Le secrétaire intime
XIV.
Dévoré de colère et de haine, le pauvre Julien entra dans la chambre de Galeotto. Le page s'était endormi sur un roman.
«Ah! c'est toi, lui dit-il en balbutiant, d'où viens-tu donc? On ne t'a pas vu de toute la soirée.
—Je viens de chez la Cavalcanti, répondit Julien.
—Oh! oh! qu'est-ce? dit le page en se mettant sur son séant. Vous venez d'être chassé, monsieur le secrétaire intime, ou vous êtes le plus heureux des hommes! Alors, permettez-moi d'ôter mon bonnet de nuit pour saluer votre Altesse! Prince pour trente-six heures au moins!
—Je ne descendrai jamais si bas, répondit Julien.
—Qu'est-il donc arrivé?
—Rien, Galeotto, sinon que je sais maintenant à quoi m'en tenir sur le compte de cette femme. Vous lui faisiez trop d'honneur quand vous la traitiez de pédante, quand vous disiez qu'il était fort possible qu'elle n'eût jamais eu assez de sensibilité pour commettre une faute. Non, non, ce n'est pas cela. C'est une rouée impudente qui se passe toutes ses fantaisies, qui se livre en secret à tous ses vices, et qui a la prétention d'être un modèle de chasteté virginale et de sentimentalité allemande. C'est une effrontée courtisane avec des prétentions d'abbesse et la moqueuse hypocrisie d'une marquise de la régence. C'est ce qu'il y a de plus hideux au monde, le vice sous le masque de la vertu.
Après cette préface, Saint-Julien fit le récit de la soirée.
«Je suis bien aise d'apprendre cela, répondit Galeotto d'un air pensif; mais, en vérité, j'en suis étonné. Cette femme est donc bien habile; car il y a eu des jours où elle m'a imposé à moi-même. Vous pouvez m'en croire, Julien; je ne suis pas crédule, et pourtant il y a eu des jours où, en l'entendant parler comme elle fait, j'ai presque eu des remords de mes jugements de la veille... Il est bien vrai que ces jours-là étaient rares, et que je me moquais de moi-même le lendemain. Eh bien! ce que vous me dites m'étonne comme si je m'étais attendu à autre chose... Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Saint-Julien?
—J'en suis très-sûr, Galeotto; et comme j'étais aussi dans une continuelle alternative de confiance et de méfiance (à l'exception que les jours de méfiance étaient rares, et les autres fréquents), il se trouve que je suis encore plus consterné que vous.
—Consterné! s'écria Galeotto. Est-ce que je suis consterné, moi? Non? certes, je ne le suis pas. Que m'importe? je n'ai jamais été amoureux d'elle. Et voulez-vous que je vous dise ce qui se passe maintenant dans mon cerveau? C'est singulier, mais c'est réel. Je crois que je suis capable maintenant de devenir amoureux de cette femme-là.
—Quoi! à présent que vous devez la mépriser?
—Je ne la méprise pas, tant s'en faut! oh! à présent, c'est bien différent! Je la croyais pédante, absurde, je la trouvais ridicule, et je me moquais d'elle. Je ne m'en moquerai plus; car elle n'est plus rien de tout cela à mes yeux. Elle est adroite, menteuse, impudente; elle sait jouer tous les rôles, si bien que son véritable caractère échappe aux regards. Savez-vous que c'est là une femme supérieure, une vraie femme de cour, propre à remuer le monde, si elle était à la tête d'un vaste empire? Avec une conscience si flexible, tant d'art, tant de sang-froid, tant de perfidie, on peut aller loin... Et qui nous dit qu'elle n'ira pas loin? Qu'il se présente une bonne occasion, et elle fera parler d'elle. Savez-vous quelle est la première des facultés? celle d'imposer aux autres. La véritable grandeur, c'est la puissance qu'on exerce sur les esprits; c'est ainsi qu'on arrive à l'exercer sur les choses. Allons, c'est dit, me voilà réconcilié avec elle. Je ne rougis plus d'être son page. Je pourrai prendre de bonnes leçons auprès d'elle, et, pour mieux profiter à son école, je veux à mon tour être son amant...» Il garda un instant le silence, puis il ajouta d'un air réfléchi: «Si je le peux; car la chose m'est démontrée à présent plus difficile que je ne pensais, et vaut la peine d'être tentée... Peste! c'est quelque chose que d'y parvenir!
—Ce n'est pas si difficile, reprit Julien. Il suffit que vous passiez dans la rue auprès d'elle, et que votre figure lui plaise. Vous n'attendrez pas longtemps avant d'être enlevé dans sa voiture et introduit dans ses appartements secrets.
Il s'étendit sur la bruyère...
—Eh bien! raison de plus! vive Dieu! des femmes qui ont de pareils désirs et qui les contentent d'une façon si dégagée ne sont pas abordables pour tout le monde. On peut vivre dix ans sous le même toit sans obtenir de leur baiser la main. Elles peuvent résister au plus séduisant et au plus habile des hommes. On ne les prend pas par surprise, celles-là. Elles se donnent ou se rendent; le plaisir est à celui dont la mine leur plaît; l'honneur, à celui dont l'esprit les subjugue. Maintenant, je mettrais ma main au feu que le Lucioli n'a jamais été son amant. Il était trop maladroit, le cher homme! Elle aurait pu lui ouvrir la porte du boudoir, s'il avait su cacher l'intention qu'il avait d'entrer dans la salle du conseil. Pour moi, qui ne me soucie guère d'être prince de Monteregale, je viserai plus haut désormais. Je tâcherai qu'elle me donne sa confiance, et qu'elle m'apprenne à régner sur les hommes par le mensonge.
—Ainsi ce qui me guérit de mon amour allume le vôtre? dit Saint-Julien.
—Appelez cela de l'amour, si vous voulez. Je l'appellerai autrement: curiosité, aptitude, amour de la science, comme il vous plaira.
—Et ce qui fait que je la hais et la méprise vous réconcilie avec elle?
—Complètement; mais je n'en continuerai pas moins la petite guerre d'observation que nous lui faisons. Tout au contraire, j'y mettrai plus de zèle que jamais, et mes découvertes auront plus d'importance à mes yeux. Sois tranquille, Julien, je ne te trahirai jamais, quoi qu'il m'arrive.
—Vous pouvez me trahir tant qu'il vous plaira, je ne resterai pas longtemps ici. Mais écoutez; avant que je vous souhaite le bonsoir, il faut que vous me racontiez cette histoire de Max.
—Ce ne sera pas long. Max était l'amant de Son Altesse. Lorsqu'à la mort du duc son époux, qu'elle n'a jamais vu, comme je vous l'ai déjà dit, elle devint souveraine libre et absolue, Max était tellement en faveur auprès d'elle que, suivant l'opinion de toute la cour, il allait l'épouser. Il était donc traité ici avec le plus profond respect, tout bâtard de seize ans qu'il était. Mais une nuit, à souper, comme la gloriole et le marasquin de Hongrie portaient à la tête du jeune favori, il lui arriva de débiter je ne sais quelle rodomontade en présence de Son Altesse. Son Altesse fronça, dit-on, le sourcil d'une manière imperceptible, et ne dit pas un mot. Le lendemain matin, les serviteurs de Max ne le trouvèrent ni dans son lit, ni dans sa chambre, ni dans son palais, ni dans la ville, ni dans la province. On le chercha et on l'attendit vainement. Il ne reparut jamais, on n'a jamais entendu parler de lui; il paraît que ce fut un assassinat fort bien exécuté.
Il le trouva déjà à table, fumant...
—Et personne n'a demandé vengeance de cet attentat?
—Max était un bâtard dont on avait été sans doute bien aise de se débarrasser en l'envoyant dans une petite cour où il semblait prendre racine. Qu'il eût fini par un meurtre ou par un mariage, on fut sans doute bien aise de n'avoir plus à y songer, et l'on n'y songea plus; et l'on n'en parla plus que tout bas, afin de n'avoir pas à le réclamer ou à le venger. Mais il arrive qu'à présent on veut se servir de son nom comme d'un épouvantail pour forcer Son Altesse à acquiescer à des vues politiques, et l'envoyé Gurck machine une fort belle réclamation de la personne de Max, si sa beauté personnelle échoue dans les premières entreprises. Tu sais cela?
—C'est une justice du ciel qui tombe à l'improviste sur le crime impuni, s'écria Julien.
—Bah! bah! à présent que je vois les choses sous leur vrai point de vue, dit Galeotto, je trouve que ce fut un coup hardi pour une princesse de seize ans.
—Elle avait seize ans! quelle horreur! dit Julien.
—Bah! bah! reprit Galeotto, les crimes des princes ne sont pas ceux de tout le monde. Vous savez ce qu'il y a à dire là-dessus. Il y a dans les grandes destinées des résolutions inévitables, et c'est quelque chose que de savoir les prendre à temps et les accomplir habilement. Un enlèvement qui ne fait pas de bruit; un meurtre qui ne fait pas de taches; un homme qu'on anéantit comme on raierait un chiffre, et qui s'évapore au milieu d'une ville comme une goutte d'eau sèche au soleil! Allons, ce n'est pas maladroit, il faut en convenir. Et pas l'ombre d'un remords sur un front de seize ans! et jamais la trace d'un souvenir amer dans toute une vie traînée en public! c'est là de la force, et bien des hommes ne l'auraient pas.
—J'espère que vous ne l'auriez pas vous-même, dit Saint-Julien en lui tournant le dos.
—Attendez! encore un mot avant d'aller vous coucher, lui cria Galeotto. Avez-vous découvert quelque chose sur le Rosenhaïm?
—Rien sur celui-là, répondit Saint-Julien.
—Que sera-t-il devenu? dit Galeotto. Maître Cantharide est dans ce secret: il aura piqué ce criocère avec une épingle, et il l'aura mis dans un de ses cartons.
—Faut-il s'inquiéter de ce que devient un homme, dit Saint-Julien, dans une cour où un importun s'évapore comme une goutte d'eau sèche au soleil?
—Je crois que tu tournes mes métaphores en ridicule, dit le page; je te pardonne si tu te charges de pénétrer dans le pavillon du parc.
—Dans le pavillon où le professeur d'histoire naturelle fait ses expériences, et s'amuse à trancher, la nuit, de l'astrologue et de l'alchimiste en braquant son télescope vers la lune, et en effrayant les chiens par d'innocentes explosions d'électricité?
—Il y a autre chose dans ce pavillon, dit le page, qu'une vieille parodie de sorcier et un tonnerre de poche.
—Madame Cavalcanti fait-elle semblant d'aller s'entretenir avec les ombres, en y traitant ses galants la nuit? Bah! c'est là qu'est caché l'amant mystérieux du trimestre, le monsieur de Rosenhaïm?
—Peut-être! Mais cet amant-là est peut-être plus qu'un amant... Il y avait peut-être quelque principe politique, quelque projet diplomatique, sous ce masque de criocère. Ce n'est pas moi qui ai été dupe des jongleries du professeur. Ce Rosenhaïm me fait l'effet d'un antidote opposé aux philtres de Gurck et de Steinach... Mais enfin il n'est ici que depuis trois jours, et depuis trois ans je vois la princesse fréquenter le pavillon. Sais-tu un conte étrange que m'a fait la Ginetta?
—Voyons.
—Un jour que, selon sa coutume, elle défendait sa maîtresse avec chaleur, elle crut m'ôter toute envie de croire à l'assassinat de Max en me disant que Son Altesse l'avait aimé passionnément, et que c'était le seul homme qu'elle eût aimé ainsi. Je lui répondis que je le croyais comme elle, et d'autant plus que c'était le seul que Son Altesse eût fait assassiner. Alors Ginetta se mit tout à fait en colère, ce qui la rendit bavarde une seule fois en sa vie. Elle me dit que non-seulement Son Altesse avait aimé Max, mais qu'elle l'aimait encore, tout mort qu'il était. La preuve, ajouta-t-elle, c'est que tous les jours elle va s'enfermer dans le souterrain du pavillon auprès d'une tombe de marbre qu'elle y a fait secrètement construire, et... Mais vraiment, Julien, vous me regardez d'un air si dédaigneux que je n'ose pas continuer cette histoire. Elle est fantasque à tel point que vous allez me rire au nez si j'ai seulement l'audace de la répéter telle qu'on me l'a donnée.
—Comme je pense que vous n'y ajoutez pas foi... dit Julien.
—Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page. Les femmes sont si romanesques, et les vastes cerveaux tiennent tant de choses! Chez les êtres doués d'intelligence et de force, il y a de si singuliers contrastes, de si ténébreuses rêveries! Bah! dans ce monde, il faut tout croire et ne rien croire. Il faut voir!
—Mais enfin, dit Julien, cette tombe de marbre?...
—Contient une boîte d'or, s'il faut en croire la Ginetta.
—Et cette boîte d'or, que contient-elle?
—Je n'en sais rien, et la Ginetta prétend n'en rien savoir; mais elle dit que cette boîte a la forme et le volume de celles dans lesquelles on embaume des cœurs humains...
—Cette histoire est dégoûtante, dit Julien d'un air sombre, après un long silence. Assassiner un homme et le pleurer, lui faire percer le cœur à coups de poignard, et faire ensuite arracher de ses entrailles pour l'embaumer et le conserver comme une relique ou comme un trophée; s'enfoncer tous les jours dans une cave avec un tombeau et un remords, et en sortant de là se prostituer au premier passant... si tout cela est possible, à la bonne heure. Il frappa du pied le parquet avec violence, et, portant sa main à son front, il s'écria avec angoisse: «Ô mon père, mon vieux château, mes laboureurs, mes bois, mes livres, mon pays! où êtes-vous? où est le temps où j'ignorais tout ce que je sais à présent?»
Il était si triste et si abattu que Galeotto n'osa pas le railler, comme il faisait ordinairement lorsqu'il se livrait à sa sensibilité. Julien se promena en silence dans la chambre, puis il ajouta d'un ton amer:
«Si cet amant inconnu est caché dans le pavillon, ce doit être une savoureuse émotion pour elle que de recevoir ses caresses auprès du mausolée de Max. Peut-être est-ce dans cette cave que le malheureux a été massacré? Peut-être que sa tombe sert de lit aux monstrueux plaisirs de Quintilia? Quelle horreur! Il me semble que je rêve. En effet, elle s'est vantée à moi aujourd'hui d'avoir enseveli son propre cœur dans un cercueil. C'est là une belle métaphore! mais elle n'a pas dit qu'elle y eût enseveli son corps, et pardieu! elle a bien fait, car il y aurait assez de gens pour lui donner un démenti... Tenez,... levez-vous et venez à la fenêtre. Voyez-vous cette étincelle pâle et furtive qui court le long des allées du parc? C'est la petite lanterne sourde qu'on a donné ordre à Ginetta d'allumer pour aller au rendez-vous.
—En vérité? cria le page en s'habillant précipitamment.
—Oui, dit Julien, c'est une distraction qu'on a eue devant moi. Mais que faites-vous donc?
—Parbleu! je m'habille et j'y cours. Quoi! il y a un rendez-vous à épier, et vous ne me le dites pas! et je reste là à babiller quand je devrais être sur la piste de la louve!
—Voilà le seul mot à propos que vous ayez dit de la journée, dit sèchement Julien en le voyant s'enfuir à demi habillé et se glisser comme un chat dans l'ombre des corridors.»
Julien alla se mettre au lit; mais il eut un sommeil affreux. Il rêva que des assassins se jetaient sur lui, lui ouvraient la poitrine et en arrachaient son cœur tout palpitant, tandis que Quintilia, debout, immobile et pâle, vêtue d'une grande robe rouge, les regardait opérer avec un horrible sang-froid en leur tendant une boîte d'or ciselé toute pleine de sang.
XV.
Saint-Julien passa la journée enfermé dans sa chambre, résolu à se faire passer pour malade si la princesse le faisait demander. Mais elle ne le demanda pas; et, fatigué de souffrir seul, il sortit vers le soir pour se distraire un peu. Il se rappela alors l'étudiant dont il avait fait la connaissance la veille, et avec lequel il avait un rendez-vous à la taverne du Soleil-d'Or.
Il le trouva déjà à table, fumant vis-à-vis une cruche de bière non débouchée et de deux verres retournés.
Ils s'abordèrent cordialement; mais Saint-Julien ne put prendre sur lui d'être gai, et l'étudiant se chargea obligeamment de faire presque tous les frais de la conversation. Il se montra encore plus aimable que la veille, et ils restèrent ensemble jusqu'à onze heures du soir. Alors Spark se leva, disant qu'il était esclave de ses habitudes régulières, et qu'il ne se couchait jamais plus tard. Mais il lui proposa une partie de promenade pour le lendemain. Saint-Julien ne désirait rien tant que de fuir l'air de la cour: il fit demander le lendemain à Quintilia si elle n'aurait point d'ordre à lui donner dans la journée; et, comme elle lui fit répondre qu'il pouvait disposer de son temps le reste de la semaine, il ne passa à la résidence, durant plusieurs jours, que les heures consacrées au sommeil. Il employa toutes ses journées à errer dans les montagnes, tantôt seul, tantôt avec son étudiant allemand, qui, chaque jour, l'attirait par une sympathie plus vive.
Saint-Julien fut bientôt sous le charme de ce jeune homme, et il eût été difficile qu'avec son excellent cœur et l'élévation de ses sentiments il en eût été autrement. Spark était un de ces hommes d'une nature si droite et si harmonieuse qu'on les juge d'emblée, et qu'on n'a rien à retrancher par la suite à l'estime qu'on leur a vouée tout d'abord. Il était simple et franc, ne visait à aucune supériorité, et touchait juste à toutes choses; il paraissait savoir plus qu'il ne disait, mais sa réserve n'avait rien de hautain. Il faisait des frais pour plaire, mais il n'allait pas jusqu'à cette insupportable coquetterie de langage qui rend l'esprit faux et le cœur sec. Il paraissait à la fois ferme et obligeant, sensible pour les autres et insouciant pour lui-même. Il avait en la Providence une confiance romanesque, mais non puérile, qui semblait être la conséquence d'une vie probe et d'un cœur généreux. Sa sensibilité n'était pas fougueuse et maladive comme celle de Julien; et le jeune homme sentit de plus en plus chaque jour le besoin de s'appuyer sur la douceur et sur la sérénité de cette âme plus forte et plus calme que la sienne. Oppressé par son chagrin, dévoré d'incertitudes, ne sachant à quoi se résoudre à l'égard de la princesse et à l'égard de lui-même, il résolut de se confier à cet homme si intelligent, si bon, et pourtant si paisible, et de lui demander conseil. Il éprouvait bien quelque répugnance à ouvrir ainsi son cœur, car il n'était pas né expansif. Galeotto avait surpris ses secrets et ne les comprenait pas; d'ailleurs le caractère de ce jeune courtisan était trop opposé au sien pour qu'il pût trouver quelque avantage dans sa société. Il avait l'art, au contraire, d'aigrir tous ses maux et d'envenimer toutes ses blessures.
Quoi qu'il put lui en coûter, il prit le parti de consulter Spark, et, un matin que leur promenade les avait ramenés sur la colline où ils s'étaient rencontrés pour la première fois, il le pria de s'asseoir sur la bruyère, et de suspendre son cours d'observations botaniques pour en faire un de psychologie.
«Sur qui? demanda Spark en souriant. Est-ce sur vous ou sur moi?
—Ce sera sur moi si vous le permettez, mon cher Spark. J'ai un secret qui m'étouffe et que je ne puis dire à personne. Il faut que je vous le dise.
—De tout mon cœur, répondit l'étudiant. Je ne me récuserai pas en affectant une modestie désobligeante. Les gens qui ont peur d'écouter une confidence sont ceux qui craignent d'avoir un secret à garder ou un service à rendre.
—J'ai besoin, en effet, d'un très-grand service, dit Saint-Julien; mais ce n'est pas votre bras que je réclame pour me tirer du mauvais pas où je me trouve, c'est votre cœur que j'appelle au secours du mien, c'est votre raison que je veux interroger; c'est un bon conseil que je vous demande.
—C'est demander beaucoup, répondit Spark, et je ne vous promets pas de réussir. J'y ferai pourtant tout mon possible. Nous chercherons à nous deux, et Dieu nous aidera.
—Vous êtes vis-à-vis des choses qui m'intéressent dans une position tout à fait désintéressée, dit Julien; vous ne connaissez point la personne dont j'ai à vous entretenir, et vous la jugerez simplement sur les faits que j'ai à vous raconter.
—Prenez garde, mon cher ami, dit Spark, cela est sérieux. Si vous dénaturez les faits et si vous en ignorez quelqu'un, nous pourrons bien porter un faux jugement.
—Vous jugerez seulement ceux que je sais et que je vous dirai; et, comme vous ne serez pas sous le charme de la vipère, vous pourrez voir plus clair que moi.
—Il s'agit d'une histoire d'amour et d'une femme, à ce que je vois?
—Il s'agit d'une femme. Connaissez-vous la princesse Quintilia?
—Comment voulez-vous que je la connaisse? il y a huit jours que je suis ici.
—Quelqu'un vous en a-t-il parlé?
—Oui; des bourgeois qu'elle a obligés, des pauvres qu'elle a secourus, m'ont dit que c'était une femme bienfaisante.
—Toutes ces femmes-là le sont, dit Julien.
—Quelles femmes? demanda Spark avec beaucoup d'ingénuité.
—Ah! Spark, s'écria Saint-Julien, je vois bien que vous ne la connaissez pas; vous ne me demanderiez pas ce qu'elle est.
