Le Tour de l'Espagne en Automobile: Etude de Tourisme
Mardi, 27 août.
Cadix est dans une situation unique et bien curieuse. Cette ville, dont la fondation remonte à la plus haute antiquité puisque les Phéniciens en jetèrent les premières bases plus de mille ans avant Jésus-Christ, est construite sur un roc en plein Océan; son étroit territoire n'est relié à la côte d'Espagne que par une mince et longue jetée où ne trouvent place que la route et le chemin de fer. De tous côtés l'Atlantique vient battre ses murailles de ses vagues verdâtres. L'étroit espace dont les habitants disposaient les a obligés, pour ménager la place, à construire en hauteur, ce qui a fait que dans ce pays où l'on a l'habitude de ne voir que des maisons aplaties, Cadix, avec ses maisons à multiples étages, s'est faite une physionomie bien à elle. Toutes ses habitations n'en ont pas moins tenu à conserver, plus que partout ailleurs, leurs patios et leurs miradores, leurs patios où les heures du jour se passent nonchalantes et fraîches, leurs miradores d'où l'on contemple l'enchantement des nuits étoilées sur l'Océan sans limites.
Cadix a encore un aspect spécial à cause de la peinture de toutes ses maisons: jaune clair, rose pâle, vert d'eau, au lieu de l'habituel badigeon blanc.
Cadix est, qu'on la regarde de la terre ou de la mer, une ville qui charme le regard: c'est une ville plaisante, pittoresque, jolie, c'est un admirable coup d'œil; aussi les Espagnols, voulant exprimer son brillant aspect, l'ont-ils surnommée la Taza de plata, la tasse d'argent.
Cette ville a une histoire curieuse, une histoire de hauts et de bas, d'ères de prospérité suivies de périodes de misère. Ce fut toujours un entrepôt de marchands, riche quand le commerce allait bien, malheureux dès que les échanges se ralentissaient. On peut dire encore que ce fut la ville des métaux, car c'est au trafic de ceux-ci qu'elle dut sa fortune. Les Phéniciens la fondèrent pour servir d'entrepôt à l'argent et à l'étain qu'ils allaient chercher dans les Gaules et jusqu'en Angleterre. Les Carthaginois, les Romains, qui furent ensuite ses maîtres successifs, l'enrichirent par le même commerce; ils lui donnèrent en plus la qualité de port de guerre et y formèrent de nombreuses flottes. Sous les empereurs romains, Cadix était parvenue à un degré de prospérité qui la classait parmi les villes les plus riches de l'empire. Les invasions barbares, puis l'arrivée des Arabes ayant tari son commerce, Cadix est ruinée et dépeuplée. On aurait pu croire sa ruine définitive; la découverte de l'Amérique la galvanisa tout à coup. L'or des nouvelles possessions espagnoles afflua bientôt dans son port où l'amenaient sans cesse les galions. Le commerce des métaux précieux qui l'avait fait naître la ressuscita et l'amena rapidement à un degré de prospérité qu'elle n'avait peut-être pas connu lors de sa splendeur antique. La perte progressive des colonies espagnoles diminua ensuite peu à peu son trafic. Hier, l'Espagne se voyait enlever sa dernière colonie; Cadix depuis lutte courageusement pour conserver quelques bribes de son ancien commerce, mais malgré son aspect brillant c'est une ville qui va toujours s'appauvrissant.
Le Port est situé du côté de la baie de Cadix. Des grandes jetées, où s'amarrent maintenant de trop peu nombreux navires, on a une fort intéressante vue sur la ville. Cadix, la jolie ciudad, a ainsi très grand air avec ses maisons bien construites et la belle architecture de ses monuments qui se détachent sur le ciel laiteux.
Une agréable promenade est celle qui consiste à faire entièrement le tour de la ville par le chemin qui court sur ses murailles. Cadix est ceinte de murs épais qui baignent dans l'Océan, de murs très élevés au-dessus du flux et du reflux de la marée; on peut faire ainsi un tour complet pendant lequel la vue profite d'un spectacle toujours nouveau. A l'est on voit le port, la première baie et les villes qui reposent à ses bords: Rota, Puerto de Santa-Maria, Trocadero; au sud, la seconde baie avec ses marais salants et les villes de Puerto-Real, La Carraca, San Carlos et San Fernando et la longue jetée qui, comme un câble, amarre Cadix à la côte. A l'ouest, l'Océan infini aux flots d'émeraude qui déferlent régulièrement sur la plage de sable. Au nord enfin, la côte d'Espagne qui fuit en remontant et qui se perd dans un horizon de légères vapeurs, la côte qu'on suit par la pensée au delà des limites de la vue jusqu'après le Guadalquivir, plus loin, plus loin, vers ce centre de souvenirs qu'est l'embouchure du rio Tinto avec Palos et la Rabida: Palos, le petit port d'où Christophe Colomb s'élança à la découverte du Nouveau Monde, La Rabida, le couvent où l'illustre navigateur séjourna.
Au cours de notre circulaire promenade je dois mentionner la visite que nous avons faite à la petite église de Santa Catalina, située dans un ancien couvent de capucins. Nous allions y voir la toile de Murillo, le Mariage mystique de sainte Catherine, la dernière œuvre du maître; Murillo travaillant à ce tableau tomba de son échafaudage et mourut des suites de cette chute.
Pour rentrer déjeuner à l'hôtel, nous avons parcouru les vieilles petites rues qui entourent la cathédrale et où l'on voit un peuple très original. Les gaditanes effrontées avec leurs grands châles à franges, aux couleurs vives et brodés de fleurs, sont généralement jolies au possible. Elles ne mentent pas à leur antique descendance; Cadix, la Gades romaine, pourvoyait Rome de danseuses célèbres par leur beauté et leur... désinvolture.
Je recommande tout spécialement la cuisine de l'Hôtel de Cadix, elle est délicieuse et a le bienheureux mérite d'être accompagnée d'une cave incontestablement supérieure. Un déjeuner dans cet hôtel, suivi d'un café lentement siroté dans le frais patio, est un bienfait des dieux! Il nous fallut cependant nous arracher aux délices de Cadix, notre âme errante de voyageurs nous poussant toujours plus loin. A 3 heures et demie, le chargement des bagages sur l'auto étant achevé, nous sortions de la place de la Constitucion et par le Môle et la Porte de Mer nous débouchions sur la digue.
Arrivés ici hier après le coucher du soleil, nous eûmes le plaisir d'admirer Cadix avec toutes ses lumières. Aujourd'hui, au grand jour du lumineux soleil presque africain, la Tasse d'Argent scintille sous les feux du ciel.
La jetée traverse d'abord les flots de la mer: d'un côté l'Océan immense et de l'autre la double baie de Cadix. A mesure qu'on se rapproche de la côte les flots s'éloignent, puis les abords de la digue se convertissent en marais salants dont les blancheurs éclatantes réfléchissent le soleil. Il doit s'extraire de là des quantités infinies de sel, car on en voit à perte de vue des deux côtés de la route, des piles et des piles, des tas, des pyramides de 7, 8, 10 mètres de hauteur qui semblent autant de blanches collines. Une voie de chemin de fer serpente au milieu du précieux résidu de la mer pour l'aller porter au loin.
Après avoir traversé San Fernando, on atteint rapidement la bifurcation où l'on prend la route d'Algésiras.
Tout de suite un obstacle sérieux se dressa devant nous. Un rio profond, ou plutôt un canal allant répandre l'eau de la mer dans les marais salants, barre la route. Il y a bien un pont, mais un pont de bateaux, dont le tablier mobile suit le niveau de l'Océan, montant avec le flux, descendant avec le reflux. Au moment où nous arrivons, la marée est haute et le tablier est relié des deux côtés à la rive par des lignes brisées à 45°; impossible de passer avec la longue voiture dont l'empattement est trop grand et le ventre trop bas. Il nous fallut attendre que la marée descendît un peu, puis au moyen d'un savant assemblage de planches glissées sous les roues, nous pûmes franchir ce mauvais passage.
Chiclana de la frontera est une vieille ville, sale, vilaine, mal bâtie et encore plus mal pavée que toutes celles que nous avions traversées jusqu'ici. Comme plusieurs autres villes de la région, elle doit son appellation de de la frontera, à ce qu'à une époque du moyen âge (quatorzième siècle) elle se trouva à la frontière des derniers États mauresques.
La route, qui était mauvaise depuis Cadix, ira désormais en s'améliorant au point de devenir bientôt tout à fait bonne, aussi bonne que les routes de France. Qui eût cru cela? Dans l'extrême Sud de l'Espagne! Elle est longtemps bordée de beaux eucalyptus et traverse une région bien cultivée, de vignobles surtout. Puis elle rentre dans le désert, dans la brousse de petits arbustes, sans cultures, sans maisons, sans pueblos. De grands troupeaux de taureaux, de chèvres rousses, de moutons et de porcs noirs ou marrons, paissent dans la lande, gardés par des pâtres à cheval.
Bien que pas très éloigné, l'Océan est invisible, caché derrière les montagnes qui bordent la côte.
Veger de la frontera est un village assez insignifiant, perché sur sa roche et qu'évite la route. Ce pueblo n'a d'autre intérêt que d'être situé non loin du célèbre cap Trafalgar, où Nelson perdit la vie dans le triomphe de sa victoire. Au pied du village, on laisse à gauche la route qui va sur Medina Sidonia, on s'enfonce dans une gorge étroite où l'on traverse le rio de l'Alamo, puis après une montée, on pénètre au milieu d'une lande déserte et grandiose.
Les rares humains que nous rencontrons ont l'air sauvage. Tout de gris habillés, vestes courtes et rondes, pantalons évasés dans le bas et garnis de lacets flottants, larges sombreros, presque tous à cheval, on dirait des gauchos des pampas de l'Amérique du Sud; ceux-là doivent sans doute venir d'ici, Espagnols aussi.
On passe non loin de la grande lagune de la Janda, que nous trouvons à peu près à sec. Le pays se fait de plus en plus désert et sauvage; cette région du Sud, cette fin extrême de l'Europe, a un cachet de grandeur qui impressionne fortement: on se sent si petit au milieu de ces solitudes!
Sur la route lisse, l'auto court avec une sorte de furie; sans m'en douter j'ai rendu la main à mon puissant moteur qui en profite pour fuir cette région sauvage. Une véritable griserie d'air et de vitesse nous a tous gagnés et nous savourons âprement la joie de nous sentir emportés au milieu de ces landes inhabitées et sinistres. Inconsciemment, notre allure s'est accrue dans des proportions inhabituelles: l'indicateur de vitesse, consulté par hasard, m'apprend tout à coup que nous marchons à 90 kilomètres à l'heure. Fâcheuse imprudence dont nous n'allions pas tarder à payer l'inévitable conséquence. A peine avais-je réduit normalement notre vitesse qu'une brusque détonation nous annonçait la mort d'un pneumatique.
La voiture est maintenant silencieuse au bord de la route: c'est l'arrêt en plein désert; l'impression poignante de tout à l'heure nous étreint de nouveau, plus violemment encore. Nous sommes là quatre, isolés, livrés à nous-mêmes, dans l'immensité vide, à des kilomètres et des kilomètres de toute habitation, réellement sous l'obsession de l'idée d'isolement, n'apercevant autour de nous que des montagnes, de la terre et quelques maigres arbustes; pas un homme, pas un être vivant! Si l'auto venait à refuser tout service, que ferions-nous? Que deviendrions-nous?...
Mais voici que le moteur a de nouveau rompu le silence par ses joyeux ronrons. Sous l'effort vigoureux et adroit de mon mécanicien, le bandage détérioré a vite été remplacé par un neuf. Nous repartons après un arrêt de trois quarts d'heure à peine.
Les sommets de la Sierra de la Luna se profilent devant nous dans l'azur du ciel; le désert se peuple de végétaux civilisés: des chênes-lièges croissent sur les hauteurs. Une coupée de montagnes qu'on traverse et nous arrivons au rivage: l'Océan, le détroit de Gibraltar.
En suivant la côte nous gagnons Tarifa.
Tarifa est la ville la plus méridionale de toute l'Europe; plus bas, bien plus bas au sud qu'Alger. Pittoresquement étendue au bout de son cap, elle est la sentinelle avancée de l'Europe civilisée en face de l'Afrique sauvage dont la côte, la côte de Barbarie, est là devant toute proche, visible à l'œil nu. Tarifa est au milieu du détroit de Gibraltar, son phare rouge, qui éclaire ce corridor de la navigation, voit à son pied les flots de la Méditerranée se marier aux vagues de l'Océan Atlantique.
Après Tarifa, la route s'engage dans une série de lacets et s'élève sur les pentes de la sierra; la nuit nous surprit brusquement dans la montée, tout est noir maintenant, seule la route blanchit sous l'éclat des phares à acétylène; dans les tournants, l'éclairage illumine quelques instants des pans de montagnes ou le feuillage sombre des chênes verts. Tout à coup la descente commence, et en même temps apparaissent de nombreuses lumières, vives, rangées sur une longue ligne, mais paraissant très loin, très loin. C'est Gibraltar qui brille là-bas dans la nuit, au bout de sa pointe, de l'autre côté de la baie d'Algésiras.
Nous descendons lentement une route aux détours sans nombre, ayant constamment les lumières de Gibraltar devant nous, de l'autre côté de l'eau; le coup d'œil est merveilleux, on dirait une illumination. Au bas de la sierra, la route entre dans une ville qui paraît sale et délabrée: c'est Algésiras [25].
Il est 8 heures et demie du soir, nous gagnons l'Hôtel Reina Christina, situé quelque cent mètres en dehors de la ville, au milieu d'admirables jardins descendant jusqu'à la mer.
Mercredi, 28 août.
L'Hôtel Reina Christina est cet hôtel qui abrita la troupe nombreuse de diplomates venus ici l'hiver dernier pour participer à la trop fameuse Conférence!
Il est tout neuf et paraît représenter exactement le type de l'hôtel moderne absolument parfait. Entouré de la végétation exotique d'un immense parc, situé sur une légère éminence d'où l'on découvre toute la baie, juste en face du roc de Gibraltar, il est construit et agencé suivant les règles du confort le mieux compris. Il est composé de plusieurs corps de bâtiments disposés en étoile et venant se rejoindre au centre sur un cinquième au milieu duquel est réservé un patio large et commode. Chacun des bâtiments est étroit, afin de ne comporter qu'un appartement et qu'un couloir en largeur: le couloir derrière, les chambres en façade. Il n'y a qu'un seul étage afin que toutes les chambres soient aussi bien situées les unes que les autres. Toutes les chambres ont des balcons et celles des bouts possèdent une véritable véranda italienne avec colonnes de pierre et toiture. Au rez-de-chaussée une galerie couverte suit toutes les façades et sert à abriter des rayons du soleil ou de la pluie tout en permettant de jouir constamment de l'admirable spectacle qu'on a de tous les points de cet hôtel modèle. Si j'ajoute que tous les perfectionnements qu'a pu faire naître l'amour du confortable le plus recherché sont ici réunis, que le service y est admirablement fait, qu'une propreté méticuleuse y est observée, que la cuisine en est supérieure, j'aurai, je crois, fait la description de l'hôtel rêvé par tous les voyageurs les plus difficiles, et cet hôtel, nous l'avons trouvé au fin fond de l'Espagne, ce pays où, paraît-il, nous ne devions pas pouvoir nous loger convenablement. Cet hôtel est tenu par une Société anglaise; son personnel est presque entièrement français, car la direction n'a jamais pu mettre la main sur des garçons espagnols complaisants et polis.
La chambre dans laquelle on m'installa est celle qui fut occupée durant la Conférence par le délégué de l'Espagne, le duc d'Almodovar, qui présida le diplomatique cénacle.
Ce matin, avec le jour, changement a vue. Dès mon réveil, je me suis précipité à la fenêtre: merveilleux! Gibraltar est là devant nous, de l'autre côté de la baie. La ville anglaise est allongée sur la base de l'énorme rocher qui semble un lion couché dans la mer et tourné vers l'Europe. Le roc est une grosse montagne qui a plus de 400 mètres de haut; il est troué de casemates et d'embrasures comme un nid de fourmis et tout hérissé de canons.
La baie est très jolie, très verte; Algésiras fait face à Gibraltar. La ville espagnole semble regarder jalousement sa rivale anglaise qui est florissante et forte, tandis qu'elle végète et se délabre lamentablement; mais Algésiras a eu sa Conférence!
Sur la droite, de très hautes montagnes paraissent fermer le détroit: c'est la côte du Maroc, c'est là que nous irons demain.
Bien que l'empire chérifien soit en plein mouvement xénophobe, bien que la France soit virtuellement en guerre avec le Maroc,—il y a quelques jours seulement que Casablanca était bombardée par la flotte française et à l'heure actuelle les troupes du général Drude combattent les Maures fanatisés,—nous espérons ne pas retrancher de notre programme, Tanger, que nous nous étions promis de visiter. Avant de partir on nous a prédit que nous ne pourrions pas débarquer à Tanger ou qu'en tous cas notre sécurité y serait fort compromise. Nous verrons bien.
Car le voyage à Tanger me paraît le complément indispensable d'un voyage en Espagne. Les Maures, chassés de la péninsule, s'en furent d'où ils étaient venus: en Barbarie, au Maroc. C'est donc à Tanger qu'il faut aller voir les anciens Arabes d'Espagne. C'est là-bas seulement que nous pourrons nous faire une idée définitivement exacte des villes d'Espagne qu'ils construisirent pour eux, mais qu'ils n'habitent plus.
En attendant nous allons consacrer notre journée d'aujourd'hui à visiter Gibraltar.
Le bateau à vapeur qui fait le service de la baie met à peine une demi-heure pour aller d'Algésiras à Gibraltar.
A mesure qu'on s'en approche, la montagne anglaise ressemble de plus en plus à une énorme bête couchée. On dirait d'abord une île, mais de tout près on constate qu'elle tient à la terre ferme par une étroite bande, très basse, à peine plus haute que les vagues. Le rocher abrite une quantité infinie de canons et de travaux de défense; on le dit imprenable, surtout avec l'appui de la flotte anglaise.
Gibraltar en elle-même est une ville peu intéressante. L'architecture est insignifiante, les monuments nuls. Les rues en sont très propres: ça c'est anglais; les magasins fort sales: voilà qui sent son espagnol! En effet, Gibraltar est une ancienne ville espagnole, encore habitée par beaucoup d'Espagnols. On y voit aussi de très nombreux visages britanniques, mais tous fonctionnaires ou touristes.
La ville est grouillante de soldats anglais. La garnison en compte six mille sur un total de vingt-cinq mille habitants!
On y rencontre beaucoup de Maures en costume indigène qui annoncent la proximité du Maroc.
Le port de guerre est allongé entre la ville et d'immenses jetées. Il a l'air formidable; nous y vîmes une quantité de grands cuirassés anglais et parmi eux un croiseur français, le Du Chayla, venu s'approvisionner de charbon et se reposer un peu de la dure campagne qu'il poursuit actuellement au Maroc pour y appliquer les résultats de la Conférence d'Algésiras!
A l'aspect de cette montagne farouchement fortifiée, de cette ville qui n'est qu'une vaste caserne et qu'un immense entrepôt militaire, de ces batteries, de ces redoutes, de cet arsenal plein de bruit et de mouvement et bourré d'approvisionnements et de montagnes de charbon, de ce port enfin où la première puissance navale du monde peut réunir ses imposantes flottes, on a l'impression de la place forte de premier ordre, de la citadelle inexpugnable.
Et si l'on considère ensuite la situation de ce formidable amoncellement de puissance militaire: au bout d'une pointe qui s'enfonce comme une lame effilée au cœur du détroit, à quelques kilomètres de la haute muraille de roches qui forme la rive africaine, on comprend alors que Gibraltar est réellement la clef du passage de l'Atlantique dans la Méditerranée, que sans l'assentiment des Anglais aucun navire ne pourrait entrer dans le «lac français» ou en sortir!
