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Le socialisme en danger

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IV

LE SOCIALISME D'ÉTAT DES SOCIAL-DÉMOCRATES ET LA LIBERTÉ DU SOCIALISME ANTI-AUTORITAIRE

Un mouvement n'est jamais plus pur, plus idéologique qu'à ses débuts. Il est inspiré par des hommes de dévouement et de sacrifice, et nul ambitieux ne le gâte, car à y participer on a tout à perdre et rien à gagner. On ne connaît alors ni les compromis ni les intrigues, ni l'esprit d'opportunisme, prêt à accommoder les principes selon les intérêts. Un souffle bienfaisant de solidarité, de liberté et de fraternité anime tous les partisans de la même cause, et ils sont encore un de coeur, de pensée et d'âme.

Que l'on prenne n'importe quel mouvement, on y trouve toujours cette période idéaliste pendant laquelle les individus sont susceptibles de s'élever à un tel degré de hauteur qu'ils peuvent sacrifier tous leurs biens, leur repos, même leur vie. Ils sont des apôtres prêts, si les circonstances l'exigent, à devenir des martyrs.

Tous les grands courants d'idées offrent d'ailleurs si on les prend à leur naissance, des analogies singulières. Les points de ressemblance entre le christianisme au commencement de notre ère et le socialisme de notre temps à son éclosion, sont si remarquables que l'observateur historien doit en être frappé. Dans leur origine comme dans leur développement, les mêmes caractères se constatent et, toutes choses changées, on peut dire en étudiant les étapes du premier: il en est maintenant comme alors. On peut même dans leur commune dégénérescence observer les phénomènes identiques.

Le christianisme apporta un évangile pour les pauvres, les opprimés et les déshérités. Parmi les premiers chrétiens on ne trouve ni savants, ni puissants, ni riches, mais seulement des ouvriers, des pêcheurs et des gueux. Ils peinaient pour subvenir à leurs besoins et c'était aux heures du repos, la journée finie, qu'ils allaient prêcher leur doctrine sans ambition d'en tirer profit. Aussi, quand, en traversant Jérusalem, on demandait, dans les maisons des gens aisés et responsables, ce que voulaient et ce qu'étaient ces chrétiens—dont le nom seul était à ce moment une injure,—ceux qui étaient interrogés répondaient que les chrétiens étaient de pauvres hères au milieu desquels on ne trouvait aucun personnage de rang ou de bonne famille.

N'en est-il pas ainsi dans le socialisme d'aujourd'hui?

Les socialistes, de nos jours, sont des prolétaires, des pauvres, méprisés par les savants et par les puissants, haïs et persécutés par les gouvernants et le monde officiel. Leurs orateurs sont pour la plupart des hommes qui ont beaucoup souffert, qu'on a chassés de l'usine, de l'atelier, dont on a brisé la carrière parce qu'ils avaient des principes que les chefs et les patrons ne tolèrent pas. Mais, malgré les persécutions, ils continuent leur route et ils prêchent leur évangile avec la même ardeur et la même conviction que les anciens chrétiens. Les persécutions même ont été pour eux un moyen de triompher, car, en les voyant souffrir et supporter leurs souffrances avec résignation et avec courage, beaucoup ont commencé à penser et à étudier. Une conviction susceptible de donner tant de force à braver la mort même, devait être quelque chose de bon et de beau. Ainsi souvent, un Saul fanatique devient un Paul convaincu.

Lentement le christianisme triompha, ce ne fut qu'au commencement du quatrième siècle qu'il fut si fort qu'un empereur habile, Constantin le Grand—ainsi le nomme l'histoire, car l'histoire a été écrite par des chrétiens, sinon on le signalerait comme il le mérite, c'est-à-dire comme un monstre cruel et lâche—se convertit. Ce ne fut pas là un acte de foi, mais un acte de politique.

Le christianisme était pour lui le chemin qui menait au trône. Le monde officiel suivit Constantin et la religion chrétienne devint religion d'État. Mais dès cette époque, les pieux, les vrais chrétiens voyaient tout cela avec inquiétude, ils comprenaient que lorsqu'un mouvement est détourné au profit d'un politique, ce mouvement est perdu. Un d'entre ces hommes nous a légué ces belles paroles: «Quand les églises furent de bois, le christianisme fut d'or, mais quand les églises furent d'or le christianisme fut de bois». Nous pouvons dire que Constantin, en faisant triompher l'église chrétienne, a tué le christianisme et l'esprit de Jésus-Christ. Naturellement les petites sectes, les vrais chrétiens furent chassés comme hérétiques, il n'y avait plus de place dans l'Église pour l'esprit de Jésus.

L'histoire ne se répète-t-elle pas? pouvons-nous nous demander en observant le développement du socialisme. N'avons-nous pas vu que les puissants de la terre se sont emparés du socialisme ou bien qu'ils veulent s'en emparer. Un politicien anglais ne disait-il pas, il y a peu de temps: «nous sommes tous des socialistes»? M. de Bismarck s'est déclaré socialiste, tout comme le prédicateur de la cour de Berlin, M. Stöcker. L'empereur Guillaume II a commencé sa carrière en se donnant des airs de socialiste, il a même semblé un moment, que ce prince voulût jouer le rôle d'un nouveau Constantin. Le pape aussi, le chef du corps le plus réactionnaire du monde, de l'Église catholique, a donné une encyclique dans laquelle il se rapprochait du socialisme. Chaque jour enfin on entend dire de M. X ou de M. Y qu'il s'est déclaré socialiste. Kropotkine a très bien caractérisé ces gens-là, quand il a écrit: «Il se constituait au sein de la bourgeoisie, un noyau d'aventuriers qui comprenaient que, sans endosser l'étiquette socialiste, ils ne parviendraient jamais à escalader les marches du pouvoir. Il leur fallait donc un moyen de se faire accepter par le parti sans en adopter les principes. D'autre part, ceux qui ont compris que le moyen le plus facile de maîtriser le socialisme c'est d'entrer dans ses rangs, de corrompre ses principes, de faire dévier son action, faisaient une poussée dans le même sens».

Cependant il y a peut-être plus de danger pour nous dans la politique de ces hommes qui se disent tous des socialistes, peut-être même les vrais socialistes, et en acceptent l'étiquette que dans une politique qui consisterait à se montrer tels qu'ils sont, c'est-à-dire, des ennemis du socialisme, car de la première manière, ils trompent des gens simples qui pensent que le nom et le principe sont toujours chose conforme.

Et que voulait-on ainsi? Le socialisme d'État, ainsi que Constantin et les siens voulaient le christianisme religion d'État. Les deux tendances sont étatistes, c'est-à-dire prétendent faire de l'État une providence terrestre omnipotente, réglant tout: les affaires matérielles aussi bien que les affaires spirituelles.

Le développement de ces deux mouvements fut aussi le même. Les chrétiens eurent leurs conciles où les évêques venaient de partout délibérer ensemble pour établir les dogmes nécessaires au salut des croyants. Les socialistes ont leurs congrès où leurs chefs viennent de partout, pour délibérer ensemble, régler leur tactique et suivre le même chemin qui doit conduire le prolétariat au salut. Ils sont exclusivistes et intolérants, comme le furent les chrétiens, et on se tue à cause d'une seule lettre. Un exemple remarquable en va donner la preuve.

Au concile de Nicée on discutait pour savoir si le fils est semblable au père (homoousios) ou bien si le fils est identique au père (homoïousios). On avait deux sectes, les homoousioï et les homoïousioï, se dévorant entre elles pour une lettre, pour un i.

Au Congrès socialiste de Londres, on discutait la question de l'action politique. Les uns disaient: l'action politique est le salut pour les ouvriers, c'est la seule méthode pour conquérir les pouvoirs publics.

Les autres disaient: l'action politique n'est autre que l'auction politique, la corruption, l'intrigue, le moyen pour les ambitieux de monter sur le dos des ouvriers. Pensez à Tolain, à d'autres encore. Ainsi, on avait deux sectes combattant entre elles pour une seule lettre pour un u. Cette ressemblance n'est-elle pas curieuse?

Donc le même esprit d'intolérance et de sectarisme domine les deux mouvements, et c'est pour cela que tous les siècles pendant lesquels ils se sont tous développés ont passé sans exercer une favorable influence sur la marche de l'humanité, dont on pourrait presque désespérer qu'elle se puisse émanciper des préjugés.

Mais heureusement, maintenant comme auparavant, l'hérésie est le sel du monde, propre à le sauver des idées étroites et bornées, et les hérétiques sont encore les promoteurs du progrès.

À ses débuts, le christianisme fut révolutionnaire, et qui le fut plus que Jésus lui-même qui chassait les marchands et les banquiers de la synagogue et disait ne pas être venu apporter la paix, mais le glaive? Toutefois, quand le christianisme devint la religion officielle, l'esprit révolutionnaire l'abandonna.

Jadis aussi, les anciens socialistes et ceux qui sont restés tels disaient: «La prochaine révolution ne doit plus être un simple changement de gouvernement suivi de quelques améliorations de la machine gouvernementale, elle doit être la Révolution Sociale. Mais maintenant, l'esprit révolutionnaire va diminuant. Les chefs du socialisme espèrent arriver au pouvoir; dès lors ils tendent à devenir conservateurs, étant eux-mêmes l'autorité future, ils deviennent tout naturellement autoritaires.

Ainsi, christianisme et socialisme ont sacrifié les principes à la tactique, l'un et l'autre sont devenus étatistes, à la religion d'État répond le socialisme d'État. Et la tristesse est grande à voir ceux qui combattaient autrefois avec ardeur, renier leur passé et devenir des radicaux et des réformateurs.

Mais avant d'aller plus loin, avant de dire: ceux-ci ou ceux-là sont ou ne sont pas des socialistes, comme on le fait en niant le socialisme des anarchistes, il est nécessaire de savoir ce que c'est que le socialisme. N'est-il pas essentiel, si on veut discuter avec profit, de définir la chose même qu'on discute?

Le principe fondamental du socialisme fut dès l'origine celui qui posait la nécessité d'abolir le salariat, et la propriété individuelle, propriété du sol, des habitations, des usines, des instruments de travail, le principe de la socialisation des moyens de production. Ce qui caractérisait le socialiste, était d'admettre la nécessité de supprimer la propriété individuelle, source de l'esclavage économique et moral, et cela non dans deux cents, cinq cents ou mille années, mais dès aujourd'hui. La propagande socialiste se faisait en vue de préparer l'expropriation lors de la révolution prochaine.

Il semble désormais que plusieurs socialistes veuillent renvoyer cette suppression de la propriété individuelle ainsi que l'expropriation aux calendes grecques. Ils s'occupent de réformes réalisables dans l'état de la société actuelle et dans son cadre même et ils considèrent ceux qui restent fidèles à cette idée de l'expropriation comme des rêveurs et des utopistes. Qu'entend-on dire, en effet? Quand nous serons les maîtres de la machine gouvernementale et législative, nous améliorerons peu à peu le sort des ouvriers. Tout ne se fait pas en une seule fois. Et Bebel promettait: «Quand nous aurons en main le pouvoir législatif, tout s'arrangera bien.» Ils oublient les paroles de Clara Zetkin au Congrès de Breslau: «Quand on veut démocratiser et socialiser en gardant les cadres actuels de l'État et de la société, on demande à la social-démocratie une tâche qu'elle ne peut remplir. Qui veut démocratiser en conservant l'ordre existant, fait penser à celui qui voudrait une république avec un grand duc à la tête. Cependant cet esprit d'autrefois, cet effort de trouver la quadrature du cercle domine souvent[78].» Toutefois, Clara Zetkin n'a osé tirer les conséquences de ses paroles et tout en estimant certains révolutionnaires, elle trouve leurs opinions abominables.

Quelles que soient ces opinions, il est évident que le principe de l'abolition de la propriété individuelle fut celui qui permettait de distinguer les socialistes des défenseurs de l'ordre.

Consultons maintenant les dictionnaires des savants et voyons la définition qu'ils donnent du socialisme:

Webster:

Une théorie, ou un système de réformes sociales par lequel on aspire à une reconstruction complète de la société et à une distribution plus juste du travail.

Encyclopédie Américaine:

Le socialisme en général peut être défini comme un mouvement ayant pour but de détruire les inégalités des conditions sociales dans le monde, par une transformation économique. Dans tous les exposés socialistes on trouve l'idée du changement de gouvernement, avec cependant cette différence radicale que quelques socialistes désirent l'abolition finale des formes existantes de gouvernement et veulent l'établissement de la démocratie pure, tandis que quelques autres prétendent donner à l'État une forme patriarcale en augmentant ses fonctions au lieu de les diminuer.

Encyclopédie de Meyer:

Littéralement, un système d'organisation sociale; généralement une définition de toutes les doctrines et aspirations qui ont pour but un changement radical de l'ordre social et économique existant maintenant et son remplacement par un ordre nouveau, plus en harmonie avec les désirs de bien-être général et le sentiment de justice que ne l'est l'ordre actuel.

Encyclopédie de Brockhaus:

Le socialisme est un système de coopération ou bien l'ensemble des plans et doctrines ayant pour but la transformation entière de la société bourgeoise et la mise en pratique du principe du travail commun et de l'équitable répartition des biens.

Chamber's Encyclopédie:

Le nom donné à une classe d'opinions qui s'opposent à l'organisation présente de la société et veulent introduire une nouvelle distribution de la propriété et du travail dans laquelle le principe de coopération organisée remplacerait celui de la libre concurrence.

Dictionnaire de la langue française par Littré:

Un système qui offre un plan de réforme sociale, subordonnée aux réformes politiques. Le communisme, le mutualisme, le Saint-Simonisme, le Fouriérisme sont des socialismes.

Dictionnaire de l'Académie Française:

La doctrine de ceux qui désirent un changement des conditions de la société et qui la veulent reconstruire sur des bases tout à fait nouvelles.

Dictionnaire encyclopédique de Cassel et C°:

Le socialisme scientifique embrasse.

Le collectivisme: un État idéaliste socialiste de la société, dans lequel les fonctions du gouvernement embrasseraient l'organisation de toutes les industries du pays. Dans un État collectiviste chacun serait un fonctionnaire de l'État et l'État un avec le peuple entier.

L'anarchisme: (une négation du gouvernement et non pas une suppression de l'ordre social) veut garantir la liberté individuelle contre sa violation par l'État dans la communauté socialiste. Les anarchistes sont divisés en Mutualistes, qui cherchent à atteindre leur but par des banques d'échange et par la libre concurrence, et en Communistes, qui ont pour devise: chacun selon sa capacité, chacun selon ses besoins.

Nouveau dictionnaire de Paul Larousse:

Système de ceux qui veulent transformer la propriété au moyen d'une association universelle.

Dans le livre de Hamon, paru après que j'avais écrit ce chapitre, sur le socialisme et le Congrès de Londres, on lit: socialisme—système social ou ensemble de systèmes sociaux dans lesquels les moyens de production sont socialisés; donc le caractère du socialisme est la socialisation des moyens de production.

Quand on lit ces diverses définitions, on ne comprend pas du tout pourquoi les anarchistes ne seraient pas des socialistes. La plupart des définitions leur sont applicables aussi. Peu de temps avant le congrès de Londres, le Labour Leader publia un article de Malatesta dans lequel celui-ci disait:

«Nous, les communistes ou les collectivistes anarchistes, nous voulons l'abolition de tous les monopoles; nous désirons l'abolition des classes, la fin de toute domination et exploitation de l'homme par l'homme; nous voulons que le sol et tous les moyens de production, comme aussi les richesses accumulées par le travail des générations du passé, deviennent la propriété commune de l'humanité par l'expropriation des possesseurs actuels, de manière que les ouvriers puissent obtenir le produit intégral de leur travail, soit par le communisme absolu, soit en recevant chacun selon ses forces. Nous voulons la fraternité, la solidarité et le travail en faveur de tous au lieu de la concurrence. Nous avons prêché cet idéal, nous avons combattu et souffert pour sa réalisation, il y a longtemps, et dans certains pays, par exemple l'Italie et l'Espagne, bien avant la naissance du socialisme parlementaire. Quel homme honnête dira que nous ne sommes pas des socialistes?»

Et continuant il dit: «On peut démontrer facilement que nous sommes sinon les seuls socialistes, en tous cas les plus logiques et les plus conséquents, parce que nous désirons que chacun ait non seulement part entière de la richesse sociale mais aussi sa part du pouvoir social, c'est-à-dire la faculté de faire aussi bien que les autres sentir son influence dans l'administration des affaires publiques.» Il est absurde de prétendre que les anarchistes qui veulent abolir la propriété individuelle ne sont pas des socialistes. Au contraire, ils ont plus de droit à se nommer ainsi que Liebknecht par exemple qui, dans un article du Forum[79], s'est montré simple radical. Un journal anglais n'a-t-il pas dit une fois aussi de M. Liebknecht et de son socialisme, que s'il vivait en Angleterre, on l'appelerait simplement un radical et non pas un socialiste? C'est vrai en effet, et chacun nous approuve après avoir lu ce que Liebknecht a dit dans l'article que nous signalons.

«Qu'est-ce que nous demandons?—écrit-il.

