Le socialisme en danger
The Project Gutenberg eBook of Le socialisme en danger
Title: Le socialisme en danger
Author: Ferdinand Domela Nieuwenhuis
Release date: February 1, 2004 [eBook #11380]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
LE SOCIALISME
EN DANGER
Ce volume a été déposé au Ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mai 1897.
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Ouvrages déjà publiés dans la Bibliothèque Sociologique:
1.—LA CONQUÊTE DU PAIN, par Pierre Kropotkine. Un volume in-18, avec préface par Élisée Reclus, 5e édition. Prix………………………………………………. 3 50
2.—LA SOCIÉTÉ MOURANTE ET L'ANARCHIE, par Jean Grave. Un volume in-18, avec préface par Octave Mirbeau. (Interdit.—Rare). Prix……………………….. 5 fr.
3.—DE LA COMMUNE À L'ANARCHIE, par Charles Malato. Un volume in-18, 2e édition. Prix…………………….. 3 50
4.—OEUVRES de Michel Bakounine. Fédéralisme, Socialisme et Antithéologisme. Lettres sur le Patriotisme. Dieu et l'État. Un volume in-18, 2e édition. Prix………. 3 50
5.—ANARCHISTES, moeurs du jour, roman, par John-Henry Mackay, traduction de Louis de Hessem. Un volume in-18. (Épuisé.) Prix…………………………. 5 fr.
6.—PSYCHOLOGIE DE L'ANARCHISTE-SOCIALISTE, par A. Hamon.
Un volume in-18, 2e édit. Prix……………………….. 3 50
7.—PHILOSOPHIE DU DÉTERMINISME. Réflexions sociales, par
Jacques Sautarel. Un volume in-18, 2e édit. Prix…. 3 50
8.—LA SOCIÉTÉ FUTURE, par Jean Grave. Un vol. in-18,
6e édition.
9.—L'ANARCHIE. Sa philosophie.—Son idéal, par Pierre
Kropotkine. Une brochure in-18, 3e édition. Prix……. 1 00
10.—LA GRANDE FAMILLE, roman militaire, par Jean
Grave. Un vol. in-18, 3e édition. Prix…………….. 3 50
11.—LE SOCIALISME ET LE CONGRÈS DE LONDRES, par
A. Hamon. Un volume in-18, 2e édit……………… 3 50
12.—LES JOYEUSETÉS DE L'EXIL, par Charles Malato.
Un volume in-18. 2e édit. Prix……………………….. 3 50
13.—HUMANISME INTÉGRAL. Le duel des sexes.—La cité future, par Léopold Lacour. Un volume in-18, 2e édit. Prix………………………………………………. 3 50
14.—BIRIBI, armée d'Afrique, roman, par Georges Darien.
Un volume in-18, 2e édition. Prix…………………….. 3 50
15.—LE SOCIALISME EN DANGER, par Domela Nieuwenhuis
Un vol. in-18, avec préface par Élisée Reclus. Prix. 3 50
16.—PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE, par Charles Malato. Un
vol. in-18. Prix……………………………………. 3 50
17.—L'INDIVIDU ET LA SOCIÉTÉ, par Jean Grave. Un vol.
in-18. Prix………………………………………… 3 50
Sous Presse:
L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION ET L'IDÉAL ANARCHIQUE, par Élisée Reclus.
L'ÉTAT, par Pierre Kropotkine.
SOUS L'ASPECT DE LA RÉVOLUTION, par Bernard Lazare.
F. DOMELA NIEUWENHUIS
LE SOCIALISME EN DANGER
PRÉFACE PAR ÉLISÉE RECLUS
[Illustration]
1897
PRÉFACE
L'ouvrage de notre ami, Domela Nieuwenhuis, est le fruit de patientes études et d'expériences personnelles très profondément vécues; quatre années ont été employées à la rédaction de ce travail. À une époque comme la nôtre, où les événements se pressent, où la rapide succession des faits rend de plus en plus âpre la critique des idées, quatre ans constituent déjà une longue période de la vie, et certes, pendant ce temps, l'auteur a pu observer bien des changements dans la société, et son propre esprit a subi une certaine évolution. Les trois parties de l'ouvrage, parues à de longs intervalles dans la Société Nouvelle, témoignent des étapes parcourues. En premier lieu, l'écrivain étudie les «divers courants de la Démocratie sociale en Allemagne»; puis, épouvanté par le recul de l'esprit révolutionnaire qu'il a reconnu dans le socialisme allemand, il se demande si l'évolution socialiste ne risque pas de se confondre avec les revendications anodines de la bourgeoisie libérale; enfin, reprenant l'étude des manifestations de la pensée sociale, il constate qu'il n'y a point à désespérer, et que la régression d'une école, où l'on s'occupe de commander et de discipliner plus que de penser et d'agir, est très largement compensée par la croissance du socialisme libertaire, où les compagnons d'oeuvre, sans dictateurs, sans asservissement à un livre ou à un recueil de formules, travaillent de concert à fonder une société d'égaux.
Les documents cités dans ce livre ont une grande importance historique. Sous les mille apparences de la politique officielle—formules de diplomates, visites russes, génuflexions françaises, toasts d'empereurs, récitations de vers et décorations de valets,—apparences que l'on a souvent la naïveté de prendre pour de l'histoire, se produit la grande poussée des prolétaires naissant à la conscience de leur état, à la résolution ferme de se faire libres, et se préparant à changer l'axe de la vie sociale par la conquête pour tous d'un bien-être qui est encore le privilège de quelques-uns. Ce mouvement profond, c'est là l'histoire véritable, et nos descendants seront heureux de connaître les péripéties de la lutte d'où naquit leur liberté!
Ils apprendront combien fut difficile dans notre siècle le progrès intellectuel et moral qui consiste à se «guérir des individus». Certes, un homme peut rendre de grands services à ses contemporains par l'énergie de sa pensée, la puissance de son action, l'intensité de son dévouement; mais, après avoir fait son oeuvre, qu'il n'ait pas la prétention de devenir un dieu, et surtout que, malgré lui, on ne le considère pas comme tel! Ce serait vouloir que le bien fait par l'individu se transformât en mal au nom de l'idole. Tout homme faiblit un jour après avoir lutté, et combien parmi nous cèdent à la fatigue, ou bien aux sollicitations de la vanité, aux embûches que tendent de perfides amis! Et même le lutteur fût-il resté vaillant et pur jusqu'à la fin, on lui prêtera certainement un autre langage que le sien, et même on utilisera les paroles qu'il a prononcées en les détournant de leur sens vrai.
Ainsi voyez comment on a traité cette individualité puissante, Marx, en l'honneur duquel des fanatisés, par centaines de mille, lèvent les bras au ciel, se promettant d'observer religieusement sa doctrine! Tout un parti, toute une armée ayant plusieurs dizaines de députés au Parlement germanique, n'interprètent-ils pas maintenant cette doctrine marxiste précisément en un sens contraire de la pensée du maître? Il déclara que le pouvoir économique détermine la forme politique des sociétés, et l'on affirme maintenant en son nom que le pouvoir économique dépendra d'une majorité de parti dans les Assemblées politiques. Il proclama que «l'État, pour abolir le paupérisme, doit s'abolir lui-même, car l'essence du mal gît dans l'existence même de l'État!» Et l'on se met dévotement à son ombre pour conquérir et diriger l'État! Certes, si la politique de Marx doit triompher, ce sera, comme la religion du Christ, à la condition que le maître, adoré en apparence, soit renié dans la pratique des choses.
Les lecteurs de Domela Nieuwenhuis apprendront aussi à redouter le danger que présentent les voies obliques des politiciens. Quel est l'objectif de tous les socialistes sincères? Sans doute chacun d'eux conviendra que son idéal serait une société où chaque individu, se développant intégralement dans sa force, son intelligence et sa beauté physique et morale, contribuera librement à l'accroissement de l'avoir humain. Mais quel est le moyen d'arriver le plus vite possible à cet état de choses? «Prêcher cet idéal, nous instruire mutuellement, nous grouper pour l'entr'aide, pour la pratique fraternelle de toute oeuvre bonne, pour la révolution!», diront tout d'abord les naïfs et les simples comme nous.—«Ah! quelle est votre erreur! nous est-il répondu: le moyen est de recueillir des votes et de conquérir les pouvoirs publics». D'après ce groupe parlementaire, il convient de se substituer à l'État et, par conséquent, de se servir des moyens de l'État, en attirant les électeurs par toutes les manoeuvres qui les séduisent, en se gardant bien de heurter leurs préjugés. N'est-il pas fatal que les candidats au pouvoir, dirigés par cette politique, prennent part aux intrigues, aux cabales, aux compromis parlementaires? Enfin, s'ils devenaient un jour les maîtres, ne seraient-ils pas forcément entraînés à employer la force, avec tout l'appareil de répression et de compression qu'on appelle l'armée citoyenne ou nationale, la gendarmerie, la police et tout le reste de l'immonde outillage? C'est par cette voie si largement ouverte depuis le commencement des âges, que les novateurs arriveront au pouvoir, en admettant que les baïonnettes ne renversent pas le scrutin avant la date bienheureuse.
Le plus sûr encore est de rester naïfs et sincères, de dire simplement quelle est notre énergique volonté, au risque d'être appelés utopistes par les uns, abominables, monstrueux, par les autres. Notre idéal formel, certain, inébranlable est la destruction de l'État et de tous les obstacles qui nous séparent du but égalitaire. Ne jouons pas au plus fin avec nos ennemis. C'est en cherchant à duper que l'on devient dupe.
Telle est la morale que nous trouvons dans l'oeuvre de Nieuwenhuis. Lisez-la, vous tous que possède la passion de la vérité et qui ne la cherchez pas dans une proclamation de dictateur ni dans un programme écrit par tout un conseil de grands hommes.
Élisée RECLUS.
I
LES DIVERS COURANTS
DE LA DÉMOCRATIE SOCIALISTE ALLEMANDE
Au Congrès des démocrates-socialistes allemands tenu à Erfurt en 1891, une lutte s'est engagée, qui intéresse au plus haut degré le mouvement socialiste du monde entier, car, avec une légère nuance de terminologie, elle se reproduit identiquement entre les différentes fractions du parti socialiste.
D'un côté (à droite) était Vollmar, l'homme que l'on s'attendait à voir sous peu se mettre à la tête des radicaux, comme, du reste, il l'avait déjà fait pressentir au Congrès de Halle. Il fit un discours qui, sous plus d'un rapport, était un véritable chef-d'oeuvre, démontrant qu'il était parfaitement en état de se défendre. De l'autre côté il y avait Wildberger, montant à la tribune comme porte-parole de l'opposition berlinoise. Et entre eux Bebel et Liebknecht, pris entre l'enclume et le marteau, apparaissaient comme de tristes témoignages d'insexualité.
Une lecture consciencieuse du compte-rendu du Congrès—dont nous avons attendu la publication pour ne pas baser notre jugement sur des extraits de journaux—nous remplit d'une certaine pitié envers des hommes qui, durant de longues années, ont défendu et dirigé le mouvement en Allemagne et qui, à présent, occupent le «juste milieu» et ont été attaqués des deux côtés à la fois.
Vollmar disait ne désirer «aucune tactique nouvelle», il ajoutait qu'il «se réclamait de la ligne de conduite suivie jusqu'ici, mais qu'il en voulait la continuation logique». Et pourtant Bebel lui répondait que: «Si le parti suivait la tactique de Vollmar, en concentrant toute son agitation sur la lutte pour ces cinq articles du programme[1] et abandonnait provisoirement le véritable but, cela ferait une agitation qui, d'après mon opinion (dit Bebel), aboutirait fatalement à la décomposition du parti. Cela signifierait l'abandon complet de notre but final. Nous agirions dans ce cas tout à fait autrement que nous ne le devrions et que nous l'avons fait jusqu'ici. Nous avons toujours lutté pour obtenir le plus possible de l'État actuel, sans perdre de vue pourtant que tout cela ne constitue qu'une faible concession, ne change absolument rien au véritable état des choses. Nous devons maintenir l'ensemble de nos revendications, et chaque nouvelle concession n'a pour nous d'autre but que d'améliorer nos bases d'action et nous permettre de mieux nous armer».
Fischer alla plus loin et dit: «Si nous admettons le point de vue de Vollmar, nous n'avons qu'à supprimer immédiatement dans notre programme les mots: «parti socialiste-démocrate», pour les remplacer par: «programme du parti ouvrier allemand»… La tactique de Vollmar tend à obtenir la réalisation de ces cinq articles—qu'il considère comme les plus nécessaires—comme étant eux-mêmes le but final; nous tenons au contraire à déclarer que toutes ces reformes que nous réclamons, ne sont désirées par nous que parce que nous pensons qu'elles encourageront les ouvriers dans la lutte pour la conquête définitive de leurs droits. Elles ne sont pour nous que des moyens, tandis que pour Vollmar elles constituent le but même, la principale raison d'existence du parti… Le Congrès doit se prononcer, sans la moindre équivoque, soit pour le maintien des décisions prises à Saint-Gall, soit pour l'adoption de la tactique de Vollmar, laquelle—qu'il le veuille ou non—aura comme conséquence une scission et concentre toutes les forces du parti sur ces cinq revendications qui, suivant nous, n'ont qu'une importance secondaire à côté du but final.»
Liebknecht est du même avis lorsqu'il dit: «Vollmar a le droit de proposer qu'on suive une autre voie, mais le parti a le devoir, dans l'intérêt même de son existence, de rejeter résolument cette tactique nouvelle qui le conduirait à sa perte, à son émasculation complète, et qui transformerait le parti révolutionnaire et démocratique en un parti socialiste-gouvernemental ou socialiste-national-libéral. Bref, le succès, l'existence même de la social-démocratie exigent absolument que nous déclarions n'avoir rien de commun avec la tactique que Vollmar a préconisée à Munich et qu'il n'a pas rejetée ici».
Cependant, dans son journal, Die Münchener Post, Vollmar avait réuni quelques citations, prises dans des discours prononcés au Reichstag par différents membres socialistes, et il les avait comparées avec certaines de ses propres assertions pour prouver que les mêmes principes, actuellement par lui défendus, avaient toujours été suivis par des députés socialistes sans qu'on les eût attaqués pour cela, et il déclarait que loin de proposer nullement une tactique nouvelle, il ne faisait que suivre l'ancienne.
Voici quelques-unes de ces citations mises en regard des assertions de
Vollmar:
Si nous avions été consultés, L'annexion de nous aurions certainement l'Alsace-Lorraine est un fait fondé autrement l'unité accompli, et ici, dans cette allemande en 1870-71. Mais enceinte, nous avons, de notre puisque maintenant elle existe côté, déclaré de la façon la telle qu'elle, nous plus catégorique que nous n'entendons pas épuiser nos reconnaissons comme de droit forces en d'interminables et l'état actuel des choses. infructueuses récriminations AUER. Séance du 9 février sur le passé, mais, acceptant 1891. le fait accompli, nous ferons tout notre possible pour améliorer cette oeuvre défectueuse.
S'il existe un parti ouvrier Personne, aussi enthousiaste qui a toujours rempli et qu'il soit pour des idées remplira encore les devoirs de internationalistes, ne dira fraternité internationale, que nous n'avons pas de c'est certainement le parti devoirs nationaux. allemand. Mais ceci n'exclut LIEBKNECHT. Congrès de Halle, pas pour nous l'existence de 15 octobre 1890. tâches et de devoirs nationaux.
C'est un symptôme heureux de Je reconnais que l'Allemagne
voir que nous avons en France est décidée à maintenir la
des amis socialistes, qui paix. Je suis persuadé que ni
combattent les tendances dans les sphères les plus
chauvines. élevées, ni dans aucune autre
Mais pourquoi nier que les couche de la société, le désir
sphères dirigeantes dans ce n'existe de lancer l'Allemagne
pays, par leur chauvinisme dans une nouvelle guerre. En
néfaste et leur répugnante tout cas, nous vivons ici dans
coquetterie avec le czarisme des conditions indépendantes
russe, sont pour beaucoup la de notre volonté. En France,
cause de l'inquiétude et des on peut le désapprouver ou le
armements constants de regretter, mais dans les
l'Europe? milieux prédominants, on
pense, aujourd'hui comme
jadis, à faire disparaître les
conséquences de la guerre de
1870-71. L'alliance entre la
France et la Russie a été
motivée par ces faits. Que
cette alliance ait été
contractée par écrit ou non,
elle existe par une certaine
solidarité d'intérêts entre
ces deux pays contre
l'Allemagne, et elle
continuera d'exister.
BEBEL. Séance du 25 juin 1890.
Nous n'avons pas besoin de Si la triple alliance a pu
dire que la diplomatie et ses être conclue … elle l'a été,
oeuvres ne nous inspirent que parce que les intérêts des
très peu de confiance. trois puissances, en face de
Néanmoins, nous devons nous l'entente franco-russe, sont
prononcer pour la triple nécessairement solidaires, en
alliance dont la raison d'être dehors des rapports mutuels
est le maintien de la paix et, des différents peuples de ces
par conséquent, est utile. pays…
Je suis convaincu qu'aucun
homme d'État, ni en Autriche,
ni en Italie, ni en Allemagne,
ne voudra, tant que cette
situation durera, se détacher
de cette alliance, car il
exposerait, par cela même, son
pays à un grand danger, dans
le cas où les deux autres
puissances alliées seraient
vaincues dans une guerre.
BEBEL. Séance du 25 juin 1890.
Si jamais quelque part à Nous avons déclaré déjà bien
l'étranger, l'espoir existe souvent, et, pour moi, je
qu'en cas d'une attaque contre renouvelle cette déclaration,
l'Allemagne on pourrait compter que nous sommes prêts à remplir
sur notre abstention, cet envers la patrie exactement
espoir se verrait complètement les mêmes devoirs que tous les
déçu. Dès que notre pays sera autres citoyens… Je sais
attaqué, il n'y aura plus qu'il n'y a personne parmi
qu'un parti, et nous autres, nous qui pense différemment à
démocrates-socialistes, nous ce sujet.
ne serions certes pas les AUER. Séance du 8 décembre
derniers à remplir notre 1890.
devoir.
Il a été dit … que le
Reichstag allemand ne
travaille pas avec autant
d'ardeur à la défense de la
patrie que le Parlement
français.
Eh bien, moi je déclare que
quand il s'agit de la défense
de la patrie, tous les partis
sont unis; que s'il s'agit de
se défendre contre un ennemi
étranger, aucun parti ne
restera en arrière.
LIEBKNECHT. Séance du 16 mai
1891.
L'attaque contre la Russie officielle, cruelle, barbare, voire l'anéantissement de cette ennemie de la civilisation, est donc notre devoir le plus sacré, que nous devons remplir jusqu'à notre dernier soupir dans l'intérêt même du peuple russe, opprimé et gémissant sous le knout. Et si alors nous combattons dans les rangs à côté de ceux qui actuellement sont nos adversaires, nous ne le faisons pas pour les sauver eux et leurs institutions politiques et économiques, mais pour l'Allemagne en général, c'est-à-dire pour nous sauver nous-mêmes et pour délivrer des barbares un pays, où nous pensons un jour réaliser notre propre idéal social. BEBEL. Vorwaerts du 27 septembre 1891.
Et maintenant, Liebknecht peut prétendre que «des citations mutilées n'ont aucune signification», que «les bases sur lesquelles Vollmar s'appuie s'effondrent». celui-ci se déclare prêt—et il a raison—à citer encore d'autres discours absolument analogues. Il paraît, du reste, que Liebknecht a conscience de sa faiblesse, lorsqu'il reconnaît que «les expressions citées, scrupuleusement pesées, ne sont peut-être pas des plus correctes», ce qui ne l'empêche pas de protester contre la supposition d'avoir, lui, Bebel et Auer, «voulu prescrire une autre tactique, une autre action au parti». Cette supposition s'impose cependant à tous ceux qui ont le moindre sens commun, et toutes les déclarations de Liebknecht et de la fraction socialiste entière n'infirmeront nullement ce que Vollmar leur reproche en s'appuyant sur des citations qui prouvent surabondamment que Bebel et Liebknecht ont dit exactement la même chose que lui. Il n'y a donc aucune raison pour attaquer Vollmar à ce propos, à moins que l'on veuille ici appliquer le dicton: Quod licet Jovi, non licet bovi. Ce qui est permis à Jupiter, n'est pas permis au boeuf.
Quelle fut la réponse de Vollmar à l'accusation d'avoir voulu inaugurer une nouvelle tactique? «La stratégie que j'ai préconisée a déjà existé théoriquement, mais elle était moins généralement appliquée, et comme explication de cette inconséquence, je cite les «jeunes» avec leur phraséologie révolutionnaire. Je disais dans mon discours: «L'action que j'ai recommandée a déjà été appliquée, depuis la suppression de la loi d'exception, dans beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu'au dehors. Je ne l'ai donc pas inventée, mais je me suis identifié avec elle; du reste elle a été suivie depuis Halle. À présent on peut moins que jamais s'éloigner de cette manière de voir. Ceci prouve clairement que j'ai en vue la tactique existante, celle qui doit être suivie d'après le règlement du parti».
Un autre délégué, Schulze, de Magdebourg, dit: «Moi aussi, je désapprouve la politique de Vollmar, mais celui-ci n'a pourtant rien dit d'autre, à mon avis, que ce qui a été fait par toute la fraction». Et Auerbach, de Berlin, ajoute: «La façon d'agir des membres du Reichstag conduit nécessairement à la tactique de Vollmar».
Et le docteur Schonlank s'écrie: «Les discours de Vollmar à Munich eussent été mieux à leur place dans la bouche d'un membre de la «Volkspartei» que dans celle d'un démocrate-socialiste… À la suite d'un événement imprévu, la chute de Bismarck, Vollmar désire une transformation complète de tendance dans notre mouvement, et non seulement un changement de tactique: il veut remplacer la conception révolutionnaire, suivant laquelle l'oppression actuelle de la classe ouvrière ne pourra être supprimée qu'après une transformation radicale de la production, par un parti ouvrier à l'eau de rose, petit-bourgeois, et il veut que nous nous contentions de ces faibles concessions!»
Auer est du même avis, lorsqu'il dit: «Vollmar s'est incontestablement prononcé, dans son discours comme dans sa brochure, pour la nécessité d'un changement de la tactique suivie jusqu'ici!» Et après le second discours de Vollmar, Bebel déclare fort justement «qu'il n'est pas possible d'admettre ce que Vollmar prétend aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il n'ait jamais eu l'idée de proposer une nouvelle ligne de conduite. S'il s'agissait de maintenir l'ancienne, tous ces discours eussent été superflus». Il voit que Vollmar veut justement le contraire, car «la réalisation complète de notre programme c'est la chose principale et le reste n'a qu'une importance secondaire». Il nous importe peu de savoir où nous en sommes au sujet de certaines concessions au moment où nous croyons pouvoir obtenir le tout. Vollmar au contraire déclare le but final comme n'ayant pour l'instant qu'une importance secondaire et comme but principal les revendications directes et immédiatement praticables. Ceci constitue une telle antithèse de principes, qu'il n'est guère possible d'en concevoir une plus catégorique, et c'est du devoir du Congrès de la résoudre…»
Avec des discours comme ceux de Vollmar, jamais une démocratie socialiste ne serait née. De semblables idées mènent au socialisme national-libéral, c'est-à-dire à l'introduction de la tactique nationale-libérale dans le parti démocratique socialiste. Bebel donne même une explication de l'évolution de Vollmar en l'attribuant à ses «conditions de vie personnelle radicalement changées et à la position sociale qu'il a acquise dans les dernières années. Au moment où l'homme qui occupe une place prépondérante dans un mouvement ne se trouve plus en contact ininterrompu avec la foule, parce qu'il est arrivé à une autre situation sociale, le danger naît qu'il abandonne la voie commune et qu'il perde le sentiment de cohésion avec la masse. Vollmar est, depuis quelques années déjà, plus ou moins isolé, d'un côté par son état physique et plus encore par des habitudes matérielles plus avantageuses. Il n'arrive que trop souvent, lorsqu'on se trouve dans une position qu'on peut considérer soi-même comme satisfaisante, de supposer chez la masse affamée les mêmes sentiments de satisfaction et de penser: Les réformes ne sont pas si urgentes; soyons prudents et essayons d'arriver, sans précipitation, peu à peu, à nos fins. Nous avons le temps».
