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Le Tour du Monde; De Tolède à Grenade: Journal des voyages et des voyageurs; 2e Sem. 1905

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The Project Gutenberg eBook of Le Tour du Monde; De Tolède à Grenade

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Title: Le Tour du Monde; De Tolède à Grenade

Author: Various

Editor: Édouard Charton

Release date: November 21, 2009 [eBook #30512]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Christine P. Travers and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TOUR DU MONDE; DE TOLÈDE À GRENADE ***

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LE TOUR DU MONDE

PARIS
IMPRIMERIE FERNAND SCHMIDT
20, rue du Dragon, 20

NOUVELLE SÉRIE — 11e ANNÉE 2e SEMESTRE

LE TOUR DU MONDE
JOURNAL
DES VOYAGES ET DES VOYAGEURS

Le Tour du Monde
a été fondé par Édouard Charton
en 1860

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
LONDRES, 18, KING WILLIAM STREET, STRAND
1905

Droits de traduction et de reproduction réservés.

TABLE DES MATIÈRES

L'ÉTÉ AU KACHMIR
Par Mme F. MICHEL

I. De Paris à Srinagar. — Un guide pratique. — De Bombay à Lahore. — Premiers préparatifs. — En tonga de Rawal-Pindi à Srinagar. — Les Kachmiris et les maîtres du Kachmir. — Retour à la vie nomade. 1

II. La «Vallée heureuse» en dounga. — Bateliers et batelières. — De Baramoula à Srinagar. — La capitale du Kachmir. — Un peu d'économie politique. — En amont de Srinagar. 13

III. Sous la tente. — Les petites vallées du Sud-Est. — Histoires de voleurs et contes de fées. — Les ruines de Martand. — De Brahmanes en Moullas. 25

IV. Le pèlerinage d'Amarnath. — La vallée du Lidar. — Les pèlerins de l'Inde. — Vers les cimes. — La grotte sacrée. — En dholi. — Les Goudjars, pasteurs de buffles. 37

V. Le pèlerinage de l'Haramouk. — Alpinisme funèbre et hydrothérapie religieuse. — Les temples de Vangâth. — Frissons d'automne. — Les adieux à Srinagar. 49

SOUVENIRS DE LA CÔTE D'IVOIRE
Par le docteur LAMY
Médecin-major des troupes coloniales.

I. Voyage dans la brousse. — En file indienne. — Motéso. — La route dans un ruisseau. — Denguéra. — Kodioso. — Villes et villages abandonnés. — Où est donc Bettié? — Arrivée à Dioubasso. 61

II. Dans le territoire de Mopé. — Coutumes du pays. — La mort d'un prince héritier. — L'épreuve du poison. — De Mopé à Bettié. — Bénie, roi de Bettié, et sa capitale. — Retour à Petit-Alépé. 73

III. Rapports et résultats de la mission. — Valeur économique de la côte d'Ivoire. — Richesse de la flore. — Supériorité de la faune. 85

IV. La fièvre jaune à Grand-Bassam. — Deuils nombreux. — Retour en France. 90

L'ÎLE D'ELBE
Par M. PAUL GRUYER

I. L'île d'Elbe et le «canal» de Piombino. — Deux mots d'histoire. — Débarquement à Porto-Ferraio. — Une ville d'opéra. — La «teste di Napoleone» et le Palais impérial. — La bannière de l'ancien roi de l'île d'Elbe. — Offre à Napoléon III, après Sedan. — La bibliothèque de l'Empereur. — Souvenir de Victor Hugo. Le premier mot du poète. — Un enterrement aux flambeaux. Cagoules noires et cagoules blanches. Dans la paix des limbes. — Les différentes routes de l'île. 97

II. Le golfe de Procchio et la montagne de Jupiter. — Soir tempétueux et morne tristesse. — L'ascension du Monte Giove. — Un village dans les nuées. — L'Ermitage de la Madone et la «Sedia di Napoleone». — Le vieux gardien de l'infini. «Bastia, Signor!». Vision sublime. — La côte orientale de l'île. Capoliveri et Porto-Longone. — La gorge de Monserrat. — Rio 1 Marina et le monde du fer. 109

III. Napoléon, roi de l'île d'Elbe. — Installation aux Mulini. — L'Empereur à la gorge de Monserrat. — San Martino Saint-Cloud. La salle des Pyramides et le plafond aux deux colombes. Le lit de Bertrand. La salle de bain et le miroir de la Vérité. — L'Empereur transporte ses pénates sur le Monte Giove. — Elbe perdue pour la France. — L'ancien Musée de San Martino. Essai de reconstitution par le propriétaire actuel. Le lit de Madame Mère. — Où il faut chercher à Elbe les vraies reliques impériales. «Apollon gardant ses troupeaux.» Éventail et bijoux de la princesse Pauline. Les clefs de Porto-Ferraio. Autographes. La robe de la signorina Squarci. — L'église de l'archiconfrérie du Très-Saint-Sacrement. La «Pieta» de l'Empereur. Les broderies de soie des Mulini. — Le vieil aveugle de Porto-Ferraio. 121

D'ALEXANDRETTE AU COUDE DE L'EUPHRATE
Par M. VICTOR CHAPOT
membre de l'École française d'Athènes.

I. — Alexandrette et la montée de Beïlan. — Antioche et l'Oronte; excursions à Daphné et à Soueidieh. — La route d'Alep par le Kasr-el-Benat et Dana. — Premier aperçu d'Alep. 133

II. — Ma caravane. — Village d'Yazides. — Nisib. — Première rencontre avec l'Euphrate. — Biredjik. — Souvenirs des Hétéens. — Excursion à Resapha. — Comment atteindre Ras-el-Aïn? Comment le quitter? — Enfin à Orfa! 145

III. — Séjour à Orfa. — Samosate. — Vallée accidentée de l'Euphrate. — Roum-Kaleh et Aïntab. — Court repos à Alep. — Saint-Syméon et l'Alma-Dagh. — Huit jours trappiste! — Conclusion pessimiste. 157

LA FRANCE AUX NOUVELLES-HÉBRIDES
Par M. RAYMOND BEL

À qui les Nouvelles-Hébrides: France, Angleterre ou Australie? Le condominium anglo-français de 1887. — L'œuvre de M. Higginson. — Situation actuelle des îles. — L'influence anglo-australienne. — Les ressources des Nouvelles-Hébrides. — Leur avenir. 169

LA RUSSIE, RACE COLONISATRICE
Par M. ALBERT THOMAS

I. — Moscou. — Une déception. — Le Kreml, acropole sacrée. — Les églises, les palais: deux époques. 182

II. — Moscou, la ville et les faubourgs. — La bourgeoisie moscovite. — Changement de paysage; Nijni-Novgorod: le Kreml et la ville. 193

III. — La foire de Nijni: marchandises et marchands. — L'œuvre du commerce. — Sur la Volga. — À bord du Sviatoslav. — Une visite à Kazan. — La «sainte mère Volga». 205

IV. — De Samara à Tomsk. — La vie du train. — Les passagers et l'équipage: les soirées. — Dans le steppe: l'effort des hommes. — Les émigrants. 217

V. — Tomsk. — La mêlée des races. — Anciens et nouveaux fonctionnaires. — L'Université de Tomsk. — Le rôle de l'État dans l'œuvre de colonisation. 229

VI. — Heures de retour. — Dans l'Oural. — La Grande-Russie. — Conclusion. 241

LUGANO, LA VILLE DES FRESQUES
Par M. GERSPACH

La petite ville de Lugano; ses charmes; son lac. — Un peu d'histoire et de géographie. — La cathédrale de Saint-Laurent. — L'église Sainte-Marie-des-Anges. — Lugano, la ville des fresques. — L'œuvre du Luini. — Procédés employés pour le transfert des fresques. 253

SHANGHAÏ, LA MÉTROPOLE CHINOISE
Par M. ÉMILE DESCHAMPS

I. — Woo-Sung. — Au débarcadère. — La Concession française. — La Cité chinoise. — Retour à notre concession. — La police municipale et la prison. — La cangue et le bambou. — Les exécutions. — Le corps de volontaires. — Émeutes. — Les conseils municipaux. 265

II. — L'établissement des jésuites de Zi-ka-oueï. — Pharmacie chinoise. — Le camp de Kou-ka-za. — La fumerie d'opium. — Le charnier des enfants trouvés. — Le fournisseur des ombres. — La concession internationale. — Jardin chinois. — Le Bund. — La pagode de Long-hoa. — Fou-tchéou-road. — Statistique. 277

L'ÉDUCATION DES NÈGRES AUX ÉTATS-UNIS
Par M. BARGY

Le problème de la civilisation des nègres. — L'Institut Hampton, en Virginie. — La vie de Booker T. Washington. — L'école professionnelle de Tuskegee, en Alabama. — Conciliateurs et agitateurs. — Le vote des nègres et la casuistique de la Constitution. 289

À TRAVERS LA PERSE ORIENTALE
Par le Major PERCY MOLESWORTH SYKES
Consul général de S. M. Britannique au Khorassan.

I. — Arrivée à Astrabad. — Ancienne importance de la ville. — Le pays des Turkomans: à travers le steppe et les Collines Noires. — Le Khorassan. — Mechhed: sa mosquée; son commerce. — Le désert de Lout. — Sur la route de Kirman. 301

II. — La province de Kirman. — Géographie: la flore, la faune; l'administration, l'armée. — Histoire: invasions et dévastations. — La ville de Kirman, capitale de la province. — Une saison sur le plateau de Sardou. 313

III. — En Baloutchistan. — Le Makran: la côte du golfe Arabique. — Histoire et géographie du Makran. — Le Sarhad. 325

IV. — Délimitation à la frontière perso-baloutche. — De Kirman à la ville-frontière de Kouak. — La Commission de délimitation. — Question de préséance. — L'œuvre de la Commission. — De Kouak à Kélat. 337

V. — Le Seistan: son histoire. — Le delta du Helmand. — Comparaison du Seistan et de l'Égypte. — Excursions dans le Helmand. — Retour par Yezd à Kirman. 349

AUX RUINES D'ANGKOR
Par M. le Vicomte DE MIRAMON-FARGUES

De Saïgon à Pnôm-penh et à Compong-Chuang. — À la rame sur le Grand-Lac. — Les charrettes cambodgiennes. — Siem-Réap. — Le temple d'Angkor. — Angkor-Tom — Décadence de la civilisation khmer. — Rencontre du second roi du Cambodge. — Oudong-la-Superbe, capitale du père de Norodom. — Le palais de Norodom à Pnôm-penh. — Pourquoi la France ne devrait pas abandonner au Siam le territoire d'Angkor. 361

EN ROUMANIE
Par M. Th. HEBBELYNCK

I. — De Budapest à Petrozeny. — Un mot d'histoire. — La vallée du Jiul. — Les Boyards et les Tziganes. — Le marché de Targu Jiul. — Le monastère de Tismana. 373

II. — Le monastère d'Horezu. — Excursion à Bistritza. — Romnicu et le défilé de la Tour-Rouge. — De Curtea de Arges à Campolung. — Défilé de Dimboviciora. 385

III. — Bucarest, aspect de la ville. — Les mines de sel de Slanic. — Les sources de pétrole de Doftana. — Sinaïa, promenade dans la forêt. — Busteni et le domaine de la Couronne. 397

CROQUIS HOLLANDAIS
Par M. Lud. GEORGES HAMÖN
Photographies de l'auteur.

I. — Une ville hollandaise. — Middelburg. — Les nuages. — Les boerin. — La maison. — L'éclusier. — Le marché. — Le village hollandais. — Zoutelande. — Les bons aubergistes. — Une soirée locale. — Les sabots des petits enfants. — La kermesse. — La piété du Hollandais. 410

II. — Rencontre sur la route. — Le beau cavalier. — Un déjeuner décevant. — Le père Kick. 421

III. — La terre hollandaise. — L'eau. — Les moulins. — La culture. — Les polders. — Les digues. — Origine de la Hollande. — Une nuit à Veere. — Wemeldingen. — Les cinq jeunes filles. — Flirt muet. — Le pochard. — La vie sur l'eau. 423

IV. — Le pêcheur hollandais. — Volendam. — La lessive. — Les marmots. — Les canards. — La pêche au hareng. — Le fils du pêcheur. — Une île singulière: Marken. — Au milieu des eaux. — Les maisons. — Les mœurs. — Les jeunes filles. — Perspective. — La tourbe et les tourbières. — Produit national. — Les tourbières hautes et basses. — Houille locale. 433

ABYDOS
dans les temps anciens et dans les temps modernes
Par M. E. AMELINEAU

Légende d'Osiris. — Histoire d'Abydos à travers les dynasties, à l'époque chrétienne. — Ses monuments et leur spoliation. — Ses habitants actuels et leurs mœurs. 445

VOYAGE DU PRINCE SCIPION BORGHÈSE AUX MONTS CÉLESTES
Par M. JULES BROCHEREL

I. — De Tachkent à Prjevalsk. — La ville de Tachkent. — En tarentass. — Tchimkent. — Aoulié-Ata. — Tokmak. — Les gorges de Bouam. — Le lac Issik-Koul. — Prjevalsk. — Un chef kirghize. 457

II. — La vallée de Tomghent. — Un aoul kirghize. — La traversée du col de Tomghent. — Chevaux alpinistes. — Une vallée déserte. — Le Kizil-tao. — Le Saridjass. — Troupeaux de chevaux. — La vallée de Kachkateur. — En vue du Khan-Tengri. 469

III. — Sur le col de Tuz. — Rencontre d'antilopes. — La vallée d'Inghiltchik. — Le «tchiou mouz». — Un chef kirghize. — Les gorges d'Attiaïlo. — L'aoul d'Oustchiar. — Arrêtés par les rochers. 481

IV. — Vers l'aiguille d'Oustchiar. — L'aoul de Kaënde. — En vue du Khan-Tengri. — Le glacier de Kaënde. — Bloqués par la neige. — Nous songeons au retour. — Dans la vallée de l'Irtach. — Chez le kaltchè. — Cuisine de Kirghize. — Fin des travaux topographiques. — Un enterrement kirghize. 493

V. — L'heure du retour. — La vallée d'Irtach. — Nous retrouvons la douane. — Arrivée à Prjevalsk. — La dispersion. 505

VI. — Les Khirghizes. — L'origine de la race. — Kazaks et Khirghizes. — Le classement des Bourouts. — Le costume khirghize. — La yourte. — Mœurs et coutumes khirghizes. — Mariages khirghizes. — Conclusion. 507

L'ARCHIPEL DES FEROÉ
Par Mlle ANNA SEE

Première escale: Trangisvaag. — Thorshavn, capitale de l'Archipel; le port, la ville. — Un peu d'histoire. — La vie végétative des Feroïens. — La pêche aux dauphins. — La pêche aux baleines. — Excursions diverses à travers l'Archipel. 517

PONDICHÉRY
chef-lieu de l'Inde française
Par M. G. VERSCHUUR

Accès difficile de Pondichéry par mer. — Ville blanche et ville indienne. — Le palais du Gouvernement. — Les hôtels de nos colonies. — Enclaves anglaises. — La population; les enfants. — Architecture et religion. — Commerce. — L'avenir de Pondichéry. — Le marché. — Les écoles. — La fièvre de la politique. 529

