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Le Turco

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LA CHAMBRE D’AMI

I

Il n’y a pas une âme dans la ville de Rennes qui ne se souvienne un peu de mon oncle, le conseiller Boblé. C’était un petit homme, assez gros et parfaitement chauve ; le front net et luisant comme une motte de beurre, mais l’œil vif, le pied leste, la langue bien pendue, le mot gaillard ; un tour d’esprit qui rappelait le président de Brosses et les magistrats du bon temps. L’odeur du tabac lui était odieuse, mais il buvait sec et ne dédaignait pas de chanter après boire. Il était vice-président du Casino de Rennes, grand joueur de piquet, et le meilleur homme du monde. Je le tutoyais comme un camarade, quoiqu’il fût mon aîné de vingt-cinq ou trente ans et qu’il m’eût servi de correspondant au collége, sous le règne de sa première femme, la sèche.

Quand je sortis de l’école navale, je vins lui faire mes adieux. Sa Majesté le roi Charles X m’envoyait dans les mers du Sud et nous ne savions pas si la fièvre jaune me permettrait jamais de rentrer en France. L’oncle était alors simple juge au tribunal, mais il portait déjà le deuil de Mme Boblé première.

« Mon cher Renaud, me dit-il à la fin d’un excellent dîner, je suis ton seul oncle et tu es mon seul neveu. Ma fortune, qui n’est point à dédaigner, t’appartiendra un jour ou l’autre ; le plus tard possible, eh ! garçon ? Tout cela vient de ton grand-père maternel, sauf quelque cent mille francs légués par la défunte et que j’ai parbleu bien gagnés !… » La défunte était véritablement une personne qu’on ne pouvait embrasser sans se faire des bleus.

« Ton pauvre père t’a ruiné en voulant te rendre trop riche ; sois tranquille, je ne spéculerai pas, et tu trouveras après moi vingt-cinq bonnes mille livres de rente. Porte-toi bien, amuse-toi si tu peux, ne risque pas ta peau sans nécessité, et si tu relâchais par hasard dans quelque joli vignoble, adresse-moi un quartaut du meilleur. Quand le roi t’aura fait présent d’une paire d’épaulettes, viens passer un trimestre avec moi : nous trinquerons à la gloire du pavillon français et à la démolition de l’Angleterre. »

Je l’embrassai en pleurant, et je ne le revis pas de sept grandes années. Nous nous écrivions quelquefois, pas trop souvent, mais je ne l’oubliai jamais, ni lui ni sa cave. L’officier de marine fait des économies malgré lui ; le plus clair de mon épargne passa en vins de Xérès, de Marsala, de Chypre, de Madère et même de Constance. Car je fis le tour du monde avant de revoir la cathédrale de Rennes.

Enfin je fus débarqué en 1835, et sans prendre le temps de m’amuser à Brest, je pris la poste et je courus embrasser le cher oncle. Il y avait deux ans que je n’avais vu son écriture, mais les journaux m’avaient appris son avancement : il était conseiller, et moi j’étais enseigne. Un petit mot d’avis lui annonça mon arrivée. Je comptais bien le voir à la voiture ; ce doux espoir ne fut pas trompé. O l’heureuse figure et la bonne embrassade ! Florent, son vieux Florent, se chargea de mes malles, et moi je m’en fus à pied par la ville, bras dessus, bras dessous, avec mon seul parent et mon meilleur ami. Chemin faisant, il me parut changé ; non pas froid, mais moins cordial et comme mal à l’aise. Après s’être informé si je n’avais rien appris de nouveau sur son état civil, il en vint par de longs détours à l’histoire de son second mariage. Je n’en savais pas un traître mot, quoique la chose fût vieille de deux ans, et ma figure s’allongea peut-être un peu ; je ne voudrais pas jurer du contraire. Il devina sans doute où le bât me blessait, car il se répandit en explications rassurantes. Sa femme, née d’Estouville, était aussi noble de cœur que de nom. Pauvre, elle avait appris dans l’Évangile à mépriser les richesses. C’était une personne de la piété la plus rigide et du caractère le plus élevé. Le contrat, rédigé par elle-même, la laissait presque nue à la mort de mon oncle ; elle prenait en tout une somme de mille écus pour payer sa dot aux Ursulines ; la fortune du bon oncle m’était laissée en bloc, aussi bien l’usufruit que la nue propriété. Un tel désintéressement me toucha jusqu’au fond de l’âme et mon émotion fut au comble lorsque M. Boblé ajouta : « Pour te déshériter il faudrait un petit cousin, c’est-à-dire un grand miracle. J’ai cinquante-cinq ans, mes études de droit se sont faites à Paris ; j’ai été plus heureux dans mes examens que dans mes distractions ; le jugement du docteur, une expérience de deux années, tout concourt à prouver que je suis du bois dont on ne fait que des oncles. »