—Vous paraissez n'en avoir pas une haute opinion, dit Spark. Si votre opinion est arrêtée ainsi, pourquoi me consultez-vous?
—Pour savoir si je dois la fuir et l'oublier, ou la poursuivre et la démasquer. Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé depuis sept mois que j'ai quitté la maison paternelle.»
Spark écouta l'histoire de Julien avec beaucoup d'attention, mais avec tant de calme que le narrateur ne put, à aucun endroit de son récit, pressentir le jugement que portait l'auditeur. La belle et calme figure de l'étudiant ne fit pas un pli, et la fumée de sa pipe s'échappa par bouffées aussi régulières que la veille, lorsqu'il avait écouté Julien faire lecture de la Gazette d'Ausbourg à la Taverne du Soleil d'Or.
Quand Saint-Julien eut tout dit, Spark fit une espèce de grimace qui consiste à avancer un peu la lèvre inférieure, et qu'on peut généralement traduire par ces mots: «Tout cela ne vaut guère la peine que vous vous donnez.»
Après un instant de silence, il posa sa pipe sur le gazon, et lui dit:
«Mon ami, avant de vous dire ce que je pense de la princesse Quintilia, permettez-moi de vous dire ce que je pense de vous-même. Vous êtes très-noble, mais très-orgueilleux; très-vertueux, mais très-intolérant; très-sincère, et pourtant très-méfiant. D'où vient cela? N'auriez-vous pas été élevé par un prêtre catholique?
—Oui, répondit Julien, et ce fut mon meilleur ami.
—Alors je comprends votre caractère; et, tout en le reconnaissant pour très-beau (je vous parle strictement vrai), je voudrais que vous prissiez sur vous de le modifier et d'en équarrir l'écorce rude et noueuse. Je ne trouve point que le jeune page vous ait donné de bons conseils. Je le regarde comme un méchant cœur et un intrigant dangereux. Loin de railler, comme il le fait, l'austérité de vos principes, je les approuve rigoureusement, et je déclare que si votre princesse Quintilia était telle que vous la jugez aujourd'hui, vous feriez bien de la fuir et de l'oublier. Mais...» Ici Spark fit une pause et réfléchit; puis il continua:
«Mais je crois que vous êtes absolument dans l'erreur sur son compte, et que c'est une excellente femme.
—Quoi! malgré l'assassinat de Max?
—Je ne crois pas à l'assassinat de Max, dit Spark en souriant; je ne croirai jamais que la mort d'un homme soit suffisamment prouvée par son absence, et le meurtre d'un amant par une parole légère d'un côté et un froncement de sourcils de l'autre. Cette histoire me paraît bonne à endormir les petits enfants et à leur donner de mauvais rêves.
—Vous ne croyez pas au crime? empêchez-moi d'y croire. Je ne demande pas mieux que d'ôter ce charbon allumé de mon cœur. Mais le vice, la débauche?
—Oh! oh! la galanterie, vous voulez dire? On peut être une femme galante et être une bonne femme. Pour moi, je n'aime pas les femmes galantes, mais je ne leur jette pas de pavés à la tête, et je passe auprès d'elles sans leur rien dire. Si la princesse Quintilia est ainsi, n'en dites pas de mal; quittez-la et n'y pensez plus.
—Tout cela vous semble facile, Spark. J'ai l'âme dévorée de colère et de jalousie.
—Vous avez tort.
—Mais enfin, ce que je vous ai raconté vous prouve bien que cette femme...
—Ce que vous avez raconté ne me prouve rien, sinon que vous avez contracté dans vos chagrins l'habitude d'une malveillance fâcheuse. Otez, ôtez cela de votre cerveau; c'est une mauvaise herbe.
—Mais, mon ami, une femme qui fait de pareils discours sur la candeur et le sentiment, et qui a pour amant d'abord un Lucioli qu'elle traîne partout, et qui se vante partout de ses faveurs!...
—Hum! dit Spark, ce Lucioli me semble être un fat et un sot que je ne me ferais pas faute de rosser s'il tombait sous ma main et si j'étais ami de la princesse.
—S'il l'a décriée, c'est bien sa faute, à elle; pourquoi l'a-t-elle affiché comme un bouquet de noces?
—Parce qu'elle est bonne et confiante, comme elle vous l'a dit. Tout ce qu'elle vous a dit là, Saint-Julien, me paraît sincère; j'y crois. J'aime ce caractère, j'approuve ces idées. Je ne dis pas que ce soit un exemple à suivre pour les femmes qui ne veulent pas être calomniées et persécutées; mais pour un homme de cœur qui se moque de l'opinion d'autrui et qui ne s'en rapporte qu'à sa conscience, c'est une belle maîtresse à aimer toute sa vie.
—Vraiment! Spark, votre confiance me confond; je ne sais pas si j'ai envie de vous embrasser comme le meilleur des hommes ou de vous plaindre comme un fou.
—Comme vous voudrez, mon cher Julien; vous m'avez demandé ma façon de penser, je vous la dis.
—Et je donnerais un de mes bras pour la partager. Mais enfin cette montre, ce Charles de Dortan?
—Ce Dortan est un sot qu'elle aura mis à la porte au moment le plus hardi de la plaisanterie.
—Une femme qui se respecte fait-elle de semblables plaisanteries? Elle se soucie donc bien peu du danger qu'elle court? Plaisante-t-elle aussi avec la vengeance qu'un homme peut tirer? À la place de ce Dortan, je suivrais une pareille femme au bout du monde, et je la forcerais de tenir ses promesses, et je lui cracherais ensuite au visage.»
Le front de Spark se couvrit de rougeur, comme si l'idée d'une telle violence de ressentiment eût révolté son âme honnête et douce. Mais il reprit aussitôt son calme accoutumé, et dit d'un ton de certitude qui imposa à Julien:
«Cette histoire est fausse. Ce Charles de Dortan sera quelque garçon horloger qui aura porté une montre de sa façon à la princesse, et qui aura bâti toute cette niaise aventure pour se moquer de vous, ou parce qu'il y a des fats d'une rare impudence, ou parce que ce monsieur est fou.
—Vous arrangez tout pour le mieux, et je me suis dit tout cela sans pouvoir me le persuader radicalement. N'ai-je pas vu la joie avec laquelle elle a appris l'arrivée de ce masque inconnu?
—Qu'est-ce que cela prouve, s'il vous plaît? Ne saute-t-on pas de joie à l'arrivée d'un frère et même d'un ami? Les femmes sont plus démonstratives que nous, et les Italiennes le sont entre toutes les femmes.
—Mais ce Rosenhaïm est caché dans le pavillon. Cache-t-on ses amis?
—Souvent, surtout quand il s'agit de politique. Qu'est-ce que vous comprenez à la politique, vous? Et puis, il n'y a peut-être pas plus de Rosenhaïm dans le pavillon que de Max dans le tombeau.
—Vous ne croyez donc pas à la mort de Max?
—J'ai dans l'idée, au contraire, que ce prétendu cœur inhumé dans un coffret d'or bat bien chaud et bien joyeux à l'heure qu'il est.
—Mais la princesse elle-même le fait passer pour mort.
—Le fait-elle passer pour mort? Ah! en ce cas il est mort. Mais tout le monde peut mourir sans être aidé.»
Et Spark, reprenant sa pipe, se mit à la charger paisiblement.
«Les griefs qui vous restent contre elle, ajouta-t-il après avoir rallumé son tabac, sont donc son air cavalier, sa gaieté juvénile, son latin, son amour pour les papillons, ses travaux politiques, sa soubrette Ginetta, sa camaraderie avec vous autres qu'elle traite en amis, comme une bonne femme qu'elle est, tandis que vous ne la comprenez pas... Et bien! à votre place, je l'aimerais de tout mon cœur, et je passerais ma vie à son service.
—Mais si j'acceptais tout cela comme vous, si je me remettais à croire en elle, j'en serais amoureux fou... et si elle ne m'aimait pas, je deviendrais le plus malheureux des hommes. Je suis absolu et entier dans tout, Spark. À la manière dont cette femme m'a bouleversé le cerveau, je vois bien que si je ne me guéris pas par la méfiance, il faudra que je me brûle la cervelle par désespoir.
—Non, dit Spark.
—Je deviendrai fou, vous dis-je, si elle ne m'aime pas.
—Non, vous dis-je, vous vous consolerez, vous vous guérirez. D'ailleurs elle vous aime beaucoup; tout ce qu'elle a fait pour vous le prouve bien.
—Oh! j'ai trop souffert de cette tranquille amitié; j'ai renfermé trop de tourments dans mon sein! cela ne peut recommencer.
—Vous êtes un ingrat. Vous m'avez dit que ces six premiers mois avaient été les plus beaux de votre vie. Écoutez, Julien: vous êtes aigri et malade; vous ne jugez pas bien votre position, vous ne vous connaissez plus vous même. Croyez-en mon conseil. Avant de savoir de quoi il s'agissait, je ne pensais pas pouvoir trancher la question si hardiment; à présent je me sens une grande confiance en ma raison; les choses me semblent claires et indubitables. Voulez-vous me promettre de faire ce que je vous dirai?
—Je vous promets de le tenter, dit Julien.
—Renfermez-vous donc en vous-même, et fermez vos poumons à l'atmosphère empoisonnée du dehors; vivez avec Dieu et avec votre cœur, qui est bon; fuyez la cour, les envieux, les sots, les méchants, et surtout le petit page; restez auprès de la princesse, je veux lui servir de garant. Elle ne vous trompe pas. Je l'ai vue passer à cheval l'autre jour; elle a une grande bouche, un sourire franc, des yeux vifs et bons; j'aime sa figure et ses manières. Servez-la fidèlement, et ne croyez d'elle que ce qu'elle vous en dira. Si votre amour persiste et vous fait souffrir, dites-le-lui, parlez-lui-en beaucoup et souvent.
—Vous croyez qu'elle m'écoutera? dit Julien, dont les yeux brillèrent de joie.
—Sans doute elle vous écoutera, puisqu'elle vous a déjà écouté; elle vous plaindra, elle ne vous aimera pas plus qu'elle ne fait...
—Vous croyez? dit Julien redevenant triste.
—J'en suis presque sûr. Mais n'importe, parlez-lui toujours, elle vous consolera en redoublant de soins et d'amitié. Avec cette amitié-là, Julien, avec l'amour du travail, avec le bon témoignage de votre conscience et un peu de foi en la Providence, vous ne serez pas malheureux, croyez-en ma promesse.
—Et si avec tout cela je suis joué, reprit Julien, si au bout de dix ans d'une pareille vie je m'aperçois que j'ai bercé une chimère sur mon cœur?
—Vous aurez eu dix ans de bonheur, et vous serez en droit de dire à Dieu quand vous paraîtrez devant lui: «Seigneur, on m'a trompé, et je n'ai pas haï; on m'a fait du mal, et je ne me suis pas vengé!» Et vous verrez ce que Dieu vous répondra. Allez, on ne se repent jamais d être bon, même dès cette vie. Quand on s'en repent, on cesse de l'être.
—Honnête et excellent ami! s'écria Saint-Julien en serrant vivement la main de Spark, je suivrai vos conseils, et je viendrai souvent chercher auprès de vous le baume céleste qui guérit les plaies de l'âme.»
Julien rentra au palais la poitrine soulagée d'une montagne d'ennuis, et, pour la première fois depuis bien des jours, il pria Dieu.
XVI.
Quintilia le fit appeler le lendemain matin. Elle avait l'air si heureux et si bon, que Saint-Julien se sentit tout disposé à suivre les conseils de Spark.
«J'ai des lettres à te dicter, lui dit-elle en lui tapant doucement l'épaule d'un air familier. Assieds-toi là et prends ta meilleure plume.»
Julien s'assit. La montre fatale était toujours sur le bureau; il se sentit un mouvement de rage contre ce fâcheux accusateur, et feignant de la pousser gauchement avec son coude, il la jeta par terre.
La princesse s'en aperçut à peine; et quand il la ramassa en s'excusant de l'avoir brisée, elle parut fort indifférente à cet accident.
«Ginetta, dit-elle, emporte ma montre, que ce maladroit de Julien vient de casser. Il est décidé que je ne puis pas la garder, et qu'il lui arrivera toujours malheur. Fais-la raccommoder et garde-la pour toi.»
Julien regarda la princesse attentivement. Elle était aussi parfaitement calme que le jour où elle avait regardé en face M. Dortan sans paraître le reconnaître. Mais il lui sembla que la Ginetta rougissait un peu. Était-ce de plaisir d'avoir la montre, ou perdait-elle contenance devant tant d'audace?
Julien sentit la sienne augmenter, comme il lui arrivait toujours dans ses moments d'émotion; et regardant alternativement la princesse et sa suivante:
«La signora Gina, dit-il, connaît peut-être à Paris un horloger habile à qui elle pourra confier la réparation de cette montre!
—Pourquoi à Paris? dit la princesse; nous avons d'excellents horlogers à Venise.»
Elle n'avait pas changé de visage, et la Gina semblait être redevenue impénétrable. Saint-Julien insista obstinément.
«Si la signora Gina veut bien le permettre, c'est moi qui me chargerai de la réparation, puisque c'est moi qui ai causé le dommage.
—Arrangez-vous ensemble, dit la princesse, cela ne me regarde plus. La montre appartient à Gina.
—Et je l'enverrai, continua Saint-Julien, à un de mes amis qui habite Paris, et qui s'appelle Charles de Dortan.»
Gina se troubla visiblement. La princesse n'y prit pas garde, et répéta le nom de Charles de Dortan.
«Je crois qu'en effet son nom est sur cette montre, dit-elle en s'adressant à Ginetta. N'est-ce pas l'ouvrier à qui tu l'as confiée à Paris, après l'avoir jetée par terre comme Julien vient de faire?
—Oui, Madame, répondit Ginetta remise de son trouble, c'est un horloger qu'on m'a désigné comme très-habile, et qui, selon l'usage, a gravé son nom sur la boîte.»
Julien, frappé de tant d'assurance, et ne sachant plus que penser, tenta un dernier effort.
«Le hasard, dit-il, me l'a fait rencontrer à Avignon précisément le jour...»
Ginetta l'interrompit, et s'adressant à Quintilia:
«Votre Altesse ne se souvient-elle plus de cet homme qui voulait absolument lui parler?
—Non, dit la princesse avec un sang-froid imperturbable. Que voulait-il? ne l'avais-tu pas payé?
—Il m'avait beaucoup priée de le recommander à Votre Altesse, à laquelle il voulait vendre une pendule à musique, mais elle était laide et de mauvais goût.
—Ah! dit la princesse d'un ton d'indifférence et de distraction; en ce cas, Julien, mets-toi à écrire; et toi, Gina, laisse-nous.»
Elle semblait n'avoir pas pris le moindre intérêt à cette délicate explication, et pourtant Saint-Julien se disait: «Il y a quelque chose là-dessous. Spark lui-même aurait été frappé de la rougeur de Ginetta.» Il prit sa plume et commença sous la dictée de la princesse.
«Monsieur le duc,
«Votre personne est charmante, votre esprit supérieur et votre emploi magnifique. Je compte écrire directement à votre auguste souverain, et le remercier de vous avoir choisi pour remplir cette importante et agréable mission auprès de moi. Il m'est impossible de vous voir aujourd'hui; et d'ailleurs j'ai besoin, pour répondre aux propositions de Votre Excellence, du plus grand calme et de la plus austère réflexion. Je craindrais de subir l'influence expansive de votre esprit en traitant de vive voix une question si grave. Après mûre délibération, je me crois donc autorisée, par ma conscience et ma volonté, à refuser positivement l'alliance qui m'est offerte. Mes opinions sont invariables sur ce point, et vous les connaissez. La liberté de fait établie par moi, souverain absolu en vertu de pouvoirs absolus, etc., etc....»
Saint-Julien écrivit sous sa dictée plusieurs lignes qu'il aurait pu tracer de lui-même, tant il était au fait des systèmes du potentat femelle de Monteregale.
Quand il eut terminé la partie politique de cette lettre (et nous en ferons grâce au lecteur, comme d'une chose étrangère à cette histoire), il continua sous la dictée de la princesse:
«Quant à la question que Votre Excellence m'a dit tenir en réserve en cas de refus définitif de ma part, je demande en grâce qu'elle me soit exposée sur-le-champ; car des occupations du plus grand intérêt pour moi vont me forcer à faire un petit voyage en Italie. Ce sera pour moi un grand regret que de voir abréger le séjour de Votre Excellence dans mes États, et j'aurais vivement désiré qu'il me fût permis d'en jouir plus longtemps.»
—Ajoutez les formules d'usage, dit la princesse à Saint-Julien, et puis donnez-moi votre plume.»
Quand elle eut signé et fait mettre le nom du duc de Gurck sur l'adresse, elle sonna, et le page se présenta.
«Portez cette lettre à M. de Gurck, lui dit-elle, et rapportez-moi la réponse. S'il demande à me voir, dites que c'est impossible.»
Galeotto fut frappé de l'air froid et absolu de la princesse. Il eut besoin de rassembler tout son courage pour lui faire entendre qu'il avait un message secret pour elle.
«Je n'ai pas de secrets où vous puissiez être pour quelque chose, reprit-elle sèchement. Parlez devant M. de Saint-Julien, je vous le permets.»
Le page hésita; elle ajouta: «Je vous l'ordonne.»
Galeotto, banni des appartements particuliers depuis plusieurs jours sans en savoir la cause, avait beaucoup compté sur le moment où il lui serait permis d'approcher de la princesse. Il avait fait part a Julien de l'intention où il était de nuire au comte de Steinach, tout en feignant de le servir et tout en travaillant pour son propre compte. Mais, quoique ces projets ne fussent point un secret pour lui, il était vivement contrarié de l'avoir pour témoin de sa conduite. Rien ne paralyse la ruse comme l'œil d'un juge prêt à censurer notre maladresse ou à s'effrayer de notre perfidie.
Néanmoins il fallait parler. Il donna quelques mots d'une explication moitié plaisante, moitié mystérieuse, et finit en tirant de son sein une lettre renfermée sous trois enveloppes.
Mais Quintilia, devant qui le page avait mis un genou en terre, n'avança point la main pour recevoir la lettre, et lui ordonna de la décacheter et de la lire tout haut.
Galeotto se troubla. «M'avez-vous entendue? répéta la princesse.»
Alors, prenant courage, Galeotto imagina de lire hardiment la lettre d'un ton pathétique et en feignant un trouble toujours croissant. C'était une déclaration d'amour du comte de Steinach, rédigée dans des termes aussi passionnés que son rang avait pu le lui permettre.
Le malin page la déclama d'une voix tremblante et comme s'il eût été frappé de l'application qu'il pouvait se faire des expressions timides et brûlantes de la lettre. Il affecta plusieurs fois de manquer de force pour achever une phrase et de tenir le papier d'une main tremblante. Enfin il joua si bien la comédie, que Saint-Julien en eût été dupe complètement sans le dernier entretien qu'ils avaient eu ensemble.
Mais la princesse ne parut émue ni de l'amour de Steinach, ni de celui que Galeotto feignait d'abriter timidement sous les ailes de la diplomatie sentimentale.
«Cela est pitoyable,» dit-elle, quand le page eut fini. Et, lui arrachant la lettre des mains, elle la jeta dans une corbeille de bambou qui était sous le bureau et dans laquelle elle avait coutume d'entasser pêle-mêle tous les papiers inutiles.
«Mais, tout mauvais que soit cet italien, ajouta-t-elle, le comte de Steinach, qui ne sait aucune langue, pas même la sienne, n'aurait jamais été capable de l'écrire. C'est vous qui avez composé ce pathos, Galeotto.» Et, sans attendre sa réponse, elle se tourna vers Julien.
—Écris sous ma dictée une autre lettre, lui dit-elle. Galeotto attendra, et les portera toutes deux à leur adresse.»
Elle lui dicta une formule de renvoi moqueuse et impertinente pour Steinach comme celle destinée à Gurck; elle la signa de même, la cacheta et la remit en silence à Galeotto. Le page voulut faire une question; elle lui ferma la bouche d'un regard et lui montra la porte d'un geste.
En attendant qu'il fût de retour, elle s'entretint amicalement avec Saint-Julien. Elle lui parut si franche et si bonne, qu'il céda au mouvement de son propre cœur et se sentit plus que jamais dominé par elle. Les souffrances qu'il avait éprouvées lui rendirent plus vives les joies qu'il retrouvait. Il bénit intérieurement les conseils de son ami et reprit confiance dans la vie.
Au bout d'une heure, Galeotto revint. Il s'était composé un maintien grave et froid; mais il cachait mal le dépit qu'il éprouvait d'avoir été si rudement traité par Quintilia. Elle était naturellement brusque et emportée; mais ordinairement elle oubliait en moins d'une heure ses ressentiments et jusqu'à la cause qui les avait produits. Cette fois pourtant, elle reçut le page aussi mal qu'elle l'avait congédié. Il voulut transmettre une réponse verbale du comte de Steinach; elle lui dit: «Vous répondrez quand je vous interrogerai.» Puis, prenant la lettre de M. de Gurck, elle la décacheta et la passa à Julien.
«Lisez tout haut, lui dit-elle; et vous, monsieur Galeotto de Stratigopoli, asseyez-vous au bout de la chambre et attendez mes ordres.»
Saint-Julien lut:
«Madame,
«La réponse de Votre Altesse est tellement décisive, que je croirais manquer au respect que je lui dois en insistant davantage. J'obéis à l'ordre qu'elle me donne en lui soumettant textuellement la réclamation de mon souverain.
