Le Turco
L’INSPECTION GÉNÉRALE.
A MADAME LA COMTESSE DE V., AU MANOIR DE K., COMMUNE DE PONT-L’ABBÉ (FINISTÈRE).
I
Loutreville, 20 juillet 1864.
Ah ! ma chère Amélie ! Que la guerre est une belle chose ! et que le général Ségart est un homme charmant ! J’en suis folle depuis deux jours, mais folle à lier. Je l’ai déclaré à mon mari, qui s’est moqué de moi, selon sa détestable habitude. Ce gros sceptique d’Adolphe prétend que c’est ma sixième toquade de l’année : il les inscrit l’une après l’autre ; c’est révoltant ! D’abord je n’admets pas qu’on traite de toquade mon enthousiasme pour Octave Feuillet que je n’ai jamais vu ! ni mon idolâtrie pour M. Pasteur, car je l’ai vu ! ni ma vénération presque filiale pour ce cher abbé Grimblot, de Notre-Dame, qui a de si adorables mains ! ni mon fanatisme pour ce sublime M. Harris, le dieu de l’homœopathie, qui m’a guérie de quatorze ou quinze angines, plus couenneuses les unes que les autres, dont j’étais menacée ! J’adore les petits plombs de la rue de la Michodière et les éclairs de la rue Castiglione ; le souvenir de certains pâtés aux huîtres me fait rêver quelquefois une demi-journée ; il y a telle forme de chapeau, tel arrangement de coiffure, telle coupe de manteau qui me ravit, qui m’enivre, qui me transporte, qui fait bondir mon cœur hors du corset : où est le mal ? Toutes les femmes ne sont-elles pas comme moi ? En sommes-nous moins fidèles à nos maris, moins dévouées à nos enfants, moins ferventes dans nos prières à Dieu ? Je me ferais hacher en mille morceaux pour la princesse de M., qui ne me connaît pas et à qui je n’ai jamais été présentée : à peine si nous allons six fois par an dans le même monde. Adolphe pour cela m’appelle cocodette ; il tourne en ridicule un enthousiasme si juste et si naturel. Est-ce ma faute, à moi, si je ne suis ni aveugle, ni sotte, et s’il m’est impossible de contempler sans frénésie la plus radieuse incarnation du chic sur la terre ? Le chic ! Amélie, mon cher ange, tu me comprends ; je poursuis.
Tous nos journaux, la Vigie, le Conciliateur et le Messager avaient annoncé l’arrivée du général inspecteur pour avant-hier lundi. On savait que les manœuvres auraient lieu aux portes de Loutreville, sur le champ de bataille, et que le public y pourrait assister. Il y a si peu de distractions au château jusqu’à l’ouverture de la chasse, que mon cher Adolphe ne pouvait décemment me refuser ce spectacle-là. Nous sommes installés chez notre vieil oncle, le chevalier de Porpiquet, qui a cette fameuse cave et cette divine cuisinière. Quels dîners, chère amie, et quels luncheons ! La nature a créé les oncles et les tantes comme les poulardes et les chapons, pour nourrir délicieusement nos jolies petites bouches !
Le général était attendu par le train de huit heures : dès cinq heures du matin, il y eut foule autour de la gare ; le colonel du 104e y vint à sept heures avec les officiers supérieurs, les comptables, l’état-major, et tous les officiers du régiment. On les fit entrer dans la gare, et nous aussi : Adolphe est administrateur de la compagnie. La femme du sous-chef nous offrit un amour de fenêtre d’où l’on voit et l’on entend tout ce qu’on veut.
Le colonel Briquet se promenait sous nos yeux, en fumant ; ses officiers fumaient aussi ; il causait avec eux familièrement, comme un camarade. « Mes enfants, vous connaissez tous le général Ségart, un brave, mais un bavard, un vaniteux, une grosse caisse. Il s’est assez bien montré en Afrique et en Italie ; mais comme théoricien, il est coté. Avec tout ça, il ne s’agit pas de le prendre à rebrousse poil, puisqu’il représente le ministre de la guerre. On sait ce qu’il faut pour l’amadouer : c’est une espèce de déférence, de… comment dirai-je ? de respect, manifesté sous la forme la plus engageante. Vous entendez bien ? Libre à vous de le juger et même de le blaguer si ça vous amuse, mais tant qu’il sera là, comme il est un peu sur l’œil, sachons nous conformer à la circonstance. Et allez donc ! » On applaudit à ce discours par un joyeux éclat de rire.
Mais au coup de sifflet qui annonçait l’arrivée du train, le colonel reprit son air d’autorité, jeta son cigare à dix pas, et s’écria d’un ton de commandement : « Messieurs ! Rappelez-vous les instructions que je vous ai données ; placez-vous par rang de préséance à ma droite et à ma gauche, et suivez-moi ! »
Le train s’arrêta ; le général, suivi d’un seul aide de camp, ouvrit la portière et sauta lestement sur le quai. Il est grand, svelte et puissant comme un chevalier du moyen âge ; l’œil noir, la moustache et les cheveux gris de fer ; un peu trop de couleur au nez et aux pommettes. Mais la noble physionomie et la magnifique prestance ! Son petit aide de camp avait l’air d’une sauterelle au pied d’un chêne.