UNE PEUPLADE MALGACHE
LES TANALA DE L'IKONGO
Par M. le Lieutenant ARDANT DU PICQ

I. — Géographie et histoire de l'Ikongo. — Les Tanala. — Organisation sociale. Tribu, clan, famille. — Les lois. 541

II. — Religion et superstitions. — Culte des morts. — Devins et sorciers. — Le Sikidy. — La science. — Astrologie. — L'écriture. — L'art. — Le vêtement et la parure. — L'habitation. — La danse. — La musique. — La poésie. 553

LA RÉGION DU BOU HEDMA
(sud tunisien)
Par M. Ch. MAUMENÉ

Le chemin de fer Sfax-Gafsa. — Maharess. — Lella Mazouna. — La forêt de gommiers. — La source des Trois Palmiers. — Le Bou Hedma. — Un groupe mégalithique. — Renseignements indigènes. — L'oued Hadedj et ses sources chaudes. — La plaine des Ouled bou Saad et Sidi haoua el oued. — Bir Saad. — Manoubia. — Khrangat Touninn. — Sakket. — Sened. — Ogla Zagoufta. — La plaine et le village de Mech. — Sidi Abd el-Aziz. 565

DE TOLÈDE À GRENADE
Par Mme JANE DIEULAFOY

I. — L'aspect de la Castille. — Les troupeaux en transhumance. — La Mesta. — Le Tage et ses poètes. — La Cuesta del Carmel. — Le Cristo de la Luz. — La machine hydraulique de Jualino Turriano. — Le Zocodover. — Vieux palais et anciennes synagogues. — Les Juifs de Tolède. — Un souvenir de l'inondation du Tage. 577

II. — Le Taller del Moro et le Salon de la Casa de Mesa. — Les pupilles de l'évêque Siliceo. — Santo Tomé et l'œuvre du Greco. — La mosquée de Tolède et la reine Constance. — Juan Guaz, premier architecte de la Cathédrale. — Ses transformations et adjonctions. — Souvenirs de las Navas. — Le tombeau du cardinal de Mendoza. Isabelle la Catholique est son exécutrice testamentaire. — Ximénès. — Le rite mozarabe. — Alvaro de Luda. — Le porte-bannière d'Isabelle à la bataille de Toro. 589

III. — Entrée d'Isabelle et de Ferdinand, d'après les chroniques. — San Juan de los Reyes. — L'hôpital de Santa Cruz. — Les Sœurs de Saint-Vincent de Paul. — Les portraits fameux de l'Université. — L'ange et la peste. — Sainte-Léocadie. — El Cristo de la Vega. — Le soleil couchant sur les pinacles de San Juan de los Reyes. 601

IV. — Les «cigarrales». — Le pont San Martino et son architecte. — Dévouement conjugal. — L'inscription de l'Hôtel de Ville. — Cordoue, l'Athènes de l'Occident. — Sa mosquée. — Ses fils les plus illustres. — Gonzalve de Cordoue. — Les comptes du Gran Capitan. — Juan de Mena. — Doña Maria de Parèdes. — L'industrie des cuirs repoussés et dorés. 613

TOME XI, NOUVELLE SÉRIE—49e LIV. No 49.—9 Décembre 1905.

DE TOLÈDE À GRENADE
Par Mme JANE DIEULAFOY.

I. — L'aspect de la Castille. — Les troupeaux en transhumance. — La Mesta. — Le Tage et ses poètes. — La Cuesta del Carmel. — Le Cristo de la Luz. — La machine hydraulique de Juanilo Turriano. — Le Zocodover. — Vieux palais et anciennes synagogues. — Les Juifs de Tolède. — Un souvenir de l'inondation du Tage.

FEMME CASTILLANE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

«De Madrid à Tolède, écrit un auteur espagnol du XVIIIe siècle, le chemin est tout plat, sauf les côtes.»

Ceci reconnu exact, comme elle est triste et monotone, la route qui se déroule entre la capitale de l'Espagne moderne et la vieille capitale de l'Empire wisigoth! À peine a-t-on perdu de vue les maisons de Madrid, disposées en amphithéâtre au-dessous de l'hémicycle bleu formé par la chaîne du Guadarrama, que l'on entre dans une région déserte à frémir. En haut, le ciel d'un bleu implacable; en bas, une lande d'un gris uniforme, semée d'herbes revêches, et, par endroits, les cendres des chaumes brûlés dès la fin de la moisson. Les villages, fort rares, bâtis avec des matériaux de terre ou des pierres couleur du sol, se confondent avec lui. Ils n'attireraient point le regard si quelques arbres n'élevaient un maigre bouquet de verdure autour de ces pauvres demeures. En traversant cette plaine dénudée, on se prend à penser qu'ils furent bien mal obéis, ces ordres du Conseil de Castille, qui enjoignaient à chaque villageois de planter au moins cinq arbres par an.

L'origine de cette antique ordonnance remonterait sans doute à une période bien reculée. Ne serait-elle point un souvenir très lointain de ces lois religieuses, qui, en pays mazdéen, mettaient la plantation des arbres, le défrichement des terres incultes et l'élevage des bestiaux au nombre des œuvres pies commandées et bénies par Ormazd, le Dieu bon de la Perse antique? Les Arabes s'étaient trop mêlés dans leurs migrations à tous les peuples qu'ils avaient conquis, et les Perses par leur savoir, leur intelligence, leur sens artistique les avaient trop vivement impressionnés pour qu'ils aient échappé à leur influence. Faut-il s'étonner s'ils leur empruntèrent des lois et en reçurent des traditions qu'ils importèrent en Espagne et que les chrétiens, après l'expulsion de l'ennemi héréditaire, eurent la sagesse de conserver? Plût à Dieu qu'ils eussent gardé intactes celles qui réglaient la culture des terres: la moitié de l'Espagne ne serait pas stérile comme elle l'est aujourd'hui.

Quoi qu'il en soit, il ne faut pas s'évertuer à chercher des arbres entre Madrid et Tolède. L'on y perdrait ses yeux et son latin, à supposer que l'on soit encore approvisionné d'une langue que ses longs contacts avec l'Église ont fait bien mal noter.

Certes, le Castillan aime l'ombre, qui tempère l'ardeur d'un soleil de feu; mais il lui préfère les grains de blé que consommeraient les oiseaux nichés dans le feuillage. Qu'importé au laboureur le ramage de l'oiseau, ce petit bouquet de plumes, comme l'appelle si joliment Calderon, quand il songe à la récolte semée, sarclée et moissonnée au prix d'un dur labeur! Seuls le rossignol et l'hirondelle trouvent grâce à ses yeux, mais seulement parce qu'ils se nourrissent d'insectes, et que l'insecte aussi est redoutable. Le Castillan est pauvre, il n'a de choix qu'entre les maux!

En revanche, la Castille est riche de souvenirs légendaires ou historiques.

À Esquivias on ne manquera pas de rappeler le mariage et le long séjour de Cervantès; plus loin, on évoquera l'ombre du Chevalier de la Triste Figure, de Sancho Pança, et même de Dulcinée dont la naissance a illustré le Toboso tout voisin. Il n'est pas jusqu'à Rossinante, jusqu'à la monture de Sancho, jusqu'aux troupeaux qu'attaquait le Chevalier, qui n'aient laissé dans le pays une nombreuse postérité de chevaux étiques, d'ânes têtus et de mérinos à la longue laine. Qui l'oserait mettre en doute? Pour punir ce fanfaron d'incrédulité il ne suffirait pas de rétablir l'Inquisition.

Ce n'est pas la première fois que je rencontre ces troupeaux en transhumance qui, depuis les temps antiques, vont de pâturage en pâturage, d'une extrémité à l'autre de l'Espagne, à mesure que les saisons changent. Ce n'est pas d'aujourd'hui que leurs colonies errantes conduites par des bergers à cheval et gardées par des chiens à demi sauvages stérilisent le sol qu'elles foulent sous leurs pas.

Possédés par une sorte de confrérie connue sous le nom de Mesta (juridiction) et qui comptait parmi ses membres les plus grands seigneurs et les abbés des plus riches monastères, des millions de moutons s'abattaient au printemps et à l'automne sur certaines régions dont leurs dents courtes avaient bientôt rasé l'herbe coupée au collet; d'étranges privilèges favorisaient leurs migrations, et la Mesta devint même si puissante et si autoritaire, qu'elle osa interdire de cultiver les terres fertiles, afin d'y réserver des pâturages abondants. En même temps que les bergers ainsi protégés s'enhardissaient, le laboureur opprimé perdait courage, car rien ne le préservait des incursions de l'ennemi. Il eût fait beau voir qu'il osât se plaindre des dégâts commis par les troupeaux des chevaliers de Santiago, de Calatrava, ou se défendre contre les quarante mille bergers condamnés au célibat par les exigences de la vie nomade, et souvent plus sauvages et plus redoutables que leurs chiens! Sans espoir en aucun recours, le laboureur abandonna la charrue, quitta le toit paternel. Mieux valait émigrer, partir pour le Nouveau Monde, gagner ces contrées féeriques où l'on remuait l'or à la pelle, où l'on échappait à l'oppression des grands feudataires, à la corvée imposée par les Ordres monastiques, et surtout au mouton! Au Moyen âge, le doux animal fut une plaie plus redoutable que la sauterelle d'Égypte; l'Espagne moderne en subit encore les conséquences. Le paysan ne revient jamais à la terre qu'il a aimée, lorsque son cœur et ses bras s'en sont détachés une fois. Chez lui, de pareilles décisions sont irrévocables.

Aussi bien, tandis que les rives du Guadiana étaient autrefois semées de villes et de gros bourgs florissants, on n'y voit plus aujourd'hui que des ruines ou des villages chétifs groupés autour d'une église immense, trois fois trop grande pour contenir une population appauvrie et paresseuse. De siècle en siècle les forts et les vaillants de chaque génération sont allés peupler l'Amérique du Sud ou les Philippines, et les qualités natives de la nation s'en sont ressenties.

LA RUE DU COMMERCE, À TOLÈDE (page 584).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Depuis 1835 les privilèges de la Mesta ont été abolis, et les troupeaux en transhumance ne peuvent cheminer que sur une largeur de quatre-vingts mètres; mais ce n'est pas en un jour qu'un remède si tardif peut guérir un mal invétéré, et des siècles s'écouleront avant que le Castillan ait repris le goût de la terre. Grave, majestueux, sombre, indifférent, longtemps encore il abandonnera le soin de cultiver son champ à des Galiciens, à des Baléares ou à des Basques qui vivent à ses dépens, et préférera souffrir la faim dans toutes les formes voulues par l'étiquette, plutôt que de déroger en accomplissant un labeur servile indigne d'un hidalgo.

Telle est l'œuvre de Robin Mouton; on ne peut nier que cette bête féroce n'ait commencé! Sa laine lui fait beaucoup pardonner; mais ses côtelettes! Il suffit de traverser l'Espagne pour leur garder rancune.

Voici le Tage; un ruban de sombre verdure en signale soudain le cours sinueux. «Il coule entre les peupliers verts, tellement endormi que ni l'arbre ne l'entend, ni le sable ne le sent passer. Dans son silence et dans son repos, les joyeux rossignols l'avertissent tout haut que le soleil se lève, et qu'il doit s'éveiller aussi. Entre les joncs de ses bords, son cours tranquille ne dit pas qu'il se réveille, mais témoigne qu'il se meut.»

À l'envi les poètes l'ont chanté: Garcilaso de la Vega évoque les nymphes capricieuses qui se jouent sur ses rives:

De quatra ninfas que, del Tago amado
Salieron juntas, a cantar me offresco.

(Les quatre nymphes qui, du Tage aimé
Sortirent ensemble, je promets de chanter.)

C'est à elles que Cervantès fait allusion quand il parle des beautés qui ont choisi pour demeure le cristal de ses eaux et s'asseyent sur la verte prairie pour tisser de leurs doigts légers les étoffes précieuses où se mêlent la soie, les perles et l'or. À son tour, Moratin subit le charme de ses ondes et le célébra dans des idylles que ne désavoueraient ni Théocrite, ni Virgile; mais nul n'a mieux glorifié le fleuve majestueux arrivé au terme de sa course, que l'immortel auteur des Lusiades. Le Tage n'est pas seulement pour lui le fleuve clair qu'aiment les pasteurs de ses églogues: il est le fleuve épique, il est le fleuve sacré, il est une sorte de divinité inspiratrice:

«Muses du Tage qui, dès la plus tendre enfance, m'avez inspiré un souffle si brûlant, si j'ai toujours dans mes chants rustiques célébré la beauté de votre fleuve, daignez cette fois m'accorder le style sublime, le ton élevé et majestueux ... Prêtez-moi des accents dont la grandeur égale, s'il est possible, les exploits de votre belliqueuse nation.»

Le Tage, blasé depuis longtemps sur les hommages hyperboliques des poètes, continue sa marche paresseuse de Fleuve vieilli, tandis que la voie ferrée s'en éloigne et coupe droit vers Tolède. Par bonheur, elle ne s'approche point des remparts de la vieille cité. En construisant la gare, l'ingénieur a reculé devant un sacrilège. Le voyage s'achève dans un carrosse hors d'âge ou dans un char à bancs mal suspendu, suivant que les voyageurs sont plus ou moins nombreux ou qu'ils inspirent plus ou moins de respect. Les fouets claquent, les mules ruent, les cochers les injurient, et l'ascension de la ville aux sept collines commence au milieu d'un tourbillon de poussière qu'eussent envié les dieux de l'Olympe quand ils descendaient sur la terre. Hélas! que viendraient-ils faire aujourd'hui qu'ils ont tant de raison de nous bouder!

Quelques tours de roues grinçantes et, à gauche, sur des rochers où ne végète même pas une mousse chétive, la plus décorative des forteresses ruinées, la mieux faite pour tenter le burin des aquafortistes, le vieux château de San Cervantès dresse ses murailles pesantes, rébarbatives, brûlées par d'innombrables soleils.

Il domine encore le cours du Tage; il le défendait autrefois. C'est tout un appareil de guerre et de force, qui s'est rompu avec le temps.

San Cervantès lui aussi fut chanté par les poètes:

«Toi qui t'élèves à côté de Tolède, le roi Alfonse te fonda sur les eaux du Tage. On dit que tu as été de fer aux machines de bois des ennemis ... Et maintenant, méprisé, te voilà sur cet âpre rocher comme en décembre la pique vermoulue du gardien des vignes; tes créneaux, autrefois ta couronne, servent de perchoir aux corbeaux, et sont comme ces dents isolées qui disent l'âge des vieillards.

«Écoute-moi, vaillant château, et accomplis ce que j'implore de toi, bien que deux douzaines de vers ne méritent pas une récompense. Si quelquefois ma maîtresse, terrible comme l'enfer, belle comme le ciel, ou, pour mieux dire hautaine comme la ville de Tolède, sort pour jouir des amandiers aux fleurs verdoyantes, prémisses de l'année et le plus doux des aliments, si elle fait des eaux du Tage un miroir à sa beauté, donne tes ruines pour exemple à son orgueil, et dis-lui, sans parler, mille choses que tu sais bien....»