Sur la grande montagne calcinée croissent de maigres arbustes. Il paraît qu'ils servent d'abri à quelques singes sauvages, les seuls représentants de cette gent en Europe. Pour les voir, nous avons été faire une longue promenade dans les lieux qui leur sont réservés, mais à mon grand regret, il m'a été impossible d'en apercevoir un seul. Ces singes sont sous la protection des lois anglaises: une partie de la montagne est leur domaine propre et il est interdit de les tuer.
En revenant de Gibraltar on a une vue nouvelle de la baie: cette fois c'est Algésiras qui en fait le fond, ses maisons forment une longue ligne blanchâtre entre la mer bleue et le vert sombre de la campagne; cette opposition de couleurs ressort très nettement sur un fond grisâtre formé par la sierra de los Gazules. Ce panorama est riant et reposant, l'harmonie des nuances, les dentelures des montagnes qui entourent la baie, la fraîcheur des rives garnies de végétation, le pittoresque du roc anglais et de la barrière marocaine, la courbe gracieuse du rivage, tout cela forme un ensemble grandiose et cependant intime dans lequel l'idée de séjour prolongé s'éveille impérieuse et nonchalante. Tout ce beau tableau est parsemé, traversé, noyé de bleu: la mer pénètre tout de ses méandres, le ciel domine, ciel de cobalt, mer d'indigo.
La baie, le détroit, Algésiras et Gibraltar, coup d'œil inoubliable; c'est une des plus belles choses que mes pérégrinations de touriste aient amenées devant mes yeux.
Le soir, des terrasses de l'hôtel Reina Christina, nous avons eu le spectacle d'un curieux lever de lune au-dessus de Gibraltar. D'abord on n'apercevait devant soi que la longue ligne de lumières de la ville anglaise qui semblaient comme suspendues dans le vide, puis peu à peu la lune apparut accompagnée de sa douce lueur argentée, changeant le spectacle; à mesure que les rayons lunaires faisaient pâlir les lumières humaines, un tableau sortait de l'obscurité, les montagnes et les rives apparaissaient et la mer jusque-là invisible scintillait sous le regard de la lune.
Jeudi, 29 août.
Il faut environ trois heures pour aller d'ici à Tanger. Dans la baie peu profonde d'Algésiras les navires mouillent loin de la côte; il nous fallut prendre une barque pour nous faire conduire à bord du Joaquim Pielago, un sabot espagnol dansant même sur la mer calme, qui fait trois fois par semaine le service entre Cadix, Gibraltar, Algésiras et Tanger.
Au départ on voit d'une nouvelle façon les merveilles de cet admirable coin de fin d'Europe: Algésiras, Gibraltar, la baie, le rocher, les montagnes forment alors un tableau unique dont les yeux ne peuvent se détacher et en tous cas dont ils se souviendront toujours.
Le bateau pénètre dans le détroit qui a l'air d'un large fleuve dont les deux rives se distinguent très nettement, un fleuve coulant entre deux continents!
Jusqu'au cap de Tarifa on suit de très près la côte espagnole qui fuit vers le sud. La dernière ville d'Europe apparaît vieille et blanche sur sa pointe, entourée d'épaisses murailles mauresques, dominée par le dôme imposant de son église, très pittoresque.
Le bateau cingle alors droit vers l'Afrique. De la Méditerranée on a passé dans l'Océan, les courtes vagues se sont faites longues et affadissantes, le cœur de bien des passagers se soulève maintenant en même temps que le navire! Ces parages sont toujours pénibles à cause de la violence des vents qui s'échangent entre les deux mers et il est rare que les gens qui craignent tant soit peu le mal de mer n'en soient pas atteints pendant cette traversée cependant si courte. Autour de moi, je n'ai plus que des figures verdâtres, des visages navrés, des attitudes penchées... au-dessus des bastingages! Tout ce monde souffre sans qu'on y puisse remédier; je n'ai d'autre ressource que de me réfugier dans une philosophique pipe!
Au fond d'une baie qui s'arrondit élégamment en forme de coupe et dont les rives descendent doucement à la mer par une plage de sable fin, étagée en amphithéâtre, entourée de vieilles murailles ébréchées, couronnée de sa Casbah, éclatante de blancheur sur la colline verte, Tanger apparaît à nos yeux ravis.
Lentement le bateau approche de cet endroit que nous désirions si impatiemment voir; on a le temps de se repaître de tous les détails de ce décor africain qui, sorti de la brume de l'Océan, grandit et se précise peu à peu sous les rayons étincelants du soleil d'or.
La mer est couverte d'embarcations qui s'approchent de nous à force de rames et d'où monte une clameur. Ce sont des indigènes qui viennent nous chercher pour nous conduire à terre.
Tanger est un port arabe, c'est-à-dire tel que le fit la Nature, sans travaux, sans aménagement aucun. Il est peu sûr, peu profond et nullement abrité. On construit une jetée où les navires pourront accoster, mais actuellement ils s'arrêtent fort loin du rivage et nous devons atterrir au moyen des embarcations marocaines qui nous conduisent à un vieux môle de bois. Ce môle est lui-même un perfectionnement, car avant lui la dernière phase du débarquement se passait à califourchon sur les épaules de porteurs nègres qui vous extrayaient des barques, galopaient dans l'eau sale et vous déposaient sur le sable. Le port actuel de Tanger n'est qu'une vulgaire plage où l'eau vient en mourant et où les petites barques elles-mêmes ne peuvent aborder. Les marchandises se déchargent encore à dos de nègres, procédé primitif mais étonnamment pittoresque qui est toujours accompagné d'un concert de cris et de vociférations indescriptible.
Sur le môle nous nous trouvons au milieu de la foule africaine bariolée et glapissante. Ce ne sont que visages de bronze; arabes, bédouins et nègres qui crient, s'agitent, sautent, semblent épileptiques mais ne font nulle besogne. Les couleurs des vêtements sont tellement vives que nos yeux en sont irrités: burnous blancs, vert-pré, rouge sang, jaune canari, violet d'une crudité aveuglante. Et de cette foule se dégage une odeur de fauve, âcre et écœurante. Oh! que c'est bien l'Afrique, l'Orient! Nos sens affinés de septentrionaux souffrent au contact de ces manifestations trop violentes pour eux: les oreilles bourdonnent de hurlements, les yeux cuisent de soleil et de couleurs trop vives, l'odorat s'irrite de relents insupportables. On se sent pris de l'envie de taper sur ces sauvages pour les faire taire.
Tanger, ville diplomatique du Maroc, possède deux ou trois hôtels européens; le meilleur est l'Hôtel Continental, simple mais confortable et très bien tenu par des Anglais. Il domine le port et ses fenêtres donnent une admirable vue sur la ville et sur la mer.
En quittant le port on ne peut pénétrer en ville que par la Porte de la Mer, formée de trois voûtes en forme d'arcs arabes, étroites et basses et sous lesquelles passe et s'écrase tout le mouvement maritime de Tanger. Puis on s'engage dans une ruelle étroite, roidement inclinée, durement pavée où l'on n'avance qu'au milieu d'une éternelle bousculade. Point de voitures, mais des hommes et des ânes lourdement chargés, les seconds seulement montent et descendent sans cesse. Humains et bêtes vous bousculent et, si vous voulez passer, il faut bousculer bêtes et hommes vous aussi. Impossible de s'arrêter, le flot s'y oppose, un âne vous pousse de la tête, un autre âne vous accroche avec sa charge. Nous dûmes ainsi avancer sans trêve dans les petites rues, jusqu'à l'hôtel.
Nous sommes arrivés ici à midi. Notre premier travail fut naturellement de déjeuner, d'abord par habitude, ensuite pour ne pas faillir à notre devoir de voyageurs consciencieux, et savoir comment on mange en Afrique. Eh bien! on y mange fort bien, à l'Hôtel Continental tout au moins. Une excellente cuisine vous y est servie par un personnel maure en costume national, poli, prévenant et silencieux.
Nous sommes les seuls voyageurs actuellement à Tanger. Il paraît que la guerre a non seulement arrêté la venue des étrangers, mais qu'une sorte de panique s'est emparée de la colonie européenne et que ceux de ses membres que des intérêts majeurs ne retenaient pas ici ont été se mettre à l'abri de l'autre côté du détroit. Notre arrivée a donc causé une certaine sensation, on a admiré notre courage, et notre amour-propre aidant nous ne sommes pas loin de nous considérer comme des héros!
Des fenêtres de l'hôtel nous découvrons le port et ses mille barques; de nombreux vapeurs sont mouillés au milieu de la baie, et parmi eux, les dominant du haut de son écrasante majesté de colosse, le Jeanne d'Arc qui nous protège de sa présence contre le fanatisme des Marocains en pleine ébullition. Nous dominons juste la plage sur laquelle s'agite et hurle la horde africaine, les travailleurs du port qui font énormément de bruit mais excessivement peu de travail. Ces gens sont étonnants; ils ne peuvent faire le moindre mouvement sans crier comme des possédés, un sac qu'on déplace amène une dispute interminable, une outre qu'on remplit est le prétexte de cris et de gestes que nous ne voyons en France que pendant les émeutes, un bourricot qu'on charge entraîne des discussions dont l'écho nous parvient assourdissant; mais jamais ces querelles ne sont suivies de coups, non, des cris seulement. Chaque cri est cause d'un arrêt dans la besogne; je n'ai jamais vu travailler aussi peu, mais je n'ai jamais entendu crier autant.
A notre droite la ville toute blanche réverbère le soleil et renvoie dans les cieux un faisceau de clarté, comme la colonne de lumière qui s'élèverait, selon les musulmans, au-dessus de la mosquée du Prophète à Médine.
Nous consacrons notre soirée à une visite méticuleuse de Tanger. Nous nous hissons sur des mules et, précédés d'un guide arabe au burnous flottant, suivis d'un garde du corps indigène, nous voici trottant dans les microscopiques rues. Oh! que voilà bien la ville orientale encore toute sauvage! Combien moins modernisée que Constantinople! Ici point de fard: ruelles étroites et tortueuses, sales, sans aucune voirie, maisons arabes dans toute leur simplicité et cette fois peuplées d'Arabes, de vrais Arabes à la face caractéristique et dont pas un n'a encore abdiqué le pittoresque costume national. Burnous et turbans, tout le monde est ainsi vêtu, sauf de très rares Européens, Espagnols pour la plupart et à moitié arabisés. Teint bronzé des Arabes, barbes hirsutes des juifs, femmes voilées et quantité de nègres dont certains du plus magnifique noir.
Nos mules grimpent comme des chèvres dans des ruelles qui sont des escaliers irréguliers et dangereux. S'il nous fallait passer à pied dans certains endroits je crois que nous y renoncerions... et puis marcher dans un tas de choses innommables!
Et cependant Tanger est infiniment moins sale que les villes turques; l'odeur infecte qui se dégage de toutes les rues de Stamboul n'existe pas ici, ou tout au moins est fort atténuée.
A force de grimper, les pieds agiles de nos mules nous portèrent sur la Casbah. C'est une place, située au point culminant de la ville, et qui est entourée des principaux monuments publics. Il y a là le palais du Sultan, délabré mais exquis de grâce comme ce que nous avons vu du style mauresque en Espagne, le palais de Justice, la prison où l'on nous présenta un certain nombre d'amis de Raisouli qui méditaient sur l'instabilité de la fortune de leur patron en tressant des ouvrages de paille et qui nous demandèrent effrontément de l'argent, le palais de la Trésorerie dont l'intérieur est un fouillis de sculptures sur stuc qui rappellent les merveilles de l'Alhambra de Grenade, le palais du Gouverneur devant lequel des soldats chérifiens montaient la garde avec un air qui n'avait rien de martial.
Tous ces monuments sont fort mal conservés; ils tombent en ruines, leur décoration a presque disparu. Par ce qu'il en reste on peut cependant se rendre compte que les Maures de Barbarie étaient parvenus à un aussi haut degré de civilisation que leurs frères d'Espagne. Ces édifices sont contemporains de ceux de la Péninsule; depuis, plus rien, la barbarie et les ténèbres! Il semble que l'expulsion des Maures d'Espagne ait été le signal de la déchéance de toute la race, de la déchéance des Arabes qui étaient restés au Maroc comme de celle des Arabes qui fuyaient leur patrie perdue. L'histoire nous donne ici un exemple frappant de cet éternel recommencement dont elle est faite. Jadis les Maures civilisés donnaient des leçons de tolérance aux Castillans fanatiques, les Arabes d'Espagne toléraient la religion catholique, les catholiques au nom de la guerre sainte pourchassaient et exterminaient les Maures. Aujourd'hui ce sont ces mêmes Maures, redevenus barbares, qui se sont fanatisés et qui déclarent la guerre sainte aux catholiques civilisés et tolérants!
Les commencements de l'histoire de Tanger et du Maroc sont sensiblement les mêmes que ceux de l'Espagne. La Tingis romaine faisait partie de la province d'Espagne Ultérieure, l'empire romain s'étendait sur le Maroc actuel. Les dernières vagues des barbares germaniques vinrent déferler jusque sur les côtes d'Afrique. Tanger fut longtemps la possession des Vandales. Ce ne fut qu'au début du huitième siècle que les Arabes du califat de Damas s'emparèrent du Maroc, c'est-à-dire quelques années seulement avant de passer en Espagne. L'invasion arabe, venue d'Orient, avait suivi la côte méditerranéenne d'Afrique, l'Océan Atlantique lui opposa une infranchissable barrière; les cavaliers du désert étaient parvenus à l'extrême limite de l'Occident, ils appelèrent le pays le Maghreb el Ahksa ou contrée de l'Occident extrême; le nom moderne du Maroc est donc d'origine arabe. Mais des flots d'Arabes venaient toujours des déserts orientaux; les premiers arrivés, un instant arrêtés par l'Océan, refluèrent sur l'Espagne où nous avons vu les restes merveilleux de la civilisation à laquelle il parvinrent dans ce pays si bien conforme à leurs goûts et à leurs aptitudes. Les Arabes d'Espagne furent chassés après sept siècles d'occupation, ceux du Maroc sont restés, mais ne représentent plus à nos yeux que les descendants dégénérés et sauvages des Maures puissants et cultivés d'autrefois.
De l'une des portes de la Casbah on a une vue panoramique admirable sur toute la blanche ville.
Nous avons fait ensuite une longue chevauchée dans le réseau tournant et compliqué des rues de Tanger. C'est absolument la ville arabe, telle que nous l'avions vue maintes fois en Espagne, c'est Cordoue, Orihuela, Elche, Lorca, c'est la ruche bourdonnante, mais ici les abeilles remplissent encore les alvéoles, tandis que là-bas les frelons ont pris leur place.
Toutes ces petites rues sont extraordinairement étroites, une voiture n'y pourrait passer; il n'y a pas une seule voiture à Tanger, on n'y voit que des chameaux faisant les transports de l'extérieur et des ânes philosophiques qui circulent dans les rues en secouant leurs longues oreilles. Lorsque deux ânes se rencontrent, bien souvent l'espace est trop restreint pour leur permettre de se croiser, aucun des conducteurs ne veut reculer, il s'ensuit un arrêt prolongé dans la circulation, et il pleut des invectives. On n'arrive à rétablir la circulation qu'en faisant entrer l'un des burros dans une allée, voire dans une boutique.
Derrière la ville, au milieu d'une prairie desséchée, s'étale le camp de l'armée chérifienne: c'est un assemblage de tentes sales et déchirées qui furent jadis blanches, parmi lesquelles circulent quelques chevaux étiques, malades, déformés et des soldats aux uniformes en haillons. L'uniforme marocain, lorsqu'il est neuf, ne manque pas d'éclat: il est entièrement d'un beau rouge; mais il est rare de voir les soldats autrement que vêtus de lambeaux déchirés, sans boutons, maculés.
A 4 heures du soir, nous étions de retour à l'hôtel et de notre fenêtre nous vîmes les muezzins appeler à grands cris les fidèles à la prière du haut des minarets carrés. Sur les terrasses blanches, de nombreux musulmans ont étendu leur petit tapis, et face à La Mecque, se prosternent longuement.
Tanger a près de 80 000 habitants, se décomposant en 25 000 Arabes, 20 000 Juifs, 20 000 Espagnols plus ou moins arabisés et un assemblage hétéroclite d'individus appartenant à toutes les races; parmi ces derniers, quelques Européens proprement dits, dont le nombre tend à croître tous les jours, mais encore totalement noyés dans la masse indigène. Les Français et les Anglais sont en nombre appréciable; à peu près pas d'Allemands.
Il y a un quartier européen qui est minuscule: c'est le Petit Zocco, espèce de rue un peu plus large que les autres ou plus exactement une place sur laquelle se trouvent les postes française, anglaise et espagnole. On y voit quelques cafés et des magasins à l'européenne, ce sont les seuls vestiges de notre civilisation qu'on puisse voir à Tanger. C'est sur cette place que se rencontrent les chrétiens, c'est le quartier des affaires.
Ce quartier européen est, en somme, surtout français.
L'influence française est prépondérante à Tanger. L'Allemand, malgré les efforts incessants de la politique impériale et malgré la Conférence, y est à peu près inconnu. Enfin, l'Anglais tient avantageusement la seconde place, mais on sent une influence qui décroît à la suite d'un effort qui s'abandonne.
L'influence espagnole est de tout autre espèce. C'est l'influence du nombre plus que celle de la force. L'Espagne est présente à Tanger, parce qu'elle y a de nombreux enfants, son influence y est la même que celle qu'elle peut avoir, par exemple, à Oran, en pleine colonie française. L'Espagnol semble ici plus près du Maure que de l'Européen, du sauvage que du civilisé.
Nous apprenons à Tanger que les provinces du Sud viennent de proclamer un nouveau sultan, Muley-Hafid, frère du Sultan régnant. Voilà donc ce pays d'anarchie avec deux souverains! Abondance de biens ne nuit pas. Mais les sultans sont-ils des biens pour le Maroc?
On nous informe aussi que les troupes françaises ont infligé aux tribus marocaines une très sanglante défaite sous les murs de Casablanca et que l'Islam y aurait perdu plusieurs milliers de ses enfants.
Ces nouvelles, qui sont connues de tous les indigènes de la ville et de la campagne, ont produit ici une effervescence qui pourrait fort bien prendre une tournure grave au moindre incident. Ce sont ces craintes qui ont fait partir et qui font partir à présent encore la plupart des Européens.
Le Français, en particulier, n'est point trop mal vu à Tanger. La haine fanatique des musulmans englobe tous les étrangers, et, de la bouche même des indigènes, j'apprends que cette haine, ces mouvements de fanatisme, ont pris toute leur acuité à la suite de la malencontreuse Conférence d'Algésiras, qui a montré aux Marocains que toutes les puissances d'Europe voulaient une part du gâteau qu'est leur pays. Devenir Français comme leurs coreligionnaires algériens passerait encore, mais être partagés, déchirés entre tous les pays, offense outrageusement leur dignité, surtout qu'il y a pas mal de ces pays, comme l'Allemagne par exemple malgré la démonstration récente de son kaiser à Tanger, qui leur sont à peu près inconnus.
Ce qui nous a séduit ici, c'est qu'on peut y étudier la cité mauresque dans toute sa vérité. C'est ce que nous étions venus chercher. Nous voulions voir les Arabes chez eux, après avoir vu en Espagne les monuments et les villes de leur civilisation, afin de pouvoir remplir exactement par la pensée ces cadres vides aujourd'hui. A Tanger, rien d'apprêté ni de fardé, tout ce qu'on voit est vrai et nature. Tanger ignore encore ce que c'est que de vivre de l'exploitation du touriste, l'ère conventionnelle dans laquelle tout est montre et vernis pour l'œil du voyageur n'est pas encore révolue. Mais tout porte à croire que ces temps ne sont pas éloignés; bientôt le Maroc sera définitivement astreint à suivre les lois du progrès, Tanger sera alors la grande porte de pénétration dans le pays; elle deviendra l'une des plus grandes villes de l'Afrique méditerranéenne et verra accourir la bande curieuse des touristes cosmopolites.