A ce mot, je faillis l’embrasser dans la rue : ce n’est pas dans la marine royale qu’on apprend la dissimulation.

Comme nous arrivions au logis, l’oncle me prit l’avant-bras avec une familiarité paternelle, et me dit :

« Ah ! çà, marin, pas de mots à double sens ! Pas d’histoires légères devant ta tante ! Quoiqu’elle ait bientôt trente ans, c’est une petite fille pour la naïveté ; elle ne soupçonne pas l’existence du mal. Les sujets de conversation ne te manquent point, que diable ! Tu as assez vu. On n’en meurt pas pour se contenir une heure ou deux. Je te mènerai au Casino, et là, dans un petit salon à nous, tu videras le sac aux fariboles. Nous n’avons pas encore tourné au capucin, sois tranquille. Entre Paucher, Loriage et moi, devant un joli bol de punch, tu trouveras à qui parler ! Mais à la maison, avec elle, prends exemple sur moi : je me tiens. »

Je ne saurais dire pourquoi, mais cet avertissement rabattit un peu ma verve. Mon regard se porta sur la vieille maison sculptée où j’avais tant joué et quelquefois si bien ri. La façade avait laissé dans mon cœur une image charmante, qui me parut flattée en ce moment. Il me sembla que les colonnes du porche se tordaient dans les coliques, que les gargouilles pendaient lamentablement sur la rue, et que les mascarons grimaçaient de douleur. Le marteau, d’une forme équivoque et joyeuse, avait disparu, laissant un vide. L’oncle Boblé tira une chaînette de fer, on entendit le son d’une cloche aigre, la porte s’ouvrit avec le grondement sourd d’un dogue qu’on réveille.

Mais qu’il faut peu de chose pour ramener au gai le cours de nos idées ! surtout quand nous avons cet âge heureux de vingt-cinq ans ! La porte ouverte démasqua une fillette brune, courte, râblée comme un double poney, et vive, mutine, jolie à plaisir. L’oncle Boblé lui prit le menton, par une réminiscence du vieil homme ; quant à moi, je lui lançai un de ces regards puissants, concentrés, chargés d’atomes, qui résument dans une étincelle trois mois de navigation. La coquine n’en parut pas foudroyée ; elle resta d’aplomb sur ses tout petits pieds, les yeux braqués contre moi, et d’un air qui disait : Une jolie fille vaut un bel homme.

Cette rencontre prit moins de temps que je n’en mets à la conter. J’étais encore tout ébloui, et déjà l’oncle me présentait à ma nouvelle tante, au milieu du grand salon.

Assurément ma tante pouvait passer pour une belle personne. Elle avait de beaux yeux bleus qu’elle voilait en vraie madone. Et des cils d’une longueur surprenante et un nez droit, modelé comme par un maître de dessin, et une bouche blanche et rose qui semblait faite exprès pour grignoter des litanies et mâcher de menues prières ! La seule idée d’y fourrer du beefsteak vous aurait paru sacrilége. Ses cheveux, d’un blond froid, tombaient le long des joues en rouleaux parfaitement cylindriques, comme ces gaufres qu’on prend à Tortoni avec les glaces. Elle semblait avoir la taille svelte et bien prise, mais est-ce ma faute à moi, si la vue de son corsage montant jusqu’aux oreilles ne me donnait que des idées de busc, de baleine et de cuirasse articulée ?

