venait du triste pays de la réalité, et il tâchait de s'élancer à tout hasard vers le joyeux pays des chimères.

Depuis huit jours qu'il était en route, il avait héroïquement supporté la fatigue, le soleil, la poussière, les mauvais gîtes, et l'effroi insurmontable qui chemine toujours triste et silencieux sur les talons d'un homme sans argent. Mais une écorchure à la cheville le força de s'asseoir au bord d'une haie, près d'une métairie où l'on avait récemment établi un relais de poste aux chevaux.

Il y était depuis un instant lorsqu'une très-belle et leste berline de voyage vint à passer devant lui; elle était suivie d'une calèche et d'une chaise de poste qui paraissaient contenir la suite ou la famille de quelque personnage considérable.

L'idée vint à Julien de monter derrière une de ces voitures; mais à peine y fut-il installé, que le postillon, jetant de côté un regard exercé à ce genre d'observation, découvrit la silhouette du délinquant, qui courait avec l'ombre de la voiture sur le sable blanc du chemin. Aussitôt il s'arrêta et lui commanda impérieusement de descendre. Saint-Julien descendit et s'adressa aux personnes qui étaient dans la chaise, s'imaginant dans sa confiance honnête qu'une telle demande ne pouvait être repoussée que par un postillon grossier; mais les deux personnes qui occupaient la voiture étaient une lectrice et un majordome, gens essentiellement hautains et insolents par état. Ils refusèrent avec impertinence.—Vous n'êtes que des laquais mal appris! leur cria Saint-Julien en colère, et l'on voit bien que c'est vous qui êtes faits pour monter derrière la voiture des gens comme il faut.

Saint-Julien parlait haut et fort; le chemin était montueux, et les trois voitures marchaient lentement et sans bruit sans un sable mat et chaud. La voix de Julien et celle du postillon, qui l'insultait pour complaire aux voyageurs de la chaise, furent entendues de la personne qui occupait la berline. Elle se pencha hors de la portière pour regarder ce qui se passait derrière elle, et Saint-Julien vit avec une émotion enfantine le plus beau buste de femme qu'il eût jamais imaginé; mais il n'eut pas le temps de l'admirer; car dès qu'elle jeta les yeux sur lui, il baissa timidement les siens. Alors cette femme si belle, s'adressant au postillon et à ses gens d'une grosse voix de contralto et avec un accent étranger assez ronflant, les gourmanda vertement et interpella le jeune voyageur avec familiarité:—Viens çà, mon enfant, lui dit-elle, monte sur le siège de ma voiture; accorde seulement un coin grand comme la main à ma levrette blanche qui est sur le marchepied. Va, dépêche-toi; garde tes compliments et tes révérences pour un autre jour.

Saint-Julien ne se le fit pas dire deux fois, et, tout haletant de fatigue et d'émotion, il grimpa sur le siège et prit la levrette sur ses genoux. La voiture partit au galop en arrivant au sommet de la côte.

Au relais suivant, qui fut atteint avec une grande rapidité, Saint-Julien descendit, dans la crainte d'abuser de la permission qu'on lui avait donnée; et comme il se mêla aux postillons, aux chevaux, aux poules et aux mendiants qui encombrent toujours un relais de poste, il put regarder la belle voyageuse à son aise. Elle ne faisait aucune attention à lui et tançait tous ses laquais l'un après l'autre d'un ton demi-colère, demi-jovial. C'était une personne étrange, et comme Julien n'en avait jamais vu. Elle était grande, élancée; ses épaules étaient larges; son cou blanc et dégagé avait des attitudes à la fois cavalières et majestueuses. Elle paraissait bien avoir trente ans, mais elle n'en avait peut-être que vingt-cinq; c'était une femme un peu fatiguée; mais sa pâleur, ses joues minces et le demi-cercle bleuâtre creusé sous ses grands yeux noirs donnaient une expression de volonté pensive, d'intelligence saisissante et de fermeté mélancolique à toute cette tête, dont la beauté linéaire pouvait d'ailleurs supporter la comparaison avec les camées antiques les plus parfaits.

La richesse et la coquetterie de son costume de voyage n'étonnèrent pas moins Julien que ses manières. Elle paraissait très-vive et très-bonne, et jetait de l'argent aux pauvres à pleines mains. Il y avait dans sa voiture deux autres personnes, que Saint-Julien ne songea pas à regarder, tant il était absorbé par celle-là.

Au moment de repartir, elle se pencha de nouveau; et, cherchant des yeux Saint-Julien, elle le vit qui s'approchait, le chapeau à la main, pour lui faire ses remerciements. Il n'eût pas osé renouveler sa demande; mais elle le prévint. «Eh bien! lui dit-elle, est-ce que tu restes ici?

—Madame, répondit Julien, je me rends à Avignon; mais je craindrais...

—Eh bien! eh bien! dit-elle avec sa voix mâle et brève, je t'y conduirai avant la nuit, moi. Allons, remonte.»

Ils arrivèrent en effet avant la nuit. Saint-Julien avait eu bien envie de se retourner cent fois durant le voyage et de jeter un coup d'œil furtif dans la voiture, où il eût pu plonger en faisant un mouvement; mais il ne l'osa pas, car il sentit que sa curiosité aurait le caractère de la grossièreté et de l'ingratitude. Seulement il était descendu à tous les relais pour regarder la belle voyageuse à la dérobée, pour examiner ses actions, écouter ses paroles, scruter sa conduite, en affectant l'air indifférent et distrait. Il avait trouvé en elle ce continuel mélange du caractère impérial et du caractère bon enfant, qui ne le menait à aucune découverte. Il n'eût pas osé s'adresser aux personnes de sa suite pour exprimer la curiosité imprudente qui chauffait dans sa tête. Il était dans une très-grande anxiété en s'adressant les questions suivantes:—Est-ce une reine ou une courtisane?—Comment le savoir?—Que m'importe? Pourquoi suis-je si intrigué par une femme que j'ai vue aujourd'hui et que je ne verrai plus demain?

La voyageuse et sa suite entrèrent avec grand fracas dans la principale auberge d'Avignon. Saint-Julien se hâta de se jeter en bas de la voiture, afin de s'enfuir et de n'avoir pas l'air d'un mendiant parasite.

Mais à la vue de l'aubergiste et de ses aides de camp en veste blanche qui accouraient à la rencontre de la voyageuse, il s'arrêta, enchaîné par une invincible curiosité, et il entendit ces mots, qui lui ôtèrent un poids énorme de dessus le cœur, partir de la bouche du patron:

«J'attendais Votre Altesse, et j'espère qu'elle sera contente.»

Saint-Julien, rassuré sur une crainte pénible, se résolut alors à faire sa première folie. Au lieu d'aller chercher, comme à l'ordinaire, un gîte obscur et frugal dans quelque faubourg de la ville, il demanda une chambre dans le même hôtel que la princesse, afin de la voir encore, ne fût-ce qu'un instant et de loin, au risque de dépenser plus d'argent en un jour qu'il n'avait fait depuis qu'il était en voyage.

Il ne rencontra que des figures accortes et des soins prévenants, parce qu'on le crut attaché au service de la princesse, et que les riches sont en vénération dans toutes les auberges du monde.

Après s'être retiré dans sa chambre pour faire un peu de toilette, il s'assit dans la cour sur un banc et attacha son regard sur les fenêtres où il supposa que pouvait se montrer la princesse. Son espérance fut promptement réalisée: les fenêtres s'ouvrirent, deux personnes apportèrent un fauteuil et un marchepied sur le balcon, et la princesse vint s'y étendre d'une façon assez nonchalante en fumant des cigarettes ambrées; tandis qu'un petit homme sec et poudré apporta une chaise auprès d'elle, déploya lentement un papier, et se mit à lui faire d'un ton de voix respectueux la lecture d'une gazette italienne.

Tout en fumant une douzaine de cigarettes que lui présentait tout allumées une très-jolie suivante qu'à l'élégance de sa toilette Saint-Julien prit au moins pour une marquise, l'altesse ultramontaine le regarda en clignotant de l'œil d'une manière qui le fit rougir jusqu'à la racine des cheveux. Puis elle se tourna vers sa suivante, et, sans égard pour les poumons de l'abbé, qui lisait pour les murailles:

«Ginetta, est-ce que c'est là l'enfant que nous avons ramassé ce matin sur la route?

—Oui, Altesse.

—Il a donc changé de costume?

—Altesse, il me semble que oui.

—Il loge donc ici?

—Apparemment, Altesse.

—En bien! l'abbé, pourquoi vous interrompez-vous?

—J'ai cru que Votre Altesse ne daignait plus entendre la lecture des journaux.

—Qu'est-ce que cela vous fait?»

L'abbé reprit sa tâche. La princesse demanda quelque chose à Ginetta, qui revint avec un lorgnon. La princesse lorgna Julien.

Saint-Julien était d'une très-délicate et très-intéressante beauté: pâlie par le chagrin et la fatigue, sa figure était pleine de langueur et de tendresse.

La princesse remit le lorgnon à Ginetta en lui disant: «Non è troppo brutto.» Puis elle reprit le lorgnon et regarda encore Julien. L'abbé lisait toujours.

Saint-Julien n'avait pu faire une brillante toilette; il avait tiré de son petit sac de voyage une blouse de coutil, un pantalon blanc, une chemise blanche et fine; mais cette blouse, serrée autour de la taille, dessinait un corps souple et mince comme celui d'une femme; sa chemise ouverte laissait voir un cou de neige à demi caché par de longs cheveux noirs. Une barrette de velours noir posée de travers lui donnait un air de page amoureux et poète. «Maintenant qu'il n'est plus couvert de poussière, dit Ginetta, il a l'air tout à fait bien né.

—Hum! dit la princesse en jetant son cigare sur le journal que lisait l'abbé, et qui prit feu sous le nez du digne personnage, c'est quelque pauvre étudiant.»

Saint-Julien n'entendait point ce que disaient ces deux femmes; mais il vit bien qu'elles s'occupaient de lui, car elles ne se donnaient pas la moindre peine pour le cacher. Il fut un peu piqué de se voir presque montré au doigt, comme s'il n'eût pas été un homme et comme si elles eussent cru impossible de se compromettre vis-à-vis de lui. Pour échapper à cette impertinente investigation, il rentra dans la salle des voyageurs.

Il était au moment de s'asseoir à la table d'hôte lorsqu'il se sentit frapper sur l'épaule; et, se retournant brusquement, il vit cette piètre figure et cette maigre personne d'abbé qui lui était apparue sur le balcon.

L'abbé, l'ayant attiré dans un coin et l'ayant accablé de révérences obséquieuses, lui demanda s'il voulait souper avec Son Altesse sérénissime la princesse de Cavalcanti. Saint-Julien faillit tomber à la renverse; puis, reprenant ses esprits, il s'imagina que sous la triste mine de l'abbé pouvait bien s'être cachée quelque humeur ironique et facétieuse; et, s'armant de beaucoup de sang-froid: «Certainement, Monsieur, répondit-il, quand elle m'aura fait l'honneur de m'inviter.

—Aussi, Monsieur, reprit l'abbé en se courbant jusqu'à terre, c'est une commission que je remplis.

—Oh! cela ne suffit pas, dit Saint-Julien, qui se crut joué et persiflé par la princesse elle-même. Entre gens de notre rang, madame la princesse Cavalcanti sait bien qu'on n'emploie pas un abbé en guise d'ambassadeur. Je veux traiter avec un personnage plus important que Votre Seigneurie, ou recevoir une lettre signée de l'illustre main de Son Altesse.»

L'abbé ne fit pas la moindre objection à cette prétention singulière; son visage n'exprima pas la moindre opinion personnelle sur la négociation qu'il remplissait. Il salua profondément Julien, et le quitta en lui disant qu'il allait porter sa réponse à la princesse.

Sait-Julien revint s'asseoir à la table d'hôte, convaincu qu'il venait de déjouer une mystification. Il avait si peu l'usage du monde, que ses étonnements n'étaient pas de longue durée. «Apparemment, se disait-il, que ces choses-là se font dans la société.»

Il était retombé dans sa gravité habituelle, lorsqu'il fut réveillé par le nom de Cavalcanti, qu'il entendit prononcer confusément au bout de la table.

«Monsieur, dit-il à un commis voyageur qui était à son côté, qu'est-ce donc que la princesse Cavalcanti?

—Bah! dit le commis en relevant sa moustache blonde et en se donnant l'air dédaigneux d'un homme qui n'a rien de neuf à apprendre dans l'univers, la princesse Quintilia Cavalcanti? Je ne m'en soucie guère; une princesse comme tant d'autres! Race italienne croisée allemande. Elle était riche; on lui a fait épouser je ne sais quel principicule d'Autriche, qui a consenti pour obtenir sa fortune à ne pas lui donner son nom. Ces choses-là se font en Italie: j'ai passé par ce pays-là, et je le connais comme mes poches. Elle vient de Paris et retourne dans ses États. C'est une principauté esclavone qui peut bien rapporter un million de rente. Bah! qu'est-ce que cela? Nous avons dans le commerce des fortunes plus belles qui font moins d'étalage.

—Mais quel est le caractère de cette princesse Cavalcanti?

—Son caractère! dit le commis voyageur d'un ton d'ironie méprisante; qu'est-ce que vous en voulez faire, de son caractère?»

Saint-Julien allait répondre lorsque le maître de l'auberge lui frappa sur l'épaule et l'engagea à sortir un instant avec lui.

«Monsieur, lui dit-il d'un air consterné, il se passe des choses bien extraordinaires entre vous et son Altesse madame la princesse de Cavalcanti.

—Comment, Monsieur?...

—Comment, Monsieur! Son Altesse vous invite à venir souper avec elle, et vous refusez! Vous êtes cause que cet excellent abbé Scipion vient d'être sévèrement grondé. La princesse ne veut pas croire qu'il se soit acquitté convenablement de son message, et s'en prend à lui de l'affront qu'elle reçoit. Enfin elle m'a commandé de venir vous demander une explication de votre conduite.

—Ah! par exemple, voilà qui est trop fort, dit Julien. Il plaît à cette dame de me persifler, et je n'aurais pas le droit de m'y refuser!...

—Madame la princesse est fort absolue, dit l'aubergiste à demi-voix; mais...

—Mais madame la princesse de Cavalcanti peut être absolue tant qu'il lui plaira! s'écria Saint-Julien. Elle n'est pas ici dans ses États, et je ne sais aucune loi française qui lui donne le droit de me faire souper de force avec elle...

—Pour l'amour du ciel, Monsieur, ne le prenez pas ainsi. Si madame de Cavalcanti recevait une injure dans ma maison, elle serait capable de n'y plus descendre. Une princesse qui passe ici presque tous les ans, Monsieur! et qui ne s'arrête pas deux jours sans faire moins de cinq cents francs de dépense!... Au nom de Dieu, Monsieur, allez, allez souper avec elle. Le souper sera parfait. J'y ai mis la main moi-même. Il y a des faisans truffés que le roi de France ne dédaignerait pas, des gelées qui...

—Eh! Monsieur, laissez-moi tranquille...

—Vraiment, dit l'aubergiste d'un air consterné en croisant ses mains sur son gros ventre, je ne sais plus comment va le monde, je n'y conçois rien. Comment! un jeune homme qui refuse de souper avec la plus belle princesse du monde, dans la crainte qu'on ne se moque de lui! Ah! si madame la princesse savait que c'est là votre motif, c'est pour le coup qu'elle dirait que les Français sont bien ridicules!

—Au fait, se dit Julien, je suis peut-être un grand sot de me méfier ainsi. Quand on se moquerait de moi, après tout! je tâcherai, s'il en est ainsi, d'avoir ma revanche. Eh bien! dit-il à l'aubergiste, allez présenter mes excuses à madame la princesse, et dites-lui que j'obéis à ses ordres.

—Dieu soit loué! s'écria l'aubergiste. Vous ne vous en repentirez pas; vous mangerez les plus belles truites de Vaucluse!...» Et il s'enfuit transporté de joie.

Saint-Julien, voulant lui donner le temps de faire sa commission, rentra dans la salle des voyageurs. Il remarqua un grand homme pâle, d'une assez belle figure, qui errait autour des tables et qui semblait enregistrer les paroles des autres. Saint-Julien pensa que c'était un mouchard, parce qu'il n'avait jamais vu de mouchard, et que, dans son extrême méfiance, il prenait tous les curieux pour des espions. Personne cependant n'en avait moins l'air que cet individu. Il était lent, mélancolique, distrait, et ne semblait pas manquer d'une certaine niaiserie. Au moment où il passa près de Saint-Julien, il prononça entre ses dents, à deux reprises différentes et en appuyant sur les deux premières syllabes, le nom de Quintilia Cavalcanti.

Puis il retourna auprès de la table, et fit des questions sur cette princesse Cavalcanti.

«Ma foi! Monsieur, répondit une personne à laquelle il s'adressa, je ne puis pas trop vous dire; demandez à ce jeune homme qui est auprès du poêle. C'est un de ses domestiques.»

Saint-Julien rougit jusqu'aux yeux, et, tournant brusquement le dos, il s'apprêtait à sortir de la salle; mais l'étranger, avec une singulière insistance, l'arrêta par le bras, et, le saluant avec la politesse d'un homme qui croit faire une grande concession à la nécessité: «Monsieur, lui dit-il, auriez-vous la bonté de me dire si madame la princesse de Cavalcanti arrive directement de Paris?

—Je n'en sais rien, Monsieur, répondit Saint-Julien sèchement. Je ne la connais pas du tout.

—Ah! Monsieur, je vous demande mille pardons. On m'avait dit...»

Saint-Julien le salua brusquement et s'éloigna. Le voyageur pâle revint auprès de la table.

«Eh bien? lui dit le commis voyageur, qui avait observé sa méprise.

—Vous m'avez fait faire une bévue, dit le voyageur pâle à la personne qui l'avait d'abord adressé à Saint-Julien.

—Je vous en demande pardon, dit celui-ci. Je croyais avoir vu ce jeune homme sur le siège de la voiture.»

Le commis voyageur, qui était facétieux comme tous les commis voyageurs du monde, crut que l'occasion était bien trouvée de faire ce qu'il appelait une farce. Il savait fort bien que Saint-Julien ne connaissait pas la princesse, puisque c'était précisément à lui qu'il avait adressé une question semblable à celle du voyageur pâle; mais il lui sembla plaisant de faire durer la méprise de ce dernier.

«Parbleu! Monsieur, dit-il, je suis sûr, moi, que vous ne vous êtes pas trompé. Je connais très-bien la figure de ce garçon-là: c'est le valet de chambre de madame de Cavalcanti. Si vous connaissiez le caractère de ces valets italiens, vous sauriez qu'ils ne disent pas une parole gratis; vous lui auriez offert cent sous...

—En effet,» pensa le voyageur, qui tenait extraordinairement à satisfaire sa curiosité. Il prit un louis dans sa bourse et courut après Saint-Julien.

Celui-ci attendait sous le péristyle que l'hôte vînt le chercher pour l'introduire chez la princesse. Le voyageur pâle l'accosta de nouveau, mais plus hardiment que la première fois, et, cherchant sa main, il y glissa la pièce de vingt francs.

Saint-Julien, qui ne comprenait rien à ce geste, prit l'argent, et le regarda en tenant sa main ouverte dans l'attitude d'un homme stupéfait.

«Maintenant, mon ami, répondez-moi, dit le voyageur pâle. Combien de temps madame la princesse Cavalcanti a-t-elle passé à Paris?

—Comment! encore? s'écria Julien furieux en jetant la pièce d'or par terre. Décidément ces gens sont fous avec leur princesse Cavalcanti.»

Il s'enfuit dans la cour, et dans sa colère il faillit s'enfuir de la maison, pensant que tout le monde était d'accord pour le persifler. En ce moment, l'aubergiste lui prit le bras en lui disant d'un air empressé: «Venez, venez, Monsieur, tout est arrangé; l'abbé a été grondé; la princesse vous attend.»

II.

Au moment d'entrer dans l'appartement de la princesse, Saint-Julien retrouva cette assurance à laquelle nous atteignons quand les circonstances forcent notre timidité dans ses derniers retranchements. Il serra la boucle de sa ceinture, prit d'une main sa barrette, passa l'autre dans ses cheveux, et entra tout résolu de s'asseoir en blouse de coutil à la table de madame de Cavalcanti, fût-elle princesse ou comédienne.

Elle était debout et marchait dans sa chambre, tout en causant avec ses compagnons de voyage. Lorsqu'elle vit Saint-Julien, elle fit deux pas vers lui, et lui dit:—«Allons donc, Monsieur, vous vous êtes fait bien prier! Est-ce que vous craignez de compromettre votre généalogie en vous asseyant à notre table? Il n'y a pas de noblesse qui n'ait eu son commencement, Monsieur, et la vôtre elle-même...

—La mienne, Madame! répondit Saint-Julien en l'interrompant sans façon, date de l'an mil cent sept.»

La princesse, qui ne se doutait guère des méfiances de Saint-Julien, partit d'un grand éclat de rire. L'espiègle Ginetta, qui était en train d'emporter quelques chiffons de sa maîtresse, ne put s'empêcher d'en faire autant; l'abbé, voyant rire la princesse, se mit à rire sans savoir de quoi il était question. Le seul personnage qui ne parût pas prendre part à cette gaieté fut un grand officier en habit de fantaisie chocolat, sanglé d'or sur la poitrine, emmoustaché jusqu'aux tempes, cambré comme une danseuse, éperonné comme un coq de combat. Il roulait des yeux de faucon en voyant l'aplomb de Saint-Julien et la bonne humeur de la princesse; mais Saint-Julien se fiait si peu à tout ce qu'il voyait, qu'il s'imagina les voir échanger des regards d'intelligence.

«Allons, mettons-nous à table, dit la princesse en voyant fumer le potage. Quand la première faim sera apaisée, nous prierons monsieur de nous raconter les faits et gestes de ses ancêtres. En vérité, il est bien fâcheux, pour nous autres souverains légitimes, que tous les Français ne soient pas dans les idées de celui-ci. Il nous viendrait de par delà les Alpes moins d'influenza contre la santé de nos aristocraties.»

Saint-Julien se mit à manger avec assurance et à regarder avec une apparente liberté d'esprit les personnes qui l'entouraient. «Si je suis assis, en effet, à la table d'une Altesse Sérénissime, se dit-il, l'honneur est moins grand que je ne l'imaginais; car voici des gens qu'elle a traités comme des laquais toute la journée, et qui sont tout aussi bien assis que moi devant son souper.»

La princesse avait coutume, en effet, de faire manger à sa table, lorsqu'elle était en voyage seulement, ses principaux serviteurs: l'abbé, qui était son secrétaire; la lectrice, duègne silencieuse qui découpait le gibier; l'intendant de sa maison, et même la Ginetta, sa favorite; deux autres domestiques d'un rang inférieur servaient le repas, deux autres encore aidaient l'aubergiste à monter le souper. «C'est au moins la maîtresse d'un prince, pensa Saint-Julien; elle est assez belle pour cela.» Et il la regarda encore, quoiqu'il fût bien désenchanté par cette supposition.

Elle était admirablement belle à la clarté des bougies; le ton de sa peau, un peu bilieux dans le jour, devenait le soir d'une blancheur mate qui était admirable. À mesure que le souper avançait, ses yeux prenaient un éclat éblouissant; sa parole était plus brève, plus incisive; sa conversation étincelait d'esprit; mais, à l'exception de la Ginetta, qui, en qualité d'enfant gâté, mettait son mot partout, et singeait assez bien les airs et le ton de sa maîtresse, tous les autres convives la secondaient fort mal. La lectrice et l'abbé approuvaient de l'œil et du sourire toutes ses opinions, et n'osaient ouvrir la bouche. Le premier écuyer d'honneur paraissait joindre à une très-maussade disposition accidentelle une nullité d'esprit passée à l'état chronique. La princesse semblait être en humeur de causer; mais elle faisait de vains efforts pour tirer quelque chose de ce mannequin brodé sur toutes les coutures. Saint-Julien se sentait bien la force de parler avec elle, mais il n'osait pas se livrer. Enfin il prit son parti, et, affrontant ce regard curieusement glacial que chacun laisse tomber en pareille circonstance sur celui qui n'a pas encore parlé, il débuta par une franche et hardie contradiction à un aphorisme moqueur de madame Cavalcanti. Sans s'apercevoir qu'il inquiétait l'écuyer d'honneur, qui n'entendait pas bien le français, il s'exprima dans cette langue. La princesse, qui la possédait parfaitement, lui répondit de même, et, pendant un quart d'heure, toute la table écouta leur dialogue dans un religieux silence.

À vingt ans, on passe rapidement du mépris à l'enthousiasme. On est si porté à augurer favorablement des hommes, qu'on fait immense, exagérée, la réparation qu'on leur accorde à la moindre apparence de sagesse. Saint-Julien, frappé du grand sens que la princesse déploya dans la discussion, était bien près de tomber dans cet excès, quoiqu'il y eût des instants encore où l'idée d'une scène habilement jouée pour le railler venait faire danser des fantômes devant ses yeux éblouis. Il était tenté de prendre toute cette cour italienne pour une troupe de comédiens ambulants. «La prima donna, se disait-il, joue le rôle de cette princesse au nom précieux; l'aide de camp n'est qu'un ténor sans voix et sans âme; cet intendant sourd et muet est peut-être habitué au rôle de la statue du Commandeur; la Ginetta est une vraie Zerlina; et quant à cet abbé stupide, c'est sans doute quelque banquier juif que la prima donna traîne à sa suite et qui défraie toute la troupe.»