«La liberté absolue de la presse; la liberté absolue de réunion; la liberté absolue de religion; le suffrage universel pour tous les corps représentatifs et pour tous les pouvoirs publics, soit dans l'État, soit dans la commune; une éducation nationale, toutes les écoles ouvertes a tous; les mêmes facilités à tous pour s'instruire, l'abolition des armées permanentes et la création d'une milice nationale, de sorte que chaque citoyen soit soldat et chaque soldat citoyen; une cour internationale d'arbitrage entre les nations différentes; des droits égaux pour les hommes et les femmes,—une législation protectrice de la classe ouvrière (limitation des heures de travail, réglementation sanitaire, etc.) Est-ce que la liberté personnelle, le droit de l'individu peut être garanti d'une manière plus complète que par ce programme? Est-ce que chaque démocrate honnête trouve quelque chose de mauvais dans ce programme? Loin de supprimer la liberté personnelle, nous avons le droit de dire que nous sommes le seul parti en Allemagne qui lutte pour les principes de la démocratie.»

Certainement, mais alors on est un parti démocrate, et non un parti démocrate-socialiste. Quand les démocrates peuvent accepter le programme des socialistes, nous disons que les principes socialistes sont escamotés et que ceux qui acceptent ce programme cessent d'être des socialistes pour être des radicaux. Liebknecht n'a-t-il pas dit lui-même qu'il veut la voie légale? Il continue ainsi: «par notre programme nous avons prouvé que nous aspirons à la transformation légale et constitutionnelle de la société. Nous sommes des révolutionnaires—sans aucun doute—parce que notre programme veut un changement total et fondamental de notre système social et économique, mais nous sommes aussi des évolutionistes et des réformateurs, ce qui n'est pas une contradiction. Les mesures et les institutions que nous réclamons sont déjà réalisées pour la plupart dans les pays avancés, ou bien leur réalisation est sur le point d'aboutir; elles sont toutes en harmonie avec les principes de la démocratie et en étant pratiques, elles constituent la meilleure preuve que nous ne sommes pas—comme on nous a dépeints—des hommes sans cerveaux, méconnaissant les faits de la réalité et allant casser leur tête contre les bastions de granit de l'État et de la société.»

Et ailleurs, dans une conférence donnée à Berlin, en 1890 il disait: «Quand les délégués des ouvriers au parlement auront la majorité»—quelle naïveté de croire à cette possibilité!—«le gouvernement sera obligé de consentir à leurs desiderata, et je constate qu'il devra bien leur obéir.»

Il y a vingt ans, on niait qu'il y eût une question sociale et on considérait chaque social-démocrate comme un lépreux; maintenant le gouvernement se nomme socialiste et tous les partis ouvrent un concours pour la solution de la question sociale. On dit que les conditions désirées par nous peuvent être réalisées seulement par les moyens révolutionnaires et sanglants, car les riches ne céderont jamais volontairement les moyens de production qu'ils ont en leur pouvoir. C'est une grande erreur. Nos desiderata peuvent être réalisés de la manière la plus pacifique. Nous voulons transformer les conditions sociales actuelles qui sont mauvaises, à l'aide de réformes sages et c'est pourquoi nous sommes le seul parti social réformateur. Nous voulons éviter la révolution violente.»

On voit que ces messieurs ont perdu le caractère révolutionnaire que les socialistes de toutes les écoles ont eu toujours et partout, ils sont devenus seulement des réformateurs persuadés que le temps approche où ils auront le pouvoir et dans leur imagination ils se croient déjà ministres, ambassadeurs, fonctionnaires grassement payés. Leur tactique peut se résumer dans cette formule: ôte-toi de là, que je m'y mette.

On fera bien de comparer ce langage avec celui d'autrefois, on saisira ainsi la différence entre les socialistes révolutionnaires et les modérés d'aujourd'hui qui sont devenus des politiciens aspirant au pouvoir et acceptant la société actuelle. Écoutons Gabriel Deville, un des théoriciens du parti social-démocrate en France, dans son Aperçu sur le socialisme, introduction à son résumé du capital Karl Marx: «Le suffrage universel voile, au bénéfice de la bourgeoisie, la véritable lutte à entreprendre. On amuse le peuple avec les fadaises politiciennes, on s'efforce de l'intéresser à la modification de tel ou tel rouage de la machine gouvernementale; qu'importe en réalité une modification si le but de la machine est toujours le même, et il sera le même tant qu'il y aura des privilèges économiques à protéger; qu'importe à ceux qu'elle doit toujours broyer un changement de forme dans le mode d'écrasement? Prétendre obtenir par le suffrage universel une réforme sociale, arriver par cet expédient à la destruction de la tyrannie de l'atelier, de la pire des monarchies, de la monarchie patronale; c'est singulièrement s'abuser sur le pouvoir de ce suffrage.

Les faits sont là: qu'on examine les deux pays où le suffrage universel fonctionne depuis longtemps, favorisé dans son exercice par une plénitude de liberté dont nous ne jouissons pas en France. Lorsque la Suisse a voulu échapper à l'invasion cléricale, lorsque les États-Unis ont voulu supprimer l'esclavage, ces deux réformes dans ces pays de droit électoral n'ont pu sortir que de l'emploi de la force; la guerre du Sonderbund et la guerre de sécession sont là pour le prouver.»

Mais quand on est candidat au siège de député, de telles déclarations sont nuisibles au succès, et nous ne sommes pas surpris de voir le candidat Deville abjurer solennellement les erreurs (?) de sa jeunesse. Quant à la petite bourgeoisie, elle lui a pardonné ses violences d'antan, car elle estime qu'un converti vaut mieux que cent autres qui ont besoin de conversion.

«Imaginez un candidat, qui aspire à la Chambre, et dise franchement aux électeurs: qu'on le déplore ou non, la force est le seul moyen de procéder à la rénovation économique de la société … Les révolutionnaires n'ont pas plus à choisir les armes qu'à décider du jour de la révolution. Ils n'auront à cet égard qu'à se préoccuper d'une chose, de l'efficacité de leurs armes, sans s'inquiéter de leur nature. Il leur faudra évidemment, afin de s'assurer les chances de victoire, n'être pas inférieurs à leurs adversaires et, par conséquent, utiliser toute les ressources que la science met à la portée de ceux qui ont quelque chose à détruire. Sont mal venus à les blâmer ceux qui les forcent à atteindre leur niveau, qui, dans notre siècle dit civilisé, président aux boucheries humaines, répandent le sang périodiquement, et s'attachent à perfectionner les engins de destruction.»

Est-ce assez clair?

Les révolutionnaires doivent utiliser toutes les ressources que la science met à la portée de ceux qui ont quelque chose à détruire, cela veut dire que la chimie et en général la science donne aux ouvriers tout ce dont ils ont besoin pour la destruction de la société. C'est un appel formel à la force, à la destruction et, si on voulait juger suivant la loi criminelle, c'est à M. Deville qu'on donnerait une place sur le banc des accusés.

Au temps dont nous parlons, le même Deville ne voulait pas perfectionner, mais supprimer l'État «qui n'est que l'organisation de la classe exploitante pour garantir son exploitation et maintenir dans la soumission ses exploités.» Il voyait clairement que «c'est un mauvais système pour détruire quelque chose que de commencer par le fortifier. Et ce serait augmenter la force de résistance de l'État que de favoriser l'accaparement par lui des moyens de production, c'est-à-dire de domination.»

Et que font ces messieurs maintenant, sinon fortifier l'État et favoriser l'accaparement des moyens de production?

De même M. Jules Guesde voulait détruire l'État. Dans son Catéchisme socialiste qu'il abjure solennellement désormais, il demandait d'une façon formelle aux socialistes réformateurs de l'État, «s'il est, je ne dis pas nécessaire, mais prudent de confondre sous une même dénomination des buts aussi différents que la liberté, le bien-être de tous et l'exploitation du plus grand nombre par quelques-uns, poursuivis par des moyens aussi différents que le libre concours des volontés et des bras et la coercition en tout et pour tout? N'est-ce pas prêter inutilement le flanc à nos adversaires, pour qui le socialisme ne poursuit pas l'émancipation de l'être humain dans la personne de chacun des membres de la collectivité, mais la conquête du pouvoir au profit d'une minorité ou d'une majorité d'ambitieux, jaloux de dominer, de régner, d'exploiter à leur tour»?

Consentira-t-il, maintenant qu'il a pris place dans les rangs de ces ambitieux, à écrire la même chose? Nous lui disons: voyez votre image dans le miroir du Catéchisme socialiste et dites-nous si vous n'êtes pas frappé de la ressemblance entre les ambitieux d'antan et le Guesde d'aujourd'hui! Dites-nous si vous n'auriez pas de raison pour rougir de vous-même?

Mais combien le Parti Ouvrier a-t-il dégénéré! ne lisons-nous pas encore dans le programme du Parti Ouvrier, publié par Guesde et Lafargue: «Le Parti Ouvrier n'espère pas arriver à la solution du problème social par la conquête du pouvoir administratif dans la commune. Il ne croit pas, il n'a jamais cru que, même débarrassée de l'obstacle du pouvoir central, la voie communale puisse conduire à l'émancipation ouvrière et que, à l'aide des majorités municipales socialistes, des réformes sociales soient possibles et des réalisations immédiates».

Le point de vue a changé et ils le voient bien maintenant. L'influence des chefs du parti social-démocrate allemand a été grande, car c'est en se modelant sur lui que le parti ouvrier français a dévié et il est allé plus loin encore, car la copie dépasse presque toujours l'original.

Est-ce que M. Jaurès n'a pas dit que l'essence du socialisme est d'être politique? Est-ce que M. Rouanet n'a pas déclaré, dans la Petite République, que la conquête du pouvoir public est le socialisme? Est-ce qu'on n'a pas adopté au Congrès International Socialiste des travailleurs et des Chambres syndicales ouvrières de Londres (1896) que «la conquête du pouvoir politique est LE MOYEN PAR EXCELLENCE par lequel les travailleurs peuvent arriver à leur émancipation, à l'affranchissement de l'homme et du citoyen, par lequel ils peuvent établir la République socialiste internationale?»

La conquête du pouvoir et encore cette conquête, et toujours cette conquête.

N'est-ce pas tout à fait la même lutte qu'on a vue dans l'ancienne Internationale? Grâce au concours d'un délégué australien,—on voit que la délégation d'Australie joue toujours un grand rôle dans le mouvement socialiste, puisque c'était aussi le délégué d'Australie, le docteur Aveling, qui, au congrès de 1896, neutralisait par son vote toute la délégation britannique, composée de plus de 400 personnes!—Marx l'emportait au congrès de la Haye en 1872, mais sa majorité fut si minime qu'il voulut dominer l'Internationale en renvoyant le conseil général à New-York. Naturellement ce remplacement fut la mort de l'Internationale. L'histoire se répète, a dit le même Marx, une fois comme tragédie, une seconde fois comme farce[80]. Nous voyons maintenant la vérité de cette observation, car en décidant que le prochain congrès se tiendra en Allemagne, on a tué la nouvelle Internationale; en effet, quel révolutionnaire, quel libertaire pourra assister à un congrès en Allemagne? Peut-être verra-t-on là se répéter en grand la scène dont nous avons été témoin à Londres. Il y avait quatre délégués français, les sieurs Jaurès, Millerand, Viviani et Gérault-Richard, qui déclaraient n'avoir pas de mandat, et venaient au congrès en leur qualité de députés socialistes, «ce qui est, disaient-ils, un mandat supérieur à tout autre.» Leur programme électoral leur tenait lieu de mandat. Et parce qu'ils étaient les amis des social-démocrates allemands, leur prétention exorbitante fut approuvée par le congrès avec l'aide de l'Australie, des nations(?) tchèque, hongroise, bohémienne et aussi de la Roumanie, de la Serbie, etc.

Figurez-vous que l'empereur d'Allemagne, Guillaume II, l'homme des surprises, paraisse au congrès prochain, à Berlin, ou ailleurs en Allemagne, et qu'il dise dans la séance de vérification des pouvoirs: je n'ai pas besoin d'un mandat spécial, je suis l'empereur des Allemands et par cela même, je suis le représentant du peuple par excellence, j'ai un mandat supérieur à tout autre, qu'est-ce que les délégués allemands diraient alors? Ils ont créé un antécédent très dangereux, car la logique serait du côté de l'empereur, s'ils combattaient son admission.

À la dernière séance du congrès de la Haye, les quatorze délégués de la minorité déposèrent une déclaration protestant contre les résolutions prises. Cette minorité était formée des délégués suivants: 4 Espagnols, 5 Belges, 2 Jurassiens, 2 Hollandais[81], un Américain. Ils partirent pour Saint-Imier en Suisse et y tinrent un congrès anti-autoritaire, dans lequel ils déclarèrent:

1° Que la destruction de tout pouvoir politique était le premier devoir du prolétariat;

2° Que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne pouvait être qu'une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant aujourd'hui.»

Avons-nous donné assez d'arguments pour prouver que la lutte entre les autoritaires (école de Marx) et les libertaires (école de Bakounine) d'aujourd'hui est, au point de vue des principes en jeu, exactement la même que celle qui éclata dans l'ancienne Internationale entre Marx et Bakounine eux-mêmes?

Chose curieuse, Jules Guesde, le chef des Marxistes et Paul Brousse, le chef des Possibilistes étaient jadis membres de l'Alliance de la démocratie-socialiste, ils étaient des anarchistes. Guesde fut même suspect aux yeux du Conseil général, c'est-à-dire de Marx et d'Engels. Comme ceux-ci voyaient toujours en leurs adversaires des policiers, Guesde fut traité de policier. Cette même tactique, imposée par Marx et Engels au parti social-démocrate allemand, est suivie maintenant par Guesde vis-à-vis de ses antagonistes qu'il signale d'abord comme anarchistes, ensuite comme policiers[82]. Dans une lettre de Guesde, datée du 22 septembre 1872, celui-ci fulminait contre le Conseil général qui empêchait les ouvriers de s'organiser dans chaque pays, librement, spontanément, d'après leur esprit propre, leurs habitudes particulières, et il disait que les Allemands du conseil les opprimaient et que, hors de l'église orthodoxe anti-autoritaire, il n'y avait point de salut.

Toutefois, le socialisme qui a triomphé au dernier congrès est celui des petits bourgeois, des épiciers, celui qui est signalé déjà par Marx en ces termes dans son XVIII Brumaire: «On a émoussé la pointe révolutionnaire des revendications sociales du prolétariat pour leur donner une tournure démocratique.» Les social-démocrates du type allemand ont abandonné avec une rapidité curieuse ce qui était la raison même de leur existence comme socialistes et ils ont adopté le point de vue de la petite bourgeoisie commerçante et paysanne, «qui croit que les conditions particulières de son émancipation sont les conditions générales sous lesquelles seulement la société moderne peut obtenir sa libération et éviter la lutte de classe.»

Ils font de la politique et voilà tout.

L'ancienne Internationale était une association économique et, dans les statuts de 1886, on lisait que l'émancipation économique était le but principal auquel tout mouvement politique était subordonné. Dans la traduction anglaise de 1867 on a intercalé les mots, «comme moyen» (as a means) après «mouvement politique» sans que cela ait été approuvé par le congrès. Pour défendre l'action politique on en appelait à ces mots, mais on oubliait de dire qu'ils ne se trouvaient pas dans le texte original. Que l'action politique fût le moyen pratique c'était là l'opinion personnelle de Marx, mais non pas celle de l'Internationale.

Le congrès de Londres a voté une résolution dans laquelle on dit que le but du socialisme est la conquête des pouvoirs publics.

Bebel n'a-t-il pas affirmé que quand on aurait conquis les pouvoirs publics, le reste viendrait de soi-même?

La conséquence logique de cette thèse est qu'on déplace l'émancipation publique comme le but principal, auquel chaque mouvement économique doit être subordonné.

C'est exactement le contraire de la vérité.

Les social-démocrates ont exposé devant le monde entier leur opinion que les conditions économiques peuvent être réglées par les conditions politiques et non que les conditions politiques sont le reflet des conditions économiques.

La voie scientifique est abandonnée par eux, uniquement pour permettre aux politiciens de jouer leur rôle dans les parlements, et si les ouvriers ne sont pas assez intelligents pour prévenir leurs intrigues ils en seront de nouveau les dupes, comme ils l'ont toujours été.

Le congrès de Londres n'a d'ailleurs été ni ouvrier ni socialiste; les soi-disant socialistes qui veulent réformer la société tout en conservant les cadres existants, ou pour mieux dire les radicaux, sont en train de devenir un parti gouvernemental, tel le Parti Ouvrier en France qui a soutenu le ministère Bourgeois, même quand ce dernier refusait d'abolir les lois criminelles contre les anarchistes, et qui n'a pas protesté quand ce même gouvernement expulsait Kropotkine[83]. Les membres de ce parti ont flagorné les Russes, ainsi le maire de Marseille et d'autres encore.

Sur le terrain économique les ouvriers peuvent marcher tous ensemble malgré les différences d'école.

Sur le terrain politique il y a de grandes divergences d'opinions et naturellement on se sépare.

Il nous semble que quiconque veut l'union des prolétaires doit rester fidèle à l'action économique et que quiconque veut la scission, la division, doit adopter l'action politique ou plutôt parlementaire.