«Un envoyé de notre cabinet, portant le titre de chevalier et le nom de Max, chargé, il y a quinze ans, de représenter le prince de Monteregale au mariage de Votre Altesse, s'est établi auprès d'elle avec le consentement de ses protecteurs. Mais ayant été rappelé au bout de quatre ans, il n'a point répondu aux ordres de sa cour, et jamais il n'a reparu. Il est sommé aujourd'hui de rendre compte de sa conduite durant cette longue absence et de se présenter devant moi, duc de Gurck, fondé de pouvoir, etc., pour me remettre certains papiers et répondre à certaines questions qui doivent décider de son identité. À défaut de cet acte de soumission de la part du chevalier Max, Votre Altesse serait sommée de donner les preuves de son décès ou de désigner le lieu de sa retraite; et, à défaut de cette satisfaction, elle serait reconnue en état d'hostilité contre notre gouvernement, etc.»
—Fort bien, dit Quintilia. Reprenez votre plume et écrivez:
«Je ne reconnais à aucun souverain de la terre le droit de me faire une demande arbitraire ou une question absurde. Je n'ai aucun compte à rendre des actions d'autrui; et jamais prince, petit ou grand, n'a été le gardien des étrangers résidant sur ses terres. Tout ce que je puis faire pour seconder les vœux de votre cour, c'est de vous permettre de publier et d'afficher dans mes États un ordre directement adressé au chevalier Max de la part de son souverain. S'il se rend à cet ordre, je serai charmée de voir cesser vos inquiétudes à son égard.»
Quintilia signa, cacheta, et, s'adressant au page: «Maintenant, Monsieur, lui dit-elle, qu'avez-vous à dire de la part de M. de Steinach?
—Le comte, au désespoir..., répondit Galeotto.
—Faites-moi grâce des phrases de M. le comte, interrompit Quintilia; à quoi se décide-t-il?
—Il se soumet à vos ordres.
—Quels ordres? je lui ai donné le choix: partir ou se taire.
—Il se taira.
—À la bonne heure. Celui-là n'est que sot, et je ne veux pas l'offenser s'il ne m'y contraint pas. L'autre est un insolent. Allez porter ma lettre, et revenez.»
La princesse se remit à causer avec Julien de choses étrangères à ce qui venait de se passer. Elle avait tant de calme et de lucidité d'esprit, que Saint-Julien se déclara absurde dans ses soupçons.
Galeotto revint. Il demandait, de la part du duc de Gurck, la faveur d'un entretien particulier avant son départ.
«Nous verrons, répondit Quintilia; c'est assez s'occuper de ces messieurs pour aujourd'hui. C'est à vous que j'ai affaire, monsieur de Stratigopoli. Voici un billet que vous porterez à mon trésorier. Il vous comptera une somme qui vous mettra en état de voyager durant quelques années. C'est, je crois, l'objet de vos désirs. Vous trouverez bon que d'ici à quelques heures je dispose pour votre remplaçant de l'appartement que vous occupez dans le palais. Pour faciliter votre départ, j'ai commandé des chevaux de poste qui viendront vous prendre ce soir, et qui vous conduiront jusqu'à la frontière. Je vous prie de garder la voiture pour continuer votre voyage. Vous désignerez vous-même la route qu'il vous plaira de prendre. Je fais des vœux pour votre avenir, et j'ai l'honneur de vous saluer.»
Galeotto, frappé de la foudre, pâlit et balbutia; mais il vit dans les yeux de la princesse que l'arrêt était irrévocable. Il crut que Julien l'avait trahi. Incertain du parti qu'il prendrait, mais forcé d'obéir, et résolu à se venger, il s'inclina profondément et sortit sans dire un seul mot.
Saint-Julien voulut intercéder en sa faveur; mais la princesse lui imposa silence avec douceur, et lui permit d'aller faire ses adieux au page.
Il le trouva au bas du grand escalier, et témoigna sa surprise et son chagrin avec tant de candeur, que le page en fut ébranlé.
«Si vous n'êtes pas sincère en ce moment, lui dit-il, vous êtes le premier des fourbes et le dernier des hommes. Après tout, je n'en sais rien, je ne pense pas, je crois rêver. Je ne sais ni ce qui m'arrive, ni ce que j'éprouve, ni ce que j'ai à faire.
—Il faut faire semblant d'obéir, lui dit Julien, et attendre à la frontière l'ordre de votre rappel. Il est impossible que la princesse ait des griefs sérieux contre vous. Elle se sera doutée de votre liaison avec Steinach, et elle aura voulu vous effrayer. Mais je vous justifierai de mon mieux; Gina pleurera à ses pieds, et vous lui écrirez; elle se laissera fléchir.
—Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page d'un air méfiant. Je ne sais pas si vous ne me trahissez pas; je ne sais pas si la Gina ne me donne pas ce soir pour successeur le page de Steinach ou le chasseur de Gurck, tandis que la princesse recevra dans le pavillon mystérieux Rosenhaïm, qu'elle embrassait si tendrement cette nuit sur le seuil en l'appelant son seul amour, ou bien le duc de Gurck qui saura peut-être se faire craindre, ou le Steinach qu'elle fait semblant de rudoyer, ou le tendre Julien qui a su cacher son indignation dévote, ou qui s'est fait tolérant... Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des autres; j'aviserai à voir clair dans la mienne. Si vous me trompez, monsieur le secrétaire intime, ne chantez pas encore victoire. Je ne me tiens pas pour battu, et souvent les choses qui semblent m'échapper sont celles dont je suis sûr, parce qu'alors il me prend envie de m'en emparer... Attendez... Venez avec moi chez le trésorier; je vous permets de répéter à la princesse tout ce que vous me verrez faire et dire.»
Ils entrèrent ensemble chez le trésorier, et Galeotto présenta le billet qui lui avait été remis cacheté. Lorsque le trésorier énonça la somme qu'il allait compter au jeune page, celui-ci eut un moment d'émotion. C'était beaucoup plus qu'il n'avait espéré dans sa petite ambition, et pendant un instant il abandonna l'idée singulière qui venait de le préoccuper. Mais tandis que le trésorier comptait l'argent, il se mit à marcher dans la salle avec anxiété. Cette petite fortune le mettait à même de satisfaire son goût pour les voyages, et d'aller se présenter d'une manière brillante dans quelque autre cour plus importante que celle de Monteregale. Mais, en même temps qu'il arrivait à l'accomplissement d'un vœu de plusieurs années, il renonçait à une entreprise conçue depuis quelques jours. Dans son amour pour l'intrigue, il avait caressé l'espoir de lutter avec l'expérience et ce qu'il appelait l'habileté de Quintilia. Il s'était proposé pour but de ses premières armes en ce genre d'écarter, ne fût-ce que pendant quelques jours, des rivaux plus hauts et plus arrogants que lui. L'emporter sur eux lui paraissait une satisfaction nécessaire à son amour-propre froissé. Enfin, tandis qu'une vanité cupide l'engageait à prendre l'argent et à chercher ailleurs un autre genre de succès, une vanité raffinée, un véritable dépit d'homme de cour, l'engageaient à sacrifier sa petite fortune à l'espoir incertain d'un frivole triomphe.
Ce dépit l'emporta, et au moment où le trésorier lui présenta une partie de sa fortune en or, et le reste en billets sur diverses banques étrangères qu'il avait désignées d'abord, il demanda du papier pour écrire un reçu, fit une déclaration d'amour à la princesse, et lui annonça qu'il n'avait besoin de rien au monde, puisqu'il allait mourir de chagrin; puis il redemanda le bon signé d'elle qu'il venait de remettre au trésorier; il le déchira, en mit les morceaux dans sa lettre, chargea le trésorier de la faire porter à Quintilia, jeta dédaigneusement les billets de banque sur la table, donna un coup de poing théâtral dans les piles d'or, et, tournant le dos au trésorier stupéfait, sortit sans emporter un écu.
Julien, qui ne vit dans cette conduite qu'un acte de fierté, trouva le mouvement très-beau et l'approuva. En même temps il mit tout ce qu'il possédait à la disposition du page.
«Je ne sais pas, je ne sais pas, répéta celui-ci, toujours sur ses gardes. Il est possible que vous soyez de bonne foi, il est possible aussi que vous me fassiez cette offre sans grand mérite. Quoi qu'il en soit, je n'ai besoin de rien; je ne vais pas loin, et vous ne serez pas longtemps sans entendre parler de moi. Vous pouvez dire cela à Son Altesse. La frontière est à trois lieues d'ici. On peut avoir un pied sur les terres du voisin et un œil dans la résidence... Adieu, adieu. Merci de votre amitié si elle est vraie; si elle est feinte, on saura s'en passer.
Il monta en voiture en tenant le même langage, et laissa Julien très-offensé et très-affligé de ses doutes. Il demanda à voir la princesse, et lui rapporta la conduite magnanime du page, en la suppliant de le rappeler. Mais Quintilia, qui avait déjà reçu la lettre de Galeotto par son trésorier, ne parut point touchée de cette forfanterie. «Je ne puis pas lui faire grâce, dit-elle; cesse de me parler de lui, ce serait me déplaire en pure perte. Il t'accuse de lui avoir nui auprès de moi, mon pauvre Julien. Accepte cette injustice en châtiment de celles que tu as commises, et apprends, mon cher enfant, combien il est cruel d'être accusé quand on n'est pas coupable.»
XVII.
Saint-Julien, forcé d'abandonner la cause de Galeotto, alla passer la soirée avec Spark à la taverne du Soleil d'Or. Il lui raconta ce qui était arrivé; et Spark, avec son optimisme habituel, déclara que le renvoi du page était une mesure fort sage de la part de la princesse et un événement fort heureux pour Saint-Julien. Il tâcha aussi de le consoler des soupçons injurieux de Galeotto, en lui disant que l'estime d'un pareil homme était presque une flétrissure.
Pendant que Spark parlait de la sorte, Saint-Julien crut voir derrière le rideau de coutil de la tente sous laquelle ils étaient assis l'ombre flottante d'un individu de petite taille qui semblait les écouter. Ils parlèrent tout à fait bas, et l'ombre disparut. Mais lorsque, onze heures ayant sonné, Spark, selon sa coutume, eut pris congé de son ami, Saint-Julien, au détour de la rue, qui était fort sombre en cet endroit, se sentit frapper sur l'épaule. Il se retourna vivement et vit un petit homme, enveloppé dans un manteau, qui lui dit à voix basse: «Tais-toi, je suis Galeotto.» Ils prirent une rue déserte et s'entretinrent à demi-voix.
«Eh quoi! dit Julien, te voilà déjà revenu? Il n'y a pas plus de six heures que je t'ai vu monter en voiture.
—Il n'en faut pas tant dans un empire où l'on ne peut pas tirer sur un lièvre sans risquer de tuer le gibier de ses voisins. Je me suis fait descendre à la frontière; j'ai pris une tasse de chocolat et mis mon porte-manteau à l'auberge; puis, prenant par la route des montagnes, je suis revenu à la résidence sans rencontrer personne. Oh! doucement, madame Quintilia, vous n'avez pas encore de Sibérie à votre service. Mais écoute, Julien; je sais à quoi m'en tenir sur ton compte. Tu m'as trahi sans le vouloir et sans le savoir; tu t'es trahi toi-même; tu as été confiant comme de coutume, et il faut bien que je te pardonne de m'avoir rendu victime de ta niaiserie, car je présume que tu le seras à ton tour avant peu. Apparemment qu'on a encore besoin de toi, puisqu'on ne nous a pas renvoyés ensemble.
—Que veux-tu dire? demanda Saint-Julien.
—Écoute, écoute, répliqua le page; j'ai entendu ta conversation avec cet étudiant, que le diable emporte et dont je ne sais pas le nom.
—Il s'appelle Spark, et c'est le meilleur des hommes.
—Tant mieux pour la Quintilia; il est son amant, et il paraît qu'il nous recommande au prône. Pauvre homme! nous pourrons le récompenser de sa peine quelque jour. Le règne d'un homme n'est pas ici de longue durée; il y a du temps et de l'espoir pour tout le monde.
—Galeotto, je crois que vous êtes fou, dit Saint-Julien; vous croyez que Spark est l'amant de la princesse. Il ne la connaît pas; il arrive de Munich. Il l'a vue passer l'autre jour pour la première fois; il n'a jamais mis le pied au palais...
—Belles raisons! demandez à M. de Dortan comment on fait connaissance avec les dames. Votre fumeur allemand a la taille assez bien prise, et son fade visage blond vaut bien les favoris teints de Lucioli. Il a vu passer la princesse l'autre jour.
—Quand cela, l'autre jour? est-ce hier?
—C'est bien tout ce qu'il faut, je crois. S'il l'a vue passer, c'est qu'il passait aussi apparemment, ou bien il était assis la toque sur l'oreille et la pipe à la bouche. Madame Quintilia ne fume-t-elle pas comme une Géorgienne? Cette pipe l'aura charmée. Elle lui aura fait un signe, ou Ginetta aura porté un petit billet.
—Galeotto, la tête vous tourne; le soupçon devient votre monomanie; si vous continuez ainsi, vous prendrez votre ombre pour un voleur.
—Seigneur Candide, dit le page, savez-vous lire et connaissez-vous l'écriture de la princesse?
—Eh bien! eh bien! qu'as-tu? dit Julien tout tremblant.
Ajoutez les formules d'usage...
—Approchons de cette lanterne, dit Galeotto, et lisez ce billet, que M. Sparco ou Sparchi, je ne sais comment vous l'appelez, a laissé misérablement tomber de sa poche tout à l'heure, tout en se donnant avec vous les airs d'un profond scélérat.»
Saint-Julien reconnut sur-le-champ l'écriture de Quintilia, et lut avec stupeur ce peu de mots:
«Puisque je ne puis voir Rosenhaïm au pavillon cette nuit, j'irai te trouver, cher Spark; laisse ouverte la porte de ta maison qui donne sur la rivière.»
«Tu vois, dit Galeotto, que M. Sparchi est un bon diable, très-accommodant, point jaloux et vraiment philosophe. Nous autres, nous aurions peut-être le sot orgueil de vouloir au moins être rois absolus pendant trois jours. Peu lui importe, à ce bon Allemand, qu'une belle princesse vienne le trouver la nuit. Il ôtera sa pipe de sa bouche pour dire: «Eh! eh!» Mais que le pavillon et M. de Rosenhaïm aient la préférence et remettent son bonheur au lendemain,» il reprendra sa pipe en disant: «Ah! ah!» Eh bien! Julien, qu'as-tu à faire cette mine de tortue en colère? Marchons.
—Où veux-tu que nous allions?
—Au bord de la rivière. Nous verrons passer la princesse incognita; et nous aurons soin de baisser les yeux comme les sujets du prince Irénéus, lorsqu'ils le rencontraient vêtu de cette fameuse redingote verte qui, au dire de tout le monde, le rendait méconnaissable.
—Galeotto, dit Julien avec angoisse, je crois que tu es le diable.»
Ils passèrent quelque temps à chercher, autour de la maison que Spark habitait, une cachette convenable. Cette maison appartenait à un menuisier qui avait consenti à la céder tout entière pour quelque temps. Spark y vivait donc seul et ignoré dans l'endroit le plus désert de la résidence. Ses fenêtres donnaient sur la Célina et sur des massifs de saules où les deux amis purent facilement se cacher. Un quart d'heure après minuit, le silence fut troublé par un léger bruit de sillage, et ils virent glisser devant eux une petite barque montée par deux hommes.
«Ce n'est pas cela, dit Julien.
—Silence! dit Galeotto. Il me semble que je reconnais le coup de rames. La Gina est fille d'un gondolier de Venise.»
Saint-Julien... se sentit frapper sur l'épaule.
La barque vint aborder tout près d'eux, et un des deux hommes se pencha pour amarrer à un des saules du rivage, tandis que l'autre, sautant légèrement sur la grève, lui dit à voix basse:
«Tu m'attendras ici.
—Oui, Madame, répondit-il;» et tandis que le premier gagnait d'un bond la porte de la maisonnette, le prétendu batelier se roula dans son manteau et se coucha au fond de la barque.
«Gina, dit le page d'une voix flûtée en se penchant vers elle.»
La Gina tressaillit, se leva et regarda autour d'elle avec inquiétude; mais le page s'était rejeté dans l'ombre et s'y tenait immobile. Elle crut s'être trompée et se recoucha dans la barque. Galeotto prit le bras de Julien, et l'emmena sans bruit à distance de la rivière.
«Maintenant diras-tu que je suis le diable et que je fais passer des fantômes devant tes yeux? lui dit-il.
—Galeotto, répondit Julien, vous me faites faire de tristes rêves; mais si quelqu'un joue ici le rôle de Satan, c'est cette femme impure qui a sur les lèvres de si chastes paroles au service de son impudente fausseté. Mais dites-moi donc pourquoi elle est ainsi avec nous? Que ne nous traite-t-elle comme Dortan, comme Spark et comme Rosenhaïm? Pourquoi ne recevons-nous pas le matin un rendez-vous pour le soir sans autre cérémonie? À quoi bon la peine qu'elle prend pour nous inspirer du respect et de la crainte?
—Vous ne le savez pas, dit Galeotto en riant. C'est que nous vivons auprès d'elle, et qu'elle a besoin de serviteurs qui la craignent et de dupes qui l'admirent. Et puis les femmes blasées deviennent romanesques, c'est-à-dire dépravées de cœur et de tête. Elles mettent fort bien à part le plaisir et à part le sentiment. La confiance niaise d'un enfant comme vous les amuse et flatte leur vanité. C'est une occupation de la matinée, en attendant l'amant du soir, qui est aimable à sa manière sans faire tort à la vôtre. De quoi vous inquiétez-vous? vous avez le beau rôle.
—Par l'éternelle damnation de l'enfer! s'écria Julien, c'est un rôle abject et stupide.»
Galeotto éclata de rire. «Bonsoir, lui dit-il. Je vais demander asile à une demoiselle de ma connaissance; toi, retourne au palais et prépare un sonnet pastoral pour le présenter demain dans un bouquet sur l'assiette de Son Altesse.»
Saint-Julien, au lieu de se retirer, alla se cacher sous les saules jusqu'au moment où Quintilia sortit de la maisonnette. Spark lui donnait le bras. Il l'accompagna jusqu'au bord de la barque, et s'arrêtant sous les saules, à trois pas de Saint-Julien, il l'embrassa. Ce baiser fit involontairement tressaillir Saint-Julien, et le cœur lui battit violemment.
Gina se réveilla en sursaut lorsque sa maîtresse sauta dans la barque.
«Rentrez vite, dit Quintilia au jeune Allemand.»
Il obéit; mais il resta à sa fenêtre jusqu'à ce que la barque se fût perdue dans la brume. Saint-Julien, caché sous les saules, la suivait aussi des yeux. La princesse avait ôté son chapeau, le vent agitait ses cheveux, elle était debout et belle comme un ange sous son costume d'homme.
XVIII.
Pendant le reste de la nuit, Saint-Julien fut en proie à des angoisses plus vives que toutes celles qu'il avait déjà éprouvées. Décidément il méprisait Quintilia; car la découverte de cette dernière turpitude confirmait toutes les autres. Pour mentir ainsi, il fallait avoir l'assurance que donne une longue carrière de vices. «Mais, se disait Saint-Julien, pourquoi prendre tant de soin aven moi et si peu avec les autres? Pourquoi ne s'est-elle pas confiée à moi comme elle se confie à Spark? Elle ne le connaît pas, et elle se jette dans ses bras aujourd'hui sans avoir le moindre souci du mépris qu'il aura pour elle demain matin. Assez orgueilleuse pour repousser les insolentes prétentions de Gurck et de Steinach, elle se livre le même soir à un pauvre étudiant dont elle sait à peine le nom. Pourquoi ne s'est-elle pas montrée à moi telle qu'elle est? Je l'aurais aimée peut-être, et du moins l'affection que j'aurais eue pour elle ne m'aurait pas rendu malheureux. Franche, hardie et galante, je l'aurais aimée comme un homme. J'aurais été discret comme la Ginetta, s'il l'avait fallu; et du moins, lorsque j'aurais causé avec elle, je n'aurais pas été sur un continuel qui-vive. Je n'aurais pas joué un rôle ridicule; je ne me serais pas laissé subjuguer par de fausses vertus. Une telle femme ne m'eût pas inspiré d'amour; mais, du moment qu'elle m'aurait loyalement avoué ses faiblesses, je ne me serais pas cru en droit de la mépriser. Par combien de hautes facultés et de qualités nobles ne pouvait-elle pas racheter un vice! J'aurais été tolérant, l'amitié peut l'être. Croyait-elle ne pouvoir faire de moi son ami sans monter sur un piédestal et sans diviniser en elle la boue humaine? Elle n'est pas si craintive, elle qui fait gloire de pardonner à ceux que les hommes condamnent. Croyait-elle pouvoir se farder de tant de perfections sans me forcer à l'aimer passionnément? Oh! elle n'est pas si ingénue; elle sait ce qu'elle veut et ce qu'elle peut. Mais que voulait-elle de moi? Elle m'a pris par caprice comme elle avait pris Dortan, comme elle prend Spark; et pourtant elle n'a pas fait de moi son amant. Elle m'a traité comme un personnage politique dont l'estime lui serait utile, et elle a mis en œuvre toute l'habileté d'une fille de Satan pour me fermer les yeux à l'évidence. Oh! la savante comédie que de me jeter une clef qui ouvrait sans doute un coffre vide, et de me dire tout ce qui devait empêcher un homme d'honneur de la ramasser! Elle a pleuré vraiment! et moi aussi. Ô dérision! Est-ce ainsi, mon Dieu, qu'on se joue de ceux qui croient en votre nom! Mais enfin pourquoi ces raffinements d'hypocrisie avec moi? Elle laisse croire aux autres tout ce que bon leur semble; elle ne s'est jamais expliquée avec Galeotto, et c'est pour moi seul qu'elle s'impose un rôle si magnifique.»