Après le dîner, la princesse, s'adressant à son premier écuyer, lui dit en italien: «Lucioli, allez de ma part rendre visite à mon ami le maréchal de camp ***, qui réside dans cette ville. Informez-vous de son adresse, dites-lui que l'empressement et la fatigue du voyage m'ont empêchée de l'inviter à souper, mais que je vous ai chargé de lui exprimer mes sentiments. Allez.»

Lucioli, assez mécontent d'une mission qui pouvait bien n'être qu'un prétexte pour l'éloigner, n'osa résister et sortit.

Dès qu'il fut dehors, l'abbé vint demander à Son Altesse si elle n'avait rien à lui commander, et, sur sa réponse négative, il se retira.

Saint-Julien, ne sachant quelle contenance faire, allait se retirer aussi; mais elle le rappela en lui disant qu'elle avait pris plaisir à sa conversation, et qu'elle désirait causer encore avec lui.

Saint-Julien trembla de la tête aux pieds. Un sentiment de répugnance qui allait jusqu'à l'horreur était le seul qui pût s'allier à l'idée d'une femme d'un rang auguste livrée à la galanterie. Il trouvait une telle femme d'autant plus haïssable qu'elle était plus à craindre, entourée de moyens de séduction, et l'âme remplie de traîtrise et d'habileté. Il regarda fixement la princesse italienne, et se tint debout auprès de la porte, dans une attitude hautaine et froide.

La princesse Cavalcanti ne parut pas y faire attention; elle fit un signe à Ginetta et remit un volume à la lectrice. Aussitôt la soubrette reparut avec une toilette portative en laque japonaise qu'elle dressa sur une table. Elle tira d'un sac de velours brodé un énorme peigne d'écaille blonde incrusté d'or; et, détachant la résille de soie qui retenait les cheveux de sa maîtresse, elle se mit à la peigner, mais lentement, et d'une façon insolente et coquette, qui semblait n'avoir pas d'autre but que d'étaler aux yeux de Saint-Julien le luxe de cette magnifique chevelure.

Au fait, il n'en existait peut-être pas de plus belle en Europe. Elle était d'un noir de corbeau, lisse, égale, si luisante sur les tempes qu'on en eût pris le double bandeau pour un satin brillant; si longue et si épaisse qu'elle tombait jusqu'à terre et couvrait toute la taille comme un manteau. Saint-Julien n'avait rien vu de semblable, si ce n'est dans ses élucubrations fantastiques. Le peigne doré de la Ginetta se jouait en éclairs dans ce fleuve d'ébène, tantôt faisant voltiger les légères tresses sur les épaules de la princesse, tantôt posant sur sa poitrine de grandes masses semblables à des écharpes de jais; et puis, rassemblant tout ce trésor sous son peigne immense, elle le faisait ruisseler aux lumières comme un flot d'encre.

Avec sa tunique de damas jaune, brodée tout autour de laine rouge, sa jupe et son pantalon de mousseline blanche, sa ceinture en torsade de soie, liée autour des reins et tombant jusqu'aux genoux; avec ses babouches brodées, ses larges manches ouvertes et sa chevelure flottante, la riche Quintilia ressemblait à une princesse grecque. Ianthé, Haïdé, n'eussent pas été des noms trop poétiques pour cette beauté orientale du type le plus pur.

Pendant cette toilette inutile et voluptueuse, la duègne lisait, et la princesse semblait ne pas écouter, occupée qu'elle était d'ôter et de remettre ses bagues, de nettoyer ses ongles avec une crème parfumée et de les essuyer avec une batiste garnie de dentelles.

Saint-Julien ne pouvait pas la regarder sans une admiration qu'il combattait en vain. Pour conjurer l'enchanteresse, il eût voulu écouter la lecture. C'était un livre allemand qu'il n'entendait pas.

«Fanciullo, lui dit la princesse sans lever les yeux sur lui, comprends-tu cela?

—Pas un mot, Madame.

—Mistress White, dit-elle en anglais à la lectrice, lisez le texte latin qui est en regard. Je présume, ajouta-t-elle en regardant Saint-Julien, que vous avez fait vos études, monsieur le gentilhomme?»

Louis ne répondit que par un signe de tête; la lectrice lut le texte en latin.

C'était un ouvrage de métaphysique allemande, la plus propre à donner des vertiges.

La princesse interrompait de temps en temps la lecture, et, tout en continuant ses féminines recherches de toilette, contredisait et redressait la logique du livre avec une supériorité si mâle, avec une intelligence si pénétrante; elle jetait un coup d'œil si net, si hardi sur les subtilités de cette mystérieuse analyse, que Julien ne savait plus à quelle opinion s'arrêter. Pressé par elle de donner son avis sur les rêveries de l'ascétique Allemand, il déploya tout son petit savoir; mais il vit bientôt que c'était peu de chose en comparaison de celui de madame Cavalcanti. Elle le critiqua doucement, le battit avec bienveillance, et finit par l'écouter avec plus d'attention, lorsque, abandonnant la controverse ergoteuse, il se fia davantage aux lumières naturelles de sa raison et aux inspirations de sa conscience. Quintilia, le voyant dans une bonne voie, l'écoutait parler. Insensiblement il se livra à ce bien-être intellectuel qu'on éprouve à se rendre un compte lumineux de ses propres idées.

Il quitta peu à peu la place éloignée et l'attitude contrainte où la honte l'avait retenu. Il était embarqué dans la plus belle de ses argumentations lorsqu'il s'aperçut qu'il était appuyé sur la toilette de madame Cavalcanti, vis-à-vis d'elle, et sous le feu immédiat de ses grands yeux noirs. Elle avait quitté ses brosses à ongles et repoussé le peigne de Ginetta; tout enveloppée de ses longs cheveux, elle avait croisé sa jambe droite sur son genou gauche, et ses mains autour de son genou droit. Dans cette attitude d'une grâce tout orientale, elle le regardait avec un sourire de douceur angélique, mêlé à une certaine contraction de sourcil qui exprimait un sérieux intérêt.

Saint-Julien, tout épouvanté du danger qu'il courait, s'arrêta d'un air effaré au milieu d'une phrase; mais il voulut en vain donner une expression farouche à son regard, malgré lui il en laissa jaillir une flamme amoureuse et chaste qui fit sourire la princesse.

«C'est assez, dit-elle à sa lectrice; mistress White, vous pouvez vous retirer.»

Louis n'y comprit rien, la tête lui tournait. Il voyait approcher le moment décisif avec terreur; il pensait au rôle ridicule qu'il allait jouer en repoussant les avances de la plus belle personne du monde. Pourtant il se jurait à lui-même de ne jamais servir aux méprisants plaisirs d'une femme, fût-il devenu lui-même le plus roué des hommes.

Tout à coup la princesse lui dit avec aisance:

«Bonsoir, mon cher enfant; je suppose que vous avez besoin de repos, et je sens le sommeil me gagner aussi. Ce n'est pas que votre conversation soit faite pour endormir; elle m'a été infiniment agréable, et je désirerais prolonger le plaisir de cette rencontre. Si vos projets de voyage s'accordaient avec les siens, je vous offrirais une place dans ma voiture... Voyons, où allez-vous?

—Je l'ignore, Madame; je suis un aventurier sans fortune et sans asile; mais, quelque misérable que je sois, je ne consentirai jamais à être à charge à personne.

—Je le crois, dit la princesse avec une bonté grave; mais entre des personnes qui s'estiment, il peut y avoir un échange de services profitable et honorable à toutes deux. Vous avez des talents, j'ai besoin des talents d'autrui; nous pouvons être utiles l'un à l'autre. Venez me voir demain matin; peut-être pourrons-nous ne pas nous séparer si tôt, après nous être entendus si vite et si bien.»

En achevant ces mots, elle lui tendit la main et la lui serra avec l'honnête familiarité d'un jeune homme. Saint-Julien, en descendant l'escalier, entendit les verrous de l'appartement se tirer derrière lui.

«Allons, dit-il, j'étais un fou et un niais; madame Cavalcanti est la plus belle, la plus noble, la meilleure des femmes.»

III.

Julien eut bien de la peine à s'endormir. Toute cette journée se présentait à sa mémoire comme un chapitre de roman; et lorsqu'il s'éveilla le lendemain, il eut peine à croire que ce ne fût pas un rêve. Empressé d'aller trouver la princesse, qui devait partir de bonne heure, il s'habilla à la hâte et se rendit chez elle le cœur joyeux, l'esprit tout allégé des doutes injustes de la veille. Il trouva madame Cavalcanti déjà prête à partir. Ginetta lui préparait son chocolat tandis qu'elle parcourait une brochure sur l'économie politique.

«Mon enfant, dit-elle à Julien, j'ai pensé à vous; je sais à quelle force vous avez atteint dans vos études, ce n'est ni trop ni trop peu. Avez-vous étudié en particulier quelque chose dont nous n'ayons pas parlé hier?

—Non pas, que je sache. Votre Altesse m'a prouvé qu'elle en savait beaucoup plus que moi sur toutes choses; c'est pourquoi je ne vois pas comment je pourrais lui être utile.

—Vous êtes précisément l'homme que je cherchais; je veux réduire le nombre des personnes qui me sont attachées et en épurer le choix; je veux réunir en une seule les fonctions de ma lectrice et celles de mon secrétaire. Je marie l'une avantageusement à un homme dont j'ai besoin de me divertir; l'autre est un sot dont je ferai un excellent chanoine avec mille écus de rente. Tous deux seront contents, et vous les remplacerez auprès de moi. Vous cumulerez les appointements dont ils jouissaient, mille écus d'une part et quatre mille francs de l'autre; de plus l'entretien complet, le logement, la table, etc.»

Cette offre, éblouissante pour un homme sans ressource comme l'était alors Saint-Julien, l'effraya plus qu'elle ne le séduisit.

«Excusez ma franchise, dit-il après un moment d'hésitation; mais j'ai de l'orgueil: je suis le seul rejeton d'une noble famille; je ne rougis point de travailler pour vivre, mais je craindrais de porter une livrée en acceptant les bienfaits d'un prince.

—Il n'est question ni de livrée ni de bienfaits, dit la princesse; les fonctions dont je vous charge vous placent dans mon intimité.

—C'est un grand bonheur sans doute, reprit Julien embarrassé; mais, ajouta-t-il en baissant la voix, mademoiselle Ginetta est admise aussi à l'intimité de Votre Altesse.

—J'entends, reprit-elle; vous craigniez d'être mon laquais. Rassurez-vous, Monsieur, j'estime les âmes fières et ne les blesse jamais. Si vous m'avez vue traiter en esclave le pauvre abbé Scipione, c'est qu'il a été au-devant d'un rôle que je ne lui avais pas destiné. Essayez de ma proposition; si vous ne vous fiez pas à ma délicatesse, le jour où je cesserai de vous traiter honorablement, ne serez-vous pas libre de me quitter?

—Je n'ai pas d'autre réponse à vous faire, Madame, répondit Saint-Julien entraîné, que de mettre à vos pieds mon dévouement et ma reconnaissance.

—Je les accepte avec amitié, reprit Quintilia en ouvrant un grand livre à fermoir d'or; veuillez écrire vous-même sur cette feuille nos conventions, avec votre nom, votre âge, votre pays. Je signerai.»

Quand la princesse eut signé ce feuillet et un double que Julien mit dans son portefeuille, elle fit appeler tous ses gens, depuis l'aide de camp jusqu'au jockey, et, tout en prenant son chocolat, elle leur dit avec lenteur et d'un ton absolu;

—M. l'abbé Scipione et mistress White cessent de faire partie de ma maison. C'est M. le comte de Saint-Julien qui les remplace. White et Scipione ne cessent pas d'être mes amis, et savent qu'il ne s'agit pas pour eux de disgrâce, mais de récompense. Voici M. de Saint-Julien. Qu'il soit traité avec respect, et qu'on ne l'appelle jamais autrement que M. le comte. Que tous mes serviteurs me restent attachés et soumis; ils savent que je ne leur manquerai pas dans leurs vieux jours. Ne tirez pas vos mouchoirs et ne faites pas semblant de pleurer de tendresse. Je sais que vous m'aimez; il est inutile d'en exagérer le témoignage. Je vous salue. Allez-vous-en.»

Elle tira sa montre de sa ceinture et ajouta:

«Je veux être partie dans une demi-heure.»

L'auditoire s'inclina et disparut dans un profond silence. Les ordres de la princesse n'avaient pas rencontré la moindre apparence de blâme ou même d'étonnement sur ces figures prosternées. L'exercice ferme d'une autorité absolue a un caractère de grandeur dont il est difficile de ne pas être séduit, même lorsqu'il se renferme dans d'étroites limites. Saint-Julien s'étonna de sentir le respect s'installer pour ainsi dire dans son âme sans répugnance et sans effort.

Il retourna dans sa chambre pour prendre quelques effets, et il redescendait l'escalier avec son petit sac de voyage sous le bras, lorsque le grand voyageur pâle qui lui avait montré la veille une si étrange curiosité accourut vers lui et le salua en lui adressant mille excuses obséquieuses sur son impertinente méprise. Saint-Julien eût bien voulu l'éviter, mais ce fut impossible. Il fut forcé d'échanger quelques phrases de politesse avec lui, espérant en être quitte de la sorte. Il se flattait d'un vain espoir; le voyageur pâle, saisissant son bras, lui dit du ton pathétique et solennel d'un homme qui vous inviterait à son enterrement, qu'il avait quelque chose d'important à lui dire, un service immense à lui demander. Saint-Julien, qui, malgré ses défiances continuelles, était bon et obligeant, se résigna à écouter les confidences du voyageur pâle.

«Monsieur, lui dit celui-ci, prenez-moi pour un fou, j'y consens; mais, au nom du ciel! ne me prenez pas pour un insolent, et répondez à la question que je vous ai adressée hier soir: Qu'est-ce que la princesse Quintilia Cavalcanti?

—Je vous jure, Monsieur, que je ne le sais guère plus que vous, répondit Saint-Julien; et pour vous le prouver, je vais vous dire de quelle manière j'ai fait connaissance avec elle.»

Quand il eut terminé son récit, que le voyageur écouta d'un air attentif, celui-ci s'écria:

«Ceci est romanesque et bizarre, et me confirme dans l'opinion où je suis que cette étrange personne est ma belle inconnue du bal de l'Opéra.

—Qu'est-ce que vous voulez dire? demanda Saint-Julien en ouvrant de grands yeux.

—Puisque vous avez eu la bonté de me conter votre aventure, répliqua le voyageur, je vais vous dire la mienne. J'étais, il y a six semaines, au bal de l'Opéra à Paris; je fus agacé par un domino si plein d'extravagance, de gentillesse et de grâce, que j'en fus absolument enivré. Je l'entraînai dans une loge, et elle me montra son visage: c'était le plus beau, le plus expressif que j'aie vu de ma vie. Je la suivis tout le temps du bal, bien qu'après m'avoir fait mille coquetteries elle semblât faire tous ses efforts pour m'échapper. Elle réussit un instant à s'éclipser; mais guidé par cette seconde vue que l'amour nous donne, je la rejoignais sous le péristyle, au moment où elle montait dans une voiture élégante qui n'avait ni chiffre ni livrée. Je la suppliai de m'écouter; alors elle me dit qu'elle occupait un rang élevé dans le monde, qu'elle avait des convenances à garder, et qu'elle mettait des conditions à mon bonheur. Je jurai de les accepter toutes. Elle me dit que la première serait de me laisser bander les yeux. J'y consentis; et, dès que nous fûmes assis dans la voiture, elle m'attacha son mouchoir sur les yeux en riant comme une folle. Lorsque la voiture s'arrêta, elle me prit le bras d'une main ferme, me fit descendre, et me conduisit si lestement que j'eus de la peine à ne pas tomber plusieurs fois en chemin. Enfin elle me poussa rudement, et je tombai avec effroi sur un excellent sofa. En même temps elle fit sauter le bandeau, et je me trouvai dans un riche cabinet où tout annonçait le goût des arts et l'élévation des idées. Elle me laissa examiner tout avec curiosité: c'était, comme je m'en aperçus en regardant ses livres, une personne savante, lisant le grec, le latin et le français. Elle était Italienne, et semblait avoir vécu parmi ce qu'il y a de plus élevé dans la société, tant elle avait de noblesse dans les manières et d'élégance dans la conversation. Je vous avouerai que je faillis d'abord en devenir fou d'orgueil et de joie, et qu'ensuite je fus ébloui et effrayé de la distance qui existait sous tous les rapports entre une telle femme et moi. Autant j'avais été confiant et fat durant le bal, autant je devins humble et craintif quand je fus bien convaincu que je n'avais point affaire à une intrigante, mais à une personne d'un rang et d'un esprit supérieurs. Ma timidité lui plut sans doute; car elle redevint folâtre et même provocante.»

Saint-Julien rougit, et le voyageur s'en apercevant, lui dit d'un air plus grave et un visage plus pâle que de coutume:

«Vous me trouvez peut-être fat, Monsieur, et pourtant ce que je vous disais en confidence est de la plus exacte vérité. Je n'ai l'air ni fanfaron, ni mauvais plaisant, n'est-il pas vrai?

—Non, certainement, répliqua Julien. Je vous écoute, veuillez continuer.

—C'était une étrange créature, grave, diserte, railleuse, haute et digne, insolente, et, vous dirai-je tout? un peu effrontée. Après m'avoir imposé silence avec autorité pour un mot hasardé, elle disait les choses les plus comiques et les moins chastes du monde.

—En vérité? dit Julien saisi de dégoût.

—Il n'est que trop vrai, poursuivit le voyageur. Eh bien, malgré ces bizarreries, et peut-être à cause de ces bizarreries, j'en devins éperdument amoureux, non de cet amour idéal et pur dont votre âge est capable, mais d'un amour inquiet, dévorant comme un désir. Enfin, Monsieur, je fus, ce soir-là, le plus heureux des hommes, et je sollicitai avec ardeur la faveur de la voir le lendemain; elle me le promit à la condition que je ne chercherais à savoir ni son nom, ni sa demeure. Je jurai de respecter ses volontés. Elle me banda de nouveau les yeux, me conduisit dehors, et me fit remonter en voiture. Au bout d'une demi-heure on m'en fit descendre. Au moment où j'étais sur le marchepied, une joue douce et parfumée, que je reconnus bien, effleura la mienne, et une voix, que je ne pourrai jamais oublier, me glissa ces mots dans l'oreille: À demain. J'arrachai le bandeau; mais on me poussa sur le pavé, et la portière se referma précipitamment derrière moi. La voiture n'avait point de lanternes et partit comme un trait. J'étais dans une des plus sombres allées des Champs-Élysées. Je ne vis rien, et j'eus bientôt cessé d'entendre le bruit de la voiture, quelques efforts que je fisse pour la suivre. Il faisait un verglas affreux; je tombais à chaque pas, et je pris le parti de rentrer chez moi.

—Et le lendemain? dit Julien.

—Je n'ai jamais revu mon inconnue, si ce n'est tout à l'heure, à une des fenêtres qui donnent sur la cour de cette auberge; et c'est la princesse Quintilia Cavalcanti.

—Vous en êtes sûr, Monsieur? dit Julien triste et consterné.

—J'en ai une autre preuve, dit le voyageur en tirant de son sein une montre fort élégante et en l'ouvrant: regardez ce chiffre; n'est-ce pas celui de Quintilia Cavalcanti, avec cette abréviation Pra, c'est-à-dire principessa? Maudite abréviation qui m'a tant fait chercher!

—Comment avez-vous cette montre? dit Julien.

—Par un hasard étrange, j'en avais une absolument semblable, et je l'avais posée sur la cheminée du boudoir où je fus conduit par mon masque. La cherchant précipitamment, je pris celle-ci qui était suspendue à côté, et ce ne fut qu'au bout de quelques jours que je m'aperçus du chiffre gravé dans l'intérieur.

—Je ne sais si je rêve, dit Saint-Julien en regardant la montre; mais il me semble que j'en ai vu tout à l'heure une semblable dans les mains de cette femme.

—Une montre de platine russe, travaillée en Orient, dit le voyageur, avec des incrustations d'or émaillé!

—Je crois que oui, dit Julien.

—Eh bien, ouvrez-la, Monsieur, et vous y trouverez le nom de Charles de Dortan; faites-le, au nom du ciel!

—Comment voulez-vous que j'aille demander à la princesse de voir sa montre? et d'ailleurs qu'y gagnerez-vous?

—Oh! je veux lui reprocher son effronterie; on ne se joue pas ainsi d'un homme de bonne foi qui s'est soumis à tant de précautions mystérieuses. Il faut démasquer une infâme coquette, ou bien il faut qu'elle me tienne ses promesses, et je garderai à jamais le silence sur cette aventure; car, après tout, Monsieur, je suis encore capable d'en être amoureux comme un fou.

—Je vous en fais mon compliment, dit froidement Saint-Julien; pour moi, je hais cette sorte de femmes, et je...

—Voici la voiture qui va partir! s'écria le voyageur: je veux l'attendre au passage, lui crier mon nom aux oreilles, la terrasser de mon regard... Mais de grâce, Monsieur, allez d'abord lui dire que je veux lui parler, que je suis Charles de Dortan; elle sait très-bien mon nom, elle me l'a demandé. Et d'ailleurs elle a ma montre...»

Le majordome de la princesse vint appeler Julien; celui-ci obéit, et trouva le page, la duègne et les autres installés dans les voitures de suite et prêts à partir. La princesse parut bientôt avec la Ginetta; elles étaient coiffées de grands voiles noirs pour se préserver de la poussière de la route. La princesse avait levé le sien; mais quand elle vit sa voiture entourée de curieux, elle sembla éprouver un sentiment d'impatience et d'ennui, et baissa son voile sur son visage. En ce moment le voyageur pâle s'élançait pour la voir; il s'élança trop tard et ne la vit pas.

Alors, n'osant adresser la parole à cette femme dont il ne distinguait pas les traits, il prit le bras de Saint-Julien et dit d'un ton d'instance:

«De grâce, dites mon nom.»

Saint-Julien céda machinalement et dit à la princesse:

«Madame, voici M. Charles de Dortan.

—Je n'ai pas l'honneur de le connaître, répondit la princesse, et je le salue. Allons, Messieurs, en voiture; dépêchons-nous!»

À ce ton absolu, les serviteurs de la princesse écartèrent précipitamment les curieux, et Quintilia monta en voiture sans que le voyageur pâle osât lui parler. Saint-Julien le vit serrer les poings et s'élancer avec anxiété sur un banc pour regarder dans la voiture.

Elle paraissait bien avoir trente ans...
Elle paraissait bien avoir trente ans...

—Qu'est-ce que c'est que cet homme-là qui nous regarde tant? dit nonchalamment la princesse en s'étendant à demi au fond de la voiture, dont Saint-Julien et la Ginetta occupaient le devant.

—Je ne sais pas, Madame, répondit la Ginetta avec candeur en relevant son voile.

—C'est M. Charles de Dortan, dit Saint-Julien indigné.

—N'est-ce pas un horloger?» dit la princesse avec tant de calme, que Saint-Julien ne put savoir si c'était une question de bonne foi ou une plaisanterie effrontée.

La princesse releva aussi son voile, se tourna vers Dortan, et lui dit d'un ton froid et impératif:

«Monsieur, reculez-vous; on ne regarde pas ainsi une femme.

Dortan devint pâle comme la lune et resta fasciné à sa place.

La voiture partit au galop.

«Ces Français sont insolents! dit la Ginetta au bout d'un instant.

—Pourquoi? dit la princesse, qui avait déjà oublié l'incident.

—Il faut, pensa Julien, que ce Dortan soit un imbécile ou un fou.»

Les manières tranquilles de la princesse le subjuguèrent bientôt, et il lui sembla avoir rêvé l'histoire de Dortan. Pendant ce temps le chemin se dérobait sous les pieds des chevaux, et Avignon s'effaçait dans la poussière de l'horizon.

IV.

Les journées de ce voyage passèrent comme un songe pour Julien. La princesse s'était faite homme pour lui parler. Elle avait un art infini pour tirer de chaque question tout le parti possible, pour la simplifier, l'éclaircir et la revêtir ensuite de tout l'éclat de sa pensée vaste et brillante. Toutes ses opinions révélaient une âme forte, une volonté implacable, une logique âpre et serrée. Ce caractère viril éblouissait le jeune comte. Une chose seule l'affligeait, c'était de n'y pas voir percer plus de sensibilité; un peu plus d'entraînement, un peu moins de raison, l'eussent rendu plus séduisant sans lui ôter peut-être sa puissance. Mais Saint-Julien ne savait pas encore précisément s'il se trompait en augurant de la beauté de l'intelligence plus que de la bonté du cœur. Peut-être cette âme si vaste avait-elle encore plus d'une face à lui montrer, plus d'un trésor à lui révéler. Seulement il s'effrayait de la trouver plus disposée à la critique qu'à la sympathie lorsqu'il s'écartait de la réalité positive pour s'égarer à la suite de quelque rêverie sentimentale.

Vraiment, dit l'aubergiste...
Vraiment, dit l'aubergiste...

Et d'un autre côté pourtant il aimait cette froideur d'imagination qui, selon lui, devait prendre sa source dans une habitude de mœurs rigides et sages. La familiarité chaste des manières et du langage achevait d'effacer la fâcheuse impression qu'il avait reçue d'abord des manières hardies et de la brusque familiarité de la princesse. Comment accorder d'ailleurs les principes d'ordre et de noble harmonie qu'elle émettait si nettement à tout propos avec des habitudes de désordre et d'effronterie? La dépravation dans une âme si élevée eût été une monstruosité.