On parle toujours de l'action politique, et cela uniquement parce qu'on n'ose pas dire nettement l'action parlementaire, que visent, en réalité, les social-démocrates. Car nous non plus, antiparlementaires ni anarchistes, ne rejetons l'action politique. Par exemple l'assassinat de l'empereur Alexandre II de Russie fut une action politique, et nous l'avons approuvé en souhaitant qu'une telle action politique se produise partout. Travailler à abolir l'État, voilà l'action politique par excellence. C'est pourquoi il est inexact de dire que nous repoussons l'action politique. L'action parlementaire et l'action politique sont deux choses très différentes et, laissant la première aux ambitieux, aux politiciens, nous voulons appliquer la seconde. Chaque effort tenté en vue d'établir une opinion purement politique, a pour résultat de diviser les ouvriers et arrête le progrès de l'organisation économique.

On rêve toujours d'un gouvernement socialiste qu'on imposera au mouvement socialiste international, d'une dictature social-démocrate qui arrêtera tous les mouvements ne rentrant pas dans le cadre du programme étroit de la social-démocratie.

Les hommes ont toujours besoin d'un cauchemar. Pour la classe capitaliste le cauchemar est le socialisme et pour les social-démocrates c'est l'anarchie. Des gens intelligents perdent la tête quand ils entendent prononcer ce mot affreux. Le Conseil général du Parti ouvrier français n'a-t-il pas eu la brutalité de dire que le chauvinisme et l'anarchie étaient les deux moyens des capitalistes pour entraver le mouvement socialiste? Nous n'avons pas le texte exact, mais l'idée est telle. On va jusqu'à dire, avec Liebknecht et Rouanet, que socialisme et anarchie impliquent «deux idées, dont l'une exclut l'autre.

Liebknecht a dit des anarchistes: «Je les connais dans l'ancien continent comme dans le nouveau[84] et, à l'exception des rêveurs et des enthousiastes, je n'ai jamais connu un seul anarchiste, qui ne cherchât à troubler nos affaires, à nous calomnier et à placer des obstacles sur notre route. M. Andrieux, le préfet de police français, n'a-t-il pas écrit cyniquement dans ses Mémoires, qu'il subventionnait les anarchistes parce qu'il pensait que le seul moyen de détruire l'influence du socialisme était de se mêler aux anarchistes afin de désorganiser les ouvriers et de discréditer le mouvement socialiste en le rendant responsable des sottises, des crimes et des folies des soi-disant anarchistes.»

Mais les bourgeois disent-ils autre chose des socialistes? C'est toujours la même chose, les mots seuls sont changés. Si l'on exclut du socialisme les Kropotkine, les Reclus, les Cipriani, les Louise Michel, les Malatesta, on tombe dans le ridicule. Qui donc a le droit de monopoliser le socialisme? n'est-ce pas toujours la folie étatiste qui les saisit?

Les Fabians anglais sont plus sincères. Ils disent nettement que leur socialisme est exclusivement le socialisme d'État. Ils désirent que la nationalisation de l'industrie soit remise aux mains de l'État, de même celle du sol et du capital pour laquelle l'État offre les institutions les plus capables de l'accomplir dans la commune, la province ou le gouvernement du pays.

Pourquoi les autres ne le disent-ils pas d'une manière aussi claire? Nous saurions alors qu'une scission s'est opérée, élucidant la situation, plaçant d'un côté les Étatistes qui veulent la tutelle providentielle de l'État, et de l'autre ceux qui désirent le libre groupement en dehors de l'intervention de l'État.

C'est M. George Renard, directeur de la Revue socialiste, qui va maintenant nous dire pourquoi le socialisme est séparé de l'anarchisme[85].

1° «Les anarchistes sont des chercheurs d'absolu, ils rêvent la suppression complète de toute autorité.

Les socialistes croient que toute organisation sociale comporte un minimum d'autorité et, tout en désirant une extension indéfinie de la liberté, ils n'espèrent point qu'on arrive jamais à cette liberté illimitée qui ne leur semble possible que pour l'individu isolé.»

Chercheurs d'absolu—où en est la preuve? Il n'existe pas d'absolu et qui l'accepte, est en principe un supranaturaliste. Toujours et partout la même objection, la même accusation: ce que les social-démocrates disent des anarchistes, les libéraux le disent des socialistes et les conservateurs des libéraux. Mais c'est là une phrase tout juste et [Note du transcripteur: mot illisible]. Quand on déclare à l'anarchiste: «L'idéal est beau mais irréalisable,» l'anarchiste peut répondre: «Il faut alors tâcher d'en approcher.» C'est un éloge que de dire à ces hommes: Votre idéal est beau…

Et d'ailleurs, entre la suppression complète de toute autorité et ce minimum d'autorité, dont parle M. Renard, il y a une différence de degré et non de principe.

Quand on désire un minimum d'autorité, on doit vouloir à fortiori la suppression de toute autorité. Est-ce possible? C'est là une autre question. En tout cas, il n'y a pas entre les deux desiderata opposition de principe. Lorsque les socialistes désirent une «extension indéfinie de la liberté,» la fin de cette extension est la liberté arrivée à sa limite extrême.

Quelle est maintenant cette limite? Nous savons tous que la liberté absolue est une impossibilité, parce que l'absolu lui-même n'existe pas, mais chacun veut la plus grande liberté pour soi-même et, s'il la comprend bien, il la veut aussi pour chaque individu, car il ne peut exister de bonheur parmi les hommes qui ne sont pas libres. Toutefois ce mot crée beaucoup de malentendus. La définition de Spinoza[86], au XVIIe siècle, est celle-ci: «une chose qui existe seulement par sa propre nature et est obligée d'agir uniquement par elle-même, sera appelée libre. Elle sera appelée nécessaire ou plutôt dépendante, quand une autre chose l'obligera à exister et à agir d'une façon définie et marquée.»

Qu'est-ce donc qui constitue l'essence de la liberté?

C'est le fait d'agir par soi-même sans obstacles extérieurs. La liberté, c'est l'absence de contrainte et par cela même quelque chose de négatif.

Qui ne veut pas la contrainte désire la liberté, et cette liberté ne connaît nulles frontières artificielles, mais seulement les frontières que la nature établit.

Écoutez ce qu'Albert Parsons, un des martyrs de Chicago, a écrit: «La philosophie de l'anarchie est contenue dans le seul mot liberté; et cependant ce mot comprend assez pour enfermer tout. Nulle limite pour le progrès humain, pour la pensée, pour le libre examen, n'est fixée par l'anarchie; rien n'est considéré si vrai ou si certain que les découvertes futures ne le puissent démontrer faux; il n'y a qu'une chose infaillible: «la liberté.» La liberté pour arriver à la vérité, la liberté pour que l'individu se développe, pour vivre naturellement et complètement. Toutes les autres écoles tablent sur des idées cristallisées; elles conservent enclos dans leurs programmes des principes qu'elles considèrent comme trop sacrés pour être modifiés par des investigations nouvelles. Il y a chez elles toujours une limite, une ligne imaginaire au delà de laquelle l'esprit de recherche n'ose pas pénétrer. La science, elle, est sans pitié et sans respect, parce qu'elle est obligée d'être ainsi; les découvertes et conclusions d'un jour sont anéanties par les découvertes et conclusions du jour suivant. Mais l'anarchie est pour toutes les formes de la vérité le maître de cérémonies. Elle veut abolir toutes les entraves qui s'opposent au développement naturel de l'être humain; elle veut écarter toutes les restrictions artificielles qui ne permettent pas de jouir du produit de la terre, de telle façon que le corps puisse être éduqué, et elle veut écarter toutes les bassesses de la superstition qui empêchent l'épanouissement de la vérité, de sorte que l'esprit puisse pleinement et harmonieusement s'élargir.»

Voilà une confiance et une croyance dans la liberté qui élèvent, et il est meilleur d'avoir un tel idéal, même s'il ne se réalise jamais, que de vivre sans idéal, d'être pratique et opportuniste, d'accepter tous les compromis afin de conquérir dans l'État un pouvoir, grâce auquel on peut accomplir les actes mêmes qu'on a toujours désapprouvés lorsqu'ils ont été faits par les autres; en un mot afin de dominer. Toute autorité corrompt l'homme et c'est pour cela que nous devons lutter contre toute autorité.

Quand Renard dit que les socialistes n'espèrent point qu'on arrive jamais à cette liberté illimitée qui ne leur semble atteignable que par l'individu isolé, je pense qu'il a tort, car il me paraît impossible de ne pas espérer conquérir le plus haut degré de liberté, de ne pas croire à son extension indéfinie. Stuart Mill se montre moins sectaire, quand il dit: «Nous savons trop peu ce que l'activité individuelle d'un côté et le socialisme de l'autre, pris tous les deux sous leur aspect le plus parfait, peuvent effectuer pour dire avec quelque certitude lequel de ces systèmes triomphera et donnera à la société humaine sa dernière forme.

Si nous osions faire une hypothèse, nous dirions que la solution dépendra avant tout de la réponse qui sera faite à cette question: lequel des deux systèmes permet le plus grand développement de la liberté humaine et de la spontanéité? Quand les hommes ont pourvu à leur entretien, la liberté est pour eux le besoin le plus fort de tous et, contrairement aux besoins physiques qui deviennent plus modérés et plus faciles à dominer à mesure que la civilisation grandit, ce besoin croît et augmente en force au lieu de s'affaiblir à mesure que les qualités intellectuelles et morales se développent d'une façon plus harmonique. Les institutions sociales, comme aussi la moralité, atteindront la perfection, quand l'indépendance complète et la liberté d'agir seront garanties et quand aucune limite ne leur sera imposée, sinon le devoir de ne pas faire de mal à autrui. Si l'éducation ou bien les institutions sociales conduisaient à sacrifier la liberté d'agir à un plus complet bien-être, ou bien si on renonçait à la liberté pour l'égalité, une des plus précieuses qualités de la nature humaine disparaîtrait.»

Nous préférons la forme prudente du philosophe anglais au jugement trop absolu de Renard.

La différence qu'il fait entre les anarchistes et les socialistes n'est pas fondée, d'une part parce qu'il méconnaît ses adversaires en leur attribuant ce qu'ils ne disent pas, et d'autre part parce qu'il n'y a qu'une question de degré et non une différence de principe dans les doctrines qu'il leur oppose.

N° 2. «Les socialistes répudient énergiquement l'attentat individuel, qui leur paraît inefficace pour supprimer un mal collectif et moins justifié que partout ailleurs dans les pays qui jouissent d'une constitution libérale ou républicaine; ils répudient par dessus tout la bombe stupide et aveugle dont les éclats vont frapper au hasard amis et ennemis, innocents et coupables.»

Ce n'est pas là le caractère essentiel de l'anarchie, mais plutôt une question de tempérament. Il y a des socialistes, qui sont beaucoup plus violents que les anarchistes. On ne peut pas dire que la propagande par le fait soit une théorie essentiellement anarchiste[87].

Qui a fait de l'attentat individuel un principe?

Mais aussi qui ose désapprouver les actes violents dans une société qui est basée sur la violence? La mort d'un tyran n'est-elle pas un bienfait pour l'humanité? Qu'est la mort d'un tyran, qu'il soit un roi, un ministre, un général, un patron ou un propriétaire et même la mort d'une vingtaine de ces hommes, si on la met en parallèle avec les meurtres qui s'accomplissent quotidiennement dans les fabriques, dans les ateliers, partout? Seulement, on s'accoutume à ces assassinats parce qu'on ne les voit pas, parce que les chiffres des morts d'un champ de bataille sont beaucoup plus éloquents que ceux du champ de l'industrie. En réalité le nombre des victimes de l'industrie est beaucoup plus considérable que celui des victimes des guerres. Comparez ces chiffres tels qu'Élisée Reclus les donne. La mortalité annuelle moyenne parmi les classes aisées est d'un pour soixante. Or la population de l'Europe est d'environ trois cents millions; si l'on prenait pour base la moyenne des classes aisées, la mortalité devrait être de cinq millions. Or, il est en réalité de quinze millions; si nous interprétons ces données nous sommes fondés à conclure que dix millions d'êtres humains sont annuellement tués avant leur heure. Ne peut-on s'écrier: «Race de Caïn, qu'as-tu fait de tes frères?» Si on a ces faits présents à l'esprit, on comprend l'acte individuel—tout comprendre est tout pardonner—et c'est une lâcheté de notre part, que de le désapprouver si nous n'avons pas le courage de le faire nous-mêmes, et c'est par hypocrisie que nous élaborons une doctrine propre à voiler notre lâcheté.

La défense d'Émile Henry est un chef-d'oeuvre de logique, qui donne beaucoup à penser.

Voici sa théorie:

Quand un anarchiste fait un attentat, tous les anarchistes sont persécutés en bloc par la société, eh bien! «puisque vous rendez ainsi tout un parti responsable des actes d'un seul homme, et que vous frappez en bloc, nous frappons en bloc.»

Les socialistes n'ont-ils pas dit avec raison, ce n'est pas nous qui fixons les moyens de défense, ce sont nos adversaires?

Émile Henry continue:

«Il faut que la bourgeoisie comprenne bien que ceux qui ont souffert sont enfin las de leurs souffrances; ils montrent les dents et frappent d'autant plus brutalement qu'on a été plus brutal envers eux.

Ils n'ont aucun respect de la vie humaine, parce que les bourgeois eux-mêmes n'en ont aucun souci.

Ce n'est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et
Fourmies, de traiter les autres d'assassins.

Ils n'épargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et les enfants de ceux qu'ils aiment ne sont pas épargnés non plus. Ne sont-ce pas des victimes innocentes, ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d'anémie parce que le pain est rare à la maison, ces femmes qui, dans vos ateliers, pâlissent et s'épuisent pour gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misère ne les force pas à se prostituer, ces vieillards dont vous avez fait des machines à produire toute leur vie, et que vous jetez à la voirie et à l'hôpital quand leurs forces sont exténuées?

Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et convenez que nos représailles sont grandement légitimes.»

Ce qu'Émile Henry disait devant le jury, est-il vrai ou non? Il savait très bien que les foules, les ouvriers pour lesquels il a lutté, ne comprendraient pas son acte, mais cependant il n'hésitait pas, car il était convaincu qu'il donnait sa vie pour une grande idée. Tous les attentats jusqu'à lui furent des attentats politiques qu'on peut comprendre facilement, il ouvrait l'ère des attentats sociaux, il fut le précurseur de cette théorie, et c'est pour cela que la sympathie pour son acte fut beaucoup moindre.

Il peut s'être trompé, mais il était un homme de coeur, qui souffrait en voyant toutes les misères, toutes les tueries dont la classe ouvrière était l'objet et quand il disait: «La bombe du café Terminus est la réponse à toutes vos violations de la liberté, à vos arrestations, à vos perquisitions, à vos lois sur la presse, à vos expulsions en masse d'étrangers, à vos guillotinades», nous le comprenons et, nous aussi, nous avons en nous ce sentiment de haine dont son coeur fut rempli.

On peut parler de la bombe stupide et aveugle, mais pourquoi pas du fusil et du canon stupide de la classe possédante?

Nous croyons que la lutte serait facilitée si chaque tyran était frappé directement après son premier acte de tyrannie, si chaque ministre qui trompe le peuple était tué, si chaque juge qui condamne des pauvres, des innocents, était assassiné, si chaque patron, chaque capitaliste était poignardé après un acte d'intolérable tyrannie.

Ces actes individuels répandraient l'horreur, la crainte et on a vu toujours et partout que seulement ces deux choses armeront nos adversaires: la violence ou bien la crainte de la violence. On ne doit jamais oublier que la classe ouvrière est en état de défense. Elle est toujours attaquée et quel est, dans la nature, l'être qui n'essaie pas de se défendre par tous les moyens possibles?

Cette théorie n'est d'ailleurs pas essentiellement anarchiste; on l'a professée de tous temps, et il y a des anarchistes qui la désapprouvent; ainsi Tolstoï et son école qui prêchent la résistance passive.

Lisez ce que Grave a écrit dans son livre: La société mourante et l'anarchie: «Nous ne sommes pas de ceux qui prêchent les actes de violence, ni de ceux qui mangent du patron et du capitaliste, comme jadis les bourgeois mangeaient du prêtre, ni de ceux qui excitent les individus à faire telle ou telle chose, à accomplir tel ou tel acte. Nous sommes persuadés que les individus ne font que ce qu'ils sont bien décidés par eux-mêmes à faire; nous croyons que les actes se prêchent par l'exemple et non par l'écrit ou les conseils. C'est pourquoi nous nous bornons à tirer les conséquences de chaque chose, afin que les individus choisissent d'eux-mêmes ce qu'ils veulent faire, car nous n'ignorons pas que les idées bien comprises doivent multiplier, dans leur marche ascendante, les actes de révolte.