Ces Arabes sont superbes. Jamais je n'avais vu d'hommes à l'allure aussi fière. Marchant comme des princes, portant haut leur tête altière, ils possèdent une réelle dignité, ils commandent l'admiration. Et puis le burnous de couleur vive, au coquet capuchon, est un costume si pittoresque et si crâne! Les hommes mariés portent le turban blanc enroulé autour du fez; les célibataires se coiffent d'un simple fez rouge sans turban. Les hadji [26] ont le privilège du turban vert.
Notre guide, Selam Tabla, un jeune Arabe algérien, était aujourd'hui revêtu d'un burnous améthyste, en soie; il était splendide à voir avec son intelligente tête à peine estompée de l'ombre du capuchon.
Beaucoup d'Arabes paraissent très intelligents. On ne peut en dire autant des nègres et des Bédouins, qui semblent des brutes finies.
Dans les rues, sur le port, partout, le costume européen est très rare; la foule ne porte que le burnous et le fez.
Après notre dîner nous avons fait une chose qui n'était peut-être pas de la plus élémentaire prudence, mais qui eut pour nous un très vif intérêt. Accompagnés de notre guide arabe, précédés d'un autre indigène porteur d'un fanal, nous avons été courir la ville en pleine nuit. Il faut d'abord dire que, l'éclairage des rues étant absolument nul à Tanger, le porte-lanterne est à peu près indispensable si l'on veut entr'apercevoir quelque chose; malgré la vague lueur qui nous précédait, il nous arriva souvent de mettre le pied dans des choses bizarres ou sur le ventre d'Arabes endormis au beau milieu de la rue.
Cette nocturne promenade n'avait que de très lointains rapports avec celles qu'on fait à pareille heure sur les boulevards de nos villes de France, mais ce fut précisément ce qui en fit tout le charme. Comme dans l'Espagne du Sud, la population semble ne pas se décider à aller se coucher; jusqu'à une heure avancée de la nuit on voit les rues grouillantes de monde; les indigènes, qui eux n'ont pas besoin de lanterne pour reconnaître leur chemin, circulent lentement dans la nuit en conservant leur démarche solennelle, leurs burnous éclatants sortent parfois brusquement de l'obscurité et jettent des couleurs vives et surprenantes; beaucoup sont accroupis au pied des murailles et causent entre eux ou chantent de lentes complaintes qui rappellent les chiens aboyant à la lune; parfois d'une petite boutique borgne sort un trait de lumière éclairant un coin de rue qui apparaît en un tableau d'un pittoresque et d'un sauvage achevés. Les femmes voilées passent silencieuses et rapides, de grosses négresses guettent sur des seuils louches des aubaines crapuleuses, les groupes souvent nous lancent au passage des regards haineux et leurs faces rendues encore plus méchantes par la nuit nous disent tout ce que ces gens-là pensent des étrangers abhorrés; enfin les chiens arabes qui ont flairé des roumis nous clament les sentiments de leurs maîtres en furieux abois!
Tanger est un véritable dédale de rues étroites et tortueuses. L'obscurité donne à ce fouillis inextricable un air sinistre de labyrinthe mortel; qu'on se sent loin de notre civilisation! On est perdu, isolé au milieu de ce peuple qu'on sent hostile, dans cette ville qu'on sait rebelle à nos mœurs et à notre race.
Ces ruelles ont des étroitesses de couloirs, elles sont souvent moins larges que les allées de nos maisons modernes, elles n'ont pas 20 mètres sans un coude brusque, souvent elles passent sous de mystérieuses voûtes et traversent des files entières de maisons; alors il règne là-dessous des odeurs horripilantes pour nos narines! Si notre guide et notre éclaireur nous abandonnaient là, jamais nous ne serions capables de retrouver notre chemin pour rentrer à l'hôtel!
Nous pénétrons dans un café-concert arabe. C'est une petite salle, mais propre et coquette. Aux murs des tapis d'Orient et des carreaux de porcelaine aux vives couleurs, sur le sol d'épaisses nattes sur lesquels on s'assied à la turque. On nous sert de petites tasses de café maure et du hatschich dans de minuscules pipes. Bien entendu, je fis l'expérience du hatschich; j'espérais que cette clef des songes arabes me conduirait tout droit au Paradis de Mahomet, mais à ma grande surprise je ne ressentis aucun changement dans mon équilibre général. Je dois être un fumeur trop endurci et la dose n'était sans doute point assez forte. C'est fâcheux. Le Paradis resta fermé pour moi et je ne pus contempler les délicieuses houris aux faces de lune!
Des musiciens arabes assis en cercle sur les nattes jouent de divers instruments: violon, mandoline, guzla, instruments indigènes à corde de formes bizarres rendant des sons plaintifs, et surtout l'éternel tambourin qui accompagne toutes les manifestations musicales des Arabes. De cet assemblage sortait un concert baroque de notes heurtées, tantôt doux et attristé, tantôt aigu et saccadé. Le rythme variait peu, mais il était d'une cadence parfaite et produisait une certaine sensation agréable. Ces musiciens jouaient tous très juste.
Des Maures étaient assis comme nous sur le sol autour des musiciens; les uns écoutaient gravement, d'autres jouaient impassiblement à divers jeux, d'autres enfin, et toujours impertubablement, chantaient pour accompagner la musique.
Nous portons ensuite nos personnes curieuses dans un autre concert où l'on donnait des danses égyptiennes. Il y a là des chaises et des tables; la salle est assez vaste, remplie d'un opaque brouillard de fumée de tabac au milieu duquel nous avons d'abord quelque peine à discerner une nombreuse assemblée d'Arabes, de nègres et d'Hispano-marocains. Sur une estrade, trois musiciens misérables, dont l'un aveugle, et trois juives tout de jaune vêtues qui dansent et chantent à tour de rôle. Ces juives sont jeunes, grasses, flasques et fanées; une épaisse couche de plâtre dissimule leurs faces, elles dansent, dansent, pendant des heures, des motifs dans lesquels le ventre joue le premier rôle. C'est la danse du ventre dans toute sa brutalité, dans sa dégoûtante obscénité. Que ces pauvres ventres doivent être fatigués le soir quand arrive l'heure du repos! Et encore est-ce bien alors le repos pour eux?
Enfin malgré l'heure avancée,—il est près de minuit,—notre cortège, toujours précédé de son porte-fanal et suivi de son guide, reprend ses pérégrinations nocturnes, pour aller voir danser des almées mauresques. Il faut bien tout voir!
Par des rues encore plus tortueuses et plus sales, plus sombres et plus odorantes, nous allons chez une vieille juive qui tient cette spécialité. C'est une énorme mégère, bouffie et fluctuante, qui entre-bâille une porte louche, parlemente longuement avec notre guide et enfin nous introduit dans un taudis infect. Dans une chambre étroite et basse, aux murs sales, meublée de quelques chaises boiteuses et d'un divan crasseux, deux belles filles maures de l'intérieur, deux fleurs au milieu du fumier, exécutèrent devant nous la danse arabe dans toute sa pureté. C'étaient deux enfants, quatorze ans à peine, mais formées et femmes complètement. Elles étaient bien faites et jolies: jeunes corps souples et onduleux, peau blanche et taille fine; leurs jambes étaient un peu courtes et leur taille un peu trop longue, c'est, je crois, le défaut de la race arabe; leurs gracieuses figures étaient comme illuminées par deux yeux noirs, profonds, veloutés, immenses!
A tour de rôle, elles firent défiler devant nos yeux toutes les scènes lascives de cette danse arabe qui est la parodie de l'amour; c'est encore la danse du ventre, non plus la danse sale et crapuleuse que nous avions vue tout à l'heure dans un café-concert, mais une succession de tableaux gracieux, un peu sauvages, extrêmement sensuels. Celle qui ne danse pas accompagne de ses cris l'autre qui s'agite et la vieille juive tape sur un tambourin en hurlant comme une possédée, pour marquer la cadence. Nos odalisques étaient d'abord revêtues de costumes un peu défraîchis, mais qui furent somptueux; quand la danse en fut à ses derniers tableaux, leur vêtement était devenu beaucoup plus sommaire, rudimentaire même. Il faut bien tout voir!
Estimant avoir rempli suffisamment notre journée, nous avons ensuite regagné l'hôtel en suivant docilement notre guide à travers le jeu de patience des ruelles de Tanger, et nous nous sommes couchés la conscience tranquille, avec le sentiment du devoir accompli.
Vendredi, 30 août.
Sous nos fenêtres, le port de Tanger avec sa horde hurlante. Nous vîmes charger du bétail sur un vapeur à destination de Gibraltar. Nos Africains empilaient les pauvres bœufs dans de grands bateaux plats pour les conduire au steamer mouillé dans la baie. On voyait ces barques s'éloigner, lentement remuées par les rames indolentes de quelques nègres, puis accoster le navire que les ruminants regardaient de leur œil doux et résigné. Pour grimper ceux-ci dans leur maison flottante, antichambre de l'abattoir, les barbares Marocains les attachaient par les cornes et les hissaient brutalement suspendus ainsi par la tête. Ces pauvres bêtes s'agitaient éperdument dans le vide au bout de leur corde et meuglaient lamentablement, pendant que dans la barque et sur le navire nègres et arabes hurlaient.
Ce matin, nous allons faire une grande excursion 202 hors de la ville. On nous dit bien qu'il y a quelque danger, mais avec de bons guides, nos armes et notre insouciance, il ne sera pas dit que nous nous serons privés du plaisir de connaître cette campagne curieuse qui entoure Tanger.
PANORAMA DE TANGER
Nous voilà de nouveau sur nos mules qui docilement nous emportent. Ces animaux ont une grande sûreté de pied, leur allure est très douce, elles ne sont nullement rétives. Ce sont de précieuses montures.
Nous suivons la rue des Chrétiens, la plus belle et la plus animée; ça ne veut pas dire qu'elle soit bien large, mais enfin une voiture pourrait y circuler, s'il y avait des voitures à Tanger! On passe à côté de la Grande Mosquée, dont l'accès est interdit aux infidèles que nous sommes; extérieurement, ce monument n'est remarquable que par sa très belle porte mauresque et son minaret trapu et carré, tout reluisant de porcelaines aux vives couleurs. Le carrefour du Petit Zocco, le coin européen, est au milieu de la rue des Chrétiens.
Nous sortons de la ville par la porte de Fez, gracieux arc arabe dentelé qui donne sur la place du marché extérieur, le Grand Zocco.
Ce marché est bien l'endroit le plus intéressant de Tanger. On est soudain au milieu de la foule africaine qui s'agite frénétiquement, de la foule en guenilles et qui sent mauvais, de la foule des riches vêtements mauresques et qui ne sentent guère meilleur. Là tous les types d'habitants du Maroc sont réunis et l'on peut consciencieusement faire une étude ethnographique.
On y voit des Kabyles à l'air farouche, armés d'un long fusil et vêtus du burnous blanc, des Maures à la face impassible qui se drapent majestueusement dans de brillants burnous de couleur, des Juifs indigènes barbus et tout de noir vêtus, des Bédouins à demi sauvages et habillés de bure, des nègres de l'Afrique centrale, esclaves ou affranchis, dont la teinte va du chocolat au plus beau noir d'ébène, des femmes voilées, des négresses horribles, des enfants tout nus qui ressemblent à des singes, des Arabes nomades à la tête semi-rasée avec une courte tresse sur le sommet du crâne, et puis des quantités d'ânes. Tout cela porte, sauf les ânes, un fez et des pantoufles.
Ce marché est absolument arabe: on n'y voit que des Marocains, on n'y vend que des produits du pays ou à l'usage des gens du pays. C'est là qu'arrivent de l'intérieur les longues caravanes de chameaux.
La légation allemande est située sur le Grand Zocco. On y pénètre par une porte qui a énormément de prétentions arabes, mais qui est surtout rococo.
Un peu plus loin, nous passons à côté d'une jolie villa entourée de jardins: c'est la légation de France. Ces deux légations sont en dehors des murs de la ville, mais à quelques pas seulement de la Porte de Fez; les hôtels des autres puissances sont en ville.
Nous voilà maintenant sur la grande route de Fez. Oh! très bien! C'est une voie large comme nos chemins vicinaux, donc les voitures y pourraient passer. Elle est luxueusement garnie d'une épaisse couche de sable fin, dans lequel nos mules enfoncent plus haut que le boulet, donc les voitures n'y pourraient avancer! Mais cette discussion sur les voitures est parfaitement superflue, car, je le répète, à Tanger, point de véhicules. Notre guide nous explique que la magnificence marocaine qui a étendu cette couche de sable sur la route de la capitale ne va pas au delà d'une quinzaine de kilomètres. Après, c'est la terre nue. En somme, cette route, malgré sa largeur, est tout simplement une piste de chameaux.
Nous suivons longuement la route de Fez, puis nous nous engageons dans d'étroits chemins bordés de haies de figuiers de Barbarie et d'aloès menaçants qui nous conduisent à un village bédouin digne des premiers âges de l'humanité. Imaginez-vous une collection de huttes entièrement faites de paille, sous lesquelles vivent de pauvres êtres en guenilles, aux faces bestiales, aux corps de bronze, mais dont les airs superbes ne messiéraient point à un empereur, fût-il allemand. Les plus riches d'entre ces malheureux ornent les murailles de leurs palais de matériaux de prix, tels que: vieilles ferrailles, cercle de tonneaux, boîtes de sardines, parois de bidons de pétrole.
Des Bédouins passent incessamment, transportant de l'eau dans des outres en peaux de chèvre garnies encore de leurs longs poils et qui semblent des animaux bizarres que ces hommes porteraient sur leurs épaules.
Les cultures qui avoisinent ce malheureux village se composent de quelques vagues chaumes de céréales et surtout de figuiers de Barbarie.
Notre excursion se poursuivit longtemps dans la campagne marocaine, en un pays étrange, émaillé de villages aussi misérables que le premier et où l'on ne rencontre que des êtres qui sont loin, bien loin de notre civilisation, et que des bourricots aussi philosophiques que ceux d'Espagne.
Nous dûmes enfin revenir sur nos pas, car nous approchions de la zone réellement dangereuse, de la région habitée par la puissante tribu des Andjeras, les farouches amis de Raisouli, peuplade berbère, sauvage et fanatique.
Nous gagnâmes les bords de l'Océan et revînmes à Tanger en suivant le sable fin des dunes qui bordent la baie.
Le soir, nous remontions à bord du vapeur espagnol qui devait nous ramener à Algésiras; il était archiplein de passagers, derniers Européens abandonnant Tanger, où l'effervescence semble croître sans cesse à la suite des multiples nouvelles alarmantes, vraies ou fausses, arrivées ce matin de Casablanca, de Fez et de Marrakech.
Un dernier coup d'œil à la ville qui se noie dans le soleil. Un grand nombre de ses maisons sont peintes en bleu clair; de loin cette nuance qui se fond avec le bleu du ciel semble déteindre sur toute la ville qui se colore d'azur. Au bord de l'eau des machines fument et des hommes s'agitent, occupés aux travaux du môle de pierre qu'a entrepris une compagnie allemande pour faire de cette rade actuellement inhospitalière un port sûr et commode. C'est l'activité européenne à côté de l'inertie africaine, contraste aigu! Enfin le phare de Tanger, petit édicule dont je vis hier soir la lumière rouge porter ses rayons à au moins... 100 mètres, symbolise le flambeau mourant de la civilisation mauresque.
Un dernier adieu à Selam Tabla, notre guide arabe dont la mine fière et l'allure de grand seigneur resteront toujours devant mes yeux, et le Joaquim Pielago nous emporte dans le détroit en nous balançant désagréablement.
Au bout d'une traversée de deux heures et demie nous étions de retour à Algésiras, où nous retrouvions nos chambres dans cet excellent hôtel Reina Christina, où nous retrouvions aussi le féerique coup d'œil qu'on a de ce lieu trop ignoré de ceux qui aiment les belles choses. Car je ne dirai jamais assez le plaisir que j'ai éprouvé par les yeux dans cette merveilleuse baie d'Algésiras, cette baie d'azur, entourée de verdure, avec sa roche de Gibraltar. Nous restions des heures entières en contemplation silencieuse devant ce tableau si beau, si brillant de soleil. Et la nuit venue, le spectacle changeait. Gibraltar brille alors de toutes ses lumières dans l'ombre de sa montagne et la crête de celle-ci se découpe dans la nuit lumineuse. Ce soir le spectacle fut plus beau encore: de nombreux projecteurs anglais inondaient la mer de leurs feux mobiles, ceux-ci traversaient quelquefois la baie et venaient éclairer l'hôtel comme en plein jour; les canons de Gibraltar tonnaient à de réguliers intervalles, leurs lueurs se percevaient brusques et fugitives et quelques instants après nous parvenaient leurs formidables grondements.
Samedi, 31 août.
Il faut aujourd'hui quitter ces lieux enchanteurs pour continuer le voyage. Après être descendus incessamment au sud jusqu'ici, nous allons désormais remonter au nord.
A 2 heures de la tarde nous quittions avec regrets l'hôtel Reina Christina dont les beaux jardins se miraient dans les eaux de la baie et, après avoir traversé les rues sales d'Algésiras, l'auto commençait à gravir les pentes de la sierra.
Nous faisons à l'envers la route qui nous avait amenés. Venus la nuit, nous repartons en plein jour, jouissant ainsi de deux tableaux absolument différents. A mesure que la route s'élève on découvre un panorama de plus en plus majestueux, la baie toute bleue s'arrondit gracieusement, ses contours se précisent, tout le pays apparaît comme sur une carte en relief. On voit le cirque de montagnes qui entoure la baie, les bords verdoyants de la mer, les blanches maisons qui émaillent la côte, Algésiras, San Roque, la Linea de la Concepcion, Gibraltar et son rocher et sa basse langue de terre anglo-espagnole. Tout cela se distingue avec la netteté particulière à l'atmosphère transparente des pays du Sud.
Bien que le soleil brille de tout son éclat, la chaleur n'est nullement désagréable. Dans tout le sud de l'Espagne comme au nord du Maroc, pourvu qu'on ne soit pas trop éloigné de la mer, on jouit toujours d'une température modérée; si le soleil est vif, ses rayons sont constamment tempérés par une douce brise.
La route serpente dans la sierra parmi les forêts de chênes-lièges. Des torrents ont creusé des lits abrupts aux flancs de la montagne; l'eau, absente en cette saison, y est remplacée par des tapis de lauriers-roses dont les luxuriantes fleurs jettent des éclairs de joie dans le paysage un peu sévère.
Longtemps on domine de très haut le détroit de Gibraltar. Ainsi vu, il paraît très étroit. Ce corridor de la navigation passe entre les hautes montagnes des deux continents: La sierra de Bullones en Afrique, la sierra de la Lune, que nous parcourons, en Europe. Du côté de la Méditerranée les côtes sont à pic et leur hauteur donne au fleuve maritime des airs de gouffre, tandis que vers l'Océan les montagnes s'abaissent graduellement à mesure que les rives s'écartent en forme de vaste entonnoir. Le détroit ressemble à un boulevard rempli d'animation, mais un boulevard de géants, où les maisons sont de hautes montagnes, dont la chaussée a une largeur qui se compte par kilomètres et où les passants sont d'énormes navires. C'est là certainement l'un des points du globe où la navigation est la plus intense: les bateaux se suivent et se croisent sans cesse, leurs fumées tracent de longues traînées qui rayent l'atmosphère et s'entremêlent; grands paquebots, vapeurs marchands, légers voiliers, lourds cuirassés, croiseurs, petits torpilleurs qui semblent des mouches, se succèdent sans interruption.