Cette remarque est sans doute fort judicieuse et pratique, mais il y a une chose qui nous étonne, c'est qu'aucun des soi-disant Jeunes gens ne se soit levé pour dire à Bebel: «Est-ce que cette explication de la façon d'agir de Vollmar n'est pas également applicable à vous et aux vôtres? Est-ce que le reproche que nous vous adressons d'avoir abandonné les idées révolutionnaires, jadis défendues par vous et suivies par nous sous votre direction, n'a pas les mêmes motifs que ceux que vous attribuez si justement à Vollmar?»
Combien Bebel est révolutionnaire lorsqu'il se trouve en face de Vollmar! Et comme son discours peut servir aux Jeunes, contre lui-même, avec la légende: De re fabula narratur. C'est de toi qu'il s'agit. «Si nous faisions ce que désire Vollmar, nous deviendrions fatalement un parti opportuniste dans le plus mauvais sens du mot. Une pareille transformation serait pour le parti la même chose que si l'on brisait la colonne vertébrale à un être organique quelconque, auquel on demanderait ensuite les mêmes efforts qu'auparavant. Voilà pourquoi je m'oppose à ce que l'on brise l'épine dorsale à la démocratie socialiste, c'est-à-dire à ce que l'on refoule au second plan son principe essentiel: la lutte des classes pauvres contre les classes dirigeantes et l'autorité de l'État, pour le remplacer par une agitation édulcorée et par la lutte exclusivement en vue de revendications dites pratiques.»
Donc, Bebel, Liebknecht, Auer, Fischer, etc., tous sont d'avis que Vollmar, dans ses discours de Munich, a réellement proposé une nouvelle tactique. Là-dessus il y avait unanimité d'appréciation, même après les discours prononcés par Vollmar au Congrès.
En effet, Liebknecht ne déclarait-il pas qu'après avoir entendu Vollmar il était plus que jamais d'avis que le Congrès devait se prononcer? Car, ajoutait-il, «bien que Vollmar se défende de préconiser une nouvelle orientation, il la désire néanmoins, et nous emprunte pour le faire, d'anciens arguments, qu'il détourne du reste de leur véritable signification».
Il fallait une déclaration. Bebel proposa donc une résolution conçue en ces termes:
Le Congrès déclare:
Considérant que la conquête du pouvoir politique est le premier et principal but vers lequel doit aspirer tout mouvement prolétaire conscient; que cependant la conquête du pouvoir politique ne peut être l'oeuvre d'un moment, d'une surprise donnant immédiatement la victoire, mais doit être obtenue par un travail assidu et persistant, par le juste emploi de tous les moyens qui s'offrent pour la propagation de nos idées et par l'effort de toute la classe ouvrière;
Le Congrès décide:
Il n'y a pas de raisons pour changer la direction donnée jusqu'ici au parti.
Le Congrès considère plutôt comme étant toujours du devoir de ses membres de tenter par tous les moyens d'obtenir des succès aux élections du Reichstag, du Landtag et des conseils municipaux, partout où il y a encore des chances de triompher sans nuire au principe.
Sans caresser la moindre illusion sur la valeur des victoires parlementaires par rapport à nos principes, étant donnés la mesquinerie et l'égoïsme de classe des partis bourgeois, le Congrès considère l'agitation pour les élections du Reichstag, du Landtag et des conseils municipaux comme particulièrement utile pour la propagande socialiste, parce qu'elle offre la meilleure occasion de se mettre en contact avec les classes prolétariennes et d'éclairer ces dernières sur leurs conditions de classe, et aussi parce que l'emploi de la tribune parlementaire est le moyen le plus efficace pour démontrer l'insuffisance des pouvoirs publics à supprimer les crimes sociaux, et pour dévoiler devant le monde entier l'incapacité des classes gouvernantes à satisfaire les besoins nouveaux de la classe ouvrière.
Le Congrès demande aux chefs qu'ils travaillent énergiquement et sérieusement dans le sens du programme du parti, et qu'ils ne perdent jamais de vue le but intégral et final, sans pour cela négliger d'obtenir des concessions des classes dirigeantes.
Le Congrès exige en outre de chaque membre en particulier, qu'il se soumette aux résolutions prises par le parti entier, qu'il obéisse aux prescriptions des journaux, tant que ces derniers agissent dans les limites des pouvoirs qui leur ont été accordés et que, en admettant qu'un parti d'agitation, comme la démocratie socialiste, ne peut atteindre son but que par la plus rigoureuse discipline et la soumission la plus complète, il reconnaisse la nécessité de cette discipline et de cette soumission.
Le Congrès déclare expressément que le droit de critiquer les agissements ou les fautes commises soit par les organes, soit par les représentants parlementaires, est un droit que chaque membre peut exercer, mais il désire qu'il le critique en des formes permettant à la fraction attaquée de fournir des explications essentielles. Il recommande particulièrement qu'aucun membre ne formule publiquement des accusations ou des attaques personnelles avant de s'être assuré du bien-fondé de ces accusations ou de ces attaques et avant d'avoir épuisé préalablement tous les moyens qui, dans l'organisation du parti, se trouvent à sa disposition afin d'obtenir satisfaction.
Finalement le Congrès est d'avis que le principe fondamental des statuts de l'Internationale de 1864 doit toujours être la ligne de conduite à suivre par ses membres, à savoir que: «La vérité, la justice et la moralité doivent être considérées comme bases de leurs rapports entre eux et avec tous les hommes, sans distinction de couleur, de religion ou de nationalité».
Cette résolution est, comme la plupart des résolutions de ce genre, tellement vague et banale que tout le monde peut l'accepter. Et c'est justement ce fait, qu'elle peut être acceptée par tout le monde, qui en démontre l'insignifiance. Aussi Vollmar n'y voit pas d'inconvénient non plus. Seulement il déclare ne pas admettre l'explication qu'en donne Bebel. Certes, dit-il, il n'y a aucune raison pour changer la ligne de conduite du parti, entendant par là que la tactique, préconisée par lui, Vollmar, a toujours été suivie, mais point logiquement. La conséquence de cet habile arrangement est de remettre indéfiniment l'affirmation d'une déclaration catégorique et de tourner la difficulté.
Un des délégués, Oertel, de Nuremberg, parut l'avoir compris. Il voulut provoquer une déclaration catégorique concernant l'attitude de Vollmar, et c'est dans ce but qu'il proposa d'ajouter à la motion Bebel l'amendement suivant: «Le Congrès déclare formellement ne pas partager l'opinion défendue par Vollmar dans ses deux discours prononcés à Munich, le 1er juin et le 6 juillet, concernant le plus urgent devoir de la démocratie socialiste allemande et la nouvelle tactique à suivre, mais la considère au contraire comme nuisible au développement ultérieur du parti».
À la bonne heure! Voilà ce qui était clair. (La dernière partie de l'amendement fut abandonnée par l'auteur lui-même.)
Et que pensaient les chefs, de cet amendement?
Auer demande au Congrès d'adopter la résolution de Bebel avec l'amendement Oertel.
Fischer conclut également à l'adoption.
Liebknecht déclare que «l'adoption de l'amendement Oertel est devenue une nécessité absolue pour le parti». Il juge même bon d'y ajouter: «Dans l'intérêt de la vérité, je me réjouis que cette proposition ait été faite; quant à moi, je voterai pour, et j'espère que le Congrès se prononcera avec une écrasante majorité pour la résolution Oertel. SI ELLE N'EST PAS ADOPTÉE, L'OPPOSITION AURAIT RAISON, ET DANS CE CAS JE PASSERAI MOI-MÊME À L'OPPOSITION». Bebel ajoutait qu'il était indispensable pour le Congrès de se prononcer nettement. Dans cette résolution il doit y avoir quelque chose d'obscur, car Vollmar déclare l'accepter, sauf les motifs, et Auerbach (de l'opposition) dit l'accepter intégralement. Donc l'extrême droite et l'extrême gauche se déclarent d'accord avec l'auteur de la proposition, quant aux termes dans laquelle cette dernière a été conçue. Oertel, lui, ne déteste rien autant que l'équivoque, et il est prêt, lorsqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, à trancher le noeud gordien. Vollmar doit bien se persuader que ses idées ne trouvent point d'écho ici, et qu'il est donc indispensable de se prononcer par un catégorique oui ou non. Tous jugent donc indispensable l'adoption de l'amendement Oertel.
Vollmar voit dans cet amendement une question personnelle, qu'il ne peut pas accepter, car elle a un caractère de méfiance. Liebknecht déclare qu'il n'y a là rien de personnel, car la personnalité de Vollmar n'est nullement en jeu. Bebel dit la même chose; il ne s'agit pas d'un désaveu mais d'une différence d'opinion. Il ne faut pas chercher à voir un vote de méfiance dans cette résolution. Il a voulu, par là permettre à Vollmar, de trouver, après réflexion et en toute connaissance de l'opinion du Congrès, un joint lui permettant d'abandonner les idées par lui préconisées dans ses discours.
Que de considération à l'égard de Vollmar! Malgré les déclarations énergiques des chefs, la prudence paraît s'imposer en face d'un homme comme Vollmar, surtout lorsque celui-ci déclare: «Si la motion Oertel est adoptée, il ne me reste qu'à vous dire que dans ce cas je vous ai adressé la parole pour la dernière fois». Il accepte la résolution sur les faits, comme elle a été proposée par Bebel, mais la critique personnelle, formulée dans la motion Oertel, il la déclare inacceptable.
Que faire à présent?
Rompre avec Vollmar? Cela est fort risqué. Bebel n'a-t-il pas catégoriquement déclaré que «le discours prononcé par Vollmar dans ce milieu a trouvé plus d'approbation que ses propres paroles, il le reconnaît très franchement». Et il ne paraît pas avoir grande confiance dans les membres du parti, puisqu'il les conjure de bien savoir ce qu'ils font et de ne pas se laisser séduire «par les belles phrases du discours de Vollmar, ni par ses beaux yeux».
Mais voilà qu'une proposition intermédiaire est faite par Ehrhardt, de Ludwigshafen: «Après que Vollmar s'est prononcé sans aucune réserve au sujet de l'opinion développée par Bebel et d'autres orateurs sur le maintien de la tactique suivie jusqu'ici, le Congrès déclare la discussion sur la proposition Oertel terminée, et passe à l'ordre du jour».
C'est la planche du salut. On n'a plus qu'à la saisir et tout est dit.
Ce qui suit maintenant ressemble beaucoup à une comédie.
Oertel déclare retirer sa motion, si Vollmar veut agir conformément à la dernière proposition. (Comment concilier ceci avec son propre ultimatum: «Vollmar ne peut pas se placer au point de vue de la résolution de Bebel, car n'a-t-il dit: «Il ressort de tout ceci que notre tactique ne peut pas être la même.» Bebel cependant a déclaré qu'il n'y avait aucune raison pour changer la tactique actuelle. Vollmar doit donc s'expliquer plus clairement. L'agitation principale portera également dans l'avenir d'excellents fruits.») Et à présent Vollmar déclare solennellement: «J'ai déjà dit dans mon discours que, dès que la chose est sérieusement discutée, j'accepte la discussion pourvu qu'elle ne vise aucune personnalité. Depuis que celui qui a fait la proposition en a enlevé le côté personnel, la chose est pour moi terminée».
Au fond, Vollmar n'a rien dit de catégorique, mais il s'est montré diplomate. Ce qui ne l'empêche pas de quitter le terrain en vainqueur. Et qu'est-ce que firent tous les autres, qui jugeaient absolument nécessaire l'adoption de la proposition Oertel (dans laquelle ils déclaraient expressément ne rien voir de personnel)? Ils acceptèrent le retrait de la proposition et personne ne la reprit pour son compte! On n'osait pas s'en prendre à Vollmar. Avec les «Jeunes» c'était moins risqué. Et l'on barrait à droite. Jusqu'ici nous n'avons pas encore appris que Liebknecht soit passé aux «Jeunes», et cependant la proposition Oertel n'a pas été votée. On est donc juste aussi avancé qu'avant! Reste à savoir si les événements donneront raison à Auerbach, quand il dit: «Je crains que Liebknecht, lui-même l'a dit, passe peut-être, dans un ou deux ans d'ici, à l'opposition de Berlin, si le Congrès n'accepte pas la résolution Oertel». Nous craignons le contraire, car une fois sur cette pente, on glisse rapidement. La tactique de Vollmar est désirée par un trop grand nombre de socialistes allemands, pour qu'elle n'ait pas chance de triompher.
On peut même se demander si la proposition Oertel n'eût pas été rejetée, et si celui-ci ne l'a pas retirée de crainte qu'elle ne constituât un danger pour Bebel. Son rejet eût été la condamnation de la politique de la fraction socialiste du Reichstag. L'opposition a déjà eu son utilité, car qui sait ce qui se serait passé sans elle. Involontairement elle a même arrêté l'élément parlementaire dans une voie où sans doute celui-ci serait allé bien plus loin! Indirectement elle a déjà obtenu de bons résultats, car à présent, se sachant constamment observés, les parlementaires se garderont bien de trop incliner à droite.
Il faudrait pourtant voir dans l'avenir si elle n'ira pas, poussée par la fatalité, de plus en plus dans cette direction et observer en même temps l'attitude de ceux qui, cette fois-ci, sont sortis encore en vainqueurs de la lutte, mais au prix d'une concession à Vollmar, lequel a pu partir content. Car ce n'est pas lui qui est allé, ne fût-ce que d'un pas, à gauche, mais ce sont ses «adversaires» qui sont allés à droite, à sa rencontre. Pour l'impartial lecteur du compte-rendu du Congrès, c'est là la moralité qui s'en dégage le plus clairement.
Envisageons à présent quelle a été l'attitude envers les «Jeunes», envers «l'opposition berlinoise». D'après l'impression que les débats firent sur nous, celle-ci était jugée avant le commencement de la discussion. Avec eux il n'y avait pas à user de tant de considération, car on était sûr de son affaire. Singer déclarait très judicieusement: «Les points de vue de Vollmar sont beaucoup plus dangereux pour le parti que les opinions des «Jeunes» et de leurs porte-parole.» Cela se voit fréquemment; la droite est toujours considérée comme plus dangereuse que la gauche, et en effet l'humanité a eu plus à souffrir à travers les âges par les virements à droite que par ceux à gauche.
Pour défendre la thèse par lui développée, concernant une des questions capitales: le parlementarisme, Wildberger, un des orateurs de l'opposition, s'appuya principalement sur une brochure de Liebknecht, publiée en 1869. La préface d'une réédition de cet opuscule, nous apprend en 1874, que Liebknecht, après ces cinq années, et depuis la création du Reichstag, avait conservé les mêmes opinions. Il y dit entre autres: «Je n'ai rien à rétracter, rien à atténuer, surtout en ce qui concerne ma critique du parlementarisme bismarckien, lequel, dans le Reichstag allemand, ne se manifeste pas avec moins de morgue que jadis dans le Reichstag de l'Allemagne du Nord.» Il disait bien, au Congrès de Halle (1890), qu'il avait jadis condamné le parlementarisme, mais, ajoutait-il, «en ce temps-là, les conditions politiques étaient tout autres: la fédération de l'Allemagne du Nord était un avortement et il n'y avait pas encore d'empire allemand;» cependant, la préface de son livre de 1874 est en contradiction avec ce raisonnement. Ensuite Liebknecht veut faire croire qu'il ne s'agit point ici d'une question de principe, mais d'une question de pratique, et dans les questions de pratique il est particulièrement libéral; car il se déclare prêt à changer également de tactique dans l'avenir, si les circonstances l'exigent. On n'a donc plus qu'à ranger une question quelconque sous la rubrique: tactique, pour pouvoir en tout temps changer d'opinion! Il est du reste notoire que Liebknecht, professait, il y a peu de temps, exactement les mêmes opinions quant au parlementarisme, que les «Jeunes» de Berlin défendent à présent.
Au Congrès de Gotha, en 1876, il disait: «Si la démocratie socialiste prend part à cette comédie, elle deviendra un parti socialiste officieux. Mais elle ne prendra pas part à un jeu de comédie quelconque». Aurait-il cru, à cette époque, qu'un jour viendrait où on l'accuserait d'avoir lui-même joué cette comédie? Et Bebel ne s'est-il pas également prononcé contre la tactique actuelle, lorsque, au Congrès de Saint-Gall, il déclarait ne pas regretter le petit nombre des députés élus, car—disait-il—s'il y en avait eu plus, il aurait considéré cette position séduisante comme très dangereuse; les tendances vers des compromis et le soi-disant «travail pratique» se seraient probablement «accentués» ce qui aurait provoqué des scissions. Le reproche de l'opposition actuelle est que l'on ait abandonné ces théories, et cela surtout à la suite du succès obtenu.
Liebknecht prétend aussi que Wildberger n'avait que répété au Congrès ce qui avait été déjà dit mille fois mieux et plus énergiquement. Il en accepte même une grande partie. Ce qui ne l'empêche nullement d'ajouter que, si l'on se place à ce point de vue, il faudra rompre complètement avec le parlementarisme et avoir le courage de son opinion en se disant carrément anarchiste.
Très adroitement Auerbach lui répond là-dessus: «Nous considérons comme juste encore aujourd'hui une grande partie des idées développées par Liebknecht dans sa brochure de 1869, et je ne crois pourtant pas que l'on ait jamais reproché au député Liebknecht de pencher vers l'anarchie ou qu'il ait voulu devenir anarchiste. Pourtant, en 1869, on aurait pu lui reprocher, en se basant sur sa brochure, la même tactique anarchiste dont aujourd'hui il nous fait un reproche!»
Cette accusation d'anarchisme paraît être une douce manie chez Liebknecht: elle se manifeste envers chaque adversaire. L'anarchisme qu'il assure toujours «n'avoir aucune importance»—on pourrait fourrer tous les anarchistes de l'Europe dans une couple de paniers à salade—semble être un cauchemar qui le poursuit partout. Dès que l'on n'est pas du même avis que lui, on devient «anarchiste», et de là à être traité de mouchard il n'y a qu'un pas. Nous n'avons pas besoin de défendre les anarchistes, mais nous protestons contre une telle façon d'agir et nous déclarons qu'on ne saurait considérer le mot anarchiste comme une injure dont on aurait à rougir. Les noms des martyrs de Chicago, d'Élisée Reclus, de Kropotkine et de tant d'autres devraient suffire pour écarter à jamais ces insinuations malveillantes.
Nous laissons de côté toutes les questions personnelles, lesquelles, ne nous touchant ni de près ni de loin, ne nous inspirent pas le moindre intérêt et parce que, probablement, il y a des torts de part et d'autre. Mais personne ne peut reprocher à Wildberger et à Auerbach de ne pas avoir soutenu une discussion sérieuse et serrée.
Une preuve, par exemple, que l'on s'enfonce de plus en plus dans le bourbier parlementaire: Wildberger citait entre autres l'attitude de la fraction du Reichstag à propos de la journée de huit heures. Au Congrès international de Paris, on avait décidé à l'unanimité d'entreprendre une agitation commune pour l'introduction immédiate de la journée de huit heures. Les députés socialistes au Reichstag y firent la proposition d'introduire en 1890 la journée de dix heures, en 1894 celle de neuf et finalement en 1898 celle de huit. Il aurait donc fallu attendre huit années avant d'arriver par le Reichstag à la journée de huit heures!
Si nous voulions être méchants, nous demanderions s'il y a peut-être corrélation entre cette année et la fixation, par Engels, de l'époque de la «grande catastrophe» en 1898. S'il en était ainsi, on serait tenté de croire que l'obtention de la journée de huit heures est considérée comme l'heureux aboutissant de cette catastrophe. Nous laissons au lecteur impartial le soin de juger si cela n'équivaut pas à l'abandon du but final. Mais en tout cas nous considérons comme une faute impardonnable d'avoir fait une pareille proposition de loi. Et le bien-fondé des dires de l'opposition ressort indubitablement de la déclaration de Molkenbuhr; celui-ci dénie à cette opposition toute raison d'être, vu que la journée de dix heures serait actuellement déjà un grand progrès. Molkenbuhr ajoute que le projet de loi de la fraction socialiste est plus radical que ce qui est déjà appliqué en Suisse et en Autriche! En d'autres termes: nous devons déjà être très contents si nous obtenons la journée de dix heures, et celle de huit heures n'est pour nous qu'une question secondaire! Et nous demandons encore si après de telles paroles l'accusation d'avachissement par le parlementarisme est tellement dénuée de vérité?
Tout le monde est de l'avis de Liebknecht lorsqu'il met si judicieusement en garde contre l'opportunisme, en réclamant le maintien du caractère révolutionnaire du parti et lorsqu'il déclare «qu'un compromis entre le capitalisme et le socialisme n'est pas possible, vu que tous les partis bourgeois se trouvent basés sur le capitalisme. (Comme cela diffère de son discours «ministériel» de Halle, où il dit «qu'en Allemagne les choses en sont là qu'une action parallèle avec les partis bourgeois ne peut pas être évitée jusqu'à un certain point!») Même en abandonnant pour un instant la phrase de «la masse réactionnaire, une et indivisible», nous ne devons pourtant point perdre de vue que tous les autres partis constituent une masse compacte, formant une forteresse, qui ne peut être rasée ni par la douceur, ni par de belles paroles. Elle doit être prise d'assaut par le peuple arrivé à la conscience de sa situation particulière de classe». Personne non plus ne veut faire un grief à Singer de ce qu'il déclara être convaincu que «du moment que les démocrates-socialistes pourraient arriver par leurs efforts à faire adopter dans le Reichstag quelques projets de loi, les classes dirigeantes jetteraient par dessus bord, sans la moindre hésitation, le suffrage universel, et se serviraient de tous les moyens politiques et matériels à leur disposition pour empêcher qu'un trop grand nombre de socialistes n'arrivât au Reichstag». Il déclare en outre que «même en supposant—bien gratuitement du reste—qu'il fût possible d'aboutir à quelque chose d'intelligent (sic) (comme c'est encourageant lorsqu'on s'aperçoit soi-même qu'il n'y a rien d'intelligent à faire!) par notre action parlementaire, cette action conduirait inéluctablement à l'émasculation du parti, étant donné qu'elle ne peut se réaliser que par l'alliance avec d'autres partis». Et qui voudrait condamner Bebel lorsqu'il maintient et défend fermement le principe révolutionnaire de la démocratie socialiste en face de tous les autres partis politiques?
Il y a pourtant beaucoup de vérité dans les paroles d'Auerbach s'adressant à ceux de la fraction et à tous leurs fidèles: «Avec la politique défendue par Bebel on peut être d'accord jusqu'à un certain point. Mais le parti n'agit point conformément à cette tactique! Il suit celle que Vollmar a non seulement exposée, mais encore appliquée».