C'est pourquoi nous disons: l'attentat individuel peut être utile en certains cas, en certaines circonstances, personne ne peut le nier, mais comme théorie ce n'est point un principe nécessaire de l'anarchie. L'anarchie est une théorie, un principe, et l'exercice des moyens est une question de tactique. Les socialistes révolutionnaires d'autrefois qui n'étaient pas anarchistes, n'ont jamais eu la lâcheté de désapprouver les actes individuels, quoique sachant très bien qu'un attentat de cette sorte ne résout pas la question sociale. On l'a compris toujours comme un acte de revanche légitime, comme une représaille selon le soi-disant droit de guerre qui dit: à la guerre comme à la guerre! «Les socialistes n'ont pas la prétention de créer du jour au lendemain une société parfaite; il leur suffit d'aiguiller la société actuelle sur la voie nouvelle où les hommes doivent s'engager pour devenir plus solidaires et plus libres; il leur suffit de l'aider à faire un pas décisif sur la route où elle chemine d'une façon pénible et si lente.»

Qui donc veut cela? Personne ne soutiendra qu'on peut créer du jour au lendemain une société parfaite. Chacun sait que la société est le résultat d'une évolution accomplie durant des siècles et qu'on ne peut la refaire d'un coup. Le temps des miracles est mythologique. Les anarchistes ne se sont jamais présentés comme des prestidigitateurs. L'oeuvre incomplète des âges passés ne peut être transformée instantanément.

Mais ce reproche est le même que les conservateurs font aux socialistes. N'entend-on pas dire: Ah! l'idéal socialiste est bien beau, il est admirable, mais le peuple n'est pas mûr encore pour vivre dans un tel milieu. Et nous répondons alors: est-ce une raison pour ne pas travailler à la réalisation de cet idéal? Si on veut attendre le moment où chacun sera mûr pour en jouir, on peut attendre jusqu'au plus lointain futur.

Jean Grave le sait aussi bien que Renard. Il dit dans son livre: «Il est malheureusement trop vrai que les idées qui sont le but de nos aspirations ne sont pas immédiatement réalisables. Trop infime est la minorité qui les a comprises pour qu'elles aient une influence imminente sur les événements et la marche de l'organisation sociale. Mais si tout le monde dit: ce n'est pas possible! et accepte passivement le joug de la société actuelle, il est évident que l'ordre bourgeois aura encore de longs siècles devant lui. Si les premiers penseurs qui ont combattu l'église et la monarchie pour les idées naturelles et l'indépendance et ont affronté le bûcher et l'échafaud s'étaient dit cela, nous en serions encore aujourd'hui aux conceptions mystiques et au droit du seigneur. C'est parce qu'il y a toujours eu des gens qui n'étaient pas «pratiques», mais qui, uniquement convaincus de la vérité, ont cherché de toutes leurs forces, à la faire pénétrer partout, que l'homme commence à connaître son origine et à se dépêtrer des préjugés d'autorité divine et humaine.»

Le reproche de Renard est donc immérité.

Naturellement quand les circonstances seront plus favorables, les hommes seront meilleurs.

Pourquoi volerait-on si chacun avait assez pour vivre?

La doctrine, d'après laquelle le milieu dans lequel l'homme vit exerce une influence décisive sur sa formation, est adoptée par la science.

Nous sommes des semeurs d'idées et nous avons la conviction que la semence doit croître et donner des fruits. Comme la goutte d'eau s'infiltre, dissout les minéraux, creuse et se fait jour, l'idée pénètre le monde intellectuel. Nous ne voyons pas les fruits, mais quand le temps arrive, ils mûrissent.

On fait souvent une différence entre évolution et révolution, mais scientifiquement cela n'est pas possible. Évolution et révolution ne sont pas des contradictions, ce sont deux anneaux d'une même chaîne. Évolution est le commencement et révolution la fin de la même série d'un long développement.

Quand nous nous appelons des révolutionnaires, ce n'est pas par plaisir mais seulement par la force des choses. La croyance que la lutte des classes peut être supprimée par un acte du parlement, ou que la propriété privée peut être abolie par une loi, est une naïveté si grande que nous ne nous imaginons pas qu'un homme sage la puisse concevoir.

M. Renard donne des exemples.

«La patrie se fondra un jour dans la grande unité humaine, comme les anciennes provinces françaises se sont fondues dans ce qu'on nomme aujourd'hui la France. Les anarchistes s'écrient en conséquence: agissons dès maintenant comme si la patrie n'existait plus. Les socialistes disent au contraire: ne commençons point par démolir la maison modeste et médiocrement bâtie où nous habitons, sous prétexte que nous pourrons avoir plus tard un palais magnifique.

De même il viendra peut-être une époque (et nous ne demandons pas mieux que de l'aider à venir) où la contrainte de la loi sera inutile pour garantir les faibles contre l'oppression des forts et pour faire régner la justice sur la terre. Agissons donc, reprennent les anarchistes, comme si la loi n'était d'ores et déjà qu'une entrave toujours nuisible ou superflue. Non, répliquent les socialistes, émancipons progressivement l'individu; mais gardons-nous de prêter aux hommes tels qu'ils sont l'équité, la sagesse, la bonté que pourront avoir les hommes tels qu'ils seront après une longue période éducative.»

De même encore il est permis à la rigueur de concevoir un régime où la production sera devenue assez abondante, où les hommes et les femmes sauront assez limiter leurs désirs pour que chacun puisse «prendre au tas» de quoi satisfaire ses besoins. Et les anarchistes de conclure: à quoi bon dès lors régler la production et la répartition de la richesse sociale? Agissons immédiatement comme si l'on pouvait puiser à pleines mains dans une provision inépuisable. Pardon! répondent les social-démocrates. Commençons par assurer la vie de la société en assurant au travailleur une rémunération équivalente à son travail! Pour le reste, nous verrons plus tard.

Quelle est la différence entre les anarchistes et les social-démocrates?

Que les social-démocrates sont de simples réformateurs, qui veulent transformer la société actuelle selon le socialisme d'État.

Il n'y a pas de différence de principe et personne n'en trouvera dans les déductions précédentes.

Il nous semble que Renard n'en a établi aucune. Le socialisme ne peut pas être séparé de l'anarchisme, chaque anarchiste est un socialiste, mais chaque socialiste n'est pas nécessairement un anarchiste. Économiquement on peut être communiste ou socialiste, politiquement on est anarchiste. En ce qui concerne l'organisation politique, les anarchistes communistes demandent l'abolition de l'autorité politique, c'est-à-dire de l'État, car ils nient le droit d'une seule classe ou d'un seul individu à dominer une autre classe où un autre individu. Tolstoï l'a dit d'une manière si parfaite qu'on ne peut rien ajouter à ses paroles. «Dominer, cela veut dire exercer la violence, et exercer la violence cela veut dire faire à autrui ce que l'on ne veut pas qu'autrui vous fasse; par conséquent dominer veut dire faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'autrui vous fasse, cela veut dire lui faire du mal. Se soumettre, cela veut dire qu'on préfère la patience à la violence et, préférer la patience à la violence, cela veut dire qu'on est excellent ou moins mauvais que ceux qui font aux autres ce qu'ils ne voudraient pas qu'on leur fît. Par conséquent ce ne sont pas les meilleurs mais les plus mauvais, qui ont toujours eu le pouvoir et l'ont encore. Il est possible qu'il y ait parmi eux de mauvaises gens qui se soumettent à l'autorité, mais il est impossible que les meilleurs dominent les plus mauvais.»

Il est donc nécessaire pour prévenir une confusion fâcheuse de remplacer le mot socialisme par social-démocratie.

Quelle est la différence entre les social-démocrates et les anarchistes? Les social-démocrates sont des socialistes qui ne cherchent pas l'abolition de l'État, mais au contraire veulent la centralisation des moyens de production entre les mains du gouvernement dont ils ont besoin pour contrôler l'industrie.

«Anarchie et socialisme se ressemblent comme un oeuf à un autre. Ils diffèrent seulement par leur tactique.»

Voilà une opinion tout à fait opposée à celle de Renard, qui prétend que ces deux principes sont en contradiction quoiqu'il les appelle «deux variétés indépendantes», appellation qui nous plaît beaucoup mieux, car elle répond davantage à la vérité. L'espèce est la même, mais ce sont deux variétés de cette même espèce.

Albert Parsons exprimait la même opinion, quand il disait aux jurés: «le socialisme se recrute aujourd'hui sous deux formes dans le mouvement ouvrier du monde. L'une est comprise comme une anarchie, sous un gouvernement politique ou sans autorité, l'autre comme un socialisme d'État, ou paternalisme ou contrôle gouvernemental de chaque chose. L'étatiste tâche d'améliorer et d'émanciper les ouvriers par les lois, par la législation. L'étatiste demande le droit de choisir ses propres réglementateurs. Les anarchistes ne veulent avoir ni de réglementateurs ni de législateurs, ils poursuivent le même but par l'abolition des lois, par l'abolition de tout gouvernement, laissant au peuple la liberté d'unir on de diviser si le caprice ou l'intérêt l'exige; n'obligeant personne, ne dominant aucun parti.»

C'est la même idée que l'illustre historien Buckle a développée dans son Histoire de la civilisation, en constatant les deux éléments opposés au progrès de la civilisation humaine. Le premier est l'Église qui détermine ce qu'on doit croire; le second est l'État qui détermine ce qu'il faut faire. Et il dit que les seules lois des trois ou quatre siècles passés ont été des lois qui abolissaient d'autres lois[88].

Il serait curieux que nous, qui gémissons sous le joug de lois régulièrement augmentées par les parlements, nous donnions notre appui à un système dans lequel il n'y aurait pas une diminution mais au contraire une augmentation des lois. Il est possible que nous serons obligés dépasser par cette route, c'est-à-dire d'en venir par la multiplication des lois à l'abolition, des lois, mais cette période sera une via dolorosa. Par exemple on demande des lois protectrices du travail et du travailleur, dont une société rationnelle n'a pas besoin. Qui donc si la nécessité ne l'y obligeait, donnerait ses enfants à l'usine, à l'atelier, véritable holocauste?

Toute loi est despotique et à mesure que nous aurons plus de lois, nous serons moins libres. Dans une assemblée d'hommes vraiment civilisés on n'a pas besoin de règlement d'ordre: quand vous avez la parole je me tais et j'attends le moment où vous aurez fini de parler, et quand il y a deux trois personnes qui veulent monter à la tribune, elles ne se battent pas mais attendent pour prendre la parole les unes après les autres. Quand on dîne à table d'hôte, on ne voit pas quelqu'un prendre tout, de façon que les autres n'aient rien, on ne se bat pas pour être servi le premier, tout va selon un certain ordre et les convives observent des règles de politesse, que personne n'a dictées. Chacun reçoit assez et la personne qui est servie la dernière aura sa portion comme les autres. Pourquoi oublie-t-on toujours ces exemples qui nous enseignent que dans une société civilisée où il y a abondance, on n'a rien à craindre du désordre ou des querelles? Le nombre des lois est toujours un témoignage du faible degré de civilisation d'une société. La loi est un lien par lequel on fait des esclaves et non des hommes libres. La loi est généralement une atteinte au droit humain, car «loi» et «droit» sont des mots qui n'ont pas du tout même signification.

La plupart des crimes sont commis au nom de la loi, et cependant on veut honorer les lois et on donne aux enfants une éducation basée sur le respect des lois. Le système capitaliste d'aujourd'hui est-il autre chose que le vol légalisé, l'esclavage légalisé, l'assassinat légalisé?

Quand la social-démocratie nous promet une centralisation, une réglementation avec le contrôle d'en haut, nous craignons un tel État. C'est une étrange méthode que d'abolir le pouvoir de l'État en commençant par augmenter ses prérogatives. Non, le gouvernement représentatif a rempli son rôle historique: vouloir conserver un tel gouvernement pour une phase économique nouvelle, c'est raccommoder un habit neuf avec de vieux lambeaux. À chaque phase économique correspond une phase politique et c'est une erreur que de penser pouvoir toucher aux bases de la vie économique actuelle, c'est-à-dire à la propriété individuelle, sans toucher à l'organisation politique. Ce n'est pas en augmentant les pouvoirs de l'État, ni en conquérant le pouvoir politique qu'on progresse, on exécute un changement de décors et voilà tout; on progresse en organisant librement tous les services qui sont considérés maintenant comme fonctions de l'État.

Kropotkine l'a fort bien exprimé: «les lois sur la propriété ne sont pas faites pour garantir à l'individu ou à la société la jouissance des produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour en dérober une partie au producteur et pour assurer à quelques-uns les produits qu'ils ont dérobés, soit aux producteurs, soit à la société entière. Les socialistes ont déjà fait maintes fois l'histoire de la Genèse du capital. Ils ont raconté comment il est né des guerres et du butin, de l'esclavage, du servage, de la fraude et de l'exploitation moderne. Ils ont montré comment il s'est nourri du sang de l'ouvrier et comment il a conquis le monde entier. Ils ont à faire la même histoire concernant la Genèse et le développement de la loi. Faite pour garantir les fruits du pillage, de l'accaparement et de l'exploitation, la loi a suivi les mêmes phases de développement que le capital.»

Et le système parlementaire ne fait qu'enregistrer ce qui, en réalité, existe déjà. De deux choses l'une: ou bien la loi est préalable, et alors, ainsi qu'en Amérique les lois sur le travail, dont les inspecteurs disent que l'application laisse beaucoup à désirer, elle n'est plus appliquée quand les patrons et avec eux la justice ne les veulent pas respecter; ou bien la loi est arriérée, et alors elle n'est plus nécessaire. Ce système est celui des carabiniers d'Offenbach:

  Qui, par un malheureux hasard
  Arrivent toujours trop tard.

C'est la force qui décide toujours. Au lendemain d'une victoire, le peuple ne manque jamais de présenter une déclaration des droits aussi radicale que possible: tout le monde applaudit, on se croit libre enfin.

Le peuple se satisfait de droits inscrits sur le papier. Le peuple se laissa toujours duper et il est possible qu'il se laisse de nouveau duper par les social-démocrates, qui une fois en place oublieront leurs promesses. C'est pourquoi il faut l'avertir, car un averti en vaut deux. Le peuple est toujours servi beaucoup moins bien que les souverains. Il a ses orateurs, qui ont une grande bouche et de belles paroles; mais les souverains ont leurs serviteurs, qui parlent moins mais agissent avec les canons et les fusils. Quelques jours après la victoire, et sous prétexte d'ordre légal, la constitution sera moins bien observée: quelques jours encore et, sous prétexte d'ordre administratif, on est gouverné par des règlements de police.

Les souverains et les gouvernants sont comme les feuilles des arbres: ils changent d'opinion quand bon leur semble et, lorsqu'ils craignent de perdre leur trône, ils font comme Liebknecht, ils changent vingt-quatre fois par jour de tactique, et d'opinion.

Voici un exemple curieux.

Avant 1848 il y avait en Hollande un parti qui faisait de l'agitation pour obtenir la révision de la constitution, mais le roi Guillaume II ne la voulait pas et il avait dit une fois: «aussi longtemps que je vivrai, il n'y aura pas de révision de la constitution.» La révolution de février 1848 éclata à Paris et le roi Louis-Philippe fut chassé de France. Cette révolution fit son chemin. À Vienne, à Berlin et dans beaucoup de villes de l'Europe on éprouva l'influence de cette secousse politique; alors le roi Guillaume trembla pour son trône, il eut peur de suivre le même chemin que son collègue Louis-Philippe de France. Qu'arriva-t-il? Ce même roi prit l'initiative d'une révision et parlant aux ambassadeurs étrangers il déclara: Voici un homme qui en un jour de pur conservateur est devenu libéral. Pourquoi? Parce qu'il préférait un trône avec une constitution à la chance de perdre sa royauté.

Si les circonstances changent, on voit souvent les mêmes personnes faire le contraire de ce qu'elles avaient juré.

Ainsi, en 1848, le roi de Prusse Guillaume Frédéric craignait de perdre son trône. Pendant que le peuple était en armes et que la révolte menaçait de triompher, le roi fit toutes les promesses qu'on exigea de lui. Le mot d'ordre fut: si vous consentez à désarmer, je vous donnerai une constitution. Le peuple a toujours trop de confiance, il crut le roi, il déposa les armes, et quand l'effervescence fut passée, le roi restant très bien armé, fut le plus fort et oublia toutes ses promesses. Le peuple ne doit donc jamais désarmer au jour du combat, car un peuple désarmé n'est plus rien, tandis qu'un peuple armé est une force qui inspire du respect même aux adversaires.

Et toujours et partout les princes marchent au despotisme et les peuples à la servitude.

Ce ne sont pas les tyrans qui font les peuples esclaves, mais ce sont les peuples esclaves qui rendent possibles les tyrans.

Un tyran peut-il dominer quand le peuple se sent libre? Non certes, sa puissance ne durerait pas un jour. Un tyran est toujours un peu supérieur à ceux qui l'ont fait tyran. Au lieu de condamner un tyran, il faut condamner encore plus le peuple esclave qui tolère la tyrannie. Mais en dominant on devient de plus en plus mauvais, car l'appétit vient en mangeant.

Les institutions engendrent l'esclavage, et c'est pour cela que nous prêchons l'abolition des institutions. L'État est la tyrannie organisée et c'est pourquoi nous voulons la croisade contre l'État.

On ne peut dire que l'émancipation de l'humanité viendra par l'émancipation des individus; mais on ne peut non plus dire qu'elle sortira d'une réorganisation violente de la société, arrivant spontanément, par une sorte de miracle. Sans les individus émancipés, il n'est pas possible de réorganiser et sans une organisation les individus ne peuvent être émancipés. Il y a des connexions remarquables et ce que la nature a uni, nous ne pouvons le désunir.