On descend sur Tarifa qui apparaît baignée de lumière parmi les aloès en fleurs, Tarifa qui s'avance au milieu des flots comme pour aller donner à l'Afrique sauvage le salut de la vieille Europe.
Après Tarifa on côtoie quelque temps l'Océan, puis on s'enfonce dans l'intérieur des terres et c'est le désert impressionnant, déjà parcouru, le désert des vastes landes sauvages avec ses solitudes coupées par instants d'immenses troupeaux de chevaux ou de bétail gardés par les pâtres à cheval.
Je ne redirai pas en détail ce que nos yeux avides ont vu sur cette route que j'ai déjà décrite à l'aller, et cependant elle traverse des pays si différents de ceux que nous avons l'habitude de voir en France, que nous éprouvâmes à la suivre un intérêt aussi puissant que la première fois.
Après les déserts sauvages, ce sont les vignobles, les figuiers de Barbarie, Chiclana de la Frontera, les marais salants et les piles de sel, pyramides de Loth, c'est Cadix étincelant sous les derniers rayons du soleil, la baie de Cadix et sa ceinture de coquettes villes, puis c'est un autre désert et enfin voilà Jerez [27].
Nous avions résolu de faire étape dans cette ville où nous ne nous étions pas arrêtés en allant. Nous nous sommes établis à l'Hôtel de los Cisnes; on y mange la véritable cuisine espagnole, des piments, des tomates et du puchero, mais bien apprêtée et proprement servie. C'est le meilleur hôtel de Jerez, les chambres en sont coquettes, bien meublées et propres, aussi les puces qui y ont élu domicile sont-elles vigoureuses et redoutables. Ces insectes exceptés, l'hôtel de los Cisnes serait parfait.
Jerez est l'une des plus riches parmi toutes les villes d'Espagne, elle doit sa richesse, comme sa célébrité, à ses bodegas, ses fameuses caves d'où elle exporte dans le monde entier ce vin que les Anglais appellent le Sherry et que nous dénommons Xérès en France. A vrai dire, ces dénominations sont purement génériques, car les vins de Jerez sont de crus nombreux et très différents les uns des autres, depuis les plus doux jusqu'aux plus secs, les vins couleur de paille jusqu'à ceux qui empruntent au caramel sa teinte de vieil acajou. Les crus les plus célèbres sont l'Amontillado, le Manzanilla, le Montilla, secs et clairs, qui font les délices de la crapule de Séville, le Moscatel, le Pedro Jimenez, le Parajete, le Jerez proprement dit, qui sont des vins doux, sirupeux, très chargés en alcool et qui forment le noyau principal de l'exportation de Jerez.
Les Anglais sont les plus notables clients des vins de Jerez. Ce peuple en absorbe de si grandes quantités qu'il a trouvé plus simple d'être son propre fournisseur, si bien que de très nombreuses bodegas de Jerez sont maintenant la propriété des maisons anglaises.
Les vins d'exportation, ou vins doux, possèdent de 12 à 15 degrés d'alcool, ils sont obtenus par exposition préalable des raisins à l'action solaire avant fermentation; ils ont un parfum agréable qui rappelle la noisette et possèdent cette particularité de se foncer en couleur en prenant des années, contrairement à nos vins français qui pâlissent en vieillissant.
Cette ville sue la richesse: les maisons sont ornées et peintes de frais, les magasins renferment des foules de choses chères, les habitants promènent des habits somptueux, et des bijoux de Péruviens ornent de grosses bedaines, chose très rare en Espagne où les hommes sont généralement maigres; les cercles sont nombreux et leur luxe éclatant encadre une foule majestueuse de riches propriétaires auxquels viennent se mêler les officiers de la garnison.
Dimanche, 1er septembre.
Nous avions projeté de rester à Jerez jusqu'au coucher du soleil, mais l'homme propose... Une affiche aperçue hier soir dans le patio de l'hôtel nous fit modifier tous nos plans. Ce grand carré de papier tentateur annonçait pour aujourd'hui dimanche une corrida de toros à Séville. Rien ne pouvait dès lors nous retenir ici; nous résolûmes d'être à Séville pour déjeuner. Pensez donc! Voir une course de taureaux en Espagne était l'un des points importants de notre programme, point que nous n'avions pu satisfaire jusqu'à présent. Mais assister à cette course à Séville, la métropole de la tauromachie, sera un bonheur auquel nous n'aurions osé prétendre.
A 8 heures du matin, nous disions adieu à la ville des bodegas et ayant franchi le plus rapidement possible la partie du chemin avoisinant Jerez, défoncée par les charrois vinicoles, nous roulions à belle allure entre les haies de figuiers de Barbarie. Des paysans procédaient à la cueillette des fruits barbelés: au moyen de longs roseaux dont l'extrémité est fendue en deux, ils saisissaient les figues, et par une délicate torsion les détachaient de l'arbre aux feuilles redoutables; ces fruits étaient ensuite brossés avec des balais de chiendent qui les débarrassaient de leurs piquants et chargés sur le dos des petits burros qui, patiemment, attendaient en broutant quelque chardon.
Voici les immenses llanos [28] où l'on roule sans fin, où l'on n'aperçoit à perte de vue que la lande en friches parsemée de palmiers nains, de pins-parasol et de maquis de chênes-houx.
On retraverse Utera, Alcala de Guadaira où l'on abandonne la direction de Cordoue, on cahote dans l'horrible route défoncée qui fait regretter plus vivement encore la route de tapis qu'on vient de quitter.
Mais voici la Giralda qui dresse son élégante silhouette à l'horizon, c'est Séville [29].
Accomplissant strictement notre horaire, il était midi lorsque l'auto s'arrêtait devant l'hôtel de Madrid. Le personnel mit le même empressement à nous recevoir qu'il y a huit jours, c'est-à-dire qu'aucun des garçons ne daigna se déranger et qu'il fallut les éclats de nos voix coléreuses pour les tirer à demi de leur somnolente torpeur.
La course de taureaux est pour 5 heures du soir. A 4 heures nous étions déjà installés dans notre palco de delantero de sombra [30] que nous avions retenue de Jerez par télégramme.
La Plaza de toros de Séville est un cirque immense qui peut contenir quinze mille spectateurs. L'édifice est bien construit et ne manque pas d'un certain cachet architectural. Ses divers gradins communiquent avec des galeries de dégagement, qui font tout le tour du monument et par lesquels la foule peut s'écouler vite et sans confusion. L'arène, qui a 70 mètres de diamètre, peut donner libre carrière aux courses les plus échevelées; taureaux, toréadors et chevaux semblent tout petits sur cette vaste esplanade bien pourvue de sable fin et toujours convenablement arrosée.
Les gradins se remplissent peu à peu avec un grand brouhaha. Les places à l'ombre sont occupées les premières; lorsqu'elles sont garnies, les derniers arrivants sont bien obligés de se contenter de celles qui sont au soleil; on voit celles-ci se garnir à leur tour, mais dans un ordre spécial: les retardataires choisissent toujours les places les plus près de l'ombre, c'est-à-dire celles qui seront abandonnées les premières par le soleil, il en résulte un arrangement bizarre et d'abord incompréhensible. Mais dans un moment tout sera garni.
A mesure que se peuple la vaste enceinte, le murmure de toutes ces poitrines devient un sonore grondement dans lequel on a peine à s'entendre, mais que domine cependant le cri perçant: agua, agua, des marchands d'eau.
A 5 heures moins un quart, tout est plein, garni, bondé, places au soleil comme places à l'ombre. L'amphithéâtre est noir de monde. Chaque individu, homme ou femme, a son éventail et en joue éperdument: tous ces éventails en mouvement sur quinze mille poitrines font un effet saisissant: on dirait qu'une nuée de papillons de couleurs vives et variées s'est abattue sur ce grouillement humain, et bat des ailes, incessamment!
Les loges ou palcos sont remplies de jolies Sévillanes. Ah! c'est ici qu'on peut encore le mieux les voir dans toute la grâce de leurs atours nationaux! Mantilles noires, blanches, noires à pois blancs ou rouges, blanches à pois noirs, grands peignes, cheveux noirs comme l'aile du corbeau, rubans ou fleurs rouges ornant de délicieuses tempes ou d'adorables fronts, grands châles aux vives couleurs. La Sévillane qui s'installe dans sa loge commence par étendre son grand châle sur la balustrade de fer; toutes ces étoffes largement déployées sur les parois du cirque, tombant sur les gradins inférieurs, ces étoffes de couleurs vives, brodées à grands ramages, font un superbe effet d'ornementation.
La course va commencer: le bourdonnement a subitement monté à son plus haut diapason, puis tout s'est tu en un silence d'attente. Voici le défilé des toreros aux costumes brillants, chatoyants, dorés, argentés, tous de la plus grande richesse.
Je ne me permettrai certes pas de donner ici la description d'une course de taureaux, d'autres plus autorisés que moi, simple touriste narrateur, l'ont fait et mieux fait que je ne pourrais m'y employer, même en bien m'appliquant. Et puis, aujourd'hui, tout le monde n'a-t-il pas vu une corrida?
Six splendides taureaux noirs furent mis à mort sous nos yeux. Ils étaient tous vigoureux et féroces. Le peuple enthousiaste siffla ou applaudit à divers coups, les taureaux et les toreros eurent tour à tour leur part de sifflets et d'applaudissements sans qu'il nous fût jamais bien possible de savoir au juste pourquoi. Il paraît que la tauromachie obéit à des règles fort compliquées. Lorsqu'un coup me paraissait beau j'étais tout surpris d'entendre conspuer le toréador; par contre, lorsque celui-ci paraissait enfoncer maladroitement son épée dans l'encolure de la bête, j'étais confondu de l'entendre applaudir frénétiquement. Je ne suis décidément pas aficionado. Cependant, après avoir suivi très attentivement les courses, je parvins à me convaincre que la suprême adresse de l'espada consiste à faire mourir le taureau lentement, le plus lentement possible; n'est-ce pas le comble de la férocité?
La quatrième course se termina par un coup qui est, paraît-il, l'un des plus estimés des connaisseurs. L'espada, Vicente Segura, un tout jeune homme, imberbe, presque un enfant, planta son épée avec tant d'adresse dans le cou du taureau que celui-ci, hébété, n'ayant plus que la force de se traîner, suivit son vainqueur comme le ferait un chien docile jusqu'à l'endroit où il lui plut de le mener. Segura le conduisit ainsi devant la loge du président de la course et, là, la bête s'agenouilla devant l'homme pour expirer à ses pieds dans une attitude de soumission. Alors l'enthousiasme de la foule barbare ne connut plus de bornes, ce peuple assoiffé de sang, avide de souffrances, grisé de férocité, poussa un unique hurlement sorti de quinze mille poitrines. Les éventails, les chapeaux, les cannes, des mantilles, des mouchoirs, des porte-cigares volèrent dans l'arène aux pieds de Segura, hommage frénétique à l'adresse du vainqueur. Celui-ci fut soulevé par la foule en délire qui avait envahi le cirque et longtemps promené sur les épaules de ces sauvages brutes. De tous ces êtres montait une odeur forte et âcre, une odeur de fauves en rut. Nous nous sentîmes alors isolés au milieu de tout ce monde, nous eûmes l'impression d'être seuls humains entourés de bêtes féroces!
Lundi, 2 septembre.
La route classique de Séville à Madrid passe par Cordoue, Valdepenas, Madridejos, Aranjuez; les renseignements que j'avais recueillis avant mon départ de France à son sujet ne la recommandaient nullement à mon choix et ce que j'en avais vu en venant ici ne me donnait pas l'envie d'en tâter sur la partie de son parcours réputée la plus mauvaise, c'est-à-dire sur le plateau castillan. Pour gagner Madrid, j'avais décidé de prendre une autre route qui joint, à l'avantage d'être convenablement bonne, celui de passer dans des régions peu connues de l'Espagne. Je veux parler de la route qui, longeant d'assez près la frontière de Portugal, passe par Merida, Trujillo, Talavera de la Reina.
C'est cette route que nous allons suivre.
Nous quittons Séville, définitivement cette fois. A 9 heures du matin, nous franchissions le Guadalquivir et sortions de la capitale de l'Andalousie par le faubourg de Triana, peuplé de gitanos et garni de fabriques d'azulejos.
A 6 kilomètres de Séville, nous nous arrêtions dans le petit village de Camas pour faire notre plein d'essence. Il y a là, en effet, une raffinerie de pétrole et nous avons tenu à en profiter, car la différence de prix qui en résulte est considérable. Il faut dire qu'en Espagne la vente de l'essence présente des particularités dignes du moyen âge. D'abord, il est interdit aux négociants d'avoir à l'intérieur des villes de grosses provisions de ce liquide inflammable, de crainte d'incendie; chaque fois qu'une automobile a besoin d'un important ravitaillement, il faut envoyer chercher la provision nécessaire en dehors des barrières, d'où il résulte un supplément de 10 pesetas sur la facture pour payer la voiture qui a été quérir les bidons. Ensuite, l'essence paye à l'entrée de chaque grande ville un droit d'octroi énorme, insensé, qui en double généralement la valeur; exemple: à Séville, l'essence vaut 1 pes. 25 le litre, en dehors de la ville on ne la paye plus que 0 pes. 60 le litre. Enfin, en outre de ces deux suppléments, on a généralement encore à subir celui qui résulte du vol auquel le négociant espagnol résiste si difficilement. Hier soir, à Séville, un droguiste ne s'est-il pas avisé de vouloir nous vendre son essence à raison de 2 pesetas 1/2 le litre; nous l'avons naturellement envoyé promener avec tous ses bidons.
Il y a très heureusement à proximité de toutes les grandes villes, soit des dépôts d'essence, soit des raffineries où l'on peut s'approvisionner facilement et à un prix raisonnable. A l'usine de Camas on nous fit payer 0 pes. 60 le litre.
Puisque je suis sur cette question de l'essence, je tiens à ajouter encore quelques mots. Il est bon de s'inquiéter soigneusement des points de ravitaillement, car ceux-ci sont souvent fort loin les uns des autres et pas toujours suffisamment approvisionnés. Dans certaines régions les grandes villes sont clairsemées et dans les petites le précieux liquide est rare. Pour supplément de précautions, il me paraît recommandable d'avoir toujours 30 à 40 litres de réserve en bidons, en plus de ce que peut contenir le réservoir. L'essence espagnole est généralement de fort mauvaise qualité, trop légère surtout, elle oblige à modifier sérieusement le réglage du carburateur, et malgré cela son rendement est toujours déplorable.
Un peu plus loin, Santiponce est un pauvre village qui offre cependant un vif intérêt, car tout à côté se voient les ruines de l'ancienne ville romaine d'Italica.
La fondation d'Italica est attribuée à Scipion l'Africain; cette ville aurait eu ensuite, sous l'empire, une assez grande importance et a donné le jour à trois empereurs romains: Trajan, Adrien et Théodose. Ses ruines sont malheureusement très rudimentaires, car elles servirent fort longtemps de carrière à la Séville castillane; par ce qu'il en reste cependant, on peut se rendre compte de l'état de perfection à laquelle la civilisation romaine était parvenue en Espagne. Pauvre Espagne! tu fus constamment le jouet des barbares! Les Romains te dotèrent de tous les bienfaits de leur admirable civilisation; les Vandales et les Goths survenant te couvrirent de ténèbres. Les Arabes surent te galvaniser à nouveau et t'enrichir au souffle de leur brillante culture. Il fallut pour ton malheur que ces mêmes Goths, mués en Castillans, longtemps refoulés dans leurs âpres montagnes, revinssent en vainqueurs détruire la splendeur de ta résurrection et t'entourer de cette obscurité dont, aujourd'hui encore, tu as tant de peine à te tirer!
El Ronquillo, autre pueblo misérable qui étale au soleil ses haillons et sa saleté andalous!
La route était très mauvaise jusqu'ici: trous et poussière; à partir de cette bourgade la voici qui s'améliore et qui bientôt devient tout à fait convenable.
On parcourt une région nue et désolée: à droite, à gauche, en avant, en arrière, c'est la lande de terre uniformément rouge sur laquelle ne poussent que de chétifs palmiers nains et quelques bruyères; c'est un interminable vallonnement, une succession infinie de croupes dénudées. Jamais jusqu'ici nous n'avions eu aussi nettement l'impression de traverser un désert. Le paysage n'est pas même grandiose, sa monotonie fatigue, son rouge perpétuel irrite les yeux. De temps en temps on aperçoit une estancia, mais presque toujours inhabitée, tombant en ruines. C'est le spectacle de la tristesse sous les rayons du joyeux soleil.
A mesure qu'on s'enfonce dans l'intérieur des terres incultes, la chaleur augmente; aucun obstacle, rivières ou arbres, ne s'oppose aux ardeurs du ciel en feu qui, blanc comme un four sidérurgique, déverse sans cesse sur le sol calciné des torrent de métal fondu. Il fait réellement chaud aujourd'hui!
Par suite de nos arrêts prolongés à Camas et à Santiponce, nous n'avions fait encore que 60 kilomètres lorsque l'horloge du bord marqua midi. L'auto fut rangé le long de la route et nous établîmes notre campement sous un bouquet de chênes verts rabougris. Le déjeuner, arrosé de boissons glacées, fut trouvé exquis. Nous avions acheté à Séville des récipients précieux pour la conservation des liquides frais, des bouteilles «Thermos» qui, par suite d'une garniture faite avec un corps isolant, ont la propriété de garder les boissons à la température qu'elles ont lorsqu'on les y introduit. Notre collection de «Thermos» fut remplie ce matin à l'hôtel de vins et d'eau mélangés de glace, à midi ces liquides étaient encore glacés. Bien mieux, les jours suivants nous eûmes l'occasion de constater que ces précieuses bouteilles pouvaient conserver leur fraîcheur pendant une journée entière. Voilà une petite invention que je recommande vivement aux touristes qui entreprendront un voyage dans les pays chauds; elle nous rendit de grands services sur les plateaux brûlants de l'intérieur de l'Espagne.
Le déjeuner fut suivi d'une courte sieste après laquelle nous repartions sur une route désormais excellente.
Le désert s'émaille peu à peu de cultures. On sent la lutte entre l'aridité et l'homme, mais ici l'homme a l'air de craindre joliment la fatigue! Ce sont d'abord de noirs chênes-lièges qui piquent la terre carminée de taches sombres et dont les troncs écorchés rougeoient et paraissent saigner. Nous voyons passer leur précieuse écorce emportée en d'énormes chargements sur de lourdes voitures dont les attelages de mules hargneuses serpentent sur la route et se rebellent à notre vue.
Puis des terres labourées empiètent sur les friches. Comme les chênes dépouillés, ces terres rouge vif semblent de sang. En Espagne la terre est toujours rouge; dans notre long voyage nous ne vîmes pas d'autre couleur, mais toute la gamme du rouge y passe, depuis le rose pâle jusqu'au carmin le plus vif; ici c'est le rouge sang.
La région s'élève progressivement, les mamelons de tout à l'heure sont devenus de grosses collines et les collines se sont faites montagnes. La route monte aussi; par des lacets très bien étudiés sur une pente douce, on arrive au sommet de la sierra Morena. La vue qu'on a de ce point culminant est splendide; adieu, Andalousie! Devant nos yeux se déroule l'Estramadure, panorama sévère, pays sauvage et arriéré.
En redescendant sur l'autre versant de la sierra on s'aperçoit que la contrée n'a pas changé que de nom: les plantes exotiques de l'Andalousie sont maintenant remplacées par des essences des pays tempérés: chênes, châtaigniers, peupliers; seuls l'olivier et la vigne, universels, subsistent. C'est bien un tout autre pays maintenant, les gens eux-mêmes sont différents avec leurs mines fières et leurs airs sauvages!