Nous arrivons ici a quelque chose d'indéfini, ni chair ni poisson, à l'accouplement de la théorie de Wildberger avec la pratique de Vollmar. Ce dualisme est jugé. Et à nos yeux la dissolution du parti moyen—celui de Bebel et de Liebknecht—n'est plus qu'une question de temps. Une fraction ira aux «Jeunes», la plus grande partie s'alliera peut-être à Vollmar, et la fraction du Reichstag restera isolée, à moins qu'elle n'aille carrément à gauche ou à droite.
Wildberger soutenait les différents points d'accusation formulés dans une brochure publiée à Berlin, et qui avaient tellement indigné certains chefs du parti qu'ils n'avaient pu cacher leur grande colère. S'imaginaient-ils peut-être avoir, eux exclusivement, le droit de tonner contre Vollmar en déniant à d'autres le droit d'en faire autant contre eux-mêmes? Vollmar avait parfaitement raison de dire qu'il était difficile de faire un grief à l'opposition berlinoise d'avancer l'accusation d'avachissement (Versumpfung), là où l'on se permettait la même licence envers lui.
Envisageons à présent les chefs d'accusation formulés par les «Jeunes»:
1° L'esprit révolutionnaire du parti est systématiquement tué par certains chefs;
2° La dictature exercée étouffe tout sentiment et toute pensée démocratiques;
3° Le mouvement entier a perdu de plus en plus son allure virile (verflacht geworden) et il est devenu purement et simplement un parti de réformes à tendances «petit-bourgeoises»;
4° Tout est mis en oeuvre pour arriver à une conciliation entre prolétaires et bourgeois;
5° Les projets de loi demandant une législation ouvrière et l'établissement de caisses de retraite et d'assurances, ont fait disparaître l'enthousiasme parmi les membres du parti;
6° Les résolutions de la majorité de la fraction sont généralement adoptées en tenant compte de l'opinion des autres partis et classes de la société et facilitent ainsi des virements à droite;
7° La tactique est mauvaise et néfaste.
Auerbach explique également pourquoi l'on croit que la tendance, de plus en plus mi-bourgeoise, devient dangereuse et comment l'on craint la politique opportuniste. Il trouve risible que l'on se demande toujours ce que pensent les adversaires de telle ou telle mesure. Lorsque Liebknecht et Bebel défendirent, dans le Parlement de la Fédération de l'Allemagne du Nord, le programme démocratique socialiste jusque dans ses extrêmes conséquences, ils furent hués et ridiculisés par les partis adverses; s'en sont-ils jamais émus? Auerbach cite également une lettre du Suisse Lang, de Zurich, dans laquelle ce dernier exprimait ses appréhensions par rapport à l'attitude de Vollmar, «étant donné que les chances pour l'apparition d'un parti possibiliste dans tous les pays sont très grandes».
Et qu'est-ce que Bebel répondit à tout cela?
À l'accusation de l'existence d'une dictature dans le parti, il répondit que tout ce que Wildberger citait à l'appui de cette affirmation datait d'avant le Congrès de Halle, et même en partie du début de la loi d'exception. Au reproche que la fraction réclamait ces réformes mi-bourgeoises, il répondit seulement que, pendant les élections, Wildberger, dans ses affiches, avait dit exactement les mêmes choses que les autres candidats. C'est ainsi qu'il se débarrassa de la question en incriminant la forme des interpellations. La défense de Bebel est très faible, cela saute aux yeux de tous ceux qui, attentivement, et sans parti pris, relisent les discussions publiées dans le compte-rendu du Congrès. Si Bebel et Liebknecht disent vrai quand ils prétendent qu'ils préfèrent être du côté des ultra-révolutionnaires que du côté des endormeurs, alors nous ne comprenons pas pourquoi la proposition d'agir énergiquement et la franche et ouverte critique de l'attitude de la fraction aient été accueillies avec tant de déplaisir. Point de fumée sans feu. S'il y a une opposition, c'est qu'il existe une raison pour cela, et, au lieu de la rechercher, l'on se démène comme un diable dans un bénitier pour donner le change, pour faire croire qu'une opposition quelconque n'a aucune raison d'être, et que celle-ci n'existe que pour faire de l'obstruction quand même! La prétention de Liebknecht donne pour preuve de l'efficacité de la direction le succès si merveilleusement affirmé. Ceci crée un antécédent tellement dangereux, que l'on ne peut pas trop énergiquement protester contre une pareille conception. L'aventurier Napoléon III ne choisit-il pas pour devise: «Le succès justifie tout?» En d'autres termes: l'adoration du succès est le comble de l'impudence, chez Napoléon III comme chez Liebknecht.
Cependant les espérances de Liebknecht et celles de Bebel, concernant les événements prochains, diffèrent de beaucoup entre elles. Lorsque Liebknecht dit: «Nous formons tout au plus 20 p. c. de la population et 80 p. c. sont contre nous», il suppose évidemment qu'il faudra encore beaucoup de temps aux démocrates-socialistes avant de former la majorité. Vollmar ajoute: «Il serait ridicule de notre part d'exiger, et comme démocrates nous n'en avons même pas le droit, que ces 80 p. c. se soumettent à nous. Tout ce que nous pouvons faire, c'est attirer graduellement à nous ces 80 p. c.». Ceux-ci veulent donc suivre la voie légale et pacifique pour obtenir la majorité. Mais y aurait-il un individu assez naïf, disons le mot, assez ignorant, pour croire que le jour où nous aurions la majorité de notre côté, la bourgeoisie céderait et abdiquerait ses prérogatives? La force se trouve entre les mains des autorités établies et, comme le disait le philosophe Spinoza: «Chacun a juste autant de droit qu'il a de pouvoir». Est-ce que Bismarck n'a pas gouverné pendant un certain temps sans budget et sans majorité dans le Parlement de l'Allemagne du Nord? Est-ce qu'en Danemark, pendant des années, malgré une majorité parlementaire hostile au gouvernement, ce dernier ne se maintint pas comme si de rien n'était? Par conséquent, les gouvernants ne s'inquiètent guère d'avoir pour eux la majorité ou la minorité. Ils disposent de la force brutale et ils ne se gêneront nullement, le cas échéant, pour supprimer violemment les majorités parlementaires et rester les maîtres. Les minorités ont toujours été, dans l'histoire, une «force motrice» en quelque sorte, et si nous devions attendre jusqu'à ce que nous soyons arrivés de 20 à 60 ou 80 p. c., nous aurions le temps.
Bebel envisage les choses autrement. Il est vrai qu'il met en garde contre les provocations et démontre que, dans ce temps de fusils à répétition et de canons perfectionnés, une révolution, entreprise par quelques centaines de mille individus, serait indubitablement écrasée. Néanmoins, il dit avoir beaucoup d'espoir dans un avenir très proche. Il s'exprime ainsi: «Je crois que nous n'avons qu'à nous féliciter de la marche des choses. Ceux-là seuls qui ne sont pas à même d'envisager l'ensemble des événements, pourront ne pas accueillir cette appréciation. La société bourgeoise travaille avec tant d'acharnement à sa propre destruction qu'il ne nous reste qu'à attendre tranquillement pour nous emparer du pouvoir qu'il lui échappe. Dans toute l'Europe, comme en Allemagne, les choses prennent une tournure dont nous n'avons qu'à nous réjouir. Je dirai même que la réalisation complète de notre but final est tellement proche qu'il y a peu de personnes dans cette salle qui n'en verront pas l'avènement».
Bebel s'attend donc à un prompt changement de l'état des choses au profit de nos idées, ce qui ne l'empêche pourtant nullement de parler de «l'insanité d'une révolution commencée par quelques centaines de mille individus». Comment concilier ces deux raisonnements?
En tout cas, il est beaucoup plus optimiste que Liebknecht et Vollmar, et il caresse de telles illusions qu'il se dit à côté d'Engels—quant aux prédictions de ce dernier qui fixe la date de la révolution en 1898—le seul «Jeune» dans le parti. Reste à savoir si cet optimisme ne va pas trop loin lorsqu'on écrit, comme Engels: «Aux élections de 1895 nous pourrons au moins compter sur 2,500,000 voix; vers 1900 le nombre de nos électeurs aura atteint 3,500,000 à 4,000,000, ce qui terminera ce siècle d'une façon fort agréable aux bourgeois[2]». Quant à nous, nous ne pouvons provisoirement partager ces espérances, qu'Engels nous présente avec une confiance absolue, comme si la réalisation du socialisme devait nous tomber du ciel, sans que nous ayons besoin de nous déranger.
Dans leur imagination, nous voyons déjà Bebel ou Liebknecht chanceliers de l'empire sous Guillaume II, avec un ministère composé de démocrates-socialistes.
Les voilà au travail! Est-on assez naïf pour s'imaginer qu'il en résultera quoi que ce soit?
Certes, si déjà actuellement l'opportunisme ne leur répugne pas, nous ne serions pas du tout étonnés de les voir se perfectionner dans ce sens, une fois arrivés au pouvoir. S'ils y parviennent, cela ne sera qu'au détriment du socialisme, qui, en perdant tous ses côtés essentiels et caractéristiques, ne ressemblera plus que fort peu à l'idéal que s'en créent actuellement ses précurseurs. Une scission se produirait bien vite parmi ces millions d'électeurs et un gâchis formidable en résulterait. On a devant soi l'exemple du christianisme au début de notre ère, avec l'empereur Constantin.
Pourquoi un empereur ne s'affublerait-il pas, dans un but politique, d'un manteau rouge-sang afin de gagner, comme empereur socialiste, la sympathie des masses? Il y aurait ainsi un socialisme officiel, tout comme il y eut un christianisme officiel, et ceux qui resteraient fidèles aux véritables principes socialistes seraient poursuivis comme hérétiques.
Cela s'est vu. Et pourquoi ne pas profiter des enseignements de l'histoire?
Il y a en chaque homme un peu de l'inquisiteur, et plus on est convaincu de la justice de ses opinions, plus aussi on tend à suspecter et à persécuter les autres. Jamais nous n'en vîmes un exemple plus frappant que celui de Robespierre, dont personne ne mettra en doute la probité. Et ne constatons-nous pas, déjà aujourd'hui, cette attitude inquisitoriale et intolérante du parti socialiste officiel allemand envers les «Jeunes»?
Cela provient moins des personnalités que de l'autorité qui leur est accordée.
Une personne revêtue d'une autorité quelconque veut et doit l'exercer, et de là à l'abus il n'y a qu'un pas. Voilà pourquoi nous constatons toujours le même mal dont la forme a été changée sans que l'on ait attaqué le fond et c'est pour cela que l'on ne doit accorder que le moins d'autorité possible aux individus et que ceux-ci ne doivent pas en réclamer.
S'il est vrai que, sauf l'éventualité d'une guerre, le parti démocratique-socialiste en Allemagne est en mesure de «prédire avec une certitude quasi mathématique l'époque où il arrivera au pouvoir», la situation est vraiment merveilleuse; mais, sans être dépourvus d'un certain optimisme, il nous est impossible de partager cette opinion. Et c'est précisément le congrès d'Erfurt qui nous a donné la profonde conviction que l'Allemagne ne reprendra pas pour son compte le rôle libérateur traditionnel de la France. Nous sommes plutôt de l'avis de Marx lorsque celui-ci dit que «la révolution éclatera au chant du coq gaulois.»
Avec l'histoire de l'Allemagne devant les yeux, nous croyons pouvoir affirmer que dans ce pays le sentiment révolutionnaire est fort peu développé. Est-ce à la consommation d'énormes quantités de bière qu'il faut attribuer ce manque presque absolu d'esprit révolutionnaire en Allemagne? Ce qui est certain, c'est que le mot «discipline» est beaucoup plus employé dans ce pays que le mot «liberté». Il en est ainsi dans tous les partis, sans en excepter la démocratie socialiste. Nous ne méconnaissons point le bon côté d'une certaine discipline, surtout dans un parti d'agitation, mais si l'on tombe dans l'exagération, la discipline devient forcément un obstacle à toute initiative et à toute indépendance.
La direction d'un groupe, avec une telle discipline, aboutit fatalement au despotisme, qui est moins l'oeuvre de quelques personnalités que la conséquence de l'esprit de soumission passive chez la masse. Ce ne sont pas les despotes qui rendent le peuple docile et soumis, mais l'absence d'aspirations libertaires chez la masse qui rend les tyrans possibles. Il en est ici comme pour les jésuites. À quoi bon les persécuter et les chasser? Si une poignée d'hommes présente un tel danger pour une nation entière, celle-ci se trouve vraiment dans une situation pitoyable. Ce ne sont pas les jésuites qui créent les tartufes, mais un monde hypocrite comme le nôtre est le champ le plus propice au développement du jésuitisme.
La discipline exagérée qui règne chez les socialistes-démocrates allemands s'explique très naturellement par la vie nationale du peuple entier.
Tout, dans ce pays, est dressé militairement depuis la plus tendre jeunesse et si, au Congrès de Bruxelles, on a envisagé quelle devait être l'attitude du socialisme envers le militarisme, il eût été peut-être utile de traiter également des effets du militarisme dans le socialisme. Car ce phénomène existe en réalité. La Russie est toujours représentée—avec justice—comme le pays du knout, mais l'Allemagne peut être citée, non moins justement, comme le pays du bâton. Cet instrument constitue en Allemagne l'élément éducateur par excellence. Dans les familles, le bâton a sa place à côté des tableaux suspendus au mur et généralement les parents s'en servent fort généreusement envers leur progéniture. À l'école, le maître non seulement l'emploie mais il a même le droit de s'en servir. Ce qui fait que les enfants, ayant quitté l'école et entrant à l'atelier ou à la fabrique, ne sont nullement étonnés de retrouver là également leur ancienne connaissance, et c'est dans l'armée que le bâton obtient son plus grand triomphe.
Et l'influence du bâton, subie depuis la première jeunesse, ne se ferait point sentir dans le développement du caractère et ne ferait pas naître un esprit de soumission étouffant toute aspiration libertaire! À qui voudrait-on le faire croire?
Il est tout naturel que ces hommes militairement dressés, en entrant dans un parti se soumettent là également à une discipline rigoureuse, telle qu'on la chercherait en vain dans un pays où une plus grande liberté existe depuis des siècles et où l'on ne supporterait pas les frasques de l'autorité avec la passivité qui paraît être de rigueur en Allemagne.
Engels prétend que, si l'Allemagne continue en paix son développement politico-économique, le triomphe légal de la démocratie socialiste peut être escompté pour la fin de ce siècle, et Bebel croit également que la plupart de nos contemporains verront la réalisation intégrale de nos revendications. Mais une guerre quelconque peut complètement renverser ces belles espérances.
Cette réflexion nous fait penser à l'attitude des chefs allemands lors de la discussion sur le militarisme au Congrès de Bruxelles. Personne n'ignore combien la haine de la Russie est innée chez Marx et chez Engels, et comment elle a été transmise par eux au parti entier. Pendant que nous nous imaginions naïvement que la légende de «l'ennemie héréditaire» devait être définitivement enterrée, la Russie est constamment présentée comme l'ennemie héréditaire de l'Allemagne. En 1876, Liebknecht publia une brochure si véhémente contre la Russie[3] (non contre le czarisme mais contre la Russie) qu'un autre démocrate-socialiste se crut obligé d'en écrire une autre, intitulée: La démocratie socialiste doit-elle devenir turque? Actuellement encore Bebel, Liebknecht, Engels, et la Volkstribüne de Berlin réclament en choeur, et recommandent même comme une nécessité, l'anéantissement de la Russie. Comme les anciens Israélites se crurent appelés à détruire les Cananéens, les chefs allemands croient de leur devoir de prendre une attitude analogue envers la Russie.
On blâme généralement fort l'alliance franco-russe et, à notre avis, la République française s'est déshonorée en se jetant dans les bras du despote moscovite; mais à qui la faute? Est-ce que l'Allemagne, par sa triple alliance, n'a pas provoqué ce pacte? La France se voit horriblement spoliée par l'annexion de l'Alsace-Lorraine en 1871. Elle ne pardonne cette spoliation pas plus qu'elle ne l'oublie. Elle espère toujours reprendre ces deux provinces. Peut-on tellement lui en vouloir? Elle conclurait une alliance avec le diable en personne si celui-ci pouvait lui rendre le territoire perdu.
C'EST DONC L'ALLEMAGNE SEULE QUI EST LA CAUSE DE LA SITUATION ACTUELLE!
La triple alliance s'intitule la «gardienne de la paix,» mais elle n'est en réalité qu'une constante provocation à la guerre. L'Allemagne se sentant coupable s'est cherché des complices pour pouvoir garder le butin volé et pour le défendre, le cas échéant. La conséquence en a été que deux éléments, jadis antagonistes, se sont rapprochés. C'est l'Allemagne qui, en dernière instance, est responsable de l'alliance franco-russe.
Et quelle est l'attitude du parti démocratique-socialiste en Allemagne?
Il déclare par l'organe de plusieurs de ses mandataires qu'il reconnaît, comme de droit, la situation actuelle (Auer, séance du Reichstag, février 1891). C'est exactement la même chose que fait la société capitaliste. Après avoir volé toutes leurs richesses, les classes possédantes proclament, comme immuable, le droit à la propriété. Ils disent aux spoliés: Celui qui portera désormais une main sacrilège sur nos propriétés sera emprisonné; quant à nous, nous reconnaissons l'ordre de choses établi. Les possédants agissent toujours de même en rendant véridique le vieux dicton: Beati possidentes!
Les Allemands accusent les Français de chauvinisme, parce que ces derniers réclament la rétrocession de l'Alsace-Lorraine. Mais n'a-t-on pas le droit de taxer également de chauvinisme les Allemands qui veulent garder ces deux provinces? Le parti socialiste allemand, en parlant de cette manière et en attaquant constamment la Russie, a fait le jeu du Gouvernement. Pour celui-ci, la grande question était en effet: «Comment nous débarrasser de l'ennemi de l'intérieur, de la démocratie socialiste?» C'était la crainte même du mouvement populaire qui empêchait jusqu'ici les gouvernements de faire la guerre. Ils avaient peur des conséquences éventuelles d'une pareille entreprise.
Aujourd'hui cette crainte a disparu, car le parti a lui-même rassuré le
Gouvernement.
Nous comprenons parfaitement que l'on ait pu dire, après toutes ces excitations: «Les démocrates-socialistes allemands ne devront pas trop s'étonner lorsque, dans une guerre contre la Russie, ils seront organisés en corps d'élite pour servir de chair à canon de première qualité. Ils en ont formulé le désir. On ne leur marchandera pas un monument commémoratif, sous forme d'un gigantesque molosse en fer, par exemple».
Que la Russie soit l'ennemie de toute liberté humaine, qui le niera? Mais nous doutons fort que ce soit précisément l'Allemagne qui soit appelée à remplir le rôle de défenseur de la liberté! La liberté allemande est encore, au temps qui court, un article qui n'inspire guère confiance; à l'oreille de la plupart des mortels, ces deux mots, ce substantif et cet adjectif, sonnent faux! Et si Bebel, dans sa haine contre la Russie, va jusqu'à prêcher, comme une mission sacro-sainte à remplir, l'anéantissement de la Russie barbare et officielle, sans même faire allusion, ne fût-ce que d'un mot, au barbare couronné qui est à la tête de l'Allemagne officielle et qui proclame très autocratiquement à la face du monde entier que la «volonté du roi constitue la loi suprême»—suprema lex regis voluntas,—il oublie complètement le caractère international du socialisme. Il fait même un appel aux démocrates-socialistes, et les invite «à combattre coude à coude avec ceux qui aujourd'hui sont nos adversaires». On oublie donc la lutte des classes, pour ne voir dans le bourgeois allemand—qui est pourtant le plus mortel ennemi du prolétaire allemand,—qu'un précieux appui pour entreprendre une guerre de nationalité et exterminer la Russie!
Il est donc bien établi que pour ces messieurs, dans l'éventualité d'une guerre contre la Russie, bourgeois et prolétaire ne font plus qu'un et que la lutte des classes est provisoirement mise de côté! Mais la guerre contre la Russie, c'est, dans l'état des choses actuel, la guerre contre la France, et Engels le reconnaît lui-même lorsqu'il écrit: «Au premier coup de canon tiré sur la Vistule, les Français marcheront vers le Rhin». Voilà précisément ce que nous craignons! Des travailleurs socialistes français marcheront dans les rangs contre des travailleurs socialistes allemands, enrégimentés, à leur tour, pour égorger leurs frères français. Ceci devrait à tout pris être évité, et qu'on le trouve mauvais ou non, qu'on nous traite d'anarchiste ou de tout ce que l'on voudra, nous n'en dirons pas moins que tous ceux qui se placent sur le même terrain que Bebel ont des idées chauvines et sont bien éloignés du principe internationaliste qui caractérise le socialisme.
Est-ce que, par hasard, la Prusse serait autre chose qu'un royaume de proie? N'a-t-elle pas participé au démembrement de la Pologne pour s'emparer d'une partie du butin? (Que la Russie ait eu la part du lion, cela ne change rien à la chose et cela fut ainsi uniquement parce que la Prusse n'était pas assez forte pour l'avoir pour elle.) Et n'a-t-elle pas également arraché l'Alsace-Lorraine à la France? Au lieu de faire une Allemagne unitaire, où toutes les nuances diverses se confondraient, on a prussifié l'empire germanique et non pas germanisé la Prusse. Et un tel pays aurait la prétention de passer aux yeux de l'univers comme le rempart de la liberté!!!
Certes, si la Russie était victorieuse, cela serait un désastre pour la civilisation. Mais si la Prusse sortait triomphante de la lutte, cela vaudrait-il beaucoup mieux? Est-ce que, dans ce pays, la «militarisation» de l'administration n'imprime pas sur tout le monde son cachet insupportablement autoritaire? C'est ce qui crève les yeux de tous ceux qui visitent l'Allemagne. Engels dit bien qu'en cas de victoire, «l'Allemagne ne trouvera nulle part des prétextes d'annexion». Comme s'il n'y avait pas les Pays-Bas à l'ouest, le Danemark à l'est et l'Autriche allemande au sud! Quand on veut annexer un pays quelconque on trouve toujours un prétexte et on le crée au besoin. La Lorraine nous en fournit l'exemple frappant. Lorsque toutes les autres raisons sont épuisées, on soutient la «nécessité stratégique» comme ultima ratio. Quant à nous, nous ne sommes nullement convaincus de l'avantage qui résulterait d'une victoire allemande pour le mouvement socialiste. Nous croyons, au contraire, qu'elle aurait comme conséquence immédiate de consolider le principe monarchique au détriment du mouvement révolutionnaire.
Engels nous présente la chose ainsi: «La paix assure au parti démocrate-socialiste allemand la victoire dans dix ans. La guerre lui apportera ou la victoire dans deux ou trois ans, ou la destruction complète pour au moins quinze à vingt ans. Avec une telle perspective, ce serait folie de la part des démocrates-socialistes allemands de désirer la guerre qui mettrait tout en feu au lieu d'attendre le triomphe certain par la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, à quelle nationalité qu'il appartienne, ne peut souhaiter la victoire, dans une guerre éventuelle, ni du gouvernement allemand, ni de la république bourgeoise française, ni surtout du czar, ce qui équivaudrait à l'oppression de l'Europe entière. Et voilà pourquoi les socialistes de tous les pays doivent être partisans de la paix. Si pourtant la guerre éclate, il y a une chose qui est certaine: cette guerre, où quinze à vingt millions d'hommes s'entr'égorgeront et dévasteront l'Europe comme jamais elle ne le fut avant, engendrera la victoire immédiate du socialisme, ou l'ancien ordre des choses sera tellement bouleversé qu'il n'en restera que des ruines dont la vieille société capitaliste ne pourra pas se relever, et la révolution sociale sera peut-être retardée de dix à quinze ans mais pour triompher plus radicalement.»