On dit toujours: sans l'État se produirait l'anéantissement de l'organisation actuelle, le désordre complet, le retour à la barbarie. Mais qu'est-ce que l'État actuel sinon le vol, la rapine, l'assassinat, la barbarie? Chaque changement sera un progrès pour la grande masse, si impitoyablement maltraitée maintenant.

Il faut rire quand on entend soutenir que les mauvais domineraient les bons, car ce sont justement les mauvais qui dominent aujourd'hui.

Tolstoï nous dit que le christianisme dans sa vraie signification détruit l'État comme tel, et que c'est pour cela qu'on a crucifié le Christ. Et certainement, du jour où le christianisme fut établi comme religion d'État, le christianisme fut perdu. Il faut choisir entre l'organisation gouvernementale et le vrai christianisme qui est plus ou moins anarchiste. Qu'est-ce qu'enseigne l'apôtre saint Paul quand il dit que le péché est venu par la loi, et dans l'Épître aux Romains (ch. IV, v. 15): «Où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de péché.» Oui, les ennemis de toute loi et de toute autorité peuvent faire appel à la Bible, qui considère la loi comme un degré inférieur du développement humain.

Un État suppose toujours deux partis dont l'un commande et l'autre obéit; ce qui est le contraire du christianisme primitif, qui nous enseigne que personne ne doit commander car nous sommes tous des frères.

Il est possible que l'État ait été nécessaire à une certaine époque, mais la question est aujourd'hui de savoir si désormais l'État est un obstacle au progrès et à la civilisation, oui ou non. Les divers raisonnements sur ce sujet sont curieux. Quand on demande à quelqu'un: Avez-vous personnellement besoin de l'État et de ses lois? on reçoit toujours la même réponse. L'État ne m'est pas nécessaire, mais il est nécessaire pour les autres. Chacun défend l'existence de l'État, non pour soi-même, mais pour les autres. Cependant ces autres le défendent de la même manière. Donc, personne n'a besoin de l'État et cependant il existe et il persiste. Quelle folie!

Les non-résistants en Amérique ont un catéchisme dans lequel ils se montrent en tant que chrétiens les ennemis acharnés de toute autorité, et ils sont aussi conséquents qu'un anarchiste peut l'être.

Écoutez seulement:

«Est-il permis au chrétien de servir dans l'armée contre les ennemis étrangers?»

Certainement non, cela n'est pas permis. Lui est-il permis de prendre part à une guerre et même aux préparatifs de cette guerre? Mais il n'ose pas seulement se servir d'armes meurtrières. Il n'ose pas venger une offense, soit qu'il agisse seul, soit en commun avec d'autres.

Donne-t-il volontairement de l'argent pour un gouvernement, soutenu par la violence, grâce à la peine de mort et à l'armée?

Seulement quand l'argent est destiné à une oeuvre juste en elle-même et dont le but comme les moyens sont bons.

Ose-t-il payer l'impôt à un semblable gouvernement?

Non, mais s'il n'ose payer les impôts, il n'ose non plus résister au paiement. Les impôts, réglés par le gouvernement, sont payés sans qu'intervienne la volonté des contribuables. On ne peut refuser de les payer sans user de violence, et le chrétien, qui ne doit pas user de violence, doit donner sa propriété.

Un chrétien peut-il être électeur, juge ou fonctionnaire du gouvernement?

Non, car qui prend part aux élections, à la jurisprudence, au gouvernement, prend part à la violence du gouvernement.»

Ces anarchistes chrétiens sont des révolutionnaires par excellence, ils refusent tout; les non-résistants sont très dangereux pour les gouvernements et la doctrine de non-résistance est une terrible menace pour toute autorité. Les membres de la société fondée pour l'établissement de la paix universelle entre les hommes (Boston, 1838) ont pour devise: ne résistez pas au méchant (saint Mathieu V:39). Ils disent sincèrement: «Nous ne reconnaissons qu'un roi et législateur, qu'un juge et chef de l'humanité.» Et Tolstoï a peut-être raison quand il dit: «les socialistes, les communistes, les anarchistes avec leurs bombes, leurs révoltes, leurs révolutions ne sont pas si dangereux pour les gouvernements que ces individus, qui prêchent le refus et se basent sur la doctrine que nous connaissons tous.»

L'exemple individuel exerce une très grande influence sur la masse, et c'est pourquoi les gouvernements punissent sévèrement tout effort de l'individu pour s'émanciper.

Mais les social-démocrates, formés d'après le modèle allemand, prêchent la soumission complète de l'individu à l'autorité de l'État. Tcherkessof l'a très bien dit[89]: «les publicistes et les orateurs du parti social démocrate prêchent aux ouvriers que l'industrie n'a aucune signification dans l'histoire et dans la société et que tous ceux qui pensent que la liberté individuelle et la satisfaction complète des besoins physiques et moraux de l'individu seront garanties dans la société future, sont des utopistes.» Seulement il y a des accommodements avec les chefs comme avec le ciel et ce même auteur dit aussi d'une façon aussi malicieuse que juste: «Marx et Engels sont les deux exceptions du genre humain. Font aussi exception leurs héritiers, Liebknecht, Bebel, Auer, Guesde, et autres. L'ouvrier ignorant, le troupeau humain, composé d'insignifiantes nullités, doivent se soumettre et obéir à tous ces «Übermenschen,» ces êtres surhumains. C'est ce qu'on appelle l'égalité social-démocratique et scientifique.»

Et on ose dire cela après l'admirable étude de John Stuart Mill sur la Liberté! Lisez son chapitre troisième sur «la personnalité comme une des bases du bien public» et vous verrez quelle place prépondérante il veut donner à la personnalité, à l'individualité. Et certainement quand on tue l'individualité, on tue tout ce qu'il y a de haut et de caractéristique dans l'homme. En Allemagne tout est dressé militairement, le soldat est l'idéal de chaque Allemand, et voilà la raison pour laquelle le deuxième mot du social-démocrate allemand est: discipline du parti.

La discipline de l'école vient avec la discipline de la maison paternelle, et elle est suivie de la discipline de l'usine et de l'atelier, pour être continuée par la discipline de l'armée et enfin par la discipline du parti. Toujours et partout, la discipline. Ce n'est pas par hasard que le livre de Max Stirner[90] nous vient d'Allemagne, c'est la réaction contre la discipline. Et il y a peu de personnes qui aient compris les idées supérieures de Wilhelm von Humboldt[91], quand il dit que «le but de l'homme ou ce qui est prescrit par les lois éternelles et immuables de la raison, et non pas inspiré par les désirs vains et passagers, doit résider dans le développement le plus harmonieux possible des forces en vue d'un tout complet et cohérent» et que deux choses y sont nécessaires: la liberté et la variété des circonstances, l'union de ces deux forces produisant «la force individuelle et la variété multipliée,» qui peuvent se combiner avec l' «originalité». La grande difficulté reste toujours de définir les limites de l'autorité de la société sur l'individu.

«Quelle est la limite légitime où la souveraineté de l'individu finit de soi-même et où commence l'autorité de la société?

Quelle part de la vie humaine est la propriété de l'individu et quelle la propriété de la société[92]?»

Voilà une question qui intéresse tous les penseurs et qui est traitée d'une manière magistrale par Mill. En vain vous chercherez une discussion approfondie de ces questions théoriques chez les social-démocrates allemands. Nommez un penseur de valeur après les deux maîtres Marx et Engels. Il semble que le dernier mot de toute sagesse ait été dit par eux et qu'après eux la doctrine se soit cristallisée en un dogme comme dans l'église chrétienne. Les principaux écrivains du parti social-démocrate sont des commentateurs des maîtres, des compilateurs, mais non des penseurs indépendants. Et quelle médiocrité! Ne comprend-on pas qu'une doctrine cristallisée est condamnée à périr de stagnation car la stagnation est le commencement de la mort? Dans les dernières années on n'a fait que rééditer les oeuvres de Marx avec de nouvelles préfaces d'Engels ou les oeuvres d'Engels lui-même, mais on cherche en vain un livre de valeur, une idée nouvelle dans ce parti qui se prépare à conquérir le pouvoir public.

Mill dit que le devoir de l'éducation est de développer les vertus de l'individu comme celles de la société. Chacun a le plus grand intérêt à amener son propre bien-être et c'est pourquoi chacun demande de la société l'occasion d'user de la vie dans son propre intérêt. Et quand il existe un droit, ce n'est pas celui d'opprimer une autre individualité mais de maintenir la sienne. Qui vient à l'encontre de cette thèse qu'un individu n'est pas responsable de ses actes vis-à-vis de la société quand ses actes ne mettent en cause que ses propres intérêts? Le droit de la société est seulement un droit de défense pour se maintenir.

Prenez par exemple la vaccination obligatoire. C'est une atteinte à la liberté individuelle. L'État n'a pas le droit de m'obliger de faire vacciner mes enfants, car contre l'opinion de la science officielle que la vaccination est un préservatif de la variole, il y a l'opinion de beaucoup de médecins qui nient les avantages de la vaccination et, pis encore, qui craignent les conséquences de cette inoculation, par laquelle beaucoup de maladies sont répandues. Plus tard on rira de cette contrainte soi-disant scientifique, et on parlera de la tyrannie qui obligeait chacun à se soumettre à cette opération. On met un emplâtre sur la plaie au lieu de s'attaquer à la cause, et l'on se satisfait ainsi.

Mais comme Mill le dit très bien: «le principe de la liberté ne peut pas exiger qu'on ait la liberté de n'être plus libre: ce n'est pas exercer sa liberté que d'avoir la permission de l'aliéner.» C'est pourquoi on ne doit jamais accepter la doctrine d'après laquelle on peut prendre des engagements irrévocables.

Et que nous promet-on dans une société social-démocrate? Jules Guesde a prononcé à la Chambre française un discours dans lequel il esquisse un tableau qui n'a rien d'enchanteur. Il explique que l'antagonisme des intérêts ne sera pas extirpé radicalement. Même la loi de l'offre et de la demande fonctionnera quand même; seulement, au lieu de s'appliquer au tarif des salaires, elle s'appliquera au travail agréable ou non.

De même, dans son chapitre IV n° 10, sur le socialisme et la liberté[93], Kautsky prétend que: «la production socialiste n'est pas compatible avec la liberté complète du travail, c'est-à-dire avec la liberté de travailler quand, où et comment on l'entendra. Il est vrai que, sous le régime du capitalisme, l'ouvrier jouit encore de la liberté jusqu'à un certain degré. S'il ne se plaît pas dans un atelier, il peut chercher du travail ailleurs. Dans la société socialiste (lisez: social-démocratique) tous les moyens de production seront concentrés par l'État et ce dernier sera le seul entrepreneur; il n'y aura pas de choix. L'OUVRIER DE NOS JOURS JOUIT DE PLUS DE LIBERTÉ QU'IL N'EN AURA DANS LA SOCIÉTÉ SOCIALISTE» (lisez: social-démocratique[94].) C'est nous qui soulignons.

Mais, fidèle à ses maîtres il dit que «ce n'est pas la social-démocratie qui infirme le droit de choisir le travail et le temps, mais le développement même de la production; le seul changement sera «qu'au lieu d'être soit sous la dépendance d'un capitaliste, dont les intérêts sont opposés aux siens, l'ouvrier se trouvera sous la dépendance d'une société, dont il sera lui-même un membre, d'une société de camarades ayant les mêmes droits, comme les mêmes intérêts.» Cela veut dire que dans la société social-démocratique la production créera l'esclavage. On change de maître, voilà tout.

Un autre, Sidney Webb, nous dit que «rêver d'un atelier autonome dans l'avenir, d'une production sans règles ni discipline … n'est pas du socialisme.»

Mais quelles étranges idées se forgent dans les têtes dogmatiques des chefs de la social-démocratie. Écoutez Kautsky, ce théoricien du parti allemand: «toutes les formes de salaires: rétribution à l'heure ou aux pièces; primes spéciales pour un travail au-dessus de la rétribution générale, salaires différents pour les genres différents de travail … toutes ces formes du salariat contemporain, un peu modifiées, seront parfaitement praticables dans une société socialiste.» Et ailleurs: «la rétribution des produits dans une société socialiste (lisez social-démocratique) n'aura lieu dans l'avenir que d'après des formes qui seront le développement de celles qu'on pratique actuellement.»

Donc un état social-démocratique avec le système du salariat. Mais est-ce que le salariat n'est pas la base du capitalisme? On prêchait l'abolition du salariat et ici on sanctionne ce système. C'est ainsi qu'on dénature les bases du socialisme; et les élèves de Marx et d'Engels, qui proclamaient la formule: «de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins», sont devenus de simples radicaux, des démocrates bourgeois, ayant perdu leurs idées socialistes.

Avec ce système nous aurons le triomphe du quatrième État, ce qui créera directement un cinquième État ayant à soutenir la même lutte cruelle contre les individus arrivés au pouvoir avec son aide. L'aristocratie ouvrière et la petite bourgeoisie seront les tyrans de l'avenir, et la liberté sera supprimée entièrement. L'oeuvre libératrice pour laquelle la nouvelle ère s'ouvrira, sera le massacre des anarchistes, comme le député Chauvin l'a prédit et comme d'autres l'ont préconisé.

Guesde dit même: «que ce n'est pas lui qui a inventé la réquisition, qu'elle se trouve dans les codes bourgeois et que si lui et ses amis sont obligés d'y avoir recours, ils ne feront QU'EMPRUNTER UN DES ROUAGES DE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE.»

Belle perspective!

Rien ou presque rien ne serait donc changé au système actuel et les ouvriers travaillent de nouveau à se donner des tyrans. Pauvre peuple, tu seras donc éternellement esclave!

Mais «combien aisément et doucement on glisse une fois sur la pente», comme Engels l'a si bien dit!

Il n'y a pas d'autre alternative que le socialisme d'État et le socialisme libertaire.

Lorsqu'on dit au congrès de Berlin (1892): «la social-démocratie est révolutionnaire dans son essence et le socialisme d'État conservateur; la social-démocratie et le socialisme d'État sont des antithèses irréconciliables», on a joué avec des mots.

Qu'est-ce que le socialisme d'État?

Liebknecht dit que les socialistes d'État veulent introduire le socialisme dans l'État actuel, c'est-à-dire cherchent la quadrature du cercle; un socialisme qui ne serait pas le socialisme dans un État adversaire du socialisme. Mais qu'est-ce que les social-démocrates désirent? N'est-ce pas le même Liebknecht qui parlait d'un «enracinement dans la société socialiste» (hineinwachsen)?

Le socialisme d'État dans la compréhension générale est l'État régulateur de l'industrie, de l'agriculture, de tout. On veut faire de l'industrie un fonctionnement d'État, et au lieu des patrons capitalistes on aura l'État. Quand l'État actuel aura annexé l'industrie, il restera ce qu'il est. Mais avec le suffrage universel, lorsqu'en 1898, année de salut, les social-démocrates allemands auront la majorité, comme Engels et Bebel l'ont prédit, alors il est évident qu'on pourra transformer l'État à volonté, et le socialisme qu'on introduira alors sera le socialisme d'État.

Liebknecht appelle le socialisme d'État d'aujourd'hui le capitalisme d'État, mais il y a une confusion terrible dans les mots. Nous demandons ceci: quand la majorité du parlement sera socialiste et qu'on aura mis telle ou telle branche de l'industrie entre les mains de l'État, sera-ce là le socialisme d'État, oui ou non?

Nous disons: oui, certainement.

Au Congrès de Berlin, Liebknecht disait dans sa résolution: «Le soi-disant socialisme d'État, en ce qui concerne la transformation de l'industrie et sa remise à l'État avec des dispositions fiscales, veut mettre l'État à la place des capitalistes et lui donner le pouvoir d'imposer au peuple ouvrier le double joug de l'exploitation économique et de l'esclavage politique.»

Mais c'est justement ce que nous disons de la social-démocratie.
Examinons ces desiderata.

Si l'État réglait toutes les branches de l'administration, on serait obligé d'obéir, car autrement on ne pourrait trouver de travail ailleurs.

Et de même que la dépendance économique, la dépendance politique serait plus dure; l'esclavage économique amènerait l'esclavage politique; et à son tour l'esclavage politique influerait sur l'esclavage économique, le rendant plus dur et plus rigoureux.

Quand Liebknecht dit cela, il comprend très bien le danger et ne change pas la question en l'escamotant par un habile jeu de mots. Le capitalisme d'État comme il l'appelle sera le socialisme d'État, du moment que les socialistes seront devenus le gouvernement et encourra les mêmes reproches que ceux que l'on formule contre l'État actuel. On est esclave et non pas libre, et un esclave de l'État, monarchique ou socialiste, est un esclave. Nous qui voulons l'abolition de tout esclavage, nous combattons la social-démocratie qui est le socialisme d'État de l'avenir. Ce que Liebknecht dit de l'État des Jésuites du Paraguay est applicable à l'État social-démocratique selon la conception des soi-disant marxistes: «dans cet État modèle toutes les industries furent la propriété de l'État, c'est-à-dire des Jésuites. Tout était organisé et dressé militairement; les indigènes étaient alimentés d'une manière suffisante; ils travaillaient sous un contrôle sévère, comme forçats au bagne et ne jouissaient pas de la liberté; en un mot l'État était la caserne et le workhouse—l'idéal du socialisme d'État—le fouet commun et la mangeoire commune. Naturellement il n'y avait pas d'alimentation spirituelle—l'éducation était l'éducation pour l'esclavage.»