Le colonel s’élança vers lui, laissant ses inférieurs à trois pas en arrière. Ce pauvre colonel Briquet ! Je n’oublierai jamais l’intonation suave, sentimentale, idéale dont il accentua son premier mot : « mon Zénéral ! » Je le verrai toujours à demi-prosterné, le shako sous le bras, exprimant par tous les plis de son visage l’intention d’être agréable ; manifestant la souplesse de son esprit dans toutes les articulations de son corps.
J’ai remarqué ce jour-là un contraste assez bizarre ; tu l’expliqueras si tu peux. En présence d’un grand chef, qui tient l’avancement dans sa main, les militaires de tout rang éprouvent tous à la fois un vif désir de plaire, mais ils ne l’expriment pas de la même façon. Un colonel salue en courbette, un simple capitaine rapproche les talons et se tient coi. L’un et l’autre disent au général : vous êtes un grand homme et je vous admire passionnément ; mais l’un traduit sa pensée par des ondulations pleines de grâce, l’autre par une roideur du goût le plus austère. Le seigneur du régiment frétille, babille et fait tous les frais ; les vassaux ne se permettent d’autre mouvement que l’immobilité, d’autre langage que le silence. Pourquoi ?
Le général a écouté sa petite harangue ; il lui a tendu la main avec une cordialité sublime. « Colonel, lui a-t-il dit, vous êtes bien bon ! vous êtes trop bon ! Je suis très-sensible ! Il ne fallait pas vous déranger. » Je crois pourtant que, si l’on ne s’était pas dérangé on en aurait vu de grises. Puis, jetant un coup d’œil sur le groupe des officiers : « Rien qu’à vous voir ici, mon inspection est à moitié faite. Je sais ce qui m’attend, et tout le bien que je devrai dire à l’Empereur de votre brave régiment ! »
En terminant la phrase, il leva la tête, m’aperçut à la fenêtre et exprima par un sourire sans affectation mais non sans grâce que ma figure chiffonnée ne lui avait pas fait peur. Il a des dents superbes. Je suis sûre qu’il ne fume pas des cigares d’un sou, comme ce pauvre colonel Briquet.
« Colonel ! reprit-il à haute et intelligible voix, j’ai choisi pour ma résidence l’hôtel d’Europe. Voulez-vous me faire l’honneur de me montrer le chemin ? »
L’hôtel d’Europe est sur la promenade des Ormes, à deux pas de la maison de notre oncle. Depuis hier matin, l’autorité militaire a fait poser deux guérites devant la porte cochère. En retournant chez nous, nous avons suivi d’un peu loin, sans affectation, le cortége du général.
Les officiers l’ont mis à l’hôtel, et, pour être bien sûrs que personne ne viendrait le leur prendre on a voulu le faire garder par un détachement de 50 hommes d’élite, commandés par un capitaine, un lieutenant et deux tambours. Mais il n’a pas voulu déranger tant de monde. Il a dit au capitaine de renvoyer le piquet en laissant dans le poste voisin quelques sentinelles de rechange.
Il est poli comme un prince. Le long de son chemin, toutes les fois qu’un bourgeois ou un homme du peuple saluait ses grosses épaulettes, il se retournait à demi, arrondissait le bras, et rendait un salut impérial.
Avant de monter à son appartement, il a échangé plus de dix coups de chapeau avec la population de Loutreville. Le colonel est venu lui demander tout bas à quelle heure il daignerait recevoir le corps d’officiers ? — Colonel, a-t-il répondu, je ne veux pas déplacer ces messieurs une seconde fois : nous nous verrons au grand soleil, en pleine manœuvre. Vous me les présenterez sur le Champ-de-Bataille ! » Il a ajouté, d’une voix qui remplissait la ville : « Mon plan d’inspection est tout fait ; depuis douze ans que je remplis les fonctions d’inspecteur général, j’ai acquis le maniement des hommes et des choses. Vous savez tous, messieurs, que rien ne m’échappe, ni l’ensemble, ni le détail. Dans la partie militaire, j’ai fait mes preuves. Quant à la partie administrative, c’est différent : j’ai prouvé que je n’y craignais personne. A tantôt ! »
J’ai entendu le colonel qui disait à ses officiers, en passant sous les fenêtres de mon oncle : « Il commencera par sa revue d’ensemble, à une heure et demie, après le dîner des habitants. Dès aujourd’hui, c’est lui qui commande toutes les forces de terre et de mer ; vous avez pu le juger, c’est une vieille culotte de peau sans tête ni bras, mais n’oublions pas qu’il a droit à tous nos respects et toute notre obéissance ! »