Peu après il lui sembla que cette femme cachait sa bonté comme une faiblesse, mais qu'un foyer de charité brûlait dans son âme. Elle n'était occupée que de théories philanthropiques, et s'indignait de voir sur sa route tant de misère sans soulagement. Elle imaginait alors des moyens pour y remédier et s'étonnait qu'on ne s'en avisât pas.

«Mais, disait-elle avec colère, ces misérables bâtards qui gouvernent le monde à titre de rois ont bien autre chose à faire que de secourir ceux qui souffrent. Occupés de leurs fades plaisirs, ils s'amusent puérilement et mesquinement jusqu'à ce que la voix des peuples fasse crouler leurs trônes trop longtemps sourds à la plainte.»

Alors elle parlait de la difficulté de maintenir l'intelligence entre les gouvernements et les peuples. Elle ne la trouvait pas insurmontable. «Mais que peuvent faire, ajoutait-elle, tous ces idiots couronnés?» Et après avoir lumineusement examiné et critiqué le système de tous les cabinets de l'Europe, dont son œil pénétrant semblait avoir surpris tous les secrets, elle élevait sur des bases philosophiques son système de gouvernement absolu.

«Les grands rois font les grands peuples, disait-elle; tout se réduit à cet aphorisme banal; mais il n'y a pas encore eu de grands rois sur la terre, il n'y a eu que de grands capitaines, des héros d'ambition, d'intelligence et de bravoure; pas un seul prince à la fois hardi, loyal, éclairé, froid, persévérant. Dans toutes les biographies illustres, la nature infirme perce toujours. Ce n'est pourtant pas à dire qu'il faille abandonner l'œuvre et désespérer de l'avenir du monde. L'esprit humain n'a pas encore atteint la limite où il doit s'arrêter: tout ce qui est nettement concevable est exécutable.»

Après avoir parlé ainsi, elle tombait dans de profondes rêveries; ses sourcils se fronçaient légèrement. Son grand œil sombre semblait s'enfoncer dans ses orbites; l'ambition agrandissait son front brûlant. On l'eût prise pour la fille de Napoléon.

Dans ces instants-là Saint-Julien avait peur d'elle.

«Qu'est-ce que la charité? qu'est-ce que l'amour? se disait-il; que sont toutes les vertus et toutes les poésies, et tous les sentiments pieux et tendres pour une âme brûlée de ces ambitions immenses?»

Mais s'il la voyait jeter aux pauvres l'or de sa bourse et jusqu'aux pièces de son vêtement; s'il l'entendait, d'une voix amicale et presque maternelle, interroger les malades et consoler les affligés, il était plus touché de ces marques de bonté familière qu'il ne l'eût été d'actions plus grandes faites par une autre femme.

Un jour un postillon tomba sous ses chevaux et fut grièvement blessé. La princesse s'élança la première à son secours; et, sans crainte de souiller son vêtement dans le sang et dans la poussière, sans craindre d'être atteinte et blessée elle-même par les pieds des chevaux, au milieu desquels elle se jeta, elle le secourut et le pansa de ses propres mains. Elle le fit avec tant de zèle et de soin, que Saint-Julien aurait cru qu'elle y mettait de l'affectation s'il ne l'eût vue tancer sérieusement son page, qui criait pour une égratignure, repousser avec colère les mendiants qui étalaient sous ses yeux de fausses plaies, négliger, en un mot, toutes les occasions de déployer une compassion inutile et crédule.

Enfin on arriva à Monteregale, et la princesse, ayant fait ouvrir sa voiture, montra de loin à Saint-Julien les tours d'une jolie forteresse en miniature qui dominait sa capitale. La capitale blanche et mignonne parut bientôt elle-même au milieu d'une vallée délicieuse. La garnison, composée de cinq cents hommes, arriva à la rencontre de sa gracieuse souveraine. Les douze pièces de canon des forts firent le plus beau bruit qu'elles purent, et l'inévitable harangue des magistrats fut prononcée aux portes de la ville.

Quintilia parut recevoir ces honneurs avec un peu de hauteur et d'ironie. Peut-être en eût-elle mieux supporté l'ennui si l'éclat d'une plus vaste puissance les eût rehaussés au gré de son orgueil. Cependant elle se donna la peine de faire à Saint-Julien les honneurs de sa petite principauté avec beaucoup de gaieté. Elle eut l'esprit de ne point trop souffrir du ridicule de ses magistrats, de la mesquinerie de ses forces militaires et de l'exiguïté de ses domaines. Elle s'exécuta de bonne grâce pour en rire, et ne perdit néanmoins aucune occasion de lui faire adroitement remarquer les effets d'une sage administration.

Au reste elle prenait trop de peine. Saint-Julien, qui n'avait jamais vu que les tourelles lézardées du manoir héréditaire et leurs rustiques alentours, était rempli d'une naïve admiration pour cet appareil de royauté domestique. La beauté du ciel, les riches couleurs du paysage, l'élégance coquette du palais, construit dans le goût oriental sur les dessins de la princesse, les grands airs des seigneurs de sa petite cour, les costumes un peu surannés, mais riches, des dignitaires de sa maison, tout prenait aux yeux du jeune campagnard un aspect de splendeur et de majesté qui lui faisait envisager sa destinée comme un rêve.

Arrivée dans son palais, Quintilia fut tellement obsédée de révérences et de compliments, qu'elle ne put songer à installer son nouveau secrétaire. Lorsque Saint-Julien voulut aller prendre du repos, les valets, mesurant leur considération à la magnificence de son costume, l'envoyèrent dans une mansarde. Il y fit peu d'attention. Délicat de complexion et peu habitué à la fatigue, il s'y endormit profondément.

Le lendemain matin, il fut éveillé par la Ginetta.

«Monsieur le comte, lui dit-elle avec l'aplomb d'une personne qui sent toute la dignité de son personnage, vous êtes mal ici. Son Altesse ne sait pas où l'on vous a logé; mais, comme elle n'a pas eu le temps de s'occuper de vous hier, elle vous prie d'attendre ici un jour ou deux, d'y prendre vos repas, d'en sortir le moins possible, de ne point vous montrer à beaucoup de personnes, de ne parler à aucune, et d'être assuré qu'elle s'occupe de vous installer d'une manière dont vous serez content.»

Après ce discours, la Ginetta le salua et sortit d'un air majestueux. Saint-Julien se conforma religieusement aux intentions de sa souveraine. Un vieux valet de chambre lui apporta des aliments très-choisis, le servit respectueusement sans lui adresser un mot, et lui remit quelques livres. Ce fut le seul souvenir qu'il eut de la princesse durant trois jours.

Le soir de cette troisième journée, comme il commençait à s'impatienter et à s'inquiéter un peu de cet abandon, il entendit, en même temps que l'horloge qui sonnait minuit, les pas légers d'une femme, et la Ginetta reparut.

«Venez, Monsieur, lui dit-elle d'un ton respectueux, mais avec un regard assez moqueur. Son Altesse Sérénissime m'ordonne de vous conduire à votre nouveau domicile.»

Saint-Julien la suivit à travers les combles du palais. Après de nombreux détours, elle ouvrit une porte dont elle avait la clef sur elle: mais, comme Julien allait la franchir à son tour, une figure allumée par la colère s'élança au-devant d'eux en s'écriant:

«Où allez-vous?

—Que vous importe? répondit hardiment la Ginetta.»

À la clarté vacillante du flambeau que portait la soubrette, Saint-Julien reconnut l'écuyer ou l'aide de camp Lucioli, qui jetait sur lui des regards furieux.

«J'ai le commandement de cette partie du château, dit-il: vous ne passerez point sans ma permission.

—En voici une qui vaut bien la vôtre, dit-elle en lui exhibant un papier.»

Lucioli y jeta les yeux, le froissa dans ses mains avec exaspération et le jeta sur les marches de l'escalier en proférant un horrible jurement. Puis il disparut après avoir lancé à Julien un nouveau regard de haine et de vengeance.

Cette rapide scène réveilla tous les doutes du jeune homme.

«Ou je n'ai aucune espèce de jugement, se dit-il, ou cette conduite est celle d'un amant disgracié qui voit en moi son successeur.»

Cette idée le troubla tellement, qu'il arriva tout tremblant au bas de l'escalier. Lorsque Ginetta se retourna pour lui remettre la clef de l'appartement, il était pâle, et ses genoux se dérobaient sous lui.

«Eh bien! lui dit la soubrette à l'œil brillant, vous avez peur?

—Non pas de Lucioli, Mademoiselle, répondit froidement Saint-Julien.

—Et de quoi donc alors? dit-elle avec ingénuité. Tenez, Monsieur, vous êtes chez vous. La princesse vous fera avertir demain quand elle pourra vous recevoir. Un serviteur particulier répondra à votre sonnette. Bonne nuit, monsieur le comte.»

Elle lui lança un regard équivoque, où Saint-Julien ne put distinguer la malice ingénue d'un enfant de la raillerie agaçante d'une coquette. Il entra chez lui tout confus de ses vaines agitations, et craignant de jouer vis-à-vis de lui-même le rôle d'un fat.

L'appartement était décoré avec un goût exquis. Les draperies en étaient si fraîches, que Saint-Julien ne put s'empêcher de penser, malgré ses scrupules, que ce logement avait été préparé pour lui tout exprès. La simplicité austère des ornements, la sobriété des choses de luxe, le choix des objets d'art, semblaient avoir une destination expresse pour ses goûts et son caractère. Les gravures représentaient les poètes que Julien aimait, ses livres favoris garnissaient les armoires de glace. Il y avait même une grande Bible entr'ouverte à un psaume qu'il avait souvent cité avec admiration durant le voyage.

«Il est impossible que ces choses soient l'effet du hasard, dit-il; mais que suis-je pour qu'elle s'occupe ainsi de moi, pour qu'elle m'honore d'une amitié si délicate? Quintilia! dût le monde me couvrir de sa sanglante moquerie, je m'estimerais bien malheureux s'il me fallait échanger le trésor de cette sainte affection contre une nuit de ton plaisir!... Et pourtant quel orgueil serait donc le mien si j'aspirais à être le seul amant d'une femme comme elle? Suis-je fou? suis-je sot?»

Le lendemain matin, il se hasarda à tirer la tresse de soie de sa sonnette, moins par le besoin qu'il avait d'un domestique que par un sentiment de curiosité inquiète et vague appliqué à toutes les choses qui l'entouraient. Deux minutes après, il vit entrer le page de la princesse. C'était un enfant de seize ans, si fluet et si petit qu'il paraissait en avoir douze. Sa physionomie fine et mobile, son air enjoué, hardi et pétulant, son costume théâtral, sa chevelure blonde et frisée, réalisaient le plus beau type de page espiègle et d'enfant gâté qui ait jamais porté l'éventail d'une reine.

«Eh quoi! c'est toi, Galeotto? dit le jeune comte avec surprise.

«Oui, c'est moi, répondit le page avec fierté: la princesse me met à vos ordres; mais écoutez. Vous ne devez jamais oublier que je me nomme Galeotto degli Stratigopoli, descendant de princes esclavons, et que je suis votre égal en toutes choses. Si la pauvreté a fait de moi un aventurier, elle n'en pourra jamais faire un valet. Sachez donc que je suis ici ami et compagnon. J'obéis à la princesse; je la servirai à genoux, parce qu'elle est femme et belle; mais vous, je ne consentirai jamais qu'à obliger... Est-ce convenu?

—Je n'ai pas besoin d'un serviteur, répondit Saint-Julien, et j'ai besoin d'un ami. Vous voyez que le hasard me sert bien, n'est-il pas vrai?»

Galeotto lui tendit la main, et un sourire amical entr'ouvrit sa bouche vermeille.

«Son Altesse, reprit-il, m'avait bien dit que nous nous entendrions et que nous serions frères. Elle désire que nous n'ayons point de rapports avec les laquais. Jeunes comme nous voici, pauvres comme nous l'étions hier, nous n'avons pas besoin de valets de chambre; mais nous avons besoin mutuellement de conseil et de société. C'est pourquoi nos gentilles cellules sont voisines l'une de l'autre, une sonnette communique de vous à moi; mais prenez-y bien garde, la même communication existe de moi à vous, et pour commencer vous allez voir.»

Le page sortit, et peu après une sonnette cachée dans les draperies du lit de Saint-Julien fut ébranlée avec autorité. Le jeune comte comprit, et se hâta de sortir de sa chambre. Au bout de quelques pas il vit Galeotto sur le seuil de la sienne.

«Mon jeune maître, dit Saint-Julien, me voici, j'ai entendu votre appel.

—C'est bien, dit le page; maintenant retournons chez vous, je vais vous aider à vous habiller. Cela est d'une haute importance, ajouta-t-il, voyant que Julien faisait quelque cérémonie; j'accomplis ma mission, laissez-moi faire.»

Alors Galeotto tira de sa poche une clef de vermeil dont il se servit pour ouvrir les tiroirs d'un grand coffre de cèdre qui servait de commode dans la chambre de Saint-Julien. Il y prit des vêtements d'une forme étrange, devant lesquels le jeune Français se récria, saisi de répugnance:

«Vous êtes un niais, mon bon ami, lui dit le page; vous craignez d'être ridicule en vous affublant d'un costume de comédie. Il ne fallait pas vous mettre sous la domination d'une femme. Vous oubliez donc que nous jouons ici les premiers rôles après le singe et le perroquet? J'ai fait comme vous la première fois qu'on m'ôta ma petite soutane râpée (car je m'étais enfui du séminaire par-dessus les murs), pour me mettre ce justaucorps de soie, ces bas brodés et ces plumes, qui me donnent l'air d'un kakatoès. Je pleurai, je criai (j'avais douze ans alors); je voulus déchirer mes manchettes et jeter mon bonnet sur les toits; mais la Ginetta, qui est une fille d'esprit, me fit la leçon, et je vous assure que je me trouve aujourd'hui fort à mon avantage. Voyez, ajouta le malin page en se promenant devant une glace où il se répétait de la tête aux pieds; cette petite jambe fine et ce pied de femme ne seraient-ils pas perdus sous un pantalon de soldat et sous une botte hongroise? Croyez-vous que ma taille fût aussi souple et mes mouvements aussi gracieux sous les traits d'un dolman ou sous le drap de votre frac grossier? Quant à mes dentelles, elles ne sont pas beaucoup plus blanches que mes mains, c'est en dire assez; et mes cheveux, que vous trouvez peut-être un peu efféminés, Monsieur, c'est la Ginetta qui les frise et les parfume. Allez, mon cher, fiez-vous aux femmes pour savoir ce qui nous sied; là où elles règnent, nous ne sommes pas trop malheureux.

—Galeotto, dit Saint-Julien en cédant d'un air tout rêveur à ses instigations, je vous avoue que, s'il en est ainsi, cette cour n'est pas trop de mon goût. Vous êtes spirituel, brillant; cette vie doit vous plaire. D'ailleurs, vous n'avez pas encore atteint l'âge où la nécessité d'un rôle plus sérieux se fait sentir. Vous avez bien déjà la fierté d'un homme; mais vous avez encore l'heureuse légèreté d'un enfant. Pour moi, je suis déjà vieux; car j'ai l'humeur mélancolique, le caractère nonchalant. Une vie de fêtes ne me convient guère; je ne sais pas plaire aux femmes; j'aimerais mieux vivre à la manière d'un homme.

—Admirable princesse! s'écria Galeotto en lui boutonnant son pourpoint de velours noir.

—Je ne voudrais pas plus que vous porter un mousquet sur un bastion et fumer dans un corps de garde, continua Julien; je ne me sens pas fait pour cette vie rude, ennemie du développement de l'intelligence.

—Sublime bon sens de Son Altesse! reprit le page en lui attachant au-dessus du genou une jarretière d'argent ciselé.

—Mais je voudrais, continua Saint-Julien, pouvoir accomplir ici quelque travail utile, et avoir le droit de consacrer à l'étude mes heures de loisir.

—Vive son Altesse Sérénissime! s'écria le page.

—Qu'avez-vous donc à plaisanter ainsi? dit Julien. Vous ne m'écoutez pas.

—Parfaitement, au contraire, répondit l'enfant; et si je me récrie en vous écoutant, c'est de voir que Son Altesse vous connaisse déjà si bien. Tout ce que vous me dites là, elle me l'a dit hier soir; et vous pensez bien qu'après vous avoir si nettement jugé, elle a trop d'esprit pour vous détourner de votre vocation. Tout ce que vous désirez, elle vous l'a préparé; elle est entrée dans le fond de votre cerveau par la prunelle de vos yeux, elle a saisi votre âme dans le son de votre voix. Attendez quelques jours, et si vous n'êtes pas content de votre sort, il faudra vous aller pendre, car c'est que vous aurez le spleen. En attendant, regardez-vous, et dites-moi si le choix de ce vêtement ne révèle pas chez notre souveraine le sentiment de l'art et de l'intelligence du cœur.

—Je vois que vous êtes très-ironique, dit Julien en se regardant sans se voir; moi, ce n'est pas mon humeur.

—Seriez-vous susceptible?

—Peut-être un peu, je l'avoue à ma honte.

—Vous auriez tort; mais, sur mon honneur! je ne raille pas. Regardez-vous; je sors pour ne pas vous intimider.»

Le nonchalant Julien resta debout devant sa glace sans penser à suivre le conseil du page. Peu à peu, il s'examina avec répugnance d'abord, puis avec étonnement, et enfin avec un certain plaisir. Ce pourpoint noir, cette large fraise blanche, ces longs cheveux lisses et tombant sur les tempes, allaient si parfaitement à la figure pâle, à la démarche timide, à l'air doux et un peu méfiant du jeune philosophe, qu'on ne pouvait plus le concevoir autrement après l'avoir vu vêtu ainsi. Saint-Julien ne s'était jamais aperçu de sa beauté. Aucun des rustiques amis qui avaient entouré son enfance ne s'en était avisé; on l'avait, au contraire habitué à regarder la délicatesse de sa personne comme une disgrâce de la nature et comme une organisation assez méprisable. Pour la première fois, en se voyant semblable à un type qu'il avait souvent admiré dans les copies gravées des anciens tableaux il s'étonna de ne point trouver sa ténuité ridicule et sa gaucherie disgracieuse. Une satisfaction ingénue se répandit sur sa figure et l'absorba tellement, qu'il resta près d'un quart d'heure en extase devant lui-même, s'oubliant complètement, et prenant la glace où il se regardait, dans son immobilité contemplative, pour un beau tableau suspendu devant lui.

Deux figures épanouies qui se montrèrent au second plan détruisirent son illusion. Il s'éveilla comme d'un songe, et vit derrière lui le page et la Ginetta, qui l'applaudissaient en riant de toute leur âme. Un peu confus d'être surpris ainsi, le jeune comte s'adossa à la boiserie de sa chambre, et, se croisant les bras, attendit que leur gaieté se fût exhalée; mais son regard triste et un peu méprisant ne put en réprimer l'élan. Le page sauta sur le lit en se tenant les flancs, et la Ginetta se laissa tomber sur un carreau avec la grâce d'une chatte qui joue.

Mais, se levant tout à coup et croisant ses bras sur sa poitrine, elle s'adossa à la boiserie, précisément en face de Julien, et dans la même attitude que lui. Puis elle le regarda du haut en bas avec une attention sérieuse.

Se tournant ensuite vers le page, elle lui dit d'un ton grave: «Seulement la jambe un peu grêle et les genoux un peu rapprochés; mais ce n'est pas disgracieux, tant s'en faut.»

Saint-Julien, très-piqué de leurs manières, se sentait rougir de honte et de colère lorsqu'on entendit sonner onze heures. Le page et la soubrette, tressaillant comme des lévriers au son du cor, le saisirent chacun par un bras en s'écriant: «Vite, vite, à notre poste!» et avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, il se trouva dans la chambre de la princesse.

V.

Quintilia était étendue sur de riches tapis et fumait du latakié dans une longue chibouque couverte de pierreries. Elle portait toujours ce costume grec qu'elle semblait affectionner, mais dont l'éclat, cette fois, était éblouissant. Les étoffes de soie des Indes à fond blanc semé de fleurs étaient bordées d'ornements en pierres précieuses; les diamants étincelaient sur ses épaules et sur ses bras. Sa calotte de velours bleu de ciel, posée sur ses longs cheveux flottants, était brodée de perles fines avec une rare perfection. Un riche poignard brillait dans sa ceinture de cachemire. Un jeune axis apprivoisé dormait à ses pieds, le nez allongé sur une de ses pattes fluettes. Appuyée sur le coude, et s'entourant des nuages odorants du latakié, la princesse, fermant les yeux à demi, semblait plongée dans une de ces molles extases dont les peuples du Levant savent si bien savourer la paisible béatitude. La Ginetta se mit à lui préparer du café, et le page à remplir sa pipe, qu'elle lui tendit d'un air nonchalant, après lui avoir fait un très petit signe de tête amical. Julien restait debout au milieu de la chambre, éperdu d'admiration, mais singulièrement embarrassé de sa personne.

Quintilia, soufflant au milieu du nuage d'opale qui flottait autour d'elle, distingua enfin son secrétaire intime, qui attendait craintivement ses ordres. «Ah! c'est toi, Giuliano? dit-elle en lui tendant sa belle main; es-tu bien dans ton nouvel appartement? Trouves-tu que j'aie été un bon factotum dans ton petit palais? À ton tour, tu auras bien des choses à faire dans le mien: mais nous parlerons de cela demain. Aujourd'hui je te présente à mes courtisans; songe à faire bonne contenance. Voyons; ton costume? marche un peu. Comment le trouves-tu, Ginetta?

—Je suis absolument de l'avis de Votre Altesse.

—Et toi, Galeotto?

—Si mademoiselle n'avait rien dit, j'aurais dit quelque chose; mais ne trouve rien de plus spirituel à répondre que ce qu'elle a trouvé.

—Ginetta, dit la princesse, je vous défends de tourmenter Galeotto. D'ailleurs, ajouta-t-elle en voyant l'air triste et contraint de Saint-Julien, ces enfantillages ne sont pas du goût de M. le comte, et il vous faudra, avec lui, brider un peu votre folle humeur.

—Madame, dit Julien, qui craignait de jouer le rôle d'un pédant, laissez, je vous en prie, leur gaieté s'exercer à mes dépens; je suis un paysan sans grâce et sans esprit, leurs sarcasmes me formeront peut-être.

—C'est notre amitié qui prendra ce soin, dit Quintilia. Mais, dis-moi, enfant, tu ne m'as pas conté ton histoire, et je ne sais pas encore par quelle bizarrerie du destin monsieur le comte de Saint-Julien m'a fait l'honneur de me suivre en Illyrie. Je gagerais qu'il y a là-dessous quelque aventure d'amour, quelque grande passion de roman, contrariée par des parents inflexibles; tu m'as bien l'air d'être venu à moi par-dessus les murs. Voyons, Ragazzo, quelle escapade avez-vous faite? pour quelle dette de jeu, pour quel grand coup d'épée, pour quelle fille enlevée ou séduite avez-vous pris votre pays par pointe?»

En parlant ainsi, elle posa son pied chaussé d'un bas de soie bleuâtre lamé d'argent sur le flanc de sa biche tachetée, et, tout en prenant sa chibouque des mains du page, elle le baisa au front avec indolence.

Cette familiarité ne troubla nullement Galeotto, qui semblait tout à fait dévoué à son rôle d'enfant; mais elle fit monter le sang au visage du timide Julien.

«Voyons, dit la princesse sans y faire attention; nous avons encore une heure à attendre l'ouverture du cérémonial; veux-tu nous raconter tes aventures?

—Hélas! Madame, répondit Julien, il vaudrait mieux m'ordonner de vous lire un conte des Mille et une Nuits ou un des romanesques épisodes de Cervantès; ce serait plus amusant pour Votre Altesse que les obscures souffrances d'un héros aussi vulgaire et d'un conteur aussi médiocre que je le suis.

—Je crois comprendre ta répugnance, Giuliano, reprit la princesse; tu crains d'être écouté avec indifférence: tu te trompes; il ne s'agit pas pour moi de satisfaire une curiosité oisive; je voudrais lire jusqu'au fond de ton cœur, afin d'éclairer mon amitié sur les moyens de te rendre heureux. Si tu doutes de l'intérêt avec lequel nous allons t'entendre, attends que la confiance te vienne. C'est à nous de savoir la mériter.

—Je serais un sot et un ingrat, répondit Julien, si je doutais de la bienveillance de Votre Altesse après les bontés dont elle m'a comblé; je crois aussi à l'amitié de mon jeune confrère, à la discrétion de la signora Gina. D'ailleurs il n'y a point de piquants mystères dans mon histoire, et les malheurs domestiques dont j'ai souffert ne peuvent être aggravés ni adoucis par la publicité.»

Galeotto prit la main de Julien et le fit asseoir sur le tapis, entre lui et l'axis favori. Le jeune comte raconta son histoire en ces termes:

«Je suis né en Normandie, de parents nobles, mais ruinés par la révolution du siècle dernier. Ma mère, en partant pour l'étranger, fut heureuse de pouvoir confier mon éducation à un prêtre à qui elle avait rendu d'importants services dans des temps meilleurs, et qui, par reconnaissance, se chargea de moi. J'avais six ans quand on m'installa au presbytère dans un riant village de ma patrie. Le curé était encore jeune, mais c'était un homme austère et fervent comme un chrétien des anciens jours. Intelligent et instruit, il se plut à étendre le cercle de mes idées aussi loin qu'il est possible de le faire sans dépasser les limites sacrées de la foi. Il jugeait toutes les choses humaines avec sévérité, mais avec calme. Ses principes étaient inflexibles, et l'extrême pureté de sa conscience lui donnait le droit d'être ferme et absolu avec les méchants. Il était peu susceptible d'enthousiasme, si ce n'est lorsqu'il s'agissait de flétrir le vice par des paroles véhémentes et de repousser l'hypocrite ostentation des faux dévots.