Tel est aussi l'idéal des social-démocrates!

Grand merci pour une telle perspective!

Et cependant en distinguant bien, il arrive à dire: «Le socialisme veut et doit détruire la société capitaliste; il veut arracher le monopole des moyens de production des mains d'une classe et faire passer ces moyens aux mains de la communauté; il veut transformer le mode de production de fond en comble, le rendre socialiste, de sorte que l'exploitation ne soit plus possible et que l'égalité politique et économique et sociale la plus complète règne parmi les hommes. Tout ce qu'on comprend maintenant sous le nom de socialisme d'État et dont nous nous occupons, n'a rien de commun avec le socialisme.» Liebknecht nomme cela le capitalisme d'État et il nomme le socialisme le vrai socialisme d'État. Nous sommes alors d'accord, mais n'oublions pas que l'esclavage ne sera pas aboli, même quand les social-démocrates seront nos maîtres et nous ne voulons pas de maîtres du tout.

Ou dit souvent qu'on affaiblit l'État au lieu de le fortifier en étendant la législation ouvrière, et bien loin de fortifier l'État bourgeois, on le sape. Mais ceux qui disent cela diffèrent beaucoup de Frédéric Engels, qui, dans l'Appendice de son célèbre livre: les classes ouvrières en Angleterre, écrit: «la législation des fabriques, autrefois la terreur des patrons, non seulement fut observée par eux avec plaisir mais ils l'étendent plus ou moins sur la totalité des industries. Les syndicats, nommés l'oeuvre du diable il n'y a pas longtemps, sont cajolés maintenant par les patrons et protégés comme des institutions justes et un moyen énergique pour répandre les saines doctrines économiques parmi les travailleurs.

On abolissait les plus odieuses des lois, celles qui privent le travailleur de droits égaux à ceux du patron. L'abolition du cens dans les élections fut introduite par la loi ainsi que le suffrage secret, etc., etc. Et il continue: «l'influence de cette domination fut considérable au début. Le commerce florissait formidablement et s'étendait même en Angleterre. Que fut la position delà classe ouvrière pendant cette période?

Une amélioration même pour la grande masse suivait temporairement, cet essor. Mais, depuis l'invasion des sans-travail, elle est revenue à son ancienne position.

L'État n'est pas aujourd'hui moins puissant, il l'est plus qu'auparavant. Et après avoir constaté que deux partis de la classe ouvrière, les mieux protégés, ont profité de cette amélioration d'une manière permanente, c'est-à-dire les ouvriers des fabriques et les ouvriers syndiqués, il dit: mais en ce qui regarde la grande masse des ouvriers, les conditions de misère et d'insécurité dans lesquelles ils se trouvent maintenant sont aussi mauvaises que jamais, si elles ne sont pires.

Non, on n'affaiblit pas l'État en augmentant ses fonctions, on n'abolit pas l'État en étendant son pouvoir. Donc, partout où le gouvernement bourgeois sera le régulateur des branches différentes de l'industrie, du commerce, de l'agriculture, il ne fera qu'augmenter et fortifier son pouvoir sur la vie d'une partie des citoyens et les ouvriers resteront les anciens esclaves, et pour eux il sera tout à fait indifférent qu'ils soient les esclaves des capitalistes ou bien les esclaves de l'État.

L'État conserve le caractère hiérarchique, et c'est là le mal.

La question décisive est de savoir qui doit régler les conditions de travail. Si c'est le gouvernement de l'État, des provinces ou des communes, selon le modèle des postes par exemple, nous aurons le socialisme d'État, même si le suffrage universel est adopté. Si ce sont les ouvriers eux-mêmes qui règlent les conditions de travail selon leur gré, ce sera tout autre chose; mais nous avons entendu dire par Sidney Webb, que «rêver sans l'avouer d'un atelier autonome, d'une production sans règles ni discipline … que cela n'est pas du socialisme.»

Au contraire, nous disons que quiconque est d'avis que le prolétariat peut arriver au pouvoir par le suffrage universel et qu'il peut se servir de l'État pour organiser une nouvelle société, dans laquelle l'État lui-même sera supprimé, est un naïf, un utopiste. Imaginer que l'État disparaisse par le fait … des serviteurs de l'État!

Le capital se rendra-t-il volontairement? L'expérience de l'histoire est là pour prouver le contraire, car jamais une classe ne se supprimera volontairement. Chaque individu, chaque groupe lutte pour l'existence, c'est la loi de la nature, qui fait du droit de défense et de résistance, le plus sacré de tous les droits.

Le socialisme veut l'expropriation des exploiteurs. Eh bien, peut-on penser que les patrons, les marchands, les propriétaires, en un mot les capitalistes dont la propriété privée sera transformée en propriété sociale ou commune, céderont jamais volontairement. Non, ils se défendront par tous les moyens possibles plutôt que de perdre leur position prépondérante. On les soumettra seulement par la violence.

Tout pouvoir a en soi un germe de corruption, et c'est pourquoi il faut lutter non seulement contre le pouvoir d'aujourd'hui mais aussi contre celui de l'avenir. Stuart Mill a très bien dit: «le pouvoir corrompt l'homme. C'est la tradition du monde entier, basée sur l'expérience générale».

Et parce que nous connaissons l'influence pernicieuse que l'autorité a sur le caractère de l'individu, il faut lutter contre l'autorité. Guillaume de Greef a formulé tout le programme de l'avenir d'une manière aussi claire que nette en ces mots: Liberté, instruction et bien-être pour tous; «le principe, aujourd'hui, n'est plus contestable: la société n'a que des organes et des fonctions; elle ne doit plus avoir de maîtres.» Et pourquoi l'homme, doué de plus de raison que les autres êtres dans la nature, ne serait-il pas capable de vivre dans une société sans autorité, lorsqu'on voit les fourmis et les abeilles former de telles sociétés? Dans son Évolution politique, Letourneau nous dit: «Au point de vue sociologique, ce qui est particulièrement intéressant dans les républiques des fourmis et des abeilles, c'est le parfait maintien de l'ordre social avec une anarchie complète. Nul gouvernement; personne n'obéit à personne, et cependant tout le monde s'acquitte de ses devoirs civiques avec un zèle infatigable; l'égoïsme semble inconnu: il est remplacé par un large amour social.»

Nous n'allons pas examiner ici s'il est vrai que la propriété privée est une modalité particulière de l'autorité et si l'autorité est la source de tous les maux dans la société, comme le pense Sébastien Faure; ou bien si la propriété privée est la cause de l'autorité, car nous sommes d'avis que l'une et l'autre de ces propositions sont sérieuses, qu'on peut soutenir les deux thèses, car elles se tiennent. Peut-être est-ce la question de l'oeuf et de la poule; qui des deux est venu le premier? Mais en tout cas il n'est pas vrai de dire avec Faure que le socialisme autoritaire voit dans le principe de propriété individuelle la cause première de la structure sociale, et que le libertaire la découvre dans le principe d'autorité. Car s'il est vrai que la propriété individuelle donne le pouvoir, l'autorité—le maître du sol l'est aussi des personnes qui vivent sur le sol, le maître de la fabrique, de l'atelier est maître aussi des hommes qui y travaillent—il est vrai aussi que l'autorité sanctionne à son tour la propriété individuelle.

Tout gouvernement de l'homme par l'homme est le commencement de l'esclavage et quiconque veut mettre fin à l'esclavage doit lutter contre le gouvernement sous toutes ses formes.

Dans sa brochure L'anarchie, sa philosophie, son idéal, Kropotkine s'exprime ainsi: «C'est pourquoi l'anarchie, lorsqu'elle travaille à démolir l'autorité sous tous ses aspects, lorsqu'elle demande l'abrogation des lois et l'abolition du mécanisme qui sert à les imposer, lorsqu'elle refuse toute organisation hiérarchique et prêche la libre entente, travaille en même temps à maintenir et à élargir le noyau précieux des coutumes de sociabilité sans lesquelles aucune société humaine ou animale ne saurait exister. Seulement au lieu de demander le maintien de ces coutumes sociables à l'autorité de quelques-uns, elle le demande à l'action continue de tous.

Les institutions et les coutumes communistes s'imposent à la société, non seulement comme une solution des difficultés économiques, mais aussi pour maintenir et développer les coutumes sociables qui mettent les hommes en contact les uns avec les autres, établissant entre eux des rapports qui font de l'intérêt de chacun l'intérêt de tous, et les unissent, au lieu de les diviser.»

Tout le développement de l'humanité va dans la direction de la liberté et quand les socialistes, (c'est-à-dire les social-démocrates) veulent, avec Renard, un minimum d'autorité et une extension indéfinie de la liberté, ils sont perdus, car il n'y a plus entre eux et les anarchistes de différence de principes, mais seulement une différence de plus ou de moins.

L'idéal pour tous est l'élimination complète du principe d'autorité, l'affirmation intégrale du principe de liberté.

Si cet idéal est oui ou non réalisable, c'est une autre question, mais mieux vaut un idéal superbe, élevé, même s'il est irréalisable, que l'absence de tout idéal.

Que chacun se demande ce qu'il désire et aura pour réponse: «Vivre en pleine liberté sans être entravé par des obstacles extérieurs; déployer ses forces, ses qualités, ses dispositions naturelles.» Eh bien! ce que vous demandez pour vous-même, il faut le donner aux autres, car les autres désirent ce que vous désirez. Donc il nous faut des conditions par lesquelles chaque individu puisse vivre en pleine liberté, puisse déployer ses forces. Quand on veut cela pour soi-même et qu'on ne l'accorde pas aux autres, on crée un privilège.

Voilà tout ce qu'on demande: de l'air franc et libre pour respirer.

Et si l'observation ne nous trompe pas, nous voyons que tout le développement humain est une évolution dans le sens de la liberté.

La social-démocratie qui est et devient de plus en plus un socialisme d'État est un obstacle à la liberté, car au lieu d'augmenter la liberté, elle crée de nouveaux liens. Elle est de plus dangereuse parce qu'elle se montre sous le masque de la liberté. Les Étatistes sont les ennemis de la liberté et quand on veut unir le socialisme à la liberté, il faut accepter le socialisme libertaire dont le but est toujours d'unir la liberté au bien-être de tous.

La plupart ne croient pas à la liberté et c'est pourquoi ils rejettent toujours sur elle la responsabilité des excès, s'il s'en produit dans un mouvement révolutionnaire. Nous croyons au contraire que les excès sont la conséquence du vieux système de limitation de la liberté.

Ayez confiance dans la liberté, qui triomphera un jour. Il est vrai que même les hommes de science ont peur de cette terrible géante, cette fille des dieux antiques, dont personne ne pourra calculer la puissance le jour où elle se lèvera dans toute sa force. Tous la contemplent avec terreur en prédisant de terribles jours au monde, si jamais elle rompt ses liens, tous, excepté ses quelques rares amants appartenant principalement aux classes pauvres.

Et cette petite troupe, troupe aussi de martyrs ou victimes, travaille incessamment à sa délivrance, desserrant tantôt de ci, tantôt de là un anneau, certaine que l'heure venue, la liberté secouera toutes ses chaînes et se dressera en face du monde, pour se donner à tous ceux qui l'attendent.

Le triomphe viendra, mais pour cela il nous faut une foi absolue dans la liberté, seule atmosphère dans laquelle l'égalité et la fraternité se meuvent librement.

NOTES:

[78] Protokoll des Parteitages in Breslau.

[79] The Forum Library, vol. 1, n° 3, avril 1895.

[80] Le dix-huit Brumaire.

[81] Nous sommes fiers de ce que les Hollandais furent alors comme aujourd'hui avec les libertaires et nous espérons qu'à l'avenir ils seront toujours avec la liberté contre toute oppression et toute autorité.

[82] L'alliance de la démocratie socialiste et l'association internationale des travailleurs, p. 51 et 52.

[83] Cela ne nous étonne pas, car M. Guesde a appelé Kropotkine un «fou, un hurluberlu sans aucune valeur.» Eh bien! nous croyons que le nom de Kropotkine vivra encore quand celui de M. Guesde sera oublié dans le monde.

[84] Il a été une fois en Amérique, et cet unique voyage lui donne droit de parler en connaissance de cause d'un monde aussi grand que les États-Unis! C'est simplement ridicule.

[85] Revue Socialiste, vol. 96, page 4, etc.

[86] Éthique.

[87] Voir Albert Parsons dans sa Philosophie de l'Anarchie.

[88] Dans le livre sur le parlementarisme par Lothar Bücher, tour à tour l'ami de Lassalle et de Bismarck, on trouve une liste des lois promulguées par les parlements anglais depuis Henri III (1225-1272) jusqu'à l'an 1853. Et quand on prend la moyenne annuelle des lois pour chaque siècle on trouve cette série du XIIIe au XIXe siècle: 1, 6, 9, 20, 24, 123, 330. Déjà en 1853 plus de lois que le nombre des jours de travail! Où cela finira-t-il si on continue dans la voie qu'on a suivie jusqu'à présent?

[89] Voyez son intéressante brochure: «Pages d'Histoire Socialiste; doctrines et actes de la social-démocratie.

[90] Der Einzige und sein Eigenthum.

[91] Ideen zu einem Versuch die Gränsen der Wirksamkeit des Staate zu bestimmen.

[92] On Liberty.

[93] Das Erfurter Programm in seinem grundsätzlichen Theil (Le programme d'Erfurt et ses bases).

[94] Le socialisme véritable et le faux socialisme.

V

UN REVIREMENT DANS LES IDÉES MORALES

Que de difficultés à surmonter lorsqu'on veut se défaire des idées conçues dans la jeunesse! Même en se croyant libre de beaucoup de préjugés, toujours on retrouve en soi un manque de raisonnement et on se bute à des conceptions surannées. Et tout en n'ayant, en théorie, aucune accusation à formuler, on éprouve certainement, en pratique, une sorte de répugnance envers ceux qui agissent en complète opposition avec les us et coutumes.

C'est surtout le cas dans le domaine de la morale.

Qu'est-ce qu'agir selon la morale?

Se conformer aux prescriptions des moeurs.

C'est-à-dire qu'on est moral lorsqu'on vit et agit de telle façon que la majorité approuve.

Est-ce que cette morale-là est bonne?

Peut-on la défendre par la raison?

Voilà la question.

Il y a une tyrannie de la morale et comme nous sommes adversaires de toute tyrannie, nous devons également examiner celle-ci et la combattre.

Multatuli, dans ses Idées, fait, à ce sujet, quelques justes remarques. Il a parfaitement raison lorsqu'il prétend que le degré de liberté dépend bien plus de la morale que des lois. Que de peine l'on éprouve à faire exécuter une loi qui est en contradiction avec la morale?

«Aucun législateur, fût-il le chef d'une armée dix fois plus nombreuse que les habitants mêmes d'un pays, n'oserait imposer ce que la morale prescrit aujourd'hui. Et, d'un autre côté, nous nous conformons à une morale que nous n'accepterions pas si elle était prescrite par un législateur, quelque puissant qu'il fût.»

Examinez notre manière de vivre et bientôt vous serez convaincu de la vérité de ces paroles:

«Un malfaiteur est puni de quelques années de prison; … La morale y ajoute: le mépris durant toute la vie.

«La loi parle d'habitants,… la morale, de sujets.

«La loi dit: le Roi,… la morale: Sa Majesté.

«La loi laisse le choix du vêtement,… la morale impose tel vêtement.

«La loi protège le mariage dans ses conséquences civiles,… la morale fait du mariage un lien religieux, moral, c'est-à-dire très _im_moral.

«La loi, tout injuste qu'elle est envers la femme, la considère comme étant mineure ou sous curatelle,… la morale rend la femme esclave.

«La loi accepte l'enfant naturel,… la morale tourmente, persécute, insulte l'enfant qui vient au monde sans passeport.

«La loi concède certains droits à la mère non mariée, plus même qu'à la femme mariée,… la morale repousse cette mère, la punit, la maudit.

«La loi, en fait d'éducation, concède portion légitime et égale aux enfants,… la morale fait distinction entre garçons et filles pour l'éducation et l'instruction.

«La loi ne reconnaît et ne fait payer que des contributions fixées de telle manière, avec telles stipulations, … la morale fait payer des impôts à la vanité, la stupidité, le fanatisme, l'habitude, la fraude.

«La loi traite la femme en mineure, mais n'empêche pas—directement, du moins—son développement intellectuel,… la morale force la femme à rester ignorante et même, quand elle ne l'est pas, à le paraître.

«La loi opprime de temps en temps,… la morale, toujours.

«Aussi stupide que soit une loi, il y a des moeurs plus stupides.

«Aussi cruelle que soit une loi, il y a des moeurs plus brutales.»

Et il donne encore à méditer les idées suivantes:

«Quelle est la loi qui ordonne de négliger l'éducation de vos filles? Quelle est la loi qui fait de vos femmes des ménagères sans gages? C'est la morale.