Julien rentra au palais et se retourna cent fois dans son lit, cherchant toujours une réponse à cette question. Il n'en trouva pas d'autre que celle que Galeotto lui avait faite: c'est que Quintilia, en femme raffinée voulait essayer de tout, même de ce dont elle n'était pas capable; c'est qu'elle voulait satisfaire sa vanité ou sa curiosité en inspirant un véritable amour, en contemplant du sein de la débauche le spectacle, nouveau pour elle, des souffrances timides d'un cœur pur. Ce n'était qu'un essai à faire, une scène ou deux a bien jouer, un amusement à se donner gratis; c'était une partie engagée avec un partenaire qui mettait tout son avoir et qui devait perdre ou gagner sans qu'elle risquât rien au jeu.
Cette idée transporta Julien de colère; il ne put dormir et alla courir les bois toute la journée. Il aperçut Spark dans un sentier et s'éloigna précipitamment. Il ne savait plus que penser de son ami. Tantôt il le regardait comme un intrigant spirituel, capable de parler des jours entiers sur la vertu, mais capable aussi de frayer gaiement avec le vice; tantôt il le regardait comme un intrigant plus fourbe que Quintilia elle-même et faisant pour elle le métier d'espion.
Il rentra le soir, harassé de fatigue, et monta à sa chambre, incertain s'il se coucherait ou s'il se ferait servir à souper. Il trouva sa porte fermée en dedans au verrou, et une espèce de voix de bal masqué lui glissa qui est là? au travers de la serrure.
«Parbleu! qui est là vous-même? répondit-il, je suis moi, et je veux rentrer chez moi.»
Aussitôt la parte s'ouvrit, et il recula de surprise en voyant Galeotto. «Silence! pas d'exclamations! dit le page; j'ai trouvé plaisant de me cacher dans le palais même et de choisir ta chambre pour mon asile. Je me suis glissé, avec la nuit, par les jardins, et j'ai pris le petit escalier. Me voici installé, personne ne s'en doute; mais que Dieu te maudisse pour m'avoir fait attendre ainsi ton retour! Je n'ai pas soupé, je meurs de faim. Ah ça! toi qui peux circuler dans les corridors, va me chercher bien vite quelque perdrix froide aux citrons, avec deux ou trois bouteilles du meilleur vin qui te tombera sous la main; et si dans ton chemin tu vois passer quelque gelée aux roses ou quelque pastèque confite d'Alexandrie, ne néglige pas de t'approprier ces douceurs. Un page italien ne se nourrit pas comme un groom anglais; et depuis que j'ai changé de régime, je me sens tout spleenétique.»
Saint-Julien ne fut pas fâché de retrouver son malicieux compagnon; l'ironie était la seule distraction dont il se sentît capable en cet instant. Il se glissa dans les offices, et revint avec un faisan, deux bouteilles de vin de Chypre et un gâteau de pistaches.
Ils fermèrent les fenêtres, baissèrent les rideaux et poussèrent tous les verrous, après quoi ils se mirent à souper. Les railleuses folies de Galeotto et la chaleur du vin fouettèrent peu à peu les esprits de Julien, et, au lieu de s'endormir sur sa chaise, comme d'abord il en avait menacé son compagnon, il tomba dans un état d'exaltation moitié fébrile et moitié bachique qui divertit singulièrement le malin page. Après une heure de babil, il se calma tout à coup, et devint si sombre que Galeotto, n'en pouvant plus tirer une parole, prit le parti de se jeter sur le lit et de s'assoupir.
Saint-Julien ressentait d'assez vives douleurs à la tête et à la poitrine; mais il était tout à fait dégrisé, il ne lui restait qu'une exaltation nerveuse qui le disposait à la colère.
«Non, se disait-il en marchant lentement dans sa chambre, à la lueur rouge d'une lampe prête à s'éteindre, non, il n'en sera pas ainsi. Je n'aurai pas été pris pour jouet et pour passe-temps; on ne m'aura pas mis dans une collection pour me regarder à la loupe comme un des insectes de M. Cantharide; je ne m'en irai pas sottement promener au loin la blessure que m'a faite une flèche empoisonnée, tandis qu'on fera la description de mon cerveau lunatique et la dissection de mes phrases de roman entre une séance métaphysique et une joyeuse prouesse de nuit. Je ne laisserai pas incruster l'épisode du secrétaire intime dans les annales galantes de la cour ou dans les mémoires secrets de la princesse. Si M. Spark ou quelque autre rédige le chapitre, je veux lui fournir un dénouement digne de l'exposition. Voyons! voyons! Galeotto, ne dors pas comme une huître, et dis-moi la première parole qu'on adresse à une princesse quand on sort de dessous son lit.
—Ah! c'est selon, dit Galeotto en bâillant; on se jette à genoux et on demande pardon d'une voix étouffée; ou bien, et c'est le mieux, on ne dit rien, et on demande pardon plus tard.
—Si elle crie, que fait-on?
—Fi donc! est-ce qu'une femme crie?
—Mais si elle se met en colère?
—Est-ce qu'on est un sot?
—On n'en est pas dupe, bien. Mais si la crainte d'être surprise et l'inopportunité du moment lui donnaient de la vertu...
—Quand on a entrepris de pareilles choses, on n'hésite pas, quels que soient les premiers obstacles. Être insolent à demi, c'est faire la plus sotte figure possible; il vaudrait cent fois mieux ne l'être pas du tout. En toutes choses, pour réussir il faut oser; et quand on est audacieux on a quatre-vingt-dix-neuf chances pour soi, tandis que la vertu des femmes n'en a qu'une.
—Soit... Bonsoir, Galeotto. Dans une heure j'aurai disparu comme Max le bâtard, ou je serai vengé comme il convient à un homme.
—Par le diable! es-tu devenu fou, Julien? Où vas-tu? qu'as-tu dans la cervelle?
—De quoi parlons-nous depuis deux heures?
—Ma foi! je n'en sais rien. Nous parlons sans rien dire, en conséquence de quoi tu vas te faire assassiner.
—Il me faut ce danger pour me donner du cœur. Si ce n'était pas un acte de témérité, ce serait une lâcheté insigne. Je n'aurais jamais le courage d'embrasser cette femme si je n'y risquais pas un coup de poignard.
—Et si tu n'avais pas bu une dose exorbitante de vin de Chypre. Est-ce que ces entreprises-là te conviennent? Allons donc! tu es fou Julien. Regarde-moi en face, ne me vois-tu pas double?»
Julien s'arrêta et le regarda en face.
«Ma foi! tu me fais peur, dit le page, tu as l'air d'un spectre très-sournois. Mais songe que si tu n'es gris qu'à demi... il y a encore du vin, achève la bouteille.
—Je ne suis pas gris du tout, dit Julien; je suis offensé. Je veux me venger, voilà tout.
—Eh bien! s'écria Galeotto, tu as raison. Par la barbe que j'aurai peut-être un jour, c'est une idée que tu as là! Si j'étais dans la même position que toi, je l'aurais déjà risqué. Pour moi qui veux réussir pour mon compte, c'est bien différent. Mais tu es trop vertueux, toi, pour y chercher autre chose qu'une sainte vengeance. Va, mon fils, et que Dieu te protège! Mais prends mon stylet et laisse-moi aller avec toi jusqu'à la porte.
—Non, dit Julien, il ne faut pas qu'on te voie; et quant à ce poignard, si je l'avais, je serais trop tenté d'assassiner la femme au lieu de l'embrasser.
—Un instant, un instant! pour Dieu, un instant! dit Galeotto, c'est une idée plaisante; mais ne te dépêche pas comme si c'était une idée raisonnable.
—Était-ce une idée raisonnable que de jeter l'argent au nez du trésorier et de partir les mains vides? Je puis bien risquer ma vie pour sauver mon honneur, quand vous sacrifiez votre fortune pour satisfaire votre vanité. Allons, c'est assez.
—Mais, Saint-Julien, songez un peu à ce que vous allez dire d'abord. Ne soyez pas impertinent pour commencer. Flattez, pleurez, et puis tombez dans le délire; sanglotez, menacez, demandez pardon, et que des paroles humbles et suppliantes fassent passer les actions les plus hardies. Entendez-vous, Saint-Julien? c'est le rôle que vous devez jouer. Si vous preniez un air de matamore, cela ne vous irait pas du tout, et elle verrait que vous vous moquez. Laissez-lui croire jusqu'à la fin que c'est elle qui se moque de vous; et quand elle vous aura pris en pitié, quand elle croira que vous êtes transporté de joie et de reconnaissance, alors dites tout ce que vous voudrez. La colère parle toujours bien, mais elle écrit encore mieux. Écrivez, Julien, et sauvez-vous.
—Oui, demain, répondit Saint-Julien.
—Et ce soir priez et sanglotez.
—Laissez-moi faire, je n'aurai qu'à me rappeler ce que j'ai été, et je dirai mon amour passé comme on récite un rôle; adieu.»
Il prit la lumière, et, sans faire attention à Galeotto, qui continuait à lui donner ses instructions, il sortit et le laissa dans l'obscurité.
À peine le page fut-il seul, qu'il se demanda si Julien ne faisait pas la plus grande sottise du monde. Il l'avait un peu poussé pour voir comment l'événement justifierait ses idées générales sur les femmes, qu'il jugeait depuis longtemps et ne connaissait pas encore, et pour savoir quelle dose de fierté et d'effronterie possédait Quintilia. Il s'était promis de profiter également des succès ou des fautes de Saint-Julien, et il n'était pas fâché de le voir se mettre en avant et accaparer tous les dangers de l'entreprise.
Néanmoins la peur le prit en songeant qu'au cas où Saint-Julien ferait une maladresse, il serait perdu par contre-coup, si on le trouvait dans sa chambre. Il pouvait passer pour son complice; et quoique Galeotto eût souvent traité l'histoire de Max de conte de bonne femme, il y croyait fermement. Il n'était pas très-brave, et sa délicate constitution excusait assez cette faiblesse d'esprit. Il songea donc à se mettre au large pour commencer et à s'enfuir par le petit escalier; mais, à sa grande surprise, il le trouva fermé en dehors, et tous ses efforts pour ébranler la porte furent inutiles; alors il se décida à traverser l'intérieur du palais, au risque d'être rencontré et reconnu dans les corridors. Il n'y avait probablement pas d'ordre donné contre lui, et dès qu'il aurait gagné les jardins, il était bien sûr de s'échapper; mais une secrète terreur le pénétra lorsqu'il vit que Saint-Julien, dans sa distraction, avait fermé la porte en dehors en retirant la clef. Il fallut se résigner à l'attendre, et il se rassura un peu en se disant que Saint-Julien était capable de revenir amoureux après s'être prosterné devant la princesse. «Au fait, se dit-il, j'aurais une bien pauvre idée de Quintilia si elle ne réussissait à jouer encore une fois un fou qui a la bonté de la prendre au sérieux.»
XIX.
Saint-Julien se glissa par des passages dérobés jusqu'au cabinet de toilette de la princesse. Il l'ouvrit sans bruit, traversa dans l'obscurité la chambre à coucher, et s'approcha avec précaution de son cabinet de travail, d'où il voyait s'échapper par la porte entr'ouverte un pâle rayon de lumière. En appliquant son visage à cette fente, il put voir et entendre ce qui se passait dans le cabinet.
Quintilia était couchée dans un hamac de soie des Indes. Elle était vêtue d'une robe ample et légère, et ses cheveux dénoués tombaient sur ses épaules nues. La Ginetta, assise sur un pliant, balançait mollement le hamac, dont elle tenait les tresses d'argent dans sa main. Une lampe d'albâtre suspendue au plafond répandait une lueur voluptueuse, et des parfums exquis s'exhalaient d'un réchaud de vermeil allumé au milieu de la chambre.
«Je suis horriblement lasse, dit la princesse; parle-moi, Ginetta, empêche-moi de m'endormir.
—Vous menez une vie trop rude, répondit la soubrette. Tout le jour aux affaires et toute la nuit aux amours. À peine dormez-vous quatre heures le matin. Certes, ce n'est pas assez.
—Tu parles pour toi, ma pauvre enfant, et tu as raison. Je te fais courir toute la nuit, et tu dois souvent me maudire. Mais ne peux-tu dormir le jour, toi qui n'as rien à gouverner?
—Ah! Madame, qui est-ce qui n'a pas ses soucis?
—Est-ce que tu as des soucis, toi? Voilà déjà que tu es consolée de la perte de Galeotto.
—Comment ne le serais-je pas? un monstre qui nous calomnie toutes deux!
—Ginetta, Ginetta! vous êtes une volage, et vous avez raison si cela vous sauve des chagrins. Je ne me mêle pas de vos sentiments; je ne sais si vous êtes blâmable, mais je ne veux voir en vous que ce qu'il y a de bon: votre discrétion à toute épreuve, votre dévouement.
—Et ma reconnaissance, dit la Ginetta; car je vous en dois une bien grande.
—Et pourquoi, mon enfant?
—Parce que vous avez été bonne envers moi, et c'est tout ce que je sais de vous. Je ne m'occupe pas du reste; et quand je ne comprends pas, je ne cherche pas à comprendre. Ah! Madame, voilà que vous vous endormez!
—Vraiment, je ne puis m'en empêcher. Écoute, Ginetta, quelle est l'heure qui sonne?
—Minuit.
—Eh bien! puisque nous ne partons qu'à une heure, j'aime mieux dormir ce peu de temps et me réveiller après, quoi qu'il m'en coûte, que de lutter ainsi contre la fatigue. Laisse-moi donc m'assoupir, et réveille-moi quand il le faudra.
En ce cas je vais m'occuper dans ma chambre; car si je reste ici dans ce demi-jour, je vais m'endormir aussi.
—Va, mon enfant, et sois toujours bonne et fidèle.»
Saint-Julien entendit Ginetta sortir par la porte opposée et la refermer sur elle. Il attendit trois minutes, et quand il se fut assuré que la princesse commençait à s'endormir, il entra sur la pointe du pied et s'approcha d'elle.
Maintenant qu'il ne l'aimait plus et qu'il la regardait comme une courtisane, il était plus effrayé qu'enivré des voluptés qui semblaient nager autour d'elle; et en même temps qu'un trouble pénible oppressait sa poitrine, un sentiment de curiosité avide l'excitait à l'insolence. Il pouvait compter les pulsations de son cœur et respirer son haleine embrasée. En se laissant aller à ses impressions naturelles, il sentait un mélange de désir et de crainte; mais lorsqu'il se rappelait l'amour insensé qu'il avait eu pour cette femme, il ne sentait plus que le besoin de la vengeance. Cependant, tout en contemplant cette figure noble, embellie par le calme du sommeil, il se prit malgré lui à douter de l'infamie dont il la croyait marquée au front. Ce front était si pur, si uni sous ses longs cheveux noirs; cette attitude accablée marquait tant d'oubli du moment présent, tant d'insouciance de ce qui se passait dans l'âme de Julien, qu'il fut comme frappé d'un respect involontaire. Il la regardait attentivement, cherchant à surprendre, dans le secret de ses rêves, dans l'agitation de son sein, la révélation immédiate d'un caractère avili et d'une habitude de dépravation. Une syllabe furtive échappée de ses lèvres, un soupir lascif, eussent suffi pour lui donner l'insolence qui lui manquait; mais un sommeil tranquille ressemble tellement à l'innocence, que Saint-Julien fut un instant sur le point de se retirer sans bruit et de renoncer à son entreprise.
Cependant le souvenir de Galeotto, qui l'attendait et qui se moquerait de lui, le fit rougir de sa timidité; et songeant que les moments étaient précieux, il résolut de déposer un baiser sur les lèvres de Quintilia; mais en vain il se pencha vers elle, il ne put s'y décider, et il se contenta de baiser sa main.
«Qu'est-ce donc? lui dit-elle en s'éveillant sans trop de surprise et sans la moindre frayeur.
—C'est celui qui vous aime et qui se meurt pour vous, lui répondit-il.
—Julien! dit-elle en se soulevant sur un bras, comment cela se fait-il? quelle heure est-il? où sommes-nous? qui a pris ma main? que veux-tu et que dis-tu?
—Je dis qu'il faut que vous ayez pitié de moi ou que je meure,» dit Julien en se jetant à ses pieds et en essayant de reprendre sa main; mais elle la lui tendit d'elle-même, et lui dit avec douceur:
«Eh! mon Dieu! que t'est-il arrivé, mon pauvre enfant? D'où vient que tu es entré ici? Quel malheur te menace? Que puis-je faire pour toi?
—Ne le savez-vous pas?
—Non, je ne sais rien; je dormais. Que se passe-t-il? que t'a-t-on fait?
—Ah! s'écria Julien, dominé par l'indignation, vous êtes fort habile, en vérité; vous feignez de ne pas savoir les choses les plus simples, et pourtant...
—Et pourtant quoi?» dit Quintilia stupéfaite en se mettant sur son séant.
Alors, s'apercevant qu'elle avait les épaules nues, elle n'en témoigna pas un grand trouble et lui dit: «Mon cher enfant, je te prie de me donner un châle, et puis tu m'expliqueras ce qui t'afflige et te trouble si fort.»
Saint-Julien pensa qu'elle ne lui demandait son châle que pour qu'il songeât à admirer ses épaules. Il l'entoura de ses bras en s'écriant: «Restez ainsi, restez ainsi, écoutez-moi!
—Julien! vous êtes égaré, lui dit-elle en le repoussant avec douceur; il est impossible que vous n'ayez pas quelque chose d'extraordinaire: dites-moi donc vite ce que c'est; car vous m'effrayez, et je ne vous reconnais plus.
—Bon! pensa Julien, elle fait semblant d'oublier son châle; elle fait semblant de ne pas me comprendre pour que je m'enhardisse davantage. Elle veut avoir l'air de se laisser surprendre; le moment est venu, et elle m'aide merveilleusement.
—Ô Quintilia! s'écria-t-il, ne sais-tu pas que je t'adore et que je perds la raison en voulant essayer de me vaincre? Ne sais-tu pas que cela est au-dessus des forces humaines, et qu'il faut te fléchir ou mourir?»
En même temps qu'il la serrait dans ses bras, il sentit s'allumer en lui les feux du désir; et, oubliant sa haine et son ressentiment, il n'eut plus besoin de feindre. Il la conjura avec ardeur; il déroba sur ses bras nus des baisers brûlants; et comme elle le repoussait sans colère et cherchait à le ramener à la raison par des paroles affectueuses et compatissantes, il crut qu'il pouvait s'enhardir, et il employa la force pour baiser ses cheveux flottants sur son cou. Mais il n'avait pas prévu ce qui arriva.
La princesse se leva tout à coup, et, l'éloignant d'un bras vigoureux, lui dit d'un ton où l'étonnement dominait encore la colère: «Est-ce que votre respect et votre amitié étaient un jeu? aviez-vous donc résolu d'agir ainsi?
—J'ai résolu de vous vaincre, dussé-je expier mon crime par mille morts,» répondit Julien avec exaspération; et se flattant de bien suivre le conseil de Galeotto en redoublant de hardiesse, il l'entoura de nouveau de ses bras.»
Mais la Quintilia était aussi grande et aussi forte que lui: c'était une femme d'une vigueur peu commune et d'un caractère ferme et violent quand on la poussait à bout. Elle le saisit à la gorge et la lui serra d'une main si virile, qu'il tomba pâle et suffoqué à ses pieds. Alors elle s'élança sur lui, lui mit un genou sur la poitrine, et avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, elle fit briller au-dessus de son visage la lame du poignard qui ne la quittait jamais. Saint-Julien pensa à Max et fit un effort pour se dégager. Elle lui posa la pointe du poignard sur les artères du cou en lui disant: «Si tu fais un mouvement, tu es mort.» Et de l'autre main elle agita précipitamment la sonnette dont la torsade dorée pendait du milieu du plafond jusque sur le hamac. Saint-Julien essaya encore de se dégager; il sentit l'acier entrer légèrement dans sa chair, et quelques gouttes chaudes de son sang humecter sa poitrine. «Chien que vous êtes! lui dit Quintilia avec l'accent de la colère et du mépris, prenez soin de votre vie; épargnez-moi le dégoût de vous tuer moi-même.»
Des pas précipités se firent entendre. La sonnette que la princesse avait ébranlée appelait ordinairement dans la chambre de Ginetta; mais, quand elle était secouée avec force, elle donnait l'alarme aux valets couchés dans une autre pièce. En entendant venir ces témoins de sa honteuse défaite, et peut-être ces vengeurs de la princesse outragée, Saint-Julien fit un dernier effort et se dégagea; il en fut quitte pour une coupure peu profonde; et, gagnant la porte par laquelle il était entré, il s'enfuit à toutes jambes.
XX.
Mais ce qu'il ne savait pas, c'est que la princesse, informée par un de ses gens de la présence de Galeotto dans le palais, en avait fait fermer toutes les portes et garder toutes les issues. Elle n'avait pas voulu faire procéder à une recherche qui eût jeté l'alarme; mais elle avait recommandé qu'on s'emparât du rebelle à la moindre tentative qu'il ferait pour sortir de sa retraite.