A Los Santos, petit village de mégères, d'êtres rébarbatifs et d'enfants tout nus, nous devons abandonner la route de Badajoz qui oblique à l'ouest. Celle de Mérida, que nous voulons suivre, prend au milieu du village, entre deux maisons, en une bifurcation dissimulée qu'on ne peut voir, que nous ne voyons pas et qu'il nous faut regagner en marche-arrière au milieu de la populace écarquillée.
Villafranca de los Barros dresse plus loin sur la droite sa silhouette de bourgade importante dominée par deux grandes églises, dont l'une a un clocher qui voudrait ressembler à la Giralda de Séville.
La route toute droite file au milieu d'une vaste plaine. Elle frôle en passant Almendralejo qui, sur notre gauche, a l'air d'une petite ville coquette où des bourgeois oisifs se promènent sur une jolie Alameda. Elle nous montre sa plaza de toros, le monument obligatoire sans lequel toute ville espagnole se croirait déshonorée.
Voici maintenant une grande dépression au fond de laquelle serpente un large fleuve: sur la rive opposée, au bout d'un grand pont, en gradins sur la colline, s'élève une ville. Ce fleuve est la Guadiana et la ville Merida, l'antique métropole romaine.
On traverse le pont qui fut édifié par les Romains; il a plus de 700 mètres et soixante-quatre arches, c'est une œuvre colossale assez bien conservée. Puis on s'engage dans un réseau de rues sales et infiniment petites grimpant en pentes aiguës. La ville a l'air misérable, ce qui nous donne de douloureuses appréhensions pour notre coucher.
Nous découvrîmes, en une étroite ruelle, la Fonda Diego Segura où nous pûmes cependant nous loger de façon à peu près convenable et où nous trouvâmes une bonne remise pour l'auto, chose absolument exceptionnelle dans ce pays de galères, de tartanes et autres véhicules apocalyptiques [31].
Mardi, 3 septembre.
Mérida, qui compte à peine 10 000 habitants, est une ville à demi morte aujourd'hui. Elle eut un temps de grande splendeur et fut à son heure l'une des premières cités de toute l'Espagne. Sa fondation remonte à l'an 23 avant notre ère; c'était l'Augusta Emerita des Romains, la capitale de la Lusitanie. Son importance, ses richesses et sa puissance lui valurent le surnom de Rome Espagnole. Les Wisigoths surent lui conserver sa prospérité et ce fut sous leur empire qu'elle parvint au faîte de sa fortune. Les Arabes la trouvèrent puissante lorsqu'ils s'emparèrent de l'Espagne et puissante la laissèrent lorsqu'ils en furent chassés. Pour ne pas faire exception à la règle qu'ils semblaient s'être inconsciemment dictée et dont ils porteront éternellement le stigmate honteux, les catholiques espagnols ne surent que dépeupler et couvrir de ruines cette cité si longtemps prospère et dans laquelle ils avaient trouvé splendeur et richesses.
Depuis la reconquête Mérida déclina et tomba rapidement à l'état de pauvreté où nous la voyons aujourd'hui. La ville actuelle ne couvre plus qu'une faible partie de son ancien emplacement ainsi que le démontrent les nombreuses ruines qui l'entourent, témoins encore debout de ses beaux jours et témoins accusateurs de l'incurie et de la férocité castillanes.
C'est douloureusement impressionnés par les pensées que nous avait suggérées cet exemple frappant de grandeur et de décadence qu'à 10 heures du matin, sous un soleil de feu, nous quittions cette triste ville.
MERIDA, AQUEDUC ROMAIN
Sur la gauche les grandes arcades d'un aqueduc romain dressent leur silhouette de squelette millénaire. La route suit d'abord une belle rangée d'ombrages, mais bientôt les arbres disparaissent et le soleil peut à loisir nous écraser de ses rayons. On file en ligne droite, comme toujours en Espagne, sur les collines qui bordent la vallée au fond de laquelle, au loin, serpente le fil d'azur de la Guadiana. Puis on aborde une plaine sans horizon où les kilomètres succèdent aux kilomètres au milieu des chênes verts parsemés sur la terre rouge.
La route est extrêmement pénible à la direction; elle est recouverte d'une couche épaisse d'un désagréable cailloutis, moitié sable, moitié pierrailles, dans lequel s'enfoncent les roues pendant qu'on procède à la vitesse des tortues.
Puis la plaine se déplume, les arbres disparaissent totalement si bien qu'à midi, lorsque sonne l'heure du déjeuner, nous constatons avec regret qu'il est impossible de trouver le plus petit coin d'ombre. En poursuivant notre route nous finissons par découvrir un arbre, le seul de toute la plaine, sous lequel on dresse tant bien que mal la table. L'ombre tutélaire de ce digne végétal est heureusement suffisante et nous le bénissons avec attendrissement, car si loin que l'œil puisse scruter la surface de la plaine infinie, pas un seul de ses congénères ne peut être aperçu.
Peu de temps après avoir repris notre marche en avant, Trujillo apparaît au fond de la plaine brûlée. La petite ville se dresse pittoresquement sur les flancs de son cône pointu dominé par un vieux château. C'est la patrie de François Pizarre, le conquistadore du Pérou; la vieille ciudad fut démesurément riche aux jours dorés de l'Amérique espagnole, au temps où ses enfants, brigands conquérants, infestaient le Nouveau-Monde et en rapportaient de folles fortunes. C'est à présent une ville pauvre et délabrée.
La route passe au pied de Trujillo et oblique ensuite vers la droite. Elle sera désormais excellente; finis les mauvais cailloux, l'auto glisse silencieuse sur un sol absolument uni.
Finie aussi la vaste plaine; la région qu'on traverse est très accidentée: des ravins aux parois abruptes et arides, troués par endroits de larges tranchées par lesquelles on a soudain de beaux aperçus sur un pays indéfiniment vallonné. Du haut d'une sierra on aperçoit tout à coup la grande vallée du Tage; c'est un changement brusque comme celui d'un décor de théâtre, des tableaux heurtés et étroits on passe sans transition aux vastes horizons. Le fleuve est encore invisible, caché par des replis de terrain. Au nord la vallée est bordée par la haute Sierra de Gredos.
Le Tage coule au fond d'un ravin dissimulé au milieu de la large vallée. On ne l'aperçoit qu'au moment de le franchir. Le fleuve, qui vient de Tolède, roule des eaux verdâtres et lentes qui rongent ses rives abruptes. On le passe sur un pont monumental datant du seizième siècle, deux hautes arches du sommet desquelles on a une fort belle vue sur l'étroit ravin.
Cette plaine où coule le Tage est triste et déserte. Encore un coin d'Espagne où les friches sont plus nombreuses que les terres cultivées!
Navalmoral de la Mata est une oasis de figuiers et d'oliviers au milieu de ce désert. A une trentaine de kilomètres au nord-ouest est situé le monastère de Yuste, où se retira Charles-Quint après son abdication.
Nous roulons toujours.
Oropesa nous apparaît à la lueur d'un superbe coucher de soleil; ses maisons s'éclairent de rouge comme à la réverbération d'un colossal incendie.
Nous roulons encore.
La nuit nous surprend brusquement non loin de ce village. La ville la plus rapprochée est Talavera, assez loin cependant et, ignorant ce que nous y pourrions trouver comme auberge, nous décidons de camper à la belle étoile.
Nous choisissons l'emplacement de notre camp avec les plus grands soins: un espace plat au bord de la route, entouré de plusieurs grands arbres, fait l'affaire. D'abondantes conserves fournies par les coffres de la voiture, du pain et des œufs achetés à Navalmoral, du vin et de l'eau conservés glacés dans les bouteilles «Thermos» ont composé un menu qui fut vite expédié par nos robustes appétits. Puis en fumant tranquillement pipes ou cigarettes, nous causions; nous fûmes amenés à remarquer la très curieuse coïncidence qui fait qu'aujourd'hui nous avons établi notre camp pour la nuit non loin d'un village appelé Oropesa, alors qu'il y a environ trois semaines nous passâmes déjà une première nuit à la belle étoile sur les bords de la Méditerranée, à proximité d'un autre village qui s'appelait aussi Oropesa.
Il ne faudrait pas croire que passer une nuit en plein air, l'été, en Espagne, soit un tour de force: sous ce climat si doux, c'est chose très naturelle et nullement désagréable.
Nos effets de campement fournirent les éléments de lits moelleux... relativement, mais cependant assez confortables. Nous nous endormîmes au sein d'une de ces inoubliables nuits espagnoles, nuits de poésie, de parfums et d'étoiles.
Mercredi, 4 septembre.
Ce fut le soleil qui nous tira de nos lits improvisés où nous avions consciencieusement dormi.
Après une sommaire toilette et un court déjeuner nous levâmes le camp à 8 heures.
Je m'aperçus bientôt que mon moteur avait perdu un cylindre; la rupture d'une petite bielle d'allumage était la cause de cette abstention. La réparation ne pouvait s'effectuer sur la route, car il fallait un outillage pour faire une pièce nouvelle. Nous étions encore pour le moins à 150 kilomètres de Madrid... tant pis! nous les ferons avec trois cylindres seulement. En cette occasion j'appréciai vivement le gros moteur que notre voiture portait en ses flancs, car, effectivement, il nous mena tranquillement jusqu'à Madrid avec ses trois cylindres, sans même sembler s'apercevoir que le quatrième ne fournissait plus sa quote-part de travail et même,—il avait pris des habitudes andalouses,—qu'il se faisait traîner par les autres.
En montée comme en plaine nous filons à notre allure habituelle comme si rien n'était changé.
Talavera de la Reina est située non loin des bords du Tage, dont les eaux entretiennent autour de ses murs une intéressante verdure.
Nous voilà en Castille.
Les habitants semblent polis et accueillants; ils nous renseignent volontiers et nous regardent d'un œil sympathique. Cela nous change d'avec les farouches indigènes d'Estramadure qui hier nous accueillaient à coups de pierres, tout comme si nous avions été en France! Où ai-je lu que les Castillans sont peuple sauvage et désagréable? La chose, en tous cas, n'est pas exacte pour cette partie de la Nouvelle-Castille.
Le sombrero à bords plats des Andalous est remplacé ici par un chapeau plus caractéristique encore; il ressemble à celui des gauchos de l'Amérique du Sud: large tour muni d'un rebord vertical haut de deux ou trois doigts, orné de clous dorés, de broderies ou de rubans... ce chapeau rappelle le turban. Les paysans portent une double culotte dont l'une, extérieure, est fendue en deux et ressemble à un tablier. Ils ont de larges ceintures noires.
On traverse une contrée très giboyeuse: perdrix et tourterelles se promènent sur la route et ne s'envolent que sous les roues de l'auto. Des nuées de grosses alouettes s'enlèvent des champs en lançant au ciel leurs notes joyeuses.
La route traverse Navalcarnero, aux rues déplorablement pavées, et continue toujours bonne au milieu d'une campagne nue où l'on ne voit que des chaumes de céréales.
A partir de Villaviciosa on sent que la grande ville approche: le charroi augmente, les cavaliers se font plus nombreux, on croise incessamment des recuas de mules, le sol de la route se fait de moins en moins bon.
On aperçoit enfin Madrid qui se développe nettement bien en face de soi. La capitale est construite sur un plateau qui domine le ravin verdoyant du Manzanarès. En avant, dans une admirable situation, surplombant sur le flanc du plateau, bien en évidence, la grande masse du Palais-Royal. Ainsi vue, Madrid offre un fort joli panorama.
On passe le pont sur le Manzanarès qui coule tranquillement sous les ombrages et l'on gravit la pente au sommet de laquelle s'étale la grande ville. L'auto glisse à travers les voitures et les tramways électriques qui fourmillent sur la Puerta del Sol et, tout surpris de se retrouver dans une ville qui ressemble à nos grandes cités de France, vient s'arrêter dans une rue garnie de beaux magasins, devant l'hôtel que nous avons choisi.
L'Hôtel de Embajadores est situé en plein centre de Madrid, dans un quartier animé et luxueux. Il a de grandes prétentions, mais sa cuisine et ses chambres sont fort médiocres. Nous pensâmes un instant à déménager, mais nous finîmes par y rester en apprenant que nous trouverions certainement deux ou trois autres hôtels où nous pourrions payer encore plus cher, mais où nous ne serions pas mieux! Le niveau des hôtels de Madrid est certainement très bas. N'importe, hier nous couchions à la belle étoile, ce soir nous serons dans des lits, de vrais lits, avec de vrais draps et probablement aussi de vraies puces [32].
Jeudi, 5 septembre.
Le cœur de Madrid, le point où l'on sent de la façon la plus intense toutes les pulsations de la grande ville, est la Puerta del Sol.
La Puerta del Sol ou Porte du Soleil doit être une porte, puisque son nom l'indique, et cependant ce n'est pas une porte parce que c'est une place. C'est là que convergent toutes les artères de cette ville si bien tracée qui est la capitale de l'Espagne, c'est là qu'on remarque le plus de monde, de voitures, de tramways, de vie, de mouvement. Cette place est située à l'endroit où s'élevait jadis une ancienne porte de la ville, la Porte du Soleil, ainsi nommée parce que de ce point culminant on contemplait les incroyables effets des couchers du soleil sur les horizons infinis de Castille.
Madrid était autrefois un simple fort arabe placé au-dessus du plateau en sentinelle vigilante. Avec le pays environnant la forteresse tomba entre les mains des catholiques au onzième siècle. Ceux-ci se rassemblèrent peu à peu autour du vieux fort; un village d'abord, puis une petite ville s'élevèrent modestement. Longtemps l'insignifiante Madrid végéta sur son coteau dans l'ignorance des hautes destinées qui lui étaient réservées.
Le pays était alors boisé et fertile, de nombreuses rivières arrosaient continuellement la plaine. Mais là comme partout, l'imprévoyance et l'incurie des Castillans exercèrent leurs abominables ravages: les environs se déboisèrent rapidement, les rivières se tarirent presque toutes, les champs retombèrent en friche et la petite ville ne tarda pas à se trouver,—comme la capitale l'est encore aujourd'hui,—au milieu d'un vaste désert.
On ne saurait trop le dire, car on ne le sait généralement pas assez, aux temps ibères, carthaginois, romains, wisigoths, puis arabes, l'Espagne était un beau pays, fertile, bien cultivé, couvert de grands bois, de vertes prairies, arrosé de nombreux cours d'eau jamais à sec. Les catholiques du moyen âge détruisirent tout cela. De même qu'ils ruinaient ou mutilaient les admirables monuments des civilisations antérieures pour édifier à la place leurs monstrueuses cathédrales, de même ils ne surent conserver les aqueducs romains, les canaux arabes qui apportaient aux villes et aux campagnes la richesse et la vie. Bien plus, ils déboisèrent totalement leur beau pays, tuant la poule aux œufs d'or et, pour quelques bénéfices immédiats, préparant des siècles de misère. Avec les Arabes la richesse foncière de l'Espagne a disparu et si les neuf dixièmes de la Péninsule sont aujourd'hui un désert, c'est aux catholiques destructeurs qu'on le doit.
Sera-t-il jamais possible de réparer le mal qu'ils ont fait et pourra-t-on redonner à ce malheureux pays sa richesse de jadis? Il faudra des centaines d'années d'efforts soutenus et de dépenses énormes pour recouvrir les collines de leurs bois, pour ramener la fertilité dans les plaines et l'eau dans les rivières. On ne refera jamais les monuments arabes disparus!
Lors de la conquête arabe, les catholiques, refusant de se soumettre à leur domination, se réfugièrent dans les montagnes inaccessibles du nord. Leur âme et leur religion se moulèrent sur leur rude existence de montagnards et d'éternels combattants. Ils n'abandonnèrent jamais l'idée de revanche et finirent par chasser les Maures de leur pays. Leur religion et leur caractère se ressentirent toujours de la vie farouche qu'ils avaient menée pendant des siècles en attente fanatique de restauration aux terres de leurs ancêtres. Maîtres enfin du pays, ils ne surent qu'exterminer les derniers représentants de la religion musulmane, que détruire fanatiquement les précieux ouvrages arabes qui donnaient la richesse aux campagnes et que jeter à terre les admirables monuments qui proclamaient si haut la gloire d'une religion ennemie. Leur seule manifestation créatrice se révéla dans l'édification de ces cathédrales, sombres comme leur religion, énormes comme leur fanatisme.
Madrid passa un beau jour du rang de pauvre petite ville à celui de capitale d'un grand État. Rien cependant ne pouvait lui faire prévoir cet honneur. Située sur de hauts plateaux et proche de la sierra de Guadarrama, elle est très froide l'hiver; au milieu d'un désert infertile et sans eau, elle est brûlante l'été; elle était placée sur une rivière insignifiante; elle n'avait aucun passé politique. Ce fut précisément cette dernière raison qui la fit choisir par Philippe II. Ce prince voulait une capitale indépendante pour l'Espagne unifiée; les capitales des anciens royaumes: Burgos, Sarragosse, Valladolid, Séville, Cordoue, Grenade, Valence, devaient être écartées comme trop particularistes et pas assez centrales: Tolède, située au milieu du royaume, mais où le clergé était tout-puissant, plus puissant que le roi, ne pouvait non plus être choisie. Philippe II créa sa capitale de toutes pièces; il inventa Madrid, il décréta que cette ville serait désormais seule capitale, seule cour, unica corte. Dès lors la ville se développa rapidement. Aujourd'hui, Madrid nous apparaît comme une belle cité, bien construite, ayant ses rues larges et bien tracées, de belles places, de grands boulevards, de beaux jardins, une ville moderne en un mot, mais à laquelle il manque, hélas! cet intérêt de curiosité qui se dégage des villes anciennes et ce charme de pittoresque que produisent leurs vieux monuments.
Les maisons de Madrid sont à peu près toutes en briques; elles sont hautes, propres, très régulièrement construites; elles manquent de style, se ressemblent toutes, elles ont l'uniformité décevante de la nudité.
Les grandes rues aboutissent à la Puerta del Sol, qui semble une étoile aux multiples rayons et où elles déversent leur animation en un flot sans cesse renouvelé.
L'habitant de Madrid est agréable, mieux habillé, plus «comme il faut» que celui d'aucune autre ville espagnole, même de Barcelone. Les beaux attelages y sont nombreux et pleins de goût, ils portent souvent de jolies citadines en mantilles et sous la mantille aussi jolies que les Sévillanes. Les Madrilènes sont petites, gracieuses et gaies, pas plus que les Andalouses elles ne tiennent leurs yeux dans leur poche; elles ont le teint pâle, très blanc et exagèrent encore cette blancheur par un abondant emploi du maquillage.
La capitale de l'Espagne, malgré sa belle ordonnance, serait d'un bien médiocre intérêt pour le visiteur si elle ne possédait l'un des plus beaux musées de peinture de toute l'Europe. Le Musée du Prado renferme une collection unique de chefs-d'œuvre; c'est un véritable sanctuaire de l'Art où une série de rois, à commencer par Charles-Quint, se sont efforcés de collectionner les toiles des grands maîtres espagnols et étrangers de la Renaissance, chefs-d'œuvre de Velasquez, de Murillo, de Zurbaran, du Greco, de l'Espagnolet et de Goya, ces quelques génies qui assumèrent à eux seuls la lourde tâche de résumer pendant des siècles l'inspiration artistique de tout un peuple, chefs-d'œuvre du Titien, de Véronèse, de Raphaël, de Fra Angelico, d'Andrea del Sarto, de Rubens, de Van Dick, de Van der Weyden, d'Albert Durer, de Claude Lorrain, de Poussin, du Corrège, ces artistes étrangers, dont la gloire rayonnante vint planer jusque sur le ciel de l'Espagne.
Il y a malheureusement beaucoup de toiles médiocres ou d'un intérêt moindre, mais l'œil est instinctivement attiré par les chefs-d'œuvre qui arrêtent au passage.
