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Le Voluptueux Voyage

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The Project Gutenberg eBook of Le Voluptueux Voyage

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Title: Le Voluptueux Voyage

Author: comte de Aimery de Comminges

Release date: January 1, 2007 [eBook #20244]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOLUPTUEUX VOYAGE ***

GINKO et BILOBA

Le Voluptueux Voyage

ou

Les Pèlerines de Venise

—ROMAN—

PARIS

SOCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE

XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI

MCMVI

JUSTIFICATION DU TIRAGE: 716

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

CHAPITRE: PREMIER, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII


CHAPITRE PREMIER

—Avertie, il vous faut voyager.

Ceci s'adressait à une grande jeune femme mince, vêtue de blanc et qui semblait un long boa souple déposé dans un fauteuil.

—Vous croyez? fit-elle, surprise; et elle tendit ses bras en avant, les étira et les passa sous sa nuque lisse.—Vraiment, Bien-Aimé, vous me faites tort; je suis seulement un peu fatiguée depuis quelque temps.

—Oui, oui, nous savons: les domestiques, la nouvelle cuisinière, les toiles d'araignées... sans compter vos trottes insensées sur les routes, sous prétexte d'abattre vos nerfs... mais je les aime moi, vos nerfs, quelquefois!... seulement...

—Seulement?

Avertie glissa un œil inquiet vers le beau garçon qui venait de parler. Comme elle l'aimait! Comme il répondait à tous ses goûts! Elle avait toujours peur de lui déplaire et elle sentait pourtant qu'il lui serait tout à fait impossible, ce jour-là, de simuler un état d'âme.

—Oui, oui, reprit-il, il vous faut voyager.

S'agenouillant à ses pieds, il glissa ses bras autour de son grand corps flexible et la regarda ardemment.

—Vos yeux sont paisibles, votre bouche sans désirs. Bientôt vous serez «la petite chose inerte» et je ne vous aimerai plus!

La vanité de cette menace la fit rire franchement; elle l'embrassa sur le front.

Il était tard. Avertie monta dans sa chambre et peu après vint prendre place aux côtés du Bien-Aimé, dans le grand lit à colonnes torses, encadré de rideaux cramoisis. Alors, elle jeta un regard circulaire sur la vaste pièce qu'elle avait arrangée avec tant de soins et un goût si précis. Sa pensée traîna et s'alanguit devant un panneau d'Hubert Robert représentant des jardins d'Italie; puis son œil glissa sur deux petits Canaletto où Venise en fête, toute dorée, offrait ses charmes, et sur le beau garçon qu'elle avait près d'elle.

Elle le regarda comme elle venait de regarder ses tableaux, avec la même complaisance. Son eurythmie l'enchanta. Il lui plaisait à l'égal d'un beau paysage; c'était l'expression absolue de son type. Et pourtant elle se sentit «la petite chose inerte»!

—Oui. B.-A. Vous avez raison; j'ai besoin de voyager. Et... j'irai en Italie.

—Ah! oui, en Italie! vous recharger d'amour, de désirs, de sensualités, petite dynamo fatiguée par l'usage!

—Sans doute! mais vous m'accompagnerez.

—Vous accompagner! Moi, vous accompagner?

—L'Italie est dangereuse, capiteuse... vous le savez bien, puisque vous m'y envoyez «exprès». Or il est dit dans l'Écriture: «Celui qui aime le danger périra dans le danger»... Celle qu'on envoie chercher l'amour pourrait bien le rencontrer et ne plus revenir!

Il fit: «Peuh!», l'embrassa sur les lèvres et ajouta, heureux et un peu fat:

—Mais non, mais non, nous deux c'est pour toujours!

Et elle, rayonnante:—C'est pourtant vrai!

 

***

 

Ce n'était pas la première fois que le B.-A. usait de ce stratagème. Quand Avertie commençait à s'alanguir et, distraite, à rêver, il s'inquiétait, parlait de voyage.

Leur amour était si particulier, si unique... ne fallait-il pas lui donner les soins exceptionnels dus à une plante rare?

Mais le B.-A. restait esclave de ses aises, de ses habitudes. Les «déplacements» lui faisaient horreur.

Les hôtels, les chemins de fer, la vie vagabonde et à la vapeur des tournées à l'étranger lui ôtaient le plaisir et le charme qu'il pouvait y goûter, pourtant, avec son intelligence ouverte et son sens esthétique. Depuis longtemps il avait refusé d'accompagner Avertie, malgré le chagrin que lui causait une séparation, même très courte. Car il avait besoin de sa présence comme de pain quotidien, un petit pain blond et chaud, de gruau, dont on ne se lasse jamais, qui vous appète, au contraire, tous les jours davantage.

Le B.-A. était un sensuel sentimental; il savait qu'Avertie adorait les voyages et revenait toujours plus émue, aimante, ingénieuse; l'idée du bloc entier des désirs et des ardeurs de la jeune femme le payaient assez bien du sacrifice très grand qu'il faisait en la laissant partir.

Avertie avait une amie charmante, bonne, molle, un peu godiche, mais intelligente, agréable, de commerce facile et qu'on appelait la comtesse Floche.

La comtesse Floche aimait surtout son propre corps, ses aises, son bien-être quotidien et sa bourse. Ce fut à elle, cependant, qu'Avertie demanda de l'accompagner.

—Comment, chère Avertie, s'écria Floche pressentie, vous voulez m'emmener en voyage? Mais vous ne savez pas quel paquet je suis! Une vraie empotée, et si avare avec cela... Et, ma malle, comment la faut-il? En ai-je seulement une de convenable? Et puis, vous serez obligée de me faire une liste des choses à emporter. Je n'ai jamais voyagé, vous savez!

—En effet, vous n'en avez pas l'air! répondit Avertie, en riant.

Pendant que celle-ci roulait dans son fiacre, en pensant au colis supplémentaire qu'en la personne de Floche elle s'était imposé—volontairement,—l'autre, dans son entresol élégant, 1, rue Gauthier-Villars, se reposait, mollement étendue sur son divan, dans la soie des coussins amoncelés. Une cigarette blonde au bout de ses doigts gothiques et soignés, elle restait inquiète et un peu tremblante.

Malgré le vif plaisir qu'elle se promettait de ce voyage, elle avait peur aussi de la compagnie d'Avertie. Sa famille, un peu verjus, la lui avait souvent dépeinte autoritaire, despote, intransigeante et d'une santé intrépide! La crainte de ne pouvoir se reposer à son aise, de temps en temps, la tourmentait et, par-dessus tout, celle de tant d'argent qu'il lui faudrait dépenser. Mais le plaisir et la vanité de ce qu'Avertie, cette amie si particulière, l'eût choisie comme compagne de voyage, elle, entre tant d'autres, chassa vite ses appréhensions.

Elle fit une liste de tout ce qu'elle avait à lui demander, alla mettre son chapeau et courut la rejoindre pour parler de leur projet.

—Ah! vous êtes chez vous! quelle chance! j'ai tant à causer pour ce voyage! D'abord, j'ai trouvé une malle. À présent, que faut-il mettre dedans?

—Le moins possible, répondit Avertie. Le nécessaire, tout juste: une robe du soir, un bouquet pour vos seins, vos perles, un peu de linge, une boule d'eau chaude en caoutchouc, et de bonnes chaussures...

—Et ma pharmacie?

—Comment, votre pharmacie?

—Ah! ma chère, voilà que déjà vous faites une tête sévère, mais vous ne savez pas ce qu'il faut pour un vieux corps comme le mien! Mes sachets, mes bains de bouche, mon Eau mère...

Avertie, qui a prêté une oreille distraite:

—Tout ça c'est des bêtises. Que votre bagage soit ordinaire, solide et fermant bien. Puis, ayez une bonne valise dans laquelle vous mettrez vos objets de toilette les plus simples, en toc... en celluloïd, c'est plus léger—et surtout pas d'étalage d'argenterie, de nécessaire, comme vous m'en encombrez dans vos déplacements à la campagne. Ces élégances sont bonnes pour les voyages de noces quand le mari, tout frais, les porte ou le valet de pied!

—Mais... vous me parlez de valise, comme si j'en avais!

—Et les boutiques pourquoi sont-elles faites?

—Oh! c'est très cher, une valise!... Mon fils Melchior pourrait me prêter la sienne,... c'est une sorte de vieux «panier pique-nique» dont j'ôte l'intérieur quand il va chez ses petits amis Grandaim...

—Non, voyons! ce n'est vraiment pas convenable pour une comtesse si raffinée! Faites donc le sacrifice d'une bonne valise. Venez, je vous emmène retenir les billets du sleeping et acheter le bag.

Dans la voiture de Floche, qui les conduisait vers le centre de Paris, celle-ci gardait le silence et Avertie combinait le voyage sur un carnet.

—Croyez-vous vraiment indispensable de passer la nuit en sleeping? demanda timidement Floche. J'ai une idée... peut-être l'approuverez-vous? Je voudrais renoncer au sleeping; ça coûte bien un supplément d'une quarantaine de francs, cette affaire-là? Eh bien, j'aime mieux les mettre à l'achat de ma valise. Si vous saviez combien facilement je me passe de sommeil! Dormir? mais, pour une nuit, on peut aussi bien ne pas dormir!... J'en ai vu bien d'autres du temps de mon pauvre mari! Une nuit, c'est si vite passé, surtout en chemin de fer et mal couchée... Tandis que la valise, c'est une bonne affaire de faite pour toute la vie...

Avertie la laissait parler d'abondance, la sentant humble et craintive, malgré son verbiage; elle la regardait goguenarde. «En effet, pensait-elle, elle peut supporter une nuit de «noyaux de pêches» en 2e classe!»

Floche, qui prétendait descendre de Louis le Gros par les femmes, était mince de taille, mais replète, avec une gorge haute et abondante, des hanches contraintes dans le corset «de la Doctoresse»..., bref d'un ensemble rempli de grâce potelée, et de race tout de même.

Chez Cook, on se fit délivrer les billets et organiser l'itinéraire—aller et retour Venise, Milan, le Gothard, etc... Elles attendirent longtemps, déjà un peu en voyage, entourées d'un monde hétéroclite et polyglotte, debout comme dans un bar.

—Savez-vous où nous descendrons à Venise? demanda Floche. Vos amis américains qui y habitent vous recevront-ils? Ce serait une fameuse économie!

—Certainement non! Eux-mêmes, chère amie, répondit Avertie, n'y sont que pour quelques mois et au 2e étage d'un palais majestueux, c'est vrai, mais délabré et à peine meublé. Seulement, Maud est très pratique et je lui ai déjà écrit de nous trouver de bonnes chambres dans un confortable hôtel.

—Pourvu que ce soit le meilleur, le plus élégant avec vue sur le Grand Canal, le Lido, l'Adriatique, le tout Venise, enfin! J'y tiens absolument! Ah! comme je me réjouis déjà de me coiffer, le matin, devant toutes ces splendeurs!... Et puis, si je rencontrais des amis? Altmar m'a dit qu'il y serait sans doute avec son fils, vous savez, ce grand garçon épris d'une ravissante fille sans le sou? Son père le fait voyager pour lui changer les idées. Cet Altmar! qu'il est délicieux, ma chère! J'espère que nous le verrons. Il sera fou de vous tout de suite et moi (soupirant) je vous accompagnerai... Ah non, zut! Il est trop charmant, bien qu'un peu rasta, et d'ailleurs il ne se tiendrait pas de bonheur d'être le futur amant d'une genuine comtesse comme moi!... S'il est gentil, je suis capable de rester à Venise et de vous laisser filer... (Elle rêve.)

—Ah! vous comptez?...

—Peut-être, est-ce qu'on sait jamais!

—Bien, bien...

 

***

 

Le lendemain, quand Floche revit Avertie, un peu inquiète, elle demanda:

—Avez-vous déjà reçu une réponse de votre amie Maud... nos chambres, vous savez?

—Non.

—C'est que... j'ai réfléchi toute la nuit à ce problème. Nous ferions tout aussi bien de descendre dans un petit hôtel de famille, une pension suisse, bien simple, bon marché. Car, en somme, le luxe, la vue (on sort pour la voir, on n'a que ça à faire), et la grande vie d'hôtel quand on est rentré chez soi, qu'est-ce qu'il en reste? J'aime bien mieux rogner là-dessus et m'acheter un joli pot—j'ai la passion des pots, comme vous savez—ou quelque bibelot sympathique qu'on garde pour toujours.