«Quelle est la loi qui prescrit d'envoyer vos enfants à l'école et d'achever leur éducation en payant l'écolage? C'est la morale.

«Quelle est la loi qui vous force à laisser chloroformer votre descendance par le magister Pédant? C'est la morale.

«Qui vous défend de donner de la jouissance à votre famille? Qui vous charge de la tourmenter avec l'église, les sermons, le catéchisme et une masse d'exercices spirituels dont elle n'a que faire parce que tout cela n'existe pas? C'est la morale.

«Qui vous dit d'imposer aux autres une religion que vous-même ne pratiquez plus depuis longtemps? C'est la morale.

«Qui défend à la femme de s'occuper des intérêts de votre maison (également ses intérêts) ainsi que des intérêts de ses enfants? C'est la morale.

«Qui vous dit de chasser votre fille lorsqu'elle devient mère d'un enfant, le fruit de l'amour, de l'inconscience, … fût-ce même le fruit du désir et de l'étourderie? C'est la morale.

Qui enfin considère un faible et lâche: «C'est l'habitude» comme une excuse valable d'avoir violé les lois les plus élevées et saintes du bon sens? C'est la morale.»

Tout cela prouve que la morale nous empêche souvent d'être moral. Comparez également, sur la question, le beau développement que Multatuli fait dans son Étude libre.

Il est impossible de décrire l'immense tyrannie de la morale sur l'humanité. Dès le berceau on empêche l'enfant de se mouvoir librement, et les parents intelligents ont une lutte ardente à soutenir contre les sages-femmes, les instituteurs, les catéchistes, les prêtres, etc., pour empêcher que la nature de leurs enfants ne soit détournée dès le bas âge.

Les jeunes filles y sont plus exposées encore que les garçons; bien que, dans les dernières années, les idées se soient quelque peu modifiées, le principe d'une éducation de jeune fille convenable reste d'en faire «la surveillante de l'armoire à linge et une machine brevetée pour entretenir le fonctionnement régulier du respectable sexe masculin».

Là même où publiquement on a émis le voeu d'égalité dans l'éducation des garçons et des filles, on réagit secrètement contre cette tendance. Il existe, par exemple, des écoles moyennes où garçons et filles restent séparés, et, quoique des écoles communes fussent préférables, nous trouvons injuste dans tous les cas que l'instruction donnée dans les écoles de garçons soit plus complète que celle des filles, comme cela se fait en pratique. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à comparer les deux programmes d'enseignement. Après les cinq années réglementaires d'études, la jeune fille est absolument incapable de passer l'examen de sortie prescrit pour les garçons. C'est une injustice envers les jeunes filles, car les deux programmes sont réputés être égaux et ne le sont pas en réalité.

Un nouveau système social amène une autre morale et si nous nous butons maintes fois à des idées morales qui sont la conséquence de cette nouvelle conception, c'est parce que nous n'avons pas encore su nous défaire complètement de l'ancienne opinion; trop souvent nous remettons une pièce à la robe usée. Ceci ne peut ni ne doit étonner personne; nous, les vieux, nous avons rencontré plus de difficultés que les jeunes, car nous dûmes commencer par désapprendre avant d'apprendre. Beaucoup n'ont pas su accomplir cette rude tâche jusqu'à la fin et ont dû s'arrêter en chemin.

Il faut qu'une révolution se produise dans les règles morales, et premièrement dans nos idées. Nous devons abandonner radicalement l'ancienne morale qui part d'une thèse erronée et instaurer la raison comme guide unique pour contrôler et juger nos actes. Constatons en même temps la duplicité de ceux qui sont au pouvoir et se servent de deux poids et de deux mesures, suivant que leur intérêt l'exige.

Nous en donnerons quelques exemples, tout en suppliant le lecteur de ne pas s'offenser, mais de se demander si ce que nous avançons est en opposition avec la raison car, pour nous, n'est immoral que ce qui est irraisonnable. N'oublions pas que nous ne donnons ici aucunement les bases d'une nouvelle morale; nous voulons seulement prouver le jugement hypocrite du monde.

Nos lois pénales, nos moeurs, tout est basé sur le principe de la propriété privée, mais la masse ne se demande jamais si ce principe est juste et s'il pourrait soutenir n'importe quelle discussion contre la logique et le bon sens.

Nous considérons même les transgresseurs de ces lois comme des malfaiteurs, et peut-être ne sont-ils autre chose que les pionniers d'une société meilleure, moins funeste que la nôtre.

Visitez les prisons, faites une enquête et que trouverez-vous?

Les neuf dixièmes des malfaiteurs enfermés derrière des portes verrouillées ont fauté (si cela s'appelle fauter) par misère; leur crime consiste en leur pauvreté et en ce qu'ils ont préféré tendre la main et prendre le nécessaire plutôt que de mourir de faim, obscurément, tranquillement, sans protester. Ils ont attaqué le droit sacro-saint de la propriété, ils n'ont pas voulu se soumettre à un régime d'ordre qu'ils n'ont pas créé et auquel ils refusent de se conformer.

Le professeur Albert Lange a écrit quelques mots qui sont dignes d'être portés, sur les ailes du vent, jusqu'aux confins de la terre. Les voici: Il n'y a pas à attendre qu'un homme se soumette à un régime d'ordre à la création duquel il n'a pas collaboré, ordre qui ne lui donne aucune participation aux productions et jouissances de la société et lui prend même les moyens de se les procurer par son travail dans une partie quelconque du monde, aussi peu qu'on puisse attendre qu'un homme dont la tête est mise à prix tienne le moindre compte de ceux qui le persécutent. La société doit comprendre que ces déshérités, qui sortent de son sein, s'inspireront du droit du plus fort; s'ils sont nombreux, ils renverseront le régime existant et en érigeront un autre sur les ruines, sans se préoccuper s'il est meilleur ou pire. La société ne peut faire excuser la perpétuation de son droit qu'en s'efforçant continuellement de l'appliquer à tous les besoins, en supprimant les causes qui font manquer à tout droit d'atteindre son but, et même, en cas de besoin, en donnant au droit existant une base nouvelle.

Qu'on essaie seulement de renverser cette thèse et l'on s'apercevra qu'elle est irréfutable.

C'est ainsi qu'on est forcé moralement d'accepter un régime d'ordre qui force à souffrir de la faim, de la misère, à avoir des soucis, des tourments.

Quelqu'un a faim: la loi de la nature lui dit qu'il doit satisfaire aux besoins de son estomac. Il voit de la nourriture qui convient à ces besoins, la prend, est arrêté et mis en prison.

Au cas où son esprit n'est pas encore faussé par la morale, qu'on tâche d'expliquer à cet homme qu'il a mal agi, qu'il a commis une mauvaise action, qu'il est un malfaiteur,… il ne le comprendra pas.

On parle de voleurs; mais qu'est-ce qu'un voleur?

C'est celui qui vole.

Oui, mais cela ne me donne guère d'explication. Que signifie voler?

C'est prendre ce qui ne vous appartient pas.

Nous n'y sommes pas encore, car ici se place la question: Qu'est-ce qui m'appartient?

Et que faut-il répliquer à cette question?

Qu'est-ce qui nous revient comme êtres humains? Nourriture, vêtement, habitation, développement, loisirs, en un mot toutes les conditions qui garantissent notre existence.

Est-il voleur celui qui, ne possédant pas ces conditions, se les approprie?

C'est absurde de le soutenir.

Et pourtant nos lois, notre morale le qualifient de voleur.

Le contraire est vrai. Les voleurs sont ceux qui empêchent les autres d'acquérir les conditions de l'existence; et ce ne sont pas seulement des voleurs, mais des assassins de leurs semblables; car prendre à quelqu'un les conditions qui assurent son existence, c'est lui prendre la vie.

Les meilleurs des précurseurs, ceux qui ont le plus d'autorité, nous apprennent la même chose.

Nous lisons de Jésus (Evangile selon Marc, chap. II, vers. 28-24):

«Et il arriva, un jour de sabbat que, traversant un champ de blé, ses disciples cueillirent des épis. Et les Pharisiens lui dirent: Regardez: pourquoi font-ils, le jour du sabbat, ce qui est défendu? Et il répondit: N'avez-vous jamais lu ce que fit David lorsqu'il était dans le besoin et avait faim, lui et ceux qui étaient avec lui? Il entra dans la maison de Dieu, du temps du grand prêtre Abiathar, mangea le pain des offrandes et en donna également à ceux qui étaient avec lui, quoiqu'il ne fût permis qu'aux prêtres d'en manger?»

Quel est le sous-entendu de ce récit?

Qu'il existe des lois, mais qu'il se présente des circonstances qui permettent de passer au-dessus de ces règlements. La loi prescrivait que personne, hormis les prêtres, ne pouvait manger du pain des offrandes, mais quand David et les siens eurent faim, ils transgressèrent ces arrêts. C'est-à-dire: Au-dessus des règles auxquelles on doit se conformer, il y a la loi de la conservation de soi-même et, selon Jésus, on peut enfreindre toute prescription lorsqu'on a faim. Et plus clairement: Celui qui a faim n'a pas à se préoccuper des décrets existants; pour lui il n'y a qu'un seul besoin, celui d'apaiser sa faim, et il lui est permis de le faire, même lorsque les lois le lui défendent.

Du reste, nous lisons dans le livre des Proverbes (chap. 6, v. 30): «On ne doit pas mépriser le voleur qui vole pour apaiser sa faim.»

Luther, le grand réformateur auquel on érige des statues, explique de la manière suivante le dixième commandement: «Tu ne voleras pas»[95]:

«Je sais bien quels droits précis l'on peut édicter, mais la nécessité supprime tout, même un droit; car entre nécessité et non-nécessité il y a une différence énorme qui fait changer l'aspect des circonstances et des personnes. Ce qui est juste s'il n'y a pas nécessité, est injuste en cas de nécessité. Ainsi est voleur celui qui, sans nécessité, prend un pain chez le boulanger; mais il a raison lorsque c'est la faim qui le pousse à cette action, car alors on est obligé de le lui donner.»

C'est-à-dire que celui qui a faim a le droit de pourvoir aux besoins de son estomac, enfreignant toutes les lois existantes[96].

La loi de la conservation de soi-même est au-dessus de toutes autres lois.

C'était également l'opinion de Frédéric (surnommé à tort le Grand), le roi-philosophe bien connu, lorsqu'il écrivait à d'Alembert, dans une lettre datée du 3 avril 1770:

«Lorsqu'un ménage est dépourvu de toutes ressources et se trouve dans l'état misérable que vous esquissez, je n'hésiterais pas à déclarer que pour lui le vol est autorisé;

«1° Parce que ce ménage n'a rencontré partout que des refus au lieu de secours.

«2° Parce que ce serait un plus grand crime d'occasionner la mort de l'homme et celle de sa femme et de ses enfants que de prendre à quelqu'un le superflu.

«3° Parce que leur dessein de voler est bon et que l'acte lui-même devient une nécessité inévitable.

«J'ai même la conviction qu'on ne trouverait aucun tribunal qui, en pareille occurrence, n'acquitterait un voleur, si la vérité des circonstances était constatée. Les liens de la société sont basés sur des services réciproques; mais lorsque cette société se compose d'hommes sans pitié, toute obligation est rompue et on revient à l'état primitif, où le droit du plus fort prime tout.»

On ne pourrait le dire plus clairement.

Et pourtant tous les tribunaux continuent de nos jours à condamner en pareilles circonstances.

Le tant exalté cardinal Manning a dit: «La nécessité ne connaît pas de loi et l'homme qui a faim a un droit naturel sur une partie du pain de son voisin.»

C'est toujours la même thèse, et nous constatons que tous, en théorie, sont d'accord: Si vous demandez du travail et qu'on le refuse, vous demanderez du pain; si on vous refuse du travail et du pain, eh bien! vous avez le droit de prendre du pain.

Car, il y a un droit qui s'élève au-dessus de tous les autres: c'est le droit à la vie.—Primum vivere (vivre d'abord) est un vieux précepte.

Et pourtant, partout notre droit pénal est en contradiction flagrante avec ce précepte; la morale condamne l'homme qui, poussé par la faim, vole.

Nous avons l'intime conviction que la propriété privée est la cause du plus grand nombre, sinon de tous les délits; et pourtant nous sommes forcés d'inculquer de bonne heure à nos enfants le principe de la propriété privée. Laissez grandir l'enfant simplement et naturellement, il prendra selon son goût et ses besoins, sans s'occuper quel est le possesseur de la chose prise.

C'est nous-mêmes qui leur donnons et attisons artificiellement l'idée de «dérober», de «voler».» C'est ta poupée; cela n'est pas à toi, c'est à un autre enfant; ne touche pas ça, cela ne t'appartient pas», voilà ce que l'enfant entend continuellement. Plus tard, à l'école, l'instituteur développera encore cette conception de la propriété privée. Chaque enfant a son propre pupitre, reçoit sa propre plume, son propre cahier. Lorsque l'enfant prend un objet appartenant à un de ses camarades, il est puni, même si ce camarade en a plus qu'il ne lui en faut.

Tous nous inculquons à nos enfants cette conception de la propriété privée et, ce qui est plus grave, nous y sommes forcés en considération de l'enfant, car, si nous le laissions suivre sa nature, il aurait bientôt affaire à la police et serait envoyé par un juge intelligent (?) dans une école de correction pour y être corrompu à jamais.

Pour se donner un brevet de bonne conduite, la société a séparé les diverses conceptions d'une manière arbitraire qui a pour conséquence que, dans l'une ou l'autre classe, on approuve ce qui partout ailleurs serait désapprouvé. Ainsi l'honneur militaire exige que le soldat provoque en duel son insulteur, et cherche à le tuer. Considérons, par exemple, le commerce. Ce n'est autre chose qu'une immense fraude. Franklin a dit cette grande vérité: «Le commerce, c'est la fraude; la guerre c'est le meurtre.» Que veut dire commerce? C'est vendre 5, 6 francs ou plus un objet qui n'en vaut que 3, et acheter un objet qui vaut 3 francs, par exemple, à un prix beaucoup plus bas, en profitant de toutes sortes de circonstances. Als twee ruilen, moet er een huilen (de l'acheteur et du vendeur, un des deux est trompé), dit le proverbe populaire; ce qui prouve que, dans le commerce, il y en a toujours un qui est trompé, c'est-à-dire qu'il y a également un trompeur. Une bande de voleurs qui ont l'un envers l'autre quelque considération n'en reste pas moins une bande de voleurs. C'est ainsi que cela se passe dans le commerce. Mais lorsqu'on ne se soumet pas à ces habitudes, peut-on être qualifié directement du nom de coquin, de trompeur, etc.

Il me fut toujours impossible de voir une différence entre l'ordinaire duperie et le commerce. Le commerce n'est qu'une duperie en grand. Celui qui dispose de grands capitaux n'admet pas les flibustiers et, en faisant beaucoup de bruit, il tâche d'attirer l'attention sur eux comme voleurs, afin de détourner cette attention de lui-même.

Tolstoï a dit du marchand: «Tout son commerce est basé sur une suite de tromperies; il spécule sur l'ignorance ou la misère; il achète les marchandises au-dessous de leur valeur et les vend au-dessus. On serait enclin à croire que l'homme, dont toute l'activité repose sur ce qu'il considère lui-même comme tromperie, devrait rougir de sa profession et n'oserait se dire chrétien ou libéral tant qu'il continue à exercer son commerce.»

Parlant du fabricant, il dit «que c'est un homme dont tout le revenu se compose des salaires retenus aux ouvriers et dont la profession est basée sur un travail forcé et extravagant qui ruine des générations entières».

D'un employé civil, religieux ou militaire il dit «qu'il sert l'État pour satisfaire son ambition, ou, ce qui arrive le plus souvent, pour jouir d'appointements que le peuple travailleur paye, s'il ne vole pas directement l'argent au trésor, ce qui arrive rarement; pourtant il se considère et est considéré par ses pairs comme le membre le plus utile et le plus vertueux de la société».

Il dit d'un juge, d'un procureur «qui sait que, d'après son verdict ou son réquisitoire, des centaines, des milliers de malheureux, arrachés à leur famille, sont enfermés en prison ou envoyés au bagne, perdent la raison, se suicident en se coupant les veines, se laissent mourir de faim», il dit que ce juge et ce procureur «sont tellement dominés par l'hypocrisie, qu'eux-mêmes, leurs confrères, leurs enfants, leur famille sont convaincus qu'il leur est possible en même temps d'être très bons et très sensibles».

En effet, le monde est rempli d'hypocrisie et la plupart des hommes en sont tellement pénétrés que plus rien ne peut exciter leur indignation: tout au plus se contentent-ils de rire d'une manière outrageante.

Aujourd'hui, maint commerçant solide et honnête(!) s'applique à combattre la flibusterie commerciale; mais en quoi leur commerce en diffère-t-il?

Dernièrement le journal Dagblad van Zuid-Hollanden's Gravenhage contenait une correspondance londonienne dans laquelle l'auteur brisait une lance contre la flibusterie: «Le capital du flibustier commercial est son impudence; son matériel consiste en papier à lettres avec de ronflants en-tête joliment imprimés, un porte-plume et quelques plumes. L'impudence ne lui coûte rien, car elle est probablement un héritage paternel; quant au papier et aux plumes, il les obtient à crédit par l'entremise d'un collègue qui lui offre généreusement de «l'établir» comme «commerçant pour effets volés».