Si l'analyse d'Engels était juste, un homme d'état énergique, croyant à ces prédictions, ne manquerait certainement pas de provoquer aussitôt que possible la guerre. En effet, si le triomphe du socialisme est certain après une paix de dix ans, l'adversaire serait bien naïf d'attendre sans coup férir cette échéance. Bien sot celui qui ne préfère point une chance de réussite à la certitude de la défaite!
Quant à nous, nous croyons qu'Engels a perdu de vue que le peuple se prête encore trop souvent aux machinations du premier aventurier venu. On a encore eu, très récemment, l'exemple de l'aventure boulangiste en France. Et il est de notoriété publique qu'une partie des socialistes—voire même quelques chefs—se sont accrochés à l'habit de ce monsieur. Est-on bien sûr qu'un habile aventurier quelconque ne réussisse pas à faire avorter le mouvement démocratique-socialiste en s'affublant de quelques oripeaux socialistes, alors que Bebel manifeste déjà si peu de confiance, qu'il exprime sa crainte de voir «se laisser séduire l'élite du parti»—et l'on peut certainement bien appeler ainsi les délégués au Congrès d'Erfurt—en souvenir des belles phrases «et même des beaux yeux d'un Vollmar.» Ce témoignage n'indique pas précisément une grande dose d'indépendance chez les plus conscients, et l'on se demande quelle résistance possède la masse.
La certitude du triomphe du socialisme par la paix est loin d'être universellement partagée. Beaucoup de personnes attendent même avec anxiété—depuis les derniers événements qui se sont produits dans les rangs du parti socialiste-démocrate allemand—l'avénement de cette espèce de socialisme qui, à présent, paraît tenir le haut du pavé en Allemagne, justement parce que cette doctrine ne ressemble plus du tout à l'idée que l'on s'en était formée.
Nous sommes d'avis que les choses prendraient une tout autre allure si la guerre prochaine pouvait avoir comme conséquence la destruction du militarisme. Supposons l'Allemagne battue, soit par la Russie seule, soit par la France et la Russie réunies. Si alors l'autocrate allemand (qui, à l'instar de Louis XIV, se proclame l'unique autorité du pays), est culbuté par un mouvement populaire, et qu'ensuite le peuple, sachant que la victoire définitive de la Russie équivaudrait au retour du despotisme, se lève plein d'enthousiasme pour refouler l'invasion, ces armées populaires seront certainement victorieuses comme l'ont été les Français de 1793 contre les armées des tyrans coalisés.
Les Russes sont battus à plate couture. On fraternise avec les Français, car la cause de l'animosité entre les deux peuples, l'annexion de l'Alsace-Lorraine, disparaît aussitôt.
Et qui sait si le prolétariat français, dégoûté de la république de bourgeois tripoteurs, ne mettra pas un terme à un régime capable de détourner de lui le plus fougueux républicain.
Est-ce qu'une pareille solution ne serait pas préférable?
Mais, même en laissant de côté toute philosophie et toute prophétie, nous n'avons pas, comme socialistes, à encourager l'esprit guerrier contre qui que ce soit. Nous devons, au contraire, faire tout ce qui est en notre pouvoir afin de rendre la guerre impossible. Si les gouvernants, par crainte du socialisme, n'osent pas faire la guerre, nous avons déjà beaucoup gagné, et si la paix armée, qui est encore pire que la guerre parce qu'elle dure plus longtemps, pousse les puissances militaires vers la banqueroute, nous n'avons qu'à nous en féliciter, car, même de cette façon, le capitalisme devient son propre fossoyeur.
Si nous étions d'accord avec Bebel et Liebknecht, nous nous verrions obligés d'approuver et de voter toutes les dépenses militaires, car en refusant, nous empêcherions le gouvernement de se procurer les moyens dont il croit avoir besoin pour mener à bonne fin la tâche qui, suivant les socialistes-démocrates de cette espèce, lui incombe.
Une fois sur cette pente, on glisse de plus en plus rapidement. Au lieu du hautain: Pas un homme et pas un centime! il faudrait dire: Autant d'hommes et autant d'argent que vous voudrez! Liebknecht a beau protester contre cette conclusion, elle ne se dégage pas moins de ses paroles et de ses actes.
La logique est inexorable et ne tolère pas la moindre infraction! Si Liebknecht veut nous sauver du dangereux entraînement du chauvinisme, il doit donner l'exemple et ne pas s'y abandonner lui-même, comme il l'a indéniablement fait en compagnie de quelques autres.
Nous devons au contraire nous placer sur le même terrain que les maîtres de la littérature allemande: d'un Lessing, qui a dit: «Je ne comprends pas le patriotisme et ce sentiment me paraît tout au plus une faiblesse héroïque que j'abandonne très volontiers»; d'un Schiller, lorsqu'il écrit: «Physiquement, nous voulons être des citoyens de notre époque, parce qu'il ne peut pas en être autrement; mais pour le reste, et mentalement c'est le privilège et le devoir du philosophe comme du poète, de n'appartenir à aucun peuple et à aucune époque en particulier, mais d'être en réalité le contemporain de tous les temps».
Nous laissons à présent au lecteur le soin de juger si, après les débats du Congrès d'Erfurt, la démocratie socialiste allemande a fait un pas en avant ou en arrière. Pour éviter toute accusation de partialité, nous avons cité scrupuleusement les paroles de ses chefs.
Notre impression est que, pour des raisons d'opportunité, la direction du parti a préféré aller vers la droite (pour ne pas perdre l'appui de Vollmar et les siens, dont le nombre était plus considérable qu'on ne l'avait pensé à gauche), et qu'elle a sacrifié l'opposition dans un but de salut personnel.
Robespierre a agi de la même façon. Il a anéanti d'abord l'extrême-gauche, les hébertistes, avec l'appui de Danton et de Desmoulins, pour détruire ensuite la droite, représentée entre autres par ces deux derniers, et pour sortir seul victorieux de la lutte.
Mais lorsque la réaction leva la tête, il s'aperçut qu'il avait lui-même tué ses protecteurs naturels et qu'il avait creusé son propre tombeau.
NOTES:
[1] Ces cinq points sont: 1° législation ouvrière; 2° droit de réunion; 3° neutralité des autorités dans les conflits entre patrons et ouvriers; 4° interdiction des kartel-ls et trusts; 5° suppression des impôts sur les denrées alimentaires.
[2] Neue Zeit, livraison 19, 10e année.
[3] Zur Orientalischen Frage oder: Soll Europa Kosackisch werden?
II
LE SOCIALISME EN DANGER?
Le socialisme international traverse, en ce moment, une crise profonde. Dans tous les pays se révèle la même divergence de conception; dans tous les pays deux courants se manifestent: on pourrait les intituler parlementaire et antiparlementaire, ou parlementaire et révolutionnaire, ou encore autoritaire et libertaire.
Cette divergence d'idées fut un des points principaux discutés au Congrès de Zurich en 1893 et, quoique l'on ait adopté finalement une résolution ayant toutes les caractéristiques d'un compromis, la question est restée à l'ordre du jour.
Ce fut le Comité central révolutionnaire de Paris qui la présenta comme suit:
«Le Congrès décide:
«L'action incessante pour la conquête du pouvoir politique par le parti socialiste et la classe ouvrière est le premier des devoirs, car c'est seulement lorsqu'elle sera maîtresse du pouvoir politique que la classe ouvrière, anéantissant privilèges et classes, expropriant la classe gouvernante et possédante, pourra s'emparer entièrement de ce pouvoir et fonder le régime d'égalité et de solidarité de la République sociale.»
On doit reconnaître que ce n'était pas habile. En effet, il est naïf de croire que l'on puisse se servir du pouvoir politique pour anéantir classes et privilèges, pour exproprier la classe possédante. Donc, nous devons travailler jusqu'à ce que nous ayons obtenu la majorité au Parlement et alors, calmes et sereins, nous procéderons, par décret du Parlement, à l'expropriation de la classe possédante. O sancta simplicitas! Comme si la classe possédante, disposant de tous les moyens de force, le permettrait jamais.
Une proposition de même tendance, mais formulée plus adroitement, fut soumise à la discussion par le parti social-démocrate allemand. On y disait que «la lutte contre la domination de classes et l'exploitation doit être POLITIQUE et avoir pour but LA CONQUÊTE DE LA PUISSANCE POLITIQUE.»
Le but est donc la possession du pouvoir politique, ce qui est en parfaite concordance avec les paroles de Bebel à la réunion du parti à Erfurt:
«En premier lieu nous avons à conquérir et utiliser le pouvoir politique, afin d'arriver «également» au pouvoir économique par l'expropriation de la société bourgeoise. Une fois le pouvoir politique dans nos mains, le reste suivra de soi.»
Certes, Marx a dû se retourner dans son tombeau quand il a entendu défendre pareilles hérésies par des disciples qui ne jurent que par son nom. Il en est de Marx comme du Christ: on le vénère pour avoir la liberté de jeter ses principes par dessus bord. Le mot «également» vaut son pesant d'or. C'est comme si l'on voulait dire que, sous forme d'appendice, le pouvoir économique sera acquis également. Est-il possible de se figurer la toute-puissance politique à côté de l'impuissance économique? Jusqu'ici nous enseignâmes tous, sous l'influence de Marx et d'Engels, que c'est le pouvoir économique qui détermine le pouvoir politique et que les moyens de pouvoir politique d'une classe n'étaient que l'ombre des moyens économiques. La dépendance économique est la base du servage sous toutes ses formes. Et maintenant on vient nous dire que le pouvoir politique doit être conquis et que le reste se fera «de soi». Alors que c'est précisément l'inverse qui est vrai.
Oui, on alla même si loin qu'il fut déclaré:
«C'est ainsi que seul celui qui prendra une part active à cette lutte politique de classes et se servira de tous les moyens politiques de combat qui sont à la disposition de la classe ouvrière, sera reconnu comme un membre actif de la démocratie socialiste internationale révolutionnaire.»
On connaît l'expression classique en honneur en Allemagne pour l'exclusion des membres du parti: hinausfliegen (mettre à la porte). Lors de la réunion du parti à Erfurt, Bebel répéta ce qu'il avait écrit précédemment (voir Protokoll, p. 67):
«On doit en finir enfin avec cette continuelle Norglerei[4] et ces brandons de discorde qui font croire au dehors que le parti est divisé; je ferai en sorte dans le cours de nos réunions que toute équivoque disparaisse entre le parti et l'opposition et que, si l'opposition ne se rallie pas à l'attitude et à la tactique du parti, elle ait l'occasion de fonder un parti séparé.»
N'est-ce pas comme l'empereur Guillaume, parlant des Norgler et disant: Si cela ne leur plaît pas, ils n'ont qu'à quitter l'Allemagne?—Moi, Guillaume, je ne souffre pas de Norglerei, dit l'empereur.—Moi, Bebel, je ne souffre pas de Norglerei dans le parti, dit le dictateur socialiste.
Touchante analogie!
On voulait appliquer internationalement cette méthode nationale; de là cette proposition. Ceci accepté et Marx vivant encore, il aurait dû également «être mis à la porte» si l'on avait osé s'en prendre à lui. La chasse aux hérétiques aurait commencé, et dorénavant la condition d'acceptation eût été l'affirmation d'une profession de foi, dans laquelle chacun aurait dû déclarer solennellement sa croyance à l'unique puissance béatifique: celle du pouvoir politique.
Opposée à ces propositions, se trouva celle du Parti social-démocrate hollandais, d'après laquelle «la lutte de classes ne peut être abolie par l'action parlementaire».
Que cette thèse n'était pas dépourvue d'intérêt, cela a été prouvé par Owen, un des collaborateurs du journal socialiste anglais Justice, lorsqu'il écrivit dans ce journal que les principes affirmés par les Hollandais sont incontestablement les plus importants «parce qu'ils indiquent une direction que, j'en suis convaincu, le mouvement socialiste du monde entier sera forcé de suivre à bref délai.»
On connaît le sort qui fut réservé à ces motions. Celle de la Hollande fut rejetée, mais ne restera pas sans influence, car les Allemands ont abandonné les points saillants de leur projet; finalement, un compromis fut conclu d'une manière toute parlementaire, auquel collaborèrent toutes les nationalités. Nous sommes fiers que seule la Hollande n'ait pris aucune part à ce tripatouillage, préférant chercher sa force dans l'isolement et ne rien dire dans cette avalanche de phrases.
Cependant, il est tout à fait incompréhensible que l'Allemagne ait pu se rallier à une résolution dont le premier considérant est complètement l'inverse de la proposition allemande. On en jugera en comparant les deux textes:
Proposition allemande. Proposition votée.
La lutte contre la domination Considérant que l'action de classes et l'exploitation politique n'est qu'un moyen doit être POLITIQUE et avoir pour arriver à pour but la CONQUÊTE DE LA l'affranchissement économique PUISSANCE POLITIQUE. du prolétariat,
Le Congrès déclare, en se basant sur les résolutions du Congrès de Bruxelles concernant la lutte des classes:
1° Que l'organisation nationale et internationale des ouvriers de tous pays en associations de métiers et autres organisations pour combattre l'exploitation, est d'une nécessité absolue;
2° Que l'action politique est nécessaire, aussi bien dans un but d'agitation et de discussion ressortant des principes du socialisme que dans le but d'obtenir des réformes urgentes. À cette fin, il ordonne aux ouvriers de tous pays de lutter pour la conquête et l'exercice des droits politiques qui se présentent comme nécessaires pour faire valoir avec le plus d'accent et de force possibles les prétentions des ouvriers dans les corps législatifs et gouvernants; de s'emparer des moyens de pouvoir politique, moyens de domination du capital, et de les changer en moyens utiles à la délivrance du prolétariat;
3° Le choix des formes et espèces de la lutte économique et politique doit, en raison des situations particulières de chaque pays, être laissé aux diverses nationalités.
Néanmoins, le Congrès déclare qu'il est nécessaire que, dans cette lutte, le but révolutionnaire du mouvement socialiste soit mis à l'avant-plan, ainsi que le bouleversement complet, sous le rapport économique, politique et moral, de la société actuelle. L'action politique ne peut servir en aucun cas de prétexte à des compromis et unions sur des bases nuisibles à nos principes et à notre homogénéité.
Il est vrai que cette résolution, issue elle-même d'un compromis, ne brille pas, dans son ensemble, par une suite d'idées logique. Le premier considérant était une duperie, car il cadre avec nos idées. Plus loin quelques concessions sont faites à celles des autres, là où il est dit clairement que la conquête et l'exercice des droits politiques sont recommandés aux ouvriers, et enfin, pour contenter les deux fractions des socialistes, de manière que chacune puisse donner son approbation, on parle aussi bien d'un but d'agitation que du moyen d'obtenir des réformes urgentes.
En fait, on n'a rien conclu par cette résolution; on avait peur d'effaroucher l'une ou l'autre fraction, et l'on voulait pouvoir montrer à tout prix une apparence d'union; cela était le but du Congrès et cela n'a pas réussi.
Beaucoup d'Allemands n'auraient pas dû, non plus, approuver la dernière partie de la proposition, car on s'y déclare sans ambages pour le principe de la législation directe par le peuple, pour le droit de proposer et d'accepter (initiative et référendum), ainsi que pour le système de la représentation proportionnelle.
Ce qui se trouve de nouveau en complète opposition avec les idées du spirituel conseiller Karl Kautsky, qui écrivait:
«Les partisans de la législation directe chassent le diable par Belzébub, car accorder au peuple le droit de voter sur les projets de loi n'est autre chose que le transfert de la corruption, du parlement au peuple.»
Voici sa conclusion:
«En effet, en Europe, à l'est du Rhin, la bourgeoisie est devenue tellement affaiblie et lâche, qu'il semble que le gouvernement des bureaucrates et du sabre ne pourra être anéanti que lorsque le prolétariat sera capable de conquérir la puissance politique; comme si la chute de l'absolutisme militaire conduisait directement à l'acceptation du pouvoir politique par le prolétariat. Ce qui est certain, c'est qu'en Allemagne comme en Autriche, et dans la plupart des pays d'Europe, ces conditions, nécessaires à la marche régulière de la législation ouvrière, et, avant tout, les institutions démocratiques nécessaires au triomphe du prolétariat, ne deviendront pas une réalité. Aux États-Unis, en Angleterre et aux colonies anglaises, dans certaines circonstances en France également, la législation par le peuple pourra arriver à un certain développement; pour nous, Européens de l'Est, elle appartient a l'inventaire de l'État de l'avenir[5].»
Est-ce que des gens pratiques comme les Allemands qui tâchent toujours de marcher avec l'actualité, vont se passionner maintenant pour «l'inventaire de l'État de l'avenir» et devenir des fanatiques et des rêveurs?
On est donc allé bien plus loin qu'on ne l'aurait voulu.
Quoique notre proposition ait été rejetée, nous avons la satisfaction d'être les initiateurs qui ont fait jouer, aux partisans du courant réactionnaire un rôle bien plus révolutionnaire qu'ils ne le voulaient. 1° Ils ont reconnu que l'action politique n'est qu'un moyen pour obtenir la liberté économique du prolétariat; 2° ils ont accepté la législation directe par le peuple. Ils se sont donc écartés totalement du point de départ primitif de leur proposition, pour se rapprocher de la nôtre. Et quand Liebknecht dit: «Ce qui nous sépare, ce n'est pas une différence de principes, c'est la phrase révolutionnaire et nous devons nous affranchir de la phrase», nous sommes, en ce qui concerne ces derniers mots, complètement d'accord avec lui, mais nous demandons qui fait le plus de phrases: lui et les siens qui se perdent dans des redondances insignifiantes, ou nous, qui cherchons à nous exprimer d'une manière simple et correcte?
Il paraît toutefois que le succès, le succès momentané doit permettre de donner le coup de collier; du moins en 1891, lors de la réunion du parti à Erfurt, Liebknecht s'exprima comme suit[6]:
«Nos armes étaient les meilleures. Finalement, la force brutale doit reculer devant les facteurs moraux, devant la logique des faits. Bismarck, écrasé, gît à terre, et le parti social-démocratique est le plus fort des partis en Allemagne. N'est-ce pas une preuve péremptoire de la justesse de notre tactique actuelle? Or, qu'est-ce que les anarchistes ont réalisé en Hollande, en France, en Italie, en Espagne, en Belgique? Rien, absolument rien! Ils ont gâté ce qu'ils ont entrepris et fait partout du tort au mouvement. Et les ouvriers européens se sont détournés d'eux.»
On pourrait contester beaucoup dans ces phrases. Faisons remarquer d'abord l'habitude de Liebknecht d'appeler anarchiste tout socialiste qui n'est pas d'accord avec lui; anarchiste, dans sa bouche, a le sens de mouchard. C'est une tactique vile contre laquelle on doit protester sérieusement. Et si nous retournions la question en demandant ce que l'Allemagne a obtenu de plus que les pays précités, on ne saurait nous répondre. Liebknecht le sait pertinemment. Un instant avant de prononcer les phrases mentionnées plus haut, il avait dit[7]:
«Le fait que jusqu'ici nous n'avons rien réalisé par le Parlement n'est pas imputable au parlementarisme, mais à ce que nous ne possédons pas encore la force nécessaire parmi le peuple, à la campagne.»
En quoi consiste alors la suprématie de la méthode allemande? D'après Liebknecht, les Allemands n'ont rien fait, et les socialistes dans les pays précités non plus. Or, 0=0. Où se trouve maintenant le résultat splendide? Et quel tableau Liebknecht ne trace-t-il pas de cette démocratie sociale qui n'a absolument rien fait?
Remarquez comment la loi du succès est sanctionnée de la manière la plus brutale. Nous avons raison, car nous eûmes du succès. Ce fut le raisonnement de Napoléon III et de tous les tyrans. Et un tel raisonnement doit servir d'argument à la tactique allemande!
Ce succès, dont on se vante tant est, d'ailleurs, très contestable. Qu'est-ce que le parti allemand? Une grande armée de mécontents et non de social-démocrates.
Bebel ne disait-il pas à Halle, en 1890[8]:
«Si la diminution des heures de travail, la suppression du travail des enfants, du travail du dimanche et du travail de nuit sont des accessoires, alors les neuf dixièmes de notre agitation deviennent superflus.»
Chacun sait maintenant que ces revendications n'ont rien de spécifiquement socialiste; non, tout radical peut s'y associer. Bebel reconnaît que les neuf dixièmes de l'agitation se font en faveur de revendications non essentiellement socialistes; or, si le parti obtient un aussi grand nombre de voix aux élections, c'est grâce à l'agitation pour ces revendications pratiques, auxquelles peuvent s'associer les radicaux. Conséquemment, les neuf dixièmes des éléments qui composent le parti ne revendiquent que des réformes pareilles et le dixième restant se compose de social-démocrates. Quelle proposition essentiellement socialiste a été faite au Parlement par les députés socialistes? Il n'y en a pas eu. Bebel dit à Erfurt[9]:
«Le point capital pour l'activité parlementaire est le développement des masses par rapport à nos antagonistes, et non la question de savoir si une réforme est obtenue immédiatement ou non. Toujours nous avons considéré nos propositions à ce point de vue.»
C'est inexact. Si cela était, il n'y aurait aucune raison pour ne pas renseigner les masses sur le but final de la démocratie sociale. Pourquoi alors proposer la journée de dix heures de travail pour 1890, de neuf heures pour 1894 et de huit heures pour 1898, quand à Paris il avait été décidé de travailler d'un commun accord pour obtenir la journée de huit heures?
Non, la tactique réglementaire ne cadre pas avec un mouvement prolétarien, mais avec un mouvement petit-bourgeois et les choses en sont arrivées à un tel point que Liebknecht ne sait plus se figurer une autre forme de combat. Voici ce qu'il disait à Halle[10]:
«N'est-ce pas un moyen de combat anarchiste que de considérer comme inadmissible toute agitation légale? Que reste-t-il encore?»
Ainsi, pour lui, plus d'autre agitation que l'agitation légale. Dans tout cela apparaît la peur de perdre des voix. Ce qui ressort incontestablement du rapport du comité général du parti au congrès d'Erfurt[11]:
«Le comité du parti et les mandataires au Parlement n'ont pas donné suite au désir exprimé par l'opposition que les députés au lieu de se rendre au Parlement, aillent faire la propagande dans la campagne. Cette non-exécution des devoirs parlementaires n'aurait été accueillie favorablement que par nos ennemis politiques; d'abord, parce qu'ils auraient été délivrés d'un contrôle gênant au Parlement et ensuite parce que cette attitude de nos députés leur aurait servi de prétexte de blâme à notre parti auprès de la masse des électeurs indifférents. Conquérir cette masse à nos idées est une des exigences de l'agitation. En outre, il est avéré que les annales parlementaires sont lues également dans les milieux qui sont indifférents ou n'ont pas l'occasion d'assister aux réunions social-démocratiques. Le but d'agitation que poursuivent les antagonistes de l'action parlementaire que l'on trouve dans nos rangs, sera atteint dans toute son acception par une représentation active et énergique des intérêts du peuple travailleur au Parlement et sans fournir à nos ennemis le prétexte gratuit d'accusation de manquer à nos devoirs.»