—Mais, alors, vos amours? insinua Avertie.

—Oh! je m'en fiche bien de mes amours... C'est ce que je me disais cette nuit. L'ordre et l'économie avant tout!... Je voulais vous demander aussi... mais vous n'allez pas vouloir... vous allez vous ficher de moi?

—Quoi donc, ma pauvre Floche?

—Eh bien, vous connaissez mon petit sac jaune, le gros, celui que vous appelez le Carlin parce qu'il claque dans sa peau... J'y ai mis toutes mes lettres d'amour et je voudrais les emporter.

Avertie éclata, comme le Carlin.

—Emporter le Carlin, bourré de lettres d'amour, pour faire un tour en Italie! Quand vous aurez à peine le temps de lire votre correspondance! Mais c'est de l'enfantillage!

—C'est que... Je ne m'en suis encore jamais séparée...

—Eh bien, il faudra commencer, voilà tout! C'est de l'esclavage cela! Quand nous rognons sur une paire de bottines, pour ne pas nous encombrer, nous n'allons pas nous charger du Carlin, qui pèse 10 kilos au moins!—Ah! je le connais!—et que vous pourriez égarer dans une gare, ce qui vous compromettrait irré-mé-di-able-ment!

Elle avait dit «compromettrait irrémédiablement» pour faire peur à Floche, car rien n'était plus banal que ce fardeau sentimental dont elle ne se séparait jamais, pauvres lettres, d'une navrante insignifiance, sur gros papier cuir, chiffré en Angleterre, et sur lequel les hommes élégants acceptent ou refusent, d'ordinaire, les invitations à dîner.

On finit cependant par leur remettre leurs tickets; elles se séparèrent, emportant dans leurs porte-cartes, sous les espèces d'un petit carnet estampillé Cook and C°, une provision de joies et de plaisirs.

Quand, le soir, réunies de nouveau sous la lampe d'Avertie, elles étalèrent leurs dernières emplettes, voiles, gants, cahiers de notes, sacs à éponges neufs, Floche reparla de sa valise—la grosse dépense:

—Je l'ai finalement achetée chez Dewy. J'étais d'abord allée dans tous les magasins pour me rendre compte des prix. Oh! j'ai bien dépensé six francs de fiacre et c'est chez ce sale juif que je l'ai trouvée! C'est une chose magnifique, ma valise! De 95 fr. je l'ai fait baisser à 60, parce qu'elle avait «fait vitrine». Elle n'est pas en peau de cochon, mais en vache et couleur arc-en-ciel.


CHAPITRE II

Le soir du départ était arrivé. Avertie, après avoir installé son sac en «première classe», parcourait le long couloir du train à la recherche de son amie, quand elle avisa dans un compartiment, sorte d'antre noir, tous rideaux tirés, une forme vague, immobile et entourée de nombreux paquets. C'était Floche.

—Ah! vous voilà, enfin! dit celle-ci à voix basse, en parlant du nez pour ajouter au mystère. Vous voyez, j'ai tout retenu et éteint. Comme ça, les gens ont peur; ils ne comprennent pas ce qui se passe; ils prennent les paquets pour un malade et ne montent pas dans votre compartiment.

—Fort bien, mais vous êtes en seconde.

—Oui, je sais. Après vous avoir quittée chez Cook, l'autre jour, j'ai beaucoup réfléchi et fait déclasser mon billet. C'était trop absurde de dépenser, pour les coussins de velours, presque le double du prix des mêmes coussins en reps! Alors, j'ai pris le reps.

—Bien. Et moi, vous m'avez laissée pour compte au velours! Parfait, ce voyage prévu à deux, qu'on décide ensuite de faire séparément!

—Non, non, j'ai pensé à tout. Je sais bien qu'après votre premier moment de rage, de fureur, vous serez enchantée de faire comme moi. Après tout, c'était une folie que ces 1re classe! Vous n'allez pas me faire croire que vous êtes bâtie autrement que moi et que vous ne supporterez pas deux jours en seconde, y compris la première nuit?... Et ce sera moi, encore, qui vous aurai mis cent francs dans votre poche!

Avertie abasourdie («Quel toupet!» marmottait-elle) ne se prononçait pas. Mais le hasard donna raison à Floche; les premières se trouvèrent bondées et les secondes à peu près vides. Le transbordement se fit rapidement et Floche triompha.

Capuchon d'auto sur la tête, coussin à vent dans le dos, droite comme une idole, la Comtesse Floche s'endormit. Avertie, grâce à de nombreux oreillers, en fit autant.

 

***

 

Bâle. 6 heures du matin.

Träger, Gepäck?

Ja wohl.

—Buffet?

Ja wohl.

D'un pas alerte, toutes deux descendent et se précipitent vers le déjeuner. Mais le «n° 18» ne suit pas. À côté des valises, la courroie rejetée sur sa blouse bleue, il a l'air d'un pot de faïence de Delft ou d'un vieux hibou.

—Eh bien! qu'attendez-vous? lui crie Avertie. Schnell!!! Schnell!!!

Nein.

—Quoi, Nein?

Kann nicht das tragen, zu viel! dit-il avec placidité, en montrant d'un signe de tête le tas des sacs jaunes.

—Appelez un camarade.

Nein, zu viel.

Avertie commence à s'échauffer. Le vieux hibou évidemment «ne veut rien savoir». Pourquoi aussi l'a-t-elle choisi tassé, et hors d'âge pour porter leurs valises? Décidément, c'est comme pour les fiacres, elle n'a pas l'œil.

Mais Floche s'en va déjeuner, tandis qu'Avertie essaye de réveiller l'énergie du vieux hibou, en promettant des sommes folles pour lui mettre un peu de cœur au ventre. À la fin, elle le menace même de ne rien donner du tout... Le vieux la plante là et s'en va.

—Ça, pour le coup, ça ne s'est jamais vu! s'écrie Avertie.

Le temps presse, cependant. Elle n'a plus que six minutes pour transborder les sacs. Sans se décourager, forte de son droit, elle demande à droite et à gauche; malheureusement, dès que les hommes d'équipe aperçoivent les nombreuses «peaux de truie», c'est comme un sort, ils hochent la tête et s'en vont d'un air mystérieux.

Il faut pourtant en finir; la sueur lui perlant au front, après des démarches d'une politesse toute XVIIIe auprès du chef de gare, Avertie apprend qu'un arrêté, daté du matin même, défend à tout porteur de se charger des «valises, colis et autres bagages à main» dépassant 0,80 x 0,50, sous peine d'être mis à pied!

Tandis que Floche, au buffet, trouvait les petits déjeuners suisses bons mais chers, on annonça le départ du train. Soudain Avertie, en bombe, tomba sur la dernière bouchée de Floche qu'elle insulta, bouscula, mais sans lui conter rien de sa déconvenue si déshonorante pour une jeune vaniteuse de son expérience des voyages. Elle la poussa enfin jusqu'aux colis, lui mit dans une main un des sacs, dans l'autre la poignée de la trop célèbre valise et à elles deux, à bras tendus et jarrets vacillants, elles enlevèrent leurs bagages devant les voyageurs, le chef de gare et les Träger ahuris.

Floche, sous le joug, se lamentait à tue tête.

—Dieu! les voyages! Ma chère, comme j'avais raison, quel martyre! Et comme je serais plus confortablement, 1, rue Gauthier-Villars!... Mais, tout de même, vous faites des progrès. Je n'eusse jamais osé vous prier d'économiser le Trinkgeld du Träger!

Une fois affalée dans le train, retrouvant, sans doute, une petite croûte parfumée aux coins de ses gencives, elle ajouta avec conviction:

—Ce petit déjeuner suisse m'a fait du bien. Cela repose après une nuit de chemin de fer. Et puis, c'était du thé de Ceylan, heureusement... moi qui ne peux supporter le thé de Chine!... le beurre, pas mauvais... J'ai mangé trois pains noirs avec des petites crottes dessus.

S'était-elle seulement aperçue, cette bonne Floche, qu'elle s'adressait à l'estomac creux d'Avertie?...

Changement de train pour le rapide Lucerne-Saint-Gothard. Avertie tombe avec son amie dans le compartiment des fumeurs: velours rouge, bagages, gentlemen anglais.

—Cette Suisse, comme elle m'ennuie, se dit Avertie. Heureusement que le printemps l'arrange un peu avec ce jaune pâle aux aiguilles des mélèzes et l'épanouissement des arbres fruitiers sur les versants. Mais qu'elle est grise et dure... comme une poire froide d'hiver!

Floche, qui se tenait dans le couloir, l'appela:

—Aimez-vous la Suisse? je ne l'aime pas, moi. C'est trop ratissé.

—Oh! je sais, répondit Avertie, que vous avez un faible pour les lieux communs.

—Des lieux communs? mais, chère amie, vous ne comprenez pas; je vous dis, au contraire, que je n'aime pas la Suisse.

—J'ai bien entendu, affirma en souriant Avertie.

—J'ai donc dit une bêtise?

—Non. Moi, c'est son ciel qui me déplaît... une calotte... une calotte...

—De Suisse!

—Charmant! incomparable!

Décidément, Floche aimait les lieux communs.

Dans le wagon des fumeurs, on se serait cru en Angleterre. Avertie en éprouvait du plaisir. Elle avait toujours eu un goût pour ces indigènes naturellement distingués. Quand elle émettait de tels jugements, elle ne pensait jamais qu'aux hommes, bien entendu. Pourtant, son affreux voisin devait être Berlinois; à sa tête de courtier en fromages, elle avait reconnu cela de suite. Bavarde, elle lui adressa la parole en allemand.

Lui, répondit en français. Ainsi furent-ils fixés tous les deux.

Mais plus loin, le Homespun et le Heather Mixture triomphaient sur les banquettes, mélangés à cette odeur de tabac opiacé qui grisait toujours un peu la jeune femme.

Un vieux, propret, plein de santé, rouge et luisant comme les premières cerises et qu'Avertie, à vue, couronna Baronnet, tenait, dans sa petite bouche vierge et un peu ridicule, une courte pipe de bruyère. Le visage encadré de fins favoris, blancs comme du sucre, et tondus en bordure de buis bien nette, une rose rouge à la boutonnière, il avait l'air d'être chez soi, à l'aise. À côté de lui, un grand garçon, son fils; même corps, mais trente ans de moins... et quel teint! quelles dents! Ah! qu'Avertie se reconnut bien! De suite, elle pensa au baiser que lui donnerait cette bouche ferme et un peu épaisse, dessinée en arc pur, comme celle du David de Michel-Ange. Elle sentit presque, par autosuggestion, l'appui de ces lèvres sur sa bouche mince et elle éprouva une sorte d'émoi.

Son regard descendit le long des jambes du jeune homme; elles étaient fortes, musclées, sèches sous la mince étoffe.

«Il est beau, songea-t-elle, et combien peu il s'en doute! Son gilet écossais l'occupe uniquement et, dans le geste las qu'il vient de faire, n'a-t-il pas précisé ainsi la pose du Mars de Botticelli?»

L'Anglais s'était aperçu qu'on l'observait. Sous son arcade naturellement tragique, sortait un regard long, direct, appuyé. Avertie, satisfaite d'être remarquée, le soutint, beaucoup moins par coquetterie que par admiration.

—Ce regard! c'est un événement, se dit-elle, et ce corps! Il doit être beau, nu, dans cette pose de magnifique flemme sensuelle!

Elle pensa aux recommandations du B.-A, sourit d'accumuler déjà dès le départ, avant même l'Italie, et se parlant à elle-même:—Décidément, on ne s'ennuie pas en voyage quand on a des sens...

Le paysage se déroulait. «Petits sapins, et volets verts, chantonna-t-elle, savez-vous où je vous préfère? Dans les bergeries des arbres de Noël, en mousse de bois peinturlurée!» Elle conclut dans un soupir: «Désirer, désirer, c'est le seul condiment à la fadeur de la vie, et puis, aussi, un soleil nouveau quand il sort des nuages.»