Combien de maisons de commerce, aujourd'hui respectables et respectées, doivent leur prospérité à de fausses nouvelles, des filouteries, des chiffres falsifiés? Nathan Rothschild, par exemple, a commencé l'amoncellement de l'immense fortune de sa maison en portant directement à Londres la fausse nouvelle de la défaite des puissances alliées à Waterloo. Immédiatement les rentes de ces États baissèrent dans une proportion extraordinaire, tandis que Rothschild fit acheter sous main, par ses agents, les titres en baisse. Une fois la vérité connue, il frappa son grand coup et, grâce à sa flibusterie, «gagna» des millions.

Examinez l'une après l'autre les grandes fortunes et vous rencontrerez maint fait équivalent.

Le crédit constitue-t-il dans notre société un bien ou un mal? Nous pensons que c'est un mal; et pourtant, comment le commerce existerait-il sans crédit? Par conséquent la base est mauvaise. Que font les flibustiers? Ils sapent le crédit, c'est-à-dire qu'ils exécutent une besogne méritoire.

Je ne prends nullement le flibustier sous ma protection; j'ai même une aversion innée pour la flibusterie, préjugé, probablement, mais je mets le flibustier au niveau du commerçant, dont l'«honnêteté» et la «bonne foi» sont pour moi sans valeur.

Voici un échantillon d'honnêteté commerciale, qui me fut raconté au cours d'une conversation avec un grand commerçant unanimement respecté. Il faisait, entre autres, le commerce de l'indigo et avait vendu à une maison étrangère, sur échantillon, un indigo de deuxième qualité. Le client refusa la marchandise parce qu'elle n'était pas conforme à l'échantillon. Ceci était inexact. Mais mon commerçant connaissait son monde et savait que le directeur de la firme en question n'était pas grand connaisseur de l'article. Que fit-il? Il changea l'échantillon et vendit à cette firme, comme marchandise de première qualité, la marchandise refusée. Outre son courtage, il réalisa du coup un bénéfice de 30,000 florins. Le commerçant me raconta la chose comme une prouesse, une action dont il se glorifiait. Je le blâmai et cela donna lieu à un échange de vues qui m'apprit sous quel jour mon commerçant envisageait l'honnêteté. À ma demande de ce qu'il comprenait par honnêteté, il me répondit: Supposez que vous ne faites pas le commerce de l'indigo et que vous me demandiez de vous en procurer; eh bien, si dans ce cas je ne fournis pas de bonne marchandise, je ne suis pas honnête, car vous n'êtes pas de la partie et c'est un service d'ami que je vous rends; mais lorsque quelqu'un fait le commerce de l'indigo, il croit s'y connaître et n'a qu'à ouvrir les yeux.

Voilà comment cet homme concevait l'honnêteté. Cela prouve que dans le commerce également il y a des conceptions d'honnêteté; seulement, elles diffèrent beaucoup les unes des autres.

Luther a dit très justement: «L'usurier s'exprime ainsi: Mon cher, comme il est d'usage actuellement, je rends un grand service à mon prochain en lui prêtant cent florins à cinq, six, dix pour cent d'intérêt et il me remercie de ce prêt comme d'un bienfait extraordinaire. Ne puis-je accepter cet intérêt sans remords, la conscience tranquille? Comment peut-on considérer un bienfait comme de l'usure? Et je réponds: Ne vous occupez pas de ceux qui ergotent, tenez-vous-en au texte: On ne prendra ni plus ni mieux pour le prêt. Prendre mieux ou plus, c'est de l'usure et non un service rendu, c'est faire du préjudice à son prochain, comme si on le volait.» Et il ajoute: «Tout ce que l'on considère comme service et bienfait ne constitue pas un bienfait ou un service rendu: l'homme et la femme adultères se rendent réciproquement service et agrément; un guerrier rend un grand service à un assassin ou incendiaire en l'aidant à voler en pleine rue, combattre les habitants et conquérir le pays.»

Et quelle que soit la dénomination que l'on applique à la chose, elle reste la même… Le «commerçant en marchandises» ne sera content que s'il «gagne» 40 à 50%, le commerçant en argent est considéré comme un usurier s'il demande 10%. Pourquoi? Le sucre et le café diffèrent-ils, comme marchandise, de l'argent et de l'or? Jamais on n'a su fixer les limites du bénéfice acceptable, c'est-à-dire la rente et l'usure. Tout bénéfice est en réalité un vol et que ce soit 1 ou 50%, le principe reste intact. La possibilité de payer un bénéfice prouve que, d'une manière ou d'une autre, on a volé sur le travail; car, si le travail avait reçu le salaire lui revenant, il ne resterait plus rien pour payer un bénéfice.

Toutes les lois contre l'usure furent et sont inefficaces, car toujours on a su éviter leurs effets. Il n'existe aucun argument pour défendre l'honnêteté du commerce et condamner la flibusterie; entre les deux il y a qu'une différence relative. Le commerce actuel n'est en réalité que de la flibusterie.

Je crois même que les flibustiers jouent un certain rôle dans la démolition de la société actuelle, car ils aident à supprimer le crédit et fournissent par là un moyen de rendre instable et impossible la propriété privée.

Le faux-monnayage est puni de peines excessivement dures. Pourquoi? Parce que les États veulent conserver le monopole du faux-monnayage. En réalité, tous les États fabriquent actuellement de la fausse monnaie, sans parler des rois de jadis qui, tous, étaient de faux-monnayeurs.

Que font les gouvernements?

Ils frappent des pièces de monnaie indiquant une valeur de 5 francs et pourtant la valeur réelle est d'un peu moins de la moitié. La pièce n'a pas sa valeur et nous sommes forcés quand même de l'accepter pour la valeur qu'elle mentionne. Qu'un particulier agisse comme le gouvernement, qu'il achète de l'argent et le convertisse en argent monnayé, de manière à bénéficier de la moitié, il sera poursuivi comme faux monnayeur.

Un journal hebdomadaire, De Amsterdammer, publia l'année passée une gravure assez curieuse, représentant le ministre de la justice assis à une table; à l'avant-plan, se débattant entre les mains de deux policiers un économiste réputé, M. Pierson, ministre des finances.

Voici la légende de la gravure:

M. PIERSON.—Laissez-moi, je suis le représentant de l'État néerlandais.

LES POLICIERS.—Ta, ta, ta! Ce gaillard se trouve à la tête d'une bande qui émet des florins ne valant que 47 cents.

L'enfant apprend de bonne heure qu'il doit à ses parents obéissance et amour. Un des commandements de l'Église dit: Respectez votre père et votre mère. Mais quel commandement oblige les parents à respecter leurs enfants? À juste titre Multatuli a appelé ce commandement une règle inventée pour les besoins des parents dont la mentalité est déséquilibrée et qui sont trop paresseux ou n'ont pas assez de coeur pour mériter d'être aimés. Il dit très justement: «Mes enfants, vous ne me devrez aucune reconnaissance pour ce que je fis après votre naissance ni même pour celle-ci. L'amour trouve sa récompense en soi.» Je ne puis exiger de l'amour «pour un acte que j'ai posé sans penser aucunement à vous, parce que j'ai fait un acte avant que vous fussiez au monde». Pourquoi les enfants doivent-ils être reconnaissants envers leurs parents puisque, pour la grande majorité, la vie n'est qu'une série ininterrompue de peines et de misères?

Combien les relations entre l'homme et la femme sont fausses; combien de préjugés persistent dans le domaine sexuel. Max Nordau a intitulé une de ses oeuvres: Les Mensonges de la société. Il y traite du mensonge religieux, du mensonge monarchico-aristocratique, du mensonge politique, du mensonge économique et du mensonge du mariage.

C'est, en réalité, un livre très instructif, susceptible d'être complété à l'infini; car notre société est tellement imprégnée du mensonge, que tous nous sommes forcés de mentir. Qu'on essaie seulement d'être vrai, sous tous les rapports et envers tous, on n'y réussira pas, ne fût-ce qu'un seul jour, dans une société mensongère comme la nôtre.

Et tous ceux, hommes et femmes, qui ont entrepris, dans tous les domaines, la lutte contre le mensonge, le préjugé et l'hypocrisie, sont considérés comme des fous, des déséquilibrés ou des neurasthéniques, dont on admire les oeuvres, mais dont on combat à outrance les principes.

Tolstoï, dans le Royaume de Dieu est en vous, plaidoyer éloquent contre le militarisme, dans lequel, au nom du Christ, il condamne la société chrétienne, considère que les hommes sont enchaînés dans un cercle de fer et de force, dont ils ne parviennent pas à se délivrer. Cette influence sur l'humanité est due à quatre causes qui se complètent:

1° La peur;

2° La corruption;

3° L'hypnotisation du peuple;

4° Le militarisme, grâce auquel les gouvernements détiennent le pouvoir.

Tous les hommes à peu près ont la conviction que leurs actes sont mauvais; très peu osent remonter le courant ou braver l'opinion publique. C'est justement cette contradiction qui existe entre la conviction et les actes qui donne au monde son masque d'hypocrisie.

La majorité des hommes sont ou prétendent être de vrais chrétiens, et l'un après l'autre ils battent en brèche les principes du Christ, ou du moins ce qui est considéré comme étant de lui.

Comparez à la réalité la loi des dix commandements! Quel contraste!

«Dieu en vain tu ne prendras», ce qui, en d'autres mots, signifie: Tu ne jureras pas; ce commandement a été rendu plus compréhensible encore par les paroles du Christ: Que ton «oui» soit oui et ton «non» non; autrement, c'est mal. Celui qui refuse de prêter serment est bafoué et voit nombre de relations se détourner de lui.

«Tes père et mère honoreras», dit le commandement. Mous en avons dit quelques mots précédemment.

«Les dimanches tu garderas»,—et les ouvriers sont condamnés à un travail excessif, qui ne laisse à la majorité d'entre eux aucun jour de repos. S'ils demandent à leurs patrons l'introduction de ce principe, ils sont renvoyés.

«Homicide point ne feras»,—et tous les peuples chrétiens sont armés jusqu'aux dents pour s'entretuer. Malheur à celui qui refuse de s'exercer dans l'art de tuer, on lui rendra la vie impossible. Les prêtres de l'église même bénissent les armes et les drapeaux avant la bataille.

«L'oeuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement»,—et les rapports matrimoniaux sont tels qu'on peut affirmer sans crainte qu'il y a deux sortes de prostitution: la prostitution extra-conjugale et la prostitution intra-conjugale, car le mariage a été avili à une prostitution légale. Dans le mariage, lorsque l'argent prend la place de l'amour, il est inévitable que la prostitution en forme le complément.

«Tu ne voleras pas»,—et nous vivons dans une société à laquelle s'applique parfaitement ce que Burmeister dit des Brésiliens: «Chacun fait ce qu'il croit pouvoir faire impunément, trompe, vole, exploite son prochain autant que possible, assuré qu'il est que les autres en agissent de même envers lui.»

«Point de faux serment ne feras»,—et chaque jour nous voyons les hommes s'entre-nuire par de faux serments.

C'est une lutte générale de tous contre tous et où l'on ne craint pas de faire appel aux moyens les plus vils.

«Bien d'autrui ne désireras»,—et cela dans une société où, par la misère des uns, les appétits des autres prennent de dangereuses proportions, de manière que chacun est exposé aux convoitises de son prochain.

Toutes les morales prescrivent quantité de commandements ou plutôt d'interdictions. Il est impossible d'établir ainsi une base convenant à une morale saine nous permettant de penser, de chercher et d'agir en conséquence de nos pensées et de nos aspirations. La morale indépendante sera donc tout autre que celle qu'on a prêchée jusqu'à ce jour.

Et pourtant tous ces commandements sont littéralement foulés aux pieds, car la bouche les prêche et en réalité on ne les exécute pas. Tout homme pensant doit être frappé par l'immensité de l'abîme qui existe entre l'idéal et la réalité. Prenez le précepte chrétien «Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît» et faites-en la base d'une société socialiste. Pourtant les adversaires les plus acharnés des socialistes sont justement les chrétiens, (mais ils n'ont de chrétien que le nom, afin de pouvoir mieux renier la doctrine).

Notre organisation sociale entière est basée sur l'hypocrisie, soutenue et maintenue par la force.

L'homme intelligent peut-il approuver pareille société?

Tout, absolument tout, devra être changé lorsque la société aura brisé les chaînes économiques qui l'enserrent.

L'art lui-même n'est que de l'adresse. Et il n'en peut être autrement, car ce ne sont pas de nobles aspirations qui poussent l'artiste à créer, mais l'esprit de lucre. Et l'artiste, s'il ne veut pas mourir de faim, doit plier son talent au goût (bon ou mauvais) des Mécènes qui, pour la plupart, sont des parvenus millionnaires.

La science n'est qu'un amas de connaissances comprimées, dans la gaine des notions académiques. Combien peu parmi les pionniers de la science occupent une chaire dans nos universités! À juste titre Busken Huet a dit: «Les murs des chambres sénatoriales de nos académies sont couverts de portraits de savants de moyenne valeur. Les portraits des vrais pionniers manquent.»

Une révision de chaque branche de la science s'impose et nous trouverions beaucoup à changer si jamais une révolution nous délivrait du joug qui pèse si lourdement sur la société. Au commencement, on ne saura peut-être pas bien par où commencer. Tout un nettoyage devra se faire dans nos bibliothèques, remplies de livres sans valeur ni vérité, qui ont été écrits, non pour l'avancement de la science, mais pour plaire à ceux qui détiennent le pouvoir et leur fournir ainsi des arguments avocassiers, derrière lesquels ils se cachent et font semblant de défendre le droit et la société.

J'ai été impressionné par la phrase suivante, recueillie dans la Morale sans obligation ni sanction, le beau livre du philosophe Guyau: «Nous n'avons pas assez de nous-mêmes; nous avons plus de pleurs qu'il n'en faut pour notre propre souffrance, plus de joie qu'il n'est juste d'en avoir pour notre propre existence.» Ces paroles ne contiennent-elles pas la base de la morale? Car, bon gré, mal gré, on doit marcher et, si l'on n'avance pas, on est entraîné par les autres. «On ressent le besoin d'aider les autres, de donner également un coup d'épaule pour faire avancer le char que l'humanité traîne si péniblement.» Ce même besoin, que l'on retrouve chez tous les animaux sociaux, a son plus grand développement chez l'homme, qui ferme, du reste, la série des animaux sociaux.

Qu'à cette oeuvre chacun travaille, dans la mesure de ses forces, et, ne se confine pas, par préjugé, dans un cercle étroit; que chacun ouvre les yeux sur le vaste monde qui nous entoure, ne condamnant pas, mais expliquant les actes d'autrui, quelque différents qu'ils soient des nôtres. Alors, un jour, on pourra nous appliquer les belles paroles de Longfellow:

  Laisse une empreinte
  Dans le sable du temps,
  Peut-être un jour,
  Rendra-t-elle le courage à celui
  Qui est ballotté par les flots de la vie
  Ou jeté sur la côte.

NOTES:

[95] LUTHER, Grand Catéchisme, t. X. de ses Oeuvres complètes.

[96] Les catholiques appliquent également le même principe, lorsque c'est au profit de leur boutique.

Marotte, vicaire général de l'évêque de Verdun (1874), dit: page 181 de son Cours complet d'instruction chrétienne à l'usage des écoles chrétiennes, ouvrage publié avec l'approbation des évêques.

Est-il permis de commettre une mauvaise action ou de s'en réjouir, quel que soit le profit qu'elle rapporte?

Il n'est jamais permis de commettre une mauvaise action ou de s'en réjouir à cause du profit qu'elle rapporte. Mois il est permis de se réjouir à cause d'un profit, même s'il provient d'une mauvaise action. Par exemple, un fils peut, avec plaisir, hériter de son père mort assassiné.

Est-on toujours coupable de vol lorsqu'on prend le bien d'autrui? Non. Car le cas peut se présenter que celui dont on s'approprie le bien n'a pas le droit de protester, ce qui arrive, par exemple, lorsque celui qui prend le bien d'autrui se trouve dans une profonde misère, et qu'il se contente de prendre seulement le nécessaire pour se sauver ou qu'il prend secrètement à son prochain, à titre de restitution, ce que celui-ci lui doit réellement et qu'il ne peut obtenir d'une autre manière.

Et à la page 276:

Peut-on être exempté quelquefois de l'obligation de restituer la chose volée? Oui.

Quelles sont les raisons qui permettent de ne pas faire cette restitution?

Ces raisons sont: 1° Impuissance physique, c'est-à-dire que le débiteur ne possède rien ou se trouve dans un état de profonde misère; 2° impuissance morale, c'est-à-dire que le débiteur ne peut pas restituer sans perdre sa position acquise, sans se ruiner ou entraîner sa famille dans la misère, sans s'exposer au danger de perdre sa bonne réputation.

FIN

TABLE

Préface d'Élisée Reclus.

I. Les divers courants de la social-démocratie allemande.

II. Le socialisme en danger?

III. Le socialisme libertaire et le socialisme autoritaire.

IV. Le socialisme d'état des social-démocrates et la liberté.

V. Un revirement dans les idées morales.

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