«Malgré cette noble sincérité et l'horreur qu'il éprouvait pour tout machiavélisme religieux, cet homme respectable était peu compris et peu aimé. On l'accusait de manquer de tolérance, et on le confondait avec les fanatiques qui, sous la robe du lévite, recèlent la haine et l'aigreur jalouse des cœurs froissés. Mais on était injuste envers lui, je puis l'affirmer. C'était le plus chaste et en même temps le moins chagrin des prêtres. La fermeté, l'esprit d'ordre et l'amour de la justice, qui étaient les principaux traits de son caractère, entretenaient dans ses manières et dans ses mœurs une sérénité patriarcale. Sa maison était rigoureusement bien tenue; sa sœur, digne et excellente ménagère, distribuait ses aumônes avec discernement, et il avait si bien surveillé sa paroisse, qu'on n'y voyait plus aucun malfaiteur ni aucun vagabond troubler le repos ou effaroucher la conscience des honnêtes gens.

«C'est là ce qui faisait dire à des philanthropes imprudents qu'il se conduisait plutôt en justicier inflexible qu'en apôtre miséricordieux. Ces gens-là ne voulaient pas comprendre qu'il faisait la guerre au vice, et ne haïssait dans les hommes que la souillure de leurs péchés.

«Pour moi, j'aimais en lui toutes choses, mais principalement cette vertueuse rigueur, qui éclairait tous les doutes de ma conscience et qui aplanissait toutes les difficultés de mon chemin. Guidé par lui, je me sentais capable d'être vertueux comme lui. Ses conseils, ses encouragements et ses éloges n'inondaient d'une joie céleste, et je ne craignais point de chercher dans un noble orgueil la force dont l'homme a besoin pour traverser les séductions coupables. Il m'exhortait à ce sentiment d'estime envers moi-même, et me le faisait envisager comme la plus sûre garantie contre la dépravation d'un siècle sans croyance.»

À cet endroit du récit de Julien, la Ginetta laissa tomber son éventail, et ses regards vagues, qui tenaient le milieu entre le sommeil et la préoccupation, troublèrent un peu le narrateur. Galeotto sourit à demi et lui dit: «Prenez courage, mon cher monsieur de Fénelon; cette frivole Cidalise n'est bonne qu'à découper du papier et à friser des petits chiens.» La princesse lui imposa silence et pria Saint-Julien de continuer.

«Lorsque j'entrai dans l'adolescence, un trouble inconnu vint porter l'épouvante dans mes rêves et dans mes prières. Je m'en confessai à mon instituteur, non comme à un prêtre, mais comme à un ami. Il me répondit avec franchise et me révéla hardiment tous les secrets de la vie.—Si vous étiez destiné à la virginité du sacerdoce, me dit-il, j'essaierais de prolonger votre ignorance ou d'éteindre par la crainte les ardeurs de votre jeune imagination; mais le germe des passions se révèle chez vous avec trop de vivacité pour que j'essaie jamais de vous retirer du monde, où votre place est marquée. Il ne s'agit que de bien diriger les passions, pour qu'elles soient fertiles en nobles pensées et en belles actions.

«Alors il essaya de me peindre les deux sortes d'amours qui souillent ou purifient les âmes: l'attrait du plaisir qui, sans l'autre amour, ne conduit qu'à l'abrutissement de l'esprit; et l'amour du cœur, qui rapproche les êtres vertueux et produit l'union sainte de l'homme et de la femme. Il me parla de cette compagne d'Adam, de ce rayon du ciel envoyé au sommeil du premier homme, comme le plus beau don que Dieu eût mis en réserve pour couronner l'œuvre de la création. Il me parla aussi de cet être dégénéré qui, dans notre société corrompue, dément sa céleste origine et enivre l'homme des poisons de la luxure, fruit amer et impérissable de l'arbre de la science. Les portraits qu'il me fit de la femme pure et de la femme vicieuse imprimèrent dans mon cœur, encore enfant, deux images ineffaçables: l'une, divine et couronnée, comme les vierges de nos églises, d'une sainte auréole; l'autre, hideuse et grimaçante comme un rêve funeste. Que cette idée fût erronée dans sa candeur, cela est hors de doute pour moi aujourd'hui, et pourtant je n'ai pu perdre entièrement cette impression obstinée de ma première jeunesse. La laideur du corps et celle de l'âme me semblent toujours inséparables au premier abord; et quand je vois la beauté du visage servir de masque à la corruption du cœur, j'en suis révolté comme d'une double imposture, et je suis saisi de terreur comme à l'aspect d'un bouleversement dans l'ordre éternel de l'univers.

«Au retour des Bourbons en France, mes parents revinrent de l'émigration, et je quittai avec regret le presbytère pour aller vivre dans le château délabré de mes ancêtres. Mon père sacrifia ses dernières ressources pour rentrer en possession du manoir qui portait son nom; mais il ne put racheter qu'une très-petite partie des terres environnantes, et l'entretien d'une vaste maison et d'un parc sans rapport achevèrent de rendre notre existence précaire et triste. Néanmoins je me flattais, dans les commencements, de goûter un bonheur nouveau pour moi dans l'intimité de ma mère, dont je me rappelais avec amour les caresses et les premiers soins. Elle était encore belle malgré ses cinquante ans, et à un esprit naturel et enjoué elle joignait assez d'instruction et de jugement; mais, par une inconcevable fatalité, nos opinions différaient sur beaucoup de points. Il est vrai que ma mère, douce et facile dans son humeur railleuse, attachait peu d'importance à nos discussions et semblait ne pas s'apercevoir de l'impression pénible que j'en recevais; mais il m'était cruel de trouver dans une femme que j'aurais voulu entourer du plus saint respect une légèreté de principes si différente de ce que j'en attendais. Peu à peu, la frivolité avec laquelle ma mère traitait mes plus chères croyances, l'espèce de pitié moqueuse qu'elle avait pour mon caractère, me rendirent plus hardi, et j'essayai de l'amener à mes idées; mais alors elle m'imposa silence avec hauteur, et me reprocha aigrement ce qu'elle appelait le pédantisme de l'intolérance. Mon père ne se mêlait jamais à nos contestations; presque toujours endormi dans son fauteuil, il ne prenait intérêt qu'à sa partie de piquet, que ma mère faisait, il est vrai, avec une obligeance infatigable; et, pourvu que rien ne gênât ses habitudes paresseuses, il s'accommodait de tous les visages et de tous les caractères. Un ami subalterne de la maison me rendit, presque malgré moi, le triste service de m'apprendre que ma mère avait souvent trompé autrefois ce débonnaire mari, et me conseilla de heurter moins imprudemment ses souvenirs, et peut-être les reproches secrets de sa conscience, par la rigidité de mes principes. Je le remerciai de son avis, et j'en profitai. Je compris que je n'avais plus le droit de discuter, puisque c'était m'arroger celui de censurer la conduite de ma mère; mais en rentrant dans la voie d'un froid respect, je sentis s'évanouir en moi cette sainte affection dont j'avais conçu l'espoir.

«Je me retirai en moi-même; je devins mélancolique, souffrant, et l'ennui s'empara de moi. Je pris dans cet isolement de l'âme une habitude de réserve qui acheva de m'aliéner le cœur de mes parents. Ils me le témoignèrent cruellement quatre ou cinq fois, et à la dernière je pris mon parti. Je partis dans la nuit, leur laissant une lettre d'humbles excuses, et leur promettant que, quelle que fût ma fortune, ils n'auraient jamais à rougir de moi. Je me mis donc en route, au hasard, tristement, et presque sans ressources, la gêne où vivaient mes parents m'interdisant de leur demander le moindre sacrifice; j'espérai en la Providence et un peu en mon courage. Votre Altesse sait le reste, et grâce à sa bonté, je n'ai pas eu longtemps à supporter les fatigues et les privations de mon voyage.

—Je te remercie, mon cher Julien, dit la princesse. Je vois que tu es un honnête homme et un noble cœur; mais laisse-moi te parler en amie et remplacer la mère que tu as abandonnée. Je crains que tu ne sois un peu entaché, à ton insu et malgré toi, de l'esprit d'obstination et d'orgueil que l'on reproche avec raison au clergé de France. Tu a subi l'influence des prêtres dans ce qu'elle a de bon principalement, mais aussi un peu dans ce qu'elle a de dangereux. Ton curé de village est sans doute un homme vertueux et franc; mais peut-être ceux qui lui reprochaient de manquer d'indulgence et de miséricorde n'avaient-ils pas absolument tort. Je n'aime pas qu'on chasse d'un pays les vagabonds et les malfaiteurs; c'est se défaire de la peste en faveur de son prochain. Il vaudrait mieux essayer de fixer et d'employer les uns, de corriger ou de contenir les autres. Ta mère me paraît une bonne femme que tu aurais mieux fait d'accepter avec ses qualités et ses défauts, et je l'estimerais encore mieux si tu avais ignoré ou enseveli dans un éternel oubli les fautes de sa jeunesse. Prends-y garde, mon enfant: ce caractère absolu, cette froide habitude de condamner en silence et de fuir sans retour et sans pardon tout ce qui ne nous ressemble pas, peut bien nous rendre coupables, dangereux aux autres et à nous-mêmes. Tu vois déjà que tu t'es fait souffrir, que tu as gâté le bonheur possible de la vie de famille; et sans doute ta mère, quelque frivole qu'elle soit, doit avoir pleuré ton départ et ses motifs. Lui donnes-tu quelquefois de tes nouvelles, au moins?

—Oui, Madame, répondit Saint-Julien.

—Eh bien, fais-le toujours, reprit-elle, et que le ton de tes lettres lui fasse oublier ce que ton absence a de cruel et de mortifiant. Au reste, ajoute la princesse en se levant et en lui tendant la main, vous avez bien fait de nous dire toutes ces choses, monsieur le comte; nous saurons mieux le respect que nous devons à vos chagrins. Mes enfants, dit-elle aux deux autres, vous avez trop d'esprit et de délicatesse pour ne pas le comprendre, le cœur de San-Giuliano n'est pas du même âge que le votre. Il ne faut pas le traiter comme un camarade d'enfance. Et toi, mon ami, dit-elle au jeune comte, il faut faire aussi quelque concession à leur jeunesse, et tâcher de te distraire avec eux. Nous réunirons tous nos efforts pour te faire l'avenir meilleur que le passé; si nous échouons, c'est que l'amitié est sans puissance et ton âme sans oubli.»

L'heure étant venue où la princesse devait se montrer pour la première fois depuis son retour à toute sa cour assemblée, elle prit le bras de Julien pour se lever; puis elle passa sur sa robe de soie une pelisse de velours brodée d'or et fourrée de zibeline. Le page prit son éventail de plumes de paon. On remit à Julien un livre à riches fermoirs sur lequel il devait inscrire les demandes présentées à la souveraine. La Ginetta, qui avait des privilèges particuliers, se mêla à trois grandes dames autrichiennes qui, par droit de noblesse, avaient la charge honorifique de paraître en public les suivantes de la princesse. Elles n'étaient guère flattées de voir une Vénitienne sans naissance et, disaient-elles, sans conduite, marcher du même pas et leur ôter sans façon des mains la queue du manteau ducal; mais la princesse avait des volontés absolues. Elle eût chassé ces douairières plutôt que de contrarier sa jeune favorite, et aucun homme de cour ne trouvait à redire à l'admission d'une si belle personne dans les salles de réception.

Quand la princesse eut agréé les hommages de ses flatteurs, elle leur présenta son secrétaire intime, le comte de Saint-Julien. Au ton de sa voix, tous comprirent que ce n'était pas à la lettre un successeur de l'abbé Scipione, et qu'il fallait se conduire autrement avec lui. Saint-Julien fut donc étourdi et presque effrayé des protestations et des avances qui lui furent faites de tous côtés. Il était bien loin d'avoir conçu une si haute idée de son rôle. «Eh! mon Dieu! se disait-il, si j'étais l'époux de la princesse, on ne me traiterait pas mieux. Tous ces gens-là doivent pourtant bien savoir dans quel costume je suis arrivé ici.» En voyant combien les hommes sont rampants et souples devant tout ce qui semble accaparer la faveur du maître, il s'étonna d'avoir été si craintif. «Qu'est-ce donc que cette grandeur que j'avais rêvée? se dit-il; où sont ces hommes élevés qui soutiennent la dignité de leur rang par de nobles actions, et qui ont le cœur fier et hardi comme la devise de leurs ancêtres? Les vrais nobles sont-ils aussi rares que les vrais talents?»

Le jour même, on célébra le mariage de l'aide de camp Lucioli avec la lectrice mistress White. Ce fut un grand sujet d'étonnement pour Julien, de voir ce beau jeune homme épouser une vieille fille d'un rang obscur et d'un esprit médiocre. Personne ne songea à partager la surprise de Julien. La duègne était richement dotée par la princesse, et Lucioli pourrait désormais satisfaire ses étroites vanités et déployer un luxe insolent. Il était réconcilié avec sa situation, et trouvait dans le maintien grave de Quintilia plus d'indulgence pour son amour-propre qu'il ne l'avait espéré.

En effet, la princesse présida cette cérémonie avec un sang-froid imperturbable. Il était impossible de se douter, à son air austère et maternel, qu'elle fût occupée à se divertir sérieusement d'une victime insolente et lâche. Dans aucun recoin de la chapelle on n'osa échanger le plus furtif sourire. Les lèvres de Quintilia étaient immobiles et serrées comme celles d'un mathématicien qui résout intérieurement un problème. Julien se méfia néanmoins de cette affectation, et quand vers minuit la princesse se retrouva dans son appartement avec lui, Ginetta et Galeotto, il ne s'étonna guère de la scène qui eut lieu, devant lui. La Ginetta, mettant son mouchoir sur sa bouche, semblait attendre dans une impatience douloureuse le signal de sa délivrance, lorsque Quintilia, se laissant tomber tout de son long sur le tapis, lui donna l'exemple d'un rire inextinguible et presque convulsif. Le page fit la troisième partie, et Julien resta ébahi à les contempler jusqu'à ce que, les rires un peu apaisés, un feu roulant et croisé de sarcasmes amers et d'observations caustiques lui fit comprendre qu'on venait de jouer la plus majestueuse des farces dont un amant rebuté ou disgracié pût être la victime ou le bouffon.

«Je n'aime pas cela, dit-il au page lorsqu'ils se retrouvèrent ensemble dans leur appartement. Ou Lucioli est un pauvre niais qu'on mystifie sans pitié, ou c'est un misérable qui se console avec de l'argent, et qu'il faudrait plutôt chasser.

—Vous avez l'air, dit le page d'un ton assez sec et sérieux, de critiquer la conduite de notre bienfaitrice; je vous dirai, moi aussi, monsieur de Saint-Julien, je n'aime pas cela.

—Mettez-vous à ma place, répondit Julien un peu confus; ne penseriez-vous pas, en voyant des choses si étranges, que la princesse est bien cruelle envers ceux qui osent s'élever jusqu'à elle, ou bien inconstante envers ceux qu'elle y fait monter un instant?»

Le page ne répondit que par un grand éclat de rire; puis, reprenant aussitôt son sérieux, il quitta Saint-Julien en lui disant: «Mon ami, ni le dévouement ni la prudence n'admettent l'esprit d'analyse.»

VI.

Le lendemain, la princesse appela Saint-Julien et s'enferma avec lui dans son cabinet. Elle était occupée de mille projets; elle voulait apporter de notables économies à son luxe, fonder un nouvel hôpital, réduire les richesses d'un chapitre religieux, écrire un traité sur l'économie politique, et mille autres choses encore. Saint-Julien fut épouvanté de tout ce qu'elle voulait réaliser, et il pensa un instant que la vie d'un homme ne suffirait pas à en faire le détail. Néanmoins elle lui posa si nettement les points principaux, elle le seconda par des explications si précises et si lucides, qu'il commença bientôt à voir clair dans ce qu'il avait pris à l'abord pour le chaos d'une tête de femme. Lorsqu'elle le renvoya, elle lui confia une besogne assez considérable, qu'il eut à lui rendre le lendemain et dont elle fut contente, bien qu'elle y fît de nombreuses annotations.

Plusieurs mois furent employés à dresser et à préparer ce travail. Durant tout ce temps, la princesse fut enfermée dans son palais; les fêtes et les réceptions furent suspendues; les rues furent silencieuses, et les façades ne s'illuminèrent plus de l'éclat des flambeaux. Quintilia, vêtue d'une longue robe de velours noir, et relevant ses beaux cheveux sous un voile, sembla oublier la parure, le bruit et le faste, dont elle était ordinairement avide. Plongée dans de sérieuses études et dans d'utiles réflexions, elle ne se permettait pas d'autre délassement que de fumer le soir sur une terrasse avec ses intimes confidents, à savoir: le page, le secrétaire intime et la Ginetta. Quelquefois elle se promenait avec eux en gondole sur la jolie petite rivière appelée Célina, qui traversait la principauté; mais la gaieté folâtre était bannie de leurs entretiens. Ses projets du lendemain, ses travaux de la veille, la mettaient dans un rapport immédiat et continuel avec Saint-Julien. La familiarité qui en résulta avait quelque chose de paisible et de fraternel, qui était mieux que de l'amitié, et qui cependant ne ressemblait pas à l'amour. Du moins Julien le croyait; mais son âme était dominée, toutes ses facultés absorbées par une seule pensée. Si les heures où la princesse l'exilait de sa présence n'eussent été assidûment remplies par le travail qu'elle lui imposait et par les courts instants de repos qu'il était forcé de prendre, elles lui eussent semblé insupportables. Mais dès son réveil, il se rendait près d'elle et ne la quittait plus que le soir. Elle prenait ses repas avec lui, des repas courts et presque napoléoniens. Si quelquefois elle se reposait de ses fatigues intellectuelles par quelques idées plus douces, elle y associait toujours son jeune protégé. Elle l'entretenait des arts, qu'elle chérissait et dont il avait le vif sentiment; elle écoutait avec intérêt quelques douces et naïves poésies dont le jeune homme s'inspirait auprès d'elle, ou bien elle lui parlait des bienfaits d'une vie laborieuse et réglée, des charmes d'une amitié chaste et sainte. Saint-Julien l'écoutait avec délices, et, à voir son front serein, son regard maternel, il oubliait qu'une passion orageuse ou fatale pût naître auprès d'une telle femme; il se persuadait être arrivé au terme du plus beau vœu qu'une âme noble puisse faire; il croyait avoir atteint pour toujours un bonheur sans mélange et sans remords. Quelquefois, il est vrai, lorsqu'il se retrouvait seul au sortir de ces douces causeries, sa tête s'enflammait, son cœur battait précipitamment, son émotion devenait une souffrance vague; mais un sentiment pieux succédait à ces agitations. Il remerciait Dieu de l'avoir tiré d'une condition douloureuse pour le combler de telles joies, il versait des larmes, il prononçait le nom de Quintilia et l'associait au nom de Marie, la Vierge des cieux. Quand il avait soulagé son cœur dans ces extases, il reprenait avec ardeur la tâche que sa souveraine lui avait confiée, et se livrait par anticipation au plaisir de mériter et d'obtenir ses éloges et ses remerciements.

Entièrement séparé de l'entourage extérieur de la princesse, il n'avait de relations qu'avec Galeotto et la Ginetta. Son caractère timide et un peu fier, ses occupations sérieuses et soutenues, et surtout le sentiment de bien-être intérieur qui lui rendait tout épanchement inutile, s'opposaient à toute communication entre lui et le reste des hommes. Il vécut donc dans un tel isolement de tout ce qui n'était pas Quintilia, qu'il savait à peine les noms des personnes qu'il rencontrait dans l'intérieur du palais. Et pourtant une passion, réelle, dévorante, à jamais tenace, s'allumait en lui à son insu, à l'ombre de cette confiance dangereuse. L'imagination de ce jeune homme était si pure, il avait si peu connu l'amour, qu'il ne croyait pas à ses tourments et les éprouvait sans les reconnaître.

Six mois s'étaient écoulés ainsi. Un soir, le travail se trouva terminé. La princesse avait été tout ce jour-là plus grave et plus réfléchie que de coutume. Elle traça de sa main une dernière page à la fin du registre que Julien venait de lui présenter. Pendant qu'elle l'écrivait, Ginetta, qui s'était introduite sans bruit dans l'appartement, attendait avec une sorte d'anxiété qu'elle eût fini; son œil noir et mobile interrogeait impatiemment tantôt la porte où Julien aperçut un pan du manteau de Galeotto, tantôt le front assombri et le sourcil plissé de la princesse. Enfin, la princesse posa sa plume d'un air distrait, cacha sa tête dans ses mains, reprit la plume, joua un instant avec une tresse de ses cheveux qui s'était détachée, puis tressaillit, traça précipitamment quelques chiffres, signa le registre, le ferma et le poussa loin d'elle. Puis, tenant toujours sa plume, elle se leva, se tourna vers Ginetta et la planta dans une grosse touffe de ses cheveux noirs. La soubrette fit un cri de joie. «Est-ce enfin terminé, Madame? s'écria-t-elle; votre belle main va-t-elle quitter la plume et reprendre le sceptre et l'éventail? Sommes-nous arrivés au bout de ce pâle carême? le plaisir va-t-il briser la pierre du cercueil où vous l'avez enseveli? me permettrez-vous de jeter au vent cette vilaine plume que vous venez de mettre dans mes cheveux, et qui me semble peser comme du plomb?

—Fais-en un auto-da-fé, répondit Quintilia, je ne travaillerai plus cette année.

—Vive la liberté! s'écria Galeotto en entrant d'un bond. Au risque d'être grondé, il faut que je vienne mettre un genou en terre devant ma souveraine, et que je la prie de briser les cercles de fer de son écuyer.

—Reprends ton vol, mon beau papillon, dit la princesse en l'embrassant au front.

—Par la Vierge! dit le page en se relevant, il y avait plus de six mois que Votre Altesse n'avait fait cet honneur à son pauvre nain. Nous voici tous sauvés; nous renaissons, nous dépouillons nos chrysalides, nous ressuscitons. Alleluia.

—Brûlons la maudite plume! dit Ginetta.

—Non, dit le page en s'en emparant. Attachons-la à la barrette de monsieur le secrétaire intime, et jetons tout dans la Célina, le pédant et son encre, l'ennui et les registres.

—Non pas, dit la princesse; à votre tour, respectez le travail, la réflexion, l'économie. Mon bon Giuliano, nous nous retrouverons tête à tête dans la poussière des livres. Aujourd'hui, reposons-nous, quittons nos habits noirs. Rions avec ces enfants, redevenons jeunes. Page, fais illuminer le fronton de mon palais. Toi, Ginetta, rends la liberté à ma chevelure, et enlève cette dernière tache d'encre à mon doigt.»

La Ginetta frotta les mains de la princesse avec de l'essence de citron. Le page ouvrit les fenêtres et donna en criant des signaux à la cantonade; puis il entraîna Julien sur la terrasse, et lui remettant un magnifique bouquet de fleurs:

«Portez-le à Son Altesse, lui dit-il, mettez-vous à ses pieds, et tâchez qu'elle ait pour vous un doux regard. Quittez surtout cet air consterné. De quoi vous étonnez-vous? Pensez-vous que nous étions convertis pour jamais, et que tout irait toujours selon vos goûts et vos idées? Mais apprenez à connaître l'amitié. Je pourrais me venger aujourd'hui de tout l'ennui que vous m'avez causé; je veux, au contraire, vous aider à ressaisir votre crédit qui chancelle.

—Vraiment, je vous jure que je ne comprends pas, reprit Julien en prenant le bouquet machinalement.

—Allez, allez! cria le page en le poussant. Si vous êtes habile, ne perdez pas le temps et l'occasion, car voici le tourbillon qui nous enveloppe et le sabbat qui commence.»

Les accords de cent instruments montaient en effet dans les airs, et déjà des pétards et des fusées volaient par les rues.

—Qu'est-ce donc que tout ce bruit? dit Julien.

—C'est mon ouvrage, dit Galeotto d'un air enivré; c'est ce qui doit sauver ou perdre bien des flatteurs, faire voler les uns comme des aigles, barboter les autres comme des oisons.»

Saint-Julien, poussé par les épaules, approcha de la princesse d'un air gauche et confus.

Elle était déjà transformée en une autre femme que celle qu'il voyait depuis six mois. Elle avait les cheveux parfumés, le front couvert de diamants de sept couleurs, une folle et magnifique parure. Son corps avait changé d'attitude et sa figure d'expression. Elle était sans contredit beaucoup plus jeune, plus belle et plus séduisante qu'avec sa robe noire et son air pensif. Mais Saint-Julien l'avait aimée beaucoup mieux ainsi, et maintenant elle l'effrayait comme autrefois; ses doutes évanouis longtemps se réveillaient, sa confiance et sa joie pâlissaient à mesure que la beauté de Quintilia s'illuminait d'un éclat plus vif.

Je me nomme Galeotto degli Stratigopoli...
Je me nomme Galeotto degli Stratigopoli...

«Un genou en terre, lui dit le page à l'oreille, et tâchez de baiser sa main.»