On y voit une très grande quantité de Velasquez; c'est le roi de ce musée, qui possède la plupart de ses chefs-d'œuvre. Le grand artiste avait une science du coloris qui n'a peut-être jamais été dépassée. Ses paysages, ses tableaux d'histoire, de mythologie, de genre, font un effet surprenant. J'avoue, par contre, n'avoir nullement goûté ses fameux portraits, à l'exception cependant des petits tableaux de Philippe III et de Philippe IV, qui sont des merveilles du genre. Il a fait une légion de portraits de rois, d'infants et d'infantes, de princes et de princesses, de bouffons et de ministres, isolés ou en groupes, à pied ou à cheval, qui ont une réputation énorme et qui ne m'ont rien dit du tout... Les figures sont horriblement fardées de blanc et de rouge, ses princesses ont des airs de pierreuses, ses chevaux sont bizarres, faux d'allures et de proportions. Certaines de ses princesses sont si outrageusement fardées que les fleurs rouges qui ornent leur coiffures semblent faites du carmin de leurs joues qui aurait déteint sur leurs cheveux tombants.
Murillo, impeccable, lui dispute la première place; on pourrait la lui accorder sans conteste si tous ses chefs-d'œuvre étaient réunis ici. Le Musée du Prado n'en possède malheureusement qu'une trop faible partie. Il y a plusieurs «Immaculée Conception» toutes de la même manière qui sont extraordinaires de couleur et de pureté angélique.
L'Espagnolet (Ribera) est représenté par beaucoup d'admirables toiles, mais surtout par sa «Madeleine dans le désert» dont on n'arrive pas à détacher les yeux, tellement l'expression est vraie et l'éclairage parfait.
Enfin le peintre plus moderne, puisqu'il n'est mort que le siècle dernier, l'être bizarre et fantasque, le mordant critique et l'artiste surabondant qu'était Goya, est présent dans tous les coins et recoins du musée. Ses cartons satiriques, ses tableaux aux éclairages surprenants et aux figures grimaçantes sont fort connus aujourd'hui et en font un véritable type. Il s'élève parfois à des hauteurs surprenantes dans l'art pur et ses deux tableaux de la «Maja» représentent le plus beau portrait de femme, le plus beau corps de volupté qu'on puisse admirer.
Dans la soirée nous avons été faire une promenade au Buen Retiro, l'ancienne résidence champêtre des rois d'Espagne, aujourd'hui transformé en parc public, où les brillants équipages viennent circuler nombreux dans les larges allées et sous les beaux ombrages.
Vendredi, 6 septembre.
Nous partons ce matin pour Tolède. Nous y allons en chemin de fer, d'abord parce que l'auto a besoin d'une réparation destinée à lui faire retrouver son quatrième cylindre et surtout parce que nous tenons à faire connaissance avec les chemins de fer espagnols sur lesquels nous avons entendu conter tant de légendes.
Eh bien! oui, les chemins de fer de ce pays ne mentent nullement à leur réputation. Comme wagons et locomotives représentez-vous le matériel français d'il y a trente ans, avec la saleté espagnole en plus. Nous avons mis 2 heures et demie par train express pour couvrir les 70 kilomètres qui séparent Tolède de Madrid, et nous sommes arrivés exactement à l'heure indiquée! Plusieurs fois j'ai chronométré la marche du train: mes résultats ont varié entre 25 et 30 kilomètres à l'heure!
Tolède est une vieille ville morte. Aux temps mauresques son passé fut brillant comme celui de Cordoue; comme celle de Cordoue sa déchéance fut cruelle depuis l'ère catholique. Il y avait autrefois 200 000 habitants dans cette ville, qui en compte à peine 25 000 aujourd'hui.
Tolède forme un tableau éminemment pittoresque. Imaginez-vous un rocher circulaire, à pic sur les trois quarts de sa circonférence et sur cette même longueur baignant dans les flots profonds et verdâtres du Tage. La ville, encore entourée de ses anciens murs wisigoths et mauresques, s'étale sur le rocher que surmontent la masse imposante de l'Alcazar et le haut clocher de la cathédrale. C'était bien la position réputée à juste titre inexpugnable au moyen âge. Plusieurs ponts à hautes arches enjambent l'abrupt ravin du Tage et font communiquer la ville avec l'extérieur. Ces ponts remontent aux époques héroïques, on voit encore les bastions crénelés et les redoutes qui en défendaient l'entrée.
Les curiosités capables d'allécher le touriste y sont nombreuses, aussi, dès notre arrivée, commençâmes-nous à parcourir en bon ordre les petites rues tortueuses et odoriférantes de l'ancienne cité arabe.
Pour nous rendre à la manufacture d'armes nous traversâmes ainsi toute la ville; on se serait cru encore à Tanger, mais les Arabes manquent. Ils sont remplacés ici par de nombreux mendiants. Ces mendiants espagnols sont impérieux, se drapent avec fierté dans leurs sordides loques et semblent avoir conscience de leur force, la force du nombre, car ils sont légion.
Obsédés par le souvenir des «fines lames de Tolède» puisé en maintes lectures, nous ne voulions pas venir ici sans les voir de nos propres yeux. J'avoue que j'avais rangé ces lames au rang des mythes et je fus très surpris, en visitant la Manufacture d'Armes de Tolède, d'en voir fabriquer en grande quantité et de constater que leur trempe était toujours au niveau de leur fameuse réputation; je fis même l'acquisition d'une épée si flexible et si bien trempée qu'on peut l'enrouler comme un cerceau.
A côté de la fabrique d'épées part le chemin qui mène au Pont Saint-Martin, édifice solide datant du treizième siècle, qui enjambe le Tage d'une courbe gracieuse. Au pied de ce pont la légende place le bain de Florinde; cette Florinde, surnommée la Cava, était fille d'un seigneur important de Tolède, un Wisigoth de marque, le comte Julien; le roi Rodrigue avait son château au bord du fleuve, il vit un certain jour la Cava prenant son bain; la fille du comte Julien était parée de sa seule nudité, elle était jeune et belle, le roi avait les doux instincts des barbares de ce temps. Ce beau corps lui fit envie, il s'en empara, il s'en servit! Lorsqu'il apprit son déshonneur, le père de la belle Cava entra dans une colère comme savaient seuls en prendre les chevaliers d'alors. A cette époque trouble de barbarie, les sentiments de patriotisme étaient à peu près aussi définis que dans les âmes vermoulues de nos antimilitaristes actuels; le comte Julien ne trouva qu'un moyen de vengeance: il pactisa avec les infidèles, il appela à son aide la horde arabe dont les flots tumultueux commençaient à déferler sur les côtes d'Espagne. Et les Arabes vinrent, ils envahirent le pays, défirent le roi Rodrigue, prirent Tolède. Ainsi finit le dernier roi wisigoth de l'Espagne, ainsi commença la puissance mauresque: c'était en 711.
Si la légende nous apprend comment les Arabes s'emparèrent de Tolède, elle nous rapporte également comment les catholiques la reprirent trois siècles plus tard. Lorsque don Alphonse, qui fut ensuite le roi Alphonse VI de Castille, se fut enfui du monastère de Safagun où son frère le roi Sanche le retenait prisonnier, il se réfugia à Tolède auprès du roi maure Ali-Maynon qui généreusement lui accorda asile et protection. Pendant son séjour à la cour arabe don Alphonse étudia soigneusement les moyens de défense de Tolède et réussit à en surprendre le point faible. Devenu plus tard roi de Castille à la mort de don Sanche, Alphonse VI, accompagné du Cid, paya aux Arabes sa dette de reconnaissance en s'emparant de la ville (1085) [33].
Ainsi donc ce fut par la trahison de l'un des leurs que les catholiques furent chassés de Tolède; ce fut encore par traîtrise qu'ils la reprirent. A chaque pas l'histoire espagnole nous montre ceux-ci sous un jour singulièrement défavorable, tandis qu'au contraire nous voyons toujours apparaître les Arabes avec une attitude pleine de loyauté, de grandeur et d'intelligence.
San Juan de los Reyes est située non loin de la manufacture d'armes. Cette église fut construite par les rois catholiques Ferdinand et Isabelle et devait leur servir de sépulture. On sait qu'ils modifièrent plus tard leurs intentions funèbres et qu'ils se firent enterrer à Grenade, sur le théâtre de leur principal exploit. Bien que trop orné, trop mièvrement sculpté, trop garni d'enjolivures arabes qui détonent dans la sévérité d'un temple du catholicisme espagnol, cet édifice n'en est pas moins pourvu d'une certaine grâce et d'une élégance légère qui font plaisir aux yeux.
La cathédrale, au contraire, est sévère et gothique. Elle est vaste, de lignes assez pures bien qu'on y rencontre tous les genres du gothique, depuis le style austère et pur de nos grandes cathédrales françaises jusqu'aux genres flamboyant, fleuri et baroque. L'intérieur est gâté par les habituelles enluminures espagnoles et tout effet de perspective y est supprimé par le chœur posé au beau milieu de la nef entre de hautes murailles suivant l'usage de ce pays. D'après une habitude non moins espagnole, toutes les chapelles latérales sont fermées par de lourdes grilles à épais barreaux de fer qui les font ressembler à autant de cages de bêtes fauves.
Comme ces grandes cathédrales d'Espagne sont tristes, lugubres, angoissantes! Ah! c'est que le catholicisme fut ici une religion d'épouvante, de tortures et de sang. Les catholiques vainqueurs furent incapables d'un effort autre que celui de la bataille ou de la torture; ils se renfermèrent dans une vie de renoncement et de contemplation; ils contemplèrent le sang répandu par les inquisiteurs et par... les toréadors. La foi catholique, qui chez tant de peuples fut la source de toute lumière, ne fut en Espagne qu'un instrument de haine et de destruction. La Renaissance fut presque partout un rayon divin; ici elle se manifesta pour montrer l'impuissance des catholiques.
Dans bien des villes ceux-ci ont joué le rôle d'oiseaux parasites, nichant dans les nids des dépossédés. Le culte catholique s'établit souvent dans les mosquées, mais souvent en les détériorant.
A Tolède plusieurs sanctuaires des anciennes religions servirent aux prières des vainqueurs.
Santa Maria la Blanca est une ancienne synagogue du onzième siècle. Extérieurement on dirait une grange, l'intérieur est une fête d'architecture arabe: c'est petit et simple, mais combien délicates sont les fines dentelures de l'ornementation, gracieuses ces colonnes et ces arcs tout blancs! C'est un intérieur de lumière et de grâce, un diamant resplendissant dans sa gangue grossière.
Les juifs semblent avoir joui à Tolède d'une immunité qu'on ne rencontre nulle part ailleurs en Espagne. Ils eurent un temps le droit d'y vivre au grand jour, de prier leur Dieu, de construire des temples. Il paraîtrait que cette tolérance tenait, à ce que rapporte la légende, à ce fait que la tribu juive de Tolède, établie dans cette ville même au temps des Romains, aurait été la seule à ne pas approuver la mort du Christ.
San Benito est encore une ancienne synagogue transformée en église; on l'appelle aussi la Synagogue del Transito. Elle fut construite sous la domination castillane au temps de Pierre le Cruel et convertie en église sous Ferdinand le Catholique, après l'expulsion des juifs. L'extérieur de l'édifice est absolument nul, mais l'intérieur est en style mudéjar gracieux et élégant.
La chapelle de Santo Cristo de la Luz est à son tour une ancienne mosquée arabe devenue sanctuaire catholique. C'est là que le premier service divin fut célébré après la prise de la ville par les Castillans. Son nom de la Luz, la lumière, provient d'une légende: lorsque Ferdinand VI et le Cid firent leur entrée solennelle dans la ville après l'expulsion des Maures, le cheval du Cid s'agenouilla devant la mosquée et refusa d'avancer plus loin; on abattit le mur devant lequel Babieca faisait sa génuflexion et l'on y trouva une cavité renfermant un crucifix et une lampe chrétienne brûlant encore depuis trois siècles. L'ex-mosquée est toute petite mais gracieuse au possible.
La chapelle est entourée d'un petit jardin de figuiers et de grenadiers communiquant avec les corridors intérieurs de la Puerta del Sol, l'une des anciennes portes fortifiées de Tolède. On peut monter jusqu'au sommet des créneaux de cette porte et l'on découvre un admirable panorama de la ville moyenâgeuse avec ses vieilles murailles, ses antiques ponts, ses portes crénelées, ses ruelles étroites. Ces monuments d'un âge qui n'est plus, conservés et dorés par le soleil d'Espagne, la situation escarpée de la ville dominant une plaine nue où l'on ne distingue que les méandres du Tage scintillant à la lumière, donnent à Tolède un aspect curieux qu'il est impossible d'oublier.
Nous avons déjeuné à l'Hôtel de Castille établi dans un palais superbe et tout neuf. Détail à noter: il fait une chaleur accablante et il n'y a pas de glace à cet hôtel, où du reste les gens sont aussi peu complaisants qu'en Andalousie et vous écorchent comme ils le feraient de vulgaires lapins, ou mieux et en vrais hôteliers, comme de simples chats!
A Tolède il y a en tout quatre voitures de place, deux avec chevaux et deux avec mules. Au moment de regagner la gare qui est dans la plaine, très loin, l'hôte nous apprend d'un air souriant qu'elles sont toutes retenues. Nous dûmes aller à pied, entourés d'une escorte de mendiants, au hasard des ruelles invraisemblablement étroites et odorant l'eau de Javel.
Le train, aussi lent qu'à l'aller, nous ramena à Madrid en nous promenant dans l'aride plaine où l'on voit, par endroits seulement, quelque verdure au hasard de la rencontre du Tage en ses sinueux contours [34].
Samedi, 7 septembre.
Ce matin, comme je flânais dans les rues de Madrid, de nombreuses et flamboyantes boutiques de perruquiers me rappelèrent que nous étions dans la patrie de Figaro. Décidé à tout connaître je me hasardai dans l'une d'entre elles.
L'artiste capillaire auquel je confiai ma précieuse tête avait au front la marque du génie. Il explora longtemps du regard le champ,—assez clairsemé,—sur lequel il allait porter ses coups, puis, n'écoutant plus que sa bravoure, il se jeta hardiment dans la mêlée. Ah! ce fut un bien beau travail. Quels soins! Quelle conscience du fini! Il coupa mes cheveux un à un. Lorsqu'un poil était tombé sous l'éclair de son acier il s'emparait du suivant, faisant mentalement un calcul compliqué par lequel, étant donnée la longueur du cheveu tondu et celle du cheveu à tondre, il déterminait la quantité qu'il devait abattre, puis il fermait bravement ses ciseaux. Cela dura deux petites heures! Après ce fut le tour de ma barbe: comme pour les cheveux, ce Michel-Ange du rasoir opéra poil par poil, mais avec cet agrément qu'entre l'ablation de chaque poil, il se croyait obligé, pour la plus grande perfection du travail, d'aiguiser son rasoir. Cela demanda un certain temps. Enfin on apporta l'armet de Mambrin plein d'eau, un enfant me colla cet appareil sous le menton, l'échancrure me serrant fortement l'œsophage et l'habile homme daigna me laver lui-même avec un blaireau. Puisqu'il m'avait lavé, je crus qu'il m'essuierait aussi, mais j'attendis vainement, car il paraît que ce perfectionnement dans nos habitudes françaises ne va pas jusque-là... Je dus m'essuyer moi-même.
Nous avons été visiter le Palais Royal, vaste, imposant, bien ordonné, admirablement situé au-dessus d'un coup d'œil unique, mais d'une architecture assez quelconque. On monte au premier étage par un splendide escalier d'honneur et l'on pénètre dans les salons d'apparat où le cristal et l'or étincellent de toutes parts. On y remarque une profusion inouïe de marbres très beaux et de toutes les variétés, les meubles et les tentures sont d'une extrême richesse, mais fort défraîchis.
La Chapelle Royale fait partie des bâtiments royaux; elle est très ornée et surtout très dorée, mais ces dorures ne produisent pas là le mauvais effet qu'on remarque dans la plupart des églises espagnoles; il y a dans ce sanctuaire une harmonie de proportions et une sobriété de lignes qui charment l'œil, il y a grand luxe, mais cette fois luxe de bon goût.
Sur la place d'Armes située devant le Palais s'élève le musée de l'Armeria, où l'on visite une très intéressante collection des armes et armures de l'Espagne de tous les âges.
A 4 heures du soir l'auto, tout propre d'une minutieuse toilette, stationnait devant l'hôtel de Embajadores et, ronflant gaiement, nous emportait dans les rues animées de la capitale, puis sur les routes désertes. Nous allons coucher à l'Escurial.
La route sort de Madrid au bas du Palais Royal devant la gare du Nord; elle suit longuement la promenade de la Florida, dont les grands arbres touffus entretiennent une douce fraîcheur même au cœur de l'été. Puis on franchit le pont sur le Manzanarès. J'ai lu vingt fois des plaisanteries variées sur cette pauvre rivière; les uns disent que Madrid est situé sur une rivière sans eau; d'autres, que l'été on doit arroser le lit du Manzanarès pour l'empêcher de dégager trop de poussière; certains, que cette rivière est l'un des principaux boulevards de la capitale. Ces plaisanteries pourraient passer pour fort drôles si elles n'étaient absolument fausses. D'abord le Manzanarès n'arrose pas la capitale elle-même, il passe en dehors de la ville, au bas des jardins royaux; ensuite le Manzanarès a de l'eau, toujours de l'eau et de l'eau courante. Je l'ai vu tel en plein été, après huit mois de sécheresse, et s'il est une époque où il aurait pu justement être à sec, c'est bien à celle-là. Ce n'est évidemment pas un fleuve navigable, ce n'est même pas une grande rivière, c'est un ruisseau toujours vif entre deux rives de verdure.
La route quitte les ombrages et traverse une région cultivée de céréales et d'oliviers. Elle atteint bientôt les premiers contreforts de la sierra de Guadarrama dont les sommets élevés se dessinent à l'horizon; à partir de là elle monte, monte sans cesse jusqu'à l'Escurial.
L'Escurial est formé de deux villages et d'un célèbre monastère. L'Escorial de Abajo ou l'Escurial le bas est l'ancien village et l'Escorial de Arriba ou l'Escurial le haut, de création bien postérieure, est maintenant un agréable séjour estival fort goûté des Madrilènes qui viennent dans les douces brises de la sierra échapper à la fournaise de Madrid.
L'Escorial de Arriba est aujourd'hui une petite ville de plus de 5 000 habitants, toute coquette et parée. Sa situation en pleine montagne, ses nombreux ombrages, sa fraîcheur sont très agréables. En cette saison il y règne une animation considérable: on se croirait à Madrid sur la Puerta del Sol, mais avec plus de laisser-aller; ici la morgue espagnole, aux champs, se relâche.
L'hôtel Reina Victoria où nous comptions descendre n'est pas encore achevé et nous le regrettons vivement, car par celui d'Alicante nous connaissons le bien-être que le voyageur trouve dans les hôtels de la société franco-espagnole. Nous nous sommes rabattus sur la Fonda Miranda, qui est simple mais excellente et où l'hôte est d'une complaisance tout à fait recommandable. Le soir à dîner on m'a servi un jambon de la Manche cuit au vin blanc et au sucre, qui est un manger digne des dieux, j'en ai repris quatre fois et aujourd'hui encore, à son souvenir, l'eau m'en revient à la bouche [35].
Dimanche, 8 septembre.
S'il est un monument qui fut décrié sur tous les tons, on peut dire que c'est par excellence le palais-monastère de l'Escurial. On dirait que tous les Français qui ont visité l'Espagne et qui, comme moi, ont éprouvé la dangereuse manie de faire connaître leurs impressions, ont tenu à rivaliser de mauvais compliments à son égard.