 

***

 

À Lucerne, Dick Strathmore—elle avait lu ce nom sur sa valise—descendit avec sa famille. Il prit congé d'Avertie dans une bouffée de pipe qui voila son intense regard. Elle en fut soudain abattue comme lorsque le soleil disparaît alors qu'on compte sur lui pour le reste de la journée.

«Vraiment, j'avais déjà du goût pour ce jeune mâle, se dit-elle. Sa bouche semblait un vrai canapé. Est-il assez bien mis! Et quelle allure dans ses foulées! Au revoir, Dick!»

Par la portière, elle s'était penchée pour le suivre plus longtemps. Entendit-il son au revoir? Sur le quai, il se retourna, leva les yeux vers Avertie, la regarda, puis referma lentement les paupières comme devant une lueur trop éclatante.

Ce geste l'émut. Signifiait-il quelque chose, après tout? La fumée de sa pipe? La poussière de charbon? L'avait-il vue seulement?

Mais, au fond, elle savait bien que ses yeux s'étaient fermés sur la belle image, involontaire hommage à sa beauté, peut-être.

Floche la tira de sa rêverie—le train filait au bord de l'eau.

—Est-ce beau, ce lac, Luzerna! Luzerna! Italia! chantonnait-elle sur l'air de Sorrente de Boccace. J'aimerais bien avoir des cartes postales pour les enfants. Ne pourriez-vous en acheter au prochain arrêt?

Avertie, complaisante et qui collectionnait pour elle-même, descendit à la première station, fit un choix, paya, apporta.

—Mais que c'est cher! l'accueillit Floche. Et pour des endroits qu'on a si mal vus, en passant, dont on n'a même pas pu lire les noms: Küsachak! qu'est-ce que cela, Küsachak? Pour une station, c'est ridicule! Ces noms suisses m'ahurissent, et puis c'est trop coûteux les voyages... mon avarice me reprend... Oh! que je souffre!

Ces exagérations amusaient Avertie. Elle demanda:

—Irez-vous déjeuner?

—Moi? mais je n'ai pas faim du tout!

—Pardon... est-ce l'enchaînement de vos idées qui vous amène à ne pas déjeuner?

—Vous dites? Enchaînement de mes idées? Ah! je comprends! Mon avarice? Au reste, je n'ai pas honte de vous l'avouer, maigrir et tondre sur un œuf sont deux préoccupations qui ne me quittent jamais.

—Enchantée de l'apprendre; vous ferez dorénavant les commissions.

—Vous n'y pensez pas! Et mon petit sac que je ne peux quitter!

—Quoi! un sac? quel sac? (elle cherche le Carlin de l'œil).

—Oui, celui-ci, ce tout petit! Ne me grondez pas... j'y ai mis mon argent, et seulement les deux lettres que je possède d'Altmar.

—Vous m'agacez. Vous n'êtes qu'une folle!

—Pas tant que cela, pas tant que cela! Croyez-vous que je ne sais pas qu'Altmar est riche? Je le cultive surtout pour ses cadeaux, ses automobiles, ses loges, ses billets de théâtre et de courses. Car, pour ce qui est des «mélanges de salive»... voyez-vous, j'en ai soupé!

Et Floche regarda tristement le Seeligberg et le lac des Quatre-Cantons, comme quelqu'un qui n'aura plus jamais de soupe. Ensuite, elle finit par se pâmer avec l'exagération qu'elle apportait à tout, à propos de l'eau, des reflets, des tons, du monument de Schiller... et s'adressant au pseudo-Berlinois:

—Monsieur, savez-vous si c'est le tombeau de Schiller?

—Non, Madame, c'est seulement son cœur qui est là.

—Ah! son cœur qui est là! Le cœur d'un si grand homme, d'un tel poète!... Ils l'ont arraché, son cœur, de son corps mort, les cruels! Et ils l'ont fourré là, dans cette énorme pierre froide au bord du lac. Ce pauvre cœur! Quelle poétique invention, Monsieur! Il n'y a que les Allemands pour avoir une telle sensibilité. Ah! l'amour, l'amour! Certainement, Altmar me lâchera... je suis d'une nature si peu attachante. Je suis joliment malheureuse, allez.

—Ce pauvre Altmar, reprit Avertie, vous lui faites du tort puisqu'il n'a pas encore eu l'idée de vous aimer.

—Mais rien que ça, c'est affreux, et ça suffit pour empoisonner mon voyage!

Le lac était froid, gris et sec de ton à cette heure matinale, dans une petite brume commune.

Avertie attendait, comme au théâtre, l'apothéose finale, les beautés du Gothard qu'elle escomptait pour la remettre de bonne humeur; mais quand elle les eut, là, sous les yeux, dans leur sévérité verte, crue et pierreuse, étroites et profondes, telles les âmes de Port-Royal—sauf toutefois la couleur verte—elle ne put les aimer. Cela l'ennuyait, l'ennuyait prodigieusement, autant que de la mauvaise peinture.

—Etes-vous assez dénigrante, ma chère! disait Floche d'un ton de reproche. Ces neiges éternelles, ces pics grandioses, cette nature bouleversée, cette prodigieuse création de voie ferrée, ces «sept révolutions du tracé», cela ne vous chambarde donc pas?... Et quand on pense que c'est nous, les humains, qui avons trouvé le truc pour terrasser ces monstres, les rendre utiles... l'histoire de la souris qui creuse un fromage, quoi! C'est splendide! Et ces gorges...

—Oh! ces gorges... Quand on pense aux beaux seins des femmes et qu'on compare!

—Vous dites? Et ces cascades?

—Ouatt! les cascades? des «pissevaches» tout le temps.

—Des pisse... quoi?

—Je dis des pissevaches. En Suisse, vous savez bien, toutes les cascades sont des pissevaches.

—Non, je ne comprends pas bien, mais vous avez de l'esprit d'à propos... En effet, ce sont tout à fait des vaches vues par derrière, mes pauvres cascades... ces bonnes vaches qui donnent de si bon lait, du si bon beurre, du si bon miel!

—Oh! du miel surtout, Floche!


CHAPITRE III

Le déjeuner que Floche avait, par économie, refusé de manger se servait pendant la montée serpentine du Gothard, tandis que, béats, les touristes épataient leurs nez contre les vitres sales.

Seuls, Avertie et un couple amoureux se désintéressaient du paysage. Le couple, comme tous ceux du même genre, s'entre-mangeait des yeux au-dessus de l'omelette aux fines herbes et du veau marengo. La femme, américaine, très fraîche sans être très jeune, avait la poitrine libre sous une étoffe légère. Quand elle faisait effort pour rompre son pain trop cuit, ses seins en cloches remuaient.

«Voilà bien ce qu'ils préfèrent, les hommes!» soupira Avertie en caressant du plat de la main sa petite poitrine de Fellah. Dieu! que tout ce monde-là mange de façon commune et même ce gentil gosse de 13 ans!» pensa-t-elle encore!

Elle eût souhaité à l'enfant une vilaine figure, tant ses vilaines manières offensaient sa beauté. Quand elle se leva, tandis qu'il s'empressait poliment pour l'aider à remettre son manteau, elle dit à demi voix:—Merci beaucoup, mon petit monsieur, et, puisque vous êtes si poli, écoutez une vieille dame: lorsqu'on a, comme vous, une jolie figure, il faut avoir les ongles propres et ne pas manger avec ses doigts.» Et elle partit.

Dans le compartiment, Floche attendait Göschenen, la station du tunnel. On y arrivait.

—Quoi! s'écria-t-elle Göschenen! Le tunnel déjà! Et même pas cinq minutes d'arrêt pour se préparer à passer sous ce terrible amas de rochers et de glace!... Mes sels! où sont mes sels de lavande?

Elle fouilla nerveusement le sac jaune.—Aurai-je le temps seulement de les sortir?... J'ai peut-être le cœur malade, qu'est-ce qu'on sait, après tous les malheurs que j'ai eus! J'ai lu dans un journal que l'air de ce tunnel était si lourd, si oppressant, si méphitique... Ah! mon Dieu! nous voilà déjà dans le trou et je ne trouve pas mes sels, quelle fatalité! Ah si... enfin!

Et au moment où elle les portait à son nez, le jour réapparaissait.

Un soleil printanier éclatait, enflammant les glaciers du versant italien; il répandait de l'argent liquide sur les pics froids, assis en rond comme des juges.

Ils étaient beaux et peu sympathiques. Avertie, intimidée, détourna les yeux; elle finissait par se croire coupable.

Mais le train, à toute vitesse, l'emporta loin de ces monstres. Lointains, couronnés de légers nuages, ils lui parurent plus accessibles. Floche, elle, prenait activement des notes:—«Je dis: Versant français—côté ingénieurs. Versant italien: nature et poésie!!»

Et quand, par-dessus son épaule, Avertie lut ces lignes: «Nature et poésie», elle se trouva une toute petite chose à côté de la simple Floche. Ces mots roulèrent plusieurs fois dans sa bouche avec la saveur d'un bonbon acidulé. «Nature et poésie!» que dire de plus? Rien que ce nom Bellinzona, n'est-ce pas déjà une romance? Et cette langue si sensuelle, faite surtout de consonnes pour être plus douce dans la bouche et aux oreilles! Et ce temps de printemps étourdissant, quelle bénédiction! C'était donc tout cela l'Italie?

Déjà des rosés aux murs des villages. Avertie ajusta son face-à-main. De quelle espèce? Multiflora! Maniaque, elle ne pouvait voir une plante sans l'affubler d'une désignation classique de catalogue. Sa passion pour la nature et la botanique l'obsédait; elle écrasait ses amies de son savoir en citant les titres ronflants, colorés, barbares, latins, dont elle affublait les plantes. Elle plaignait tout le monde, et Floche aujourd'hui, de ne pas goûter l'intimité des herbes qu'on appelle par leurs noms.

À Chiasso, le bruit se répandit que le train allait stopper. C'était la frontière, la douane italienne et la grève des Ferrovieri. Quelques militaires traînaient déjà dans la gare pour en témoigner. Floche se lamentait. Les douaniers, moustachus, clamèrent en sonores paroles la visite des bagages. Clefs en mains, Avertie descendait, lorsqu'elle s'entendit appeler doucement par son nom de jeune fille... Étrange sensation qui lui donna, en un instant, dix ans de moins. Elle se retourna et se trouva en présence de deux jeunes femmes à l'air affable et étranger.

—Mais oui, Josepha, c'est elle! et les voix s'éteignirent dans des embrassades.

—Comment, Altesses! par quel curieux hasard nous retrouvons-nous à Chiasso?

Les princesses expliquèrent leur voyage vers un oncle mourant. Elles parlaient d'Edouard, de Guillaume, d'Humbert et de François-Joseph, tous têtes couronnées, comme Avertie eût parlé de ses frères et cousins; c'était étrange, cette familiarité dynastique et prénominale sur le quai de Chiasso.

Jamais ces trois jeunes femmes ne s'étaient revues depuis le couvent, où Avertie avait été leur respectueuse et assez flattée petite amie.

Elle se rappelait les dimanches passés chez la Reine exilée, à Passy, où les Princesses montraient avec orgueil, dans le pavillon isolé du roi leur père, les drapeaux nombreux jadis enlevés aux régiments de l'usurpateur, fanés, salis, troués de balles, tachés de sang, même. Avertie en avait la chair de poule tant elle se croyait dans le merveilleux épique. Puis c'était encore une suite de cadres où, sous verre, s'alignaient des pièces de monnaies de toutes grandeurs et percées également au milieu d'un coup de pistolet. Le Roi, tireur émérite, avait collectionné ces petites gloires à côté des grandes. Son immense portrait, qui centrait la salle, le représentait en uniforme de général, don Juan bellâtre, et un peu épais. Avertie, enfant, l'eût souhaité plus mince, plus théâtral encore, plus Prince de Légende. Mais l'uniforme brillant, les trophées ensanglantés, les damas somptueux tendus aux murs en faisaient, pour son imagination de neuf ans, un héros tout de même assez fabuleux.