Saint-Julien, voyant donc à toutes les portes des hallebardes croisées et des figures menaçantes, prit le parti d'aller se renfermer dans sa chambre et d'y attendre son sort. En le voyant entrer pâle, effaré et la poitrine tachée de sang, Galeotto, épouvanté, s'écria comme en délire: «Monaldeschi! Monaldeschi!»
Il s'attendait à le voir tomber mort au bout d'un instant; mais Saint-Julien, ayant essuyé sa poitrine et repris ses forces, lui raconta d'une voix entrecoupée ce qui venait de se passer. Cette fois Galeotto ne trouva pas à rire. Toutes ces précautions pour garder les portes et cette fureur de Quintilia contre Julien ne lui faisaient rien présager de bon pour lui-même.
«Mon avis, lui dit-il, est que nous mettions tout en œuvre pour nous sauver d'ici. Sautons par la fenêtre; mieux vaut nous casser les deux jambes que d'être inhumés dans des cercueils d'or comme Max.»
Saint-Julien ouvrit la fenêtre et vit quatre hommes armés de fusils au bas du mur.
«Il n'y faut pas songer, dit-il; toute fuite, toute résistance est inutile. Attendons, peut-être que cet orage se calmera. Je n'entends plus aucun bruit.
—Quintilia se met rarement en fureur, dit le page; mais l'Italienne est vindicative plus que vous ne pensez. Que le diable vous emporte! Vous me mettez dans une belle position! Voici que je vais passer pour votre complice, et que l'on m'égorgera incognito avec vous dans quelque cave du palais. Tout cela est votre faute. Vous avez voulu faire le vainqueur, et vous vous serez comporté comme un sot.
—Vous êtes un sot vous-même, répondit Julien. Pourquoi êtes-vous venu vous cacher dans ma chambre? Ce n'est pas moi qui vous y ai engagé.»
Leur querelle fût devenue plus vive si un bruit de pas ne se fût fait entendre. Les deux pauvres jeunes gens se regardèrent avec consternation. Galeotto, pâle et à demi évanoui, se laissa tomber sur le lit. Saint-Julien, plus courageux, attendit les assassins de pied ferme. Ils entrèrent et prièrent poliment les deux victimes de se laisser bander les yeux et attacher les mains. Saint-Julien voulut se révolter contre ce traitement humiliant; mais le chef des hommes armés qui remplissaient la chambre lui dit avec douceur:
«Monsieur, si vous faites la moindre résistance, j'emploierai la force, ce qui vous rendra le traitement plus désagréable encore.»
Il n'y avait rien à répondre à cet argument; Saint-Julien se soumit. Quant à Galeotto, le pauvre enfant était tellement glacé de peur, qu'il fallut presque l'emporter.
Lorsqu'on délia leurs mains et qu'on ôta leurs bandeaux, ils se virent dans un cachot étroit, et on les laissa dans les ténèbres.
«Malédiction! dit le page, voici notre dernier jour!
—Plaise au ciel que vous disiez vrai, répondit Julien, et qu'on ne nous laisse pas mourir lentement de langueur et de froid!»
Ils s'assirent tous deux sur la paille, et, trop consternés pour se communiquer leur terreur, ils restèrent dans un morne silence. La jeunesse du page vint pourtant à son secours. Au bout de deux heures, Saint-Julien l'entendit ronfler; pour lui, ses agitations cruelles ne lui permirent pas de goûter le moindre repos.
Lorsque Galeotto s'éveilla et qu'il vit, au faible jour qui éclairait le cachot, Saint-Julien triste, mais en apparence, calme, à ses côtés, il retrouva sa fierté, et, craignant de s'être montré pusillanime, il affecta une insouciance qu'il était loin d'avoir. Son esprit facétieux vint à son secours, et il exhorta son compagnon à braver gaiement l'adversité. Saint-Julien sourit en songeant à la grande vaillance de Panurge après la tempête. Néanmoins, comme le danger pouvait bien n'être pas passé, et que, dans tous les cas, il avait entraîné le pauvre page dans une aventure peu agréable, Saint-Julien eut assez d'égards pour lui et feignit de croire à son courage. Ils passèrent une assez maussade journée et prirent le plus maigre des repas. La résolution de Galeotto faillit s'évanouir en cette circonstance; mais le sang-froid de Julien le piqua d'honneur; et, chacun jouant de son mieux un rôle héroïque vis-à-vis de l'autre, ils arrivèrent bravement jusqu'à la nuit. Alors Julien, accablé de fatigue, s'étendit sur la paille et s'endormit. Mais, au bout de quelques heures, ils furent éveillés par le bruit des verrous et des clefs tournant dans la serrure; la lueur sinistre d'une torche pénétra dans le cachot, et lui montra la sombre figure du geôlier conduisant quatre hommes masqués. À cette vue, Galeotto jeta un cri d'épouvante, et Julien jugea que sa dernière heure était sonnée. Alors s'armant de toute la fermeté d'âme dont il était capable, il s'avança gravement au-devant de ses bourreaux et leur dit:
«Je sais ce que vous voulez faire de moi. Ne me faites pas languir.»
Mais on ne lui répondit pas un mot, et on lui attacha les mains comme la veille. Au moment où on lui remettait un bandeau sur les yeux, il demanda si on allait le séparer de son compagnon d'infortune.
«Vous pouvez lui faire vos adieux, répondit une voix creuse et lugubre qui partait de dessous un des masques.»
Les deux jeunes gens s'embrassèrent. On emmena Julien en silence, et Galeotto navré resta seul dans la prison.
Saint-Julien, après avoir marché longtemps, s'aperçut qu'on lui faisait descendre un escalier, et tout à coup il se trouva les mains libres. Son premier mouvement fut d'arracher son bandeau; il se vit seul dans un caveau de marbre magnifiquement sculpté selon le goût sarrasin. Quatre lampes de bronze fumaient aux angles d'un tombeau de marbre noir sur lequel une figure d'albâtre était couchée dans l'attitude du sommeil. Saint-Julien resta frappé de terreur en reconnaissant le caveau et le monument dont Galeotto lui avait parlé, et lisant sur la face principale du cénotaphe les trois lettres d'argent qui formaient le nom de Max.
«Dieu juste! s'écria-t-il en s'agenouillant sur le tapis de velours noir qui revêtait les marches du mausolée, si vous laissez consommer de tels actes d'iniquité, donnez-nous au moins la force de franchir ce rude passage. À genoux sur le seuil d'une autre vie, je vous demande pardon des fautes que j'ai commises en celle-ci...»
En parlant ainsi, il se pencha, et ses yeux s'étant attachés sur la figure d'albâtre, il fut frappé de la ressemblance qu'elle présentait. C'était la tête et le corps d'un jeune homme de quinze ans enveloppé dans une légère draperie semblable à un linceul. Mais dans le calme de cette charmante figure et dans tous les linéaments du visage Julien trouva une similitude extraordinaire avec les traits de Spark, quoique ceux-ci fussent virils et plus développés.
Un léger bruit le tira de sa rêverie. Il se retourna et vit une grande figure vêtue de noir et armée d'un instrument singulier ressemblant à une large et brillante épée; Julien fut frappé de terreur.
«Exécuteur de meurtres infâmes, s'écria-t-il, toi qui as versé sans doute le sang de celui qui repose ici, spectre de la vengeance! puisque je dois être ta victime...
—Mon cher monsieur de Saint-Julien, répondit le sombre personnage avec civilité, vous vous trompez absolument. Je ne suis ni un exécuteur de meurtres infâmes ni le spectre de la vengeance. Je suis un professeur d'histoire naturelle fort paisible et incapable d'aucun mauvais dessein.
En parlant ainsi, maître Cantharide, car c'était lui dans son docte habit de drap noir et dans ses véritables culottes de satin, souleva sa grande épée et la dirigea vers Julien.
«Je serais bien sot, pensa rapidement le jeune homme, de me laisser égorger par ce facétieux bourreau lorsque je suis seul avec lui et que je puis lui sauter à la gorge.»
Il allait le faire en effet lorsque maître Cantharide, toujours plein de courtoisie, le pria de prendre une des extrémités de l'instrument et de l'aider à soulever le couvercle du sépulcre.
Cette nouvelle facétie parut si horrible à Saint-Julien, qu'il recula en pâlissant, et regarda autour de lui, s'attendant à voir paraître ses meurtriers au premier signe de résistance.
«Ne soyez pas effrayé, lui dit le professeur, vous ne courez aucun danger, à moins que vous ne cherchiez à vous enfuir ou à me maltraiter, et je vous crois trop bien élevé pour cela. Veuillez m'aider, vous dis-je; c'est la volonté de Son Altesse, notre très-gracieuse souveraine, Quintilia première, et je suppose que vous n'êtes pas accessible à des frayeurs d'enfant.»
Saint-Julien, toujours plein de méfiance, mais résolu à montrer du cœur, aida maître Cantharide à soulever le couvercle du sarcophage. Le professeur enleva un grand crêpe noir, et pria Saint-Julien de prendre la boîte d'or en forme de cœur qui était dessous. Saint-Julien frissonna; mais pensant qu'on voulait peut-être l'effrayer seulement par le spectacle du châtiment d'un autre, il prit la boîte et la présenta d'une main tremblante au professeur, qui l'ouvrit en pressant un ressort, et la lui rendit en disant: «Regardez ce qu'il y a dedans.»
Un nuage passa sur les yeux du jeune homme, et pendant quelques secondes il lui sembla voir un objet hideux, sans forme et sans nom, au fond du terrible coffret. Enfin sa vue s'éclaircit, son cœur reprit le mouvement, et il ne vit dans le velours blanc dont la boîte était doublée qu'un paquet de lettres attachées par un ruban noir.
—Lisez ces papiers, Monsieur, dit le professeur, c'est la volonté de Son Altesse. Je vais rester auprès de vous pour suppléer par mes explications aux lacunes qui vous en rendraient le sens difficile.»
Saint-Julien, ne pouvant plus se soutenir, s'assit sur les marches du tombeau. Le professeur posa une des lampes à côté de lui et déplia le premier papier.
C'était un acte de mariage contracté légalement et religieusement, mais secrètement, entre la princesse Quintilia et le chevalier Max. Ce contrat avait plus de dix ans de date.
Le second papier était un billet ainsi conçu:
«J'ai eu le malheur de vous déplaire, et je l'ai mérité. L'orgueil a enflé mon cœur un instant, et vous m'avez rigoureusement puni. Cependant vous avez été trop sévère. C'était un doux et noble orgueil que le mien; la joie d'être aimé de vous, l'espoir de posséder bientôt la plus noble femme de l'univers, ont pu m'enivrer, et, dans un moment d'exaltation, me faire oublier la prudence. Vous m'avez pris pour un lâche courtisan, avide de monter sur un trône et de couvrir d'un titre de duc son titre de bâtard. Oh! vous vous êtes trompée, Quintilia, j'en prends le ciel à témoin. Vous avez été cruelle, et pourtant je ne vous maudis pas; je vais mourir loin de vous. Puissent ma conduite et ma fin vous prouver que je n'aimais en vous que vous-même. Puissiez-vous me plaindre, me pardonner, pleurer un peu sur moi, et trouver dans un autre cœur l'amour qui était dans le mien, et que vous avez méconnu!
Max.»
«Ne connaissez-vous pas l'écriture de ce billet, monsieur le comte? dit le professeur lorsque Saint-Julien eut fini.
—Je la connais en effet, répondit Julien. Si ce n'est point un rêve, c'est celle d'un homme qui habite la ville depuis peu, et qui s'appelle Spark.
—Je crois qu'il vous sera facile de vous en assurer en lisant les lettres suivantes. Mais auparavant, il faut que je vous prie de remarquer la date de celle-ci. Elle correspond, vous le voyez, au lendemain du prétendu meurtre du chevalier Max, il y aura quinze ans dans deux mois. Vous savez, m'a-t-on dit, les motifs de l'altercation qui eut lieu dans la nuit entre la princesse et son jeune fiancé, après un souper où celui-ci s'était comporté assez légèrement. Max et Quintilia étaient alors deux enfants. La princesse avait seize ans, son amant en avait quinze. Leur querelle eut toute l'importance qu'à cet âge on donne aux petites choses. Son Altesse déclara au triste Max qu'elle ne serait jamais à lui, et, dans un mouvement de colère, lui ordonna de ne jamais reparaître devant elle. Il ne suivit que trop cet ordre précipité. Amoureux et fier, le noble jeune homme fut révolté d'avoir été soupçonné d'une basse ambition; il partit mystérieusement dans la nuit, et alla vivre à Paris sous le nom de Rosenhaïm. Là, renonçant à toute pensée de fortune, à tout espoir d'avenir, à toute vanité humaine, il s'ensevelit, pour ainsi dire, et ne donna, pendant cinq ans, aucun signe de son existence à qui que ce soit. La princesse, après avoir pleuré son absence, reprit courage et gaieté; car elle se flatta qu'il reviendrait. Résolue à lui pardonner, elle attendit qu'il fit les premières tentatives pour obtenir sa grâce. Au bout de quelque temps, n'entendant point parler de lui, elle crut qu'il s'était déjà consolé, et, quoique dévorée de chagrin, elle affecta de ne plus penser à lui, et souffrit les assiduités de ses nouveaux adorateurs; mais, fidèle en dépit d'elle-même à l'unique amour de sa vie, elle ne put se résoudre à faire un nouveau choix. On a beaucoup douté de la conduite de Quintilia, Monsieur; vous aurez des preuves irrécusables de tout ce que je vous dis...
—Eh quoi! Monsieur, dit Julien, est-ce donc une justification dont la princesse vous charge? C'est me faire trop d'honneur et prendre trop de peine. Je suis résigné à tous les châtiments.
—Je ne suis pas chargé de discuter avec vous, répondit le maître. Il faut que vous ayez la bonté de m'écouter, puisque mon devoir est de parler. J'en appelle à votre politesse.»
Ce ton froid et sec blessa profondément Julien. Il se tut, et écouta d'un air morne, qu'il affectait de rendre indifférent.
Le professeur reprit:
«Une année s'était écoulée ainsi; la princesse, cédant à son inquiétude et à sa douleur, fit faire des recherches dans tous les pays et prendre secrètement des informations dans toutes les cours de l'Europe, sans qu'il fût possible de retrouver les traces de l'infortuné Max. Alors, convaincue qu'il s'était donné la mort et qu'elle avait blessé le cœur le plus noble et le plus sincère, une passion plus vive s'alluma dans le sien; elle nourrit sa douleur avec toute l'exaltation de son âge, mais en secret et loin de tous les regards. Pour mieux s'y livrer, elle fit creuser ce caveau et sculpter ce tombeau, où elle venait pleurer chaque jour.
«Trois autres années s'écoulèrent, et je vins me fixer à Monteregale. La princesse cherchait dans les sciences une distraction à ses ennuis et un refuge contre les illusions de la vie auxquelles elle avait fait vœu de résister désormais. Elle se plut à mes entretiens et m'appela auprès d'elle jusqu'à ce que je fusse fixé dans son palais. Une affaire d'intérêt l'ayant conduite à Paris, elle me permit de l'y accompagner. Je n'avais jamais vu cette ville célèbre, et je désirais examiner les précieuses collections scientifiques qu'elle possède.
«C'est en explorant les cabinets d'histoire naturelle et les bibliothèques, que je fis par hasard la connaissance du prétendu Rosenhaïm. Je n'avais jamais vu ce jeune homme, et je fus frappé de sa beauté, de sa grâce, de son caractère noble et de ses manières affectueuses. L'amour de la science nous rapprocha bien vite. Je fus ébloui de ses connaissances et charmé de son aptitude. Mais en même temps je m'affligeai de voir toujours ses traits empreints d'une mélancolie profonde; et lorsque j'interrogeais ses pensées sur d'autres sujets que la science et la philosophie, j'étais effrayé du découragement dont cette âme si jeune et si pure était déjà flétrie. Je cherchai à obtenir sa confiance. Il me répondit qu'un amour malheureux l'avait pour jamais dégoûté de la société, que le seul lien qui l'attachait au monde était rompu, et que, renonçant à toute carrière d'ambition, il s'était fixé à Paris dans la condition la plus obscure, et ne trouvait plus de bonheur que dans la science et les arts, qu'il cultivait avec enthousiasme.
«Ce récit me toucha vivement, et je lui demandai la permission de le voir plus intimement. Il me conduisit dans sa mansarde; elle était bien pauvre, mais charmante de propreté et toute brillante de fleurs et d'oiseaux. Comme j'examinais avec délices une aéride d'Afrique, il m'arriva de m'écrier: «Que vous êtes heureux de posséder une plante aussi rare! j'en ai fait souvent la description à Son Altesse Quintilia, et jamais je n'ai pu me procurer...» Mais je m'arrêtai, effrayé de l'impression que ce nom lui avait faite. Il devint pâle comme un camélia, et se laissa tomber sur une chaise. Ensuite il devint rouge comme une pivoine, et me fit les questions les plus empressées et les plus singulières. À toutes mes réponses, il tombait dans une sorte de délire, et, quand il apprit que Son Altesse était à Paris, il s'élança vers la porte comme un fou; puis il s'arrêta, et tomba évanoui sur le seuil.
«Je m'empressai de le secourir, mais en revenant à lui il s'entoura de réserve et de défaites. Je ne pus jamais en tirer que des explications vagues et sans vraisemblance; il me conjura surtout de ne pas parler de lui à la princesse, mais de lui fournir le moyen de la voir sans en être vu. Je lui dis qu'elle devait assister le lendemain à une séance de botanique chez un de mes amis, professeur distingué. Il s'y glissa, mais se tint tellement caché, je ne sais dans quel coin, que je ne pus le joindre et lui parler.
«Je savais très-vaguement l'histoire de Max, et j'ignorais à cette époque la secrète douleur de la princesse. Je ne pensais donc point à l'avertir de la rencontre que j'avais faite, et j'étais loin d'établir dans ma pensée aucun rapprochement entre Max et Rosenhaïm. Cependant je fus tellement frappé du changement qui s'opérait dans les traits et les manières de mon jeune ami au seul nom de Quintilia, que je crus pouvoir me permettre d'en parler à la signora Ginetta. Cette jeune personne, un peu légère, dit-on, pour son compte, mais pleine de franchise et de dévouement pour sa maîtresse, fit de grandes exclamations de joie en m'écoutant, et s'écria: «Oh! c'est lui, ce doit être lui. Je n'ai jamais cru à sa mort...» Elle voulait courir vers sa maîtresse; et puis elle s'arrêta en pensant que, si elle se trompait dans ses conjectures, ce serait faire saigner le cœur de la princesse d'une fausse joie et d'une affreuse déception. Elle m'engagea à mettre Quintilia et Rosenhaïm en présence comme par hasard, m'assurant que si c'était Max en effet, la princesse se jetterait dans ses bras. «Cette rencontre a eu lieu déjà plusieurs fois, lui dis-je. Depuis que Rosenhaïm sait que la princesse est ici, il n'y a pas de jour qu'il ne se repaisse du douloureux plaisir de la suivre et de la contempler. Il est vrai qu'il se cache tellement, qu'il a dû être impossible à Son Altesse de le remarquer. En outre, il m'a recommandé le secret en termes si positifs, que je crains de l'offenser en le trahissant.
—C'est pour cela, reprit la Ginetta, que mon moyen est bon et nécessaire.»
«Nous nous concertâmes ensemble, et le lendemain j'engageai Rosenhaïm à venir voir une collection de médailles antiques dont je venais de faire emplette pour le cabinet de la princesse. Je lui jurai (et j'avoue que, pour la seule fois de ma vie, je fis un faux serment; mais ce fut à bonne intention), que la princesse ne venait jamais chez moi, quoique j'occupasse une maison voisine de la sienne. Rosenhaïm se laissa entraîner, et de son côté la Ginetta eut l'esprit d'amener la princesse dans mon appartement pour voir mes médailles. J'ai trop peu d'éloquence pour vous faire la description de la scène dont je fus témoin. D'ailleurs, elle se termina d'une manière qui faillit me rendre fou; les deux amants furent près de mourir, et la princesse surtout, que la surprise avait suffoquée, retrouva avec peine l'usage de ses sens.
«Cette touchante réconciliation fut suivie promptement d'un mariage dont vous venez de lire l'acte authentique.
«La princesse voulait se déclarer et ramener son époux avec éclat à Monteregale; mais rien au monde ne put déterminer Max à partager son rang. Et vous pouvez lire à ce sujet la seconde lettre que vous avez là sous la main.»
Saint-Julien, entraîné par l'intérêt romanesque de ce récit, lut ce qui suit.
XXI.