La vieille forteresse n'est pas seulement célébrée par les poètes; ses légendes et ses histoires de guerre et d'amour chevaleresque sont consacrées dans le Romancero.

Le roi Alfonse s'était éloigné à la tête d'une vaillante armée, laissant le commandement de Tolède à Bérengère, noble par le sang, reine par le mariage, souveraine par la beauté.

Le Maure, informé que la ville était dépourvue de ses défenseurs, accourut. Mais, avant de franchir le Tage, il fallait prendre le château qui défendait l'entrée du pont.

La reine monta sur une tour de l'Alcazar, et ses yeux courroucés virent le péril que courait la poignée de braves enfermés dans la forteresse, et qui, bientôt, périrait sous l'étreinte de l'Infidèle.

Et voici qu'il se présente au Maure, le héraut de la reine Bérangère. Elle a dit sur un ton de reproche:

«N'est-ce point lâcheté à toi de t'en prendre à de si faibles ennemis! Si tu es aussi vaillant que tu veux le faire croire, va, et attaque le roi Alfonse, mon époux, et ses chrétiens, sous les murs de Carélie!»

Le Maure est humilié de cette remontrance, et il sait que la reine est très belle.

«Que du haut du plus proche rempart Doña Bérangère consente à nous montrer son visage dévoilé, et je lèverai le siège.»

Comme le soleil s'abaissait, la reine apparut, debout sur la muraille, le visage découvert, entourée de ses demoiselles somptueusement parées, plus belle que la lune naissante au milieu des premières étoiles qui scintillent.

Le Maure la regarda longuement, et la salua avec les marques du plus profond respect.

À l'aube, lui et les siens levèrent le siège du château, et prirent le chemin de Carélie.

Au temps de Lope de Vega, la vieille forteresse, devenue inutile, était si abandonnée que les gens de qualité se donnaient rendez-vous sous ses murailles lorsque le point d'honneur les obligeait à s'entre-couper la gorge. Dans la jolie comédie intitulée: Aimer sans savoir qui, à laquelle Corneille a emprunté la Suite du Menteur, le héros de la pièce vient y servir de témoin dans un de ces duels si fréquents à cette époque. Si la mode n'en était passée, on y pourrait encore aujourd'hui vider, sans crainte d'être dérangé, d'aussi tragiques différends.

Après avoir croisé un troupeau de bœufs aux formes superbes, à la robe noire comme la figure du diable, à condition que le diable soit très noir, mon carrosse s'engage sur le pont d'Alcantara (le pont du pont) que ferment à ses extrémités deux portes fortifiées, aux armes de la maison d'Autriche.

Vu de ce point, le Tage prend un aspect terrible, en harmonie avec son nom, et du fond de la gorge profonde où il coule, il semble enserrer Tolède pour l'étouffer, plutôt que pour lui faire de ses bras d'amant une amoureuse ceinture. Sans doute, quelque Durandal céleste a ouvert son lit à travers la montagne, et taillé à pic les falaises qui surplombent ses eaux limoneuses. Je lève les yeux et là-haut, sur la crête des rochers, se dresse, tel un joyau serti dans une monture de fer, la ville des conciles gothiques, la vieille capitale de la Nouvelle-Castille, la cité mudejar qui dort sous les lambeaux de ses vêtements asiatiques, sombre et claustrale comme au Moyen âge, à deux heures de Madrid vivant et joyeux. Ce voyage si prompt à travers quatorze siècles surprend l'esprit; un long séjour est nécessaire pour en faire oublier les secousses.

La seconde porte franchie, sous les yeux vigilants des employés de l'octroi, on s'engage sur un chemin en pente fort raide qui porte le nom de: «Cuesta del Carmel». Il est le fils dégénéré d'une voie plus abrupte qui passait non loin de l'église du Cristo de la Luz, un monument très ancien et toujours vénéré.

Il y a sept siècles environ, comme Alfonse le Brave entrait dans Tolède, qu'il venait de délivrer du joug des Infidèles, et s'élevait le long de cet escarpement, ayant à ses côtés le Cid Campeador, les regards des deux héros furent soudain attirés par une douce lumière. Les murailles de l'antique sanctuaire se sont ouvertes, une musique céleste se fait entendre, et la lampe de la chapelle chrétienne, qui ne s'est point éteinte depuis trois cent soixante-neuf ans, sans que personne ait pris soin de l'entretenir, brille aux yeux ravis des guerriers victorieux.

Alfonse et le Cid mettent pied à terre, s'agenouillent et ordonnent de célébrer, dans le sanctuaire rendu au culte, le saint sacrifice de la Messe.

Rêve charmant des âmes pieuses. C'est à lui que le petit édifice doit son nom: El Cristo de la Luz.

Les architectes locaux ont beaucoup discuté sur la date à laquelle on doit faire remonter la construction de la partie la plus antique du sanctuaire. Certains d'entre eux ont voulu y voir une manifestation d'un art arabe très primitif, contemporain des premières années de la conquête sarrazine. Ils voudraient y trouver aussi un prototype de la célèbre mosquée de Cordoue. Son plan carré, ses nefs accotées avec leurs arcs en fer à cheval et leurs colonnes d'un style fort grossier, les coupoles de briques qui le couvrent viennent à l'appui de leur thèse sans donner une certitude.

Des peintures à fresque, représentant les saints martyrs de Tolède, et qui doivent remonter au XIIe siècle, ont été découvertes seulement en 1871, à la suite de la chute d'un fragment de l'enduit qui les recouvrait. Elles dateraient de la période où les chevaliers de Saint-Jean installèrent en ce lieu, signalé par un miracle, une commanderie de leur Ordre. À peine faut-il parler, pour mémoire, de la seconde chapelle construite en 1482 par le cardinal de Mendoza, et dont la suppression rendrait au vieil édifice son véritable caractère.

Un peu au delà du Cristo de la Luz, fière et isolée comme un arc de triomphe, s'élève la merveilleuse Puerta del Sol. Ses briques, dorées par le soleil dont elles absorbent depuis si longtemps les rayons, semblent sourire au regard. Qui ne l'a louée en prose, chantée en vers, célébrée sous tous ses aspects? Le Tage lui-même aurait sujet d'en être jaloux.

PORTE DU VIEUX PALAIS DE TOLÈDE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Il me souvient d'être passée jadis sous son arc. Aujourd'hui, la route carrossable est établie en contrebas, sans doute pour permettre de la mieux admirer, et peut-être aussi pour améliorer la pente d'une route fréquentée par un charroi très actif. La vie est, en effet, très intense sur la Cuesta del Carmel, et parfois l'on a peine à se frayer un passage à travers les convois d'ânes qui vont chercher de l'eau au fleuve, car Tolède, bâti sur le roc, paraît presque aussi altéré que le Manzanares lui-même.

Ce n'est pas d'hier qu'on a rêvé d'élever jusqu'aux lèvres de ses habitants les eaux si douces de son Tage chéri. Charles Quint, ce Charlemagne de l'Espagne, y réussit. Très épris de mécanique—chacun sait le souci que lui causait le désaccord d'un certain nombre d'horloges qu'il ne pouvait faire sonner en même temps,—il chargea un ingénieur de Crémone, nommé Juanilo Turriano, de résoudre le problème. L'Italien construisit un appareil hydraulique, que les contemporains décrivent avec plus d'emphase que de précision. Alvarez de Colmenar, qui vivait au siècle dernier, n'en parle que par ouï-dire, car il n'existait plus de son temps. Il semble qu'il s'agit d'une noria.

«La machine de Juanilo était composée de grandes caisses de fer attachées les unes aux autres et formant un chapelet qui descendait du château dans le Tage; l'eau entrait dans la première, était poussée dans la seconde, au moyen de certains rouages, et, de celle-là, successivement dans les autres, jusqu'au château, où elle tombait dans un réservoir, et se répandait dans toute la ville par un canal, ce qui était d'une grande commodité.»

Juanilo quitta ce monde en 1585. Sa machine, retouchée par un mécanicien israélite, fonctionna encore vingt-quatre ans. Puis, celui-ci étant mort à son tour, elle s'arrêta pour jamais.

À part quelques arceaux de la maçonnerie qui la soutenaient, il ne reste rien de l'œuvre de l'ingénieur italien, mais son auteur garde encore dans la ville la réputation d'un nécromancien, capable d'asservir à ses volontés la nature et le monde surnaturel lui-même.

Juanilo, entretenu aux frais du Chapitre de la cathédrale, avait construit un automate qui, chaque jour, sortait de sa maison à heure fixe, se dirigeait, imperturbable, vers la cuisine des chanoines, recevait dans un panier le repas de son maître, saluait respectueusement le cuisinier, pivotait sur les talons, et, sans commettre la moindre indiscrétion ou la moindre gourmandise, rentrait aussitôt au logis. La rue qu'il suivait porte encore aujourd'hui le nom de: «Rue de l'homme de bois».

L'ascension s'achève, et mon char fait son entrée solennelle sur la place du Zocodover. Le Zocodover! Quel nom sonore et superbe, bien qu'il signifie simplement «le marché aux chevaux», et comme il semble bien en harmonie avec les souvenirs héroïques de la cité Impériale! Sur ce plateau fut la place d'armes où s'assemblaient les guerriers prêts à entrer en campagne, ici joutèrent les chevaliers lors de l'entrée solennelle des Rois Catholiques, ici se réunissaient les Comuneros, qu'électrisait la grande Maria de Padilla, ici se dressait le tribunal du Saint-Office dont l'archevêque de Tolède, primat d'Espagne, était de droit le Grand Inquisiteur. Tous les souverains de l'Espagne, tous ses hommes célèbres, devraient avoir leur effigie sur le Zocodover, car presque tous en ont foulé le sol.

À sa vue, adieu les évocations merveilleuses ou tragiques! Le Zocodover n'est plus qu'une place banale irrégulière, dont les maisons pauvres et sans caractère ont pour soutien de grossières colonnes. Sous les portiques ainsi formés, d'humbles marchands vendent des melons, des sandales et des journaux.

Sur un banc circulaire bâti en briques, dorment d'un œil ou fument en silence des mendiants d'une malpropreté grandiose, triomphants dans leurs guenilles. Tous guettent l'apparition d'un étranger sur la place ou à l'entrée de la rue du Commerce qui conduit à la cathédrale. Cette belle habitude ne date pas d'hier.

Dans l'une de ses nouvelles, Cervantès parle de la troupe innombrable de mendiants, de faux perclus et de coupeurs de bourse qui occupaient ce poste de choix. Il la pouvait peindre d'après nature de sa maison toute voisine. Rien ne change sous le beau soleil de l'Espagne, qui incline le corps à la paresse, et l'esprit à la torpeur.

Pour peu que l'on stationne quelques jours à Tolède, un problème se pose: Faut-il donner ou refuser l'aumône si ardemment sollicitée? Montrez-vous quelque bonne volonté? vous serez tout de suite connu et vous ne pourrez sortir sans que cinquante mains, aux doigts indiscrets et sales, s'accrochent à vos vêtements, explorent toute votre personne, s'enfoncent dans vos poches, en sortent le contenu et y laissent ... des souvenirs piquants. Faites-vous la sourde oreille? vous serez tout aussi pressé, foulé, fouillé, et accablé d'injures par-dessus le marché, sous l'œil paterne d'un agent de police, de qui les mendiants savent attendrir le cœur. Le problème est donc insoluble. Quand on a fait à ses dépens cette expérience, on se résout à voler les voleurs, en cheminant à travers l'inextricable réseau de rues, ou plutôt de ruelles silencieuses qui coupent et recoupent la ville. Parfois, sur ces voies, si étroites qu'un mulet chargé touche les deux murailles, on se trouve en péril d'être écrasé, et il faut remonter jusqu'à l'ébrasement d'une porte hospitalière, pour s'en préserver; mais quels dangers ne braverait-on pas pour éviter l'entrée de la rue du Commerce?

Il arrive même que l'on rencontre d'antiques carrosses dans ces rues tortueuses où s'ouvrent les entrées monumentales d'anciens palais, tels que ceux de la grande famille des Tolède ou de la confrérie de la Sainte-Hermandad. La chose tourne au tragique lorsque deux voitures, sans se voir, s'engagent en même temps aux deux extrémités de la même voie. L'unique ressource est de dételer et de reculer à bras d'homme.

Mais qui détellera? qui reculera? Grave question, dans un pays où le point d'honneur a un culte, et où l'amour-propre, mieux encore que la foi, soulèverait des montagnes.

Il y a ... pas mal d'années, eut lieu une rencontre fameuse entre le carrosse de la femme du Président du Conseil de Castille et l'épouse du Président du Conseil des Indes. Par l'intermédiaire des valets, ces dames avaient parlementé sans pouvoir s'entendre. Aucune des deux ne voulait reculer. Depuis plus de trois heures, les chevaux étaient nez à nez, et les cochers s'invectivaient. Faute de Salomon, mort depuis quelques années, et des arbitres de la Haye retenus encore dans les limbes, une bonne âme, émue de la gravité du cas, proposa de le soumettre au Cardinal et de s'en rapporter à sa décision.

«La question ne se pose même pas, fit le prélat ferré sur l'étiquette. La plus jeune de ces dames doit céder le pas à l'autre.»

À peine cette décision fut-elle communiquée aux parties que, des deux carrosses, sortit en même temps un ordre formel:

«Dételez, et reculez; je cède le pas à la Présidente du Conseil de Castille. Comme le dit si doctement Son Éminence, l'âge lui mérite cet honneur.»

«Reculez au plus vite, je cède le pas à la Présidente du Conseil des Indes. Comme l'a jugé si sagement Son Éminence, l'âge lui vaut cette déférence.»

Pareille mésaventure m'a été évitée, car je suis descendue dans une fonda bien espagnole, dont la porte, splendidement armoriée, s'ouvre sur la large voie qui, du Zocodover, monte à l'Alcazar. C'est un palais qui dut avoir fort belle allure avant qu'un ciel ouvert ne couvrît le patio à la hauteur du premier étage, pour en faire une vaste salle à manger.

Des portes magnifiques, massives et pesantes comme celles d'une cathédrale, munies de clés longues d'une coudée, donnent accès dans les chambres. La mienne est double, c'est-à-dire pourvue d'une alcôve immense, soigneusement close, et contient non seulement deux énormes lits, mais les meubles de toilette. Ni le bruit n'y parviendrait, ni la lumière ni la chaleur n'y pénétreraient, quand même cent personnes s'agiteraient dans le patio, ou que le soleil au zénith darderait sur la terre ses rayons embrasés. Ici encore, mon esprit enfourche son cheval favori et m'emporte, rapide, vers Chiraz ou Kachan. N'est-ce pas ainsi, que dans les riches maisons persanes, toute chambre se compose de trois annexes de plus en plus retirées, fraîches et mystérieuses, que l'on habite ou que l'on abandonne suivant la saison ou même selon l'heure du jour?

J'étais venue il y a quelque vingt ans à Tolède, et, depuis cette époque, je gardais le regret de l'avoir vue en touriste. Il s'agissait, maintenant, d'effacer mes remords.