Julien crut qu'on le persiflait; peu s'en fallut qu'il n'accusât Quintilia d'être complice d'une mystification préparée contre lui. Il se laissa tomber à demi sur le carreau de velours qui était à ses pieds, et, tout palpitant, il leva sur elle un regard qui semblait être un triste et doux reproche. Mais, au lieu de le railler, comme il s'y attendait, Quintilia lui prit la main.

«Eh quoi! des fleurs à la main de Giuliano! lui dit-elle avec gaieté; mais je crois que le monde est bouleversé, et tu m'apportes précisément les fleurs que j'aime, la rose turque et la pompadoura qui enivre! Donne, donne, Giuliano. Toi aussi, tu veux donc te rajeunir et te retremper! Bien, mon fils; faisons-leur voir que le travail ne nous a pas rendus stupides, et que nos esprits ne sont point émoussés comme nos plumes.»

Quintilia, en disant ces folles paroles, embrassa son secrétaire intime sur les deux joues. C'était la première fois, et il s'y attendait si peu, que sa tête se troubla, et il lui fut impossible de comprendre ce qui se passait autour de lui.

Un feu d'artifice fut tiré sur l'eau, et un grand souper, qui sembla improvisé, mais que Galeotto et Ginetta tenaient prêt depuis longtemps, prolongea la fête assez avant dans la nuit. Saint-Julien suivit d'abord machinalement Quintilia; il était encore sous l'impression délirante de ce baiser: il ne songea qu'à la trouver belle dans sa nouvelle parure, gracieuse et spirituelle avec ceux qui venaient la complimenter. Mais peu à peu cet entourage de courtisans qu'il avait perdu l'habitude de voir se placer entre elle et lui, ce bruit qui ne lui permettait plus d'être seul entendu, ce mouvement qui semblait enivrer Quintilia, lui devinrent odieux. Il fut souvent tenté de quitter cette cohue et d'aller s'enfermer dans sa chambre. Un sentiment de jalousie inquiète et chagrine le retint auprès de la princesse.

Que suis-je donc? s'écria Julien...
Que suis-je donc? s'écria Julien...

VII.

«Mon ami, lui dit Galeotto le lendemain matin, vous avez été souverainement ridicule hier soir.

—Et pourquoi donc?

—Triste, pâle, et l'air consterné! Prenez garde à vous. La princesse est en humeur de se divertir: si vous ne vous amusez pas, vous êtes perdu.

—Perdu! dit Saint-Julien. Comment et pourquoi?

—Pourquoi?..... parce que vous l'ennuierez, mon ami. Comment? parce qu'elle oubliera jusqu'à votre nom.

—Où sommes-nous, mon Dieu? dit Julien en passant sa main sur ses yeux, dans un sentiment d'invincible tristesse. Est-ce un rêve que je fais? Tout est-il donc si changé depuis douze heures!

—Vous ne connaissez pas le monde, reprit le page; vous ne savez pas qu'il faut ne compter sur rien, être préparé à tout, et posséder vingt habits dans son magasin pour être toujours prêt à changer avec ceux qui changent.

—Mais expliquez-moi Quintilia; que m'importent les autres?

—Quintilia! dit le page en baissant la voix. Que je vous explique cette femme, moi!... Eh! mon ami, j'ai seize ans! Je ne manque pas d'intrigue, d'ambition et d'une certaine intelligence; je vois, j'entends; je n'essaie pas de comprendre; j'obéis, je devine ce qu'on va me commander: il me semble que c'est quelque chose pour mon âge. Mais trouver la raison de ce que je vois, de ce que j'entends et de ce que je fais, c'est plus qu'il n'appartient à mon inexpérience et à ma jeunesse. C'est vous, monsieur le philosophe, qui devriez me donner la clé des énigmes autour desquelles je tourne comme une folle planète, sans savoir où me mène mon soleil.

—Je ne vous demande qu'une chose, dit Saint-Julien en fixant ses grands yeux tristes sur les yeux malins et brillants de Galeotto. Je vois bien qu'il y a en elle deux femmes distinctes, une vraie et une artificielle; une qui est née ce qu'elle est, une autre que les hommes et le siècle ont formée: laquelle des deux est l'œuvre de Dieu?»

Le page eut sur les lèvres une contraction nerveuse, comme s'il allait dire un mot cynique. Saint-Julien devina les deux syllabes qui erraient sur cette bouche moqueuse, et un frisson douloureux lui passa de la tête aux pieds. Mais le page se levant aussitôt et changeant de manière et de langage avec cette facilité de courtisan qui était innée en lui:

«Votre question n'a pas le sens commun, mon ami, lui dit-il en se promenant dans la chambre d'un air grave. Le sentiment et la métaphysique vous ont troublé le jugement. Est-ce que nous sommes nés quelque chose? C'est bien assez d'être nés gentilshommes, canaille ou prince. Ce n'est pas Dieu qui préside à ces distinctions; et pour notre caractère, c'est l'éducation et le hasard qui s'en mêlent. Si j'étais phrénologiste, je vous dirais quelles bosses du crâne de Son Altesse nécessitent la contradiction que vous voyez en elle; mais, n'étant qu'un ignorant, j'aime mieux admirer ses cheveux noirs et recevoir sur mon pauvre front étroit et borné le baiser d'une bouche ducale.»

En se rappelant le baiser qu'il avait reçu, Saint-Julien frémit, et devint tour à tour rouge et pâle. Le page s'en aperçut, et, s'arrêtant devant lui les bras croisés sur sa poitrine:

«Mon ami, lui dit-il, tu es amoureux; tu es perdu!

—Amoureux! dit Julien troublé; non, je ne le suis pas. J'aime ma souveraine avec vénération, avec...

—Tais-toi, tu extravagues, reprit Galeotto. Nous ne sommes plus au temps de la chevalerie. Aujourd'hui un gentilhomme, et même un pâtissier, peut épouser une princesse. Tu es amoureux, mais tu es fou.

—Épargnez-moi vos railleries, Galeotto...

—Non, je ne raille pas. Hier, quand vous avez reçu ce baiser sur les joues, vous avez failli vous trouver mal. Pour un homme qui ne voudrait que parvenir, c'eût été d'un effet excellent. Ces timidités-là ont plus de succès ici que les fatuités de Lucioli. Ce n'est pas vous qu'on mariera à une duègne, et qu'on enverra prendre l'air à la campagne avec cinquante mille francs de rente et une momie ambulante comme mistress White. Mais c'est vous à qui l'on mettra un collier de vermeil au cou, et qu'on laissera vieillir couché en rond sur un coussin entre la biche tachetée et la levrette blanche.

—Mais quel rôle si important jouez-vous donc vous-même ici? dit Saint-Julien un peu piqué.

—Aucun, dit le page; mais je ne suis pas amoureux; et quand on me baise au front, je n'oublie pas que je suis un jouet, un petit animal domestique, un enfant condamné à ne pas grandir. Alors, en attendant que je sois homme et qu'on s'en aperçoive, je rends à la Ginetta les baisers qu'on me donne. Fais comme moi, Giuliano, Ginetta est une belle et bonne fille.»

Saint-Julien eut comme un éblouissement, et s'appuyant sur le bras de son fauteuil.

«Ô mon Dieu! s'écria-t-il avec angoisse, où m'avez-vous conduit? dans quel antre de corruption m'avez-vous jeté?»

Galeotto répondit par un éclat de rire à cette mystique apostrophe.

Le naïf Julien le regardait avec surprise et avec une sorte de terreur. Élevé aux champs, plein d'innocence et de candeur, il ne pouvait comprendre la précoce dépravation de cet enfant de la civilisation.

«Si jeune et si beau! continua-t-il en le regardant avec une sincérité de douleur qui augmenta la gaieté du page; avec un front si pur et tant de grâce, être déjà si sec, si froid, si raisonneur! Avoir déjà vaincu l'amour, et l'enthousiasme, et les sens! avoir arrangé toute sa vie pour l'ambition, et n'avoir ni jeune cœur ni folle imagination qui vous détourne du chemin! Quoi! pas même amoureux de la Ginetta! Moqueur et méprisant sous les lèvres de celle-ci, méfiant et froid sous les lèvres de l'autre!... Qu'aimez-vous donc, qu'aimerez-vous, vieillard de seize ans?

—J'aimerai, dit le page, j'aimerai l'argent et le pouvoir: l'argent, pour avoir de bons chevaux, de riches habits, et des femmes dont je ne serai pas forcé d'être amoureux au point de me brûler la cervelle en cas d'abandon; de ces femmes qui ont tout juste assez d'esprit pour nous donner un instant d'ivresse, seul bien que la femme puisse promettre et tenir, menteuse et lascive qu'elle est de sa nature; le pouvoir, pour humilier les fourbes et les sots qui me flattent et me haïssent, pour jeter dans la poussière les faces orgueilleuses qui se baissent pour me regarder. Oui, oui, l'argent et le pouvoir: tout homme qui n'est pas imbécile ou fou doit viser à cela et mépriser le reste.

—De qui tenez-vous ce principe? dit Saint-Julien. Est ce de vous-même, est-ce de Quintilia?

—Oh! toujours à cheval sur votre idée fixe! Que m'importe Quintilia? Croyez-vous que je veux pourrir dans ce misérable cabotinage de royauté? Croyez-vous que cette parodie de czarine, et ces ombres de courtisans, et ces forteresses de pain d'épice, et cet appareil militaire qu'on a fait avec de la moelle de sureau et des grains de plomb, et ce palais qui servirait de surtout sur la table d'un banquier, et ces places dont ne voudrait pas le groom d'un pair d'Angleterre; croyez-vous vraiment que tout cela m'attache et me séduise? C'est bon pour vous, vertueux prestolet, qui vous croyez au sommet des grandeurs du monde, et qui prenez le théâtre de Polichinelle pour la Scala ou pour San-Carlo. Moins heureux que vous, je ne sais pas m'abuser ainsi; je sens que l'univers n'est pas trop vaste pour mon activité, et j'étouffe dans ce poêle, où nous chauffons comme de pauvres marrons qu'une femme tire du feu au profit du diable. Allons, Giuliano, suivez votre vocation, et ne vous effrayez pas de la mienne. C'est moi qui devrais m'étonner et me jeter à la renverse, et interroger avec stupeur les étoiles fantasques, à la vue d'une candeur comme la vôtre. C'est vous, mon ami, qui êtes une exception, une rareté, une merveille dans ce siècle de raison et d'égoïsme. Vous êtes peut-être un ange devant Dieu; mais les hommes, à coup sûr, vous montreraient à la foire s'ils savaient ce que vous êtes.

—Que suis-je donc? s'écria Julien, confondu de surprise.

—Voulez-vous que je vous le dise? Vous ne vous en fâcherez pas?

—Non.

—Vous êtes un niais.

—Et Quintilia?

—Je vous le dirai quelque jour si nous nous rencontrons à cent lieues d'ici.»

VIII.

Une grande fête se préparait au palais. Jamais Julien n'avait vu un tel luxe et de si folles dépenses. Personne ne pouvait plus aborder la princesse s'il ne venait l'entretenir de chiffons, de lustres et de musiciens. Le pauvre secrétaire intime, étranger à toutes ces choses, errait pâle et triste au milieu de ce désordre, dans la poussière des préparatifs et dans la cohue des ouvriers. Trois jours entiers s'écoulèrent sans qu'il vît la princesse. Il tomba dans une noire mélancolie et pleura son beau rêve effacé, ses douces illusions perdues. Le matin de la fête, elle se souvint de lui et le fit appeler pour lui remettre le costume qu'il devait porter; elle lui donna gravement les instructions les plus frivoles, lui demanda conseil sur la coupe des manches que Ginetta lui essayait; puis elle oublia sa présence et le laissa sortir sans s'en apercevoir.

Le bal fut magnifique. Grâce à la plus bizarre et à la plus folle des inventions de la princesse, toute la cour représenta une immense collection de papillons et d'insectes. Des justaucorps bigarrés serraient la taille; de grandes ailes d'étoffe, montées sur du laiton imperceptible, se déployaient derrière les épaules ou le long des flancs; et l'on ne pouvait trop admirer l'exactitude des nuances, la forme des accidents, la coupe et l'attitude des ailes, et jusqu'à la physionomie de chaque insecte reproduite par la coiffure du personnage chargé de le représenter. Le bon abbé Scipione, métamorphosé en sauterelle, gambadait agréablement dans son mince vêtement de crêpe vert tendre. Le pimpant Lucioli, emprisonné dans une écaille bombée de satin marron, et le ventre couvert d'un gilet rayé de noir et de blanc, représentait admirablement un hanneton de la plus grosse espèce connue. La grande et mince marchesa Lucioli, ex-mistress White, était fort brillante sous un long corps de velours noir et de grandes ailes de taffetas jaune rayé de noir. Avec sa longue face pâle, les déchiquetures de ses ailes et sa démarche péniblement folâtre, on l'eût prise pour ce grand papillon nommé Podalyre, qui est si embarrassé de sa longue stature que les hirondelles dédaignent de le poursuivre et le laissent se débattre contre le vent, pêle-mêle avec les feuilles jaunies et dentelées du sycomore. Le beau page Galeotto représentait le charmant papillon Argus; les pierreries de toutes couleurs ruisselaient sur ses ailes de velours bleu tendre, doublées d'un satin nuancé de rose, d'abricot et de nacre. La Ginetta portait un corselet d'azur rayé de noir; elle était coiffée de ses cheveux bruns relevés en grosses touffes sur ses tempes. Belle avec sa tête large et plate, mince dans son corsage étroit, folâtre sous ses transparentes ailes de crêpe bleu, elle offrait le plus beau type d'agrillon-demoiselle qu'on eût vu depuis longtemps. Quant à Julien, on l'avait déguisé en antyope, avec des ailes de velours noir frangées d'or.

C'était la princesse elle-même qui avait présidé au choix et à la distribution de tous ces costumes. Elle avait consulté vingt savants et compulsé tous les traités d'entomologie de sa bibliothèque pour arriver à une perfection capable de donner le délire de la joie au plus grave de tous les professeurs d'histoire naturelle. Elle avait assorti chaque rôle, ou au moins chaque couleur, au caractère ou à la physionomie de chaque personnage. On voyait autour d'elle de belles Vénitiennes déguisées en guêpes, en noctuelles, en piérides; de brillants officiers convertis en cerfs-volants, en capricornes, en sphinx. On vit plusieurs jeunes abbés en fourmis et le majordome en araignée. Ou admira beaucoup le sphinx Atropos. La manthe précheresse eut un plein succès, et les femmes jetèrent des cris d'épouvante à l'aspect du grand bousier sacré des Égyptiens.

Mais parmi ces cohortes aériennes, Quintilia se distinguait par la richesse et la simplicité de son costume. Elle avait choisi pour emblème le blanc phalène de la nuit. Sa robe et ses ailes de gaze d'argent mat tombaient négligemment le long de sa taille. Elle avait pour coiffure deux marabouts blancs qui, s'abaissant de son front sur chacune de ses épaules, représentaient fort agréablement deux antennes moelleuses.

Les salles étaient tapissées et jonchées de fleurs; des échelles de soie, cachées dans des guirlandes de roses, étaient tendues le long des murs ou suspendues aux voûtes. Les plus hardis grimpaient sur ces frêles soutiens, se tenaient accrochés, les ailes pliées, au-dessous des plafonds, se balançaient entre les colonnes, ou s'élançaient de l'une à l'autre en agitant leurs ailes diaphanes. C'était un spectacle vraiment magique, et dont la nouveauté enivra Saint-Julien un instant. Mais des angoisses inattendues l'arrachèrent bientôt à ces naïves satisfactions. Quintilia, entourée d'hommages et de vœux, se livrait au plaisir d'être admirée avec tant de jeunesse et d'enivrement que Saint-Julien crut ne plus pouvoir douter de l'erreur où six mois de retraite et de bonheur calme l'avaient plongé. «Insensé! se dit-il, comment ai-je pu croire que cette femme avait autre chose dans le cœur que la vanité de son sexe et l'orgueil de son rang? comment ai-je pu m'abuser à ce point sur la galanterie et le désordre qui règnent ici? Quel plaisir a-t-elle pris à me duper et à se duper elle-même sur de prétendus projets philanthropiques, sur les hautes ambitions d'une âme généreuse, lorsque le plus ardent de ses vœux, la plus enivrante de ses joies, c'est une fête ruineuse et le fade hommage des cours!»

Et malgré ces tristes réflexions, il la suivait avec anxiété; il épiait tous ses regards, il se glissait à son insu sur tous ses pas. Lorsqu'elle semblait s'occuper d'un homme plus que d'un autre, son cœur battait, sa tête s'égarait, il était prêt à faire une scène ridicule; puis il s'arrêtait pour se demander compte de ses propres agitations et pour s'effrayer de ressentir l'amour en même temps que l'aversion.

Dans le mouvement d'une valse, la coiffure de la princesse s'étant un peu dérangée, elle s'esquiva et entra dans ses appartements pour la réparer. Elle ne voulut pas appeler à son secours Ginetta, qui était emportée par la danse au fond des salles du bal. Elle se retira donc seule et sans bruit dans son cabinet de toilette; mais au moment d'en fermer la porte, elle vit derrière elle une pâle figure: c'était Saint-Julien qui l'avait suivie. Dans le délire de son chagrin, il s'était imaginé lui voir échanger un signe avec Lucioli, et il avait perdu la tête.

«Et que veux-tu, Giuliano? lui dit-elle avec surprise; tu sembles triste ou malade! As-tu quelque chose à me dire? Que puis-je faire pour toi?

—Je vous dérange, Madame, répondit-il d'une voix entrecoupée; ordonnez-moi de vous laisser seule.

—Non, reprit-elle avec une parfaite insouciance, assieds-toi sur ce divan pendant que je vais raccommoder ma plume; et si tu as quelque confidence à me faire, je t'écoute.»

Julien s'assit et garda le silence. Quintilia, debout devant son miroir et lui tournant le dos, refit sa coiffure tranquillement. Quand elle eut fini, elle pensa à lui et le regarda dans sa glace. Il était prêt à se trouver mal.

Elle vint droit à lui, et lui prenant la main avec une assurance qui semblait partir de la bonté de son cœur au moins autant que de la hardiesse de son caractère: «Tu as quelque chose, lui dit-elle, tu souffres, tu es malade ou malheureux, lequel des deux? Parle, je suis ton amie, moi.»

Saint-Julien pencha son visage sur les belles mains de Quintilia et les couvrit de larmes.

«Tu es amoureux, lui dit-elle en les lui pressant avec affection.

—Oh! Madame!

—Oui, n'est-ce pas?

—Eh bien! oui!

—De qui?

—Je n'oserais jamais...

—C'est de la Ginetta?

—Non, Madame.

—Alors c'est de moi?

—Oui, Madame.

—Et bien! tant pis pour toi, répondit-elle avec un geste d'impatience voisin de la colère; tant pis pour nous deux!»

Saint-Julien crut l'avoir blessée dans l'orgueil de son rang. «Pardonnez-moi, lui dit-il, je suis un sot et un insolent. Vous allez me chasser; mais je préviendrai vos ordres à cet égard: tout ce que j'aurais osé désirer était un mot de pitié avant de perdre pour jamais le bonheur de vous voir.

—Eh! mon Dieu, tu ne sais ce que tu dis, Saint-Julien. Je ne te chasserai pas, et si tu pars, ce sera bien contre mon gré. Tu me crois offensée, tu te trompes. Si je t'aimais, je te le dirais; et si je te le disais, je t'épouserais.»

Saint-Julien fut tout étourdi de ce discours, et faillit se frotter les yeux comme un homme qui vient de rêver. Mais il sentit aussi tout ce que cette franchise avait de mortifiant pour lui. Il baissa les yeux et balbutia quelques paroles.

«Allons, ne prends pas cet air désespéré. Vois-tu, Julien, tous les jeunes gens sont fats ou romanesques. Tu n'es pas fat, mais tu es romanesque; tu te crois amoureux de moi, tu ne l'es pas. Comment le serais-tu? tu ne me connais pas.

—Eh bien, Madame, s'écria Saint-Julien, vous avez raison en ceci; je ne vous connais pas, et si je vous connaissais, je serais ou radicalement guéri ou décidément incurable. Je vous aimerais au point de me brûler la cervelle, ou je vous haïrais assez pour vous fuir sans regret. Mais le fait est que je ne sais point qui vous êtes, et l'incertitude où je vis me dévore. Tantôt je vous prie dans le secret de mon cœur comme un ange de Dieu, et tantôt... oui, je vous dirai tout, tantôt je vous compare à Catherine II.

—Sauf les meurtres, les empoisonnements et autres misères semblables, qui, après tout, ne constitueraient pas une grande différence, dit la princesse avec une froide ironie.» Alors, prenant son éventail de plumes, elle s'assit en ajoutant avec un calme dérisoire: «Continuez, monsieur le comte, j'écoute votre harangue.»

—Raillez-moi, méprisez-moi, dit Julien au désespoir, vous avez raison; traitez-moi comme un fou, je le suis. Et que m'importe votre colère? que m'importe votre mépris? Au moment de vous perdre à jamais, et ne risquant plus rien, je puis bien tout vous dire.

—Dites, Julien, répondit-elle tranquillement.

—Eh bien, je vous dirai, Madame, que cela ne peut pas durer et qu'il faut que je parte. Vous me traitez avec confiance, et je n'en suis pas digne; vous m'accablez de bontés, et je suis ingrat. Au lieu de me borner à vous servir et à vous chérir en silence, je m'inquiète de toutes vos actions. Je vous soupçonne des plus infâmes turpitudes, je vous épie comme si j'étais chargé de vous assassiner. Je questionne vos gens, j'interroge vos regards, je commente vos paroles, je hais votre parure; je voudrais tuer tous ceux qui vous admirent. Je suis jaloux, jaloux et méfiant! Moquez-vous! oh! oui, moquez-vous! Je me moque de moi-même bien plus amèrement que personne ne le fera. Depuis trois jours surtout je suis fou, complètement fou. Je suis à chaque instant sur le point de vous adresser des reproches et de vous demander compte de mes tourments! Moi à vous! moi, votre valet!... Madame, je sais que je suis votre valet...

—Vous prenez trop de peine, interrompit la princesse. Je ne pense pas à vous humilier, ces moyens sont bons pour qui n'en a pas d'autres. Vous n'êtes point mon valet, Monsieur, et vous ne le serez jamais. Je croyais m'être expliquée assez clairement tout à l'heure à cet égard. D'ailleurs, quand même vous le seriez, il y aurait un cas où vous auriez le droit de me parler comme vous le faites. Savez-vous lequel?

—Dites, Madame, je n'ai plus peur: je suis perdu!

—Je vous le dirai sans colère et sans mépris. Ce cas, Julien, c'est celui où je vous aurais encouragé pendant seulement... combien dirai-je? cinq minutes?... Est ce trop?

—Votre moquerie est sanglante, Madame, et je l'ai méritée! Non, vous ne m'avez pas encouragé pendant cinq minutes; vous ne m'avez pas adressé un regard, pas une syllabe qui m'ait donné droit d'espérer...

—À moins que vous n'ayez pris pour des preuves de mon amour ou pour des avances de ma coquetterie les attentions et les soins d'une honnête amitié, les témoignages d'une loyale estime... On m'avait souvent dit que les femmes au-dessous de cinquante ans n'avaient pas le droit d'agir comme je le fais; que la franchise ne leur servait à rien; que leur témoignage n'était pas reçu devant la prétendue justice du bon sens: j'en avais fait l'expérience... mais avec qui? avec des sots et des lâches. Je vous prenais pour un homme capable de me juger.

—Madame, Madame, vous êtes injuste! Vous m'avez interrogé d'un ton d'autorité, vous avez été au-devant de mes aveux. Tout mon tort est donc de n'avoir pas menti quand vous m'avez dit tout à l'heure: Si tu es amoureux, c'est de moi.

—Votre tort n'est pas de me le dire, Julien, mais c'est de l'être.

—Croyez-vous donc que de tels sentiments se commandent?

—Peut-être! si j'étais homme, je serais l'ami de Quintilia. Je la comprendrais, je la devinerais, et je l'estimerais peut-être!...

—Eh bien! laissez-moi vous comprendre, dit Julien en se jetant à genoux sans s'approcher d'elle, et peut-être pourrai-je être votre ami en même temps que votre sujet.

—Monsieur le comte, dit la princesse en se levant, je ne rends compte de moi à personne. Depuis longtemps j'ai appris à mépriser l'opinion des hommes. N'avez-vous pas lu la devise de mon blason: Dieu est mon juge

Elle sortit, et Julien, toujours à genoux, resta atterré à sa place.

IX.

Quand il fut revenu de sa première consternation, il tomba dans le désespoir; et cachant son front dans ses mains:

«Malheureux fou! s'écria-t-il, est-il possible que tu aies fait ce que tu as fait, et dit ce que tu as dit! Comment! c'est toi qui es là dans le cabinet de toilette de la princesse? Qui t'a amené ici? comment as-tu osé? au milieu de quel vertige as-tu trouvé tant d'insolence, et où as-tu pris tout ce que tu as dit d'orgueilleux et d'insensé? Quoi! voici le dénouement d'une vie si belle, d'un bonheur si grand? Tu as été pendant six mois le roi du monde, et te voilà méprisé, chassé!... ou, ce qui sera pire encore, toléré peut-être comme un écolier ridicule, comme un cuistre sans conséquence, relégué parmi les subalternes au-dessus desquels on t'avait élevé! Ah! partons, partons! fuyons ces angoisses, ces incertitudes sans fin, ces doutes cuisants...» En parlant ainsi, il restait cloué à sa place et pleurait comme un enfant.