Les uns ont écrit qu'il est placé au milieu d'un aride désert; rien n'est plus faux: assis au pied de la sierra de Guadarrama, à mi-hauteur de l'un des échelons de la montagne, dans une position admirable d'où l'on découvre une vaste plaine d'un côté et les crêtes de la sierra de l'autre, il est entouré de beaux ombrages et le pays qu'on voit se dérouler devant soi est couvert d'arbres et de cultures. Ce n'est pas sans raison que les habitants de Madrid ont choisi ce coin charmant et plein de fraîcheur, où l'air est excellent, pour venir y passer les mois caniculaires.
D'autres ont redit que ce monument est sans caractère, sans goût, sans architecture. A mon humble avis, je trouve que ce monastère a un très réel cachet de grandeur et qu'il fait éprouver une impression forte au touriste qui le visite pour la première fois. C'est de la bonne et belle architecture; en tous cas, c'est certainement ce que nous avons vu de plus beau jusqu'ici en Espagne en fait d'architecture catholique.
On est saisi d'un singulier sentiment en parcourant les cours et les voûtes de ce monastère élevé par le roi Philippe II, en suite d'un vœu fait par lui à saint Laurent à la bataille de Saint-Quentin. On éprouve comme du respect pour ce prince qui fut le premier de l'Europe, qui gouverna la si puissante, la plus puissante Espagne, qui édifia ce monument colosse, qui le dota d'une église à faire pâlir bien des cathédrales, qui prépara un panthéon royal d'une splendeur éblouissante, qui joignit un palais au monastère et qui, dans cette titanesque construction, ne se réserva que trois pauvres petites chambres pour tout appartement.
L'église de l'Escurial, encastrée au milieu des bâtiments, fait assez à l'intérieur l'effet d'une mosquée turque. La coupole immense repose sur quatre énormes piliers. Elle est le centre d'une croix formée par les deux nefs. C'est l'église la plus élégante que j'aie vue en Espagne; elle a un cachet de simple grandeur auquel nous n'étions pas habitués.
Le Panthéon, situé en crypte sous l'église, est entièrement de marbre. C'est une des choses les plus riches et les plus belles qu'on puisse voir en ce genre. Il y a là une profusion insensée de marbres précieux de toutes natures et de toutes couleurs. De sobres reliefs en bronze doré rehaussent encore la richesse de ce séjour funèbre.
Le Panthéon des Rois ne contient plus qu'une seule place vacante; elle est réservée au jeune roi actuel, Alphonse XIII, au petit roi, comme ils disent ici. Le premier roi qui y fut inhumé est le grand Charles-Quint, dont l'auréole glorieuse a traversé tant de siècles, de cet homme que l'histoire semble avoir placé bien au-dessus des hommes, et dont je me suis trouvé là si près, à pouvoir lui serrer la main! Le sarcophage qui vient immédiatement après le sien est celui de Philippe II, son fils, le plus grand roi de l'Espagne, le fondateur de l'Escurial. C'est une pièce circulaire située immédiatement sous le maître-autel de l'église. C'est un lieu qui ne peut être évidemment réservé qu'aux grands de la terre, tellement il respire la majesté et la richesse.
Le Panthéon des Infants et des Prince royaux est tout en marbre blanc. Il est réparti entre des galeries entièrement immaculées et brillantes: voûtes, sol, murailles, tout scintille.
La masse énorme du monastère domine la plaine; fait avec le granit de la sierra, sa couleur s'identifie avec celle de la montagne et l'œuvre des hommes se confond de loin avec celle de Dieu. La croyance populaire a voulu comparer la forme de ce monument avec celle d'un gril, à cause du martyre de son saint patron. En réalité, le supplice de saint Laurent n'est rappelé que par un gril sculpté sur la façade principale du monastère et il faudrait beaucoup de complaisance pour retrouver dans la disposition des bâtiments un rapprochement exact avec cet ustensile de cuisine.
La principale façade de l'Escurial, dans laquelle on a voulu exagérer la simplicité, manque évidemment de charme, mais les autres faces, avec leurs hautes tours pointues et leurs lignes si pures, sont admirables. On est saisi d'une respectueuse crainte en regardant la façade qui domine jusqu'à Madrid, du haut de ses 1 000 mètres d'altitude.
Sur ce séjour du recueillement et de la prière, l'âme de Philippe II semble planer éternellement, âme féroce et fanatique qui n'existait que pour la gloire de l'Église, âme sombre et détachée des jouissances du monde, synthétisant admirablement le caractère des catholiques espagnols.
Après notre longue visite à l'Escurial, nous nous sommes remis en route à 10 heures du matin. Pour rejoindre la grande route de Madrid à Valladolid, on suit pendant 10 kilomètres un excellent chemin qui longe la sierra et qui aboutit au petit village de Guadarrama.
Là on trouve la grande route qui est large et parfaitement bonne; en sortant du village, elle commence tout de suite à gravir les pentes escarpées de la sierra de Guadarrama. Cette montée est terriblement dure; on s'élève avec rapidité sur les flancs de la haute chaîne, au milieu de bois de chênes et de pins. Le regard s'étend sur la plaine que rien ne limite jusqu'à l'horizon. C'est un des plus beaux spectacles d'Espagne.
Au sommet de la sierra, sur un grand socle de granit, au bord de la route, se dresse fier et majestueux le Lion de Castille. Derrière nous, la Nouvelle-Castille et Madrid et, devant nous, longuement ondulée, la Vieille-Castille.
On redescend le versant nord de la sierra parmi des bois touffus de pins et de sapins; la pente paraît moins raide de ce côté.
Et l'on roule de nouveau dans la plaine.
Laissant à droite la route de Ségovie, nous atteignons bientôt Villacastin, petite ville aux maisons délabrées et branlantes. Une auberge sale et misérable ne nous inspire nullement confiance. Nous nous bornons à nous y pourvoir de pain et de raisins et, quelques kilomètres plus loin dans la campagne, nous déjeunons à l'ombre de quelques arbres avec les provisions du bord.
La route se poursuit ensuite toujours très bonne. Laissant à gauche la direction d'Avila, nous glissons doucement au milieu d'un pays perpétuellement ondulé.
Une bande de quinze grands vautours, réunis au bord du chemin, s'effrayent à l'apparition de l'auto et s'envolent après deux ou trois sauts maladroits pour pouvoir développer leurs interminables ailes. Je n'avais jamais vu de ces volatiles en liberté. Dieu! qu'ils sont vilains avec leur long cou pelé, leurs ailes qui semblent des loques de mendiants et leur collerette ridicule! Ceux-ci étaient énormes; à terre leur tête se trouvait à la hauteur de celle d'un enfant de quinze ans.
Un peu plus loin, nous traversâmes une nombreuse troupe d'oies sauvages, autres bêtes fort grosses qui s'enfuyaient en trottant des deux côtés de la route.
Olmedo est une vieille ville en ruines qui ne remplit plus ses murailles délabrées et dont l'air cadavérique effraye même la route, qui fait un léger coude pour l'éviter.
A partir de Mojados, le chemin se fait un peu moins bon: il y a des cailloux épars sur le sol, comme dans certaines routes du sud.
On franchit le Douro, qui roule ses eaux paresseuses et jaunes dans un fossé de terre glaise.
Vers 5 heures du soir, nous faisions notre entrée dans cette bonne ville de Valladolid où, entourés d'une marmaille en guenilles, nous nous arrêtions devant l'Hôtel de France [36].
Cet hôtel n'a qu'un seul mérite, c'est qu'on y parle le français. M. le comte de Chabannes, qui y a logé il y a trois ans, nous l'a dépeint comme sale et... habité; il n'a pas changé depuis. On y fournit gratuitement des cheveux dans le potage et des puces dans les chambres.
Lundi, 9 septembre.
Valladolid fut célèbre au temps de la reconquête catholique, car alors elle servit de résidence préférée aux rois de Castille et de Léon.
C'est ici que Cervantès habita longtemps; c'est là qu'en 1506 mourut Christophe Colomb. On montre encore les maisons respectives de ces deux grands hommes.
Cette vieille ville s'est considérablement modernisée. Elle possède beaucoup de maisons neuves, mais de ces maisons espagnoles comme on en voit tant à Madrid, hautes de quatre ou cinq étages, en briques, d'une architecture médiocre et qui, avec leurs balcons vitrés, paraissent toutes semblables.
Elle a de belles rues, de jolies places, une longue Alameda et de grands jardins. Elle cherche à copier Madrid.
Avant de repartir nous avons été visiter le musée du collège de Santa-Cruz, qui renferme de très intéressantes sculptures sur bois, dues aux maîtres espagnols Berruguete, Hernandez et Jean de Juni. Je tiens à citer une descente de croix impressionnante de douleur et un cadavre dont on voit les chairs desséchées se décollant des os, l'épaule disjointe, le ventre troué montrant les viscères, le corps couvert des immondes animaux de la putréfaction, œuvre frappante de réalisme. Ce même musée renferme également les stalles du couvent de San-Benito qui sont de vraies merveilles de sculpture.
La sortie de la ville pour gagner la route de Burgos est chose absolument compliquée. Nous dûmes prendre un guide pour nous mettre dans la bonne voie.
Enfin à neuf heures du matin nous roulions dans la triste campagne sur une route assez médiocre. Quelques collines grises, totalement nues, se dressent d'un air morose au milieu de la plaine.
Après Cabezon on franchit la rivière qui arrose Valladolid, la Pisuerga, sur un pont monumental fort ancien. Puis on longe le canal de Castille qui, théoriquement, doit servir à la navigation si l'on s'en rapporte à ses longues écluses, mais qui ne sert en ce moment qu'aux seules grenouilles, car il est à sec et ne contient que de la boue.
On laisse à gauche la route qui se dirige sur Palencia et de suite le chemin devient bon.
Torquemada, patrie du trop fameux grand inquisiteur d'Espagne, est une ex-ville devenue village qui s'étend le long de la Pisuerga et ne manque pas de pittoresque. On retraverse ici cette rivière sur un interminable pont disposé en éperon de navire.
Nous nous arrêtons à midi pour déjeuner au bord d'un petit canal ombragé de grands saules. Ce sera notre dernier repas en plein air, car nous nous trouverons désormais dans des régions civilisées qui assureront à nos palais difficiles tous les mets qu'ils pourront désirer. Nos provisions sont du reste à peu près épuisées et le repas de ce jour va leur porter le dernier coup. En voici le menu: filets d'anchois, œufs durs, museau de bœuf, quenelles de volaille, cailles au foie gras et fruits. Comme de juste, ce dernier déjeuner fut copieusement arrosé par nos dernières bouteilles de champagne.
Et maintenant en une plaine aride et désolée nous roulons. Le paysage est sinistre, c'est la morne tristesse, la tristesse des couleurs, des choses et des gens. Tout là-bas, une aiguille semble sortir du sol, c'est le sommet de la cathédrale de Burgos qui se hausse pour regarder au loin, c'est Burgos qui se cache dans un trou au milieu de la plaine lugubre. On dirait que la ville a horreur de voir la désolation qui l'environne et, comme elle peut, se dissimule derrière quelques collines. Seule la haute tour surveille l'immensité déserte.
En approchant on découvre enfin les maisons qui se groupent craintives autour de la masse protectrice de l'asile divin.
L'auto file tout droit à la cathédrale. Cette grande masse gothique est bien, très bien! C'est élégant et majestueux, c'est de l'art vrai, du beau gothique, bien qu'hélas! un peu trop épanoui. Nous pénétrons. Voilà une cathédrale vraiment belle! La nef centrale, barrée au milieu, comme toujours, par la malencontreuse muraille du chœur, s'élève élégante et fière et semble se perdre dans les airs. La décoration est très riche et cependant ne choque pas les yeux... Sculptures fouillées, art sachant parler à l'âme.
Il faudrait des journées entières pour visiter comme elle le mérite la cathédrale de Burgos. Hélas! nous ne disposions que d'heures! Nous dûmes nous hâter pour parcourir toutes ses merveilles et souvent nous faire violence pour nous arracher à des contemplations prolongées.
Dans la première chapelle en entrant à droite, un sacristain tire une ficelle, un voile s'écarte et l'on a devant soi le fameux Christ du Burgos, frappant de naturel; on dirait un véritable cadavre hier encore en vie; la peau est de vraie peau, les cheveux sont de vrais cheveux; ce réalisme est si exact que le vulgaire prétend que ce Christ est un cadavre empaillé.
A gauche dans le transept on voit le prestigieux escalier de la coronnerie, digne, d'après Théophile Gautier, de conduire au «palais le plus éblouissant» et qui conduit tout simplement à la porte donnant sur la rue de Fernand Gonzalès, plus élevée de 10 mètres que le sol de la cathédrale.
La Capilla Mayor est entourée d'une couronne de chapelles dont chacune est digne d'attention. Les principales sont celles de Santiago qui sert d'église paroissiale et du Connétable où sont enterrés dans de superbes mausolées le connétable don Pedro Hernandez de Velasco, comte de Haro et sa femme dona Mencia de Mendoza.
Une porte en bois sculpté d'un art merveilleux donne accès dans un beau cloître, du gothique le plus pur. Ce cloître communique avec l'ancienne sacristie dans laquelle on fait voir le coffre du Cid; c'est une énorme malle cerclée de fer et munie d'un luxe inusité de serrures et de cadenas qu'on a accrochée bien haut contre l'un des murs de la salle. Voici quelle est la légende de ce fameux coffre: on sait que le Cid, don Ruy Diaz de Bivar, était originaire de Burgos, ou plus exactement du village de Bivar, situé non loin de cette ville; c'est à Burgos que la tradition du héros national s'est conservée la plus vivace, c'est Burgos qu'il habitait lorsqu'il fut banni par le roi Alphonse VI. Obligé de partir en exil, le Cid s'occupa à armer et à équiper cette armée avec laquelle il devait accomplir tant de hauts faits et aussi tant de rapines et qui, plus tard, devait lui donner le royaume de Valence. Comme il n'avait pas assez d'argent, il envoya quérir deux juifs de la ville nommés Vidas et Rachel et leur tint ce langage: «Amis, je n'ai jamais rencontré chez vous que de bons services, et vous chez moi, autant que je l'ai pu. Voici que le Roi m'ordonne de sortir de ses royaumes, ce que j'ai l'intention de faire. Mais je me trouve dans un grand embarras; les coffres où sont enfermés mes trésors n'étant pas assez légers pour que je les emporte, j'ai donc voulu les laisser entre vos mains, et je vous serais très reconnaissant si, sur ce gage, vous me prêtiez un peu d'argent, car je vous en sais, grâces à Dieu, bien pourvus.» Alors le Cid fit apporter deux coffres très grands, et complètement recouverts de cuir, avec des ferrures et quatre gros cadenas pour chacun. Quatre hommes n'auraient pu soulever un de ces coffres: ils avaient été remplis de sable, de telle sorte cependant que rien ne pût en sortir. Le Cid les leur remit en leur disant de voir ce qu'ils pouvaient lui prêter. Or comme les deux juifs étaient fort riches et qu'ils avaient grande confiance en la parole du Cid, ils lui donnèrent avec plaisir cent marcs d'or et six cents d'argent, puis lui firent signer des lettres par lesquelles il leur était permis, s'ils n'avaient pas été payés au bout d'un an, d'ouvrir les coffres et de vendre tout ce qu'ils renfermaient; après avoir obtenu leur suffisance, ils devaient envoyer au Cid le surplus [37]. Avant l'année révolue le Cid, nageant dans l'or de ses razzias, avait remboursé les deux juifs qui avaient prêté sur du sable une somme colossale pour ces temps. On voit qu'un seul des deux coffres est parvenu jusqu'à nous; il répond exactement à la description de la légende.
Du cloître on pénètre aussi dans la salle Capitulaire, où l'on voit un tableau du Greco, le Christ à l'agonie, étreignant de douleur poignante. Quelle peinture sombre et combien différente de nos maîtres italiens ou français. Cela me rappelle combien déjà j'avais été frappé en visitant le musée de Madrid par cette idée que les quelques peintres espagnols que leur art amena au niveau de l'éternité ont su être la très fidèle expression du caractère national; l'Espagnol, même dans ses plus folles joies, reste sombre et austère; même dans les œuvres les plus riantes de Velasquez, de Murillo, de Ribera, du Greco, de Zurbaran, de Goya, on sent comme une arrière-pensée de sauvagerie, de dureté, de tristesse et de gravité.
Avant de quitter Burgos, je me suis rendu à la poste pour retirer mon courrier. Mais, ô surprise, le guichet est fermé, bien qu'il ne soit que 4 heures de l'après-midi. Un écriteau m'apprend que cet animal quinteux ne daigne s'ouvrir que deux heures par jour: de 9 à 10 heures le matin et de 5 à 6 heures le soir! Bien que nous soyions en Espagne et que j'aie appris à ne m'y étonner de rien, je la trouvais cependant trop forte... je dus repartir sans avoir pu prendre mes lettres, parmi lesquelles certaines étaient peut-être fort pressées!
Pas encore assez modernisée, plus assez ancienne, Burgos est une ville insignifiante: on dirait une sous-préfecture française vieillote et triste. Mais toute la ville s'efface et disparaît dans l'ombre gigantesque de l'édifice chrétien; Burgos, c'est la cathédrale.
Nous voilà maintenant sur une belle route bordée de grands arbres des pays tempérés: des arbres qui donnent une ombre véritable et touffue et non plus l'ombre transparente des oliviers que nous connaissions seule depuis des semaines.
La campagne a changé d'aspect, la verdure est moins rare, les champs cultivés sont devenus chose commune, mais la terre est toujours rouge.
La route s'est insinuée en un défilé étroit à l'air sauvage et impressionnant: un torrent rapide, le rio Oroncillo, s'est creusé un passage à même la montagne et les hommes profitèrent ensuite de l'œuvre de la nature en faisant passer par ce couloir la route et plus tard la voie ferrée: rivière, route et rails sont étroitement serrés les uns contre les autres au fond du sombre défilé. Nous sommes dans les gorges de Pancorbo, jadis célèbres par les exploits des brigands espagnols qui y dévalisaient impunément les malheureux voyageurs, célèbres aussi par les combats que s'y livrèrent Français et Anglais au temps de Napoléon Ier.
A la sortie des gorges on débouche dans la vallée de l'Ebre que l'on traverse à Miranda de Ebro. Hélas! nous ne retrouvons pas sans quelque mélancolie cette vieille connaissance. Elle est ici près de sa source; nous la vîmes pour la première fois à côté de son embouchure, à Tortosa, il y a un mois, lorsqu'au début de notre voyage nous avions devant nous cinq semaines d'imprévu et de vie errante, lorsque gais et allègres nous entreprenions à peine notre longue tournée au pays des Arabes. Aujourd'hui nous voilà près de la fin de nos joies, sur la route du retour, les yeux pleins des choses que nous avons vues, pittoresques, curieuses, nouvelles et le cœur un peu serré à l'idée que cette délicieuse existence va se terminer, bientôt.
Miranda est une petite ville sale et enfumée, entourée de vieilles murailles et qui n'a plus guère d'importance que parce que bifurcation de deux grandes lignes de chemin de fer.
Au delà le pays s'accidente de nouveau. Avec la nuit tombante nous pénétrons dans un dédale de monts et de vaux où la route serpente, sinistrement. D'endroits en endroits, des croix lugubres marquent les lieux où jadis les brigands assassinèrent maint voyageur; nous ne pouvons hélas! goûter la forte impression qu'on ressentait jadis en ces parages par la terreur des brigands; ceux-ci n'existent plus en Espagne. Mais si! De l'ombre un bandit a surgi qui agite une loque rouge et nous intime l'ordre d'arrêter, sûrement pour nous demander «la bourse ou la vie». Erreur, la bandit est une femme qui, au nom des autorités, nous réclame 5 pesetas pour l'entretien de la route et nous remet en échange un reçu parfaitement en règle. Depuis notre entrée en Espagne, depuis l'obstaculo de Puycerda, c'est la première fois que nous avons à acquitter un droit quelconque de péage.