Dans ces temps-là, les journées de congé, passées à Passy, commençaient toujours par des parties de cache-cache. Puis on allait dans la chambre des Princesses, grande pièce blanche et nue, dont l'odeur acre et fade de renfermé, si particulière aux chambres d'enfants, soulevait parfois le cœur d'Avertie. Trois petits lits en fer, laqués blanc, s'alignaient le long du mur et une grosse couronne royale aux fleurs de lys d'or leur servait de baldaquin.

Rien qu'en regardant ses anciennes compagnes, tous ses souvenirs se précisèrent nettement. Doña Josepha, dans l'amabilité du sourire, faisait renaître ses enfantines fossettes, tandis que Doña Alicia s'intéressait avec grâce à la vie d'Avertie. Leurs délicieuses manières étaient comparables à une œuvre d'art; on y goûtait un plaisir de beauté et d'harmonie. Ces infantes, pourtant, étaient simples, gaies, un peu naïves comme presque toutes les Princesses; et Avertie pensa à ces beaux fruits qu'on empêche de mûrir librement dans les serres, en de petits sacs étroits et bien clos. C'est ainsi que l'étiquette avait dû contraindre ces femmes.

Cependant l'homme des douanes, fonctionnaire assagi par le protocole, s'approcha avec déférence du groupe princier, et, englobant Avertie dans la «suite», prit le numéro de ses bagages, de ceux de Floche et, après avoir baisé les mains de tout le monde, annonça qu'on n'ouvrirait point les colis.

Le temps pressait. Avertie s'inclina, respectueusement elle aussi, vers les mains supra-patriciennes couvertes de grosses pierres précieuses et rentra dans son wagon.

Floche, qui, derrière sa vitre, avait tout surveillé, ne revenait pas de cette aventure.

—Que vous avez de belles connaissances, ma chère! Moi qui les avais prises pour de bonnes Allemandes. Ah! on est honorée de voyager avec vous! D'ailleurs, de ces trois femmes, c'est vous seule qui sembliez l'Altesse!

Avertie méprisa un peu son amie pour cette flagornerie, mais... elle se regarda dans la glace.

Tout s'arrange, dit le sage. Le train partit, malgré la grève, et les deux amies, heureuses d'avoir échappé à un gros ennui, longèrent le bleu lac de Côme bras dessus, bras dessous, le nez à la vitre du couloir.

—Il est vraiment italien, mon Como! affirmait Floche, dont quelques étés s'étaient passés jadis au bord de ce lac. Mais que l'ingéniosité utilitaire des hommes l'a donc dépoétisé! Voyez-moi ces bâtisses crayeuses, à l'infini... et pourquoi y fiche, je vous le demande? Y manger, y dormir, y faire des saletés! Comme si, au milieu d'une si belle nature, il ne vaudrait pas mille fois mieux être nus ainsi qu'Adam et Ève, pour vivre d'amour, de racines et d'œufs à la coque!... (Avertie se mit à rire.)—Vous! vous n'êtes ni sérieuse ni poétique... et cela m'étonne beaucoup de votre part, car vous êtes très sympathique!

Avertie fut heureuse de se savoir sympathique, mais surtout de rester si distante malgré une telle intimité!

Elles approchaient de Milan et leur impatience d'arriver rendait ces dernières heures monotones et pénibles. D'ailleurs, la Lombardie qu'elles traversaient, couverte de vignes uniformément vertes—et verts aussi les mûriers trapus—ajoutait au soporifisme. Pourtant l'enthousiasme classique de Floche força l'attention de son amie. Par complaisance, celle-ci regarda, se leva, se rassit, se releva pour regarder encore, tant de fois qu'elle en prit une mine fatiguée.

—Vous êtes malade, chère amie? Dieu! que je suis contente. Je vous aime tellement plus à vous voir des défaillances. «Ils» m'avaient tant dit que vous seriez un turc, que vous me feriez trotter en cercle, que vous seriez de fer, inexorable dès sept heures du matin! Et voilà que c'est moi le turc, moi la vaillante inexorable! Ah! vous m'êtes charmante et bien sympathique, décidément! Tenez, voici mon coussin, mon châle et mes sels de lavande...

Au rythme assourdissant du tarara-bomn di-é-... des plates-formes, le train entra en gare.

Les Pèlerines étaient à Milan.

Comme elles donnaient leurs tickets, elles aperçurent un costume beige, un chapeau «Panama», un nez pointu sous l'ombre de la visière.

—Le Peintre! le Peintre à Milan, ma chérie, quelle joie!

Floche gloussait comme un naufragé qui aperçoit une bouée. C'était en effet le Peintre.

—Nous vous emmenons! lui dirent-elles... Mais quel hasard?...

—Je savais que vous partiez et je suis venu. Renvoyez-moi si vous n'avez pas de cœur.

—Vous renvoyer! Mais puisqu'on vous dit qu'on vous emmène au contraire! Prenez nos paquets, bags, hold all, couvertures!

Dès lors, elles aussi, voyagèrent les mains vides, en Altesses. Avertie trouva un repos délicieux à se sentir libérée de tout souci matériel et à se garder entière pour les joies qu'elle s'était promises. Le Peintre servirait de fourrier et de chasseur.


CHAPITRE IV

Milan, Hôtel de la Ville.

—Mesdames, un bel appartement, à deux lits, 12 francs... nous n'avons que cela delibre... pas de «chambre communiquante» pour Monsieur... et le gérant indique le Peintre.

—Môssieu? mais qu'est-ce qu'il peut bien nous faire! reprend Avertie, indignée.

—Alors, montons, Mesdames.

Il est trois heures, un sommelier—les prenait-on pour des barriques?—les précède; il marche comme un prétentieux tragopan. Tout en circulant dans les longs couloirs, Avertie lit les numéros des chambres, puis sur des étiquettes: Bains... Jardin...

—Jardin? Comment, garçon, sont-ce les jardins de l'hôtel qui se trouvent là?

—Oh! que non, Signora! Il y en a à tous les étages—et sa bouche voulait être spirituelle—ce sont tout simplement les lieux d'aisances.

—Ah! parfaitement.

Et elle aima davantage l'Italie d'appeler les cabinets «Jardins».

Arrivées dans leur chambre, Floche jette pèle-mêle ses paquets, gants et chapeau sur les lits. Puis sans même regarder:

—Ça! un bel appartement, pour 12 francs, avec vue sur les derrières! Être venue de Paris à Milan pour voir frire des soles dans la cour d'un hôtel.... J'en mourrai!

—Oh! Attendez quelques jours encore avant de vous détruire, voulez-vous? Et choisissez vite votre lit! lui répond Avertie.

—Hum, dans une étable pareille, que m'importe le choix d'une litière!

Et elle s'approprie le plus confortable.

Elles avaient déjà commencé à ranger leurs menus objets, lorsque Avertie jeta un regard circulaire, se demandant pourquoi la chambre lui paraissait si exiguë. Partout Floche avait marqué sa présence, éparpillant sur tous les meubles éponges, chapeaux, brosses et couvertures.

—Activez donc, chère amie, disait Floche dans sa hâte de sortir, tout cela c'est du temps perdu, du temps précieux, du temps qui nous coûte deux francs neuf centimes l'heure. J'en ai fait le calcul.

Vite, elles se donnèrent le petit retapage, grain de poudre, rouge aux lèvres, coup de brosse; et, dans leur crasse de voyage, pimpantes comme aux Champs-Elysées, elles descendirent le grand escalier du sympathique Hôtel de la Ville.

Le Peintre les attendait déjà; il leur avait retenu un fiacre et improvisé un «circulaire» de la première heure.

Dès la sortie de l'étroit et populeux Corso Emmanuel, le Dôme se dressa devant elles.

—Cachez-moi ça! Cachez-moi ça! hurla Floche en agitant—classique geste de l'horreur—les mains devant ses yeux.

Elle savait qu'il était de bon ton de dénigrer l'œuvre moderne. Avertie, au contraire, sans parti pris, regarda; l'ensemble lui parut beau, malgré quelques détails choquants, et la place, un joli plateau pour ce gâteau de noces.

Par les rues dédaignées, ils allèrent voir quelques vieilles maisons aux loggias de pierres dentelées et découpées en guipure, puis quelques églises où, pour les prochaines fêtes, pendaient aux piliers de grandes draperies de damas rouge. Les nefs en prenaient des allures intimes d'alcôve dans une lueur pourprée douce et tiède.

—J'ai faim, dit Floche tout à coup.

—Parfait, dit le Peintre.—Cocher, Café Baldi!

Avertie s'y crut à Vienne (Autriche): mêmes élégances un peu tapageuses de province riche; aucun de ces raffinements des Colombins et autres tea-rooms parisiens. Sur les tables de marbre sombre s'accoudaient des femmes empanachées d'autruche et de paradis.

Floche, aux yeux d'enfant plus grands que le ventre, commanda une orgie de thé, de glaces, de gâteaux.... Mais, une fois repue, elle trembla, puis pâlit. N'avait-elle pas oublié ses deux principes: économie et sobriété?

Ce fut le Peintre qui paya: deux francs vingt.

—Vous dites 2 fr. 20 pour nous tous! 2 fr. 20? Il s'est trompé, le brave homme! C'est impossible... c'est de la folie! On n'a jamais mangé 12 gâteaux, 3 glaces, 2 thés, de la bière pour 2 fr. 20! Mes amis, je suis parfaitement heureuse! Notre voyage ne nous coûtera pas un sou!

Ils se levèrent sur un «Allons, en route!» d'Avertie.

—Oui, oui, en route et un peu vite, reprit Floche. Il faut digérer tout cela, maintenant.

Et le Peintre dit au cocher:—«Hôtel Modrone

Le long du naviglio sordide, où baignait le derrière des maisons, les pampres d'avril pénétraient le désordre des arrière-offices et balançaient leurs longs serpents verts sur les oripeaux éclatants des lessives suspendues. Plus loin, Avertie, dépassant ces choses du regard, s'écria saisie:

—Ah! que c'est beau, Peintre! Qu'est-ce donc que ce balcon? Serait-ce déjà l'hôtel Modrone?

Sur le petit canal, une rampe de forte pierre avançait en rinceaux compliqués et un peu lourds. Entre de gros arbres pleureurs, les têtes renaissance et les arabesques sculptées se couronnaient de pousses tendres. Deux amours siégaient, en motif médian, sur des coussins de marbre. Ils embrassaient des cornes d'abondance aux fruits croûlants et dont ils inclinaient légèrement la chute au-dessus de leurs têtes bouclées. Sur la terrasse, un jet d'eau oublié animait la solitude. Le fond se perdait dans un décor à doubles rangées de colonnes sveltes et claires, où les plantes folles et les rosiers exaspérés s'écrasaient contre la pierre. Les volets mi-fermés emprisonnaient des vitraux jaunes et bleus que le soleil piquait ardemment.

La vie s'était arrêtée à l'hôtel Modrone depuis l'époque luxueuse. Et les deux vieux arbres qui assombrissaient la terrasse de leur masse pleureuse témoignaient seuls de la fidélité du printemps aux deux amours assis sur leur coussin de marbre.

Les Pèlerines étaient pénétrées. Elles refusèrent de «s'éparpiller» en d'autres plaisirs—même d'art—et rentrèrent à l'hôtel.

Le soir on s'en fut dîner au Gambrinus. Là, les trois amis retombèrent dans le brouhaha bourdonnant du restaurant universel: dames viennoises sur estrade dominant les consommés et les macaronis. Ceinturées de rose fané, l'air absent, fardées, ces filles tristes jouaient Coppelia.

Ils mangèrent à l'italienne. Sur le menu, soupe à la Corneille, ravioli, macaroni, rizotto et poletto.

—Que le beurre est donc bon ici! s'écria Floche, qui en faisait fondre un petit morceau dans la chaleur de ses coins de lèvres; notre cher Rumpelmeyer a tant hésité à venir habiter Paris, parce qu'il ne pouvait faire ses tartes qu'avec le beurre de Milan. C'est bien connu, du reste. Mais il y a encore autre chose de connu à Milan! Ah! oui, les mouches! Les mouches de Milan! Seigneur! c'est donc vrai... Heureusement que ce n'est pas encore la saison!