«Non, ma bien-aimée, non, jamais! La nature humaine est fragile et pleine de misérables passions. Une seule est grande et belle, c'est l'amour. Mais c'est une flamme divine qu'il faut garder comme on gardait jadis le feu sacré dans des cassolettes fermées sur un autel d'or; c'est un parfum qu'il faut envelopper et sceller, de peur qu'il ne s'évapore; une empreinte précieuse qu'il ne faut pas exposer au frottement de la circulation, de peur qu'on ne l'efface. Que notre cœur soit un tabernacle mystérieux et sacré où reposera le dieu. Vivons l'un pour l'autre, et que le monde n'en sache rien. Ne me contraignez pas à porter au travers des envieux ou des indifférents un visage radieux de bonheur, qui serait une insulte pour eux tous, et qu'ils s'efforceraient de ternir à vos yeux. Non, non; j'ai trop souffert du contact empoisonné de votre cour, et je sais trop peu comment il faudrait s'y conduire pour ne pas s'y perdre. Mon caractère fut de tout temps opposé à la contrainte et à la méfiance; et, malgré une enfance passée tout entière dans cette atmosphère mortelle, je n'avais pu corriger mon imprudente vivacité. Je ne puis jamais oublier ce qu'il m'en a coûté et par quelles années de désespoir j'ai expié un instant d'étourderie. Si nous eussions été alors de pauvres bourgeois allemands au milieu d'une honnête famille, et ne craignant rien les uns des autres, j'aurais pu être bien plus expansif, Quintilia, et vous voir sourire à ma joie candide. Mais, hélas! j'étais un aventurier, un bâtard; vous étiez une princesse, et notre hymen devait être un mystère. Je n'avais pas le droit de parler de mon bonheur et ne pouvais pas me réjouir sans avoir l'air insolent et vain. Aujourd'hui votre générosité m'accorde un dédommagement dont je sens toute la grandeur; mais je n'en ai pas besoin. Être aimé de vous, vous presser dans mes bras et vous appeler ma femme; vous voir moins souvent, mais sans témoins importuns, sans ennemis de mon bonheur toujours placés entre vous et moi; pouvoir me livrer à mes transports, à ma reconnaissance, sans jamais être soupçonné d'aucun vil motif d'intérêt; être aux pieds de ma maîtresse et de ma femme sans avoir l'air de ramper devant ma souveraine ou de solliciter ma bienfaitrice, n'est-ce pas là un bonheur plus sûr et plus vrai? D'ailleurs j'ai contracté dans la solitude et dans le travail des goûts et des habitudes si différents de ce qui se fait autour de vous, que j'y serais perpétuellement déplacé et malheureux. Laissez-moi dans ma chère obscurité. J'ai trouvé dans mon malheur une amie généreuse qui m'a sauvé de moi-même, qui m'a préservé du suicide, et qui pendant cinq ans m'a aidé à vivre sans chercher à vous arracher de mon cœur ni à ternir la pureté de votre image dans ma mémoire. Cette amie, c'est l'étude. Je serais un ingrat si je l'abandonnais à présent que j'ai retrouvé l'objet de tous mes vœux. Laissez-moi dans ma mansarde; c'est le temple où je l'ai servie, le sanctuaire où elle s'est révélée à moi, où elle a fait descendre du ciel la science vêtue de sa robe étoilée. Ma vocation est là, j'en suis bien convaincu. Permettez-moi d'aller tous les ans passer quelque temps auprès de vous; mais que personne ne le sache, et que mon nom s'efface de la mémoire des hommes. Que votre cœur soit l'unique page où je le retrouve inscrit quand j'irai vous offrir le mien, toujours embrasé d'une flamme nouvelle,» etc.
Ils virent glisser devant eux une petite barque...
Le professeur, continuant son récit, apprit à Saint-Julien qu'après de vains efforts pour arracher Rosenhaïm à sa retraite, Quintilia avait fini par consentir à l'épouser secrètement et à retourner sans lui dans ses États. Mais depuis lors elle avait été passer tous les hivers un certain temps à Paris, et tous les étés Max était venu habiter pendant plusieurs semaines le pavillon du parc. Son séjour à Monteregale avait toujours été enveloppé du plus profond mystère, et toujours il était venu à l'improviste, procurant ainsi à sa femme la plus douce surprise et lui prouvant qu'il comptait sur elle au point de ne jamais craindre d'arriver mal à propos. «Cette union a toujours été si belle et si pure, continua le professeur, qu'elle prouve l'excellence des lois de Lycurgue, qui enjoignaient aux maris de n'aller trouver leurs femmes qu'avec toutes les précautions que prennent les amants pour n'être pas observés.»
Saint-Julien, à l'invitation du professeur, ouvrit au hasard plusieurs lettres de Max et de la princesse, et y trouva partout les expressions d'une tendresse exaltée jointe à la confiance la plus absolue et à l'amitié la plus douce et la plus sainte. En voici quelques-unes que Saint-Julien lut au hasard par fragments:
«...Autrefois, Max, je fis un beau rêve: je m'imaginai qu'il suffisait d'être sans détour pour être sainement jugé, et que la bouche qui ne mentait pas devait être écoutée avec confiance. Je me persuadais que la vertu était un vêtement d'or éclatant qui devait faire remarquer les justes au milieu de la foule; je croyais que nul ne pouvait feindre la sérénité d'une âme pure, et que le calme n'habitait point les fronts souillés. Je me trompais, puisque je fus cent fois la dupe des traîtres; et alors je cessai de me révolter contre les injustices d'autrui à mon égard. Tous ces hommes qui me jugent et me condamnent ont sans doute été trompés aussi souvent que moi. Toutes ces convictions, qui composent la voix de l'opinion, ont sans doute été troublées et abusées par les méchants comme le fut la mienne. Si l'on me confond avec ceux qui mentent, c'est la faute de ceux-ci, et non celle du monde, qui craint et qui se méfie avec raison de ce qu'il ne comprend pas. Je ne méprise donc pas le monde, je ne le hais pas; mais je ne veux jamais l'aduler ni le craindre. C'est un géant aveugle, qui va fauchant indistinctement le froment et l'ivraie. Haïssons les fourbes qui ont crevé l'œil du cyclope, et laissons-le passer sans lui nuire et sans souffrir qu'il nous nuise. Laissons-le passer comme une montagne qui croule, comme un torrent qui suit son cours. Il est au sein des plaines des oasis où l'on peut aller vivre ignoré, loin des vains bruits de l'orage. C'est dans ton cœur, Max, que je me suis retirée et que je vis au milieu des vivants sans avoir rien de commun avec eux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Saint-Julien s'assit sur les marches du tombeau.
«Je suis décidée à laisser dire. Je ne me baisserai pas pour regarder si l'on a mis de la boue sur le chemin où je dois passer. Je passerai, et j'essuierai mes pieds au seuil de ta maison; et tu me recevras dans tes bras, car toi, tu sais bien que je suis pure.»
Voici la réponse de Max:
«Tu as raison, mon amie. Tu es ma femme et ma sœur, tu es ma maîtresse, mon bonheur et ma gloire. Que m'importe le reste? Je sais qui tu es et ce que tu as été pour moi depuis vingt ans; car il y a vingt ans que nous nous aimons, Quintilia! Je n'étais qu'un enfant lorsqu'on m'envoya représenter un vieillard à la cérémonie de tes noces. Tu avais douze ans, et nous étions trop petits pour monter sur le grand trône ducal qu'on avait élevé pour nous. Il fallut que le digne abbé Scipione te prît dans ses bras pour t'asseoir sur le siège de brocart; et, sans l'aimable duc de Gurck, qui était plus grand que moi, et qui dans ce temps-là ne songeait guère à être mon rival, je n'aurais pu m'asseoir à tes côtés. C'est moi qui te mis au doigt l'anneau nuptial. Ô le premier beau jour de ma vie! je ne t'oublierai jamais, et jamais je ne me lasserai de te repasser joyeusement dans ma mémoire. Que vous étiez déjà belle, ô ma petite princesse, avec vos grands yeux noirs, vos joues vermeilles et veloutées, vos cheveux bouclés sur vos épaules, et cette grande robe de drap d'argent dont vous ne pouviez traîner la queue longue, et cette immense fraise de dentelle où votre petite tête prenait des attitudes royales, tandis que votre sourire espiègle démentait toute cette gravité affectée! Savez-vous que j'étais déjà amoureux comme un fou? Ne vous souvenez-vous pas de la déclaration que je vous fis après la cérémonie, en jouant aux jonchets avec vous dans la chambre de votre gouvernante? La chère mistress White voulut m'imposer silence; mais vous prîtes un air majestueux pour lui dire: «À présent, White, je suis mariée, et personne n'a le droit de se mêler de ma conduite. Monsieur le chevalier, vous êtes mon époux, le seul que je connaisse, le seul que j'accepte et que j'aime. Si M. le duc de Monteregale s'imagine que je suis sa femme, il se trompe. On dit qu'il est vieux et laid: je le déteste. S'il vient me menacer, je lui ferai la guerre, et vous le tuerez, n'est-ce pas, chevalier?» Alors, comme mistress White, malgré l'inconvenance de ces propos, ne pouvait s'empêcher de sourire, vous lui dîtes d'un ton imposant: «De quoi riez-vous, White? N'avons-nous pas lu ensemble l'histoire de David combattant Goliath?»
«Oh! que vous étiez gentille, ma chère femme! quelle singulière petite fille vous faisiez! Sensible et mutine, caressante et irritable, bonne et colère, jouant toujours un grand rôle de reine qui semblait aller tout naturellement à votre petite personne, récitant des vers latins, improvisant des discours de réception, condamnant à mort votre perruche et lui faisant grâce avec gravité, demandant pardon à votre bonne quand vous l'aviez affligée, et l'embrassant avec les grâces insinuantes d'une petite femme. . . . . . . Je n'oublierai jamais rien de tout cela, chère amie, quoique ce soit déjà si loin, si loin!
«Évidemment on pensait dès ce temps-là à nous marier tout de bon, aussitôt que le duc de Monteregale, qu'on savait bien dès lors atteint d'une maladie mortelle, vous aurait laissée libre. Le souverain qui vous persécute, et qui, je crois, m'a fait l'honneur de me mettre au monde, voulait absolument que vos biens fussent l'apanage d'un de ses protégés. Mais qu'il est heureux pour nous que la destinée ait déjoué ses projets! Si j'étais maintenant ton mari publiquement, je serais peut-être ton maître, peut-être ton esclave. Qui sait? Que seraient devenus nos caractères dans ce conflit de volontés étrangères occupées à nous façonner selon leurs intérêts, sans se soucier de notre affection et de notre bonheur? Vois comme nous avons raison de croire à la Providence! c'est elle qui nous a séparés pour nous réunir ensuite avec toutes les conditions d'indépendance et de confiance mutuelle qui devaient assurer la durée de notre union: c'est à toi seule que je t'ai due; ou plutôt c'est à Dieu, qui, touché de mon désespoir, te gardait à moi, fidèle et sainte femme, en qui je me repose comme en lui.
«Laisse donc dire, et crois en moi! Quand l'univers se lèverait en masse pour te lapider, je saurais bien encore te défendre et te faire un rempart de mon corps. Laisse dire. N'aie jamais l'air de savoir si on dit du mal de toi. Lis les pamphlets des beaux esprits de ta cour si cela t'amuse; mais ne t'en fâche jamais, car tu aurais l'air de les avoir lus, et c'est un honneur qu'il ne faut leur faire qu'à leur insu. Agis toujours comme si tu comptais sur la justice de l'opinion; c'est la seule prudence que je t'enseignerai. Pour le reste, fais ce que tu voudras, et ne crois jamais que tu aies des explications à me donner sur quoi que ce soit. Que peut le monde sur notre bonheur? Penses-tu qu'entre ses paroles et la tienne j'hésite un instant? Qu'ai-je besoin de savoir comment tu agis avec les autres? Ne sais-je pas comment tu as agi envers moi? Depuis vingt ans que nous nous connaissons, m'as-tu dit un mot qui s'écartât de la vérité? m'as-tu fait une promesse que tu n'aies pas religieusement accomplie?
«Oh! qu'il est beau le monde que nous habitons à nous deux! nous y sommes seuls, aucune voix fâcheuse du dehors n'en trouble la délicieuse harmonie. Les flèches que d'impuissants ennemis nous lancent viennent mourir à nos pieds, et tu les regardes tomber en souriant. L'orage gronde là-bas, mais nous, retirés sur les cimes élevées, près des cieux, nous voyons les anges nous appeler au travers d'un voile d'azur, et nous entendons leurs divins concerts, auxquels nos âmes ardentes mêlent leurs pieuses inspirations, etc.»
À cette lettre, Quintilia répondait ainsi:
«Que je t'aime, mon Allemand, avec ta bonté naïve et ta poésie enthousiaste! toujours le même depuis tant d'années! Nous avons donc trouvé le secret d'être toujours amants, quoique mariés? car nous sommes mariés, sais-tu cela? moi, je n'y pense jamais, excepté quand on m'engage de la part de mes chers cousins, les princes voisins, à prendre un époux de leur choix. Alors, en songeant à l'opportunité de leurs instances et au succès probable de leurs intrigues, il me prend des accès d'une gaieté persifleuse dont plus d'un bel esprit d'ambassade s'est mordu la lèvre en temps et lieu. Oui, oui, mon enfant, nous avons bien fait de cacher notre bonheur et d'interdire l'accès de notre Eden aux profanes dont le souffle en aurait terni l'éclat. Le mariage, tel que le monde l'a fait, est le plus amer et le plus dérisoire des parjures de l'homme envers Dieu. À présent, je vois comme dans les cours et autour des princes les plus religieux serments servent aux plus viles intrigues, et je m'applaudis de ne t'avoir pas jeté au milieu de ces hommes et de ces choses-là. Tu sais à peine que tout cela existe; tu es plus heureux que moi, Max! tu ne vois pas ces turpitudes; quand tu quittes ta chère retraite, c'est pour être plus heureux encore auprès de ta femme. Moi, je les traverse, et au sein de ce monde bruyant je suis seule et triste. Mais souvent au milieu de la foule ton image m'apparaît, et, comme une céleste révélation, me remplit de force et d'espérance. Alors je songe aux jours de bonheur qui nous réunissent, et je les vois si purs, si enivrants, que je me soumets à les acheter au prix des peines et des fatigues de ma vie présente. Oh! je les achèterais au prix de mon sang, et je ne croirais pas les avoir trop payés!
«Parfois, au milieu d'un bal splendide, abrutie en quelque sorte par l'ennui de la représentation, une circonstance légère, un son, le parfum d'une fleur, me réveille et me ranime tout à coup; frappée d'une émotion inexplicable, il me semble que je viens d'entendre ta voix ou de respirer tes cheveux; je tressaille, mon cœur bat avec violence, c'est comme si j'allais mourir. Alors je m'enfuis, je m'enfonce dans l'ombre des jardins, et je vais pleurer de souffrance et de bonheur dans notre cher pavillon. Quelquefois par de violentes aspirations je voudrais franchir l'espace et suivre ma pensée qui s'élance vers toi; mon désir devient un feu qui consume ma poitrine, la force me manque. J'accuse le destin qui nous sépare; prête à renier mon bonheur, je pleure et je perds courage. Mais alors je descends dans le caveau, et, sur la tombe qu'autrefois je te fis élever, je pleure de joie et je remercie Dieu qui t'a rendu à moi. J'aime à ouvrir cette tombe vide où nous serons à jamais réunis un jour; j'aime à contempler cette boîte où j'enferme aujourd'hui nos lettres, et où je fis vœu autrefois d'enfermer mon cœur afin qu'il te restât fidèle et que mon amour fût enseveli vivant avec toi, etc.»
XXII.
La lecture de ces lettres affecta Julien d'un sentiment douloureux.
«J'en ai assez vu, Monsieur, dit-il au professeur, si la princesse veut m'humilier par la comparaison qu'elle fait de mon caractère avec celui de M. Max...
—Je présume que la princesse, interrompit le professeur, ne fait aucune comparaison entre vous deux; mais écoutez le reste de cette histoire:
«Le jour du bal entomologique, le chevalier Max arriva déguisé par mes soins, et la princesse, surprise au milieu des ennuis de la diplomatie qu'elle s'efforçait en vain de couvrir par le bruit des fêtes, ne reçut jamais son époux avec tant de joie. Il fut d'abord installé comme de coutume dans ce pavillon. Mais lorsqu'elle eut compris les menaces et les prières du duc de Gurck, elle pensa qu'au lieu de cacher Max il serait peut-être bientôt nécessaire de le faire paraître. Ce n'est pas que la princesse tienne à se justifier des horribles soupçons que les cabinets de ses voisins affectent d'avoir conçus à cet égard; elle sait bien que ce sont là de misérables ruses; et, quant à l'opinion publique, elle a trop appris à ses dépens le cas qu'elle en doit faire pour plier maintenant devant elle. Mais la crainte d'une invasion l'empêchera de braver trop ouvertement le ressentiment d'un prince plus puissant qu'elle. Elle ne veut pas exposer la liberté de ses sujets pour une question d'orgueil personnel.
«Il a donc été décidé que Max cesserait de se cacher, et vivrait tranquillement à la résidence sous un nom supposé, afin de se laisser reconnaître au besoin. Peu désireux de se montrer en public, il habite un lieu retiré, et ne se montre guère autour du palais. Personne jusqu'ici n'a fait attention à lui. Quinze ans d'absence l'ont tellement changé, qu'il serait difficile qu'on le reconnût s'il ne produisait des preuves de son identité. C'est ce qu'il fera auprès du duc de Gurck. Il a existé entre eux des rapports particuliers dans lesquels le duc ne s'est pas conduit d'une manière assez honorable pour désirer que Max soit encore vivant. Il baissera le ton dès que l'époux de la princesse lui aura dit deux mots en particulier. C'est ce qui doit arriver ce soir même; car, après s'être amusée de l'arrogance de Gurck, Son Altesse commence à ne pouvoir plus la tolérer.
«Maintenant, Monsieur, que vous êtes au courant, lisez les dernières lettres que Max écrivait, il y a peu de jours, à Son Altesse:
«Sais-tu, ma chère enfant, que l'on cause beaucoup sur ton compte, et que de grands seigneurs, si humbles et si flexibles devant toi aux lumières du bal, tiennent des propos impertinents dans les allées sombres de ton jardin? Comme ils ont peu de méfiance du pavillon, ils viennent souvent s'asseoir dans l'obscurité sur les bancs qui l'entourent, et, séparé d'eux par les persiennes du petit salon, j'entends leurs fades quolibets. Dieu me préserve de te les répéter et de te nommer les sots qui les inventent! Si, les croyant tes amis, tu le confiais à eux, mon devoir serait de t'éclairer sur leur compte; mais je sais le cas que tu fais d'eux tous, et je n'en fais pas plus de leurs discours que toi de leur personne.
«Il faut pourtant que je te fasse part d'une observation qui m'est venue en écoutant gloser sur ton entourage et tes habitudes. On dit que tes secrétaires intimes, tes écuyers et tes pages sont tes amants. Eh bien! moi, j'ai bien autre chose à te reprocher, à propos de tes écuyers et de tes pages! je trouve que tu ne les traites pas assez comme des hommes. Tu les choisis beaux et bien faits, et tu ne mettrais pas plus de soin à acheter un cheval qu'à enrôler un serviteur. Tu leur donnes des fonctions et des habits d'homme, mais tu leur fais jouer un rôle de lévrier; ils courent devant toi ou dorment à tes pieds comme de vrais petits chiens, et tu n'y fais pas plus attention que s'ils n'étaient pas de la même espèce que toi et moi.
«Cela n'est pas bien, ma chère femme. Tu n'es pas orgueilleuse, je le sais; tu n'agis ainsi que par simplicité et par étourderie. Mais tu es imprudente et cruelle peut-être sans le savoir. Songes-tu bien que ces hommes-là sont jeunes, qu'ils sont capables d'ambition et d'amour? Si, dans l'espérance d'atteindre à une condition plus élevée, ils supportent le ridicule de leur condition présente, voilà des gens que tu avilis ou que tu aides au moins à s'avilir eux-mêmes. Si c'est par affection pour toi qu'ils se soumettent à tous tes petits caprices, songes-tu bien qu'il faut reconnaître cette affection par la tienne ou passer pour ingrate? Tu es douce envers eux, je le sais, tu ne les humilies ni par tes paroles ni par tes manières. Tu les combles de présents, et tu flattes tous leurs goûts avec prodigalité. Ils doivent t'adorer, Quintilia; car je sais combien tu mets de délicatesse et de grâce dans toutes tes relations. Mais ne pense pas que ce soit assez pour les rendre heureux, s'ils te chérissent comme ils le doivent. Tes douces paroles et tes aimables sourires, s'ils ont un peu de sérieux dans l'esprit et de fierté dans l'âme, ne peuvent les consoler de la continuelle mascarade à laquelle tu les condamnes. Tu exposes leur cœur à bien des dangers; ils sont jeunes, imprévoyants, avantageux peut-être; tu les attires vers toi, tu les admets à ton intimité, tu leur montres naïvement tout ce caractère extérieur de bonhomie, de gaieté et de folle camaraderie qui ferait tourner la tête à maître Cantharide lui-même si l'amour des insectes ne le retenait au fond du pavillon à l'abri de tes séductions innocentes; et quand les pauvres fous se sont flattés d'avoir au moins ta confiance, ils s'aperçoivent que tu ne leur as montré que ton vêtement. Ils s'effraient de ne pas connaître le mystère de ta destinée. Ils se demandent si tu es un ange ou un démon, un de ces rochers de glace que le soleil ne fond jamais, ou un de ces torrents fougueux qui tombent à grand bruit, dévastant tout ce qui s'oppose à leur course fantasque et terrible. Alors, Quintilia, ces hommes, s'ils sont méchants, deviennent tes ennemis. C'est là le moindre inconvénient à mes yeux; tes ennemis n'existent pas pour moi. Mais si ces hommes sont bons, ils deviennent malheureux. C'est ce qui est arrivé à Saint-Julien. Crois-moi, il t'aime; que ce soit d'amour ou d'amitié, il t'aime assurément, et il souffre d'être si bien traité et si peu aimé; car, d'après ce que tu m'as dit de lui, c'est un homme délicat et intelligent. Ne joue pas avec son repos, ma chère amie; explique-toi avec lui; si tu as pour lui plus de confiance et d'estime que pour les autres, ne le lui laisse pas ignorer. Si tu n'en fais pas plus de cas que de Galeotto ou de ta chevrette, ne lui laisse pas concevoir des espérances funestes; car ton cœur est à moi, je le sais, et ma pitié pour les autres ne va pas jusqu'à vouloir partager avec eux, au moins!»