Une descente, au bas des lumières brillent dans la nuit; c'est Vitoria où nous pénétrons à 8 heures [38].
L'Hôtel de Quintanilla a la réputation d'être le meilleur de Vitoria; son extérieur est très engageant. En réalité il est d'une propreté douteuse et le service y est baroquement fait par un escadron de jeunes bonnes étourdies et mal complaisantes. Nous y avons mal dîné, mal dormi, mal déjeuné.
Mardi, 10 septembre.
Vitoria a l'air très moderne. C'est cependant une très ancienne ville dont la fondation par les Wisigoths remonte au sixième siècle. Elle oublie volontiers son ancienne origine dans sa hâte de ressembler aux cités du vingtième siècle et, pour faire montre de maisons de clinquant, laisse abattre les dernières pierres de monuments anciens qui pourraient faire sa gloire. Il ne reste à peu près rien d'intéressant à voir dans cette ville, aussi l'avons-nous quittée sans aucun regret ce matin, vers 9 heures, pendant que dans l'éloignement se perdaient peu à peu ses maisons aux balcons vitrés qui, sous les rayons du soleil, jetaient des feux de diamant.
La route, qui est tout à fait bonne, court en un paysage mouvementé et pittoresque. Voici la verdure complètement revenue: on voit de l'eau constamment, des rivières qui glissent sans bruit dans l'herbe, et le long de la route des fontaines, oui, des fontaines!
Quelques prairies tapissent de leurs velours d'émeraude le fond des vallons. Ce sont les premières prairies que nous voyons en Espagne... au moment d'en sortir... près de la frontière! Cela me rappelle qu'avant notre départ on m'avait prédit que nous aurions toutes sortes d'ennuis dans ce pays, par le fait des animaux qui encombrent les routes pour aller le matin au pré ou le soir en revenir. Des prés en Espagne! Oh! la délicieuse plaisanterie!
Voici un nouveau péage: trois pesetas pour pénétrer dans la province de Navarre. C'est un peu cher, car nous ne roulons que quelques kilomètres sur son territoire, et bientôt franchissons la frontière de la province de Guipuzcoa. Il y a bien là encore un autre péage, mais j'ignore quel est son tarif, pour l'excellente raison qu'ayant aperçu trop tard le signal d'arrêt, je brûlai cyniquement la politesse au garde courroucé qui, longtemps, nous fit des gestes désespérés avec de longs bras de quadrumane, en nous lançant toutes les aménités que lui fournit son vocabulaire basque, idiome sonore et mystérieux.
Un peu avant Idiazabal on traverse en lacets et en rampes multiples une région montagneuse sauvage et délicieusement boisée. Ce n'est plus le paysage espagnol, c'est la France qui s'approche, c'est un avant-goût des Pyrénées.
On passe ensuite dans une charmante vallée où coule le rio Oria.
Tolosa est sur cette rivière: petite ville mi-ancienne, mi-moderne, moitié tranquille, moitié animée par les nombreuses usines qui l'entourent.
Bientôt après, la brise nous apporte les émanations salines de l'Océan qui n'est pas loin, mais qui se cache derrière les montagnes de la côte.
Un tunnel monumental fait passer la route sous la colline qui supporte le Parc et le Château du Roi et Saint-Sébastien, la ville nouvelle, la station de l'élégance espagnole, s'arrondit autour de sa petite baie fermée. Le site est admirable, la plage de sable fin borde gracieusement le lac tranquille où s'ébattent de nombreux baigneurs et l'horizon est fermé par une barrière de rocs heurtés entre lesquels une petite trouée laisse seule apercevoir l'Océan infini. De grands hôtels de carton, qui semblent honteux de mirer incessamment leurs faces blafardes dans les flots verts, abritent la foule bourdonnante des désœuvrés espagnols qui viennent ici voir et se faire voir.
Nous déjeunâmes à l'Hôtel Continental, le premier d'entre tous ces caravansérails du chic où l'on paie cher, mais où l'on est bousculé par la cohue, tellement la foule irraisonnante, avec ivresse, vient où l'on vient, parce qu'on y vient!
De la terrasse de l'hôtel on découvre la baie. En prenant mon café, je cherchais à me représenter ce délicieux endroit avant que la mode y ait amené le tourbillon du monde élégant: le bassin était solitaire alors, seule la petite ville basque, tranquille, se souriait finement dans l'eau, les montagnes vertes descendaient doucement vers le rivage, amollissant de douceur la sauvagerie des rocs sur lesquels l'Océan se brise avec un fracas écumant. Cela devait être alors un des plus beaux coins de la terre.
La route serpente ensuite le long de la côte, tantôt à l'intérieur des terres, tantôt avec de beaux aperçus de l'Océan dont les grandes vagues sont bordées de franges blanches. Le chemin n'a plus sa sévère solitude des contrées désertiques; sans cesse sillonné d'équipages et d'autos, il est bourdonnant dans un perpétuel nuage de poussière.
Irun, puis la petite rivière de la Bidassoa qui marque la frontière entre l'Espagne et la France. On longe un instant ses bords de verdure et l'on passe à côté de la fameuse petite île historique des Faisans, au milieu de laquelle un monument commémore tant de cérémonies importantes des relations franco-espagnoles [39].
Béhobie est le village frontière: douane espagnole. C'est là que je fus encore une fois longuement pétri entre les mains calleuses de l'administration rapace et que j'eus la douleur de me voir retenir le montant des droits sur l'un de mes bandages de rechange qui, mort en cours de route, avait reçu sa sépulture en terre espagnole et dont il m'aurait fallu traîner le cadavre après moi pour avoir droit au remboursement.
Nous franchîmes le pont international sur la Bidassoa au bout duquel la silhouette connue d'un gendarme français nous annonça la patrie retrouvée, puis la douane française, et nous roulions sur le sol de France.
Saint-Jean-de-Luz, au fond d'une jolie baie, nous a paru être une ville gaie et agréable. C'est un lieu de séjour où l'on a une vue splendide sur l'Océan.
Les habitants de cette région ont un œil vif, une démarche hardie, un air fier qui font plaisir à voir; ils ont une grande ressemblance avec les Espagnols des provinces que nous avons traversées ce matin, leurs frères de race, basques comme eux.
Après Bidart nous avons laissé à droite la grand'route de Bayonne car nous voulions voir Biarritz, située tout près sur la côte.
Biarritz est la grande plage à la mode, la rivale française de Saint-Sébastien. La plage espagnole doit sa vogue à la faveur royale, Biarritz est née de la prédilection de la cour française sous le second Empire. C'est ici une grande baie ouverte, une large plage aux vagues sans cesse renaissantes, la vue libre sur l'immensité.
Nous voulions coucher ici, mais l'affluence y étant encore plus grande qu'à Saint-Sébastien, il nous fut absolument impossible de trouver le moindre gîte. Nous parcourûmes longtemps les rues animées et la grande plage où s'ébattaient snobs et désœuvrés et lorsque nous nous remîmes en route, je n'eus pas un regret pour cette cité qui a poussé à la manière des champignons sous les effluves humides des embruns, mais où du moins les plâtras des hôtels, placés sur un rivage quelconque, n'ont pas eu le tort de déshonorer un chef-d'œuvre de la nature comme pour la plage espagnole.
Bayonne est tout près. Nous y arrivâmes à 7 heures du soir et descendîmes au Grand Hôtel, qui mérite tout au plus l'étiquette passable [40].
Cette ville est l'ancienne capitale des Basques. C'est un gentil petit port assis au bord de l'Adour, qui coule large et profond, à quelques kilomètres de son embouchure. Son site charmant, ses vieilles maisons, ses petites rues et son air espagnol la rendent très intéressante.
Les Basques sont un peuple curieux et énigmatique. Ce sont les descendants, conservés à peu près sans mélange, des habitants préhistoriques de l'Ibérie; leur origine est inconnue, leur langue, qui ne ressemble à aucune de celles qui se parlent en Europe, fait encore le désespoir des savants qui ne savent à quelle souche la rattacher. Ils se trouvent actuellement réunis dans un espace assez étroit, à cheval sur la frontière franco-espagnole et disséminés en France dans l'ancienne province de Navarre, en Espagne, dans les provinces de Guipuzcoa, de Navarre, d'Alava et de Viscaye. Dans leur langue bizarre, tellement bizarre que certains philologues y ont trouvé des ressemblances grammaticales avec le chinois, ils se dénomment euskaldunac, qui se traduit en français par gens adroits. Et en effet, à les voir proprement habillés de leur costume rouge et bleu, coquettement coiffés de leur traditionnel béret, petits, maigres, agiles et fiers, on a bien l'impression de gens adroits et courageux qui, tantôt par ruse, tantôt par bravoure et toujours par fierté, ont su se conserver eux-mêmes depuis les temps préhistoriques, dédaignant les mariages avec les autres populations, résistant en leurs inaccessibles montagnes à toutes les tentatives d'assimilation violente. Avec la marche victorieuse de la civilisation, leur petit peuple s'est trouvé noyé dans la masse des deux grands États voisins, ils furent obligés de reconnaître des suzerains, mais ils restèrent eux-mêmes, basques quand même. Une bonne moitié d'entre eux ne voulut supporter le joug et émigra en masse vers les contrées libres de l'Amérique, d'où, qui sait? leurs ancêtres préhistoriques étaient peut-être venus.
Je n'abuserai pas plus longuement de la patience des lecteurs qui ont bien voulu me suivre jusqu'ici. Je les remercie pour l'attention qu'il m'ont prêtée. Si ma longue narration les a fatigués, je réclame humblement leur indulgence.
J'espère cependant qu'ils me sauront quelque gré de leur avoir fait connaître ce qu'on peut voir en Espagne dans un voyage en automobile, que les tableaux que j'ai placés sous leurs yeux ne leur auront pas déplu et que s'ils sont tentés, à mon exemple, de parcourir les routes de l'Ibérie, les renseignements que j'ai réunis dans cet ouvrage pourront leur être de quelque utilité.
Ah! les routes d'Espagne! Quel mal n'en a-t-on pas dit?
Je n'ai pu malheureusement les réhabiliter complètement, car il y a encore beaucoup à faire pour les adapter à la locomotion mécanique, mais j'espère que mon récit pourra,—pour sa faible part,—contribuer à détruire la légende qui les réprésente comme impraticables.
Je crois avoir montré qu'on peut fort bien faire un intéressant voyage en automobile en Espagne... mieux, dans toute l'Espagne, puisque nous en avons parcouru toutes les régions, du Nord au Midi, de l'Est à l'Ouest, sur les côtes de la Méditerranée comme sur les bords de l'Océan, au centre, dans les plaines et sur les montagnes!
Voici le résumé des observations que j'ai faites sur les routes espagnoles telles que je les retrouve sur mes notes de voyage.
Les routes royales d'Espagne sont toujours très larges,—généralement plus larges que celles de France,—et sont entretenues sur toute leur largeur, c'est-à-dire sans banquettes ou bas-côtés. On pourra faire remarquer que le prix du terrain étant moins élevé en Espagne qu'en France, nos voisins n'ont pas fait un sacrifice aussi élevé qu'on pourrait le croire pour ouvrir leurs principales artères; le fait est exact, mais il n'en est pas moins vrai que le coût de construction au kilomètre est d'autant plus élevé que la voie est plus large, et de ce côté l'on ne peut nier que les Espagnols ont fait preuve d'un véritable luxe.
Les travaux d'aménagement ont été conçus et exécutés avec un souci de la perfection et une ampleur de vues qu'on est surpris de rencontrer dans ce pays, si arriéré cependant pour tant de choses.
En plaine la route est généralement rectiligne, les coudes brusques sont à peu près inconnus, les changements de direction sont à angle très obtus, tout paraît sacrifié à la ligne droite. Les déclivités inutiles sont soigneusement évitées, souvent au prix de travaux importants. Si une colline de faible importance se présente, une tranchée saigne les flancs de celle-ci et la route conserve son horizontale ou ne marque qu'une très faible pente. Un ravin survient-il? La route le franchit sur un remblai en palier. C'est en Espagne que j'ai vu les routes se rapprocher le plus des profils des chemins de fer. La voie large, droite, plate, telle est la caractéristique des routes d'Espagne dans les pays de plaine ou de moyen vallonnement.
En montagne les pentes sont souvent fort raides, les virages nombreux, mais ces derniers sont tracés avec un soin parfait, leur rayon est toujours aussi large que le permet la nature des lieux et l'on a fréquemment effectué d'importants travaux d'art pour rendre les tournants plus larges encore.
Les ponts sont bien faits. Sur certains points, très nombreux je dois le confesser, ils manquent encore, mais l'on voit que les Espagnols travaillent constamment à en construire et l'on peut prévoir que d'ici quelques années cette lacune aura totalement disparu.
Les caniveaux sont assez rares. J'ai constaté qu'on les remplaçait peu à peu par des ponceaux. Dans certaines provinces il y a encore de très dangereux dos d'âne, mais sur ce point aussi l'effort d'amélioration s'exerce: on les supprime ou on les améliore.
Les bornes kilométriques existent sur presque toutes les routes royales [41]; sur quelques-unes on remarque même des bornes hectométriques. Les poteaux indicateurs sont rares, je dois l'avouer; ils sont généralement placés aux carrefours où il y en a le plus besoin et, en somme, avec une carte sous les yeux, on peut fort bien se tirer d'affaire. Le Royal Automobile Club d'Espagne commence à faire poser lui-même des poteaux indicateurs tant pour les distances que pour signaler les dangers: descentes rapides, tournants brusques, caniveaux, etc.
Depuis quelques années l'Espagne semble travailler avec acharnement à l'amélioration de ses routes principales. On saisit à chaque pas des traces de cet effort. Les vieilles routes espagnoles, tant de fois décrites et décriées avec juste raison, les vieilles routes espagnoles qu'on semble seules connaître en France, ont à peu près disparu. Sur quelques rares points... en Andalousie principalement... le vieux chemin des coches antiques se déroule encore dans toute son horreur. Ces points sont heureusement devenus fort rares, mais alors il faut se méfier et avancer très prudemment, car les obstacles surgissent à chaque pas.
Les principaux dangers de ces anciennes routes sont, non pas leur sol qui est généralement fort bon, mais les caniveaux invraisemblables, les dos d'ânes aux allures de collines, les virages brusques, les pentes effrayantes, et par-dessus tout les gués, où toute trace de chemin se perd dans l'eau ou dans le sable. Mais, je le répète, il reste fort peu de ce vieux réseau: sur 4 000 kilomètres que nous venons de parcourir, nous n'avons guère rencontré que 200 kilomètres de vieilles routes.
Si les grandes routes d'Espagne sont fort bien établies, on ne peut malheureusement en dire autant de leur entretien. Malgré que de nombreuses et élégantes maisons de cantonniers (peones camineros) se succèdent le long des routes royales, celles-ci apparaissent dans un état de délabrement qui fait peine à voir et qui jure avec leur construction grandiose.
Autour des grandes villes, et dans un rayon qui varie suivant l'importance de celles-ci, les routes présentent un aspect dont ne peut se faire une idée le voyageur qui ne les a vues de ses propres yeux [42]. Barcelone, Valence et Séville et aussi Cordoue détiennent le record des routes épouvantables. Autour de ces villes l'automobile descend au-dessous du rang de la plus mauvaise charrette, tellement les trous et la poussière en réduisent l'allure et en rendent la marche inconfortable. Pour les trois premières ce sont la poussière l'été, l'hiver la boue et les trous profonds toujours qui font des routes quelque chose comme des moyens de non-communication, à tel point qu'un certain nombre d'attelages préfèrent circuler à travers champs plutôt que d'affronter le chaos innommable qui ment à son titre et à son but. Vous devez voir d'ici la figure que fait une automobile ou, mieux, ses passagers là dedans! Pour Cordoue c'est autre chose: sur les routes de la Campina point de poussière ni de boue... des cailloux aigus en couches épaisses, un empierrage éternel!
Dans les provinces les plus sèches, notamment sur les bords de la Méditerranée, la poussière atteint parfois des hauteurs invraisemblables [43] et devient une véritable gêne tant pour la rapidité de la marche que pour les poumons des voyageurs.
Sur les plateaux du centre de l'Espagne les cailloux, que n'a pu fixer au sol un arrosage absent, se promènent librement sur le chemin au grand détriment des pneumatiques.
Si toutefois l'on fait la balance,—en exceptant les parties que je viens d'énumérer on trouve une très réelle majorité de routes passables, bonnes et excellentes,—on arrive à une moyenne de qualité très présentable et ne justifiant nullement l'idée que nous nous faisons en France des routes espagnoles. Nous généralisons trop volontiers, nous Français, et pour quelques parties de routes vraiment mauvaises qu'on rencontre en Espagne, nous avons légèrement conclu que toutes les voies de communication de ce pays étaient impraticables.
Ceux qui ont parlé de l'Espagne jusqu'ici nous ont dépeint les anciennes routes,—aujourd'hui disparues,—s'ils sont venus au temps antique des diligences, ou s'ils ont visité ce pays depuis l'époque des chemins de fer, ils n'ont pu se faire une idée des routes que par le peu qu'ils en ont parcouru autour des grandes villes, c'est-à-dire là où elles sont toujours mauvaises, les plus mauvaises! La conclusion résultant de leurs récits était facile à tirer: l'Espagne possède les routes les plus mauvaises du monde. C'est en visitant ce pays en automobile qu'on peut se rendre compte de la parfaite fausseté de cette idée. Je serais bien heureux d'avoir pu contribuer à faire rendre aux routes espagnoles la justice qui leur est due. A ceux qui les calomnient, l'automobile aura répondu en les faisant connaître sous leur véritable jour, en les montrant suffisamment adaptées à la locomotion nouvelle. Je souhaite que cette connaissance puisse déterminer un véritable mouvement de tourisme vers ce pays si capable d'exciter la curiosité, ce pays qui renferme tant de merveilles de la nature et des hommes!
Touristes, allez visiter l'Espagne! Vous ne regretterez ni votre temps ni vos peines.
Heureux touristes qui partirez pour le pays au ciel d'azur, vous aurez devant vous d'adorables journées de joie et d'admiration!
Vous contemplerez les monuments uniques de la civilisation arabo-espagnole, qui fut à son heure à la tête de toutes les autres, qui brilla d'un incomparable éclat et à laquelle la nôtre doit tant de choses.
Curieusement aussi vous étudierez les monuments des autres civilisations qui se partagèrent les temps de la Péninsule. Ces pierres vous feront suivre pas à pas les luttes formidables qui constituent l'histoire de cet État.
Vous verrez ce pays et ses habitants si différents du nôtre et de nous-mêmes. Vous admirerez ce ciel si blanc et cette mer si bleue et ces nuits profondes d'étoiles et de rêve!
Vous irez de la curiosité à l'étonnement, de l'étonnement à l'admiration, de l'admiration à l'enthousiasme et vous reviendrez enchantés et ravis, mais regrettant d'avoir attendu si longtemps pour voir ce pays que nous ignorons trop, nous Français, et qui possède tant de choses capables d'intéresser notre âme de latins.
Les émotions fortes que vous aurez éprouvées, les spectacles merveilleux que vous aurez admirés laisseront en vous un impérissable souvenir.
Par ce milieu de septembre nous traversâmes toute la France pour regagner notre foyer. Le brouillard obscurcissait le ciel et noyait l'auto dans un voile opaque lorsque rapidement nous roulions dans les sauvages forêts du massif Central.
Il y avait plus d'un mois que nous étions partis joyeux et avides de grand air! Mélancoliques dès lors, à la fin du voyage, nous regrettions notre belle liberté d'errants... mais au delà de la brume des froides montagnes nos yeux voyaient toujours luire le soleil d'or d'Andalousie!
Lyon, le 23 mars 1908.