«Tu t'affectes trop, lui dit tranquillement Galeotto, qui était entré sans qu'il s'en aperçût et qui l'écoutait divaguer. Je t'apporte déjà une meilleure nouvelle. Son Altesse te défend de sortir du palais, et t'ordonne de venir lui parler dans sa chambre demain après le bal.

—Quoi! s'écria Saint-Julien, elle t'a dit!...

—Ce que je te dis, rien de plus. Mais il me semble que c'est assez clair pour que je sache tout ce qui s'est passé. Tu as risqué la déclaration. Eh bien! tu n'as pas eu tort. Qui sait? ta bonne foi peut te servir plus que l'esprit des autres. Qu'as-tu à me regarder d'un air effaré? Son Altesse s'est fâchée sérieusement, à ce qu'il paraît. Cela vaut mieux, après tout, que le calme de la raillerie; elle avait l'air sombre en rentrant au bal, et, bien qu'elle se soit mise tout de suite à danser avec le duc de Gurck, la danse a langui pendant trois minutes; on se battait les flancs pour avoir l'air de ne pas voir le front courroucé de la souveraine, mais le fait est que personne ne pouvait en détourner les yeux. Oh! les princes sont un centre d'attraction magnétique! Être prince, c'est magnifique, en vérité! Il n'y a qu'une chose que j'aime mieux, c'est d'être page et d'en rire!...»

Saint-Julien ne l'écoutait pas. Galeotto le prit par le bras et l'entraîna dans les jardins.

«Écoute, lui dit-il quand ils furent seuls ensemble, je suis ton ami et veux te servir. Es-tu réellement amoureux?

—Moi, dit Saint-Julien moitié par fierté, moitié par délire, je ne le suis pas! Comment peut-on être amoureux d'une femme qu'on ne connaît pas!

—Oh! bien! j'aime à t'entendre parler ainsi. En ce cas tu as des idées plus saines que je ne pensais; mais à quoi vises-tu ici? quoi qu'il t'arrive, cela ne peut pas te mener bien loin. Personne n'a fait son chemin avant toi, et tu ne le feras pas non plus.

—Explique-toi, au nom du ciel!...

—Tu veux être l'amant de la princesse?»

Saint-Julien fit un geste d'horreur que le page ne vit pas.

«Tu veux, continua-t-il, régner sur ce petit domaine, commander à ces petits grands seigneurs? C'est peu de chose; mais encore c'est mieux que rien, et, pour un bachelier gentillâtre, cela peut sembler assez joli pendant quelque temps. Eh bien! prends garde; car il y a dix à parier contre un que tu ne régneras ici sur rien et sur personne. On peut plaire, mais non gouverner; on peut remonter fièrement le col de sa cravate; mais à quoi bon si l'on a quelque chose de plus dans la tête qu'un frivole amour! Avec cette femme il n'y a pas d'avancement possible; on n'est jamais que son amant, c'est-à-dire son très-humble serviteur. C'est à toi de savoir si tu veux consacrer tant de soins et de peines à ce résultat où bien d'autres t'ont devancé, où bien d'autres te succéderont.»

Ce discours refroidit tellement l'imagination du pauvre secrétaire intime, qu'il se sentit incapable de parler le même langage que Galeotto. Il espéra s'éclairer enfin en feignant de partager ses idées.

«Il faut, avant de te répondre, que je réfléchisse, répliqua-t-il. Mais, pour réfléchir à coup sûr, il me faudrait des renseignements historiques plus détaillés que ceux que j'ai. Peux-tu me les fournir, et le veux-tu?

—Oui, car j'ai pitié de ton embarras; et si tu me trahis quelque jour, j'aurai ma revanche: je tiens ton secret.»

Saint-Julien frémit de la situation où sa dissimulation le plaçait; néanmoins il continua.

«Eh bien, dit-il, raconte-moi un peu la vie de madame Cavalcanti.

—Pour cela, non!

—Comment, tu refuses?

—Je me récuse, je ne sais rien, et personne ne sait rien, si ce n'est la Ginetta; encore j'en doute. Ou la bouche de cette fille est un cercueil, ou bien la princesse jette au feu tous ses bonnets dès qu'elle leur trouve l'air de savoir ses pensées. Je te dirai tout ce que je sais, et ce ne sera pas long. Je te dirai tout ce que je présume, et ce sera logique. Elle fut mariée à douze ans par procuration, et devint veuve sans avoir jamais vu la figure de son mari. Ce fut heureux pour elle: il était laid et sot. Le gentilhomme chargé d'épouser la princesse par procuration s'appelait Max tout court. Il était bâtard de je ne sais quel roitelet d'Allemagne. Il avait douze ans comme la princesse. Ce fut une cérémonie plaisante, à ce qu'on dit. Les deux enfants étaient, à ce que raconte emphatiquement l'abbé Scipione, chamarrés d'ordres de tous les pays, de diamants et de broderies; graves comme des portraits de famille, beaux comme des anges, à ce que prétend mistress White. Ils jouèrent à la poupée en sortant de l'église et mangèrent des bonbons pendant tout le bal. Je ne sais par suite de quels arrangements diplomatiques le bâtard Max passa trois ans à la cour de Cavalcanti. Au bout de ce temps il fut banni et presque chassé con furore par les parents de la princesse. Mais la princesse, devenue veuve et orpheline...

—Rappela Max? dit Julien.

—Pas du tout, elle l'oublia, et aima je ne sais lequel de ses pages; dans ce temps-là les pages étaient en faveur apparemment. Oh! les temps sont bien changés! Ensuite, ensuite, que sais-je! qui n'aima-t-elle pas!» Galeotto garda le silence un instant, puis il ajouta: «Penses-tu qu'elle ait jamais aimé quelqu'un?

—Je deviendrai fou, dit Julien; ou plutôt je le suis déjà, car il me semble que les autres le sont. Galeotto, que faut-il que je pense de toi? veux-tu m'insulter? as-tu envie de te battre avec moi? parle!

—Vive la Vierge! qu'est-ce que nous avons donc bu? dit Galeotto; nous sommes tous ivres-morts, et nous extravaguons d'une manière déplorable. Laisse-moi rassembler mes idées, qui s'envolent comme des flocons de duvet au souffle de tes paroles. Que t'ai-je dit? ce que je pouvais te dire. Crois-tu, qu'excepté la Ginetta, il y ait ici quelqu'un qui puisse avoir de meilleurs renseignements que moi? Eh bien! cherche, questionne, regarde, écoute aux portes; et si tu apprends quelque chose, viens m'en faire part; car, moi aussi, je suis curieux, et souvent je suis vraiment en colère de ne pouvoir regarder au travers de tous ces réseaux l'espèce de moucherons dont se nourrit l'araignée. Eh bien! je ne vois rien, je ne sais rien; voilà ce que je puis t'affirmer. Ici personne ne parle, par la raison que personne ne pense. On croit aux intrigues de la princesse ou on n'y croit pas: c'est tout un. Personne n'a assez de principes pour apprécier sa vertu, personne n'a assez d'esprit pour profiter de ses vices; car est-elle la plus austère ou la plus perverse des femmes, nul ne le sait, et nous ne le saurons peut-être jamais. De telles femmes devraient être marquées, au front, d'un zéro pour montrer qu'elles sont en dehors de l'espèce humaine, et qu'il faut les traiter comme des abstractions.

—Mais pourquoi? s'écria Julien; pourquoi? pourquoi?

—Parce qu'elles ne disent rien, ne font rien, ne pensent rien et ne sentent rien comme les autres. Ce sont des natures forcées, des intelligences dépravées, des mots détournés de leur sens, des cordes détendues qui n'ont plus de ton appréciable à l'oreille. Ce sont des êtres faussés, des énigmes sans mot, des arabesques diaboliques, des figures comme on en voit dans les rêves d'une digestion pénible ou dans les élucubrations bachiques d'après souper. Ce sont des paysages comme ceux que la gelée applique sur les vitres; on y voit de tout et on n'y voit rien. En un mot, ce ne sont pas des hommes, ce ne sont pas des femmes; ce sont des cuistres.

—Vous avez peut-être raison, dit Saint-Julien étonné.

—Ce sont des êtres, continua le page, qui aiment et qui n'aiment pas; aujourd'hui jouant un rôle, demain un autre; tantôt poètes, tantôt philosophes, tantôt métaphysiciens. Cela n'a pas d'âge, pas de caractère, pas de sexe, et cela se sauve par des prétentions et des singeries de royauté.

—Vous haïssez donc cette femme? dit Saint-Julien.

—Je ne puis ni la haïr ni l'aimer; elle n'existe pas pour moi. C'est une chose, et non une personne; une chose curieuse, bizarre, amusante parfois; c'est une chose couronnée, voilà tout. On s'incline devant le diadème, mais le cerveau ne serait pas bon à gouverner un couvent de petites filles.

—Eh bien, je crois que vous vous trompez; je crois qu'il commanderait bien une armée. C'est là sans doute une femme incapable de tout ce que j'aime dans une femme, mais propre à ce que j'admire dans un homme. Elle est peut-être susceptible d'héroïsme; que nous importe à nous, qui ne sommes ni roi ni généraux?

—Si j'étais général ou roi, reprit le page, je n'en serais que plus absolu dans mon ménage, et je voudrais bien voir que ma sœur, ma maîtresse ou ma mère vint commander à mes soldats ou à mes sujets! Mais, sois tranquille, les hommes maintiendront en bride le beau sexe qui se révolte, et la loi salique deviendra une mesure de sûreté universelle. Je dis mesure de sûreté, parce qu'avec des femmes-rois, quelles qu'elles soient, messalines ou pédantes, on n'est pas bien certain de s'éveiller tous les matins.

—Au moins, avec celle-ci, dit Saint-Julien, effrayé de ce que le page semblait faire pressentir, il n'y a point lieu à de semblables craintes.

—Ne l'as-tu pas trop grièvement offensée aujourd'hui? Saint-Julien, dit le page en baissant la voix, tâche d'obtenir ton pardon, ou plutôt va-t'en; car peut-être...

—Galeotto, parle; est-elle ainsi? prouve-le-moi, et je ne l'aimerai plus, je ne souffrirai plus.

—Je serais franc avec toi si tu l'étais avec moi; mais peut-être ne l'es-tu pas!

—Comment?

—Peut-être me fais-tu parler depuis une heure sur des choses que tu sais mieux que moi?

—Me prenez-vous pour un espion?

—Non; mais je suis sans expérience, moi; je suis né prudent; le peu de choses que j'ai vues dans ma vie n'a pas été propre à me rendre bienveillant. Je n'ose croire à rien; je crains par-dessus tout d'être dupe, et par conséquent ridicule. J'aime mieux arranger tout pour le pire dans mon imagination: si je suis détrompé, alors tant mieux; si je ne le suis pas, j'aurai donc bien fait de me tenir sur mes gardes.

—Ô cœur froid! esprit sombre! dit Saint-Julien; sous cet extérieur gracieux, avec ces joyeuses manières, tant de fiel et de mépris pour tous! Mais en quoi ai je mérité votre défiance? que m'avez-vous vu faire de mal?

—Rien; aussi je ne t'accuse de rien. Seulement, je me dis parfois que tu n'es peut-être pas aussi simple que tu veux le paraître, et que tu affectes de ne rien deviner, afin qu'on t'apprenne tout. Voyons, jure ton honneur, es-tu l'amant de la princesse?

—Sur mon honneur! je ne le suis pas.

—La Ginetta prétend la même chose; mais c'est une menteuse si rusée! Cependant la chose est bien invraisemblable, Julien. Quoi! tu lui as plu si vite; elle t'a ramassé sur le chemin pour ta jolie figure; elle t'a fait souper avec elle à Avignon, le soir même, après avoir envoyé Lucioli je ne sais où; puis elle a marié tout à coup et éloigné d'elle ce pauvre favori, qui depuis un an la suivait partout. Et voilà six mois que vous êtes enfermés ensemble, tête à tête, du matin au soir; et avec ses manières libres, son ton cavalier, son sang-froid cynique, elle t'aurait laissé pâlir et soupirer en vain! Et vos graves travaux (auxquels je ne crois guère) n'auraient pas été interrompus de temps en temps par des épanchements plus doux! Allons, allons, Julien, vous l'avez fâchée aujourd'hui; vous vous serez conduit comme une fille de village avec un officier de garnison: vous lui aurez demandé le mariage... Mais hier, mais ce matin encore, vous sembliez être bien en faveur, et je pensais que j'étais un niais, moi qui vous avais conseillé l'audace. J'ai souvent ri de votre émotion, de votre timidité, Saint-Julien; et peut-être était-ce vous qui, à ces heures-là, vous divertissiez à mes dépens.

—Comment l'aurais-je fait, et pourquoi?

—Pourquoi? parce que je vous ai peut-être laissé prendre une place que j'aurais dû occuper. Voyons, franchement, est-ce que je ne devrais pas être son amant, moi?

—Je vous dirai ce que vous venez de me dire: sais-je si vous ne l'êtes pas?

—Vive Dieu! s'écria le page gaiement, je ne le suis pas! et, mort-Dieu! j'en enrage, ajouta-t-il d'un ton demi-plaisant, demi-colère. Fiez-vous à moi, Saint-Julien, car voici que je m'épanche avec vous; je me laisse, aller jusqu'à me moquer de moi-même.

—Je ne me moquerai pas, dit le bon Julien avec douceur, d'une erreur que j'ai partagée. Vous êtes amoureux aussi de la princesse?

—Moi! non pas, s'il vous plaît; parlez pour vous, je vous en prie.

—Mais vous l'avez été?

—Per Bacco! jamais, que je sache! Amoureux de cette reine de Saba! Quand j'avais douze ans elle me faisait une peur de tous les diables avec ses yeux noirs et son nez aquilin; à présent, elle me donne des nausées d'ennui avec ses affaires d'État, ses conversations esthétiques, ses papillons et son latin. Après cela, elle est jolie femme, et je ne vous blâme pas d'être amoureux d'elle. J'aurais été bien aise d'être son favori, parce que j'aimerais assez faire le petit prince pendant quelque temps; mais elle m'a toujours fait l'honneur de me traiter comme un enfant en sevrage, et, soit mépris, soit affectation, elle s'obstine perpétuellement à rabattre cinq ou six ans de mon âge véritable. J'ai une manière de m'en venger: c'est de la gratifier de cinq ou six ans de trop auprès de tous les étrangers qui me demandent son âge à l'oreille.

—Vous voyez bien cependant, dit le mélancolique Julien, qu'on peut vivre dans son intimité pendant des mois et des années sans être aussi heureux que vous le supposez.

—Oh! la belle preuve! me prenez-vous pour un fat? ne sais-je pas bien qu'en effet je n'ai pas trop l'air d'un homme? Vous commencez à avoir de la barbe au menton, vous! Dieu sait si j'en aurai jamais... Et cependant vous n'êtes pas un roué. Allons, décidément je vous crois: vous n'êtes pas son amant, mais vous voulez l'être.

—J'y renoncerais aisément si vous me disiez tout ce que vous savez.

—Le reste de l'histoire de Max?

—Qu'est-ce donc que le reste de cette histoire?

—C'est, comme tout ce que je sais, un bruit mystérieux, un soupçon vague, rien de plus.

—Mais encore? est-ce que cela aurait rapport aux affreuses idées de meurtre et de poison qui m'ont passé par la tête tout à l'heure en vous écoutant?

—Oui, Julien; ce fut dit-on, une disgrâce un peu plus sérieuse que celle de Lucioli. Mais permettez que je remette ces trois mots à demain; et puisque nous sommes dans la même position à peu près l'un et l'autre, unissons-nous et donnons-nous la main.

—Contre qui? dit Julien.

—Contre l'hypocrisie féminine, répondit Galeotto. Vous êtes amoureux et maltraité; moi, j'étais prétendant, et j'ai été oublié. Il faut que nous sachions si nous sommes sacrifiés à ces butors d'officiers autrichiens qui dansent là-bas tout bottés, ou à ces Parisiens crottés, pour lesquels Son Altesse quitte une fois tous les ans son vaste empire et notre beau climat. Il faut que nous sachions si nous avons affaire à Minerve, la pâle et pédante déesse, ou à l'impure Vénus. Pour moi, je suis outré de tourner en vain depuis des années autour d'un cercle mystérieux que je n'entame jamais d'une ligne sans être aussitôt rejeté d'une ligne en dehors. Je suis furieux de savoir tous les secrets de toilette de la Ginetta, et de n'avoir pu tirer de sa bouche scellée un mot qui apaise ma curiosité. Mais quel rôle est-ce donc que je joue ici? Voilà un joli page! qui ne sait rien, qui ne découvre rien, qui ne se glisse pas par le trou de la serrure comme un lutin, qui ne surprend pas les paroles confiées à l'oreiller, qui ne prélève pas ses droits sur la beauté avant d'introduire l'amant dans le boudoir couleur de rose! Un brillant page, ma foi! qui remet des lettres comme un simple valet, sans savoir si ce sont des ordonnances de police ou des billets doux. Ô siècle! ô abrutissement! Allons, allons, il faut savoir. Jure-moi de me dire tout ce qui t'arrivera. Je te jure de te dire tout ce que je découvrirai.»

Julien, étourdi de son babillage, épuisé de conjectures et ne sachant plus à qui se vouer, jura tout ce que voulut Galeotto et retourna au bal.

X.

Il eut soin de ne pas se montrer devant la princesse, et se contenta de rôder autour de la salle où elle se tenait, tantôt la regardant valser au travers des guirlandes enlacées aux colonnades, tantôt s'enfonçant sous les galeries où les lumières commençaient à s'éteindre, à la suite de quelques groupes mystérieux qui semblaient s'occuper d'affaires plus graves que la danse et la musique. Saint-Julien, transformé volontairement en espion, était triste et mal à l'aise. C'était la première fois qu'il voulait arriver à la connaissance de la vérité par des moyens que sa conscience désavouait. En même temps il trouvait dans l'agitation de la curiosité quelque chose d'aiguillonnant et d'inconnu qui n'était pas sans plaisir.

Il se sentait un peu blessé d'avoir été traité comme un enfant, d'avoir vécu six mois enfermé dans un coin de ce palais, où lui seul peut-être ignorait ce qu'il avait intérêt à savoir. Maintenant il croyait travailler à une belle vengeance, il croyait presque remplir un devoir envers lui-même, en repoussant de toute sa force des convictions qui l'avaient rendu heureux, mais qui peut-être l'avaient trompé. Saint-Julien avait à un degré éminent cette morgue brutale que nous avons tous à l'égard des femmes. Nous ne voulons les estimer qu'autant que le monde les estime, et nous rougirions d'être seuls à leur rendre justice. Chez Julien, la méfiance, propre aux caractères timides et concentrés, et cet orgueil presque monastique qui est comme un revers de médaille chez les hommes austères, ajoutaient une nouvelle force à sa résolution. Sombre, honteux et palpitant, il croyait sortir d'un rêve, et regardait comme autant de choses nouvelles tout ce qui se passait autour de lui. Il ne pouvait entendre murmurer à son oreille une phrase insignifiante sans y chercher un sens profond et une lumière inconnue. Il croyait voir sur tous les visages qui le regardaient une expression de sarcasme ou de mépris. Il fallait qu'il fût étrangement troublé; car rien n'était plus compassé, plus prudent et plus grave que toute cette petite cour imbue de principes d'obéissance passive, et pénétrée des avantages positifs de sa dépendance. Saint-Julien, bien convaincu qu'il ne tirerait aucun éclaircissement de tous ces valets, se mit à observer de près les figures étrangères. Celles-là n'étaient pas moins composées devant la princesse; mais peut-être ces vassaux des autres maîtres se permettaient-ils in petto une manière de voir quelconque sur madame de Cavalcanti.

Saint-Julien avait remarqué, dès le commencement du bal, les assiduités du duc de Gurck, jeune et beau Carinthien qui était arrivé la veille à la résidence, et en l'honneur de qui, se disait-on tout bas, la superbe fête avait été ordonnée. Il remarqua depuis, que la faveur du duc pâlissait sensiblement, que sa conversation s'appauvrissait, que ses bons mots baissaient de plus en plus, que sa valse se ralentissait; enfin que dans le cercle étincelant où, comme un radieux soleil, Quintilia entraînait ses dociles planètes, l'astre du charmant comte de Steinach brillait d'un éclat plus vif, et l'étoile pâlie du duc allait toujours s'éloignant du centre d'attraction comme un monde abandonné du céleste foyer de vie et de lumière. En deux mots, le comte de Steinach était entré dans l'orbe de Mercure, et le duc de Gurck accomplissait péniblement la vaste et froide rotation de Saturne.

Saint-Julien vit le duc frapper doucement l'épaule de Shrabb, son conseiller privé; et, un instant après, tous deux, s'esquivant par un côté différent, avaient disparu de la salle.

Saint-Julien suivit avec précaution Gurck, qui était sorti le dernier, il le vit rejoindre son compagnon au bord de la pièce d'eau, et protégé par les sombres bosquets du parc, il entendit la conversation des deux Autrichiens.

«Eh bien, dit Shrabb, je crois que notre mission est terminée et que Steinach l'emporte sur nous.

—Je pourrais désespérer comme vous, dit le duc d'un ton piqué, si je ne m'intéressais dans cette affaire qu'aux projets de notre maître; mais il s'agit pour moi d'une ambition plus personnelle. La princesse est éblouissante, et après m'être chargé par soumission d'un rôle dont j'ignorais les avantages, je soutiendrai désormais ce rôle pour mon comte.

—J'entends: pour votre gloire! dit Shrabb.

—Et pour mon plaisir, dit Gurck.

—Et si elle se moque de Steinach et de vous? reprit Shrabb.

—Nous avons toujours un moyen, répliqua Gurck, c'est de redemander l'homme anéanti.

—Mais elle dira qu'elle n'a pas de comptes à nous rendre, qu'elle ne sait ce qu'il est devenu...

—Je la sommerai, au nom de mon souverain, de représenter la personne de Max, ou les preuves de sa mort...

—Mais, enfin, c'est une exigence absurde et injuste; elle répondra que...»

Ici la voix de Shrabb fut affaiblie par un coup de vent qui passa au bord de l'eau; et, comme les deux interlocuteurs s'éloignaient de Saint-Julien, il n'entendit plus que cette phrase de Gurck, commencée d'une voix brève, mais dont le vent emporta le reste...

«Trois cents cavaliers qui sauront bien réduire...»

Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert où la lune commençait à donner. Saint-Julien n'osa les suivre et prit le parti de retourner au bal. Comme il montait le grand escalier, il rencontra Galeotto, qui le cherchait. Celui-ci l'emmena au fond de la galerie, et lui dit d'un air triomphant:

«Vivat! je viens de découvrir un secret d'État...

—Et moi, dit Julien, je viens d'entrevoir un mystère d'iniquité, et je reste glacé d'horreur au bord du précipice, n'osant me pencher pour y regarder.

—Oh! oh! reprit Galeotto, ton histoire me paraît plus grave que la mienne. Qu'est-ce? qu'as-tu appris? Raconte le premier.»

Saint-Julien rapporta mot pour mot ce qu'il avait entendu. «Ceci ne m'apprend rien, dit le page. Je sais tout ce qu'on pense de la disparition de Max, et ces gens-là ne sont pas mieux informés que nous. Quant aux projets de M. de Gurck et de son très-gracieux souverain, je vais te les expliquer. La petite principauté de Monteregale, que nous avons le bonheur d'occuper sous les lois augustes de notre adorable princesse...

—Fais-moi grâce de tes phrases, et vas au fait.

—Je viens d'entendre parler diplomatie, je ne peux m'exprimer autrement. Cette charmante principauté, quoique enfouie comme un diamant dans les sables du littoral, a eu l'honneur d'attirer les regards d'un voisin puissant qui n'en a que faire, mais qui, étant sans doute embarrassé de récompenser toutes ses créatures, a pensé naturellement à en coiffer quelqu'une avec ce joyau. À cet effet on a envoyé ici le comte de Steinach, homme irrésistible de profession, qui doit subjuguer la princesse, l'épouser, et devenir notre très-gracieux seigneur. D'un autre côté, un autre voisin non moins puissant voudrait faire entrer dans je ne sais quelle prétendue ligne d'alliance tous les principicules des États illyriens. Sachant que notre Quintilia est, après tout, une femme volontaire et opiniâtre qui ne manque pas d'influence sur ses petits voisins, il a employé, pour déjouer les projets du comte de Steinach, dont les opinions lui seraient contraires, l'inimitable duc de Gurck et son auxiliaire le profond Shrabb. Ces deux héros doivent, l'un par son encolure magnifique, l'autre par son éloquence entraînante, détourner la princesse d'une autre alliance que celle de leur maître. Or, pour résumer cette importante complication, je t'annonce que la princesse, objet de ces entreprises gigantesques et de ces graves combinaisons, est placée entre deux feux, le comte de Steinach et le duc de Gurck, qui tous deux aspirent au bonheur d'être ses amis intimes. Ce qui prouve que tu n'as pas pris absolument le temps convenable pour lui faire ta déclaration, et qu'après six mois passés dans un respectueux tête-à-tête dans le cabinet particulier de Son Altesse, monsieur le secrétaire intime n'aurait pas dû attendre précisément le jour où madame prend ses habits roses, et jette par-dessus les toits sa plume et la clef de son cabinet pour aller danser déguisée en phalène avec deux princes étrangers parfaitement brodés et admirablement impertinents...

—Mais comment, dit Julien cherchant à arracher le dépit de son cœur, as-tu fait pour découvrir toutes ces choses?