À ce sujet, M. le Dr Muller fait observer avec beaucoup de justesse dans sa très intéressante brochure[12]:
«On reconnaît donc que la peur d'être accusé, par les masses électorales indifférentes, de négliger leurs devoirs parlementaires et de risquer ainsi de ne pas être réélus, constitue une des raisons invitant les délégués à se rendre au Parlement et à y travailler pratiquement. Évidemment. Quand on a fait accroire aux électeurs que le parlement pouvait apporter des améliorations, il est clair que les social-démocrates doivent s'y rendre. Mais que la classe ouvrière puisse obtenir du Parlement des améliorations valant la peine d'être notées, les chefs eux-mêmes n'en croient rien et ils l'ont dit assez souvent. Et on se permet d'appeler «agitation» et «développement de la masse» cette duperie, cette fourberie envers les travailleurs. Nous prétendons que cette espèce d'agitation et de développement fait du tort et vicie le mouvement au lieu de lui être utile. Si l'on prône continuellement le Parlement comme une revalenta, comment veut-on faire surgir alors des «masses indifférentes» les social-démocrates qui sont bien les ennemis mortels du parlementarisme et ne voient dans les réformes sociales parlementaires qu'un grand humbug des classes dirigeantes pour duper le prolétariat? De cette manière la social-démocratie ne gagne pas les masses, mais les masses petit-bourgeoises gagnent, c'est-à-dire corrompent et anéantissent, la social-démocratie et ses principes.»
Personne ne l'a senti et exprimé plus clairement que Liebknecht lui-même, mais, à ce moment-là, c'était le Liebknecht révolutionnaire de 1869 et non pas le Liebknecht «parlementarisé» de 1894. Dans son intéressante conférence sur l'attitude politique de la social-démocratie, spécialement par rapport au Parlement, il s'exprima comme suit:
«Nous trouvons un exemple instructif et avertisseur dans le parti progressiste. Lors du soi-disant conflit au sujet de la Constitution prussienne, les beaux et vigoureux discours ne manquèrent pas. Avec quelle énergie on protesta contre la réorganisation en paroles! Avec quelle «opinion solide» et quel «talent» on prit la défense des droits du peuple … en paroles! Mais le gouvernement ne s'inquiéta guère de toutes ces réflexions juridiques. Il laissa le droit au parti progressiste, garda la force et s'en servit. Et le parti progressiste? Au lieu d'abandonner la lutte parlementaire, devenue, en ces circonstances, une sottise nuisible, au lieu de quitter la tribune, de forcer le gouvernement au pur absolutisme et de faire un appel au peuple,… il continua sereinement, flatté par ses propres phrases, à lancer dans le vide des protestations et des réflexions juridiques et à prendre des résolutions que tout le monde savait sans effet. Ainsi la Chambre des députés, au lieu d'être un champ clos politique, devint un théâtre de comédie: Le peuple entendait toujours les mêmes discours, voyait toujours le même manque de résultats et il se détourna, d'abord avec indifférence, plus tard avec dégoût. Les événements de l'année 1866 devenaient possibles. Les «beaux et vigoureux» discours de l'opposition du parti progressiste prussien ont jeté les bases de la politique «du sang et du fer»: ce furent les oraisons funèbres du parti progressiste même. Au sens littéral du mot, le parti progressiste s'est tué à force de discourir.
Eh bien! comme fit un jour le parti progressiste, ainsi fait aujourd'hui le parti social-démocratique. Combien piètre a été l'influence de Liebknecht sur un parti qui, malgré l'exemple avertisseur bien choisi cité par lui-même, a suivi la même voie! Et au lieu de montrer le chemin, il s'est laissé entraîner dans le «gouffre» du parlementarisme, pour y sombrer complètement.
Que restait-il du Liebknecht révolutionnaire qui disait si justement que «le socialisme n'est plus une question de théorie mais une question brûlante qui doit être résolue, non au Parlement, mais dans la rue, sur le champ de bataille, comme toute autre question brûlante»?
Toutes les idées émises dans sa brochure mériteraient d'être répandues universellement, afin que chacun puisse apprécier la différence énorme qu'il y a entre le vaillant représentant prolétarien de jadis et l'avocat petit-bourgeois d'aujourd'hui.
Après avoir dit que «avec le suffrage universel, voter ou ne pas voter n'est qu'une question d'utilité, non de principes», il conclut:
«NOS DISCOURS NE PEUVENT AVOIR AUCUNE INFLUENCE DIRECTE SUR LA LÉGISLATION;
«NOUS NE CONVERTIRONS PAS LE PARLEMENT PAR DES PAROLES;
«PAR NOS DISCOURS NOUS NE POUVONS JETER DANS LA MASSE DES VÉRITÉS QU'IL NE SOIT POSSIBLE DE MIEUX DIVULGUER D'UNE AUTRE MANIÈRE.
«Quelle utilité pratique offrent alors les discours au Parlement? Aucune. Et parler sans but constitue la satisfaction des imbéciles. Pas un seul avantage. Et voici, de l'autre côté, les désavantages:
«SACRIFICE DES PRINCIPES; ABAISSEMENT DE LA LUTTE POLITIQUE SÉRIEUSE À UNE ESCARMOUCHE PARLEMENTAIRE; FAIRE ACCROIRE AU PEUPLE QUE LE PARLEMENT BISMARCKIEN EST APPELÉ À RÉSOUDRE LA QUESTION SOCIALE.»
Et pour des raisons pratiques, nous devrions nous occuper du Parlement?
SEULE LA TRAHISON OU L'AVEUGLEMENT POURRAIT NOUS Y CONTRAINDRE.»
On ne saurait s'exprimer plus énergiquement ni d'une façon plus juste. Quelle singulière inconséquence! D'après ses prémisses et après avoir fait un bilan qui se clôturait au désavantage de la participation aux travaux parlementaires, il aurait dû conclure inévitablement à la non-participation; pourtant il dit: «Pour éviter que le mouvement socialiste ne soutienne le césarisme, il faut que le socialisme entre dans la lutte politique.» Comprenne qui pourra comment un homme si logique peut s'abîmer ainsi dans les contradictions!
Mais ils sont eux-mêmes dans l'embarras. Apparemment le parlementarisme est l'appât qui doit attirer les… …et pourtant ils donnent à entendre qu'il a son utilité.
De là cette indécision sur les deux principes.
Ainsi, à la réunion du parti à Erfurt, Bebel disait[13]:
«La social-démocratie se trouve envers tous les partis précédents, pour autant qu'ils obtinrent la suprématie, dans une tout autre position. Elle aspire à remplacer la manière de produire capitaliste par la manière socialiste et est forcée conséquemment de prendre un tout autre chemin que tous les partis précédents, pour obtenir la suprématie.»
Voilà pourquoi l'on conseille de prendre la route parlementaire, suivie déjà par tous les autres partis, en la faisant passer peut-être par un tout autre chemin.
Singer le comprit également lorsqu'il disait à Erfurt[14]:
«En supposant même qu'il soit possible d'obtenir quelque chose de sensé par l'action parlementaire, cette action conduirait à l'affaiblissement du parti, parce qu'elle n'est possible qu'avec la coopération d'autres partis.»
Isolément, les députés social-démocratiques ne peuvent rien faire, et «un parti révolutionnaire doit être préservé de toute espèce de politique qui n'est possible qu'avec l'assistance d'autres partis.» Qu'ont-ils donc à faire dans un Parlement pareil?
Le Züricher Socialdemokrat écrivait en 1883:
«En général, le parlementarisme ne possède en soi rien qui puisse être considéré sympathiquement par un démocrate, et surtout par un démocrate conséquent, c'est-à-dire un social-démocrate. Au contraire, pour lui il est antidémocratique parce qu'il signifie le gouvernement d'une classe: de la bourgeoisie notamment.»
Et plus tard on affirme que «la lutte contre le parlementarisme n'est pas révolutionnaire, mais réactionnaire».
C'est-à-dire tout à fait l'inverse.
Le danger d'affaiblissement était apparent et si le gouvernement n'avait eu la gentillesse de troubler cet état de choses par la loi contre les socialistes,—s'il y avait eu un véritable homme d'État à la tête, il n'aurait pas poursuivi, mais laissé faire la social-démocratie,—qui sait où nous en serions maintenant? Avec beaucoup de justesse, le journal pré-mentionné écrivait en 1881:
«La loi contre les socialistes a fait du bien à notre parti. Il risquait de s'affaiblir; le mouvement social-démocratique était devenu trop facile, trop à la mode; il donnait à la fin trop d'occasions de remporter des triomphes aisés et de flatter la vanité personnelle. Pour empêcher l'embourgeoisement—théorique aussi bien que pratique—du parti, il fallait qu'il fût exposé à de rudes épreuves.» Bernstein également disait, dans le Jahrbuch für Sozialwissenschaft: «Dans les dernières années de son existence (avant 1878), le parti avait dévié considérablement de la ligne droite et d'une telle manière qu'il était à peine encore question d'une propagande semblable à celle de 1860-1870 et des premières années qui suivirent 1870.» Un petit journal social-démocratique, le Berner Arbeiterzeitung, rédigé par un socialiste éclairé, A. Steck, écrivait encore: «Il n'y en avait qu'un petit nombre qui croyaient que logiquement tout le parti devait dévier, par l'union de la tendance énergique et consciente «d'Eisenach» avec celle des plats Lassalliens. Le mot d'ordre des Lassalliens: «Par le suffrage libre à la victoire», raillé par les «Eisenachers» avant l'union, constitue maintenant en fait—quoi qu'on en dise—le principe essentiel du parti social-démocratique en Allemagne.»
Il en fut de même que chez les chrétiens où d'abord les tendances étaient en forte opposition. Ne lisons-nous pas que les cris de guerre étaient: «Je suis de Kefas,» «Je suis de Paul,» «Je suis d'Apollo.» Enfin les coins s'arrondirent, l'on se rapprocha, l'on obtint une moyenne des deux doctrines et finalement un jour de fête fut institué en l'honneur de Pierre et Paul. Les partis s'étaient réconciliés, mais le principe était sacrifié.
Remarquablement grande est l'analogie entre le christianisme à son origine et la social-démocratie moderne! Tous deux trouvèrent leurs adeptes parmi les déshérités, les souffre-douleur de la société. Tous deux furent exposés aux persécutions, aux souffrances, et grandirent en dépit de l'oppression.
Après le pénible enfantement du christianisme, un empereur arriva, un des plus libertins qui aient gravi les marches du trône,—et ce n'est pas peu dire, car le libertinage occupa toujours le trône,—qui, dans l'intérêt de sa politique, se fit chrétien. Immédiatement on changea, on tritura le christianisme et on lui donna une forme convenable. Les chrétiens obtinrent les meilleures places dans l'État et finalement les vrais et sincères chrétiens, tels que les ébionites et d'autres, furent exclus, comme hérétiques, de la communauté chrétienne.
De nos jours également nous voyons comment les plus forts se préparent à s'emparer du socialisme. On présente la doctrine sous toutes sortes de formes et peut-être, selon l'occasion, le soi-disant socialisme triomphera mais de nouveau les vrais socialistes seront excommuniés et exclus, comme hostiles aux projets des social-démocrates appelés au gouvernement.
Le triomphe de la social-démocratie sera alors la défaite du socialisme, comme la victoire de l'église chrétienne constitua la chute du principe chrétien. Déjà les congrès internationaux ressemblent à des conciles économiques, où le parti triomphant expulse ceux qui pensent autrement.
Déjà, la censure est appliquée à tout écrit socialiste: après seulement que Bernstein, à Londres, l'a examiné et qu'Engels y a apposé le sceau de «doctrine pure», l'écrit est accepté et l'on s'occupe de le vulgariser parmi les co-religionnaires.
Le cadre dans lequel on mettra la social-démocratie est déjà prêt: alors ce sera complet. Y peut-on quelque chose? Qui le dira? En tout cas, nous avons donné l'alarme et nous verrons vers quelle tendance le socialisme se développera.
On peut aller loin encore. Un jour Caprivi appela Bebel assez plaisamment «Regierungskommissarius» et quoique Bebel ait répondu: «Nous n'avons pas parlé comme commissaire du gouvernement, mais le gouvernement a parlé dans le sens de la social-démocratie», cela prouve de part et d'autre un rapprochement significatif.
Rien d'étonnant que le mot hardi «Pas un homme ni un groschen au gouvernement actuel» soit perdu de vue, car Bebel a déjà promis son appui au gouvernement lorsque, à propos de la poudre sans fumée, celui-ci voulut conclure un emprunt pour des uniformes noirs. Quand on donne au militarisme une phalange, il prend le doigt, la main, le bras, le corps entier. Aujourd'hui l'on vote les crédits pour des uniformes noirs, demain pour des canons perfectionnés, après-demain pour l'augmentation de l'effectif de l'armée, etc., toujours sur les mêmes bases.
Oui, l'affaiblissement des principes prit une telle extension à mesure qu'un plus grand nombre de voix s'obtenait aux élections, que la bourgeoisie trouva parfaitement inutile de laisser en vigueur la loi contre les socialistes. On ne sera pas assez naïf pour supposer qu'elle abolit la loi par esprit de justice! Le non-danger de la social-démocratie permit cette abolition… Et les événements qui suivirent ne prouvèrent-ils pas que le gouvernement avait vu juste? L'affaiblissement du parti n'a-t-il pas depuis lors marché à pas de géant?
Liebknecht écrivait en 1874 (Ueber die politische Stellung):
«Toute tentative d'action au Parlement, de collaboration à la législation, suppose nécessairement un abandon de notre principe, nous conduit sur la pente du compromis et du «parlementage», enfin dans le marécage infect du parlementarisme qui, par ses miasmes, tue tout ce qui est sain.»
Et la conséquence? Coopérons quand même à la besogne. Cette conclusion est en opposition flagrante avec les prémisses, et l'on s'étonne qu'un penseur comme Liebknecht ne sente pas qu'il démolit par sa conclusion, tout l'échafaudage de son raisonnement. Comprenne qui pourra. Très instructives sont les réflexions suivantes de Steck pour caractériser les deux courants, parlementaire et révolutionnaire[15]:
«Le courant réformiste arriverait également au pouvoir politique comme parti bourgeois. À cette fin, il ne reste pas tout à fait isolé, évite de proclamer un programme de principes et s'avance, toujours confondu, quoique avec une certaine instabilité, avec d'autres partis bourgeois. Il n'a pas de frontières bien délimitées, ni à droite ni à gauche. Partiellement, par-ci, par-là, et rarement, apparaît son caractère social-démocratique. Presque toujours il se présente comme parti démocratique, parti économique-démocratique ou parti ouvrier et démocratique.
«La démocratie réformiste aspire toujours à la réalisation des réformes immédiates, comme si c'était son but unique. Elle les adapte, suivant leur caractère, à l'existence et aux tendances des partis bourgeois. Elle recherche une alliance avec eux si elle est possible, c'est-à-dire avec les éléments les plus progressistes. De cette manière elle se présente seule comme étant à la TÊTE DU PROGRÈS BOURGEOIS. Il n'y a aucun abîme entre elle et les fractions progressistes des partis, parce que chez elle non plus n'est mis en avant le principe révolutionnaire du programme social-démocratique. Cette tactique du courant réformiste amène un succès après l'autre; seulement ces succès, mesurés à l'aune de notre programme de principes, sont bien minces, souvent même très douteux. On peut ajouter qu'ils paraissent tout au plus favoriser la social-démocratie au lieu de l'entraîner.
«On ne doit pas se figurer cependant que les détails de cette tactique soient sans importance. Le danger de dévier du but principal social-démocratique est grand, quoique moindre chez les meneurs, qui connaissent bien le chemin, que chez la masse conduite. L'affaiblissement de l'idéal social-démocratique est imminent, et d'autant plus que les conséquences immédiates, à cause du triomphe, seront taxées plus haut que leur valeur.
«Ensuite, il est difficile d'éviter que cet embourgeoisement nuise à la propagande pour les principes de la social-démocratie et l'empêche de se développer. Maintes fois les réformateurs se trouvent forcés, dans la pratique, de renier plus ou moins ces principes.
«Si cette tendance social-démocratique réformiste l'emportait exclusivement, elle arriverait facilement à d'autres conséquences que celles où veut en venir le programme social-démocratique; peut-être, comme il a été dit déjà, le résultat serait-il un compromis avec la bourgeoisie sur les bases d'un ordre social capitaliste adouci et affaibli. Cet état de choses, limitant les privilèges, augmenterait notablement le nombre des privilégiés en apportant le bien-être à un grand nombre de personnes actuellement exploitées et dépendantes, mais laisserait toujours une masse exploitée et dépendante, fût-ce même dans une situation un peu meilleure que celle de la classe travailleuse non possédante.
«CE NE SERAIT PAS LA PREMIÈRE FOIS QU'UNE RÉVOLUTION SATISFERAIT UNE PARTIE DES OPPRIMÉS AU DÉTRIMENT DE L'AUTRE PARTIE. Il est, d'ailleurs, tout à fait dans l'ordre d'idées des réformateurs de ne pas renverser le capitalisme, mais de le transformer et, en outre, de donner au socialisme seulement le «droit possible» inévitable.
«À l'encontre de la remarque que le prolétariat organisé ne se contentera pas d'une demi-réussite, mais saura, en dépit des meneurs, aller jusqu'au bout de ses revendications, vient cette vérité que selon la marche des événements le prolétariat lui-même sera peu à peu divisé et qu'une soi-disant «classe meilleure» sortira de ses rangs, ayant la force d'empêcher des mesures plus radicales. Un oeil exercé peut déjà apercevoir par-ci par-là des symptômes de cette division.
«Le parti révolutionnaire, au contraire, «veut seulement accomplir la conquête du pouvoir politique au nom de la social-démocratie. En mettant son but à l'avant-plan, il sera forcé, pendant longtemps, de lutter comme la minorité, de subir défaite sur défaite et de supporter de rudes persécutions. Le triomphe final du parti social-démocratique n'en sera que plus pur et plus complet.»
Steck reconnaît également que «DANS LE FOND, la tendance révolutionnaire est la plus juste». «Notre parti, dit-il, doit être révolutionnaire, en tant qu'il possède une volonté décidément révolutionnaire et qu'il en donne le témoignage dans toutes ses déclarations et ses agissements politiques. Que notre propagande et nos revendications soient toujours révolutionnaires. Pensons continuellement à notre grand but et agissons seulement comme il l'exige. Le chemin droit est le meilleur. Soyons et restons toujours, dans la vie comme dans la mort, des social-démocrates révolutionnaires et rien d'autre. Le reste se fera bien.»
Maintenant, il existe encore deux points de vue chez les parlementaires, notamment: il y en a qui veulent la conquête du pouvoir politique pour s'emparer par là du pouvoir économique; cela constitue la tactique de la social-démocratie allemande actuelle, d'après les déclarations formelles de Bebel, Liebknecht et leurs acolytes. D'un autre côté se trouvent ceux qui veulent bien participer à l'action politique et parlementaire, mais seulement dans un but d'agitation. Donc, les élections sont pour eux un moyen d'agitation. C'est toujours de la demi-besogne. Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. On commence par proposer des candidats de protestation; si le mouvement augmente, ils deviennent des candidats sérieux. Une fois élus, les députés socialistes prennent une attitude négative, mais, leur nombre augmentant, ils sont bien forcés de présenter des projets de loi. Et s'ils veulent les faire accepter, ce ne sera qu'en proposant des compromis, comme Singer l'a fait remarquer. C'est le premier pas qui coûte et une fois sur la pente on est forcé de descendre. Le programme pratique voté à Erfurt n'est-il pas à peu près littéralement celui des radicaux français? Les ordres du jour des derniers congrès internationaux portaient-ils un seul point qui fût spécifiquement socialiste? Le véritable principe socialiste devient de plus en plus une enseigne pour un avenir éloigné, et en attendant on travaille aux revendications pratiques, ce que l'on peut faire parfaitement avec les radicaux.
On se représente la chose un peu naïvement. Voici la base du raisonnement des parlementaires: il faut tâcher d'obtenir parmi les électeurs une majorité; ceux-ci enverront des socialistes au Parlement et si nous parvenons à y avoir la majorité plus un, tout est dit. Il n'y a plus qu'à faire des lois, à notre guise, dans l'intérêt général.
Même, en faisant abstraction de ce fait qu'on rencontre dans presque tous les pays une deuxième ou plutôt une cinquième roue au chariot, c'est-à-dire une Chambre des lords, ou Sénat, ou première Chambre, dont les membres sont toujours les plus purs représentants de l'argent, personne ne sera assez naïf de croire que le pouvoir exécutif sera porté à se conformer docilement aux désirs d'une majorité socialiste des Chambres. Voici comment Liebknecht ridiculise cette opinion[16]:
«Supposons que le gouvernement ne fasse pas usage de son droit, soit par conviction de sa force, soit par esprit de calcul, et qu'on en arrive (comme c'est le rêve de quelques politiciens socialistes fantaisistes) à constituer au Parlement une majorité social-démocratique; que ferait-elle? Hic Rodhus, hic salta! Le moment est arrivé de réformer la société et l'État. La majorité prend une décision datant dans les annales de l'histoire universelle: les nouveaux temps sont arrivés! Oh, rien de tout cela… Une compagnie de soldats chasse la majorité social-démocratique hors du temple et si ces messieurs ne se laissent pas faire docilement, quelques agents de police les conduiront à la Stadtvoigtei[17] où ils auront le temps de réfléchir à leur conduite don-quichottesque.
«LES RÉVOLUTIONS NE SE FONT PAS AVEC LA PERMISSION DE L'AUTORITÉ: L'IDÉE SOCIALISTE EST IRRÉALISABLE DANS LE CERCLE DE L'ÉTAT EXISTANT: ELLE DOIT S'ABOLIR POUR ENTRER DANS LA VIE.
À bas le culte du suffrage universel et direct!
«Prenons une part énergique aux élections, mais seulement comme moyen d'agitation et n'oublions pas de déclarer que l'urne électorale ne peut donner naissance à l'État démocratique. Le suffrage universel acquerra son influence définitive sur l'État et la société, immédiatement après l'abolition de l'État policier et militaire.»
Les faits sont présentés sobrement mais avec vérité. Il en sera ainsi, en effet. Car personne n'est assez naïf pour croire que la classe possédante renoncera volontairement à la propriété ou que cette réforme puisse être obtenue par décret du Parlement. D'abord, on représente l'action politique comme moyen d'agitation, mais une fois sur la pente, on glisse. Liebknecht, lors de la réunion du parti à Saint-Gall, ne dit-il pas: «Il ne peut exister d'erreur sur le point que, une fois électeurs, nous aurions à donner non seulement une signification agitative mais également positive aux élections et à l'action parlementaire.» Marchons donc pour réaliser ce but d'agitation.
Vollmar, sous ce rapport, fut le plus conséquent parmi les social-démocrates allemands, et ses propositions indiquent de plus en plus la ligne de conduite que ceux-ci devront suivre à l'avenir[18].
Le parlementarisme, comme système, est défectueux même si l'on tâchait de l'améliorer, ce serait peine perdue. L'ouvrage de Leverdays, Les Assemblées parlantes, est sous ce rapport très instructif et la question y est traitée à fond. Pourquoi les parlementaires ne tâchent-ils pas de réfuter ce livre? Les Chambres ou Parlements ressemblent beaucoup à un moulin à paroles ou, comme dit Leverdays, à «un gouvernement de bavards à portes ouvertes». Un bon député, ne s'en tenant qu'à sa propre expérience, ses propres intentions et sa propre conviction, devrait être au moins aussi capable que l'ensemble des ministres, aidés par les employés spéciaux de leurs ministères. On doit savoir juger de tout, car les choses les plus diverses et les plus disparates viennent à l'ordre du jour d'un Parlement. Il faut être au moins une encyclopédie vivante. Quel supplice pour le député qui se donne pour devoir—et il doit le faire!—d'écouter tous les discours.