Mais comment s'orienter avec méthode dans cette cité héroïque qui connut toutes les civilisations de l'Espagne, où chacune a laissé des merveilles? Diviser Tolède par quartiers, n'est-ce point tout mêler et confondre? Bâtie sur un plateau restreint, la ville n'a pu ni se déplacer ni s'étendre beaucoup, de telle sorte que c'est au nord comme au sud, à l'est comme à l'ouest, que ses maîtres ont construit leurs palais ou leurs temples. Ne vaut-il pas mieux suivre, étape par étape, à travers les siècles, sa vie morale, religieuse et artistique, que de passer sans transition à l'étude de monuments dont l'âge varie de cinq ou six siècles?

Je me suis arrêtée à ce dernier parti, conseillée en ceci par mon savant ami, le Professeur Ventura Prosper y Reyes, que tout Tolède respecte pour son talent et chérit pour son exquise bonté. Pas une porte ne reste close devant lui quand il y frappe et prononce ce salut magique qui ne saurait sortir d'une bouche impie: «Ave Maria purissima», auquel on répond par un «sin pécado concebida» et un gracieux sourire.

MADRILÈNE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Après la visite de la chapelle du Cristo de la Luz et des restes, transformés en boutique, de la vieille mosquée de la Torneria, celles des anciennes synagogues connues sous le nom de Santa Maria la Blanca et du Transito s'imposait. Si l'on en croit les familles israélites, que la persécution a depuis cinq siècles rejetées de l'autre côté du détroit, les Hébreux seraient venus en Espagne après la destruction de Jérusalem par Titus. Tous ceux qui purent échapper à la captivité, suivirent les rivages de la Méditerranée, et n'hésitèrent pas à franchir la mer, pour se fixer dans la fertile Andalousie. L'on n'est pas forcé d'accepter comme article de foi cette tradition. La première mention qui soit faite des juifs espagnols, remonte au IVe siècle. Il en est question dans un conseil ilibéritain. Doués d'un esprit d'initiative très vif, et d'une activité physique particulière, ils se multiplièrent et acquirent une richesse que les Wisigoths, insouciants et paresseux, ne cherchèrent pas à leur disputer. Mais aussitôt que leurs maîtres ariens eurent accepté la foi orthodoxe, la persécution s'abattit sur eux. Une loi terrible condamna la race entière à l'esclavage. Montesquieu a pu remarquer sans beaucoup d'exagération que le code gothique contenait en esprit tous les prétextes dont s'inspira l'Inquisition et les monarques du XIVe siècle dans leur guerre contre les Israélites.

La conquête musulmane fut un bienfait pour les Juifs. Ils brillèrent dans les arts et les sciences; ils monopolisèrent la banque, et furent à peu près les seuls à exercer la médecine et la pharmacie. Les écoles de Cordoue, de Tolède et de Barcelone étaient remplies de leurs élèves. Ils atteignirent même à des situations si importantes, qu'après l'expulsion des Maures ils n'en furent pas dépossédés.

On rencontre une foule de noms juifs, parmi ceux des savants et des hommes de finance attachés aux cours d'Alphonse X, d'Alphonse XI, de Pierre le Cruel, d'Enrique IV et de beaucoup d'autres princes chrétiens. Alphonse le Sage les employa à régler ses célèbres tables astronomiques, James Ier d'Aragon eut un Hébreu pour précepteur; Jean II, père d'Isabelle la Catholique, chargea l'un d'eux de réunir les poèmes qui composent le Cancionero nacional.

Ce fut durant cette période que les Juifs Tolédans élevèrent les deux synagogues qui témoignent de leur richesse et de leur goût. L'église qui porte le nom de Santa Maria la Bianca est le plus ancien de ces sanctuaires. Elle avait gardé jusqu'en 1405 sa destination première. Mais à cette époque Vicente Ferrer, dont l'apostolat violent avait converti de gré ou de force tant d'Israélites au christianisme, vint évangéliser Tolède. Il prêchait plusieurs fois par jour à Santiago de Arabal, une église voisine de la porte de Visagra, où l'on montre encore sa chaire, une merveille de ferronnerie. Mais les Juifs de Tolède venaient au sermon, et s'en retournaient incrédules. Habitué à la mollesse et à la douceur des Andalous, Vicente Ferrer s'irritait de son insuccès. Un soir que l'auditoire chrétien était nombreux et enthousiasme, le moine, grisé de ses propres paroles, descend de sa chaire, saisit une croix, sort en courant, entraîne toute l'assistance dont la foule se grossit à mesure qu'elle traverse la ville, entre de force dans la synagogue, expulse les rabbins, et consacre l'édifice au culte chrétien, sous le vocable de Santa Maria la Blanca, en souvenir d'un miracle célèbre et survenu à Rome en 352, sous le pontificat de saint Libérius.

Depuis sa transformation, la vieille synagogue a subi bien des vicissitudes. En 1550, le cardinal-archevêque D. Juan Siliceo l'agrandit, y adjoignit quelques constructions, et en fit une sorte de béguinage consacré aux filles repenties, sous le vocable de Refuge de la Pénitence ou de Notre-Dame de la Pitié. Mais, soit que les Tolédanes fussent toutes vertueuses, ou plutôt, comme l'assure un auteur sceptique, qu'elles fussent rarement touchées de repentir, le béguinage ne fut jamais prospère et finit par se fermer faute de béguines. Santa Maria la Blanca, inutile et abandonnée, eût été démolie si l'on n'eût décidé d'y loger des troupes, puis de la convertir en magasin militaire.

Il n'y a guère plus de trente ans que cette petite merveille a été réclamée par la Commission des Monuments historiques. Depuis cette époque, grâce à une subvention annuelle du Gouvernement, et aux revenus que donnent les entrées des étrangers, on a pu entreprendre une importante restauration. À l'extérieur, rien ne signale le charme et la grâce de son architecture; mais, à peine la porte est-elle ouverte, que le regard embrasse dans leur ensemble cinq nefs, divisées par trois rangées de piliers octogones, sur lesquels s'appuyent des arcs outrepassés. Les chapiteaux, ornés de stucs ciselés avec une délicatesse infinie, rappellent, par le dessin ornemental, leurs prototypes encore conservés dans certaines mosquées persanes. Au milieu des tympans, s'étendent de gracieuses rosaces, tandis que le long de l'astragale, formée d'une torsade, règnent des feuillages enroulés en forme de volute et mêlés à ces pommes de pin que l'on retrouve dans les constructions de l'Alhambra remontant à l'époque du Khalifat. Un riche plafond de bois, incrusté de nacre et d'ivoire, couvre la nef centrale et donne à cette partie de l'édifice une élégance suprême.

Les Juifs n'avaient pu protester contre la spoliation dont ils avaient été victimes. Ils se résignèrent, et se réunirent plus tard dans une synagogue plus grande et plus belle, bâtie par Samuel Lévy, le célèbre trésorier de Pierre le Cruel, sur les plans du rabbin Don Meir Abdeli, et terminée en 1336. Ils y célébrèrent leur culte jusqu'en 1492, cette année à la fois glorieuse et terrible, où Isabelle prit Grenade, décida la conquête du Nouveau Monde, et signa d'une main abusée l'arrêt qui priva l'Espagne de cent vingt mille Juifs, industrieux, intelligents et actifs.

La synagogue de Samuel Lévy subit à son tour le sort de son aînée, et devint chrétienne sous le nom de Transito de Nuestra Señora. L'édifice est construit avec un luxe en harmonie avec la richesse de son fondateur, et présente un des plus beaux spécimens de l'art arabe andalou. Il est constitué par une nef unique, couverte, à 14 mètres de haut, par une admirable charpente de mélèze incrusté d'ivoire et de nacre, comme celle de Santa Maria la Blanca. Sur les murs s'étendent des ornements stucqués si délicats, si légers, si élégants, qu'on les prendrait au premier abord pour une vieille guipure de Venise, oubliée depuis des siècles sur la paroi. Dans la partie supérieure où s'ouvrent d'élégantes fenêtres, se déroule, à travers des rinceaux et des fleurs, une magnifique inscription en caractères hébraïques. Elle chante la louange du fondateur de la synagogue, Samuel Lévy, et de D. Pedro, roi régnant. Quand le digne trésorier fut condamné à mort par un maître cupide et jaloux, il dut au fond du cœur regretter l'argent qu'il avait consacré à louer son bourreau. L'inscription n'en a pas moins échappé aux atteintes du temps, et doit à sa position élevée d'avoir défié les chrétiens, au moment où ils consacrèrent la synagogue, après l'avoir transformée en église.

Aujourd'hui, un échafaudage énorme, des planchers successifs auxquels on accède par des escaliers, coupent la nef en plusieurs étages, et empêchent d'apprécier la beauté de son ensemble. Il est cependant possible d'admirer de magnifiques fragments, de reconstituer les grandes lignes du temple et de reconnaître que si, au train dont on la mène, la restauration entreprise risque de durer un demi-siècle, elle est du moins exécutée avec une véritable science, une habileté et une souplesse de main incomparables.

Autour du Transito qu'avoisinait le palais de Samuel Lévy, autour de Santa Maria la Blanca, le sol nu est celui de l'ancien quartier juif. Hélas! sur les escarpements du Tage, sur les hauteurs où les fils de ceux qui avaient mesuré du regard l'abîme du Cédron avaient trouvé un asile qu'ils espéraient éternel, il ne reste que décombres et poussières. Quel terrible exode que celui de la nation infortunée, contrainte de quitter la terre où elle vivait depuis des siècles, de réaliser en quelques mois tous ses biens, sans qu'il lui fût permis d'emporter le peu d'or qui en était le prix dérisoire!

Au-dessous des deux synagogues le sol s'abaisse assez brusquement jusqu'à une plaine que borde le Tage et qu'il couvre de ses eaux lorsqu'il sort de son lit. Les habitations y sont clairsemées; pourtant, une maison plus haute que ses voisines et de meilleure apparence attire mes regards. En travers de la façade et à plus de huit mètres de hauteur une large pierre incrustée, portant une inscription gravée et peinte en noir, m'apprend que le Tage l'atteignit durant une crue restée célèbre.

Étonnée, j'avise une brave femme qui ... peigne sa petite fille sur le pas de la porte.

«Eh quoi! les eaux du fleuve montent parfois jusqu'à cette hauteur?

—Oh non!... Les crues les plus fortes ne se sont jamais élevées à plus d'un mètre ou deux au-dessus du sol, et c'est déjà beaucoup!... Seulement, comme les enfants risquaient d'abîmer l'inscription en jouant à la balle, l'Alcalde nous a commandé de la placer hors de leur portée.»

C'est en réfléchissant à la prudence et à la sagesse de cet administrateur d'élite, que je me suis laissé entraîner jusqu'à la nouvelle porte de Visagra (porte des champs), une construction massive remontant à l'époque de Charles Quint, et dont la vue ferait la joie de tous les polyorcètes si elle n'était maudite par les muletiers qui s'engagent sous sa voûte étranglée.

Il y a bel âge qu'un maire d'Avignon eût fait disparaître cet obstacle; mais à Tolède on a le respect du passé, comme le montrent les précautions prises pour sauvegarder le souvenir des inondations.

(À suivre.) Jane Dieulafoy.

TYMPAN MUDEJAR.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Droits de traduction et de reproduction réservés.

TOME IX, NOUVELLE SÉRIE.—50e LIV. No 50.—16 Décembre 1905.

DES FAMILLES D'OUVRIERS ONT ÉTABLI LEURS DEMEURES PRÈS DE MURAILLES SOLIDES.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

DE TOLÈDE À GRENADE[1]
Par Mme JANE DIEULAFOY.

II. — Le Taller del Moro et le Salon de la Casa de Mesa. — Les pupilles de l'évêque Siliceo. — Santo Tomé et l'œuvre du Greco. — La mosquée de Tolède et la reine Constance. — Juan Guaz, premier architecte de la Cathédrale. — Ses transformations et adjonctions. — Souvenir de la bataille de las Navas. — Le tombeau du cardinal de Mendoza. Isabelle la Catholique est son exécutrice testamentaire. — Ximénès. — Le rite mozarabe. — Alvaro de Luna. — Le porte-bannière d'Isabelle à la bataille de Toro.

CASTILLANE ET SÉVILLANE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

«J'ai vu beaucoup de maisons, beaucoup d'oisifs et, dans les rues riches ou pauvres, des ordures à boisseau. J'ai aperçu le ciel à travers des fenêtres petites comme des barbacanes, et l'on m'a raconté qu'une figure avenante est souvent le masque des méchants, que les aubergines mûrissent en été et qu'il y a des moustiques à l'automne.»

Cette description de Tolède que faisait, au milieu du XVIIe siècle, le gracioso de Garcia de la Châtaigneraie, dans le célèbre drame de Francisco de Rojas, est encore exacte, et si aux ordures on ajoutait les décombres, on n'aurait pas une virgule à y retrancher ou à y mettre.

Les monuments élevés au cours des trois premiers siècles qui suivirent la reconquête, construits dans ce style mudejar que j'ai étudié à Saragosse, ont particulièrement souffert, soit que la mode malfaisante en ait ainsi décidé, soit que la décoration ait été fragile et peu durable.

Tel est le cas du magnifique palais qui longe la Calle del Moro. On franchit une porte quelconque, et l'on entre dans un jardin à peu près inculte, autour duquel habitent plusieurs familles d'ouvriers. Ils ont appuyé leurs masures à des murs solides encore, et démoli la richesse pour, bâtir la pauvreté. De cette vaste demeure, il ne reste qu'une salle de belles proportions, couverte d'une magnifique charpente analogue à celle du Transito. La partie supérieure des murailles, que n'ont pu atteindre ni le marteau des ouvriers ni la balle des enfants, est ornée de stucs infiniment délicats. Ce beau vaisseau que prolongent, à ses extrémités, deux pièces plus petites, a servi longtemps de dépôt aux pierres nécessaires à l'entretien de la cathédrale, et a conservé, de cette destination, le nom de Taller del Moro (atelier du Maure). Durant ces dernières années on l'a transformé en une humble remise.

Et pourtant ce palais fut habité par Charles Quint. On raconte que ses jardins se confondaient avec ceux qui entouraient la demeure du comte de Fuensalide, où mourut l'unique femme du grand empereur, cette triste Isabelle de Portugal, cette mère de Philippe II, dont une admirable peinture du Titien nous a conservé les traits délicats sous l'or des cheveux soyeux et fins.

Un autre spécimen de cette architecture mudejar née du mariage des arts de l'Occident et de l'Orient, celui-ci en parfaite conservation, mais de proportions restreintes, est le salon de la Casa de Mesa.

Les stucs employés dans les revêtements ont beaucoup d'analogie avec les ornements du Transito érigé en 1366, mais ils ressemblent encore davantage à ceux du palais d'Ayala, daté de 1440. Il est donc permis de supposer que l'édifice fut bâti au XVe siècle.