Et ainsi s'agrémentait le dîner, pendant que le Peintre sifflotait, entre les i terminaux et le filandreux réel des mets italiens, les airs joués par les dames viennoises.

Le Gambrinus était situé sous l'immense galerie de verre, d'un goût douteux, mais si prisée par les Milanais et qu'ils encombrent aux heures de loisir.

Avertie, en sortant du restaurant, bouscula une petite table maculée de bière et de limonade. Elle mit le désordre dans un groupe qui, dérangé, découvrit à la jeune femme un buveur solitaire, dont les yeux perdus dans l'espace semblaient suivre la fumée de sa petite pipe de bruyère. C'était Dick! Comment avait-elle pu si totalement l'oublier?

Avec la même nonchalance botticcellienne, le même complet home-spun, et sa cravate «œil de truite», on eût dit qu'il attendait le plaisir de bâiller. Sa main et son poignet, mince dans une manchette ridiculement évasée, pâlissaient sous la lueur des becs Auer. Ces détails frappèrent involontairement Avertie. Un peu troublée, elle voulait avancer, se montrer, lui faire comprendre au moins qu'elle était là et que, par un hasard inouï, elle l'avait vu. Elle n'eut pas le temps d'agir; déjà, ses deux co-pèlerins l'entraînaient, perdue dans ses pensées, à travers la fourmilière humaine.

Une ruelle sombre, au bout une lueur éclatante et le Dôme, gâteau de noce découpé, crayeux, sur un ciel de flamant-rose. Il était, vu de cette ruelle sordide, à la fois mystérieux et fantastique. Tous trois se regardèrent avec enthousiasme.

À ce moment, près d'eux, sur le même ciel rose, dans sa démarche longue et alerte, la silhouette de Dick se profila aussi. Avertie ne douta plus alors qu'il ne l'eût reconnue et suivie; elle mit instinctivement la main sur son cœur et, «la tête dans le ciel et les pieds sur la terre», elle heurta violemment une masse sombre.

—Oh! mais! s'écria Floche indignée, faites donc attention! Qu'avez-vous bousculé là? C'est noir... C'est mou... un enfant! Mes amis, c'est le petit Italien, le pauv' petit Italien qu'on rencontre toujours à Paris!... a-t-il sa marmotte?

Et elle lui jeta deux sous, déjà loin.

 

***

 

Cette nuit-là, Avertie rêva de Dick. Dans une pose de dieu antique, il l'avait embrassée, enlacée. Elle sentait presque encore, au réveil, le toucher des doigts longs, spatulés un peu, qui, pour attirer sa bouche, lui avaient soulevé le menton. Et son regard! Où avait-elle déjà vu cette intensité, cette expression de tristesse et de volupté si complète? Ce regard «qui contenait toute la guerre de Troie»!

Floche la tira de ces souvenirs. Elle sortait son nez des couvertures:

—Avez-vous bien dormi? Moi, excellemment. Je vous aime, chère amie—et elle déploya son mouchoir—parce que vous êtes décidément ado... Oh! là là! une puce! Avertie, une puce! (Floche sauta à bas du lit)... une grosse, une énorme, marron avec des cuisses longues! Quand je vous le disais! La sale Italie! Etre venue ici pour se faire mordre par des puces, vraiment ça n'a pas le sens commun! Je suis dégoûtée de tout, à présent... Je m'étais réveillée si heureuse près de vous, dans cette chambre d'hôtel! Et n'est-ce pas, quand on pense que ces sales bêtes vous sucent l'un après l'autre, ce n'est pas réjouissant. Si encore chacun avait sa puce qui vous pique et meure! Et vigoureuse, cette grosse fauve! D'ailleurs, c'est ainsi qu'on attrape toutes les maladies, c'est bien connu. Pour comble, ces Italiens, ça a le pompon pour vous les donner, jamais ils ne se lavent!

—Calmez-vous, dit Avertie, les seules puces dangereuses sont celles qui nous mordent à l'oreille.

—C'est vrai, ça? Vous êtes charmante! ma chère, vous m'épatez... Ce que vous savez de choses!

Avertie rit:—J'observe, simplement.

—Oh! ce n'est pas votre intelligence seule que j'admire. Ce qui, aussi, est charmant en vous, c'est que vous avez mes idées, mes manies, comme d'ouvrir les fenêtres le matin pour avoir de l'air, se désinfecter. (Elle jette un regard circulaire.) Moi aussi, j'observe avec mon petit cerveau. Ainsi, voyez-vous, ça, c'est un fronton du temps de Napoléon. J'imagine qu'il a dû descendre dans cette chambre.

—Sans doute, et le numéro 13 lui aura porté bonheur! 12 fr. par jour, sûrement, il y est descendu.

Et ainsi, elles devisèrent jusqu'au petit déjeuner, qu'elles dévorèrent au lit, en même temps que leur correspondance.

À dix heures, fraîches comme deux sources, elles retrouvèrent le Peintre au musée du Bréra.

Devant les fresques importantes, Avertie fut empoignée tout de suite. Concentrée et silencieuse, elle s'écarta de ses compagnons et s'en fut, seule, à travers les galeries, essayant de croquer sur son calepin un mouvement souple, une expression suggestive. À quoi son inhabileté d'artiste amateur pouvait-elle donc prétendre en face de ces beaux visages du xve, où les paupières alourdies et les bouches aux coins dubitatifs annonçaient déjà, la venue du Vinci? Le Saint Roch du Borgognone, à la bouche rassemblée et si pure, n'avait-il pas des lèvres d'amante délaissée, lèvres encore gonflées du dernier baiser?

Ah! pauvre Avertie! Devant Apollon et Daphné, obsédée par le souvenir, ne fut-ce pas le corps de Dick qu'elle se figura dans celui du jeune Dieu? L'Apollon, allongé, ses belles jambes nues sous une courte tunique, le cou découvert, appuyait, au creux de sa main languide, une tête charmante. Avertie regarda avidement cette bouche, dont les coins ironiques, légèrement remontés, corrigeaient la tristesse du regard fixé sur le corps de Daphné. La déesse, tandis que ses jambes déjà se nouaient en ormeau, offrait ses seins tendus aux lèvres de son amant, et Avertie l'entendait murmurer, l'amant:—«Je sais encore d'autres baisers!»

Eh! oui, pauvre, pauvre Avertie, de par le monde naissent «d'autres» baisers, trop tard pour pouvoir y goûter. Et Dick ne lui dirait-il pas aussi: «Je sais d'autres baisers?»

Avertie soupira.—«Le tout, se dit-elle enfin, est de conserver de jolies guibolles. Ah! Dieux de l'Olympe! Ne me jouez pas au bon moment le même tour qu'à Daphne. Ça doit être très dur d'être plantée là—comme un chou—par un Dieu et même par un homme.»

Néanmoins, ces pensées alanguissantes attristèrent la Pèlerine. Le cœur lourd, elle continua à parcourir le musée, attirée davantage encore par la volupté des regards et des corps.

Devant la Sposalizio de la Vierge et de Saint-Joseph, par Luini, elle retrouva ses compagnons. Ils s'égayaient bassement devant ce chef-d'œuvre si vif et si moderne. Saint Joseph, disaient-ils, prenait la Vierge par la main, comme un bon charpentier qui aurait oublié de se faire couper les cheveux. Il semblait lui dire en douceur: «Viens-tu à la campagne?» en lui coulant un œil de biais. Et les Saints Anges, derrière, y allaient d'un pas gaillard, à la campagne! Avertie trouva cette fresque particulièrement douce et attrayante. Comme Luini eût été étonné de les revoir si blanches et si diaphanes, ces créatures sorties robustes de sa palette, mais pâlies par les siècles au point qu'Avertie croyait leurs tons dérobés aux chairs nacrées et laiteuses d'Anglaises, ou encore aux délicatesses des pétales d'azalées.

Floche, en bonne humeur par «les œuvres d'art qu'elle avait pénétrées jusqu'en leurs moëlles d'huile»—du moins l'affirmait-elle ainsi, voulut finir la matinée chez un brocanteur.

—C'est, parfois, des imbéciles comme nous qui ont trouvé la «perle», vous savez, un Luini, un Vinci, un Bellini inconnus! Qui vous dit que, dans un coin de boutique, il ne traîne pas une «Piéta» ou un «Ex-homme»! (elle voulait dire Piéta et Ecce homo). Et pourquoi ne mettrais-je pas le doigt dessus?... On a bien vu des cantinières gagner le gros lot!

Ils entrèrent au bric-à-brac le plus proche. Le combat entre l'avarice et l'amour du lucre se reflétait dans l'œil indécis ou avide de Floche. La passion d'acquérir n'importe quoi, mais à marchand-volé, prévalut. D'une main crochue et fiévreuse, elle touchait à tout, jetant pêle-mêle les dentelles sur les poteries, les cadres, les brimborions dans les étoffes et les franges. En un instant, la boutique fut à sac. Avertie et le Peintre, gênés, regardaient d'un air inquiet la tête du marchand, qui, lui, dans l'espoir de la forte journée, offrait obséquieusement sa marchandise à pleines mains. Après de longues et infructueuses recherches, Floche, découragée, brandit un objet informe, quelque chose comme un tambour à dentelle, recouvert de soie verte, cerclé de marqueterie, et que l'homme appelait sa «Majoline».

Il en voulait quinze francs.

—Quinze francs! s'écria Floche, mais vous êtes fou, mon brave homme! Croyez-vous que j'aurais dérangé votre boutique, perdu une heure précieuse, au lieu de voir les chefs-d'œuvre de Milan, pour payer cette saleté quinze francs? Je vous en offre cent sous.

—Mais, Madame, je ne peux pas; il faut que je mange. J'ai cinq petits enfants. Vous ne savez pas le mal que j'ai moi-même à trouver du bibelot... Et «ma Majoline» est très belle...

—Non, non! Cent sous, vous dis-je! Ça fait dix-huit sous à donner à chacun de vos chérubins, dix-huit sous, vous m'entendez? Quant aux bibelots, il ne faut pas me coller de blagues. En Italie, ils sont pour rien, comme les marrons! Tout le monde sait ça.

Et mettant la majoline sous son bras, elle fit le geste de sortir.

—Pardon, Madame, excusez-moi. Je ne puis vous laisser ma boîte si bon marché. Donnez-moi, au moins, quelques sous de plus... pour m'acheter du tabac!

—Hum! (et Floche se tourna vers Avertie). Qu'en pensez-vous, chère amie? Cette affaire crasseuse vaut-elle un supplément? Le tiroir est-il intact? Regardez, vous qui avez l'œil... et le bouton? de l'époque?

—Le bouton? Il est charmant, tout ciselé, il vaut bien à lui seul les cinq francs.

—Bravo, bravo!

Alors, s'adressant au marchand:—Eh! bien, mon ami, votre boîte me plaît, je consens au supplément de tabac; emballez-la-moi et vous, Peintre... donnez quelques cigarettes à Môssieu.

Le peintre offrit un paquet et Floche, pendant que tous lui tournaient le dos, s'adjugea subrepticement un bout de galon qu'elle dissimula dans l'ouverture de son gant.

Rentrés à l'hôtel, il leur fallut refaire paquets et valises.

—Jamais, jamais, pleurnichait Floche, je ne viendrai à bout de ma pharmacie. Je vous le disais bien, on ne peut pas se passer de femme de chambre en voyage. Baptistine m'avait arrangé tout cela trop bien... une vraie mosaïque. Que voulez-vous que je devienne à présent? Je suis tellement empotée. Si, au moins, vous vouliez m'aider. Mais vous êtes une pure égoïste; comme toutes les femmes heureuses, vous ne pensez qu'à vous-même! Si vous ne m'aidez pas, je serai obligée d'emporter tout ça dans les mains.

—Dans les mains! Vous en avez donc une au bout de chaque doigt? Allons, un peu d'énergie. Faites appel à votre vieux sang de Louis le Gros, et recommencez-moi votre valise.

—Oh, ma chérie, ne me bousculez pas! Ne prenez pas ce genre. Quand on me choque, je fais comme le hérisson, je me mets en boule, la tête entre les jambes et on ne peut plus rien tirer de moi.

—Alors, sonnez le garçon.

—Ah! Quelle trouvaille!... Garçon!