—J'ai été séduit.

—Comment cela?

—Je me suis vendu.

—Juste ciel! qu'est-ce à dire?

—C'est-à-dire que j'ai fait semblant de me vendre. J'ai bavardé à tort et à travers avec le page du comte de Steinach; je lui ai inspiré de la confiance, je lui ai fait dire ce qu'il me fallait savoir pour deviner le reste. Et puis j'ai fait semblant d'être pénétré d'admiration pour la chevelure et les manchettes du comte, d'avoir conçu la plus haute estime pour son jabot, enfin d'être fasciné par lui, de le désirer ardemment pour souverain, de lui être tout dévoué, etc.; si bien que le page, enchanté de me voir dans les intérêts de son maître et s'exagérant beaucoup mon crédit auprès de la princesse, doit me présenter au comte dès demain et lui faire agréer mes services. Enfin, je vais donc remplir mon rôle de page tel qu'il est tracé dans toutes les chroniques, drames, ballades et romans! Je vais donc remettre les billets d'un galant chevalier, chanter ses romances aux pieds de ma souveraine, et faire l'éloge de sa valeur dans les combats! Comme je vais m'en donner et m'amuser d'eux tous! à l'opra! Julien, tâche de devenir l'auxiliaire du duc, et ce sera une comédie à en mourir de rire.

—Je ne suis pas assez spirituel pour feindre, dit Julien; d'ailleurs tu me dis que tu t'es vendu...

—Oh! doucement, je te prie. Le page m'a promis monts et merveilles de la part du comte. J'ai fait semblant d'accepter; mais je ne suis pas Italien à ce point-là. Je dois déjà recevoir demain un très-joli cheval dont j'ai paru prendre envie; je le rendrai certes au comte quand j'aurai réussi à faire manquer son mariage; mais je me servirai si bien du palefroi qu'il aura à peine la force, quand je le rendrai, d'aller des écuries de monsieur le comte à l'abattoir.

Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert...!
Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert...!

—Mais cette histoire de Max? dit Julien préoccupé.

—Ah! tu n'as en tête que des idées lugubres; amusons-nous aujourd'hui, sauf à nous envoler comme lui par les airs demain matin!...»

XI.

Lorsque Julien rentra dans le bal, il remarqua un personnage qu'il n'avait pas encore vu. C'était un très-joli scarabée appelé par les entomologistes criocère du lis. Il est d'un beau rouge luisant, avec une face très-effilée et fort spirituelle. Les personnes qui l'ont examiné au microscope lui ont reconnu plusieurs protubérances avantageuses et un regard plein d'affabilité. Ce scarabée produisait dans le bal une très-grande sensation, non pas tant à cause de son corselet, dont la perfection effaçait tous les autres, qu'à cause de son visage, qui était miraculeusement imité. Il portait un masque si semblable à la nature, que le professeur d'histoire naturelle de la cour se frotta l'œil gauche et se demanda s'il n'avait pas devant la pupille le verre de son excellentissime microscope, garni d'un véritable criocère. S'étant bien convaincu que ce gigantesque scarabée était vraiment devant lui dans des proportions réelles et palpables, il tomba dans une sorte de délire, et, se redressant sur son fauteuil, il s'écria en pâlissant et en levant ses mains jointes au-dessus de sa tête: «Pardonne-moi, ô maître de la nature, pardonne-moi, puissant Créateur, la mort de tant d'insectes inoffensifs! Oui, j'en conviens, j'ai massacré les plus innocents papillons! j'ai percé d'une épingle et condamné à un épouvantable supplice les plus irréprochables coléoptères! mais je ne l'ai fait ni par haine ni par vengeance; j'en prends à témoin la lumière du soleil, ou, pour mieux dire, celle de la lune, qui doit être levée, car il est deux heures trente-cinq minutes dix-sept secondes; et dans cette saison.....

Ô phytophage gigantesque! fantôme menaçant!...
Ô phytophage gigantesque! fantôme menaçant!...

—Pour l'amour du ciel!» remettez-vous, mon cher maître Cantharide! s'écria la princesse en avalant son mouchoir pour ne pas éclater de rire; car les princes ne rient point impunément, et ils n'ont pas même la liberté de sourire sans voir autour d'eux assez de figures épanouies pour les faire mourir du spleen. La princesse, qui aimait beaucoup le digne maître Cantharide, ne voulut point donner à la cour, rassemblée avec stupeur autour de lui, l'exemple d'une gaieté qui fût devenue insultante. Mais le criocère s'étant approché, comme les autres, pour savoir la cause de la défaillance dans laquelle maître Cantharide venait de tomber, l'infortuné savant, voyant de plus près cette face de criocère si bien imitée, eut un véritable accès de frénésie. «Ô spectre! spectre effrayant! s'écria-t-il, non, il n'y a pas un costumier sur la terre qui, même en suivant les instructions des plus grands savants de l'univers, soit capable d'exécuter une pareille tête de criocère. Ô phytophage gigantesque! fantôme menaçant! éloigne-toi, épargne-moi, pardonne-moi. Hélas! il est bien vrai que, la nuit dernière, je t'ai ramassé dans le calice d'un beau lis penché sur la pièce d'eau; il est vrai que je t'ai arraché sans pitié de ton palais embaumé, et que je t'ai inhumainement saisi dans la poussière d'or où tu te réfugiais! Oui, j'ai mis fin à ton innocente vie, à une vie toute d'amour, de liberté, de zéphire et de bonheur. Je t'ai dépecé membre par membre, viscère par viscère; j'ai enfoncé dans tes flancs une pince cruelle et des aiguilles acérées; je t'ai vu mourir dans les convulsions d'une lente agonie. Oh! que Dieu me le pardonne! j'en ai d'épouvantables remords. Malgré les crimes énormes que j'ai accumulés sur ma tête, jamais je n'en ai commis d'aussi atroce que celui de ta mort. Modeste et gracieuse créature, hélas! hélas! quand je te vis étendue par morceaux sur le talc de mon microscope, je fus saisi d'horreur, et je me demandai de quel droit... Mais épargne-moi ta vue; ton fantôme exagéré jusqu'aux proportions humaines me glace d'effroi. Que deviendrais-je, ô ciel! si tous les insectes que j'ai mutilés, écartelés, empalés, m'apparaissaient, à cette heure, armés de leurs cornes, de leurs dents, de leurs scies, de leurs griffes, de leurs aiguillons...»

La gravité de la princesse ne put tenir plus longtemps à ce discours extraordinaire; elle eut le malheur de rencontrer le regard de la Ginetta, et aussitôt, comme un élan sympathique, leur gaieté déborda en un double éclat de rire. Aussitôt tous les courtisans, même ceux qui n'avaient pas entendu un mot du discours de maître Cantharide, se livrèrent aux transports d'une gaieté convulsive. Ils se tordirent les bras, se fendirent la bouche jusqu'aux oreilles, et quelques-uns qui étaient sous les yeux de la princesse espérèrent obtenir son attention en se laissant choir sur le parquet. Au bruit de tous ces rires, à la vue de toutes ces contorsions, le pauvre Cantharide crut être arrivé à sa dernière heure, et rendre ses comptes en enfer, au milieu d'un sabbat de fantômes et de démons métamorphosés en insectes. Il se leva saisi d'épouvante, et s'enfuit en renversant tout ce qui se trouva sur son passage, et en s'écriant d'une voix étouffée: «Scaraboni! Scarafaggj...»

La princesse, craignant pour sa santé, imposa d'un geste le silence et l'immobilité; et, s'élançant sur ses traces, elle le saisit par une de ses ailes de cantharide; car le professeur avait choisi le costume du beau scarabée dont la princesse lui avait donné le surnom.

«Mon cher maître, lui dit-elle, mon excellent ami, veuillez vous calmer et être bien certain que tout ceci n'est qu'une illusion de votre cerveau malade. Vous vous livrez à de trop graves études depuis quelque temps, cher Cantharide, et votre âme sensible vous crée des souffrances et des remords que le plus pur et le plus austère des chrétiens vous envierait. De grâce, revenez prendre part à nos plaisirs et admirer avec nous le costume admirable de ce criocère.

—Ah! gracieuse princesse! s'écria Cantharide en jetant autour de lui un regard effaré, si vous tenez un peu à la vie de votre humble serviteur, faites que cet effroyable criocère ne se présente jamais devant mes yeux. Non, ce n'est pas avec du carton et du verre qu'on a pu imiter le globe de ces yeux à mille millions de facettes qui rendent l'existence intellectuelle et physique des insectes si supérieure à la nôtre. Il n'y a pas de cristal assez limpide pour rendre l'éclat diamantin d'un œil de scarabée; non, il n'y en a point, et il n'est personne qui ait assez bien observé une physionomie d'insecte pour la reproduire ainsi. Je n'aurais pas pu le faire moi-même; et cependant il n'est au monde qu'un homme qui soit supérieur à moi-même dans cette connaissance: c'est un jeune homme que j'ai connu à Paris, et qui s'appelait...»

En ce moment le criocère, qui était immédiatement derrière maître Cantharide, se pencha à son oreille, et lui dit un mot qui fil tressaillir le savant de la tête aux pieds. «Juste ciel! s'écria-t-il, en croirai-je le témoignage de l'ouïe?» Et s'élançant dans les bras du criocère, il le serra si étroitement contre son sein, qu'il se cassa une aile et trois pattes.

La princesse, voyant cette scène ridicule se terminer d'une manière aussi touchante, laissa les deux scarabées se retirer à l'écart et causer d'une manière fort animée. Elle retournait à la danse lorsque l'abbé Scipione, qui ce jour-là était chargé, par une faveur toute spéciale, des fonctions de grand maître des cérémonies, s'approcha d'elle humblement et lui demanda la faveur de quelques instants d'entretien. Quintilia l'appela sur un balcon auprès duquel elle se trouvait; et Saint-Julien, qui ne la perdait pas de vue, sortant par une autre porte vitrée, se trouva sur le balcon tout auprès d'elle, mais caché dans un bosquet touffu de géraniums et de clématites odorantes.

«Très-illustre et gracieuse souveraine, dit l'abbé, il se présente un incident de haute importance, mais sur lequel il m'est absolument impossible de prendre un parti sans la volonté de Votre Altesse.

—Parle, Scipione, répondit Quintilia, et dis-moi quelle est cette grave circonstance.

—Votre Altesse, dit l'abbé, m'a donné pour consigne de ne laisser entrer aucune personne masquée dans le bal; elle a daigné seulement permettre que chacun pût ajouter à sa coiffure ou adapter à son visage un trait distinctif de l'insecte qu'il s'est chargé de représenter.

Les uns ont donc été autorisés à prendre des nez postiches, les autres des fronts métalliques, d'autres des dards, d'autres des yeux de verre, etc.; mais ici le cas est tout différent...

—Eh bien! quoi? dit la princesse impatientée.

—Pardon si j'abuse des précieux instants de Votre Altesse, reprit l'abbé; mais je dois signaler une infraction notable aux lois qu'elle a établies: le criocère du lis, comme l'appelle, je crois, notre cher maître Cantarella...

—Eh bien! le criocère du lis, n'en finirons-nous pas d'aujourd'hui avec lui?

—Oserai-je faire observer à Votre Altesse que le criocère du lis porte un masque complet qui ne laisse voir aucune des parties de son visage! Cette circonstance n'a pu échapper à la sagacité de Son Altesse, et sans doute il ne me convient pas...»

Quintilia fit un geste d'impatience; le pauvre abbé s'arrêta effrayé, puis il reprit en tremblant:

«J'ai cru qu'il était de mon devoir de soumettre à Votre Altesse cette difficulté. Si elle approuve l'exception en faveur du criocère...

—Non, pas du tout, répliqua brusquement la princesse. Qui s'est permis de manquer ainsi à mes ordres? Comment s'appelle-t-il?

—Juste ciel! dit l'abbé, j'ai cru, en voyant la bonne et charmante humeur de Votre Altesse, qu'elle savait fort bien le nom de ce personnage; pour moi, je l'ignore absolument.

—Comment, l'abbé! s'écria Quintilia avec colère, il y a ici, dans mon palais, dans mes salons, une personne dont vous ne savez pas le nom! Un inconnu, un insolent, un espion peut-être! Et vous appelez cela remplir les fonctions dont je vous charge! Par le nom de mon père! je vous chasserai.

—Très-gracieuse souveraine... s'écria le pauvre abbé en se jetant à genoux.

—Allez, allez, Monsieur, reprit Quintilia d'un ton impérieux, allez savoir le nom de celui qui me désobéit et me brave de la sorte. Toute cette scène absurde que maître Cantharide nous a faite m'a empêchée de faire attention à ce masque. Je croyais que c'était un des nôtres; je croyais n'être entourée que d'amis; je me reposais sur vous de ce soin. Ne me répondez rien, vous êtes inexcusable. Allez, et rapportez-moi une réponse sur-le-champ. Je vous attends ici. Je ne remettrai pas le pied dans un salon où un inconnu masqué ose se montrer devant moi. Cours; et si ce n'est point une personne invitée, qu'elle soit chassée à l'instant.

Le pauvre abbé, pâle et inondé d'une sueur froide, s'élança dans le bal en murmurant d'une voix sourde: Maschera! ah! maschera maladetta!

«Monsieur, dit-il à l'étranger avec une arrogance qu'il déployait pour la première fois de sa vie, qui êtes-vous? Son Altesse veut le savoir.»

L'étranger se pencha à l'oreille du grand maître des cérémonies et lui dit son nom; mais il ne fit point sur lui le même effet que sur maître Cantharide. «Je ne vous connais pas, dit l'abbé; et comme vous n'êtes pas invité, j'ai ordre de vous faire sortir.

—Allez dire d'abord mon nom à la princesse, répondit l'étranger, et si elle m'ordonne de sortir...»

Une contestation allait s'élever sans l'intercession de maître Cantharide.

«Lui! s'écria-t-il, faire sortir un homme comme lui, le premier entomologiste du monde, l'homme le plus aimable que j'aie jamais rencontré!... Restez ici, mon ami, je prends tout sur moi, et j'accompagne l'abbé pour dire à la princesse qui vous êtes.

—Cela est inutile, répondit l'étranger, la princesse me connaît. Que monsieur consente seulement à lui dire mon nom.»

L'abbé céda à contre-cœur et retourna vers la princesse, qui l'attendait toujours sur le balcon. Les jambes lui flageolaient, et il eut de la peine à articuler le nom qu'on lui avait transmis.

«Rosenhaïm! s'écria-t-elle violemment; l'ai-je bien entendu? Parlez plus haut; ou plutôt non! parlez plus bas. Rosenhaïm!»

—Rosenhaïm, répéta l'abbé prêt à s'évanouir.

Mais la princesse, au lieu de l'accabler de sa colère, fit un grand cri, et s'élançant à son cou, elle l'embrassa avec force en s'écriant: «Ah! l'abbé! mon cher abbé!» L'abbé crut d'abord qu'elle avait dessein de l'étrangler; mais quand il vit la joie briller sur ses traits, et qu'il sentit sur ses vieilles joues desséchées l'étreinte d'une bouche sérénissime, il se précipita à genoux, et n'exprima sa surprise et sa reconnaissance que par un torrent de larmes. Alors la princesse, craignant d'avoir été entendue, regarda autour d'elle, puis lui parla à l'oreille si bas, que Saint-Julien ne put entendre que les derniers mots: «Et sois muet comme si tu étais mort.»

«Pour le coup, pensa Saint-Julien, je touche à une grande crise; je vais découvrir quelque chose d'infernal.»

La princesse resta immobile sur le balcon pendant cinq minutes. Elle avait l'air d'une statue éclairée par la lune; puis elle leva tout à coup ses deux bras vers le ciel étoilé, fit un grand soupir, mit sa main sur son cœur, et rentra dans le bal avec un visage parfaitement calme.

Saint-Julien chercha du regard le mystérieux étranger; il avait disparu. La princesse se retira peu après et ne reparut plus. Saint-Julien passa le reste de la nuit à errer dans le palais sans pouvoir découvrir autre chose. Il se trouva de nouveau face à face avec Galeotto, qui remontait l'escalier d'un air préoccupé.

«Où vas tu? lui dit-il.

—Je cherche le criocère, répondit le page; mais il faut qu'il ait pris sa volée dans les airs, et que ce soit un scarabée véritable, comme l'a cru maître Cantharide...

—Je crois que nous ne découvrirons plus rien aujourd'hui, dit Saint-Julien. Je suis accablé de fatigue, je vais me coucher.

—Je fais serment de ne pas me coucher, reprit le page, avant de savoir quel est cet étranger.

—Sais-tu ce que c'est que Rosenhaïm? demanda Saint-Julien.

—Pas le moins du monde, dit le page.

—En ce cas nous ne savons rien, reprit Saint-Julien, et il quitta la fête.»

XII.

«Comment! mon cher Cantharide, disait le lendemain Quintilia à son savant bibliothécaire, toute cette scène tragique n'était qu'une moquerie?

—Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, très-illustre princesse.

—Mais sais-tu, mon cher maître, que je pourrais bien m'en fâcher, et trouver ta comédie un peu impertinente?

—Elle a pu être de mauvais goût; mais Votre Altesse doit m'excuser en faveur du dénouement.

—Sans doute, sans doute, mon ami, reprit la princesse; mais garde-toi de jamais te vanter devant qui que ce soit de cette mauvaise plaisanterie. Tout le monde en a été dupe comme moi, et personne n'a les mêmes raisons pour te la pardonner. À l'heure qu'il est, je suis sûre qu'il n'est question d'autre chose dans toute la résidence que de la manie singulière dont, par suite de trop graves études, ta pauvre cervelle a été atteinte hier au milieu de la fête.

—Déjà, répondit le savant, plus de trente personnes sont venues ce matin s'informer de ma santé; et pour ne pas me trahir, tout en déclarant que j'étais infiniment plus calme, j'ai affecté d'éviter avec horreur de parler d'aucune chose qui eût rapport à l'histoire des insectes.

—C'est pourquoi les bonnes âmes, répliqua la princesse, ont dû chercher avec affectation tous les moyens de ramener la conversation sur ce sujet, afin de satisfaire leur curiosité au risque de te rendre tout à fait fou. Mais explique-moi une circonstance que je ne comprends pas bien. Notre ami m'a raconté comment, voulant me surprendre, il t'avait prévenu de son arrivée; comment tu l'avais reçu et caché dans ton pavillon du parc, où tu l'avais déguisé avec soin sous ce costume de criocère. Je conçois pourquoi, voyant que je ne faisais aucune attention à lui, tu as débité ce grotesque monologue qui a tant diverti toute la cour et moi-même, tandis que tu t'enorgueillissais intérieurement de notre crédulité et de ta fourberie. Mais dis-moi pourquoi, au moment où je courus après toi, et où le criocère, s'approchant de ton oreille, parut te dire une parole mystérieuse, tu fis un grand cri de surprise et te jetas à son cou comme à la nouvelle d'une joie inespérée?

—C'était, très-illustre princesse, répondit le professeur, pour fixer encore plus votre attention sur lui; et si vous eussiez bien voulu écouter mes paroles, vous eussiez deviné sur-le-champ quel était ce personnage mystérieux. Je vous disais alors textuellement les paroles que voici: «Il n'est personne qui ait assez bien observé une physionomie d'insecte pour la reproduire ainsi; je n'aurais pu le faire moi-même, et cependant il n'est qu'un homme au monde qui soit supérieur à moi dans cette science...»

—Je me souviens fort bien du reste de la phrase, interrompit la princesse; tu ajoutas: «C'est un jeune homme que j'ai connu à Paris, et qui s'appelait...» Ici, je te pinçai le bras; car, te croyant véritablement en délire, je craignis que tu ne vinsses à prononcer ce nom qui ne doit jamais sortir d'aucune bouche... Le cri plaintif qui t'échappa en recevant ce conseil de prudence fut aussitôt étouffé par les embrassements de notre ami...

—Et j'espérais, gracieuse princesse, interrompit à son tour le professeur, que, ramenant votre esprit vers cette personne dont j'ai eu le bonheur de faire la connaissance à Paris, et pour laquelle j'ai conçu tant d'estime et d'admiration, vous seriez en même temps frappée de me voir m'élancer dans les bras du criocère, objet jusque-là de mon épouvante. Toute cette scène était concertée entre lui et moi. Il devait, en passant entre Votre Altesse et l'oreille de son très-humble sujet, prononcer son propre nom assez haut pour qu'il fût entendu de deux personnes. Mais, par malheur, Votre Altesse fut importunée en cet instant d'une fadeur du duc de Gurck; et notre ami, qui voulait surtout éviter les regards de ce seigneur, m'entraîna un peu plus loin, remettant à un moment plus propice...

—Ne vous semble-t-il pas, interrompit Quintilia, que quelqu'un vient de passer devant la fenêtre? J'ai cru voir une ombre sur le mur derrière vous.

—Je ne le pense pas, interrompit le professeur; mais, pour plus de prudence, fermons les portes et les fenêtres.»

En parlant ainsi, le professeur alla gravement fermer la fenêtre auprès de laquelle le petit Galeotto, accroupi dans les jasmins, avait écouté l'entretien précédent. C'est pourquoi il n'en put entendre davantage, et revint au palais assez mortifié d'avoir été dérangé au moment où peut-être il allait s'emparer du fameux secret.

Ce jour et le lendemain se passèrent sans qu'il fût possible à Saint-Julien et au page d'approcher de la princesse autrement qu'en public. Le premier ne s'étonnait pas d'être banni des appartements particuliers, et tout ce qui lui passait de bizarre et d'alarmant par la cervelle sur le compte de la princesse l'empêchait de se livrer au chagrin qu'il éprouvait, malgré lui, d'avoir perdu sa faveur. Je ne sais si ce fut un reste d'attachement pour elle, ou son avidité d'apprendre ce qu'il désirait tant savoir, qui le fit céder aux conseils et aux prières de Galeotto. Quoi qu'il en soit, il ne quitta pas la résidence. Le page mettait tant d'activité et d'espièglerie dans ses recherches, qu'il avait réussi à griser en quelque sorte le mélancolique et nonchalant Julien; il lui avait communiqué un peu de sa gaieté méchante, et le jeune homme, croyant toujours faire un rêve, se jetait ironiquement dans un caractère fantasque et affecté.

Cependant, au bout de quarante-huit heures, le rôle qu'il jouait lui devint insupportable. Sa gaieté tomba tout à coup. Tout ce qui se passait autour de lui lui causa une sorte d'horreur. Il se sentit suffoqué d'ennui et de tristesse; et comme les premiers sons du concert de la cour commençaient à s'élever dans la brise du soir, il s'enveloppa de son manteau, et, s'éloignant rapidement, il traversa le parc et gagna une grille qui donnait sur la campagne. Alors il monta sur une des collines qui entouraient la résidence, et s'égara pendant une heure environ dans les bois dont ces collines sont revêtues.

Quand il fut las de marcher, il s'arrêta au hasard, dans le premier endroit venu, et s'aperçut qu'il était dans un lieu découvert, beaucoup plus près du palais qu'il ne pensait l'être d'abord. Il s'étendit sur la bruyère et contempla, dans le vague de la nuit, le paysage incertain qui se déployait sous ses yeux. Le parc ducal était jeté au bas des montagnes par grandes masses noires, traversées ça et là d'une allée de sable blanchâtre, et semées de rotondes de gazon, de temples, de kiosques, d'autels emblématiques, et de statues de marbre qui apparaissaient dans l'ombre comme des fantômes immobiles. Le palais tremblait avec ses mille fenêtres illuminées dans les eaux de la Célina. Un grand cercle de brume enveloppait la ville jetée en amphithéâtre autour du parc; et quelques fusées silencieuses, lancées dans les airs, partaient à intervalles réguliers des divers points de la résidence.

Le sirocco, qui jusque-là avait soufflé avec force, tomba tout à coup, et le temps devint serein; les étoiles brillèrent, et la nuit fut assez claire pour que Saint-Julien pût saisir davantage les détails de ce tableau magique. À mesure que ses yeux s'en emparaient, l'air, devenant plus sonore, lui permit d'entendre le son des instruments monter jusqu'à lui. Il se coucha tout à fait contre terre, et remarqua que, plus on baisse les yeux au niveau du sol, plus la campagne prend un aspect magique et délicieux. Les plans semblent se détacher les uns des autres; les masses se découpent plus nettement, les ombres se distribuent avec plus d'harmonie. On est comme les spectateurs placés au parterre d'un théâtre, pour les yeux desquels tous les effets de décorations sont calculés, et qui jouissent mieux que ceux des loges de toutes les illusions de la scène.

En même temps, Saint-Julien saisit distinctement toute la mélodie du concert. Les sons lui arrivaient faibles, mais purs, et les vibrations de certaines notes et de certains instruments étaient si aériennes et si pénétrantes, que tous ses nerfs en furent détendus et soulagés. Il commença à respirer plus librement, et des larmes coulèrent sur ses joues brûlantes.

Un rinforzando de tous les instruments lui annonça que le concerto arrivait au tutti finale, et en effet les derniers accords s'élevèrent dans l'air et s'évanouirent. Saint-Julien écouta encore longtemps après que la musique eut cessé; enfin, n'entendant plus que le murmure uniforme d'un petit ruisseau qui s'échappait du taillis auprès de lui, il se leva pour s'en aller. C'est alors seulement qu'il aperçut un homme d'une taille élégante qui était debout à quelques pas de lui, et qui semblait partager son extase. Lorsque Saint-Julien passa près de lui, il s'inclina poliment pour le saluer, et le suivit à quelque distance. Comme Saint-Julien avait pris le devant et descendait assez lestement parmi les rochers au travers desquels passait le sentier, l'inconnu l'appela du titre de signore et le pria de l'attendre un peu.