En 1551 l'archevêque D. Juan Martinez Siliceo y installa une maison d'éducation sous le nom de «Collegio de las doncellas virgineas». Ces jeunes filles, au nombre de cent, n'y entraient qu'après avoir fait preuve, non de quartiers de noblesse comme on l'a dit par erreur, mais d'une parfaite pureté de sang, ce qui est bien différent. Pour avoir un sang pur ou du sang de vieux chrétien, il ne fallait compter parmi ses aïeux les plus reculés ni un juif, ni un Maure, ni un condamné de l'Inquisition, du côté paternel comme du côté maternel. Cervantès ajoute même, et c'est logique, qu'il fallait une filiation légitime ininterrompue et prouvée. Évidemment, on ne devait pas être aussi exigeant sur ce dernier chapitre que sur le premier.

Les pupilles de l'archevêque Siliceo étaient admises dans son collège entre sept et dix ans. Six places étaient réservées aux enfants de la famille du fondateur. Des rentes importantes leur étaient attribuées durant leur vie, si elles restaient dans l'établissement. En cas de mariage, elles recevaient une dot de 5 535 réaux; mais aucune faveur ne leur était accordée si elles le quittaient pour entrer dans un monastère; l'objet principal du fondateur étant d'élever de vaillantes et bonnes mères de famille, expertes aux soins domestiques et capables de bien tenir une maison.

ISABELLE DE PORTUGAL, PAR LE TITIEN (MUSÉE DU PRADO).—PHOTOGRAPHIE LACOSTE, À MADRID.

En 1810, la Casa de Mesa passa aux mains des Carmélites qui firent leur chapelle du grand salon. C'est à leur présence qu'il faut attribuer son parfait état de conservation. Elle appartient aujourd'hui à un homme jaloux de préserver cette merveille contre toute atteinte.

À part les palais connus et classés, il existe un grand nombre de pauvres demeures où l'on retrouve d'intéressants fragments de décoration mudejar. Pour les voir il ne faut pas s'en rapporter aux guides patentés et quasi officiels: il faut suivre un amoureux des ruines tolédanes, et pénétrer avec lui dans les patios et les écuries, dont les habitants ont succédé à Pierre le Cruel et aux grands seigneurs de sa cour.

Tandis que les maçons et les architectes mudejar élevaient dans les divers quartiers de Tolède des palais destinés à la noblesse, le clergé leur commandait de construire des églises. La plupart ont été détruites par le zèle des curés épris avant l'heure d'un art nouveau. San Justo, San Juan de la Penitencia, San Roman, San Pedro Martyr, San Miguel, Santa Leocadia, le couvent de la Concepcion et Santo Tomé conservent, ceux-ci une tour en forme de minaret qui s'élève pour protester contre la transformation des nefs placées jadis sous leur garde, ceux-là une frise ou un plafond dans lesquels se décèlent l'habileté technique et la science des constructeurs. Toutes ces églises sont intéressantes à visiter, mais Santo Tomé renferme deux chefs-d'œuvre qui lui assignent une place hors de pair: la statue polychrome du prophète Élie, dont les draperies ont malheureusement été restaurées, et l'enterrement du comte d'Orgaz, la plus admirable composition qui soit due au pinceau du réaliste Greco.

La beauté olympienne de la tête d'Élie, le modelé vigoureux des mains et des pieds qui dépassent la robe de bure font immédiatement penser aux élèves espagnols de Michel-Ange. Et comme l'on ne saurait songer à Berruguete, on doit l'attribuer soit à Tordésillas, soit plutôt à Bercera.

LE PALAIS DE PIERRE LE CRUEL.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Domenico Greco ou Theotocopuli, pour lui rendre son véritable nom, est un de ces artistes longtemps méconnus qui suffiraient à glorifier les villes qui les ont accueillis. La couleur sévère et puissante, la composition harmonieuse, le dessin magistral et l'expression des visages sont saisissants au même degré et au même titre. Ce noble descendant des grands artistes de la Hellade, était né en Grèce, comme son nom et son surnom l'indiquent; puis, après avoir traversé l'Italie où il avait été l'élève du Titien, il était venu en Espagne et s'était fixé à Tolède. En outre de l'Enterrement du Comte d'Orgaz, daté de 1584, la ville possède quelques superbes portraits de ce grand maître, peints dans une gamme grise qui rappelle la manière de Franz Hals.

Entre les manifestations du zèle pieux de Tolède, c'est sur la cathédrale que se concentre aujourd'hui l'attention générale. De toutes parts on l'aperçoit. Tantôt elle apparaît au-dessus des maisons, tantôt elle remplit des échappées de ciel ménagées dans les rues très étroites qui convergent vers elle. Elle se dresse flanquée de puissants contreforts, enveloppée de pinacles, couronnée de galeries ajourées, dominée par des tours et des tourelles aiguës, et par le clocher qui s'enfonce dans l'azur du ciel. À ses pieds, se pressent des maisons, des palais; mais on ne peut les regarder tant la cathédrale absorbe l'esprit et retient le regard. Dans l'espace il n'y a qu'elle, et si, pareils à des soulèvements géologiques successifs, les annexes, les sacristies, les chapelles de tout âge se font jour à travers le monument primitif, les choses qui se sont caressées si longtemps harmonisent si bien leurs formes que les siècles s'y coudoient sans se distinguer ni se heurter. Elle est le Saint-Pierre de cette autre Rome, de cette ville aux sept collines; mais un Saint-Pierre très mystique, très pieux, qui éveille des idées sévères et non le souvenir de la pompe orgueilleuse des Césars. J'en veux à Mariana de l'avoir appelée la Riche, alors que d'âge en âge Jupiter, Jésus, Allah et encore Jésus furent pieusement adorés sur l'emplacement qu'elle occupe. Le site où tant d'êtres humains élevèrent leur cœur vers un monde idéal méritait un autre qualificatif.

L'histoire de la cathédrale n'est pas seulement celle de Tolède, elle est celle de l'Espagne même. La première église chrétienne qui succéda aux temples païens dut être édifiée au IVe siècle. C'est sans doute à cet édifice primitif que fut substituée l'église fondée par Récarède, ce roi goth qui abjura l'arianisme et la consacra, sous le vocable de la Vierge Marie, le 12 avril 587. Encore cet édifice ne dut-il pas être somptueux; mais, dans ses murs, pontifièrent les saints évêques de Tolède: les Eugène, les Eladio, les Ildefonse, les Julian; sous ses voûtes s'assemblèrent les conciles où la monarchie gothique légiférait et se perdait dans des subtilités théologiques, tandis que l'Arabe, au galop de son coursier rapide, s'avançait vers la terre d'Occident.

Le Croissant s'implanta sur la terre que Viriathe avait si longtemps disputée aux Romains. L'église fut renversée et remplacée par une mosquée resplendissante, revêtue de marbres précieux. Et lorsque, après trois siècles, la ville fut reconquise par les chrétiens, elle était si belle que les Maures se la réservèrent par un article spécial de la capitulation, et obtinrent du vainqueur la promesse qu'ils conserveraient l'exercice exclusif de leur religion. Le roi Alfonse promit sous serment de tenir à jamais cet engagement solennel.

Les Maures avaient compté avec le roi, mais sans la reine Constance. D'accord avec l'évêque Bernard, elle profite de l'absence du monarque qui guerroie au loin, pour décider ce qu'elle considère comme la plus précieuse des conquêtes. Une nuit, trois mille chrétiens bien armés se rassemblent sous ses ordres, et, conduits par l'évêque, ils se ruent vers la mosquée. La porte tombe sous leurs coups, et les gardiens surpris ne peuvent opposer aucune résistance. San Vicente Ferrer devait suivre cet exemple deux siècles plus tard.

Le lendemain la mosquée était consacrée au culte chrétien, et rétablie dans les droits canoniques de l'église qu'elle avait remplacée, en dépit des protestations d'Abou Valid qui réclamait avec indignation l'exécution du traité de capitulation.

Aussitôt les Maures dépêchèrent au roi un émissaire chargé de lui porter leurs doléances et de réclamer, avec l'accomplissement de la promesse royale, la punition de la reine et de l'évêque.

Alfonse, enflammé de colère, promit de châtier les coupables, et reprit en toute hâte le chemin de Tolède.

Quand ils apprirent le soudain retour du roi, la reine et l'évêque, saisis de crainte, tombèrent dans une profonde consternation. Par bonheur, il se trouva parmi les Maures un psychologue prudent et sage.

«Qu'allez-vous faire? dit-il à ses coreligionnaires. Le roi Alfonse est loyal, il tiendra sa promesse et punira comme ils le méritent la reine qu'il aime et l'évêque qui a toute sa confiance. Vous aurez un moment raison, mais soyez sûrs que, justice faite, le justicier vous gardera rancune. Afin de conserver une mosquée désormais trop vaste, ne vous aliénez pas la bonne volonté de notre souverain. Craignez qu'il ne nous fasse repentir de la sévérité que nous exigerions de lui.»

L'alfaqui (docteur de la loi) sut convaincre ses auditeurs, et le soir même, délégué par eux, il courait au-devant du roi pour solliciter sa clémence en faveur des coupables.

Alfonse témoigna le plus vif mécontentement à la reine et à l'évêque; mais, heureux au fond du cœur d'être dispensé de sévir quand l'honneur l'y obligeait, il montra désormais aux Arabes demeurés à Tolède un bon vouloir qui n'était que la juste rançon de la violence commise en son absence.

La ville conserva la mosquée comme cathédrale pendant plus d'un siècle et demi, et ce fut seulement sous le règne de Ferdinand III, le saint conquérant de Séville, qu'on la démolit. La première pierre de l'église actuelle fut posée par ce monarque assisté de l'évêque Dom Jimenez de Rada, le 4 août 1227. Sa construction s'est poursuivie jusqu'à la fin du XVIe siècle. La chapelle Mozarabe, celles des Rois Nouveaux, du Sagrario, de l'Ochavo, la Sacristie, la Maison du Trésorier, la Salle capitulaire, les portes des Lions et de la Présentation, les boiseries du chœur et une multitude d'annexes appartiennent même à une période plus récente.

Le nom du premier architecte nous a été conservé. Il s'appelait Pedro Ferez, ainsi qu'en témoigne son épitaphe trouvée dans la chapelle de Santa Maria démolie lors de la construction du Sagrario. Il mourut fort âgé, en 1285. Parmi ses nombreux successeurs, n'oublions pas le fameux Juan Guaz à qui les Rois-Catholiques confièrent la construction du monastère de San Juan de los Reyes.

PORTE DU PALAIS DE PIERRE LE CRUEL.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Il serait fastidieux d'énumérer le nombre de piliers qui soutiennent la nef de la cathédrale de Tolède, des fenêtres qui l'éclairent, des mètres carrés de voûtes qui la couvrent, de ses chapelles, de ses verrières, de ses portes, de ses cours. Les chanoines eux-mêmes ne sauraient donner un inventaire complet des trésors de tout genre qu'elle renferme. Je m'attacherai donc à considérer ses parties essentielles, et à rappeler les trois grandes figures qui se détachent sur la masse des rois, des ministres, des guerriers, des évêques qui ont trouvé le dernier repos dans la cathédrale, ou lui ont donné quelque chose de leur gloire: je veux parler d'Alvaro de Luna, le célèbre et infortuné ministre de Juan II, du grand cardinal de Mendoza, ministre d'Isabelle la Catholique, et du non moins grand Ximénès de Cisneros qui, investi du pouvoir souverain à la fin de la vie de cette sublime reine, le conserva durant les premières années du règne de sa fille, Jeanne la Folle.

Comme dans presque toutes les églises gothiques d'Espagne, la beauté de la nef centrale est bien amoindrie par la masse encombrante de l'inévitable chœur réservé aux chanoines. Pourtant, sa magnificence doit lui faire beaucoup pardonner. Après avoir considéré la superbe grille de cuivre doré et de fer argenté où se mêlent les ornements caractéristiques du style plateresque, après avoir reconnu sur le couronnement très orné, les armes du cardinal Siliceo, primat d'Espagne à l'époque où le célèbre maître en ferronnerie Domingo Cespedes acheva ce chef-d'œuvre (1548); après avoir déchiffré l'inscription indiquant que cette merveille fut exécutée sous le règne de Charles V et sous le pontificat de Paul III, on commence à oublier des griefs que la visite attentive du vaisseau ne tarde pas à effacer.

Le long des murailles qui s'élèvent jusqu'à mi-hauteur des piliers, se dressent deux étages de stalles, en noyer richement sculpté, mais de styles différents. L'étage inférieur n'est pas le plus beau; du moins il est le plus ancien et le plus intéressant. Chaque bas-relief représente un incident de la conquête du royaume de Grenade par les Rois Catholiques, et la prise successive des nombreuses places fortes qui pendant dix ans en marquèrent les étapes. Ces stalles, achevées en 1495, datent du pontificat du cardinal de Mendoza, et sont l'œuvre du maître-sculpteur Rodriguez. De style gothique fleuri, elles abondent en détails curieux et charmants sur les fortifications, les costumes, les armes, les habitudes des chrétiens et des Maures à l'époque de la conquête.

Les stalles de l'étage supérieur datent du XVIe siècle, et sont tout imprégnées de l'esprit de la Renaissance. La mosaïque de marbre, de jaspe, d'albâtre s'y mêle au bois de noyer d'une belle teinte chaude, et fournit les éléments de la décoration.

Philippe Vigarni, dit de Bourgogne, a composé les stalles de gauche, tandis que Berruguete entreprenait celles de droite. Les personnages représentés presque de grandeur naturelle au-dessus des dossiers, sont empruntés à l'Ancien et au Nouveau Testament. La stalle de l'Archevêque, si particulièrement belle, avait été réservée à Berruguete. La mort vint, et son collaborateur eut la gloire de la tailler. Elle porte l'écu du cardinal Siliceo sous le pontificat duquel elle fut exécutée, au lieu de celui de l'archevêque Talavera qu'on retrouve sur les autres stalles. Les colonnes de bronze qui soutiennent la petite coupole dont elle est surmontée sont ciselées à miracle. Au dossier, un bas-relief d'albâtre, dû au ciseau de Grégorio Vigarni, frère de Philippe de Bourgogne, représente la Vierge posant la chasuble sur les épaules de saint Ildefonse. La grâce et la beauté mystique de la sainte n'ont d'égale que l'expression extatique et ravie de celui qui la contemple. Un groupe important se dresse au-dessus de la coupole, il représente la Transfiguration de Jésus entre Élie et Moïse. Berruguete eut le temps de l'exécuter et même d'avoir des difficultés avec le Chapitre pour le paiement de cette œuvre. Le maître-architecte de l'Alhambra, Pedro Machuca, fut choisi comme expert et fixa le prix du travail à 82 628 réaux, somme très importante pour l'époque puisqu'elle répond à 26 000 francs, toutes proportion et relation gardées.

Au-dessus des stalles s'élèvent à droite et à gauche des orgues que la beauté des registres et l'excellence du mécanisme rendent justement célèbres. L'un date de 1756, l'autre de 1796, et toutes deux sont dues à des constructeurs fameux. Leur boiserie toute dorée est de style chirruguresque. Ceci dispense d'en parler plus longtemps. Le mobilier du chœur rivalise avec les stalles. Au milieu, un aigle aux ailes éployées, aux griffes reposant sur une base gothique d'un style plus ancien, porte les énormes et pesants livres liturgiques. Ce bel oiseau est sans doute venu d'Allemagne à la Renaissance. Deux autres pupitres en bronze doré de forme différente, sont disposés un peu plus bas et parallèlement aux stalles. De très beaux bas-reliefs représentant le Passage de la Mer Rouge et David dansant devant l'Arche ornent les parties planes de ces pupitres. Ils ont été si solidement dorés qu'ils ne portent pas trace d'usure, bien qu'ils soient datés de 1570. S'il aimait les arts, le Chapitre chérissait aussi l'économie, car il eut encore des difficultés avec leur auteur, Nicolas de Vergara le Vieux. Il y eut dispute, querelle; enfin l'on réussissait à s'entendre.