Un grand dadais se présenta, les mains flasques. Il empila, bourra et ferma magistralement la valise... un chef-d'œuvre.

—Ma chère, ce blanc de poulet a fort bien travaillé. C'est comme pour les accouchements: un coup de pouce intelligent et «Pouf!» l'enfant sort... Sauf qu'ici, il fallait le faire rentrer.

Prêtes avant l'heure, désœuvrées, elles attendaient toutes deux dans le hall. Avertie demanda à Floche:

—Maintenant, expliquez-moi pourquoi vous emportez toute cette pharmacie pour dix jours? C'est un peu niquedouille.

—Vous parlez toujours sans savoir. D'abord, j'ai dû emporter des bouteilles de désinfectant, et le bain de bouche, l'Eau-mère, le pétrole Rinaldo, l'alcool à brûler...

—Qu'est-ce que c'est que ça, le bain de bouche et l'Eau-mère?

—Le bain de bouche? Mais c'est pour mon chicot. Tenez, cette dent-là, elle est superbe, n'est-ce pas? Eh bien, elle descend tous les jours... Là, sur le devant. Je dois lui donner continuellement des lotions astringentes; sans cela, elle tomberait dans mon potage, dans le téléphone, ou dans mon estomac, et de là dans l'intestin, qu'elle perforerait. Et je n'ai pas de quoi me payer Berger, moi.

—Et l'Eau-mère?

—Ça, ma chérie, c'est un coup de génie que j'ai eu à Biarritz cet été. J'ai soustrait dans les baignoires des Salins, petit à petit, 25 litres d'eau du Briscous. Vous riez? vous n'êtes qu'une bête. C'est merveilleux pour la peau et les rides... on en met une cuiller à café dans sa cuvette et on se lotionne les chairs. Mistress Tüff, cette splendeur américaine, ne se lave jamais autrement depuis vingt ans. Et, moi-même, depuis un mois, je me trouve tellement plus raffermie. (Elle tape sur ses seins qui tremblent.) Vous ne remarquez pas?

Avertie examina sincèrement.—N...on..., avoua-t-elle.

À ce moment, le Peintre fit irruption. L'omnibus était là, tout chargé.

—La note! cria Floche. Avez-vous vérifié la note? Vous savez, c'est tous des filous en Italie. Regardez de près et sacquez-moi tous ces voleurs.

De nouveau, après la bousculade de la gare, ils se trouvèrent assis dans un compartiment bondé.

Tout à coup, Floche cria au Peintre:

—Espèce d'étourneau, je suis sûre que vous avez oublié mon argent au bureau de l'hôtel! Et vous prétendez avoir du bon sens! Ça n'a pas de nom! Et c'est le «magot»! Qu'allons-nous devenir sans argent jusqu'à Venise? J'ai juste vingt centimes pour descendre dans une gare. Allez, ouste! Allez chercher l'argent et vous nous rejoindrez par un train de nuit.

Mais Avertie lui fit signe de n'en rien faire; elle déboutonna sa veste, et plongea la main dans son corset, qui laissa échapper deux petits rubans roses.

—Mes amis, leur dit-elle, j'ai, moi aussi, un petit magot; il est épinglé à mon corset... Grâce à moi, tout s'arrange, voyez-vous. C'est ma nourrice qui m'a donné cette habitude. Elle mettait ses économies dans un petit, sac en taffetas gommé recouvert d'une perse à rideaux. Et Avertie sortit une enveloppe minuscule à rayures bleu de ciel, bordée d'un ruban amarante. On eût dit d'un petit sachet xviiie siècle. Seulement, le gros bouton de corozo venait du Bon Marché.—Si vous voulez mes subsides? Ses doigts étaient encore dans son corset.

—Oh! la chérie, cria Floche, voyez-la toute prête à nous donner à téter.

Dans leur compartiment, on les prit pour des comédiens en tournée. Aussi fut-on plutôt familier, à la grande joie d'Avertie, qui fit parler son voisin. En passant devant une ville, cet homme prononça Brescia comme s'il eût baisé ce nom. À cette caresse inattendue, Avertie sentit des petites fourmis de plaisir lui grimper sur la nuque. Par une ingéniosité très féminine, elle arriva à lui faire répéter plusieurs fois ce nom magique, pour en éprouver de la jouissance. Les fourmis gagnèrent son cerveau. Elle ferma les yeux. Les fresques du Bréra dansèrent devant elle: Saint Roch avec sa plaie chaude et sa bouche mûre, Apollon avec la nudité de ses épaules et Dick se détachant sur le ciel rose, à côté du Dôme... Le reverrait-elle jamais, ce Dick? Se parleraient-ils un jour? Dans quel Olympe, si ce n'était ici-bas, l'entretiendrait-elle du goût extraordinaire qu'elle avait pour lui? Un goût! Faut-il qu'il se perde à jamais et que l'autre en ignore jusqu'à l'existence?

Devant son impuissance à forcer l'avenir, Avertie se découragea vite et devint nerveuse. Les fourmis descendirent dans ses jambes, où elles sont suprêmement agaçantes, comme chacun sait.

—Il faut aller au wagon-restaurant «prendre nourriture», décida Floche.

Là, monde fou, fumée épaisse et stagnante au-dessus des bouteilles.

Avertie s'énervait à ces repas en aquarium desséché, où les convives, collés les uns aux autres, ne pouvaient porter la main à leur bouche sans sentir le contact chaud d'un voisin. Le garçon, de sa grâce équivoque d'équilibriste aux ongles noirs, jetait distraitement sur les assiettes la nourriture éclaboussante et flasque. Puis il s'évadait, la serviette voltigeante au bras, dans sa livrée répugnante de maculatures, mais si ajustée qu'elle avait l'air d'être cousue sur sa peau.

Quand Floche eut bien frotté son couvert et son verre, elle montra triomphalement sa serviette noircie et déclara qu'elle serait bien heureuse tout à l'heure de ne pas avoir tout cela dans le ventre.

—Garçon! de l'eau minérale, je vous prie! merci. Cicina, eau gazeuse... éventée! affirma-t-elle encore. Puis elle lut à haute voix: «Une bouteille par jour... Catarrhe de la vessie, reins flottants, retour d'âge!...» C'est excellent, pour moi, tout cela. Versez, Peintre, versez-m'en tant que vous pourrez!


CHAPITRE V

Verona! Verona! Le chef de train s'égosille. Dix heures du soir. Nuit profonde. Floche se lève, regarde à travers les vitres.

—Ô Poésie! Ô tombeau de Roméo et Julietta! Voyons un peu. Elle ouvre la fenêtre.—Quoi? Vérone, cela? Mais, Seigneur! Que c'est laid! C'est tout noir, c'est tout plat; on ne voit rien, pas une église... c'est infect!

Elle dit et se rasseoit.

Onze heures; même nuit noire.—«Venezia! Vene-zia!»

—Ah! mes chers amis, nous y voilà donc, dans le Paradis!

Et Floche se pencha à la portière.

—Je m'y reconnais, je m'y reconnais!!! Elle rassembla les Pèlerins et d'une voix de guide qui explique:

—Ça, voyez-vous, c'est la digue; là, par terre, la lagune, à gauche, la mer; en haut, le ciel... et en bas, la lune qui se reflète dans l'eau. «Ah! Venezia! Venezia!» chantonna-t-elle, les bras en l'air.

Le calme inhérent à la ville qui les entoura sur le quai dès la sortie de la gare, cette absence de tout bruit urbain, cette sorte de subite intimité, après le vacarme du train et la bousculade vers les issues trop rares, envahirent Avertie agréablement. Aussitôt qu'elle eut mis le pied dans une gondole et qu'elle se fut assise sur les excellents et profonds coussins de cuir noir, elle se sentit tout à fait heureuse.

Où était l'impatience fébrile qu'on met généralement à retirer ses bagages pour rentrer au plus vite chez soi? Ici on jouait déjà la «Romance», on se laissait vivre et on n'avait, à dire vrai, que cela à faire. La féerie commençait.

Tout alentour, dans les gondoles voisines, d'autres couples attendaient, eux aussi. Subitement silencieux, calmés, pénétrés par le charme de la cité, des eaux douces qui clapotaient le long du bordage, ils semblaient tous des amoureux en bonne fortune: Venise voulait cela.

Le Peintre et Floche, causant à demi voix, s'étaient mis à fumer.

—Que c'est donc bon d'en griller une en gondole! disait Floche.

Avertie se retourna, dégoûtée; fumer à Venise, la nuit, en gondole, comme au café! Ah! qu'ils avaient bien un cerveau-Arménonville! Elle les entendait débiter mille lieux communs sur les arrivées classiques, la nuit, sous la lune et les étoiles. Elle se rappela que, lors d'une exposition de peinture à Bruges, plusieurs de ses petites amies, se piquant de bas-bleuisme, lui avaient, à son retour, posé cette seule question: «Tu as été à Bruges? As-tu vu la lune?» Non, elle n'avait même pas pensé à regarder la lune, elle y allait pour voir des tableaux. Mais l'insistance spécialisée de ses amies l'avait intriguée; elle s'accusait d'avoir, peut-être, manqué une éclipse. Un jour qu'elle parcourait le «trottoir roulant» d'un journal quelconque, elle retrouvait, dans une tartine sur Bruges (la morte, naturellement), toute la lune de ses petites amies. Ah! mon Dieu! Elle l'avait manquée, elle, Avertie, dans le ciel de Bruges, sans doute point sur l'I au clocher du Saint-Sang. Que «l'imprimé» jouait donc un fort rôle dans la vie artistique de ses petites amies et des grandes!

—Tiens, une église! dit soudain Floche, dont les yeux s'habituaient à l'obscurité. Savez-vous son nom, Avertie?

—L'Église de la Gare, répondit celle-ci sur un son détaché, comme si elle eût parlé d'une auberge.

—Oh! très joli, très joli! Madame est maussade. Sans doute parce que nous attendons encore nos bagages. Tra là là là! Mon cher, cette femme n'a aucune poésie dans l'âme. C'est dommage. Tirez-moi donc les «Petits beurres» du sac jaune. J'ai une faim de loup; c'est déjà l'air de l'Adriatique qui m'appète.

—Quel français, par-dessus le marché! murmura Avertie.

Quand les bagages furent proprement arrangés à l'arrière, le gondolier demanda:

Due o solo gondoliere, Signora[1]?

La voix caressait; elle passa sur la peau d'Avertie avec un frôlement de grosse mouche en velours.

«Ce pays est doux; ce pays arrondit les angles des mots, il n'est que volupté!» et Avertie se retourna pour regarder la tête d'où cette voix d'or était sortie! un Bellini à cheveux longs et soyeux, au masque sévère, à la bouche jeune et joyeuse; il poussa le cri rauque déjà oriental, avec lequel les gondoliers se croisent: «A-o-é!» et son grand corps s'inclina sur la rame dont l'effort silencieux ébranla la gondole.

Le long des petits canaux, la voix d'amour retentissait encore avec son cri sauvage, ou bien, joyeusement, elle saluait la gondole rencontrée, souhaitant la buona notte.

Addio, addio, Carlo! répondait-on.

Puis, Carlo s'essaya à chanter, mais sa voix était sourde. Il toussa, racla sa gorge et cracha épais dans la lagune.

—Ah! tant pis! dit Avertie tout haut.

—Vous dites? demanda Floche.

—Je dis, tant pis, parce qu'il a craché.

—Qui a craché? Carlo? Qu'est-ce que cela vous fait? D'abord, c'est plus sain pour lui, et puis il y a déjà tant de cochonneries dans la lagune!

Avertie le savait bien, mais son Bellini s'était dépoétisé par trop subitement.

Bientôt, l'eau sur laquelle voguait la gondole parut lourde et plus grasse. Les palais et les maisons se dressaient, vastes ossuaires sous cette lune froide, évadée par instant des nuages. Mais Carlo, de sa belle voix maintenant harmonieuse et qui s'éparpillait le long des hauts murs en ondes décroissantes, expliquait le chemin parcouru, le petit canal, le raccourci, le théâtre qu'ils dépassaient en faisant monter l'eau clapotante, sur ses marches de marbre.