«À La Haye, à la Gevangenpoort[19], le geôlier vous raconte qu'en des temps plus barbares, les criminels étaient jetés à terre sur le dos, et qu'on faisait tomber de l'eau, goutte à goutte, du plafond sur leur tête. Et le brave homme ajoute toujours que c'est là le plus cruel supplice.
Eh bien, ce cruel supplice est transporté au Binnenhof[20], et un bon député subit journellement le martyre et le tourment de sentir tomber cette goutte d'eau continuelle, non sur sa tête, mais à son oreille, sous la forme de speeches d'honorables confrères.
«L'orateur peut seul, de temps en temps, prendre haleine: de là probablement le phénomène que celui qui parle tire en longueur ses «prises d'haleine» aux dépens de ses honorables confrères[21]».
On a vu que cela n'allait guère; aussi a-t-on inventé toutes sortes de diversions afin de se rendre la vie supportable. On avait le buffet pour se reposer, on avait le système de «la spécialité», auquel on se soumettait en parlant et en votant, on avait des membres actifs et votants. Ajoutons à cela qu'il fallait s'enfermer dans les limites d'un parti, car celui qui était isolé et travaillait individuellement, manquait absolument d'influence.
Au sujet des Parlements, on pourrait citer cette parole de Mirabeau: «Ils veulent toujours et ne font jamais.» Leverdays également mérite d'être médité: «Les Hollandais de nos jours, pour résister à la conquête, ne rompraient plus leurs digues comme au temps de Louis XIV. Nos Hollandais de la politique n'ouvrent pas pour noyer l'ennemi la digue à la Révolution. Sauvons la patrie, s'il se peut, mais à tout prix conservons l'ordre! En d'autres termes, plutôt l'ennemi au dehors que la justice au dedans! Et c'est ainsi qu'on ment aux peuples pour les livrer comme un bétail. En général, tant que la défense d'un peuple envahi reste aux mains des gens respectables, vous pouvez prédire à coup sûr qu'il est perdu, car ils trahissent.»
Il y a connexion entre liberté économique et liberté politique, de sorte qu'à chaque nouvelle phase économique de la vie correspond une nouvelle phase politique. Kropotkine l'a très bien démontré. La monarchie absolue dans la politique s'accorde avec le système de l'esclavage personnel et du servage dans l'économie. Le système représentatif en politique correspond au système mercenaire. Toutefois, ils constituent deux formes différentes d'un même principe. Un nouveau mode de production ne peut jamais s'accorder avec un ancien mode de consommation, et ne peut non plus s'accorder des formes surannées de l'organisation politique. Dans la société où la différence entre capitaliste et ouvrier disparaît, il n'y a pas de nécessité d'un gouvernement: ce serait un anachronisme, un obstacle. Des ouvriers libres demandent une organisation libre, et celle-ci est incompatible avec la suprématie d'individus dans l'État. Le système non capitaliste comprend en soi le système non gouvernemental.
Les chemins suivis par les deux socialismes n'aboutissent pas au même point; non, ce sont des chemins parallèles qui ne se joindront jamais.
Le socialisme parlementaire doit aboutir au socialisme de l'État. Les socialistes parlementaires ne s'en aperçoivent pas encore. En effet, les social-démocrates ont déclaré à Berlin que social-démocratie et socialisme d'État sont des «antithèses irréconciliables». Mais l'on commence par les chemins de fer de l'État, les pharmacies de l'État, assurance par l'État, etc., pour en arriver plus tard aux médicaments de l'État, à la moralité de l'État, à l'éducation de l'État. Les socialistes d'État ou socialistes parlementaires ne veulent PAS L'ABOLITION de l'État, mais la centralisation de la production aux mains du gouvernement, c'est-à-dire: l'État ORDONNATEUR GÉNÉRAL (alregelaar) DANS L'INDUSTRIE. Ne cite-t-on pas Glasgow et son organisation communale comme exemple de socialisme pratique? Émile Vandervelde, dans sa brochure Le Collectivisme, signale le même cas. Eh bien, si c'est là le modèle, les espérances de ce socialisme pratique ne sont pas fort grandes. En effet, l'armée des sans-travail y est immense; la population y vit entassée. Le même auteur cite encore le mouvement coopératif en Belgique, à Bruxelles, à Gand, à Jolimont, et dit qu'on pourrait l'appeler le collectivisme spontané. Tous ces échantillons constituent des exemples plutôt rebutants qu'attirants pour celui qui ne s'arrête pas à la surface, mais veut pénétrer jusqu'au fond les choses. Partout où fleurit le mouvement coopératif, c'est au détriment du socialisme, à moins que, comme à Gand, par exemple, l'on n'appelle les coopérateurs des socialistes. Là également ceux d'en bas règnent en apparence, quand, en réalité, ce sont ceux d'en haut, et la liberté disparaît comme dans les ateliers de l'État.
Liebknecht, voyant le danger, a dit à Berlin[22]:
«Croyez-vous qu'il ne serait pas très agréable à la plupart des fabricants de coton anglais que leur industrie passât aux mains de l'État? Surtout en ce qui concerne les mines, l'État, dans un délai plus ou moins rapproché, se verra forcé de les reprendre. Et chaque jour le nombre des capitalistes privés qui résistent deviendra plus petit. Non seulement toute l'industrie, mais également l'agriculture pourrait, avec le temps, devenir propriété d'État; cela ne se trouve aucunement en dehors des choses possibles, comme on l'a cru. Si, en Allemagne, on prenait aux grands propriétaires (qui se plaignent toujours de ne pouvoir exister) leurs terres au nom de l'État, en leur octroyant des indemnités convenables et le droit de devenir, en un certain sens, des satrapes de l'État (comme les satrapes de l'ancien royaume des Perses) en qualité de chefs suprêmes des petits bourgeois et des travailleurs de la campagne, pour diriger l'agriculture,—ne serait-ce pas une grande amélioration pour les seigneurs et croyez-vous que cela ne soit venu déjà souvent à l'idée des plus intelligents parmi les nobles? Évidemment ils s'empresseraient de consentir, car ils gagneraient aussi bien en influence qu'en revenus; mais cela s'aperçoit facilement au fond du socialisme d'État. L'idée ne doit pas être écartée comme étant complètement du domaine des chimères.»
Oh! quand la classe disparaissante des industriels et des propriétaires s'apercevra que le socialisme est une issue excellente pour eux, afin de faire reprendre par l'État, moyennant indemnité convenable, leur succession à moitié en faillite, ils arriveront en rangs serrés pour embrasser le socialisme pratique. Nous voyons qu'Émile Vandervelde déclare déjà que «la grande industrie doit être le domaine du collectivisme et c'est pourquoi le parti ouvrier demande et se borne à demander l'expropriation pour cause d'utilité publique des mines, des carrières, du sous-sol en général ainsi que des grands moyens de production et de transport.» Ainsi les petits peuvent se tranquilliser, car «la petite industrie et le petit commerce constituent le domaine de l'association libre» et les grands n'ont rien à craindre: si les affaires marchent mal, ils seront contents de s'en défaire contre indemnité. (Cf. le Collectivisme, p. 7.) Kautsky prédit la même chose aux petits bourgeois, dont, avant tout, l'on ne peut perdre les voix aux élections, quand il dit: «La transition à la société socialiste n'a aucunement comme condition l'expropriation de la petite industrie et des petits paysans. Cette transition, non seulement ne leur prendra rien, mais leur apportera au contraire certains profits.» (Das Erfurter Programm in seinem grundsätzlichen Theil erläutert von K. Kautsky, p. 150.) Ce danger, Liebknecht le voit parfaitement bien et la dernière bataille n'est pas livrée entre la social-démocratie et le socialisme d'État; mais il ne voit pas qu'il est impossible que le socialisme parlementaire se contente de l'action parlementaire comme but d'agitation, il doit avoir également un but positif—Liebknecht l'a démontré à la réunion du parti à Saint-Gall—et s'engagera forcément dans le sillage du socialisme d'État. À la réunion du parti à Berlin, Bebel en avait assez et déclara «qu'il n'était aucunement d'accord avec les théories de Liebknecht sur la signification du socialisme d'État».
Quel galimatias dans la définition de l'État. Liebknecht appelle d'abord le socialisme d'État «eminent staatsbildend» et plus loin il y voit une «staatsstürzende Kraft»[23]. Tantôt l'on dit: «Nous, les socialistes, nous voulons sauver l'État en le transformant et vous, qui voulez conserver la société anarchiste existante, vous ruinez l'État actuel par la tactique que vous suivez»; et encore: «l'État actuel ne peut se rajeunir qu'en conduisant le socialisme sur le chemin de la législation… La social-démocratie constitue justement le parti sur lequel l'État devrait s'appuyer tout d'abord, s'il y avait réellement des hommes d'État au pouvoir». Quelle différence avec la parole fière: «Le socialisme n'est plus une question de théorie, mais simplement une question brûlante qu'on ne pourra résoudre au Parlement, mais dans la rue, sur le champ de bataille!» Tantôt Bebel tient «la réforme sociale de la part de l'État pour excessivement importante», ensuite il lui attribue une valeur éphémère. Une autre fois il considère la chute de la société bourgeoise «comme très proche» et conseille fortement la discussion des questions de principes et puis il est partisan de réformes pratiques, parce que la société bourgeoise est encore solidement constituée et que «la discussion sur des questions de principes ferait naître l'idée que la transformation de la société est prochaine». On critique ceux qui, dans leur impatience, pensent que la révolution est proche et pourtant Bebel et Engels ont déjà fixé une date, l'an 1898 notamment, comme l'année du salut, l'année de la victoire, par la voie parlementaire, au moyen de l'urne électorale. Est-ce là peut-être le grand «Kladderadatsch» qu'il croit proche?
Liebknecht parle même de «l'enracinement (hineinwachsen) dans la société socialiste». Il croit maintenant qu'il est «possible d'arriver, par la voie des réformes, à la solution de la question sociale». Est-ce que l'État, l'État actuel, peut le faire? Marx et Engels se trompaient-ils quand ils enseignaient «que l'État est l'organisation des possédants pour l'asservissement des non-possédants»? Marx ne dit-il pas avec raison «que l'État, pour abolir le paupérisme, doit s'abolir lui-même, car l'essence du mal gît dans l'existence même de l'État»! Et Kautsky ne combattait-il pas Liebknecht lorsqu'il écrivait dans la Neue Zeit:
«Le pouvoir politique proprement dit est le pouvoir organisé d'une classe pour en opprimer une autre. (Manifeste communiste.) L'expression «État de classes» pour désigner l'État existant, nous paraît mal choisie. Existe-t-il un autre État? On me cite «l'État populaire (Volksstaat)», c'est-à-dire l'État conquis par le prolétariat. Mais celui-ci également sera un «État de classes». Le prolétariat dominera les autres classes. Il existera une grande différence en comparaison des États actuels: l'intérêt de classe du prolétariat exige l'abolition de toute différence de classes. Le prolétariat ne pourra se servir de sa suprématie que pour écarter, aussi vite que possible, les bases d'une séparation de classes, c'est-à-dire que le prolétariat s'emparera de l'État, non pour en faire un État «vrai», mais pour l'abolir; non pour remplir le «véritable» but de l'État, mais pour rendre l'État «sans but».
Comparez cette citation avec celles de Liebknecht et de Bebel et vous verrez qu'elles se contredisent absolument. L'une est l'essence du socialisme d'État contre laquelle l'autre doit lutter. Il faut choisir pourtant: Ou nous travaillons—comme dit Bebel—à réaliser tout ce qui est possible sur le terrain des réformes et améliorer autant que faire se peut la situation des travailleurs, sur la base des conditions sociales existantes; et ceci constitue la «praktisch eintreten (l'intervention pratique)» par laquelle la social-démocratie allemande obtient aux élections un si grand nombre de voix;—ou l'on part de l'idée que, sur la base des conditions sociales existantes, la situation des travailleurs ne peut être améliorée. Choisit-on la première hypothèse, on prolonge les souffrances du prolétariat, car toutes ces réformes ne servent qu'à fortifier la société existante. Et Bebel veut quand même reconnaître, pour ne pas être en contradiction avec Engels, qu'en dernière instance il faut en arriver a l'abolition de l'État, «la constitution d'une organisation de gouvernement qui ne soit autre chose qu'un guide pour le commerce de production et d'échange, c'est-à-dire une organisation qui n'a rien de commun avec l'État actuel». En somme, pratiquement on travaille à consolider l'État actuel, et en principe on accorde qu'il faut en arriver à l'abolition de l'État. Cela n'a ni rime ni raison.
Bebel dit au Parlement: «Je suis convaincu que, si l'évolution de la société actuelle se continue paisiblement, de telle façon qu'elle puisse atteindre son plus haut point de développement, il est possible que la transformation de la société actuelle en société socialiste se fasse également paisiblement et relativement vite; c'est ainsi que les Français, en 1870, devinrent républicains et se débarrassèrent de Napoléon, après qu'il eut été battu et fait prisonnier à Sedan.» Quelle autre signification peut-on donner à cette phrase que: Si tout se passe paisiblement, tout se passe paisiblement? Nommons des hommes capables pour remplir leurs fonctions—c'est le terme employé.—Comme si c'étaient les hommes et non le système qui est défectueux. N'est-on pas forcé de respirer de l'air vicié en entrant dans une chambre dont l'atmosphère est viciée? C'est la même chose que si l'on disait: Je suis convaincu que, si les oiseaux ne s'envolent pas, nous les attraperons; quand nous leur mettrons du sel sur la queue, nous les attraperons. Quand … mais voilà justement ce qu'on ne fait pas. Et ces paroles sont dangereuses car elles créent chez les travailleurs l'idée qu'en effet tout peut se passer paisiblement et une fois cette idée ancrée, le caractère révolutionnaire disparaît. Frohme, député allemand, ne dit-il pas que «vernünftigerweise (raisonnablement)» il ne peut venir à l'idée de la social-démocratie allemande de «vouloir abolir l'État»? Ne lit-on pas dans le Hamburger Echo du 15 novembre 1890:
«Nous déclarons franchement à M. le chancelier que nous lui dénions le droit de dénoncer la social-démocratie comme un parti menaçant l'État. Nous ne combattons pas l'État, mais les institutions de l'État et de la société qui ne s'accordent pas avec la véritable conception de l'État et de la société et avec sa mission. C'est nous, les social-démocrates, qui voulons ériger l'État dans toute sa grandeur et toute sa pureté. Nous défendons cela sans équivoque depuis plus d'un quart de siècle et M. le chancelier von Caprivi devrait bien le savoir. Là seulement où règne la véritable conception de l'État, existe le véritable amour de l'État.»
Quand nous entendons parler et lisons les définitions du «véritable socialisme» de la «véritable conception de l'État», nous pensons toujours au temps du «véritable christianisme». Il est regrettable que, de même qu'il y a eu vingt, cent véritables christianismes qui s'excluaient et s'excommuniaient mutuellement, il existe actuellement vingt et plus de véritables socialismes. Nous aurions dû oublier depuis longtemps ces bêtises, mais, hélas! cela n'est pas.
Non seulement l'État ne peut être conservé, mais il se montrera a peine sous sa véritable forme à l'avènement du socialisme. Non, cette action possibiliste, opportuniste, réformiste-parlementariste ne sert à rien et étouffe chez les travailleurs l'idée révolutionnaire que Marx tâcha de leur inculquer.
Comme des enfants, nous attribuons, en politique, à des personnages et à des partis corrompus ce qui, en réalité, n'est que le produit de situations générales profondes. Quelles garanties possédons-nous que ces hommes de notre parti feront mieux que leurs devanciers? Sont-ils invulnérables? Non. Les autres ont été corrompus et les nôtres le seront également, parce que l'homme est le produit des circonstances et subit par conséquent l'influence du milieu où il vit.
Engels a jugé si sévèrement l'action pratique dans les parlements, que nous ne pouvons comprendre comment il en arrive à ratifier la tactique du parti social-démocrate allemand. Voilà ce qu'il disait: «Une espèce de socialisme petit-bourgeois a ses représentants dans le parti social-démocratique, même en la fraction parlementaire; et d'une telle manière, que l'on reconnaît, il est vrai, comme justes les principes du socialisme moderne et le changement de tous les moyens de production en propriété collective, mais que l'on ne croit à leur réalisation possible que dans un avenir éloigné, pratiquement indéfinissable. C'est tout simplement du replâtrage social et, le cas échéant, on peut sympathiser avec la tendance réactionnaire pour le soi-disant «relèvement des classes travailleuses».
C'est ce que nous avons toujours affirmé. L'abolition de la propriété privée devient l'enseigne que l'on montre de loin et pendant ce temps on s'occupe des revendications pratiques. Et il est triste de constater que même des hommes comme Liebknecht travaillent dans ce sens. Voici ce qu'il affirmait lors du Congrès international de Paris, en 1889: «Les réformes pratiques, les réformes immédiatement réalisables et apportant une utilité directe, se mettent à l'avant-plan et elles en ont d'autant plus le droit qu'elles possèdent une force de recrutement pour amener de plus en plus la classe ouvrière dans le courant socialiste et frayer ainsi la route au socialisme.» C'est-à-dire les socialistes sont des agents de recrutement! Que devient la phrase: «Wer mit Feinden parlamentelt, parlamentirt; wer parlamentirt, paktirt»[24]
De cette manière l'on descend de plus en plus la pente où entraîne cette façon d'agir et l'on arrive à formuler un programme agricole, comme celui admis au Congrès ouvrier de Marseille, en 1892, où figurent «l'abolition des droits de mutation pour les propriétés d'une valeur moindre de 5000 francs» ainsi que «la révision du cadastre, et, en attendant cette mesure générale, la révision en parcelles par les communes». Un programme pareil a été accepté également par le parti ouvrier belge et le programme des social-démocrates suisses a les mêmes tendances. C'est ce qu'on appelle le socialisme petit-bourgeois.
L'État a toujours été l'instrument de force des oppresseurs contre les opprimés. De là provient que «la classe ouvrière ne peut prendre possession de la machine de l'État, afin de l'utiliser pour ses propres besoins». Nous lisons dans l'avant-propos de l'adresse d'Engels de 1891:
«D'après la conception philosophique, l'État est la «réalisation de l'idée» du royaume de Dieu sur terre, le domaine où l'éternelle vérité et l'éternelle justice se réalisent ou doivent se réaliser. Il en résulte une vénération superstitieuse pour l'État et pour tout ce qui est en rapport avec lui, qui se manifeste d'autant plus aisément qu'on s'est habitué, dès l'enfance, à la supposition que les affaires et les intérêts communs de toute la société ne peuvent être soignés autrement qu'ils l'ont été jusqu'ici, c'est-à-dire par l'État et ses employés bien rémunérés. Et l'on croit avoir fait un grand pas en avant lorsqu'on s'est affranchi de la croyance en la monarchie héréditaire et que l'on ne se réclame que de la république démocratique. En réalité l'État n'est autre chose qu'un instrument d'oppression d'une classe sur l'autre, et non moins sous la république démocratique que sous la monarchie; et en tout cas c'est un mal que, dans la lutte pour la suprématie des classes, ne pourra éviter le prolétariat triomphant, pas plus que la Commune n'a pu le faire; tout au plus en émoussera-t-on aussi vite que possible les angles les plus saillants jusqu'au moment où une génération future, élevée dans des conditions sociales nouvelles et libres, sera assez puissante pour se débarrasser du fatras de l'État.»
Engels écrit dans le même sens en plusieurs de ses livres scientifiques
et nous croyons rendre service à nos lecteurs en citant ces extraits.
Dans son importante brochure: Ursprung der Familie, des
Privateigenthums und des Staates[25], pp. 139-140, il dit:
«L'État n'existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui existaient sans État, ignorant complètement l'État et le pouvoir de l'État. À un certain degré de développement économique, lié nécessairement à la séparation en classes de la société, l'État, par suite de cette division, devint une nécessité. Nous approchons maintenant avec rapidité d'un degré de développement dans la production où l'existence de ces classes a non seulement cessé d'être une nécessité, mais constitue un obstacle positif à la production. Ces classes disparaîtront inéluctablement de la même manière qu'elles sont nées jadis. Avec elles disparaîtra également l'État. La société organisera de nouveau la production sur les bases de l'association libre et égale des producteurs et reléguera la machine de l'État à la place qui lui convient: le musée archéologique, à côté du rouet et de la hache de bronze.»
C'est le développement de l'État dans les classes et cette manière de voir est partagée par les anarchistes. Dans son autre brochure: Dühring's Umwalzung der Wissenschaft, pp. 267-268, il dit:
«L'État était le représentant officiel de toute la société, sa personnification en un corps visible, mais seulement en tant qu'il était l'État, de la classe qui représentait elle-même, pour lui, toute la société. Lorsqu'il devient réellement le représentant de toute la société, il devient superflu. Dès qu'il n'y a plus de classes sociales à opprimer, dès que disparaissent la suprématie des classes et la lutte pour la vie, avec ses antagonismes et ses extravagances résultant de l'anarchie dominant la production, il n'y a plus rien a réprimer, rien ne réclamant des mesures d'oppression. Le premier acte posé par l'État représentant en réalité toute la société,—la prise de possession des moyens de production au nom de la société,—est en même temps le dernier acte posé en sa qualité d'État. L'intrusion d'un pouvoir d'État dans les situations sociales devient superflue successivement sous tous les rapports et disparaît d'elle-même. Au lieu d'un gouvernement de personnes surgit un gouvernement d'affaires réglant la production. L'État n'est «pas aboli», il se meurt. C'est à ce point de vue-là que doit être considéré «l'État libre populaire», aussi bien après son droit d'agitation temporaire qu'après sa finale insuffisance scientifique, ainsi que la revendication soi-disant anarchiste affirmant qu'à un certain moment l'État sera aboli.»
Il est curieux de constater qu'Engels, qui combat les anarchistes, est lui-même anarchiste dans sa conception du rôle de l'État. Sa pensée est anarchiste, mais par les liens du passé il se trouve attaché à la social-démocratie allemande.
La nouvelle édition de quelques études, Internationales aus dem Volksstaat (1871-1875), comprend un avant-propos d'Engels dans lequel il dit que dans ces études il s'est toujours à dessein appelé communiste et quoiqu'il accepte la dénomination de social-démocrate, il la trouve hors de propos pour un parti «dont le programme économique est non seulement complètement socialiste, mais directement communiste, et dont le but politique final est la disparition de l'État, donc également de la démocratie».
Quelle différence y a-t-il avec l'opinion de Kropotkine lorsqu'il dit dans son Étude sur la révolution:
«L'abolition de l'État, voilà la tâche qui s'impose au révolutionnaire, à celui du moins qui a l'audace de la pensée, sans laquelle on ne fait pas de révolutions. En cela, il a contre lui toutes les traditions de la bourgeoisie. Mais il a pour lui toute l'évolution de l'humanité qui nous impose à ce moment historique de nous affranchir d'une forme de groupement, rendue, peut-être, nécessaire par l'ignorance des temps passés, mais devenue hostile désormais à tout progrès ultérieur.»