Elle se tenait debout sur le tapis, un livre rouge à la main, comme un portrait de famille. Autour d’elle, le long des murs, elle avait aligné des ancêtres, les siens ; je ne les ai pas comptés, mais je parie pour la douzaine. De mon temps, ce salon était tapissé de tableaux moins honorifiques, mais beaucoup plus confortables à l’œil. Éclipsés, les de Troy, les Nattier, les Vanloo, les Natoire ! Éclipsée la suave baigneuse de Prud’hon ! Et par quels astres, grands dieux ! Par quelques gentilshommes de pacotille, barbouillés au même prix et dans le même style que le Cygne de la Croix et le Cheval blanc des cabarets !

L’idée ne me vint pas de sauter au cou de ma tante, mais quand je l’aurais voulu, son regard m’eût arrêté à mi-chemin. Elle jetait le froid par les yeux, comme les dragons de la mythologie lancent le feu par les narines.

Peut-être songeait-elle enfin à m’offrir une chaise, quand la jolie brunette d’en bas vint lui dire qu’on avait servi. Je demandai trois minutes pour me laver les mains, l’oncle me conduisit dans ma chambre, je chavirai lestement mes malles qu’on venait de monter, et j’apparus dans le délai prescrit, avec tous mes avantages. Si vous tenez absolument à savoir pour qui j’avais endossé mon plus bel uniforme, j’avoue, dussiez-vous rire et même me mépriser, qu’il n’était pas à l’adresse de ma superbe tante. Il n’y avait à mes yeux qu’une femme dans la maison : cette petite luronne aux sourcils rapprochés, à la lèvre estompée, au front bas, au nez retroussé, au corsage… deux pommes vertes sous une demi-aune d’indienne ; voilà le corsage qu’on lui voyait.

J’étais alors, soit dit sans vanité rétrospective, un des plus jolis hommes de la marine, où il y en a tant. J’avais une taille de jonc, des cheveux à revendre et des dents pour croquer le fer. Mes longs favoris châtain clair étaient plus doux que la soie ; et grâce au règlement qui m’interdisait les moustaches, j’étais forcé de laisser voir une bouche fine, sensuelle et pourtant marquée au cachet de la plus ferme volonté. Je n’ai jamais été ce qu’on appelle un fat, mais dans mon âge brillant, l’habitude d’être remarqué par les femmes m’avait appris à réclamer leur attention comme un dû. J’étais presque offensé de la conduite de ma tante ; ses yeux barricadés étaient en insurrection contre la loi commune ; il me semblait que la simple politesse lui faisait un devoir de m’admirer un peu. Dans l’espace d’un quart d’heure, mon dépit monta jusqu’à la haine et retomba brusquement à la plus plate indifférence. Je ne vis plus dans l’univers que cette jolie Margot qui changeait nos assiettes en ouvrant de grands yeux comme pour m’avaler de pied en cap.

Elle m’absorba si bien, la coquine, que je fis maigre ce soir-là sans m’en apercevoir. Je l’ai su huit jours après, par une réflexion d’Aglaé… Pardon ! de Mme Boblé, ma tante.

Il fallait que le mariage eût tristement rajeuni le cher oncle, car en présence de sa femme il avait l’air d’un petit garçon. Ses beaux yeux petillants s’éteignaient devant elle ; la gaudriole mourait sur ses lèvres ; il n’ouvrait ce large bec que pour manger et boire, ou pour risquer un compliment furtif, qu’elle ne prenait pas toujours bien. Il dit amen au bénédicité, amen aux grâces, amen à tout. Je pensais à part moi que la noblesse, la dévotion, les principes et les vertus sont des trésors inestimables, mais que ces dames pourraient sans se ruiner nous les vendre un peu moins cher.