Dans les canaux plus intimes, tout devint sonore; les gouttes d'eau, elles-mêmes, qui tombaient de la rame, trouvaient leur écho; la gondole rasait les murs; jouant au voleur ou au Borgia, les Pèlerins parlaient à voix basse.

Ils débouchèrent enfin sur le grand Canal. «La lune y épousait la lagune», tandis que la perspective s'offrait aux voyageurs théâtrale, ornée de la parure de tous ses palais, d'une beauté d'Orient dans la nuit. Au fond, vers la haute mer, semblables à des fûts de forêt brûlée, se dressaient les mâts de la Giudecca. Enfin, derrière eux, devant les vulgaires becs de gaz, émergea l'Hôtel Britannia.

Dans le hall, sur les fauteuils et les banquettes, des voyageurs somnolaient, châle au bras, sacs en main.

—Nous n'avons plus un lit de disponible. Ces dames ont-elles retenu leurs chambres? s'informa le gérant, debout sur le ponton et prêt à en barrer l'accès.

—Oui, dirent ces dames.

—Non, avoua le Peintre.

Le gérant le renvoya avec un geste d'homme repu.

—Monsieur, intervint Floche, il est impossible que vous expulsiez ce jeune homme. Un lit, un simple matelas, et voilà de quoi le coucher! Où voulez-vous qu'il aille, ce pauvre garçon? Faites-lui mettre n'importe quoi par terre. Ma chère Avertie, nous ne pouvons l'abandonner ainsi. Nous le prendrons plutôt dans notre chambre.

Elle gesticulait, excitée, parlant très fort. Quelques endormis du hall soulevèrent des paupières vindicatives. L'un d'eux jura. Avertie détestait l'esclandre. Elle se sentit subitement un cœur très dur.

—Taisez-vous donc. Vous faites scandale, vous dites des choses absurdes. Que le Peintre se débrouille.

Le pauvre Peintre, poussé au derrière par la décision d'Avertie, regagna sa gondole et, «A-o-é!», disparut dans la nuit.

Avertie eut un sursaut de répulsion en entrant dans les chambres, offensantes par leur papier sombre, leur plafond de guinguette à liserons peints, leurs meubles chocolat et leurs marbres poisseux de crasse humide.

—Heureusement, dit Floche en soupirant, nous aurons toujours la vue du Canal! et elle s'approcha de la fenêtre qu'elle ouvrit: horreur! Relents de cuisine, de friture froide, de marc de café! Sur le toit voisin, à hauteur de l'œil, pelures d'oranges et vieux citrons. Et en face, à le toucher, un mur écru barrant l'horizon.

—Pouah! fit-elle, pour le coup, c'est trop fort! Mais où est donc le Canal?

Elle se dirigeait déjà vers la chambre d'Avertie pour proposer l'échange. Le gérant l'arrêta et, d'une voix plutôt hostile:

—Pour le prix des chambres, Madame, il n'y a pas de vue sur le Canal.

—Eh bien, je vous en fais mon compliment, Môssieu! C'est complet! Dans votre hôtel Britannia (et elle fit vibrer les n avec impertinence), on se croirait vraiment chez des pauvres, à Grenelle!

Le gérant se retira... à reculons.

—Vos amis américains sont des brutes. N'auraient-ils pas dû surveiller votre commande et se mettre en quatre pour vous, puisqu'ils vous aiment tant! Vous ne me ferez jamais croire qu'il n'y ait pas d'autres chambres, à Venise!

—Ah! que vous êtes fatigante, ma pauvre Floche! Ne pourriez-vous vous taire? Quand je pense à tous ces gens qui sont en bas, sans lit, au peintre qui vogue encore peut-être, je crois que nous devrions nous estimer bien heureuses que ces brutes d'Américains nous aient trouvé ces deux turnes!

—Turnes, vous l'avez dit. Vous êtes intelligente, au moins, si vous avez un sale caractère. Des turnes, oui! On ne vient pas à Venise tout de même pour s'enfermer dans des «gogues» et respirer les eaux grasses!

—Oui, bien sûr! Vous voudriez, pour cinq francs par jour, un premier étage avec salon, billard, bain préparé au lait d'iris... et la vue sur «tout Venise» illuminé, par-dessus le marché, hein?

—Adorable! fichez-vous tant que vous voudrez, nous n'en sommes pas moins des dupes.... Tiens, le lit est propre... oh! mais il a l'air parfait. Nous allons dormir comme des plombs!

Au petit réveil, devant le mur écru, les toits, les pelures d'orange et de citron, elles se réveillèrent reposées et d'humeur charmante. Une lettre de Maud, impatiente de revoir une amie après dix ans de séparation et son mariage avec un Italien, annonçait à Avertie sa visite à l'heure la plus proche.

Cette dernière était encore à sa toilette—quand Maud entra. Joie d'Avertie malgré l'encombrement dès patron-minette d'une chambre trop petite. Après les premières effusions, l'idée d'une exploration en groupe nombreux la navra. À l'avance, elle sentit son âme indépendante comprimée en cette mésaventure comme un pied en des bottines neuves et vernies. Elle se fit belle pourtant afin de plaire à Maud qui, en Américaine de race, aimait «les élégances». Grands dieux de l'Italie! une robe à traîne et un toquet à plumes pour tournailler dans Venise par une journée de sirocco! Aussi, dès la sortie de l'hôtel, Avertie fut la proie de ses nerfs exaspérés par la processionnelle ballade.

Il fallut se rendre sans perdre un instant à la Piazzetta, où les attendait le mari de Maud... et aussi Saint-Marc, heureusement. Par des ruelles amusantes, si étroites qu'une ombrelle ouverte en frôlait les murs, ils arrivèrent à San Moïse, la petite église paroissiale du quartier.

Avertie, qui n'allait pas à un rendez-vous d'amour, regardait curieusement les alentours, quand, en levant le nez, elle se crut démente.... Quoi! de la neige sur cette église? Elle se tâta, vit le ciel bleu, le soleil éclatant, et ajustant son face-à-main, elle constata avec dédain que ce qu'elle avait pris pour de la neige était l'amas des fientes de pigeon, agglomérées sur les corniches et les toits. Tout de suite, elle fut mieux disposée et trouva la ville d'une grande séduction. En passant devant la poste, pourvoyeuse des chères lettres du B.-A. (car le B.-A. restait encore le Bien-Aimé), elle fredonna, avec son dégoût particulier des choses communes, les vers du bourgeois et subtil Nadaud:

Celle qui frappe à ma porte
Et dont je suis tant épris,
C'est la duègne qui m'apporte
Les billets que tu m'écris....

Mais sous le sirocco soufflant par les arceaux de la Piazzetta, il lui fallut maintenir ses jupes et son toquet branlant, et marcher ainsi sur les dalles de la place admirable, sans rien voir, au milieu des pigeons et du soleil, pour rejoindre Sténo, le mari de Maud.

Sténo proposa de suite de «faire un tour». Avertie, sans désir, souple et prête à tout, résignée à ne rien voir, à ne ressentir aucune émotion, suivit, docile, le troupeau qui, bientôt, s'augmenta du Peintre. Ils s'en furent donc, en bande Cook, au pont des Soupirs où Maud les photographia gravissant les marches, «en souvenir de cette charmante matinée».

Avertie caressa de la main le marbre blanc et poli des pommes de pin échelonnées sur la balustrade. Elle les aima d'avoir une forme sobre, un dessin ingénieux, divers et charmant.

Plus tard, elle se rappela qu'on l'avait traînée dans la cour des Doges, au bord d'un puits, au fond duquel elle avait machinalement regardé, sans y voir la Vérité dont, naturellement, chacun avait parlé; qu'on s'était extasié aussi devant l'Ève nue de Rizzio, ronde, faussement pudique en son geste gauche, le ventre déformé par la gestation de Caïn et d'Abel, les seins flasques, mais femme de grande noblesse et d'une dignité Louis XIV! Et qu'enfin, comme on se quittait, elle était tombée en arrêt devant le Lion della Carta.

Campé en fronton au-dessus de la porte du palais ducal, une patte sur l'Évangile, les ailes déployées, la queue fière (pas jusqu'à la trompette cependant!), la gueule entr'ouverte, amère, il surveillait les entrées. Son œil était sombre, tragique, presque dur et mortellement triste. Et c'était encore le regard de Dick! Avertie défaillit presque, comme si elle se fût trouvée en réel face à face avec le jeune Anglais. Clouée devant cette image, oubliant l'ambiance Cook, elle lui vouait, inconsciente, ses désirs accumulés. Cette fourrure de pierre, elle la sentait contre sa poitrine; ces flancs, elle en comptait les battements sur sa peau, et ses seins à elle s'embrouillaient dans la toison fauve; ses bras frêles et ronds, colonnes rosées de Venise, encadraient le mufle bysantin, ses mains s'enfonçaient dans la gueule baveuse.... Et elle eût presque été reconnaissante d'une morsure.

Midi sonna. L'habitude de se ployer aux usages journaliers, aux petites choses de la vie, la tira de ses divagations. Elle s'achemina vers les arcades et, avisant un marchand de photographies, elle acheta l'image de ce lion, si suggestif de l'être désiré. Puis, la cachant sur sa poitrine à côté du petit sachet de soie bleue, elle s'en fut au Vapore rejoindre ses amis.

 

***

 

La Vapore est un restaurant indigène, assez vulgaire, mais typique, où gens du pays et Allemands de classe moyenne ont leurs habitudes. Pendant les repas, un vieux chasseur gras, à terribles moustaches, naïf sosie de Garibaldi, sanglé dans un multi-boutonné spencer de groom, leur offre d'un air paternel et farceur des hors-d'œuvre bizarres et compliqués. Silencieux et engageant, il fourre tout à coup sous le nez des convives son plateau garni de crabes farcis, de moules, de homards, d'huîtres, de crevettes, de canocci, tous fruits de la lagune.

Ah! ces répugnants canocci, ils fascinaient Avertie comme les noyés à la Morgue hypnotisent les femmes du peuple. La méchanceté de leurs petits yeux noirs et durs subsistait malgré le gonflement de leurs corps de gras scorpions et rose mal cuit. Que ne vendait-on leur photographie, Avertie l'eût achetée sur-le-champ.

Le déjeuner propre, confortable, le café excellent, l'humoristique du lieu, l'amabilité du patron reposèrent les trois amis et c'est fort bien disposés qu'ils repartirent pour l'Académie des Beaux-Arts.

Tous trois, certes, avaient la passion, la religion de la peinture; ils s'entendaient à merveille sur ce sujet et comptaient parmi les meilleures les heures passées aux Musées. Consciencieux, ils regardaient, notaient, appréciaient les Italiens jouisseurs, jongleurs d'art, aux âmes un peu superficielles. Mais la beauté ils l'avaient sentie aussi et rendue d'une façon si instructive, si intense et joyeuse que le critique sans peine pouvait donner quitus à leur génie de tout ce qui lui avait manqué.

Les tableaux du Carpaccio, surtout, ravirent les pèlerins. C'est dans leur vrai pays qu'il faut voir ses personnages séparés par un mur seulement de ce grand Canal dont ils étaient, quelques siècles auparavant, l'âme et la vie.

L'histoire de sainte Ursule parut à Avertie vivante, gaie; elle en fut si pénétrée qu'elle s'identifia à la Sainte. C'était elle qui circulait à la cour d'un Roy de la Grande-Bretagne, accueillait son fiancé avec aménité et tristesse à cause de son vœu, puis s'enfuyait en barque. Elle dormait dans un grand lit à colonnes, recevait la visite de l'Ange du Seigneur et enfin se laissait massacrer, sans regrets, sans frayeur, tout naturellement, au milieu de la chaude coloration du tableau et des jambes adorablement minces des personnages.

Aussi fut-elle un peu étonnée quand elle entendit Floche ainsi interpeller le Peintre:

—Vous voyez sainte Ursule dans son lit? Eh bien, Peintre, c'est tout à fait Avertie le matin quand elle se réveille au milieu de ses cheveux roses... toujours fraîche, elle. Et l'Ange qui touche deux mots à la Sainte, c'est moi, sauf que je suis fanée comme une patte de tortue ou une cuisse d'éléphant adulte, très adulte même!