«Que désire Votre Seigneurie? répondit Saint-Julien.»

L'inconnu reconnut à ce peu de mots italiens l'accent français de Saint-Julien, et, s'exprimant en français avec beaucoup de facilité, quoiqu'il eût pour sa part l'accent allemand, il lui demanda la permission de retourner avec lui à la ville.

«Excusez l'indiscrétion de ma demande, ajouta-t-il. Je suis étranger et nouvellement établi dans ce pays-ci. Ce sentier, que j'ai parcouru lorsqu'il faisait encore jour, ne m'est pas aussi familier qu'à vous, et, de plus, j'ai la vue très-basse. Si je ne vous semble pas importun, je marcherai derrière vous et profiterai de votre expérience.

—De tout mon cœur, répondit Saint-Julien, qui fut gagné sur-le-champ par le son de voix et les manières de l'étranger. Je vais ralentir mon pas, et je suis sûr que votre conversation m'empêchera d'apercevoir ce petit retard.»

En effet, la conversation fut bientôt engagée en commençant par la musique; elle parcourut toutes les choses générales dont peuvent s'entretenir deux personnes qui ne se connaissent pas.

Cette conversation fut tellement agréable pour l'un et pour l'autre, qu'une sorte de sympathie s'établit entre eux, et qu'ils éprouvèrent le besoin de prolonger leur rencontre. L'étranger proposa à Saint-Julien d'entrer avec lui dans une birreria. Saint-Julien accepta; et son compagnon ayant demandé de la bière et du tabac, ils passèrent encore une heure ensemble. Ils s'apprirent mutuellement leurs noms et leur profession.

«Je suis de Munich, dit l'étranger, je me nomme Spark, et j'ai trente ans; je suis étudiant et rien de plus. Je ne suis pas riche, mais je suis assez studieux et assez économe pour me contenter de mon sort, et trouver la vie une assez bonne chose. Je voyage depuis quelque temps pour mon instruction, et le hasard m'a amené dans cette petite principauté, dont j'ai trouvé l'aspect si beau et le séjour si agréable, que j'ai résolu d'y passer quelques semaines. Je serai heureux si vous me permettez de vous rencontrer de temps en temps à cette taverne ou de faire un tour de promenade avec vous à vos moments perdus.»

Saint-Julien accepta avec empressement, et ils se donnèrent rendez-vous à la même table pour le lendemain, à la même heure.

Lorsque Saint-Julien rentra au château, le concert était terminé. Minuit sonnait, et la princesse, fatiguée des veilles précédentes, se retirait dans ses appartements. À peine le jeune secrétaire était-il rentré dans le sien, qu'on frappa doucement à sa porte, et la voix de Ginetta lui dit à travers la serrure que Son Altesse le demandait.

XIII.

Quintilia était assise auprès de sa fenêtre, et contemplait la nuit, plongée dans une douce rêverie. Son visage avait une expression de sérénité que Saint-Julien ne lui avait pas vue depuis longtemps. Il s'était présenté avec un sentiment de haine et d'arrogance. L'attitude calme de la princesse lui imposa; et, obéissant à un signe qu'elle lui fit, il s'assit sans oser dire une parole. Ginetta sortit et tira la porte sur elle. Aussitôt qu'elle fut seule avec Julien, la princesse lui tendit la main, et lui dit d'une voix ferme et douce: «Soyons amis.»

Saint-Julien céda plus à son trouble qu'à son penchant en touchant respectueusement la main de la princesse; puis il resta debout et décontenancé. Elle lui fit de nouveau signe de se rasseoir à quelques pas d'elle, et il obéit.

«J'ai été sévère envers vous, Julien, lui dit-elle avec dignité et avec douceur. Vous avez été injuste envers moi; vous avez voulu me traiter comme une autre femme, et vous vous êtes trompé. Je suis depuis longtemps dans une situation exceptionnelle; mon caractère, mon esprit et jusqu'à mes manières ont dû porter un cachet particulier. Peut-être l'empreinte en est-elle mauvaise. Je sais qu'elle a choqué bien des gens, je sais que je suis souvent méconnue. Je ne dirai pas que cela m'est indifférent, je n'ai ni cet orgueil ni cette philosophie; mais ma destinée est arrangée d'une certaine façon qui rend inévitables et même nécessaires toutes les choses que je fais, tous les goûts que j'ai, et par conséquent tous les soupçons que je laisse naître. Mon rôle se borne à conserver assez de force pour ne pas dévier d'une ligne dans la route que je me suis tracée, et tous les efforts de ma raison tendent à voir clair dans ma vie et dans mon cœur. Jusqu'ici j'ai repoussé avec succès toutes les influences extérieures; je suis restée ce que Dieu m'a faite, et, comme un métal brut, je ne me suis façonnée à la guise de personne.

«On ne s'isole pas impunément, Julien, et j'ai dû m'attendre à inspirer la défiance et la haine. Elles ne m'ont pas fait céder un pouce de terrain. La personne qui est aujourd'hui devant vous est la même qui entra dans son indépendance il y a dix ans, et qui traversa toutes choses sans y rien laisser d'elle. J'ai pris beaucoup d'autrui, je n'ai rien donné qu'à Dieu et à une tombe.»

Ce mot de tombe se mêla à je ne sais quelle idée dans l'esprit de Julien. Il éprouva une certaine terreur dont il ne put se rendre compte.

La princesse continua:

«Absolument insensible aux petites ambitions qui eussent pu enivrer une autre, résolue à vivre en moi-même, et ne trouvant la vie possible qu'avec un sentiment et une idée étrangers à tout ce qui m'environnait socialement, je me suis arrangée pour rendre au moins supportable l'existence que j'avais embrassée. Je me suis livrée à tous mes goûts, j'ai cherché toutes les distractions, toutes les amitiés qui me tentaient. J'ai aimé la chasse, la fatigue, la science, l'étude, et j'ai rêvé l'amitié, ayant, comme je vous l'ai dit, enseveli l'amour à part. L'amitié m'a souvent trompée, et cependant j'y crois encore. Mon âme s'est habituée à l'espérer. Si cette espérance devient irréalisable, je saurai encore bien vivre sans elle. Il y a quelque chose dans cette âme qui peut se passer de vous tous; mais ma vie peut être plus belle, mon cœur plus stoïque, ma conduite plus ferme, ma conscience plus heureuse si l'amitié me sourit. C'est pourquoi, Julien, je fais pour vous ce que je n'ai fait que pour bien peu de gens: je m'explique et je me justifie. Si vous avez l'âme fière et le cœur pur, comme je n'en doute pas, vous comprendrez quelle preuve d'amitié je vous donne ici.»

Saint-Julien, subjugué, s'inclina profondément. Elle lui fit signe qu'elle avait encore à lui parler, et elle continua:

«Rester fidèle à un serment, à un souvenir, à un nom, ce n'est pas un rôle possible à proclamer pour une femme riche et adulée; ce serait chercher la raillerie, porter un défi à tous les désirs, s'exposer à des dangers qui ne sont pas dans la vie ordinaire. Je gardai mon secret aussi religieusement que mon cœur; et, repoussant toute explication, toute proclamation de sentiment, je marchai dans une voie cachée sans dire où je prétendais aller. J'y marchai sans affectation, sans hypocrisie, sans plaintes, sans forfanterie; j'y marchai le front levé, la main ouverte, l'esprit libre, l'œil clairvoyant et l'oreille fermée à la flatterie. Voyez-vous que j'aie fait beaucoup de mal autour de moi?

—Non, Madame. Je sais que vous êtes un bon prince, dit Julien attendri. Hélas! pourquoi ne voulez-vous être que cela?

—Ne me plains pas et ne m'admire pas, répondit-elle. D'abord ma souffrance fut amère; mais Dieu fit un miracle, et je devins heureuse. Ceci est un secret que je ne puis te révéler maintenant, mais que je te dirai, j'espère, quelque jour. Sache bien seulement que j'ai eu dès lors peu de mérite à garder ma résolution, et que les avantages de mon sort l'ont emporté de beaucoup sur ses inconvénients. Ces inconvénients ont été graves pourtant, Julien, et vous me les avez fait sentir plus cruellement qu'un autre. Vous m'avez jugée sur les apparences, comme vous faites tous, et vous avez dit: Cela n'est pas, parce que cela n'est pas probable. Avec un tel raisonnement on évite cent déceptions et on manque une amitié. Manquer une amitié, Julien, c'est faire une grande perte, car, si l'on rencontrait une seule amitié parfaite dans toute sa vie, on pourrait presque se passer d'amour. Honneur aux âmes courageuses qui se livrent, et qui n'ont pas peur des trahisons! celles-là boivent la coupe d'Alexandre et risquent leur vie pour conquérir un ami. Eh bien! moi, j'ai cherché des amis, et pour les trouver j'ai joué plus que ma vie: j'ai exposé ma réputation, et Dieu sait si elle a dû être salie et insultée par ceux qui ne m'ont pas comprise, et qui m'ont prise pour le but de leurs viles ambitions. En les détrompant, je suis devenue leur ennemie, et il n'est point de calomnie si noire qu'ils n'aient inventée. Vous avez cru peut-être, en me voyant continuer ma route, que je n'entendais pas les cris et les huées dont on me poursuivait? Vous pensez que j'accueille imprudemment un homme comme confident, comme serviteur ou comme ami, sans savoir qu'on le fera passer pour mon amant, et que peut-être lui-même ira s'en vanter. Je sais ou je prévois tous les dangers de mes hardiesses; mais j'ose toujours: je puise mon courage à une source inépuisable, ma loyauté. Le monde ne m'en tient pas compte; mais je marche toujours, et j'arriverai peut-être à le convaincre. Un jour il me connaîtra sans doute, et si ce jour n'arrive pas, peu m'importe, j'aurai ouvert la voie à d'autres femmes. D'autres femmes réussiront, d'autres femmes oseront être franches; et sans dépouiller la douceur de leur sexe, elles prendront peut-être la fermeté du vôtre. Elles oseront se confier à leur propre force, fouler aux pieds l'hypocrite prudence, ce rempart du vice, et dire à leur amant: «Celui-ci n'est que mon ami,» sans que l'amant les soupçonne ou les épie...

—Rêve doré, répondit Julien, espoir d'une âme enthousiaste!

—Non, je ne suis pas enthousiaste, reprit-elle; mais je me connais, je me sens, et quand je porte mes regards sur le passé, je vois toute ma vie faite d'une seule pièce, et je me dis que certes je ne suis pas la seule au monde qui n'ait jamais menti. Ne me prenez pas pour une femme vertueuse, Julien. Je ne sais pas ce que c'est que la vertu; j'y crois, comme on croit à la Providence, sans la définir, sans la comprendre. Je ne sais pas ce que c'est que de combattre avec soi-même; je n'en ai jamais eu l'occasion. Je ne me suis jamais imposé de principes, je n'en ai jamais senti le besoin; je n'ai jamais été entraînée où je ne voulais pas aller: je me suis livrée à toutes mes fantaisies sans jamais être en danger. Un homme qui n'a pas en son âme de plaie honteuse à cacher peut boire jusqu'à perdre la raison et montrer à nu tous les replis de sa conscience. Une femme qui n'aime pas le vice peut ne pas le craindre; elle peut traverser cette fange sans faire une seule tache à sa robe; elle peut toucher aux souillures de l'âme d'autrui comme la sœur de charité touche à la lèpre des hôpitaux, elle a le droit de tolérance et de pardon, et si elle n'en use pas, c'est qu'elle est méchante. Être méchante et chaste, c'est être froide; être chaste et bonne, c'est être honnête. Je n'ai jamais cru que cela fût difficile pour les âmes bien dirigées; mais combien peu le sont en effet! Je plains celles que la fatalité a flétries, et je ne les outrage pas. C'est le grand tort qu'on me reproche, Julien, je le sais; je sais le blâme que m'ont attiré certaines amitiés; je sais avec quelle ironie on a accueilli mes efforts quand j'ai voulu soutenir et consoler ceux que la foule accablait. C'est ici que j'ai fait usage de la force que Dieu m'avait donnée et que j'ai permis à mon orgueil de se lever pour faire face à l'injustice. C'est à cause de cela que j'ai livré mon front aux outrages des Juifs et couvert mon cœur d'une cuirasse d'airain pour y protéger la pitié. Ceux qui se sont réfugiés sous mon égide n'ont pas été livrés, et la populace s'est enrouée à crier après moi.

—Je le sais, Madame, dit Julien; depuis deux ou trois jours seulement je regarde autour de moi, et je sais ce que pensent de vous-même ceux qui vous craignent et qui n'osent pas le dire. Je sais qu'en vous voyant accueillir des femmes décriées et protéger des hommes persécutés, on vous accuse de partager leurs égarements passés. Et j'admirerais le courage avec lequel vous les relevez, si je ne prévoyais, si je ne savais qu'il vous faudra les rabaisser et les rejeter où vous les avez pris...

—Vous pensez, Julien, qu'il n'y a pas de cure complète pour mes malades? Moi, je ne désespère jamais de personne. Nous avons raison tous deux: vous, si vous me donnez un conseil de prudence; moi, si je m'impose un devoir de miséricorde. Toute la question est de savoir si j'ai assez de force pour accepter les conséquences fâcheuses de mes dévouements: si je l'ai, qu'a-t-on à me reprocher? n'ai-je pas le droit de me nuire?

—Quel étrange caractère! dit Julien. Je ne sais si j'en suis ravi ou épouvanté.

—Vous me dites ce qu'on m'a souvent dit, reprit-elle. Moi, je m'étonne de sembler étrange; et quand je commençai, je m'attendais à ne rencontrer que des auxiliaires et des amis. Quelle fut ma surprise quand on me fit entendre que j'étais folle! Folle! mais je m'étonne toujours de le paraître! C'est vous, c'est vous tous qui êtes fous, et non pas moi qui suis folle!

—Mais, Madame, quel bien fait-on aux méchants en protégeant leur insolence?

—Je hais l'insolence et ne la protège pas. Je n'accueille que le repentir et la souffrance.

—Ou l'hypocrisie qui en prend le masque?

—Il est vrai que j'ai été dupe, Julien; ce sont les épines du chemin. On se pique les pieds et l'on saigne. Mais faut-il donc retourner en arrière quand on entend plus loin des larmes et des cris qui vous appellent? La crainte d'être trompé! pour les esprits qui sentent le besoin de bien faire, c'est une lâcheté qu'il faut vaincre. Ou ne fait l'aumône qu'à ses dépens.

—Hélas! Madame, vous étiez née pour être reine d'un grand peuple et faire de grandes choses.

—Ou bien, répondit-elle en souriant, pour être sœur de la Miséricorde; c'était là le plus beau rôle, et je l'ai manqué.

—Mais quel bien avez-vous donc réussi à faire? dit Julien tristement. Vos prisons sont élargies, vos hôpitaux sont plus sains, et votre bonté est un refuge pour tous ceux qui l'invoquent. Mais, pour avoir amélioré le sort des misérables, vous avez ennobli leurs âmes anéanties, leurs mauvais penchants, ou leur lâche fainéantise? Nous en avons souvent parlé, Madame, et vous m'avez avoué que vos vœux à cet égard n'avaient pas été souvent exaucés. Prenons un exemple auprès de nous et dans une classe plus élevée, ajouta-t-il, poussé par un reste d'intention insidieuse et méfiante. Lucioli passait pour un fourbe et un ambitieux. Votre tolérance a fermé les yeux longtemps, et vous l'avez élevé jusqu'à votre confiance; et pourtant il vous a fallu ensuite voir clair et le repousser.

—C'est encore une épine qui m'est entrée au talon, répondit-elle. Le jour où cet humble serviteur est devenu insolent, je l'ai repoussé, en effet; et si j'avais profité de la leçon, Julien, je ne vous aurais pas attiré auprès de moi; je ne vous aurais pas donné ma confiance, dans la crainte que vous ne fussiez un second Lucioli. Vous voyez bien, mon ami, que les fous ont leur sagesse qui en vaut bien une autre.»

Cette réponse attendrit Julien.

«Vous êtes bonne et grande, lui dit-il, et je ne mérite peut-être pas votre amitié.

—Attendez, Julien, lui dit-elle en souriant, nous ne sommes pas encore réconciliés. Je vous ai expliqué mon caractère et mes idées; vous m'avez comprise. Il vous reste à me croire, et je ne vous ai donné aucune preuve de ma sincérité.»

Julien tressaillit de joie, croyant toucher à la solution de tous ses doutes. Dans son âme rigide, le besoin d'estimer était bien plus grand que le besoin d'aimer; aussi cette parole de Quintilia lui fut-elle plus douce qu'une parole d'amour.

«Oh! Oui, s'écria-t-il ingénument, donnez-les-moi ces preuves, afin que je pleure de repentir à vos genoux, afin que je vous respecte et vous bénisse à jamais. Oui, oui, prouvez-moi que vous êtes vraie, et je ferai tout ce que vous voudrez. Je resterai toute ma vie à votre service; j'étoufferai mon amour dans mon sein plutôt que de vous en importuner jamais.»

Il s'arrêta, car il vit le regard de Quintilia s'attacher à lui avec froideur et une sorte de dédain. Il y eut un instant de silence si pénible à Julien, qu'il se mit à marcher avec agitation dans la chambre.

La princesse reprit sa marche calme et lui dit, en lui montrant une grande cassette de bois de santal incrustée de nacre:

«Je puis ouvrir le coffre que voici et vous donner des preuves irrécusables de la loyauté de toute ma vie. Je pourrais vous montrer en moins de cinq minutes sur quoi se fondent toutes les calomnies débitées contre moi, et à quel point les secrètes vanteries de Lucioli, et celles de bien d'autres avant lui, ont été vaines et odieuses. Mais en sommes-nous là, Julien, et votre amitié est-elle à ce prix?»

Julien n'osa répondre; il pâlit et resta immobile.

«M'avez-vous jamais vue faire quelque chose de mal?

—Non, Madame, je n'ai rien vu de tel, répondit-il.

—Ai-je jamais exprimé une idée basse? ai-je montré un sentiment vil durant six mois que nous avons passés tête à tête dans mon cabinet?

—Non, Madame.

—Avez-vous eu parfois une entière confiance en moi?

—Oui, Madame, presque toujours.

—Qu'est-ce qui vous l'a donc ôtée?

—Ne me condamnez pas à vous le dire, Madame; des apparences, des récits ridicules, la présence de Ginetta auprès de vous, votre air et vos manières par moments, et, plus que tout cela, vos bizarreries, vos goûts si opposés entre eux et qui se succèdent sans s'exclure; tout ce que je ne comprends pas m'effraie... Mais qu'avez-vous à faire de mon estime?

—Je ne vous la demande pas, Monsieur, répondit la princesse, j'espérais pouvoir la réclamer.»

Ils gardèrent de nouveau le silence, et la princesse, faisant un visible effort pour dompter sa propre fierté, reprit la parole.

«Vous êtes brutal, lui dit-elle, et nul homme de votre âge n'a osé me parler comme vous faites. C'est cela qui fait que je vous estime et que je voudrais être estimée de vous. Voyez pourtant ce que c'est que la confiance, Julien! ne tiendrait-il pas à moi de penser en cet instant que vous êtes le plus rusé et le plus habile des ambitieux qui se soient cachés sous une écorce rude et franche? Pourtant je sais que vous ne me trompez pas, et que bien réellement vous me mettez le marché à la main. Votre départ ou ma justification. Ma justification! ajouta-t-elle avec une expression de dépit, tenez, voici la clé de ce coffre;» et elle la jeta avec colère aux pieds de Julien.

—Je ne la ramasserai point, dit-il avec dépit à son tour; vous me regardez comme un insolent; je l'ai mérité et je m'en vais.

—Adieu donc! lui dit-elle en lui tendant la main; il est malheureux que nous n'ayons pu rester amis comme nous l'avons été.»

Il s'approcha pour prendre sa main, et il vit qu'elle pleurait. Toute sa colère tomba, et, s'arrêtant devant elle avec la gaucherie d'un enfant qui n'ose pas demander pardon, il se mit à pleurer aussi.

«Ah! Julien, lui dit-elle, est-il possible que mes amis me fassent tant souffrir! Pourquoi ne sont-ils pas comme moi, pourquoi ne croient-ils pas en moi comme je crois en eux? Qu'est-ce qui brise donc ainsi mes affections? pourquoi toutes les sympathies que j'inspire sont-elles étouffées en naissant? pourquoi suis-je méprisée par les uns, méconnue par les autres? Qu'ai-je fait pour cela? Quand toute ma vie a été un éternel sacrifice à l'amitié, faudra-t-il que j'achète la confiance de ceux à qui je donne la mienne. Quand je vous ai ramassé dans un fossé, un jour que vous étiez blessé, haletant, couvert de poussière et assez mal vêtu, pourquoi ne vous ai-je pas pris pour un vagabond et un aventurier de bas étage? pourquoi ai-je cru à la candeur de votre regard et à la noblesse de vos paroles? J'ai donc l'air faux et l'expression ambiguë, moi? Eh quoi! vous demandez aux autres ce que vous devez penser de moi! votre cœur ne vous le dit pas, je n'en ai donc pas su trouver le chemin? Et que m'importe votre estime quand je l'aurai forcée? Vous me rendrez ce qui me sera dû, et votre âme ne me donnera rien...

—Vous avez raison, dit Saint-Julien en se jetant à ses pieds; gardez vos preuves, je n'en veux pas. Gardez votre amour à celui qui l'a mérité. Quant à mon respect, à mon dévouement, à mon amitié, si j'ose répéter le mot dont vous vous servez, mettez-les à l'épreuve. Vous avez vaincu une nature bien méfiante et bien chagrine. Il faut que Dieu ait récompensé votre grandeur d'âme d'une puissance bien grande sur l'âme d'autrui. Ah! ne vous plaignez plus; vous trouverez des amis toutes les fois que vous le voudrez; et d'ailleurs, si les amis vous manquent, je tâcherai de me mettre en cent pour vous obéir.»

Quintilia, tout en larmes, se jeta à son cou; il l'embrassa avec l'effusion d'un frère. En ce moment on frappa doucement à la porte, et la princesse alla ouvrir elle-même; c'était la Ginetta qui était chargée d'une commission pressée. La princesse passa avec elle sur le balcon, en faisant signe à Julien de rester. Leur entretien lui sembla long; et, cédant à l'émotion délicieuse dont son cœur était plein, il désirait vivement voir reparaître Quintilia, et en recevoir encore quelque parole d'amitié avant de se retirer. Dans son impatience, il touchait aux objets qui étaient épars sur le bureau sans les regarder et presque sans les voir. Il se trouva qu'il eut dans les mains la montre de la princesse, et qu'il l'ouvrit machinalement comme pour compter les minutes que la Ginetta lui dérobait. En jetant les yeux sur l'intérieur de la boîte, un froid mortel passa dans ses veines. Un souvenir confus et douloureux l'oppressa, puis une curiosité irrésistible s'empara de lui. Il se pencha vers une bougie, et lut distinctement le nom de Charles Dortan.

«Infâme!» dit-il d'une voix sourde en jetant avec violence la montre sur le bureau; puis il la reprit, voulant bien se convaincre que ses yeux ne l'avaient pas trompé. Il lut de nouveau le nom fatal, observa la boîte de platine avec les incrustations d'or émaillé; elle était absolument pareille à celle que le voyageur pâle lui avait montrée à Avignon, le matin de son départ, dans la cour de l'auberge.

Cette histoire, qui d'abord l'avait vivement ému, lui était bientôt sortie de l'esprit. À cette époque, Julien, beaucoup moins expérimenté, était beaucoup plus en garde contre ses impressions. Il s'était dit que le récit du voyageur était romanesque et invraisemblable, que son nom et son visage n'avaient pas fait le moindre effet sur la princesse, et que M. Dortan lui-même n'avait pas soutenu son rôle jusqu'au bout, puisqu'il n'avait pas osé lui adresser la parole. Ce devait être un maniaque ou un hâbleur impertinent, déterminé à se jouer de la simplicité de son interlocuteur. Enfin, cette aventure n'était plus revenue que confusément et comme un rêve absurde et pénible dans la mémoire de Saint-Julien.

En acquérant la preuve irrécusable de la sincérité de Charles Dortan, une indignation profonde s'empara de lui. Cette femme, qui exposait si magnifiquement la prétendue franchise de son âme et qui en offrait des preuves, ne lui parut plus qu'une effrontée comédienne, une coquette odieuse, jouant tous les rôles pour son plaisir, et méprisant toutes les vertus qu'elle affichait.

Elle rentra en cet instant, et Julien fit tous ses efforts pour cacher l'état où il était; mais il prenait une peine inutile: la princesse pensait à tout autre chose. Elle erra dans sa chambre d'un air empressé, et dit à Ginetta, à plusieurs reprises: «Vite, vite, mon mantelet avec un capuchon de velours et la petite lanterne sourde....» Tout à coup elle s'aperçut de la présence de Julien, et parut un peu contrariée de ce qui venait de lui échapper dans sa préoccupation. Néanmoins elle vint à lui avec beaucoup d'aplomb, et lui tendit la main en lui donnant le bonsoir. Saint-Julien baisa sa main lentement en tâchant de prendre l'insolence affectée d'un courtisan, et il lui adressa la phrase la plus impertinente qu'il put inventer. Elle ne l'entendit pas et lui répondit: «Oui, oui, à demain. Bonne nuit, mon cher enfant.»

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