Du reste on s'aperçoit à quel degré l'on veut masquer cette évolution en combattant ceux qui l'ont dénoncée. Quoique l'ancienne Internationale eût écrit dans ses statuts que «la lutte économique doit primer la lutte politique», les soi-disant marxistes proclament qu'il faut s'emparer du pouvoir politique pour triompher dans la lutte économique. Et la Révolte avait raison lorsqu'elle écrivait à ce propos[26]: «C'était mentir au principe de l'Internationale. C'était dire aux fondateurs de l'Internationale et surtout à Marx, qu'ils étaient des imbéciles en proclamant la prééminence de la lutte économique sur les luttes politiques. Que pouvaient gagner les meneurs bourgeois dans les luttes économiques? Une augmentation de salaires? Mais ils ne sont pas salariés. Une diminution des heures de travail? Mais ils travaillent déjà chez eux, comme littérateurs ou comme fabricants! Ils ne pouvaient profiter que de la lutte politique. Ils cherchaient à y pousser les travailleurs. Les préjugés des travailleurs aidant, ils y réussirent.» Et ailleurs: «En effet, l'idée des marxistes est d'empêcher les travailleurs de s'occuper de lutte économique. La lutte économique, c'est bon pour des rêveurs comme Marx et Bakounine. En gens pratiques, ils s'occuperont de votes. Ils feront des alliances, les uns avec les conservateurs, les autres avec Guillaume II, et ils pousseront les leurs au parlement. C'est l'article premier, le point essentiel de la bible marxiste.»
Il paraît même qu'on s'abstient de parler du rôle de l'État; il en résulte que généralement on évite l'écueil par quelques phrases générales, sans approfondir aucunement la question. Ce fut encore Kropotkine qui traita le problème au véritable point de vue dans son Étude sur la Révolution:
«Les bourgeois savaient ce qu'ils voulaient; ils y avaient pensé depuis longtemps. Pendant de longues années, ils avaient nourri un idéal de gouvernement et quand le peuple se souleva, ils le firent travailler à la réalisation de leur idéal, en lui accordant quelques concessions secondaires sur certains points, tels que l'abolition des droits féodaux ou l'égalité devant la loi. Sans s'embrouiller dans les détails, les bourgeois avaient établi, bien avant la révolution, les grandes lignes de l'avenir. Pouvons-nous en dire autant des travailleurs? Malheureusement non. Dans tout le socialisme moderne et surtout dans sa fraction modérée, nous voyons une tendance prononcée à ne pas approfondir les principes de la société que l'on voudrait dégager de la révolution. Cela se comprend. Pour les modérés, parler révolution c'est déjà se compromettre et ils entrevoient que s'ils traçaient devant les travailleurs un simple plan de réformes, ils perdraient leurs plus ardents partisans. Aussi préfèrent-ils traiter avec mépris ceux qui parlent de société future ou cherchent à préciser l'oeuvre de la révolution. On verra cela plus tard, on choisira les meilleurs hommes et ceux-ci feront tout pour le mieux! Voilà leur réponse. Et quant aux anarchistes, la crainte de se voir divisés sur des questions de société future et de paralyser l'élan révolutionnaire, opère dans un même sens; on préfère généralement, entre travailleurs, renvoyer à plus tard les discussions que l'on nomme (à tort, bien entendu) théoriques, et l'on oublie que peut-être dans un an ou deux on sera appelé à donner son avis sur toutes les questions de l'organisation de la société, depuis le fonctionnement des fours à pains jusqu'à celui des écoles ou de la défense du territoire—et que l'on n'aura même pas devant soi les modèles de l'antiquité dont s'inspiraient les révolutionnaires bourgeois du siècle passé.»
Il est vrai que c'est peine inutile de chercher à greffer des idées de liberté et de justice sur des coutumes surannées, décrépites. Vouloir élever un monument sur des fondations pourries n'est certes pas oeuvre d'un bon architecte. Herbert Spencer, à ce point de vue dit avec raison: «Les briques d'une maison ne peuvent être utilisées d'une manière quelconque qu'après la démolition de cette maison. Si les briques sont jointes avec du mortier, il est très difficile de détruire leur assemblage. Et si le mortier est séculaire, la destruction de la masse compacte présentera de si grandes difficultés qu'une reconstruction avec des matériaux neufs sera plus économique qu'avec les vieux.»
Beaucoup ne saisissent pas la corrélation existant entre le pouvoir et la propriété. Ce sont là les deux colonnes fondamentales d'un même bâtiment, la société actuelle, or celui qui veut renverser l'une et laisser l'autre debout, ne fait que de la demi-besogne. En fait on n'a jamais osé se heurter à la machine de l'État; on la reprit simplement sans comprendre que l'on introduisait dans ses propres remparts le cheval de Troie. Moritz Rittinghausen, dont l'ouvrage, La Législation directe par le Peuple, mérite d'être lu, mit le doigt sur la plaie lorsqu'il écrivit:
«Si vous vous trompez dans les moyens d'application, dans la question gouvernementale, votre révolution sera bientôt la proie des partis du passé, eussiez-vous les idées les plus saines, les plus justes en science sociale. Mieux vaudrait, nous n'hésitons pas à le dire, mieux vaudrait bien comprendre la nature, l'essence du gouvernement démocratique, sans se soucier beaucoup des réformes que ce gouvernement doit, du reste, nécessairement amener.»
Ici s'applique cette vérité du Nouveau Testament: «Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres; sinon les outres crèvent, le vin s'écoule et les outres sont perdues; mais on met le vin nouveau dans des outres neuves pour conserver les deux ensemble.» L'oubli de ce principe fondamental a amené déjà beaucoup de maux dans le monde, car toujours on a voulu ciseler la nouvelle révolution sur le modèle de vieilles devancières:
«Quand nous jetons un coup d'oeil sur la masse des révolutionnaires, marxistes, possibilistes, blanquistes et même bourgeois—car tous se retrouveront dans la révolution qui germe en ce moment; quand nous voyons que les mêmes partis (qui répondent, chacun à certaines manières de penser, et non à des querelles personnelles, ainsi qu'on l'affirme quelquefois) se retrouvent dans chaque nation, sous d'autres noms, mais avec les mêmes traits distinctifs; et quand nous analysons leurs fonds d'idées, leurs buts et leurs procédés—nous constatons avec effroi que tous ont le regard tourné vers le passé; qu'aucun n'ose envisager l'avenir et que chacun de ces partis n'a qu'une idée: faire revivre Louis Blanc ou Blanqui, Robespierre ou Marat, plus puissants comme force de gouvernement, mais tout aussi impuissants d'accoucher d'une seule idée capable de révolutionner le monde.»
L'on doit bien se convaincre que toutes les révolutions n'ont servi qu'à fortifier et accroître la suprématie et la puissance de la bourgeoisie. Aussi longtemps que l'État, basé sur la loi, existe et développe de plus en plus ses fonctions, aussi longtemps que l'on continuera à travailler dans cette voie, aussi longtemps nous serons esclaves. Si, dans la révolution prochaine, le peuple ne se rend pas compte de sa mission, qui consiste à abolir l'État avec tous ses codes et à empêcher surtout son enracinement dans la société socialiste, tout le sang qui sera versé le sera inutilement et tous les sacrifices de la masse—car c'est elle qui fit toujours les plus grands sacrifices, quoiqu'on n'en parle jamais—ne serviront qu'à élever quelques ambitieux qui ne recherchent que l'application de l'«Ôte-toi de là que je m'y mette». Nous n'avons cure d'un changement de personnalités; nous voulons le changement complet de l'organisation sociale que nous subissons. De plus en plus sera prouvée la vérité que «l'avenir n'appartient plus au gouvernement des hommes, mais au gouvernement des affaires» (Aug. Comte). Il est indubitable que la décision sur le meilleur système dépendra de la demande: Quel système permet le plus d'expansion de liberté et de spontanéité? Car si la liberté de vivre à sa guise doit être sacrifiée, une des plus grandes caractéristiques de la nature humaine, l'individualité, disparaîtra.
À ce point de vue tous pourraient marcher d'accord, Engels aussi bien que les anarchistes, si l'on ne se laissait arrêter par des mots. Mais, ce qui s'allie se réunira quand même malgré les séparations et quant à ce qui est opposé, on parvient parfois à l'accorder artificiellement et pour quelque temps, mais cela finit toujours par se désagréger. C'est ce qui nous console et nous fait espérer malgré toutes les controverses et divisions qui s'élèvent entre des personnes qui, en somme, devraient s'entendre.
Considérons encore la question de savoir si des socialistes révolutionnaires et des anarchistes communistes peuvent marcher ensemble. Nous nous en tenons aux termes employés habituellement, quoique nous estimions que communisme et anarchisme sont des conceptions qui s'excluent l'une l'autre. Kropotkine, au contraire, dit dans son beau livre La Conquête du pain, p. 31, que «l'anarchie mène au communisme et le communisme à l'anarchie, l'un et l'autre n'étant que l'expression de la tendance prédominante des sociétés modernes à la recherche de l'égalité». Il m'a été impossible d'établir l'argumentation nécessaire. Qu'il appelle «le communisme anarchiste le communisme sans gouvernement, celui des hommes libres», et considère ceci comme «la synthèse des deux buts poursuivis par l'humanité à travers les âges: la liberté économique et la liberté politique», on y trouvera facilement à redire, mais une explication plus complète aurait été désirable.
Les anarchistes proprement dits sont de purs individualistes, qui acceptent même la propriété privée et n'excluent ni la production individuelle ni l'échange. De là provient que des hommes comme Benjamin Tucker[27] et d'autres ne considèrent pas Kropotkine et Most comme anarchistes. Pour cette raison nous ferons peut-être mieux de parler dorénavant de communistes révolutionnaires. Ni les socialistes révolutionnaires ni les anarchistes communistes n'y trouveront à redire.
Sur cette question nous ferons de nouveau une enquête, guidé par des hommes qu'apprécient leurs co-religionnaires.
Existe-t-il une divergence de principes entre le socialisme et l'anarchie?
Le parti social-démocratique allemand, à la réunion de Saint-Gall, vota la résolution suivante:
«La réunion du parti déclare que la théorie anarchiste de la société, en tant qu'elle poursuit l'autonomie absolue de l'individu, est anti-socialiste; qu'elle n'est autre chose qu'une forme partielle des principes du libéralisme bourgeois, quoiqu'elle parte des points de vue socialistes dans sa critique de l'ordre social existant. Elle est surtout incompatible avec la revendication socialiste de la socialisation des moyens de production et du règlement social de la production, et finit dans une contradiction insoluble, à moins que la production ne soit reportée à la petite échelle de la main-d'oeuvre.
«La religion anarchiste et la recommandation exclusive de la politique de violence se basent sur une conception erronée du rôle joué pas la violence dans l'histoire des peuples.
«La violence est aussi bien un facteur réactionnaire qu'un facteur révolutionnaire, plus réactionnaire même que révolutionnaire. La tactique de la violence individuelle n'atteint pas le but et est nuisible et condamnable en tant qu'elle offense les sentiments de justice de la masse!
«Nous rendons les persécuteurs responsables des actes de violence commis individuellement par des personnes poursuivies d'une manière excessive, et nous interprétons le penchant vers ces actes comme un phénomène ayant existé de tout temps en de pareilles situations et que des mouchards payés par la police emploient actuellement contre la classe ouvrière au profit de la réaction.»
Liebknecht, qui prit la parole comme référendaire, distingua trois sortes d'anarchistes: 1° des agents provocateurs; 2° des criminels de droit commun qui entourent leur crime d'un voile anarchiste; 3° les soi-disant défenseurs de la propagande par le fait qui veulent amener ou faire une révolution par des actes individuels.
Après avoir démontré la nécessité d'agiter, d'organiser et d'étudier—gradation qui s'éteint comme une chandelle, comme s'il était possible d'agiter et d'organiser sans études préalables, c'est-à-dire sans savoir pourquoi l'on agite et organise, la série des termes exige: et se révolutionnariser, mais le Liebknecht d'aujourd'hui a craint pour ce mot—il exprime de la manière suivante la différence entre socialisme et anarchie:
«Le socialisme concentre les forces, l'anarchie les sépare et est par conséquent politiquement et économiquement impuissante; elle ne s'accorde pas plus de l'action révolutionnaire que de la grande production moderne.» Et il trouve que l'anarchisme est et restera antirévolutionnaire.
Nous croyons la question résolue inexactement ainsi. Dans une démonstration scientifique on n'avance guère d'un pas vers la solution avec de grandes phrases. Qu'on pose d'abord la question: Un anarchiste est-il socialiste, oui ou non? Et ceci, d'après nous, ne se demande même pas. Quel est, en somme, le noyau, la quintessence du socialisme? La reconnaissance ou la non-reconnaissance de la propriété privée.
Il y a peu de temps parut le premier numéro d'une publication faite pour la propagande socialiste-anarchiste-révolutionnaire, intitulée: Nécessité et bases d'une entente, par Merlino; l'auteur y dit: «Nous sommes avant tout socialistes, c'est-à-dire que nous voulons détruire la cause de toutes les iniquités, de toutes les exploitations, de toutes les misères et de tous les crimes: la propriété individuelle.»
C'est-à-dire que, anarchistes et socialistes, ont le même ennemi: la propriété privée. De même Adolphe Fischer, un de ceux qui furent pendus à Chicago, déclara catégoriquement:
«Beaucoup voudraient savoir évidemment quelle est la corrélation entre anarchisme et socialisme et si ces deux doctrines ont quelque chose de commun. Plusieurs croient qu'un anarchiste ne peut être socialiste, ni un socialiste être anarchiste et réciproquement. C'est inexact. La philosophie du socialisme est une philosophie générale et comprend plusieurs doctrines subordonnées distinctes. À titre d'explication, nous voulons citer le terme «christianisme». Il existe des catholiques, des luthériens, des méthodistes, des anabaptistes, des membres d'Églises indépendantes et diverses autres sectes religieuses et tous s'intitulent: chrétiens. Quoique tout catholique soit chrétien, il serait inexact de dire que tout chrétien croit au catholicisme. Webster précise le socialisme comme suit: «Un règlement plus ordonné, plus juste et plus harmonieux des affaires sociales.» C'est le but de l'anarchisme; l'anarchisme cherche une meilleure forme pour la société. Donc, tout anarchiste est socialiste, mais tout socialiste n'est pas nécessairement un anarchiste. Les anarchistes, à leur tour, sont divisés en deux fractions: les anarchistes communistes et les anarchistes s'inspirant des idées de Proudhon. L'Association ouvrière internationale est l'organisation représentant les anarchistes communistes. Politiquement nous sommes des anarchistes et économiquement des communistes ou socialistes. En fait d'organisation politique, les communistes anarchistes demandent l'abolition du pouvoir politique; nous dénions à une seule classe ou à un seul individu le droit de régner sur une autre classe ou sur un seul individu. Nous pensons qu'il ne peut y avoir de liberté aussi longtemps qu'un homme se trouve sous la domination d'un autre, aussi longtemps que quelqu'un peut soumettre son semblable, sous quelque forme que ce soit, et aussi longtemps que les moyens d'existence sont monopolisés par certaines classes ou certains individus. Quant à l'organisation économique de la société, nous sommes partisans de la forme communiste ou méthode coopérative de production.»
Nous pourrions citer encore beaucoup d'auteurs qui tous parlent dans le même sens. Il existe donc un point de départ commun pour les socialistes et les anarchistes.
En second lieu, Merlino voudrait une organisation de la production: «Le principe fondamental de l'organisation de la production que chaque individu doit travailler, doit se rendre utile à ses semblables, à moins qu'il ne soit malade ou incapable … ce principe que tout homme doit se rendre utile par le travail à la société, n'a pas besoin d'être codifié: il doit entrer dans les moeurs, inspirer l'opinion publique, devenir pour ainsi dire une partie de la nature humaine. Ce sera la pierre sur laquelle sera édifiée la nouvelle société. Un arrangement quelconque fondé sur ce principe ne produira pas d'injustices graves et durables, tandis que la violation de ce principe ramènerait infailliblement et en peu de temps l'humanité au régime actuel.»
Conséquemment, nous sommes d'accord sur l'ABOLITION DE LA PROPRIÉTÉ
PRIVÉE et L'ORGANISATION DE LA PRODUCTION.
Voici le troisième point: Merlino part de l'idée que «l'expropriation de la bourgeoisie ne peut se faire que par la violence, par voies de fait. Les ouvriers révoltés n'ont à demander à personne la permission de s'emparer des usines, des ateliers, des magasins, des maisons et de s'y installer. Seulement ce n'est là, à peine, qu'un commencement de la prise de possession, un préliminaire: si chaque groupe d'ouvriers s'étant emparé d'une partie du capital ou de la richesse, voulait en demeurer maître absolu à l'exclusion des autres, si un groupe voulait vivre de la richesse accaparée et se refusait à travailler et s'entendre avec les autres pour l'organisation du travail, on aurait sous d'autres noms et au bénéfice d'autres personnes, la continuation du régime actuel. La prise de possession primitive ne peut donc qu'être provisoire: la richesse ne sera mise réellement en commun que quand tout le monde se mettra à travailler, quand la production aura été organisée dans l'intérêt commun.»
Les socialistes furent toujours d'accord sur ce point, mais depuis que le microbe parlementaire a exercé ses ravages parmi les socialistes, il n'en est plus ainsi.
À Erfurt, Liebknecht appela «la violence un facteur réactionnaire». Comment est-il possible, lorsque Marx, son maître, par lequel il jure, dit si clairement dans son Capital: «La violence est l'accoucheuse de toute vieille société enceinte d'une nouvelle. La violence est un facteur économique!» Il écrit, en outre, dans les Deutsch-französischen Jahrbücher, «L'arme de la critique ne peut remplacer la critique des armes; la violence matérielle ne peut être abolie que par la violence matérielle; la théorie elle-même devient violence matérielle dès qu'elle conquiert la masse.» Et si cela n'est pas encore assez explicite, que dire de cette citation de Marx dans la Neue Rheinische Zeitung: «Il n'y a qu'un seul moyen de diminuer, de simplifier, de concentrer les souffrances mortellement criminelles de la société actuelle, les sanglantes souffrances de gestation de la société nouvelle, c'est le TERRORISME RÉVOLUTIONNAIRE».
Engels ajoute dans The Condition of the working class in England: «La seule solution possible est une révolution violente qui ne peut plus tarder d'arriver. Il est trop tard pour espérer encore une solution paisible. Les classes sont plus antagonistes que jamais, l'esprit de révolte pénètre l'âme des travailleurs, l'amertume s'accentue; les escarmouches se concentrent en des combats plus importants, et bientôt une petite poussée suffira pour mettre tout en mouvement: alors retentira dans le pays le cri: Guerre aux palais, paix aux chaumières! Et les riches arriveront trop tard pour arrêter le courant.»
Marx et Engels reconnaissent donc la violence comme facteur révolutionnaire, et nous avons vu que Liebknecht l'appelle un facteur réactionnaire. N'est-il pas en complète opposition avec les deux premiers?
Alors, ce Marx était un charlatan, un hâbleur révolutionnaire, un Maulheld pour employer un qualificatif en honneur parmi les militants allemands. Il déclare carrément et sans ambages que la violence est un facteur révolutionnaire, et nulle part nous ne lisons qu'il se soit élevé au point de vue supérieur de quelques socialistes modernes, qui qualifient la violence de facteur réactionnaire.
Aucun révolutionnaire ne considérera la violence comme révolutionnaire sous toutes les formes et dans toutes les circonstances. En ce cas, toute émeute, toute résistance à la police devraient être considérées comme telle. Mais il est excessivement singulier de traiter d'actes réactionnaires la prise de la Bastille et la lutte des travailleurs sur les barricades en 1848 et 1871.
Est-ce que, par hasard, un discours au Parlement constitue un acte révolutionnaire? C'est possible, comme tout paraît possible aujourd'hui; on parle déjà de révolutionnaires parlementaires; oui, l'on considère les socialistes parlementaires comme les révolutionnaires par excellence. Il y a certains socialistes qui, pour certains faits, témoignent leur reconnaissance à la Couronne; il y en a même, comme Liebknecht et ses codéputés au Landtag saxon, qui jurent fidélité au roi, à la maison royale et à la patrie; sommé de s'expliquer, Liebknecht répondit: «Quant à l'assertion du commissaire du gouvernement par rapport au serment, je suis étonné que le président n'ait pas pris la défense de mon parti; il est reconnu que nous avons une autre conception de la religion, mais cela ne nous EXONÈRE PAS DE L'ENGAGEMENT PRIS EN PRÊTANT SERMENT. Dans mon parti on respecte la parole donnée, et, comme les socialistes démocrates ont tenu parole, ils sauront tenir leur serment.» Conséquemment, ils ont juré fidélité au roi et à sa maison: ce sont des socialistes royalistes. Il y en a en Hollande qui se trouvent sous le haut patronage du ministre, parce qu'ils appartiennent à la fraction distinguée, comme Bebel et Vollmar, qui poursuit un autre état de choses au moyen de la légalité.
Mais croient-ils donc réellement que la société bourgeoise actuelle aurait pu naître de la société féodale sans chasser les paysans de leurs terres, sans les lois sanglantes contre les expropriés, sans l'abolition violente des anciennes conceptions de la propriété, et pensent-ils que de la société actuelle la société socialiste naîtra sans révolutions violentes? Il est impossible d'être naïf à ce point-là, et pourtant ils font croire au grand public des inepties pareilles. Liebknecht a dit au Reichstag qu'il «est possible de résoudre la question sociale par le moyen des réformes». Eh bien, le croit-il, oui ou non? Si oui, il a renié complètement le Liebknecht de jadis, qui enseigna absolument le contraire. Si non, il en fait accroire au peuple et mène les gens par le bout du nez. Il n'y a pas de milieu.
Mais à quoi sert l'organisation des travailleurs, si ce n'est à en faire une puissance à opposer à la puissance des possesseurs? Est-ce que cette organisation est également un facteur réactionnaire? Si nous étions convaincus d'être assez forts, croyez-vous que nous supporterions un jour de plus notre état d'esclavage, de pauvreté et de misère?
Ce serait un crime de le faire.
La conviction de notre faiblesse, par manque d'organisation, est la seule raison pour laquelle nous subissons l'état de choses actuel.
Les gouvernements le savent mieux que nous. Pourquoi chercheraient-ils toujours à renforcer leur puissance?
Les partis antagonistes s'organisent et chacun tâche de pousser les autres à une action prématurée afin d'en profiter.
Tout dépend en outre de la conception de l'État. Liebknecht et ses co-antirévolutionnaires prennent une autre voie que Marx. Tandis que celui-ci écrivait: «L'État est impuissant pour abolir le paupérisme. Pour autant que les États se sont occupés du paupérisme, ils se sont arrêtés aux règlements de police, à la bienfaisance, etc. L'État ne peut faire autrement. Pour abolir véritablement la misère, l'État doit s'abolir lui-même, car l'origine du mal gît dans l'existence même de l'État, et non, comme le croient beaucoup de radicaux et de révolutionnaires, dans une formule d'État définie, qu'ils proposent à la place de l'État existant. L'existence de l'État et l'esclavage antiques n'étaient pas plus profondément liés que l'État et la société usurière modernes», Liebknecht croit qu'il y a nécessité que l'on prenne soin du pauvre, du petit, aussi longtemps qu'il vit et, à ce propos, il prononça au Parlement les paroles suivantes, qui forment un contraste frappant avec les idées de Marx: «Nous pensons que c'est un signe de peu de civilisation que cette grande opposition entre riches et pauvres. Nous pensons que la marche ascendante de la civilisation fera disparaître peu à peu cette opposition, et nous croyons que l'État, duquel nous avons la plus haute conception quant au but qu'il doit atteindre, a la mission civilisatrice d'abolir la distance entre pauvres et riches, et parce que nous attribuons cette mission à l'État, nous acceptons, en principe, le projet de loi présenté.»