L’oncle me mit sur un chapitre qui ne pouvait scandaliser personne ; il demanda l’histoire de notre dernier débarquement à la côte de Zanzibar. Je ne me le fis pas dire deux fois ; l’occasion était trop bonne ; non-seulement je rappelai mes souvenirs personnels, mais j’ornai mon récit de mille fictions héroïques, empruntées à tous les romanciers de la mer. Ma cousine écoutait d’un air indolent, contrôlant mon récit par les archives des missions catholiques, qu’elle paraissait posséder à fond. A peine si, deux fois, au détail de je ne sais quelle fusillade, son œil morne s’échauffa d’un éclair. Mais Margot ! Ah ! Margot ! quel admirable public elle me composait à elle seule ! Elle écoutait avec les yeux, la bouche, les mains, les bras ; sa petite personne était toute en oreilles, comme cette statue du Louvre (au diable les noms païens !) qui est toute en mamelles. Mes fameux vins coulaient à flots ; l’oncle et moi, nous faisions honneur à la cave, lui saluant d’un geste timide son auguste buveuse d’eau, moi lorgnant la Margot à travers les topazes du Cap. Le dessert nous trouva, je ne dirai pas dans les vignes, mais dans les nuages. Ce cher Boblé jasait effrontément sous l’œil réfrigérant de madame ; quant à moi, j’étais entre deux incendies : un véritable grog au vin flambait dans ma tête, et le sourire de Margot me bombardait en dehors !

Jadis, dans le bon temps, nous prenions le café à table, les coudes sur la nappe, et ce quart d’heure, le plus charmant du repas, se prolongeait souvent jusqu’au matin. Hélas ! toujours hélas ! Madame n’eut pas plutôt vidé son rince-bouche qu’elle se leva toute grande, et j’arrivai bien juste pour lui offrir le bras. Mes jambes n’avaient point faibli ; je puis même affirmer que ma tête n’était pas encore à l’envers, et pourtant sur le seuil du grand salon bardé d’ancêtres, j’éprouvai comme une hallucination. Il me sembla que ma trop noble tante serrait énergiquement mon bras dans sa main, et même (ne riez pas), qu’elle l’appuyait contre sa poitrine. Je la regardai avec une sorte d’effroi ; son visage était impassible, et ses deux grands yeux bleus semblaient comme deux étoiles dans leur glaciale sérénité. J’avais rêvé debout, phénomène assez rare, mais non sans précédents. Tout arrive, tout est possible, il n’y a pas de miracle invraisemblable à la suite d’un bon dîner.

Le café, plus que médiocre, fut servi dans trois dés à coudre. Triste, triste, et d’autant plus triste que la cave à liqueurs paraît décidément exilée du salon. Par bonheur, ma cousine était commandée de service à je ne sais quelle paroisse : elle demanda son châle et son chapeau. L’oncle Boblé lui baisa la main sur le gant et me conduisit au cercle.

Rennes est peut-être la ville de France et d’Europe où l’on cuisine le meilleur punch. L’oncle était fier de mon épaulette, de ma croix neuve et de ma bonne mine ; il me présenta, non sans emphase, à tous ses vieux amis. Le piquet fut oublié pour la première fois depuis bien des années ; on le remplaça par des histoires, des chansons de table et de bord, et surtout par des rasades à noyer un cachalot. Minuit sonnait à peine, et déjà je m’étais fait huit ou neuf intimes. Je tutoyais un président, un filateur, un conseiller de préfecture, deux notaires, deux avoués, un négociant en vins, et même, Dieu me pardonne, un huissier. Tout ce monde nous ramena chez nous avec mille démonstrations cordiales. La province est ainsi faite, et je ne suppose pas qu’elle se réforme de longtemps ; c’est à prendre ou à laisser. Le respectable président de la deuxième chambre voulait absolument couper un cordon de sonnette pour me le donner en souvenir.

Le principal défaut de ces vieilles maisons est que toutes les chambres s’y commandent. Pour arriver à la mienne, il fallut en traverser une autre où l’on voyait un lit découvert, signe à peu près certain pour moi qu’elle n’était pas inhabitée. Mon cher oncle s’assura alors que rien ne manquait, ni le sucre, ni l’eau, ni la fleur d’oranger, ni le briquet phosphorique de Fumade, ni la vaisselle. Sa revue faite, il m’embrassa, ouvrit une porte sous tenture, poussa le verrou, glissa d’un pas léger devant le lit de ma tante et gagna son appartement, qui était au bout de l’étage, par delà le grand et le petit salon. Il avait deux entrées à son service, ma tante en avait trois, moi je n’en avais qu’une et des plus incommodes, puisqu’il fallait passer sur le corps d’un voisin.

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