Réponse:
«Nous nous sommes si peu vus hier soir que je n'ai pas eu le temps de m'expliquer avec toi complètement sur le compte de Saint-Julien. Voici une heure dont je puis disposer pour t'écrire, tandis que Saint-Julien lui-même griffonne autre chose sous ma dictée. Je veux te tirer d'inquiétude à ce sujet, afin de n'avoir plus à te parler ce soir que de toi.
«D'abord il faut que je convienne que j'ai peut-être des torts envers les autres. Je suis bien étourdie et souvent bien égoïste dans mon ennui et dans mes amusements. Cela vient de ce que je vis toujours seule au milieu de tous, n'aimant qu'un souvenir, ne contemplant qu'une forme absente, et ne pouvant partager les impressions de ceux qui vivent à mes côtés. Quand je sors de mes rêveries pour tomber au milieu d'eux dans la réalité, je suis comme une somnambule qui fait des choses bizarres et inattendues dans un état qui n'est ni la veille ni le sommeil. On m'accuse d'être très-fantasque, et vraiment je vois bien que cela est. J'ai mille caprices qui s'évanouissent avant d'être satisfaits. Dans les efforts que je fais pour chasser ma tristesse ou ma joie intérieure, je semble brusque et froide à ceux qui tout à l'heure me trouvaient expansive et douce. J'essaierai de me corriger, je te le promets. Mais j'aurai bien de la peine à être comme tout le monde, à m'apercevoir à toute heure de ce qui se passe autour de moi, à prévoir les inconvénients de chaque chose, à éviter le danger pour moi ou pour autrui. Il en est un que je ne puis jamais craindre, c'est celui d'être distraite de toi; et cette grande sécurité où je vis pour moi-même, cette confiance que j'ai dans ma force contre tout ce qui n'est pas toi, me rend insensible en apparence aux souffrances des autres. C'est que je ne vois pas, c'est que je ne comprends pas ce qu'ils disent, ce qu'ils font et ce qu'ils pensent; c'est que je ne sais moi-même ni ce que je dis ni ce que je fais en pensant à toi. Oui, cela est de l'égoïsme. Tu as raison de me gronder, j'aviserai à mieux réfléchir.
«Mais, pour le moment, je crois qu'il y a peu de mal de fait, s'il y en a. Ceux qui pouvaient devenir mes ennemis ou mes victimes sont éloignés. Je n'ai autour de moi que la Gina, que j'aime et qui le mérite, Galeotto et Saint-Julien. Le Galeotto, pour commencer, est, je t'assure, de la véritable espèce des chiens savants. Je ne suis point injuste, et il ne faut pas me dire que je me trompe ou que je lui fais injure en le traitant comme tel. C'est un petit être sans cœur et sans tête, joli, bien peigné, plein de caquet, de bons petits mots, équivalant à la danse des roquets sur leurs pattes de derrière. Il n'aime personne, ni moi, ni la Ginetta, qui cependant, je crois, l'aime un peu plus que son confesseur ne le lui a permis. Il aime les bonbons, les rubans, les plumes, la danse, les feux d'artifice, les chevaux barbes, les bagues de pierreries et les compliments. Je l'ai pris pour sa jolie personne, j'en conviens. Serait-il convenable que le manteau ducal de Mon Altesse fût porté par un nain difforme ou par un négrillon? C'était la mode autrefois, mais c'était une vilaine mode. J'ai horreur des monstres, j'aime à m'entourer de belles choses et de beaux visages. J'aime le luxe en tout, j'aime les beaux appartements, les beaux costumes, les beaux chiens, les beaux pages, les belles fleurs, les belles pipes, les parfums, la musique, le beau temps, les grandes fêtes, tout ce qui flatte les sens d'une manière noble. En cela je tiens du Galeotto; mais j'ai de plus que lui une tête et un cœur, et je mêle le goût des arts à mes fantaisies. Tu aimes cela en moi, et tu t'amuses quelquefois un jour entier à me dessiner un costume de bal. Aussi tu en as toujours l'étrenne. Quel plaisir de le tirer pour la première fois de son coffre, et de te recevoir au pavillon dans mon plus bel attirail de reine! Tu me regardes avec tant de plaisir, il te passe par la tête tant d'amour, de fantômes, de poésie et de délire quand tu me possèdes à toi seul, dans tout l'éclat de ma richesse et de ma coquetterie! car je suis coquette, tu le sais, et je ne le nie pas. Mais je ne montre à la foule que la parure dont tu as joui avant elle, et la foule qui m'admire n'a même en cela que ton reste.
«Mais me voici loin de Galeotto. Je te disais donc et je te répète que celui-là n'a rien à craindre auprès de moi, et vivra, tant que je voudrai, de pralines et de bouts rimés.
«Quant à Julien, c'est autre chose. Celui-là aussi, je l'ai choisi sur sa bonne mine; mais comme j'ai trouvé en lui plutôt l'expression d'une âme noble que l'éclat d'une beauté d'apparat, j'en ai fait non un page, mais un secrétaire intime, c'est-à-dire un agréable compagnon d'études, un ami sincère et une espèce de confident de mes projets philosophiques, littéraires, scientifiques, politiques, etc.; car que n'ai-je pas dans la tête? Et tu travailles sans cesse à agrandir le cercle où mon âme avide s'élance, n'aimant que toi dans toute cette création, que j'aime à cause de toi!
«J'aime et j'estime Saint-Julien, sois en sûr. Je ne joue pas avec son repos, j'en serais désespérée. Je sais qu'il m'aime plus que ne voudrais. Cela s'est fait je ne sais comment; car je croyais ne lui avoir montré de mon caractère que ce qui devait établir entre lui et moi une amitié virile. Le mal est arrivé. Je tâcherai de le réparer et de lui faire comprendre ce qu'il peut et doit espérer et connaître de moi. Malheureusement il se mêle dans son amour des idées de blâme et de soupçon que je répugne à combattre moi-même. Nous verrons. Il faudra peut-être que tu m'aides; nous en reparlerons. Adieu jusqu'à ce soir. Aime-moi, Max, aime-moi telle que je suis, aime mes défauts et mes travers. Si tu en avais, je les aimerais.»
Le billet suivant, plus récemment daté que les précédents, était le dernier de la collection.
«Ma chère femme, puisque je ne puis te voir avant cette nuit, je veux t'écrire un mot tout de suite. Julien m'a ouvert son cœur: il t'aime passionnément; mais on a troublé son esprit de mille contes absurdes et odieux. Je lui ai conseillé de rester près de toi et de tâcher de changer son amour en une douce et bienfaisante amitié. Seconde ses efforts, sois indulgente et bonne avec lui. Ne te fâche pas si dans les commencements son langage ressemble plus à la passion qu'au sentiment. C'est un enfant, mais un enfant excellent, dont il faudrait fortifier l'esprit et tranquilliser l'âme. Je désire que tu le gardes et qu'il te soit un ami fidèle. Tu as tant d'esprit et de bonté, que tu peux certainement le guérir et le convaincre. Mais, écoute, chasse de ta maison à l'heure même ton petit page Galeotto, comme le plus venimeux aspic qui se soit jamais caché sous les fleurs. Chasse-le tout de suite, je t'en dirai la raison ce soir. Je crains que la Ginetta ne soit coupable aussi de quelque légèreté envers toi. Il y a une sotte histoire de montre et d'horloger à laquelle je ne comprends rien, et que je ne veux pas même te raconter avant d'avoir pris des informations à ce sujet. Les discours de Julien m'ont prouvé que la Gina t'es dévouée sincèrement, et que sa discrétion sur ce qui nous concerne est à toute épreuve. Mais la coquetterie de cette petite n'est peut-être pas sans inconvénients, et tu feras bien, si ce que je présume se confirme, de la gronder fort... et de lui pardonner. À ce soir.
Spark.»
«Maintenant nous avons fini, Monsieur, dit le professeur; veuillez me suivre.
—Où dois-je vous suivre, Monsieur? dit Julien. Après tout ce que je viens de lire, je vois qu'à beaucoup d'égards j'ai été la dupe des plus sots mensonges et des plus absurdes préventions. Je ne puis plus croire à une vengeance indigne de Quintilia. Menez-moi vers elle, Monsieur, ou plutôt laissez-moi sortir d'ici. Je courrai me jeter à ses pieds, j'obtiendrai mon pardon...
—Monsieur, répondit maître Cantharide, dans une heure vous serez libre; la princesse doit se rendre ici avec le duc de Gurck avant le feu d'artifice; vous pourrez la voir lorsqu'elle sortira. En attendant, venez avec moi; je compte que vous n'aurez pas la désobligeance de me refuser.
Saint-Julien suivit le professeur; il espérait se débarrasser de lui dans le jardin; mais, en traversant les allées que l'on commençait à illuminer, il vit qu'il était suivi de près par les quatre hommes qui l'avaient emmené. Il fallait se résigner et obéir de bonne grâce aux volontés obséquieuses du professeur.
On le fit entrer au palais par de petits escaliers. Il se flatta alors qu'on allait le reconduire à son appartement, et l'y tenir prisonnier jusqu'à son explication avec Quintilia. Il en tirait un bon augure; mais, à sa grande surprise, on le fit entrer dans les appartements de la princesse, et le professeur, l'ayant accompagné jusqu'au cabinet de travail, lui remit une petite clé en lui disant:
«Veuillez ouvrir le coffre de sandal et prendre connaissance des papiers qu'il contient.
Puis il le salua profondément, et sortit après l'avoir enfermé à double tour dans le cabinet. Saint-Julien jeta la clé par terre avec dépit.
—Et que m'importe à présent? s'écria-t-il. Qu'ai-je besoin de vous respecter, si vous ne songez plus avec moi qu'à vous faire craindre! Ô Quintilia! votre orgueil m'a perdu! Pourquoi m'avez-vous traité comme un ancien ami, moi qui ne vous connaissais pas? Max mérite tout votre amour par sa confiance; mais à quel autre avez-vous donné le droit de croire ainsi en vous sans être ridicule? Hélas! il eût fallu vous deviner!... Vous avez été trop exigeante, en vérité; mais vous deviez vous douter de l'affection qui, en dépit de mes soupçons, vivait toujours au fond de mon cœur! Cette haine, cette soif de vengeance, cette folie qui m'a porté au crime, n'étaient-ce pas les conséquences d'une passion violente?... Suis-je seul ici? n'êtes-vous pas cachée derrière une cloison pour voir et entendre ce que je fais? Quintilia, m'écoutez-vous? Eh bien! écoutez-moi, écoutez-moi, je suis un misérable!... Je suis au désespoir!...»
Julien n'en put dire davantage; il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes. Aucun bruit, aucun mouvement ne répondit à ses sanglots. Seul dans la demi-clarté que jetait la lampe d'albâtre, il promenait ses regards mornes sur ce cabinet qui lui rappelait de si heureux jours. C'est là qu'il avait passé le seul beau temps de sa vie. C'est là que pendant six mois il s'était abandonné aux douceurs d'une amitié si sainte et d'une admiration si fervente. Mais combien de souffrances et d'agitations! quel siècle de peines et d'événements le séparait déjà de cet heureux souvenir! Combien d'injures, de colères et d'injustices s'étaient accumulées sur sa conscience depuis un mois, un mois fatal, plus rempli à lui seul de soucis et de tergiversations que toutes les années de sa vie! «Mais que lui dirai-je pour m'excuser? pensait-il. Comment pourrai-je lui faire oublier la plus grossière insulte qu'un homme puisse faire à une femme de cœur?...»
Dans ses perplexités, il lui vint à l'esprit de se conformer aux ordres de Quintilia en lisant les papiers renfermés dans le coffre. Peut-être y trouverait-il une lettre de la princesse pour lui, et cette idée le fit tressaillir d'impatience. Il courut au coffre et prit connaissance de toutes les lettres qu'il contenait. Il ne s'y trouvait pas une ligne pour lui.
XXIII.
Le biographe de la princesse Quintilia, qui nous a transmis les documents relatifs au chevalier Max, n'a jamais pu nous fournir de renseignements précis sur les papiers qu'elle conservait dans son secrétaire. Saint-Julien ne s'est point expliqué à cet égard. Il a dit seulement quelle impression avait produite sur lui cette lecture. Tout nous porte à croire que c'était une collection de lettres autographes adressées à la princesse. Saint-Julien reconnut dans plusieurs de ces lettres l'écriture de Lucioli, avec laquelle il avait eu souvent l'occasion de se familiariser.
Quand il eut refermé le secrétaire, il cacha son visage dans ses mains et resta absorbé dans ses pensées. Puis il le rouvrit et écrivit à la princesse ce qui suit:
«Un témoignage manquait à ceux-ci, et je vais vous le fournir de bonne grâce. À genoux dans votre appartement, seul, et le cœur brisé de remords, je déclare que j'ai été infâme envers vous, que j'ai payé vos bienfaits de la plus noire ingratitude. Il me serait facile de faire comme tous ceux dont l'écriture compose ce recueil, c'est-à-dire de me soumettre à une disgrâce méritée, et de me consoler en disant tout bas à l'oreille de tout le monde que j'ai été votre amant. Tous ceux-là l'ont dit, sans s'inquiéter des preuves du contraire qu'ils vous laissaient entre les mains. Ils savaient bien que vous répugneriez à vous en servir, que vous étiez au-dessus du soupçon dans l'esprit de quelques-uns, et que vous ne feriez pas assez de cas des autres pour vous disculper auprès d'eux. Ainsi, ils vous ont impunément calomniée, et ils ont eu le monde pour les croire, pour les féliciter ou les plaindre aux dépens de votre honneur. J'ai été plus criminel qu'eux tous; mais je ne serai pas vil. Je ne répondrai pas par un lâche sourire à ceux qui me demanderont ce qui s'est passé entre vous et moi pendant six mois de tête-à-tête. Je leur dirai: «Allez demander à Quintilia quel témoignage de ma gloire elle a entre les mains. Recevez-le, ce témoignage, Madame, comme une expiation de mon forfait, comme le cri d'une conscience déchirée. Vous m'aviez accordé la chaste protection d'une sœur, et je vous en ai récompensée par l'insulte et l'outrage. Je mérite tous les châtiments que vous voudrez m'infliger; mais je ne crois pas qu'il en existe un plus humiliant et plus atroce que celui que je m'inflige moi-même en signant cet écrit: Louis De Saint-Julien.»
Louis, ayant posé ce papier sur les autres, ferma le coffre de sandal et se promena dans la chambre avec agitation. Le hamac suspendu au milieu, la lampe blême et triste, l'éventail de plumes de paon oublié à terre à côté d'une pantoufle brodée d'argent, un reste de parfum répandu dans l'air, minuit qui sonnait à l'horloge du palais, tout rappelait à Saint-Julien le moment fatal où son erreur l'avait porté à une tentative odieuse. Avec ses remords et son désespoir, son amour se rallumait plus profond et plus grave. Il se jeta à genoux auprès du hamac, et baisa la pantoufle comme une relique; puis il recommença à parler avec véhémence.
«N'y a-t-il personne ici pour me plaindre? s'écria-t-il; car je suis encore plus malheureux que coupable. Oh! voyez, voyez mes larmes; croyez-vous qu'elles ne soient pas sincères? Quintilia, si vous m'entendez, prenez pitié de moi! Gina, Gina, n'êtes-vous pas là quelque part? ne voulez-vous pas intercéder pour moi? Vous êtes bonne, vous! Et vous, Max! vous qui êtes heureux, ne serez-vous pas généreux avec moi, ne me pardonnerez-vous pas, pour qu'elle me pardonne, votre Quintilia, votre femme? Ah! je l'aime! oui, je l'aime avec passion; mais je vous aime aussi et je ne suis pas jaloux; je souffre, je pleure, voilà tout... Vous ne pouvez pas m'en vouloir, vous savez que j'étais fou; vous avez vu ce que je souffrais, vous étiez mon ami alors! ne l'êtes-vous plus? Spark, où êtes-vous? J'espère en vous! Qu'on me dise où est Spark, cet homme si bon et si vrai! qu'on me laisse aller vers lui; Spark! Spark!»
Las de secouer la porte inflexible et d'invoquer les murailles silencieuses, Julien se laissa tomber épuisé auprès de la fenêtre entr'ouverte. Il y avait encore bal cette nuit-là. Une apparente réconciliation ayant eu lieu entre la princesse et M. de Gurck, cette fête devait clore le mois consacré aux plaisirs. Saint-Julien vit le grand corps de bâtiment qui donnait sur la Célina resplendissant de lumières; les sons de l'orchestre arrivaient jusqu'à lui, et, de l'aile obscure où il se trouvait alors, il pouvait voir passer et repasser devant les vastes fenêtres de la salle de danse les robes brillantes et les têtes empanachées. Deux ou trois fois il lui sembla reconnaître le costume grec que la princesse portait souvent. La vue de cette fête insouciante aigrit tellement sa douleur, qu'il résolut de sortir de son inaction, dût-il briser les portes.
Mais la consigne venait apparemment d'être levée; car la première porte qu'il toucha n'offrit plus aucune résistance, et il se trouva seul dans les corridors faiblement éclairés. Il courut au hasard, rencontra des figures qu'il vit à peine, essaya de pénétrer dans le bal, et fut repoussé parce qu'il n'était pas en toilette. Alors il descendit précipitamment le grand escalier, et s'arrêta en voyant la Ginetta sur la dernière marche. Elle avait un costume éblouissant, et, gracieusement appuyée sur un grand vase de jaspe rempli de lis jaunes, elle écoutait, en jouant avec son éventail, les fadeurs de cinq ou six hommes.
Julien, pâle, les cheveux et les vêtements en désordre, s'élança au milieu de ce groupe, et, s'adressant à Gina, lui dit avec agitation: «Mademoiselle, ayez la bonté de m'accorder un instant...» Mais la Gina, l'ayant regardé d'un air froid et dédaigneux, passa son bras sous celui d'un des cavaliers qui l'entouraient, et s'éloigna sans lui répondre, en murmurant à demi-voix quelques paroles; il crut entendre le mot de matto accolé à son nom. Les jeunes gens qui s'en allaient avec elle se retournèrent plusieurs fois pour regarder Julien. Indigné de ces manières insultantes, il n'osait pourtant en demander raison; car l'idée que sa folie était le sujet de toutes les conversations, et qu'il ne pouvait plus faire un pas sans être traité avec ironie ou avec mépris, l'écrasait de honte et de crainte. Il se sentait défaillir; mais, rassemblant toutes ses forces, il se mit à courir dans le jardin, espérant trouver quelqu'un qui le prendrait en pitié. Le jardin lui sembla d'abord presque désert. Bientôt il s'aperçut que des groupes inquiets et curieux se répandaient dans les endroits sombres, et particulièrement vers la partie où était situé le pavillon. Alors il se rappela que la princesse devait y conduire le duc de Gurck pour le mettre en présence de Max, et il se décida à demander à la première personne qu'il rencontra si la princesse était toujours dans la salle de bal. Le personnage auquel il s'adressa n'était rien autre que le gracieux Lucioli. En le reconnaissant, Julien, qui l'avait toujours détesté, fut prêt à lui tourner le dos sans attendre sa réponse. Mais, au lieu de l'air insolent que Lucioli prenait ordinairement de préférence avec Julien, il lui présenta la main et s'informa de sa santé avec beaucoup de courtoisie. «La signora Gina nous a dit que depuis trois jours vous étiez au lit avec la fièvre, et, à voir votre pâleur, je croirais assez que vous n'êtes pas guéri.»
—Voulez-vous me faire jouer la scène de Basile chez Bartholo dit Julien avec aigreur. N'allez-vous pas dire que je sens la fièvre? Dites-moi, de grâce, si la princesse est au bal?
—Elle vient de sortir, mon cher monsieur, et vous devinez avec qui?
—Non, en vérité!
—Avec quel autre que le favori du jour, le duc de Gurck?
—Vraiment? dit Julien d'un ton moqueur et méprisant, dont Lucioli ne se fit pas l'application.
—Que voulez-vous, mon cher comte! reprit-il en baissant la voix; la faveur des princes et surtout celle des princesses, est un brillant météore qui ne fait que luire et s'effacer. Nos yeux ont vu cette lumière, et ils l'ont perdue, n'est-il pas vrai? Vous et moi, heureux hier, disgraciés aujourd'hui, nous pourrions prédire à Gurck ce qui lui arrivera demain; mais qu'importe? Ne faut-il pas que chacun ait part aux rayons du soleil? Mais vous prenez les choses trop au sérieux, mon cher comte; vous êtes défait comme un spectre. Eh! que diable! regardez-moi, mon cher, on ne meurt pas de ces choses-là.
Saint-Julien venait de voir apparemment dans les papiers de la princesse des documents très-contraires à cette prétention de Lucioli; car il fut indigné de son impudence, au point de se demander s'il ne ferait pas bien de le souffleter. Mais, en se rappelant sa propre conduite, il fut accablé de l'idée qu'il était encore plus coupable, et il se contenta de lui tourner le dos.
À quelques pas de là, il vit un groupe d'Autrichiens, et s'y mêla dans l'obscurité.