PORTRAIT D'HOMME, PAR LE GRECO.—PHOTOGRAPHIE HAUSER Y MENET, À MADRID.

Entre le chœur et la Capilla Mayor actuelle que ferme une grille surmontée d'un admirable Christ en croix, s'étend un assez grand espace. Il fut occupé jusqu'au XVe siècle par la Capilla Mayor antique, tandis qu'en arrière s'élevait la chapelle dite des Rois Vieux, fondée par le roi D. Sanche le Brave, pour servir de sépulture à sa famille. Devenu cardinal et primat d'Espagne, Ximénès de Cisneros obtint des Rois Catholiques l'autorisation de transporter ailleurs les restes de leurs prédécesseurs et, des deux chapelles, de n'en faire qu'une de proportions plus vastes et mieux en harmonie avec l'importance de l'édifice. Un remaniement si important a laissé sa trace. La Capilla Mayor, après avoir hérité des statues et des ornements des deux sanctuaires, apparaît surchargée, encombrée, disparate. Parmi les effigies des rois et des reines, se sont glissées celles d'un vilain et d'un mécréant.

La fameuse bataille de las Navas était engagée, et l'armée chrétienne, cernée par l'Infidèle, allait être écrasée, quand un pâtre se présenta au roi Alfonse VIII, et lui offrit de le conduire par une voie inconnue, mais sûre, hors du défilé où ses troupes risquaient de périr. Quand il eut tenu sa parole, le pâtre disparut sans attendre un remerciement, ni solliciter une récompense. Le bruit courut aussitôt que le sauveur de l'armée chrétienne était un envoyé du ciel. En témoignage de reconnaissance, Alfonse VIII ordonna d'élever une statue représentant le guide céleste, et le dépeignit à l'artiste tel qu'il lui était apparu.

Vis à vis du Pastor de las Navas figure le digne alfaqui Abou Valid, qui, par sa prudence, sauva la reine Constance du châtiment qu'elle avait bien un peu mérité. Au delà des statues royales et en se rapprochant de l'autel, se superposent une série de tombeaux où dorment les membres des familles royales que l'on n'a point transportés dans la chapelle des Rois Nouveaux. Là encore, à une place toute royale, s'est introduit un personnage que sa naissance ne destinait pas à un tel honneur. Il ne s'agit de rien moins que du célèbre D. Pedro Gonzalès de Mendoza, cardinal, primat d'Espagne et premier ministre des Rois Catholiques.

Ce n'est pas sans peine que ses restes reposent dans un tombeau qui est plutôt une chapelle, car elle renferme un autel où, suivant les dernières volontés du prélat, on devrait dire trois messes par jour. Quand le cardinal fut mort, les chanoines, qui l'avaient peut-être trouvé encombrant durant sa vie, s'empressèrent de protester contre les clauses de son testament. L'emplacement que le défunt désignait pour y construire sa sépulture, dirent-ils d'abord, ne pouvait être attribué qu'à un monarque ou à un prince de sang royal. Puis il fallait renverser une partie de la muraille qui soutenait la voûte, pour établir une communication directe entre l'emplacement choisi et la chapelle; et l'on objectait le danger qu'il y aurait à ouvrir cette baie. Informée de cette résistance, Isabelle, que Mendoza avait eu l'habileté de déclarer son exécutrice testamentaire, envoya au Chapitre l'ordre de se conformer aux dernières volontés du cardinal. Comme il ne se pressait pas d'obéir, elle se souvint de la reine Constance. Accompagnée de maçons, et profitant de la nuit, elle se rend à la cathédrale et commande aux ouvriers d'en attaquer sous ses yeux l'épaisse muraille. Quand les chanoines arrivèrent au matin, ils trouvèrent le percement à peu près achevé. La voûte n'étant pas tombée, il ne servait à rien de protester plus longtemps.

La chapelle, le tombeau et la belle statue qui est placée sur le sarcophage, sont dus au maître Alonso de Covarrubias. Vingt-sept sculpteurs l'aidèrent dans ce travail. Quatre ans suffirent à terminer l'œuvre, qui fut inaugurée en 1504, après la mort d'Isabelle.

En admettant les restes de Mendoza parmi ceux des rois et des princes de Castille, la reine avait voulu récompenser le serviteur loyal, le guerrier valeureux, le grand politique qui, à la bataille de Toro, avait contribué à lui conquérir le trône, et qui, devant Grenade, aida si puissamment à lui donner un royaume. C'est lui qui, s'élevant au-dessus des préjugés de son temps et de son ordre, prêta l'oreille aux prières de Colomb, embrassa ses vues et lui acquit le bon vouloir encore timide d'Isabelle. Sans Mendoza, elle n'eût, peut-être, jamais été la souveraine d'un monde nouveau. Généreuse et reconnaissante, elle ne lui garda pas rancune d'avoir été surnommé, de son vivant, «le troisième roi d'Espagne», et après sa mort elle remplit avec scrupule ses dernières volontés. Le collège de Santa-Cruz à Valladolid, et l'hôpital du même nom, dont elle posa la première pierre à Tolède, n'ont pas d'autre origine.

Le grand cardinal était tel qu'on pouvait concevoir de son temps les princes de l'Église. Pourtant, un ecclésiastique qui prêchait un jour en sa présence, profita de l'occasion pour tonner contre le relâchement du siècle et le fit en des termes tels, qu'il était impossible de se méprendre sur ses intentions. La suite du prélat bouillait d'impatience, et se promettait de châtier l'audacieux. Mais, loin de trahir aucun ressentiment, Mendoza commanda de porter au prédicateur un plat de gibier qu'on devait lui servir ce jour-là, et fit accompagner le présent d'une bourse garnie de doublons d'or, en guise d'épices.

À l'excuse de Mendoza, il est juste d'ajouter que le non-célibat des prêtres était toléré et que les anciens fueros d'Aragon permettaient même aux descendants des ecclésiastiques d'hériter de leurs parents décédés intestats. Ce sont là des usages mudejar, qui ont, avec les mœurs occidentales, les mêmes rapports et aussi les mêmes différences que celles qui existent entre l'architecture des palais tolédans, bâtis pour des chrétiens, et celles des édifices élevés en France à la même époque.

Dans une de ses dernières visites à son ministre mourant, Isabelle le pria de lui désigner son successeur, choix d'autant plus important, que l'archevêque de Tolède était de plein droit président du Conseil de Castille. Pressé de donner le nom de l'homme le plus digne de remplir cette double charge, Mendoza lui recommanda le frère Francisco Ximénès de Cisneros, de l'ordre des Franciscains, qui déjà la confessait, bien à contre-cœur du reste. Jamais, peut-être, Mendoza ne rendit un plus grand service à sa patrie, car il confiait l'État à des mains plus pures que les siennes, et en remettait en même temps la direction à un esprit de haute envergure, capable de continuer et de mener à bien l'unification de l'Espagne.

Ximénès ne repose pas, comme son prédécesseur, dans la cathédrale de Tolède. Il avait choisi, pour dormir son dernier sommeil, la retraite plus modeste de l'Université d'Alcala qu'il avait fait construire; mais son souvenir vit quand même dans son église primatiale, et surtout dans la chapelle Mozarabe où se conservent des traditions séculaires.

Qu'est-ce donc au juste que le rite mozarabe?

Lorsque les musulmans eurent pris Tolède, ils y exercèrent une domination si douce, que les chrétiens furent autorisés à y pratiquer leur culte. Trois siècles plus tard, Alfonse VI, en reconquérant la ville, y trouvait une population chrétienne qui avait gardé toutes les formes du vieux culte gothique, alors qu'elles s'étaient transformées dans les pays restés chrétiens. Le rite tolédan fut donc conservé dans les six églises où il s'était perpétué pendant la domination étrangère; mais, peu à peu, le nombre des mozarabes décrut, et le rite se fût perdu sans retour, si Ximénès ne lui eût consacré une chapelle mise en communication directe avec la cathédrale. La messe qu'on y célèbre en pompe chaque jour, diffère de la messe dite suivant le rite romain. Bien qu'il ne s'agisse que de pures questions de formes, telles que le fractionnement de l'hostie en neuf parties, l'ordre des prières—le Credo se dit après l'élévation,—la suppression du dernier évangile, etc., de graves dissentiments s'élevèrent jadis entre les partisans des deux rites. On livra pour eux des combats singuliers, l'un et l'autre eurent leurs chevaliers qui les défendirent en champ clos. Le succès étant demeuré incertain, on s'en remit au feu pour affirmer la volonté du Ciel. Un bûcher fut allumé, et en présence d'une assistance anxieuse les livres tolédans et latins y furent jetés en même temps. Les premiers demeurèrent intacts, pendant que les autres étaient consumés. La voix du Ciel avait parlé, le rite tolédan ou de Saint-Isidore fut conservé. Aujourd'hui la messe mozarabe est un peu considérée comme une curiosité, et rentre dans le domaine de l'archéologie chrétienne. Si les étrangers y viennent en nombre, on n'en saurait dire autant des gens de la ville que, seules, les cérémonies des grandes fêtes ont le pouvoir d'y attirer. Le nombre toujours décroissant des Mozarabes n'a rien de surprenant, étant donné que, dans les unions mixtes, l'époux de rite latin bénéficie de certains privilèges refusés à l'époux de rite tolédan. C'est ainsi que, dans le premier cas, la femme est forcée de rentrer dans le giron de l'Église latine, tandis que dans le second elle ne devient pas mozarabe.

Il est assez difficile de comprendre à quel sentiment obéit un réformateur tel que Ximénès, en assurant par la construction d'une chapelle particulière, la perpétuité du culte qui mourait. Quoi qu'il en soit, l'édifice, commencé en 1504 sur les plans de Enriquez de Egas, et bâti par des maçons musulmans, nommés Faranx et Mahomet, n'a rien de bien remarquable. En revanche, sur le mur qui fait face à l'entrée, s'étend une belle fresque de Jean de Bourgogne, datée de 1514. Elle représente, en trois tableaux admirablement conservés, les épisodes du débarquement de l'armée espagnole commandée par le grand cardinal, devant la ville d'Oran, en 1509. La prise de la ville, le soir même du débarquement, fut le grand triomphe de la vie de Ximénès. À sa prière, le Ciel, au dire des combattants, avait renouvelé le miracle de Josué, et arrêté le soleil jusqu'à ce que les chrétiens eussent forcé les murs de la citadelle musulmane.

Il n'est pas surprenant que le cardinal, en dépit de sa ferveur et de son humilité bien connues, ait succombé à la tentation de conserver à la postérité le souvenir du grand service qu'il rendit à son pays, service qui lui attira la jalousie de Ferdinand, et lui valut, pour plusieurs années, une sorte d'exil dans son Université d'Alcala.

La chapelle mozarabe n'a pas seule le privilège de garder le portrait fidèle du grand cardinal. On retrouve son visage d'ascète parmi les portraits des primats d'Espagne qui se déroulent sur les murs de la salle capitulaire, et aussi dans une fresque située au-dessus de la porte de cette salle. Cette peinture représente le Jugement et les fins dernières de l'homme. Comme l'artiste prétendait installer le cardinal parmi les élus, dans la gloire du Ciel:

LES ÉVÊQUES MENDOZA ET XIMÉNÉS.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

«C'est trop d'orgueil! fit le prélat.

—Faut-il placer Votre Éminence en enfer?

—C'est trop d'humiliation!»

On prit un terme moyen, et le Cardinal fut mis en purgatoire, mais tout prêt à en sortir et allégé de ses habits, afin de s'élever plus vite au séjour des Bienheureux.

Une autre grande figure, mais celle-ci ensanglantée et tragique, avait précédé Mendoza sous les voûtes du vieil édifice. Je veux parler d'Alvaro de Luna, le favori et le ministre de Juan II, père d'Isabelle la Catholique, dont le tronc et la tête reposent dans la chapelle de Santiago, qu'il avait construite de son vivant, et qui est restée l'une des plus belles de la cathédrale. Jamais destinée plus étrange que celle de cet homme parti de bas, élevé au pouvoir par la faveur de son maître, régnant pendant trente-deux ans sur l'Espagne, mourant sur un échafaud, et trouvant dans la cathédrale de Tolède une sépulture quasi royale, après avoir longtemps reposé dans le cimetière des suppliciés. Seul, le sort du cardinal Wolseley peut être comparé au sien.

Vers 1437, alors qu'il était au faîte de la puissance, Alvaro de Luna avait acheté la chapelle de Santo Tomé, fondée en 1177 par le comte D. Muno de Lara, y avait adjoint des terrains voisins, et avait fait construire la superbe chapelle dédiée à saint Jacques en souvenir de l'Ordre dont il avait été nommé Grand-Maître. À la place qu'il réservait pour sa sépulture, il avait installé un automate de bronze émaillé et doré, modelé à sa ressemblance, qui se levait et s'agenouillait au moment de la consécration.

D'après certaines chroniques, l'automate fut détruit du vivant même du Grand-Maître, par D. Enrique d'Aragon, durant la guerre que ce prince soutint contre la Castille en 1440. L'une d'elles fait dire à D. Alvaro, s'adressant à D. Enrique:

«Pourquoi n'as-tu pas bravé ma statue, et pourquoi l'as-tu détruite, toi qui sur le champ de bataille as fui devant moi?»

SALON DE LA PRIEURE, AU COUVENT DE SAN JUAN DE LA PENITENCIA.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Selon d'autres auteurs, la statue fut enlevée par ordre d'Isabelle la Catholique, choquée des distractions que ses évolutions donnaient aux fidèles. Il est probable que la première version est la bonne, car la statue du Connétable ne dut pas survivre à sa disgrâce, et attendre jusqu'au règne d'Isabelle pour descendre de son piédestal. Quoi qu'il en soit, le bronze de l'automate ne fut pas perdu, et on croit en retrouver les restes dans les deux chaires ciselées qui sont à droite et à gauche de la Capilla Mayor.

Sur les deux sarcophages placés au centre de la chapelle, gisent les statues tombales d'Alvaro de Luna, vêtu de l'armure et du manteau des Grands-Maîtres de l'Ordre de Santiago, et de sa femme, Doña Juana de Pimentel. Une inscription donne seulement la date de la mort du Connétable, survenue en juillet 1453. Les traits du célèbre favori de Juan II rappellent ceux du petit portrait peint sur le retable qui surmonte l'autel, portrait copié sans doute sur un original, car le retable fut donné et placé en ce lieu dès 1498 sur les ordres de Doña Maria de Luna, fille du Connétable. Les sarcophages, tous deux très beaux, sont l'œuvre de Pedro Ortiz.