Donc, tandis que l'un croit que l'État doit d'abord être aboli, avant de pouvoir faire disparaître l'antagonisme entre riches et pauvres, l'autre est d'avis que l'État a pour mission d'abolir cet antagonisme. Ces deux déclarations sont en complète opposition, ainsi que la suivante:
«Seulement par une législation, non pas chrétienne mais vraiment humaine, civilisatrice, imbue de l'esprit socialiste, réglant les rapports du travail et des travailleurs, s'occupant sérieusement et énergiquement de la solution de la question ouvrière et donnant à l'État son véritable emploi, vous pourrez écarter le danger d'une révolution… En un mot, vous n'éviterez la révolution qu'en prenant le chemin des réformes, des réformes efficaces. Si vous votez la loi avec les amendements que nous y avons proposés, pour en corriger les défauts, vous aurez fait un grand pas dans la voie réformatrice. Par là vous ne saperez pas le socialisme dans ses bases, mais vous lui aurez rendu service, car cette loi est un témoignage en faveur de la vérité de l'idée socialiste.»
Le Dr Muller, après avoir cité ces déclarations, dit avec raison: «Un replâtrage genre socialisme d'État est donc un témoignage en faveur de la vérité de l'idée socialiste!»
Voilà où l'on en est déjà arrivé … et l'on entendra bien des choses plus étonnantes. Sans le mouvement des soi-disant «Jeunes», le parti social-démocratique allemand serait embourbé encore plus profondément dans la vase.
Que l'on craigne l'accroissement du parlementarisme qui subordonne la lutte économique à la lutte politique, cela ressort clairement des questions portées à l'ordre du jour du Congrès international de Zurich. Le parti social-démocratique suisse disait dans sa proposition que «le parlementarisme, là où son pouvoir est illimité, conduit à la corruption et à la duperie du peuple». Les Américains affirmaient qu'il fallait veiller à ce que le parti social-démocratique conservât fidèlement son caractère révolutionnaire et qu'on ne doit pas imiter le système moderne des détenteurs du pouvoir.
On s'aperçoit clairement que le parlementarisme n'offre pas les garanties suffisantes pour conserver au socialisme son caractère révolutionnaire. Chaque fois que la social-démocratie sera sur le point de sombrer sur les récifs du parlementarisme, les anarchistes-communistes pousseront un cri d'alarme. Et cela nous viendra à propos.
Nous croyons qu'anarchistes et socialistes révolutionnaires peuvent accepter sans arrière-pensée la formule suivante à laquelle les anarchistes, réunis à Zurich, ont déclaré n'y trouver rien à redire:
«Tous ceux qui reconnaissent que la propriété privée est l'origine de tous les maux et croient que l'affranchissement de la classe ouvrière n'est possible que par l'abolition de la propriété privée;
Tous ceux qui reconnaissent qu'une organisation de la production doit avoir pour point de départ l'obligation de travailler pour avoir un droit de quote-part aux produits résultant du travail en commun;
Tous ceux qui acceptent que l'expropriation de la bourgeoisie doit être poursuivie par tous les moyens possibles, soit légaux, soit illégaux, soit paisibles, soit violents;
Peuvent coopérer au renversement de la société moderne et à la création d'une nouvelle.»
Au lieu d'être des antithèses incompatibles, le socialisme révolutionnaire et l'anarchisme peuvent donc coopérer. Nous sommes d'accord avec Teistler lorsqu'il écrit dans sa brochure: Le Parlementarisme et la classe ouvrière (n° 1 de la bibliothèque socialiste de Berlin):
«La classe ouvrière n'obtiendra jamais rien par la voie politico-parlementaire. Étant une couche sociale opprimée, elle n'exercera aucune influence tant que la domination de classes existera. Et le prolétariat possédera depuis longtemps la suprématie économique quand sera brisée la force politique de la bourgeoisie. Inutile donc de compter qu'il influence la législation. D'ailleurs, la puissance politique ne saurait jamais atteindre le but économique poursuivi par les travailleurs. Car voici comment les choses se passeront en réalité: Dès que le prolétariat aura aboli la forme de production, l'échafaudage politique de l'État de classes s'effondrera. Mais l'organisation politique entière ne peut être modifiée par une action politique. Comment, par exemple, par voie parlementaire, écarter ou rendre sans effet la loi des salaires? La supposition même est absurde! La législation économique entière n'est que la sanction, la codification de situations existantes et de choses exercées pratiquement. Seulement quand ils auront déjà acquis un résultat pratique ou quand ce sera dans l'intérêt des classes dominantes, les travailleurs obtiendront quelque chose par la voie parlementaire. En tous cas, le mouvement social constitue la force motrice. C'est pourquoi il est inexcusable de vouloir pousser les travailleurs, du terrain économique sur le terrain purement politique».
Les socialistes révolutionnaires, avec les anarchistes-communistes si possible, doivent diriger la lutte des classes, organiser les masses et utiliser les grèves comme leur moyen de pouvoir politique, au lieu d'user leurs forces dans la lutte politique. Laissons la politique aux politiciens.
Aussi longtemps qu'existera la puissance du capital, aussi longtemps également le parlementarisme sera un moyen employé par les possesseurs contre les non-possesseurs. Et le capitalisme se montre jusque dans le parti social-démocratique. Nous pourrions en donner nombre d'exemples. Nous pourrions citer la coopérative modèle des socialistes gantois, où règne la tyrannie et où la liberté de la critique est étouffée, oui, punie de la privation de travail! Et la même crainte qui empêche les ouvriers d'une fabrique, menacés de perdre leur gagne-pain, de témoigner la vérité contre leur patron, ou qui fait même signer une pièce dans laquelle, à l'encontre de la vérité, ils protestent contre une attaque envers le fabricant, cette même crainte empêche là-bas les socialistes de confirmer la vérité que je proclame, moi, parce que je suis indépendant.
Regardez les pays de suffrage universel comme l'Allemagne et la France. Le sort de l'ouvrier y est-il meilleur? Voyez les États-Unis; les élections y sont la plus grande source de corruption sous la toute-puissance du capitalisme. Un de ces chefs électoraux qui, par la masse d'argent qu'il recevait, a fait élire les deux derniers présidents, Harrison et le respectable (?) Cleveland, fut dénoncé dernièrement et condamné à quelques années de prison. En fait, les États-Unis sont gouvernés par ces tripoteurs à la solde des banquiers et ce sont ceux-là qui indiquent la politique à suivre.
Et nous ne pourrions condamner le pauvre diable qui préfère accepter quelques francs pour son vote plutôt que de souffrir la faim avec femme et enfants. C'est la chose la plus naturelle du monde. Qu'un autre lui donne un peu plus, il deviendra clérical, libéral ou socialiste convaincu. Il est poussé par la faim et dans ce cas nous n'avons pas le courage de le condamner.
À ce sujet, la remarque de Henry George est très juste: «Le millionnaire soutient toujours le parti au pouvoir, quelque corrompu qu'il soit. Il ne s'efforce jamais de créer des réformes, car instinctivement il craint les changements. Jamais il ne combat de mauvais gouvernements. S'il est menacé par ceux qui possèdent le pouvoir politique, il ne se remue pas, il ne fait pas d'appel au peuple, mais il corrompt cette force par l'argent. En réalité, la politique est devenue une affaire commerciale et pas autre chose. N'est-il pas vrai «qu'une société, composée de gens excessivement riches et de gens excessivement pauvres, devient une proie facile pour ceux qui cherchent à s'emparer du pouvoir»?
Eh bien, si cela est vrai, nous sommes convaincus que la lutte politique ne nous aide pas, ne saurait nous aider. Car, pendant ce temps, l'évolution économique va à la dérive. Une forme démocratique et un mauvais gouvernement peuvent marcher de pair. La base de tout problème politique est la question sociale et ceux qui tendent à s'emparer du pouvoir politique n'attaquent pas le mal à sa source vitale.
Nous devons bien voter et si le parlementarisme n'a rien produit jusqu'ici, c'est parce que nous avons voté mal. Tachez d'avoir des hommes capables de remplir leur mission, crient les charlatans politiques.—Parfaitement, répétons-nous, attrapons les oiseaux en leur mettant du sel sur la queue.
Les collectivistes ont lieu d'être satisfaits de la marche des événements. Émile Vandervelde dit dans sa brochure précitée: «À ne considérer que l'état pécuniaire, la force motrice des deux systèmes serait sensiblement équivalente. Mais il faut tenir compte, en faveur de la solution collectiviste, d'un facteur moral dont l'influence ira toujours grandissant: au lieu d'être les subordonnés d'une société anonyme, ceux qui dirigent actuellement l'armée industrielle deviendraient des hommes publics, investis par les travailleurs eux-mêmes d'un mandat de confiance.»
Mais il oublie d'ajouter que, d'après sa conception, les ouvriers seront tous «les subordonnés d'une grande société anonyme», l'État notamment, c'est-à-dire qu'il n'y aura pas beaucoup de progrès. Tâchons de ne pas avoir un changement de tyrannie au lieu de son abolition, et par le collectivisme on n'arrivera qu'à transformer le patronat et non à le supprimer. Un État pareil sera infiniment plus tyrannique que l'État actuel.
Platon, dans sa République, fait la réflexion suivante:
«Pour cette raison les bons refusent de gouverner pour l'argent ou l'honneur; car ils ne veulent pas avoir la réputation d'être des mercenaires ou des voleurs, en acceptant publiquement ou en s'appropriant secrètement de l'argent; ils ne tiennent pas non plus aux honneurs. Par la force et les amendes on doit les contraindre à accepter le pouvoir et on trouve scandaleuse la conduite de celui qui recherche une position gouvernementale et n'attend pas jusqu'à ce qu'il soit forcé de l'accepter. Actuellement la plus grande pénitence pour ceux qui ne veulent pas gouverner eux-mêmes, est qu'ils deviennent les subordonnés de moins bons qu'eux, et c'est pour éviter cela, je crois, que les bons prennent le gouvernement en mains. Mais alors ils ne l'acceptent pas comme une chose qui leur fera beaucoup de plaisir, mais comme une chose inévitable qu'ils ne peuvent laisser à d'autres. Pour cette raison je pense que si jamais il devait exister un État exclusivement composé d'hommes bons, on chercherait autant à ne pas gouverner qu'on cherche actuellement à gouverner; et qu'il serait prouvé que le véritable gouvernement ne recherche pas son propre intérêt mais celui de ses subordonnés et que, par conséquent, tout homme sensé préfère se trouver sous la direction des autres que de se charger lui-même du pouvoir.»
Ce qui prouve que Platon avait aussi des tendances anarchistes.
Actuellement, on dit souvent: Quoi qu'il arrive, nous devrons quand même franchir l'étape de l'État socialiste des social-démocrates, pour arriver à une société meilleure. Nous ne disons pas non. Mais si cela devrait être vrai, nous aurions encore beaucoup et longtemps à batailler. Si les symptômes actuels ne nous induisent pas en erreur, nous voyons déjà la petite bourgeoisie, alliée à l'aristocratie des travailleurs, se préparer à reprendre le pouvoir des mains de ceux qui gouvernent aujourd'hui. Ce sera la dictature du quatrième État derrière lequel s'en est déjà formé un cinquième. Et n'allez pas croire que ce cinquième État sera plus heureux sous la domination du quatrième que celui-ci ne l'est sous la domination du troisième. À en juger par quelques faits récents, nous pouvons avoir à ce sujet des appréhensions parfaitement justifiées. Que reste-t-il de la liberté de penser dans le parti officiel social-démocrate allemand? La discipline du parti est devenue une tyrannie et malheur à celui qui s'oppose à la direction du parti: sans pitié il est exécuté. Quelle liberté y a-t-il dans les coopératives tant prônées de la Belgique? Nous pourrions citer des faits prouvant qu'une telle liberté est un despotisme pire que celui exercé aujourd'hui[28]. En tout cas, le cinquième État aura la même lutte à soutenir et il faudra un effort énorme pour l'affranchir de la domination du quatrième État. Et s'il se produit encore une domination du cinquième État au détriment du sixième, etc., combien longues seront alors les souffrances du prolétariat? Une fois un État social-démocratique constitué, il ne sera pas facile de l'abolir et il est bien possible qu'il soit moins difficile de l'empêcher de se développer à sa naissance que de l'anéantir lorsqu'il sera constitué. On ne peut supposer que le peuple, après avoir épuisé ses forces dans la lutte homérique contre la bourgeoisie, sera immédiatement prêt à lutter contre l'État bureaucratique des social-démocrates. Si nous arrivons jamais à cet État-là nous serons pendant longtemps accablés par ses bénédictions. De la révolution chrétienne au commencement de notre ère—qui était d'abord également à tendance communiste—nous sommes tombés aux mains du despotisme clérical et féodal et nous le subissons actuellement à peu près depuis vingt siècles.
Si cela peut être évité, employons-y nos efforts. Liebknecht croyait à Berlin que le socialisme d'État et la social-démocratie n'avaient plus que la dernière bataille à livrer: «Plus le capitalisme marche à sa ruine, s'émiette et se dissout, plus la société bourgeoise s'aperçoit que finalement elle ne peut se défendre contre les attaques des idées socialistes, et d'autant plus nous approchons de l'instant où le socialisme d'État sera proclamé sérieusement; et la dernière bataille que la social-démocratie aura à livrer se fera sous la devise: «Ici, la social-démocratie, là, le socialisme d'État.» La première partie est vraie, la seconde pas. Il est évident qu'alors les social-démocrates auront été tellement absorbés par les socialistes d'État, qu'ils feront cause commune. N'oublions pas que, d'après toute apparence, la révolution ne se fera pas par les social-démocrates, qui pour la plupart se sont dépouillés, excepté en paroles, de leur caractère révolutionnaire; mais par la masse qui, devenue impatiente, commencera la révolution à l'encontre de la volonté des meneurs. Et quand cette masse aura risqué sa vie, la révolution aboutissant, les social-démocrates surgiront tout à coup pour s'approprier, sans coup férir, les honneurs de la révolution et tâcher de s'en emparer.
Actuellement les socialistes révolutionnaires ne sont pas tout à fait impuissants; ils peuvent aboutir aussi bien à la dictature qu'à la liberté. Ils doivent donc tâcher qu'après la lutte la masse ne soit renvoyée avec des remerciements pour services rendus, qu'elle ne soit pas désarmée; car celui qui possède la force prime le droit. Ils doivent empêcher que d'autres apparaissent et s'organisent comme comité central ou comme gouvernement, sous quelque forme que ce soit, et ne pas se montrer eux-mêmes comme tels. Le peuple doit s'occuper lui-même de ses affaires et défendre ses intérêts, s'il ne veut de nouveau être dupé. Le peuple doit éviter que des déclarations ronflantes, des droits de l'homme se fassent sur le papier, que la socialisation des moyens de production soit décrétée et que ne surgissent en réalité au pouvoir de nouveaux gouvernants, élus sous l'influence néfaste des tripotages électoraux—qui ne sont pas exclus sous le régime du suffrage universel—et sous l'apparence d'une fausse démocratie. Nous en avons assez des réformes sur le papier: il est temps que l'ère arrive des véritables réformes. Et cela ne se fera que lorsque le peuple possédera réellement le pouvoir. Qu'on ne joue pas, non plus, sur les mots «évolution» et «révolution» comme si c'étaient des antithèses. Tous deux ont la même signification; leur unique différence consiste dans la date de leur apparition. Deville, que personne ne soupçonnera d'anarchisme, mais qui est connu et reconnu comme social-démocrate et possède une certaine influence, Deville le déclare avec nous. À preuve son article: «Socialisme, Révolution, Internationalisme» (livraison de décembre de la revue L'Ère nouvelle), dans lequel il écrit: «Évolution et révolution ne se contredisent pas, au contraire: elles se succèdent en se complétant, la seconde est la conclusion de la première, la révolution n'est que la crise caractéristique qui termine effectivement une période évolutive.» Après il cite un exemple que j'ai moi-même rappelé déjà souvent: «Voyez ce qui se passe pour le poussin. Après avoir régulièrement évolué à l'intérieur de la coquille, la petite bête ignore que l'évolution a été décrétée exclusive de toute violence: au lieu d'employer ses loisirs à user tout doucement sa coquille, elle ne fait ni une ni deux et la brise sans façon. Eh bien! le socialisme, le cas échéant, imitera le poussin: si les événements le lui commandent, il brisera la légalité dans laquelle il se développe et dans laquelle il n'a, pour l'instant, qu'à poursuivre son développement régulier. Ce qui constitue essentiellement une révolution, c'est la rupture de la légalité en vigueur: c'est là la seule condition nécessaire pour la constituer, tout le reste n'est qu'éventuel.»
En effet, la révolution n'est autre chose que la phase finale inévitable de toute évolution, mais il n'y a pas d'antithèse entre ces deux termes, comme on le proclame souvent. Qu'on ne l'oublie pas, pour éviter toute confusion. Une révolution est une transition vive, facilement perceptible, d'un état à un autre; une évolution, une transition beaucoup plus lente et partant moins perceptible.
Résumons-nous et arrivons à établir cette conclusion que LE SOCIALISME EST EN DANGER par suite de la tendance de la grande majorité. Et ce danger est l'influence du capitalisme sur le parti social-démocrate. En effet, le caractère moins révolutionnaire du parti dans plusieurs pays provient de la circonstance qu'un nombre beaucoup plus grand d'adhérents du parti ont quelque chose à perdre si un changement violent de la société venait à se produire. Voilà pourquoi la social-démocratie se montre de plus en plus modérée, sage, pratique, diplomatique (d'après elle plus rusée), jusqu'à ce qu'elle s'anémie à force de ruse et devienne tellement pâle qu'elle ne se reconnaîtra plus. La social-démocratie obtiendra encore beaucoup de voix, quoique l'augmentation ne se fasse pas aussi vite que le rêvent Engels et Bebel,—comparez à ce sujet les dernières et les avant-dernières élections en Allemagne,—il y aura plus de députés, de conseillers communaux et autres dignitaires socialistes; plus de journaux, de librairies et d'imprimeries; dans les pays comme la Belgique et le Danemark il y aura plus de boulangeries, pharmacies, etc., coopératives; l'Allemagne comptera plus de marchands de cigares, de patrons de brasserie, etc.; en un mot, un grand nombre de personnes seront économiquement dépendantes du futur «développement paisible et calme» du mouvement, c'est-à-dire qu'il ne se produira aucune secousse révolutionnaire qui ne soit un danger pour eux. Et justement ils sont les meneurs du parti et, par suite de la discipline, presque tout-puissants. Ici également ce sont les conditions économiques qui dirigent leur politique. Quand on voit le parti allemand approuvé chez nous par la presse bourgeoise, qui l'oppose aux vulgaires socialistes révolutionnaires, cela donne déjà à réfléchir. Un de nos principaux journaux écrivait à ce sujet les lignes suivantes, dans lesquelles il y a quelque chose à apprendre pour l'observateur attentif: «Nos socialistes, dans les dernières années, ont pris tant de belles manières, se sont frisés et pommadés si parlementairement, que l'on peut se dire en présence de la lente transformation d'un parti conçu révolutionnairement en un parti non précisément radical, mais qui considère le cadre de la société existante comme assez élastique et suffisant pour enclaver même ce parti, fût-ce avec quelque résistance. Le développement actuel du socialisme allemand est un sujet très important, dont nous n'avons pas à nous occuper pour le moment. Même si le nombre des députés socialistes au Reichstag s'élève à 60-70, il n'y a pas encore de danger politique dont doive s'alarmer l'empire allemand. D'abord, le socialisme prouve sa faiblesse en devenant un parti parlementairement fort, car ses adhérents en attendent alors des résultats plus positifs, que cette fraction parlementaire ne pourra leur donner qu'en devenant encore plus apprivoisée, plus condescendante. En second lieu on peut supposer que les partis non socialistes aplaniront mainte opposition existant actuellement entre eux, et ce à mesure que le socialisme les combattra plus vivement comme un parti ayant de l'influence sur la législature.»
Singer, au nom du parti social-démocratique, a reconnu qu'au Parlement on tâche de formuler ses revendications de telle manière qu'elles puissent être acceptées par les classes dominantes. Ce qui veut dire, en d'autres termes, que l'on devient un parti de réformes. L'idée révolutionnaire est supprimée par la confiance dans le parlementarisme. On demande l'aumône à la classe dominante, mais celle-ci agit d'après les besoins de ses propres intérêts. Lorsqu'elle prend en considération les revendications socialistes, elle ne le fait pas pour les social-démocrates, mais pour elle-même. L'on aboutit ainsi au marécage possibiliste petit-bourgeois et involontairement la lutte des classes est mise à l'arrière-plan.
Cela sonne bien lorsqu'on veut nous faire accroire que la classe travailleuse doit s'emparer du pouvoir politique pour arriver à son affranchissement économique, mais, pratiquement, est-ce bien possible? Jules Guesde compare l'État à un canon qui est aux mains de l'ennemi et dont on doit s'emparer pour le diriger contre lui. Mais il oublie qu'un canon est inutile sans les munitions nécessaires et l'adversaire détient celles-ci en réglant en sa faveur les conditions économiques. Comment l'ouvrier, dépendant sous le rapport économique, pourra-t-il jamais s'emparer du pouvoir politique? Nous verrions plutôt le baron de Münchhausen passer au-dessus d'une rivière en tenant en main la queue de sa perruque que la classe ouvrière devenir maîtresse de la politique aussi longtemps qu'économiquement elle est complètement dépendante.
Mais le danger qui nous menace n'est pas si grand; c'est visiblement une phase de l'évolution; nous n'avons pas à constituer un mouvement selon nos désirs, mais nous avons à analyser la situation; malgré tous les efforts des meneurs pour endiguer le mouvement, le développement économique poursuit sa marche et les hommes seront forcés de se conformer à ce développement, car lui ne se conforme pas aux hommes.
Il n'est pas étonnant que des pays arriérés comme l'Allemagne et l'Autriche soient partisans de cette tendance autoritaire; car lorsque les pays occidentaux comme la France, l'Angleterre, les Pays-Bas et la Belgique avaient déjà bu depuis longtemps à la coupe de la liberté, l'Allemagne ne savait pas encore épeler le mot liberté. Voilà pourquoi le développement politique y est presque nul et tandis qu'elle a rattrapé les autres pays sur le chemin du développement économique, elle reste en arrière pour le développement politique. Celui qui connaît plus ou moins l'État policier allemand,—et ceci concerne encore plus l'Autriche,—sait combien l'on y est encore arriéré. Et quoique Belfort-Bax considère les socialistes allemands comme «les meneurs naturels du mouvement socialiste international», nous pensons que la direction d'un tel mouvement—il paraît qu'on rêve toujours de direction—ne peut être confiée à un des peuples orientaux. La germanisation du mouvement international, le Deutschland, Deutschland über alles[29] qu'on aime tant à appliquer là-bas, serait un recul, que doivent redouter les peuples occidentaux plus avancés.
Nous envisageons l'avenir avec calme parce que nous avons la conviction que ce ne sont pas nos théories qui provoquent la marche suivie et que l'avenir appartient à ceux qui se seront le mieux rendu compte des événements, qui auront analysé le plus exactement les signes des temps.
Pour nous la vérité est dans la parole suivante: Aujourd'hui le vol est Dieu, le parlementarisme est son prophète et l'État son bourreau; c'est pourquoi nous restons dans les rangs des socialistes libertaires, qui ne chassent pas le diable par Belzébub, le chef des diables, mais qui vont droit au but, sans compromis et sans faire des offrandes sur l'autel de notre société capitaliste corrompue.