«Je vous dis que nous voici au dénouement, disait l'un d'eux en mauvais français; la petite princesse s'humanise avec nous; il était temps, l'opinion se révoltait contre elle dans sa propre cour; M. de Shrabb avait pris des mesures pour qu'on ne parlât pas d'autre chose depuis huit jours; le scandale grondait sourdement, et il l'aurait fait éclater si la princesse n'eût entendu raison et promis une satisfaction complète au duc.—Mais, dit un autre interlocuteur, fera-t-elle apparaître Max dans un miroir magique? Le professeur Cantharide aura-t-il le pouvoir de dire à Lazare: Levez-vous?—Et si le mort ne ressuscite pas, dit un troisième, en quoi consistera la satisfaction promise à M. de Gurck?»
Un gros rire mal étouffé accueillit cette question et résuma toutes les réponses.
Saint-Julien, saisi de dégoût, mais toujours sous le coup du découragement et du remords, se dirigea vers la grande salle de verdure où le feu d'artifice se préparait et où presque toute la cour était déjà rassemblée. Une agitation qui n'était pas ordinaire, semblait régner dans les esprits. Julien comprit, à quelques paroles saisies de côté et d'autre, qu'on attendait avec anxiété le résultat de la conférence du pavillon, et que personne ne croyait à l'existence de Max. Les plus insolents dans leurs commentaires étaient ceux dont Julien venait d'apprécier au juste le véritable crédit auprès de la princesse en feuilletant les papiers du coffre de sandal.
Tout à coup une figure nouvelle à la cour, mais que Saint-Julien se souvint confusément d'avoir vue ailleurs, vint à lui, et lui demanda avec empressement un mot d'entretien particulier.
«Qui êtes-vous? lui dit Julien vivement en le suivant à l'écart. Je vous ai vu... Oui, c'est vous! Vous êtes Charles de Dortan!
—Silence! lui dit le voyageur pâle d'un air mystérieux. Si mon nom allait jusqu'aux oreilles de la princesse, elle me ferait peut-être chasser.
—Que venez-vous donc faire ici?
—Parlons bas, je vous en prie. Lorsque je vous rencontrai à Avignon, j'allais aussi en Italie. Me trouvant à Venise et entendant vanter en plusieurs endroits les talents et la beauté de la princesse Cavalcanti, l'amour, le dépit, l'espoir, que sais-je!... enfin, je suis venu ici, et, à la faveur d'un costume brillant et d'un faux nom, j'en ai imposé au maître des cérémonies lui-même. Je me suis glissé jusqu'ici; mais j'y suis fort mal à l'aise, n'y étant connu de personne. Je crains que mon isolement dans cette foule ne me fasse suspecter. Ayez la bonté de marcher avec moi jusqu'à ce que la princesse paraisse. Alors je risquerai mon sort.
—Quel que soit votre projet, répondit froidement Julien, je le crois absurde, d'autant plus que vous ne connaissez pas la princesse, et que votre aventure avec elle est un rêve ou un roman.
—Que signifie le ton que vous prenez? dit Dortan avec colère; au lieu de me rendre service, voulez-vous m'insulter?
—Vous n'êtes qu'un horloger, dit Saint-Julien en levant les épaules.
—Un horloger, moi! s'écria Dortan stupéfait. J'ai bien entendu dire tout à l'heure à une dame que vous aviez une fièvre cérébrale; je vois que vous avez le délire.
—Le délire! non, mordieu! reprit Saint-Julien. Voyons, qui êtes-vous? D'où connaissez-vous la princesse? donnez-moi votre parole d'honneur... Oui, vous avez raison, je crois que je perds la tête.»
Ils s'assirent sur un banc. Là Julien, ayant gardé un instant le silence et réfléchi à cette singulière rencontre, fut saisi d'une étrange idée. Fatigué du rôle pénible qu'il jouait vis à vis de lui-même, il chercha à se persuader qu'il n'était pas si coupable; que Quintilia venait de le jouer de nouveau, et que l'arrivée de Dortan était une circonstance fatale, une prévision de la destinée pour le retirer de l'abîme où il allait rouler encore une fois. Sa méfiance innée se réveilla avec toutes ses objections. Au fait, l'histoire de la montre n'avait jamais été expliquée. Il se pouvait que la princesse aimât son mari et le préférât à ses amants; mais il se pouvait aussi qu'elle se permît parfois certaines distractions, surtout dans le mystère et l'impunité. Avec le caractère de Spark cela était si facile!
Cette idée, confusément développée dans son cerveau, le porta à faire mille questions à Dortan. Les réponses de celui-ci avaient un tel caractère de vérité, que Saint-Julien ne savait plus à quoi s'arrêter.
«Mais enfin, lui dit-il, pourquoi ne lui parlâtes-vous pas vous-même à Avignon lorsque vous la vîtes monter en voiture?
—Je la vis, je la reconnus fort bien; c'est elle, je n'en puis douter; mais elle me regardait d'un air si étonné, elle affectait si admirablement de ne m'avoir jamais vu, que je me troublai, et la crainte de parler sottement m'empêcha de parler...»
Tout à coup Dortan fit un cri, se leva et se rassit précipitamment, et, saisissant le bras de Julien, dit d'une voix étouffée:
«La voilà, c'est elle! oui, c'est elle!...
—Où donc? s'écria Saint-Julien, ému lui-même, et cherchant des yeux avec anxiété.
—Quoi! vous ne la voyez pas? dit Dortan baissant la voix de plus en plus. Ici, tout près de nous, cette belle reine en robe de satin de Perse!
—Qui? celle dont un freluquet ramasse l'éventail?
—Eh! sans doute.
—C'est là votre dame du bal masqué, votre conquête d'une nuit, votre princesse Quintilia?
—Oui, sur mon honneur!
—Eh! mon cher, dit Saint-Julien en se levant pour s'en aller, vous vous êtes un peu trompé: c'est la Gina, la Ginetta, la suivante, la confidente, la camériste, comme vous voudrez...
—Est-il possible? dit Dortan avec consternation; ne me trompez-vous pas?
—Allez, mon cher, abordez-la sans crainte, et comptez que la chose vaut mieux ainsi pour vous. C'est une aimable personne et nullement prude. Vous avez cru charmer une princesse, vous n'avez eu affaire qu'à la soubrette. C'est une conquête un peu moins glorieuse, mais plus certaine; profitez-en si le cœur vous en dit.»
Il s'éloigna précipitamment et plus honteux que jamais de ses méfiances toujours renaissantes; il remercia Dieu d'avoir vaincu la dernière, et se dirigea vers le pavillon, décidé à mériter sa grâce par le plus fervent repentir.
XXIV.
Il en approcha sans obstacle; mais lorsqu'il voulut franchir l'enceinte du parterre qui l'entourait, des sentinelles posées de distance en distance lui ordonnèrent de passer au large. Comme il semblait résister à cet ordre, il fut couché en joue par un garde de service, et forcé d'attendre dans l'allée. Au bout de quelques instants les sentinelles, se repliant sur cette partie du parc, le forcèrent à reculer sous la futaie. Ce ne fut donc que de loin que Saint-Julien aperçut la princesse; elle marchait seule, et les paillettes de son costume brillaient dans la nuit comme des étincelles mystérieuses. Il fit de vains efforts pour arriver jusqu'à elle; il ne put la rejoindre qu'à l'entrée de la salle de verdure, et aussitôt elle fut entourée de tant de monde, qu'il fut impossible à Julien d'en espérer un regard. Il attendit vainement la fin du feu d'artifice; aucun moment favorable ne se présenta. Il vit Dortan, qui semblait avoir été assez bien accueilli par la Ginetta. Un magicien fut introduit et s'offrit pour dire la bonne aventure. La princesse lui tendit sa main la première, et tous s'empressant à son exemple, le magicien, qui, au milieu de son patois étrange, semblait être un homme spirituel et sensé, distribua à chacun sa part d'éloges et de railleries avec autant de justice que les convenances le permirent. Saint-Julien s'approcha, et, malgré la grande barbe et les sourcils postiches du nécromant, il reconnut Max, qui s'amusait aux dépens de toute la cour, et particulièrement du duc de Gurck. Celui-ci, quoique charmant comme à l'ordinaire, semblait quelquefois singulièrement embarrassé auprès de la princesse. Son trouble augmenta à certaines paroles que lui adressa le magicien, et qui semblèrent n'offrir aucun sens aux autres personnes. Enfin la princesse donna le signal, et on rentra au palais pour le souper. Là Julien fut arrêté par l'abbé Scipione, qui lui dit: «Monsieur, vous vous êtes promené dans les jardins, c'est fort bien, je n'avais aucun ordre pour en empêcher; mais je suis forcé de vous faire observer que votre toilette, plus que négligée, vous interdit l'accès du bal. Son Altesse nous a fait part du mauvais état de votre santé, et nous en sommes vivement touchés; mais cela ne vous autorise point à enfreindre l'étiquette.»
Saint-Julien se rendit à ces objections, et, tirant un bon augure de l'explication que Quintilia avait donnée à tout le monde de son absence, il se retira dans sa chambre et attendit la fin du bal pour lui demander un instant d'entretien. Lorsque le moment fut venu, il adressa sa demande par un valet de service; mais il lui fut répondu que la princesse ne donnait pas d'audience à pareille heure.
L'idée vint alors à Saint-Julien d'aller trouver Spark, qui devait être rentré à sa petite maison du faubourg. Il descendit; et comme il traversait les jardins avec la foule qui se retirait, il entendit annoncer le départ de Gurck et de Shrabb pour le lendemain matin. Il se glissa dans les groupes et surprit divers commentaires.
«Oh! disaient les uns, allons-nous avoir la guerre?
—Non, répondaient les autres. On a entendu M. de Gurck dire à M. de Shrabb qu'il était pleinement satisfait et qu'il n'avait plus rien à faire ici.
—C'est bien là le trait d'un Lovelace comme Gurck!
—Et pourquoi? Il paraît que Max est retrouvé, que Gurck l'a vu, lui a parlé...
—Allons donc! allons donc! allez conter de pareilles folies aux vieilles femmes du faubourg! Est-ce qu'on retrouve ainsi du jour au lendemain un homme perdu depuis quinze ans?
—Il est vrai qu'on peut trouver un imposteur qui, pour quelque argent, au moyen d'une ressemblance et de faux papiers...
—Bah! on ne se donne pas tant de peine, dit à voix basse le marquis de Lucioli en regardant Julien d'un air d'intelligence. On ouvre la porte du pavillon au duc de Gurck et on s'explique. Quel est donc l'homme qui, en pareille circonstance, ne se déclarerait pas satisfait? Vous connaissez le pavillon, monsieur le comte?
—Pas plus que vous, monsieur le marquis, répondit Julien d'un ton sec.»
Il courut à la maison de Spark. Il y entra sans effort; elle était déserte; il y attendit le jour. Spark ne revint pas. Accablé de fatigue, il prit le parti d'aller louer une chambre dans une auberge. Quand il se fut un peu reposé, il courut au palais et se rendit à son appartement. Il y trouva l'abbé Scipione, qui le reçut avec politesse et lui dit: «Vous me voyez empressé à mettre en ordre vos effets afin de les emballer et de les faire transporter au lieu que vous m'indiquerez. Son Altesse nous a fait savoir que des événements survenus dans votre famille vous forçaient à nous quitter. Vous m'en voyez pénétré de regret et occupé à m'installer dans cet appartement; car la volonté de notre très-gracieuse souveraine est de me faire reprendre les fonctions de secrétaire intime que j'occupais avant Votre Excellence.»
Saint-Julien, trop orgueilleux pour montrer sa douleur, indiqua à l'abbé l'auberge où il s'était installé provisoirement, et fit demander la Ginetta; celle-ci lui fit répondre qu'elle était malade. Il demanda directement audience à la princesse; elle fit répondre qu'elle n'avait pas le temps. Son refus fut accompagné cependant d'une phrase polie, mais glaciale.
Saint-Julien retourna au faubourg et vit le menuisier propriétaire de la maison de Spark. Il apprit de lui que le jeune Allemand était parti et ne reviendrait que dans quelques mois.
Julien résolut d'attendre quelques jours avant de faire de nouvelles tentatives pour obtenir sa grâce. Il resta tristement à l'auberge, attendant d'heure en heure un message de la cour. Enfin il se décida à retourner au palais. Les personnes qui le rencontrèrent l'abordèrent poliment, mais lui témoignèrent une extrême surprise de ce qu'il n'était point encore parti. Il essaya de pénétrer jusqu'à la princesse; mais ce fut impossible, et pendant trois jours ses demandes furent repoussées avec une politesse et une indifférence aussi cruelles l'une que l'autre.
Le soir du troisième jour il s'avisa d'aller trouver maître Cantharide et de s'humilier jusqu'à le prier d'intercéder pour lui.
«J'ignore absolument, lui répondit le professeur, les raisons de la conduite de Son Altesse à votre égard. J'ai exécuté ponctuellement ses ordres sans en savoir et sans en chercher le motif. Si vous me demandez des explications, vous tombez donc bien mal; mais si vous me demandez un conseil d'ami, voici celui que je vous donne: Partez, et n'espérez pas fléchir Son Altesse; elle n'est jamais revenue sur un arrêt semblable. Autant elle a de peine à employer la rigueur, autant il lui est impossible de pardonner quand elle s'est décidée à punir. Les émoluments de votre place vous ayant été remis exactement chaque mois, la princesse ne vous fera pas l'affront de vous remettre, comme à M. de Stratigopoli, des présents que vous refuseriez. Elle vous congédie simplement, et désire sans doute qu'il n'y ait aucune humiliation extérieure pour vous dans votre renvoi, puisqu'elle n'a fait entendre aucune expression de mécontentement contre vous, et qu'elle n'a donné aucun ordre public qui vous force à sortir de ses États. Mais croyez-moi, sortez-en avant que vos vaines supplications vous attirent la raillerie de vos ennemis et le ridicule qui s'attache si facilement aux imprudents.»
Julien sentit que le professeur avait raison; la conduite de Quintilia impliquait un mépris plus profond et plus irrévocable que tous les témoignages de colère qu'il avait espérés. Le lendemain soir, une voiture de poste aux armoiries de la cour s'arrêta devant la porte de son auberge. L'abbé Scipione en descendit, et, se faisant introduire dans la chambre, lui dit: «Voici, monsieur le comte, la voiture que vous avez fait demander à Son Altesse pour vous conduire jusqu'à Milan.»
Vous n'êtes qu'un horloger...
Avant que Julien eût trouvé la force de répondre, les valets entrèrent, fermèrent ses malles, les chargèrent sur la voiture, et, tout en ayant l'air d'exécuter ses ordres, l'emballèrent pour ainsi dire avec ses paquets. L'abbé lui fit mille humbles salutations, et les chevaux prirent le galop. Cependant, à la sortie de la ville, on amena un homme enveloppé d'un manteau, et on le fit monter auprès de Julien; c'était Galeotto.
«Béni soit le ciel! s'écria le page; tu n'es donc pas mort, mon pauvre camarade?
—J'aimerais mieux la mort que le chagrin dont je suis dévoré, répondit Julien. Mais d'où viens-tu, et qu'es-tu devenu depuis notre séparation?
—Je sors de la prison où tu m'as laissé. Seulement on m'avait mis dans une pièce plus commode et plus saine que notre vilain cachot. On vient de m'en tirer après m'avoir lu une sentence d'exil éternel, accompagnée de promesse de peine de mort si je remets les pieds sur le territoire; ce qui ne m'arrivera jamais, j'en prends à témoin tous les saints et tous les diables.»
Galeotto écouta, non sans surprise, mais sans grand repentir, le récit de Julien. Un peu touché d'abord, il finit par railler son compagnon de se laisser ainsi abattre. En arrivant à Milan, il ouvrit son portefeuille, qu'on lui avait rendu avec ses autres effets, et il y trouva en billets de banque la somme qu'il avait refusée. Cette fois il ne la refusa pas, et prit congé de Julien, non sans lui avoir fait des offres de service que celui-ci refusa.
Saint-Julien, resté seul, hésita et fut malade pendant quelques jours. Puis il perdit tout reste d'espoir et partit pour la France.
Il trouva son père mourant et eut la consolation en même temps que la douleur de lui fermer les yeux. Sa mère fut admirable de soins et de dévouement au chevet du moribond. Lorsqu'elle l'eut perdu, son regret fut si profond et si sincère, que Louis se repentit d'avoir méconnu un cœur vraiment bon. Il eut souvent occasion, en voyant les derniers moments de son père adoucis par une telle affection, de reconnaître une grande vérité: c'est que la tolérance et la bonté avaient providentiellement leurs avantages. Louis avait méprisé sa mère pour des fautes que son père avait pardonnées; il avait méprisé son père pour une indulgence que sa mère sut récompenser. «Je ne serai jamais trompé, se dit Julien tristement; mais ne mourrai-je pas abandonné?» Il se mit à penser à l'avenir de Spark: «Celui-là, se dit-il, ne sera ni délaissé ni trompé. Et moi! et moi! qui sait si pour mon châtiment, malgré toutes mes précautions, je ne serai pas l'un et l'autre!»
Il s'appliqua de tout son cœur à réparer ses torts envers sa mère; avec de la douceur, il arriva à vivre parfaitement avec elle. Toute discussion cessa, toute aigreur disparut entre eux; la brave dame tomba dans la dévotion, et bientôt, loin de railler l'austérité de son fils et de le blesser, comme autrefois, par des plaisanteries, elle devint plus humble et plus contrite vis-à-vis de lui qu'il ne l'eût souhaité dans ses plus grands accès d'orgueil.
Le séjour de la maison paternelle lui devint peu à peu supportable. Il souffrit longtemps, et longtemps son âme fut fermée à l'espoir d'une nouvelle vie et de nouvelles affections. Cependant l'étude le sauva du découragement, et peu à peu sa santé, fortement compromise par le chagrin, se rétablit.
Un an s'était écoulé; il était venu passer quelques semaines à Paris, lorsqu'un soir, en sortant de l'Opéra, il vit passer une femme couverte de pierreries, sur les traces de laquelle on se précipitait. Bien qu'il n'eût entrevu que sa robe de velours et son bras nu, il tressaillit et faillit s'évanouir. Puis il courut à son tour et reconnut madame Cavalcanti. Au moment où elle montait en voiture, il s'élança vers elle en criant; mais elle le regarda fixement d'un air étonné, puis elle dit à ses laquais de fermer la portière, leva la glace et disparut. Ce fut la dernière fois que Saint Julien la vit.
Cependant, le lendemain matin il vit Max entrer dans sa chambre. L'époux de Quintilia n'avait pas changé sa condition; rien n'avait altéré sa sérénité; son visage était toujours jeune et son âme généreuse. «J'ai demandé pardon pour vous, dit-il; on me charge de vous dire qu'on s'intéresse à votre sort et qu'on fait des vœux pour vous. Mais je n'ai pu obtenir qu'on vous accordât une entrevue, et j'ai vu qu'on y avait une telle répugnance que je n'ai pas osé insister. Je n'en sais pas au juste les motifs, je ne veux pas les savoir; mais je n'oublierai jamais que vous avez eu de la confiance en moi, et je ne puis cesser de vous aimer. Je vous ai cherché souvent sans vous rencontrer; et si je ne vous eusse fait suivre hier au soir, je ne saurais pas encore ce que vous êtes devenu. Je viens vous apporter mon adresse et vous engager à venir me trouver toutes les fois que vous aurez besoin de l'aide ou des consolations de l'amitié. Je ne puis rester davantage aujourd'hui, ajouta-t-il sans laisser à Saint-Julien le temps de le remercier. Quintilia part ce soir pour l'Italie, et j'ai hâte de retourner près d'elle; c'est un jour qui n'a pas trop d'heures pour moi, et où je suis forcé aujourd'hui, tout comme il y a quinze ans, à lutter contre mon propre cœur pour ne pas consentir à la suivre. À revoir. Vous savez où me trouver dorénavant. Attendez, ajouta-t-il encore en revenant sur ses pas; Quintilia m'a chargé de vous rendre un papier dont j'ignore le contenu; elle dit qu'elle n'en a pas besoin pour être sûre de votre honneur, et qu'elle ne gardera jamais d'armes contre vous. Je rapporte ses paroles textuellement, c'est à vous de les comprendre; moi, tout cela ne me regarde pas.»
Saint-Julien, resté seul, ouvrit le papier, et reconnut le billet expiatoire qu'il avait mis dans le coffre de sandal comme un témoignage de sa propre honte. Il resta pénétré de reconnaissance pour Spark; mais il ne put se décider à l'aller voir. Il retourna chez sa mère, où l'étude des sciences et celle de la sagesse achevèrent sa guérison.
Quelque temps après, il devint amoureux d'une belle personne très-sage et l'épousa; car le mariage seul pouvait convenir à un caractère ferme et austère comme le sien. Soit que l'ardeur de ses passions fût émoussée par le mauvais succès de son premier amour, soit qu'il eût profité d'une grande leçon, il fut moins jaloux qu'on n'aurait dû s'y attendre. Sa femme fut assez heureuse et n'en abusa pas. Saint-Julien resta mélancolique, peu expansif, en proie souvent à des luttes intérieures qu'il ne confia jamais à personne; mais toute sa vie fut irréprochable, et quoiqu'il ne fût pas naturellement porté à la bienveillance, il pratiqua la tolérance et la charité, sans grâce, il est vrai, mais sans restriction.
GEORGE SAND.
FIN DU SECRÉTAIRE INTIME.
TYPOGRAPHIE J. CLAYE, 7 RUE SAINT-BENOÎT—II, DELAVILLE SC.