Non loin de la chapelle de Santiago, et signalée par les statues polychromes des hérauts d'armes de Léon et de Castille, s'ouvre la porte de la chapelle des Rois Nouveaux, construite par Alonzo Covarrubias, sur l'ordre de Charles Quint. Elle est de style plateresque, et du plus élégant qu'il soit. En dépit de la nouveauté relative de la construction, et surtout des autels qui remontent à la fin du XVIIIe siècle, on y vit encore parmi d'antiques souvenirs. Sous des ornements gracieux de la Renaissance, sont étendues, sévères et un peu hiératiques, les statues tombales des fondateurs de la première chapelle élevée en ce lieu: D. Enrique de Castille et sa femme, Doña Juana, morts le premier en 1378 et la seconde en 1381. Plus loin, celles de Enrique III et de sa femme, Doña Catalina, morte en 1418.

Dans l'angle de la chapelle, se trouve une très intéressante et très vivante statue peinte de D. Juan II, le maître trop faible et puis trop sévère de l'infortuné Alvaro de Luna. Elle est l'œuvre de Juan de Bourgogne.

L'artiste a dû s'inspirer de quelque portrait fidèle, car, dans ces yeux bleus, ce teint frais, ces joues et cette tête ronde, se retrouvent tous les caractères que l'on remarque dans les portraits les plus authentiques d'Isabelle la Catholique. Le regard de la fille est seulement plus profond et plus ferme que ne l'est celui du père.

À la voûte très haute du vestibule qui précède la chapelle, sont suspendus deux trophées fameux, qu'Isabelle avait fait placer elle-même au-dessus du tombeau de ses ancêtres et qui furent transportés dans la nouvelle chapelle bâtie par son petit-fils, Charles Quint. L'un est un drapeau portugais, pris à la bataille de Toro, livrée en 1476 par les Rois Catholiques, et à la suite de laquelle Isabelle resta maîtresse incontestée de la couronne de Castille; l'autre est l'armure complète de l'alferez D. Duarte de Almaïda, qui, blessé grièvement au bras durant la même bataille, continua de porter l'étendard royal, entre les dents, jusqu'à la fin du combat.

L'histoire suivra l'exemple des Rois Catholiques et immortalisera le porte-étendard de Toro en lui donnant une place à côté du soldat de Salamine, qui, après avoir perdu les deux mains, tenta d'arrêter une galère perse en s'y accrochant avec les dents.

Quand on a visité la grande nef de la cathédrale de Tolède et les innombrables chapelles greffées sur les collatéraux, l'on ne connaît qu'une partie du monument. Il reste à parcourir les sacristies et les magasins, les archives et la bibliothèque, où, depuis des siècles, l'on range, l'on amasse et l'on entasse les dons des rois, des princes et des primats d'Espagne. Le contenant est digne du contenu. Les lambris, les portes, les armoires sont, pour la plupart, des chefs-d'œuvre de menuiserie et de sculpture décorative. Le plafond de la grande sacristie, avec ses caissons étoilés et cruciformes, rouges ou bleus, damassés d'or, est une merveille d'ornementation mudejar. Les bronzes, répandus à profusion, peuvent lutter de beauté avec le revêtement et le marbre de la porte des Lions.

Plusieurs volumes suffiraient à grand'peine à la description des joyaux, des tapisseries, des bannières, des ornements, des meubles, des souvenirs historiques entre lesquels on signalerait la tente de drap d'or qu'Isabelle la Catholique planta fièrement devant Grenade. Puis ce sont des sculptures et des tableaux: le portrait du cardinal Borgia peint par Vélasquez, que connaissent, seuls, quelques rares initiés, et le Saint Antoine d'Alonso Cano, une statuette célèbre qui est, en réalité, de Pedro de Mena, l'un des élèves favoris du maître grenadin.

Et que dire du fonds magnifique de la bibliothèque et des archives, à peu près inexploré encore? Quelle joie n'éprouverait-on pas à retrouver dans la section musicale les œuvres, pour la plupart inédites, des célèbres maîtres de chapelle du XVe et du XVIe siècle: les Francisco Penalosa, les Bernardino Ribera, les Andres Torrentes, les Moralès, les Escovedo, les Pedro Fernandez, les Antonio Bernal, les Navarro! En lisant les pages admirables laissées par certains de ces maîtres, n'éprouverait-on pas quelque surprise à constater qu'elles sont écrites en chiffres, et à retrouver dans leur notation les principes de la méthode de Galin-Paris-Chevé, qui eut tant de vogue il y a quelque trente ans.

Mais pénétrer dans les mystérieuses retraites de l'antique cathédrale et bien connaître sa vie intime, n'est pas donné aux mortels. Trois mille clés sont, paraît-il, nécessaires pour fermer toutes ses portes; je crois qu'il en faut encore bien davantage pour les ouvrir. Saint Pierre lui-même n'y parviendrait pas. Le sage est celui qui sait modérer ses désirs. C'est en méditant sur cette vieille maxime, que j'ai pris congé de mes guides, et que je suis sortie de la cathédrale.

(À suivre.) Jane Dieulafoy.

PRISE DE MELILLA (CATHÉDRALE DE TOLÈDE).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Droits de traduction et de reproduction réservés.

TOME XI, NOUVELLE SÉRIE.—51e LIV. No 51.—23 Décembre 1905.

DE TOLÈDE À GRENADE[2]
Par Mme JANE DIEULAFOY.

III. — Entrée d'Isabelle et de Ferdinand, d'après les chroniques. — San Juan de los Reyes. — L'hôpital de Santa Cruz. — Les Sœurs de Saint — Vincent de Paul. — Les portraits fameux de l'Université. — L'ange et la Peste. — Sainte — Léocadie. — El Cristo de la Vega. — Le soleil couchant sur les pinacles de San Juan de los Reyes.

SAINT FRANÇOIS D'ASSISE, PAR ALONZO CANO, CATHÉDRALE DE TOLÈDE.

Le grand nom d'Isabelle la Catholique a retenti bien des fois dans la cathédrale de Tolède, et, au cours de mes nombreuses visites, je l'ai entendu répéter par tous les échos. C'est dans ce beau sanctuaire, pieux joyau de la couronne de Castille, que l'admirable reine vint rendre grâce à Dieu dès que la victoire de Toro l'eut mise en possession du sceptre qu'elle devait porter avec tant de gloire. Les récits du temps nous ont conservé le souvenir fidèle de cette entrée fameuse. Elle eut lieu le 31 janvier 1476.

Les rues, le Zocodover s'étaient, dès l'aurore, remplis d'une foule bruyante, très émue. Les jurats, les échevins étaient sortis de leurs demeures, ceux-ci parés de costumes de couleur éclatante; ceux-là, de longues et magnifiques robes de brocart. Aux portes et aux rares ouvertures extérieures des maisons, l'on avait suspendu des tapisseries, des tapis d'Orient, des étoffes soyeuses venues de Venise ou tissées par les habiles artisans de la cité. Peu à peu, le vide s'était fait dans la ville, et la foule, suivant les chefs des grandes familles, s'était répandue en flots pressés du côté de l'ermitage de Saint-Eugène, où l'on avait déjà réuni des jongleurs, des chanteurs, des poètes, des musiciens et des danseuses, tous richement vêtus.

Bientôt, annoncé par des fanfares et salué par des chants qui célébraient l'union de la Castille et de l'Aragon, le cortège royal apparut; les têtes s'élevèrent, et les cous se tendirent pour mieux voir les souverains de qui la victoire assurait la paix aux deux royaumes, et de qui la renommée était sur toutes les lèvres. Ferdinand, tout jeune, bien pris de sa personne, les cheveux et les yeux noirs, la figure intelligente et gracieuse, montait, en écuyer consommé, un superbe genet. La reine parut à son tour, assise sur une mule richement caparaçonnée, que conduisaient deux pages choisis dans les plus nobles familles du royaume. Elle était de petite taille, mais en elle rayonnait une majesté sereine. Ses cheveux, d'un blond ardent, que cachaient presque les voiles qui entouraient sa tête, sa peau très blanche, ses yeux gris-bleu rappelaient que, par son aïeule paternelle, elle descendait de la maison de Lancastre. Une grâce exquise, un sourire angélique corrigeaient la sévérité du front et la fermeté du regard. Isabelle avait vingt-six ans—deux ans de plus que son époux,—et déjà elle avait soumis un royaume que lui avaient disputé l'étranger et les factieux.

Après avoir juré de respecter les privilèges de la ville et franchi les remparts, les Rois se dirigèrent vers la cathédrale. Ils y pénétrèrent par la porte du Pardon, tandis que de jeunes enfants, figurant des anges, leur souhaitaient en musique la bienvenue. Et agenouillés au pied de l'autel, ils remercièrent l'Éternel qui leur avait permis d'expulser l'Étranger de la Castille, et l'avait contraint de repasser la frontière de Portugal. Peut-être l'incomparable souveraine planta-t-elle, ce jour-là, dans le jardin du cloître, le buis plusieurs fois centenaire dont tout voyageur privilégié reçoit quelques feuilles à titre de souvenir.

Sous le règne de Juan II, père de la reine, le célèbre favori Alvaro de Luna avait fait disposer à l'usage de son maître quelques pièces dans l'Alcazar. Les Rois s'y rendirent. On y avait préparé une petite collation, car ils jeûnaient ce jour-là; mais, en dépit de la pénurie du trésor, les pauvres ne furent pas oubliés.

Le 2 février, dans une pompe plus grande encore, les Rois revinrent à la cathédrale.

PORTE DES LIONS.—PHOTOGRAPHIE LACOSTE, À MADRID.

Isabelle rayonnait d'une beauté suprême; ou ne voyait qu'elle, tout s'éclipsait auprès du lis de la royauté. Sur sa robe de brocart blanc s'enlevaient en frisure d'or les châteaux et les lions symboliques de ses royaumes héréditaires, un long manteau d'hermine tombait de ses épaules et formait une ample traîne, que soutenaient deux jeunes pages. Sur sa tête, entourée de voiles légers, étincelait une couronne d'or constellée de pierreries; autour de son cou, s'enroulait un admirable collier de rubis balais. La pierre qui tombait sur sa poitrine attirait tous les regards, non seulement à cause de sa grosseur et de son incomparable éclat, mais parce qu'elle avait, disait-on, appartenu à Salomon. On en voyait la preuve dans l'inscription hébraïque gravée sur son pourtour.

Devant les Rois flottaient, hauts et fiers, les étendards de Léon, de Castille et d'Aragon, tandis que l'on portait renversés et humiliés les drapeaux lusitaniens, abandonnés par l'ennemi dans la déroute qui avait suivi la victoire de Toro. Les triomphateurs rentrant dans la cité de Romulus, après une guerre heureuse, ne présentaient pas avec plus d'orgueil les dépouilles des vaincus au peuple romain. Après avoir entendu la messe, et fait suspendre au-dessus du tombeau de ses pères, si souvent effrayés par les Portugais, les témoignages de son triomphe, Isabelle en voulut laisser à Tolède un souvenir plus durable. À cette pensée est due l'érection du célèbre monastère de San Juan de los Reyes.

L'édifice, situé à l'extrémité du plateau qui domine la vallée verdoyante du Tage lorsqu'il s'éloigne de la cité, est bâti sur le plan d'une croix latine, en un calcaire blanc dont le grain très fin et très dur s'est prêté, docile, aux fantaisies les plus capricieuses des sculpteurs. À l'intersection des branches s'élève, à une grande hauteur, une large et belle coupole. La retombée des arcs s'appuie sur deux tribunes élégantes, réservées aux Rois, tandis qu'autour des nefs une frise, sculptée en pleine pierre, porte une magnifique inscription en caractères gothiques, qui célèbre les noms glorieux des fondateurs. De charmants détails amusent de tous côtés le regard, sans amoindrir l'impression grandiose et sévère que laisse l'ensemble. Ici des fleurs, des guirlandes, des oiseaux; là un singe, vêtu en moine, la tête couverte d'un capuchon, fait dans un profond recueillement la lecture du bréviaire. Auprès de lui, l'artiste n'a pas craint de modeler un vase ... Sa destination ne peut faire doute pour personne. Singulière irrévérence, permise dans ces temps de piété fervente!

En donnant aux Franciscains le monastère et l'église de San Juan de los Reyes, où elle pensait dormir son dernier sommeil, Isabelle les dota de sept mille maravedis de rente, à prendre sur le trésor royal, sans détriment des revenus et des dîmes en nature, à prélever sur le pays. Elle les enrichit en outre d'œuvres d'art, de miniatures, de joyaux et de manuscrits précieux achetés en Allemagne et en Italie. C'est qu'en effet la grande reine de Castille prétendait que ses largesses profitassent à son peuple. Dans ce but, elle obligea la communauté à créer deux chaires de théologie pour les étudiants et les enfants de la province; elle exigea que l'on y exposât la doctrine chrétienne, de manière à la faire comprendre et aimer. Or, nul ordre religieux n'était plus digne de la confiance d'Isabelle que celui des Franciscains; nul ne méritait mieux, pour ses talents et ses vertus, d'être l'objet de ses prédilections.

Après la conquête du royaume de Grenade, les idées d'Isabelle se modifièrent, et, par son testament, un chef-d'œuvre de prudence et de sagesse, elle ordonna de porter sa dépouille mortuaire dans la ville conquise au prix de tant d'efforts.

La faveur du monastère tolédan ne décrut pas durant les règnes suivants: Charles Quint compléta l'œuvre de son aïeule; Philippe II le gratifia de donations nouvelles et lui fit le suprême honneur de le désigner pour tenir le Chapitre général de tous les grands Ordres militaires d'Espagne. Enfin, Philippe III couvrit ses murailles de peintures, y logea de préférence à l'Alcazar lors de l'élection du Général des Franciscains, et à cette occasion y donna des fêtes et des banquets splendides.

Lorsqu'elle visita l'Espagne, Mme d'Aulnoy fut très frappée de la magnificence de l'église: «Elle est belle et grande, écrit-elle, et toute pleine d'orangers, de grenadiers, de jasmins et de myrtes fort hauts, qui forment des allées dans des caisses, jusqu'au grand autel dont les ornements sont extrêmement riches. De sorte qu'au travers de toutes ces branches vertes et de toutes ces fleurs de couleurs différentes, en voyant briller l'or, l'argent, les broderies et les cierges allumés dont l'autel est paré, il semble que ce soient les rayons du soleil qui vous frappent les yeux. Il y a aussi des cages peintes et dorées remplies de rossignols, de serins et d'autres oiseaux, qui font un concert charmant.»

L'église et surtout le couvent ont terriblement souffert de la guerre et de l'incendie qui, en 1809, détruisirent le retable, les verrières, les œuvres d'art, la bibliothèque et la moitié du cloître. En 1835, lors de la révolution et de l'abolition des Ordres religieux, l'édifice fut transformé en magasin à poudre. Il eût achevé de périr si, en 1844, la Commission des monuments historiques ne l'eût préservé en y transportant la paroisse de San Martino. Rendue au culte, et fermée aux mendiants et aux pillards, l'église a échappé aux démolisseurs qui la guettaient. Quant au cloître, il a subi depuis 1858 une restauration aussi habile que lente, et apparaît aujourd'hui comme la manifestation la plus précieuse et la plus fleurie de l'architecture gothique de l'Espagne. Ses arcs, qui occupent une longueur de 26 mètres environ sur chacun de ses quatre côtés, sont ornés d'une multitude de statues, d'ornements, d'oiseaux, de fruits et de fleurs, traités avec un art exquis. Sur le mur intérieur, qu'ornent également des statues, supportées par d'élégants culs-de-lampe et surmontées de pinacles délicats, court une longue inscription en langue castillane. Les beaux caractères gothiques qui la composent sont analogues à ceux employés à l'intérieur de l'église, quoique d'une dimension moindre. Ferdinand et surtout Isabelle y sont loués avec reconnaissance et justice.

«Ce cloître, la haute et la basse église et tout ce monastère furent édifiés par ordre des Catholiques et Très Excellents Rois Ferdinand et Doña Isabel, rois de Castille, d'Aragon et de Jérusalem, à partir des premiers fondements, en l'honneur et à la gloire du Roi du Ciel et de sa glorieuse Mère et des Bienheureux saint Jean l'Évangéliste et du très saint François, leurs fervents intercesseurs. Et après l'édification de cette demeure, ils conquirent le royaume de Grenade, détruisirent l'hérésie et chassèrent tous les Infidèles, et gagnèrent tous les royaumes des Espagnes et des Indes, et réformèrent les églises et les communautés des moines et des religieuses, qui, dans tous leurs royaumes, avaient besoin de réformes; et, après de si grandes et de si excellentes œuvres, le Roi des rois rappela la reine du naufrage de ce pèlerinage, pour lui donner le prix et la récompense mérités par les si grands et les si éclatants services que, de son vivant, elle rendit en cette ville à la religion; et elle mourut à Médina del Campo, vêtue de l'habit de Saint-François, le 5 novembre de l'an 1503.»

ORNEMENTS D'ÉGLISE, À TOLÈDE.—PHOTOGRAPHIE LÉVY.

Comme l'église et le monastère, le cloître fut bâti sur les plans de l'un des plus célèbres architectes de la cathédrale, Juan Guaz, un Flamand, croit-on, et de qui une fresque très réaliste conservée à San Justo y Pastor nous a gardé les traits. Pour établir entre les deux étages du cloître une communication digne de l'édifice, Charles Quint ordonna plus tard à Covarrubias de construire le bel escalier, recouvert d'une coupole en forme de coquille, où l'écusson du grand empereur figure auprès de ceux de ses ancêtres. S'ouvrant sur la galerie supérieure, l'on montre avec respect la cellule de Ximénès, le premier novice qui prit à San Juan l'habit des Franciscains.

Encore en ces dernières années, San Juan de los Reyes a été l'objet d'une nouvelle injure. Après la prise de Malaga, Isabelle avait envoyé comme trophées les chaînes des captifs chrétiens libérés de sa main, et avait ordonné de les suspendre aux murailles extérieures de l'église. Depuis quatre siècles, leurs sombres anneaux traçaient des courbes sur les parements de pierre blanche, quand un alcade, de sens pratique, les fit décrocher, et ordonna de les battre pour en forger des bancs et une clôture destinée au jardin public. Par bonheur, on eut le temps d'arrêter la consommation totale d'un tel sacrilège, et une partie des chaînes reprit la place si longtemps occupée.

Dans une des salles basses du monastère, peut-être quelque vaste sacristie, on a réuni une foule d'objets hétéroclites, rappelant des souvenirs plus ou moins tristes ou curieux, tels que: tableaux, bois et pierres sculptés, émaux et ferrailles vénérables. L'ensemble constitue ce que l'on appelle pompeusement le Musée provincial. On le visite, si le concierge a le loisir de répondre au coup de sonnette des visiteurs. Quand ses occupations le retiennent dans ses appartements, on éprouve l'ennui de patienter à la porte; mais, si l'on n'entre pas, on ne doit pas en concevoir un dépit trop amer: les objets qui paraissaient mériter quelque intérêt ayant tous pris le chemin de Madrid.

Enfin, sur l'emplacement de la partie du monastère que son état de ruine n'a pas permis de conserver, on a bâti des écoles où le style ogival, mort depuis tant de siècles, essaye de fleurir une dernière fois.

Isabelle ne s'en tint pas à ces largesses envers la vieille capitale de la Castille. Dans les dernières années de sa vie, elle la dota encore de l'hôpital de Santa Cruz destiné aux enfants trouvés. En ordonnant la construction de ce bel édifice, elle agit en qualité d'exécutrice testamentaire de son fidèle ministre, le cardinal de Mendoza, celui-là même à qui elle avait par violence assuré le dernier repos dans la capilla mayor de la Cathédrale. Le cardinal était mort en 1495, avant que la première pierre eût été posée. La reine intervint aussitôt, leva les difficultés qui s'élevèrent à propos de l'acquisition de terrains possédés par des ordres monastiques, et quand elle mourut à son tour, en 1503, toutes les dispositions avaient été si bien prises que l'architecte, Enrique de Egas, ne rencontra plus aucun obstacle. Dix années plus tard l'hôpital était achevé. Il est bâti en forme de croix grecque ou de Jérusalem. L'église se trouvait jadis à l'intersection des branches de la croix; la désaffectation de l'édifice et sa transformation en école de cadets a contraint de reporter l'autel à l'extrémité de l'une des branches. Bien que construit très peu d'années après San Juan de los Reyes, l'hospice de Santa Cruz n'offre avec lui aucune analogie de style. Les contacts multiples avec l'Italie avaient révélé à l'Espagne des formules nouvelles. Aussitôt elle s'en était éprise, oublieuse de son propre passé et des traditions importées de la Bourgogne et des Flandres aux siècles précédents. Seules, les magnifiques charpentes ornées de mosaïques de bois qui couvrent encore les quatre nefs sont de cet art mudejar dont on retrouve à Tolède tant de modèles parfaits.

À droite de la nef servant aujourd'hui d'entrée, s'élève un cloître porté sur des colonnes d'ordre classique. On accède à l'étage supérieur par un escalier d'un dessin très élégant. Il s'ouvre sous un portique formé par trois arcs aux sculptures infiniment délicates. De grandes marches d'un seul morceau, prises dans un marbre fin et blanc, conduisent à des galeries que les mendiants et les pillards ont dépouillées de leur plancher, de telle sorte que, pour les parcourir, il faut sauter de solive en solive, au risque de tomber dans les intervalles, et de crever le léger caissonnage de marqueterie à travers les fissures duquel on aperçoit le dallage du cloître inférieur.

Cette cour communique avec un autre cloître plus petit, aux colonnes et aux chapiteaux fort lourds empruntés à l'antique chapelle de Sainte-Léocadie. Des rares fenêtres qui éclairent quelques cellules ménagées le long de ces cloîtres, on découvre la sévère brisure au fond de laquelle coule le Tage, le pont d'Alcantara et le château de San Cervantès, cette belle et rébarbative entrée de Tolède. On s'explique très bien les traditions qui placent sur les terrains occupés par l'hospice, l'ancien Alcazar, celui qui se rendit en 1085 au roi Alfonse VI, à la suite d'une famine provoquée par un terrible blocus. Nulle part on ne pouvait être mieux placé pour défendre le fleuve. Que reste-il de cette forteresse? Rien, sinon un hospice ruiné, délabré, percé comme s'il avait subi les ravages d'un long siège, et cette immense mélancolie des forces devenues sans emploi.

En remontant de l'hôpital de Santa Cruz vers le Zocodover, et avant d'atteindre l'arc mauresque de la Sangre, on laisse sur la gauche une maison bien modeste, une sorte de posada où les gens qui viennent au marché réunissent leurs bêtes et leurs charrettes. Elle évoque, elle aussi, bien des tristesses. C'est dans cette pauvre demeure que vécut Cervantès pendant son séjour à Tolède. Hélas! qu'il était vrai ce cri de déchirante détresse échappé un jour au découragement du vieux soldat de Lépante: «Malédiction sur notre siècle où il semble que la pauvreté soit la compagne inséparable de la noblesse!»

L'œuvre de Charles Quint n'est pas seulement représentée par la porte de Visagra. Tolède lui doit encore la belle cour de l'Alcazar, car l'édifice brûlé et rebâti à plusieurs reprises est, sans lui faire injure, un véritable couteau de Janot. Puis on doit encore rattacher à son règne un monument grandiose qui s'étend hors de la ville: l'hôpital de San Juan a Fuera, bâti par le cardinal archevêque D. Juan Tavera. Commencée en 1541, l'œuvre ne fut achevée qu'en 1624. Sa construction avait duré 64 ans. La façade imposante, sinon d'un goût délicat, s'étend sur une longueur de 100 mètres environ. Deux cloîtres jumeaux ménagés de chaque côté d'une colonnade qui aboutit à la porte de l'église, se superposent sur deux étages, l'un de style dorique, l'autre de style ionique.

La porte de l'église, due au ciseau de Berruguete, s'ouvre, et des Filles de Saint-Vincent de Paul, à la blanche cornette, apparaissent, expliquant par leur présence le bon ordre et la propreté dont on est frappé dès qu'on a franchi le seuil de l'hôpital.

UNE TORERA.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Quel étonnement et quelle satisfaction de voir des dallages sans souillures, des coins sans ordures, des vieillards lavés et peignés, des gardiens qui ne mendient pas avec la menace dans le regard. On sent que les bons anges de France ont volé par-dessus les montagnes, et que pour leur charité le Monde ne sera jamais assez grand.

À la croisée de la nef et des branches du transept, une immense et haute coupole abrite le tombeau du fondateur de l'hôpital. Elle est la dernière œuvre d'Alonso Berruguete. Peut-être même fut-elle achevée par son fils en 1561. Les années avaient calmé la fougue de l'artiste, car il n'a jamais mieux rendu la douceur et la béatitude de la mort du juste. Les ornements du sarcophage sont d'une époque postérieure à la figure, et quoique d'un bon style italien, ne la valent pas. Ils sont l'œuvre d'un artiste indigène; mais, à cette époque, et quand ils s'attaquaient au marbre, les sculpteurs espagnols s'étaient si bien approprié la manière italienne, qu'il est difficile de distinguer leurs œuvres de celles qui sortaient des ateliers de Gênes ou de Florence.

Les Tolédans se plaisent à comparer leur ville à la capitale de la chrétienté. Ce parallèle est tout à leur avantage. Jugez-en:

Tolède et Rome ont sept collines, Tolède et Rome ont une roche tarpéïenne, Tolède et Rome ont des églises uniques au monde, Tolède et Rome sont remplies de couvents, Tolède et Rome ont donné naissance à d'illustres prélats; mais la Rome d'Italie a commis des fautes graves et des sottises que la Rome d'Espagne s'est évertuée à corriger. Enfin Tolède écrase sa rivale sous l'universelle renommée de ses massepains aux amandes, qui lui ont valu le titre glorieux de la Roma del Mazapan. Sur ce terrain, la lutte n'est plus possible.

Il est encore un autre avantage que l'on a concédé, de temps immémorial, à Tolède sur la Ville Éternelle, et cet avantage elle le doit à ses armuriers. Polybe, Cicéron, Tite-Live, Diodore, Martial parlent de la trempe des courtes épées d'Ibérie; Ovide assure que l'eau du Tage et le sable que charrie son lit sont pourvus de propriétés particulières. Au Moyen Âge le fer des mines de Mondragon, situées dans les provinces basques, était aussi connu que le nom des armuriers tolédans: Juan el Moro qui après la conquête eut pour parrain Ferdinand le Catholique, Nicolas Ortimo, Juan Martinez, Antonio Ruiz, Johannes de la Horta, Tomas de Ayala, Sahagun et ses descendants, Dionisio, Corrientes, Miguel Castaro, Toma Gaya, Sebastien Hernandez qui ajoutait à son nom celui de Toledano et dont la signature se retrouve sur de belles épées conservées à l'Armeria Real, tous ont été célèbres dans le monde entier. Les chevaliers français appréciaient à leur valeur le fer d'Espaigne, et en Angleterre Jonson, Butler et Shakespeare ont rendu témoignage de l'estime en laquelle on tenait les armes tolédanes.

Les armuriers tolédans formaient bien une corporation jouissant d'importants privilèges, tels que l'exemption des impôts et des droits sur le fer et sur la vente des épées, mais chacun poursuivait son œuvre dans le mystère de sa forge, et gardait avec un soin jaloux le secret de ses procédés. Aussi bien sortait-il de leurs mains des armes si différentes, que Mahomet Ben Ali il Erani a pu composer tout un livre sur ce sujet.

À la Renaissance, l'usage des armes de combat était si général en Espagne, que les valets comme les maîtres portaient la rapière au côté, ou le poignard à la ceinture. Les enfants eux-mêmes, n'avaient pas d'autres jouets.

Durant son voyage de Valence à Madrid, François Ier fut frappé de ce fait:

«Ô bienheureuse Espagne, s'écria-t-il, bienheureuse Espagne qui enfantez et élevez des hommes tout armés!»

UNE RUE DE TOLÈDE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

La littérature porte la trace de ce goût de l'Espagnol pour le vaillant et fin acier. Dans les romans et les drames du moyen âge écrits vers le milieu du XVIIe siècle, il n'est pas un gentilhomme qui ne brandisse une bonne lame de Tolède et ne la mette au service de sa dame ou du roi. Plus tard la réputation des poignards trempés au bord du Tage balança même celle des belles Andalouses, en corset noir, qui, le soir venu, passaient sur le pont de Tolède. Il est vrai de dire que les Andalouses de Tolède furent de tout temps aussi rares que les Castillanes de Séville, ou les Aragonaises de Grenade.

La prospérité du commerce des armes touchait d'ailleurs à sa fin. Pendant les grandes guerres de Charles Quint et sous le règne de Philippe II, elle avait déjà souffert des progrès de l'arquebuserie. À l'avènement de Philippe V, l'adoption du costume français fit abandonner l'usage de la rapière en faveur de l'épée de parade.

Aujourd'hui, la manufacture, construite en 1777 par Charles III, fournit des canons et des fusils, tandis que quelques artistes indépendants cisèlent ou incrustent l'or et l'argent dans le fer, et préparent, ô douleur! des pommes d'ombrelle, des manches de parapluie, des nécessaires de fumeurs et des boutons de manchettes. Où sont les héroïques épées d'antan?

La corporation des armuriers n'est pas la seule qui ait déchu: celle des tapissiers pour estrades, et des vendeurs de bois pour bûchers sont également dans le marasme. C'est précisément dans le voisinage de la fabrique d'armes que s'élevait jadis le quemadero de l'Inquisition, où l'on brûlait les infortunés que le terrible tribunal condamnait aux flammes. Cet horrible supplice n'avait pas lieu, comme on le croit généralement, en présence du roi et de la noblesse. L'auto de fe ou acte de foi, qui se célébrait sur la place du Zocodover, consistait en une comparution des accusés, en un sermon, en une lecture des pièces du procès suivies du jugement, et en une amende honorable des réconciliés. Puis la procession funèbre se formait, et les condamnés étaient conduits jusqu'au lieu où s'élevaient les bûchers, dressés généralement hors des murailles.

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