—Pardon, Floche! Vous êtes bien l'ange qui touche deux mots le matin à sainte Ursule, mais c'est pour lui faire et sonner la femme de chambre et veiller à l'eau chaude et ouvrir la fenêtre et travailler au petit fourbi! riposta sainte Ursule en riant.

Il fallut partir, le musée fermait. Avertie eut le soupir de regret avec lequel on quitte ceux qu'on aime. À la sortie, ils retrouvèrent Maud et le sirocco.

Ah! l'œil que fit Avertie, harassée, lorsque Floche demanda à faire un tour à pied dans quelque quartier peu fréquenté! Maud les conduisit à San Trovaso, où la célèbre échoppe d'Opéra-Comique étalait sa gloire printanière en un balcon rutilant de glycines trop lourdes.

Oh! bella, bella glycina della Punta lungo! s'écria Floche. Et puis, ce qu'on est heureux de retrouver en «chair et en os» ce qui vous bassine aux vitrines, sur les cartes postales et les poncives aquarelles! Au moins, ici, on est sûr de ne pas être volé! Voilà qui n'est pas du chiqué!

Ils continuèrent vers San Sebastiano. L'absence des touristes, la blancheur, la séduction de ce quartier, avec ses petites loqueteuses dans les haillons desquelles traînait toujours un bout de chiffon vif, charmèrent les visiteurs. Ils furent vite entourés d'un essaim d'enfants, familiers, collants comme des mouches d'orage.

Tout le long du quai de la Maritima, les maisons s'offraient à la rivière et les petits canaux se succédaient, étroits, mystérieux, pittoresques. En face, c'était la Giudecca, ses bateaux, ses navires, et ses barques... et partout, tout autour des pèlerins, l'horrible sirocco. Il tordait les plumes de leurs chapeaux, gonflait leurs jupes et leurs joues presque.

Fatiguée par la lutte, Avertie refusa d'entrer dans l'église de San Sebastiano. Elle s'abattit sur la borne du seuil. Les enfants qui l'avaient suivie, opiniâtres, les femmes en châles, aux regards hardis, dévisageaient cette élégante à plumes, assise sur une pierre.

Elle goûtait ces choses avec tranquillité, hantée par ses souvenirs. Elle pensait que, dans tant de pays déjà parcourus elle avait presque toujours trouvé un quartier analogue à celui-ci et des femmes de ce même type particulier à la race gitane. Ces femmes étaient encore plus intéressantes ici, à cette heure, dans le décor de ces ponts Renaissance, avec le désordre de leur chevelure, la nudité de leurs pieds traînant dans des socques, et le geste courbe de leurs bras pendus à la chaîne de ces puits inouïs de recherche d'art.

Mais bientôt elle entendit ses compagnons ouvrir brusquement la porte lourde de l'église.

—Ma chère, dit Floche en sortant, vous êtes une folle de ne pas être entrée. Vous n'avez donc aucune santé, aucune résistance? Venir jusqu'à la porte de l'Église de Véronèse et s'asseoir sur une borne quand on a derrière son dos pour plus de cent millions de peinture!... Ma parole, je ne vous comprends pas! Vous ne savez pas voyager.... Moi, j'ai vu tout cela de plus que vous—et elle fit couler sous son pouce les feuillets de son cahier de notes—j'en aurai, au moins, pour mon argent. Avez-vous seulement regardé cet amour de garçon en beurre frais, là juste au-dessus de votre tête? C'est saint Sébastien, ma chère! Je vois tous ses trous... ah! une merveille encore et quelles jambes!

À ces mots, Avertie retrouva sa vigueur pour se repaître de la vue des jambes longues, minces, musclées dans leur pose lasse, et des mains et des bras, langoureux de cette trop facile sensualité italienne. La patine éburnée, ce que Floche appelait le beurre frais, en faisait le plus grand charme. Énervée, elle bâilla.

Floche s'enquit:—Vous avez faim, ma chère? ou vous vous ennuyez?

—M'ennuyer, vous rêvez? Mais quelle heure est-il donc?

—L'heure du tea! dit le Peintre d'une voix de sacrificateur de petits enfants.

Alors Maud proposa d'aller se reposer au tea room, établissement extra-dry et où «on s'amusait beaucoup avec tous ces Yankees».

On sauta sur l'idée, chacun, sans l'avouer, en ayant assez, pour ce jour-là, de «vibrations d'art».

Le tea room était bondé; cela sentait un médiocre mélange de café, de thé et de cacao, tandis qu'un orchestre pauvre, piano et violon, feutrait le bruit des cuillers et des tasses.

Avertie s'assit près d'un bow-window, sous un bouquet de lilas énorme, de tulipes et d'anthuriums couleur sang et qui jetait une tache éblouissante dans la salle. Les fleurs, par la chaleur, s'étaient largement épanouies, perlées de sueur embaumée. Il y avait tout un frais poème dans ce paquet de printemps.

Alentour, ainsi que Maud l'avait dit, c'était l'Amérique for ever. Types réellement sains et beaux, mais si uniformes qu'il eût été difficile de choisir la plus jolie femme. Toutes étaient belles, aucune n'avait de séduction.

Tout à coup, sous le nez d'Avertie passa une bouffée de tabac blond mélangé d'arôme de vétiver. Elle se pencha vers le bouquet. Mais non, ce n'était pas cela. Où donc avait-elle déjà senti pareille effluve douce? Elle revit dans un éclair la Suisse, les petits volets verts, Lucerne, le wagon... son œil dansa dans la pièce.

Au fond, du tea-room, sous les arcades qui, formant boudoir turc, cachaient à demi les consommateurs, Avertie remarqua une main paresseuse éventer d'un immense foulard indien un visage inaperçu.

Dick, attablé avec la plus somptueuse américaine du lieu, était assis nonchalant, presque étendu, dans sa pose affectionnée. Sa compagne avait une carnation trop riche, une poitrine trop forte, des cheveux trop luxuriants, des yeux trop gros, et une élégance provocatrice. Tous deux s'ennuyaient sans vergogne.

Avertie les fixa avec effronterie.

Le jeune homme avait repris sa pipe; par sa bouche entr'ouverte, il s'ingéniait à faire sortir des anneaux de fumée bleue. Il y apportait toute son attention. Ses lèvres, courtes et épaisses, se fermaient à intervalles réguliers et ses dents larges se posaient sur elles, comme des amandes fraîches sur des fruits rouges.... Avertie eut envie d'y goûter.

Quand la pipe fut finie, il la rangea dans son étui et posément la mit dans sa poche, puis il prit un crayon, griffonna quelque chose sur un programme qui traînait sur la table, plia le papier en quatre, en huit, en fit une cocotte, s'amusa à la faire sauter de l'ongle et finalement la garda dans la main.

La belle Américaine bâilla en montrant une gueule saine de jeune fauve et, se levant, donna le signal du départ. Pour sortir, Dick devait passer près d'Avertie. Il s'attarda un peu à payer, se leva enfin, fixa Avertie qui sentit son âme lui tomber du corps...[2].

Négligemment le jeune homme s'approcha d'elle, et sur la table glissa la cocotte en papier. Avec une dextérité qui la surprit elle-même, sans regarder si quelqu'un l'observait, Avertie l'escamota. Son entourage n'avait rien vu. D'ailleurs, tout ne s'était-il pas passé avec un naturel et un flegme admirables? Mais cette cocotte, que signifiait-elle après tout? Une allusion impertinente, peut-être?... Qu'en savait-elle?

Cependant son cœur continua de battre; elle eût voulu quitter le tea-room et rentrer à l'hôtel pour déplier au plus vite le papier. Les autres, heureux de se reposer, s'éternisaient en oiseux et amusants propos. Alors Avertie, pour tromper le temps, s'intéressa à classer les gens qu'elle voyait, d'après les peintres qui les eussent le plus volontiers pris comme modèles.

Plus tard, enfin, rentrée dans sa chambre, elle sortit de son carnet de notes la petite cocotte en papier. Elle la déplia fiévreusement et, dans un de ses angles, elle lut:

Demain, dix heures matin, aux Arméniens.
DICK STRATHMORE BRNT
GRAND HOTEL

 

***

 

Au matin, 6 heures, hôtel du Lido.

Les Pèlerins ont déménagé. Avertie, fatiguée, dort profondément. Floche s'est déjà levée, a ouvert la fenêtre et s'est recouchée. Bientôt, irrespectueuse du sommeil de sainte Ursule, elle réveille sa compagne.

—J'ai sonné la bonne. Pstt! Hé! Avertie! Vous avez le sommeil lourd, mon amie, comme une naïve paysanne! Et vous avez fermé la porte à clef hier soir! Quelle sotte manie! Pour les voleurs qu'il y a ici... Et après, le matin, il faut se lever pour aller ouvrir, c'est esquintant. Allons! Ouste! un peu de nerfs! Vous allez, n'est-ce pas? Très bien! Puisque vous êtes debout, passez-moi mon crayon, mes notes, mon pet-en-l'air... Pas celui-là! Quelle empotée vous faites... L'autre, le sale! Ah! que c'est fatigant tout cela! Et cette matinée, quand j'y pense, quel calvaire! Voyez-vous, pour voyager, vous aurez beau dire, il faut être jeune, car lorsqu'on a tous ces soins à donner à un vieux chicot, à un vieux corps, c'est infernal! (La bonne apporte l'eau chaude.) Hé! Mademoiselle, ne vous sauvez pas ainsi! Elles ont toutes le feu au derrière, ces Italiennes! Apportez de l'eau chaude, cinq ou six brocs, et un peu vite, s'il vous plaît!

Elle se lève, lave la cuvette, le verre à dents, le bidet, fourbit, astique, en parlant de microbes, de la contagion et s'ablutionne ensuite à grande eau. Maladroite et cosaque, elle s'enduit d'une épaisse couche de savon qui mousse, mousse et gonfle et coule de ses membres tout autour d'elle comme de la pâte à frire. On dirait Max und Moritz sortis du pétrin de M. Boeck! La mousse de savon gicle et crépite sur tous les objets de toilette. Par terre, ce sont des lagunes, des rigoles fines; les serviettes traînent çà et là sur les meubles, dans les flaques, partout, toutes «commencées»... Cependant la comtesse Floche ne s'est pas lavé les pieds depuis Paris! Quand Avertie s'en étonne, abasourdie:

—Oh! ma chère, qu'est-ce que cela signifie de se laver les pieds quand on a la peau sèche? Et je vous prie de croire que je l'ai sèche, moi! Cela donne des cors de se laver les pieds, ça «tendrit» la peau... Les fantassins ne se les lavent jamais, eux! c'est défendu.

Sa chemise passée, elle noue, en petite nonnette ronde, glacée de sucre rosé, les rubans de satin entre ses seins un peu mûrs. Puis, soigneusement, elle s'enduit la figure de pommade.

—Ma pauvre amie, pouvez-vous me passer votre glace? J'ai la tête si grosse qu'elle ne tient pas dans la mienne.

Elle se coiffe avec soin, se fait une auréole bouffante de cheveux d'or autour de son masque gouaché et commence à s'habiller.

—Pouvez-vous me sangler, Avertie? Savez-vous?... Vous êtes la complaisance même et la vie avec vous doit être adorable. Je sens que je ne pourrai plus me passer de vous après le voyage. Baptistine, à côté de vous, sera de la crotte de lapin! Ce que je souffrirai, n'y pensons pas! Sanglez! allez, encore! jusqu'à la petite marque de crasse sur le lacet rose; c'est le cran. Ouf! il me faut absolument maigrir, Altmar n'aime que les joncs!

Le masque blanc se retourne vers son arrière-train pour voir si tout est bien correct et s'échappe sans remercier Avertie.

Celle-ci consulte sa montre: 9 heures, et tant de choses à faire encore! Par quel miracle avait-elle pu finir sa toilette et s'habiller à son tour? Elle prend la glace, regarde sa nuque, y passe une main remplie de bergamotte, s'en inonde le cou et les épaules, endosse une blouse légère, un costume court, pose son canotier sur ses cheveux couleur d'ambre, prend ses gants, un châle, une ombrelle.

—Quoi! vous partez? lui demande Floche interloquée. Qu'allez-vous faire à cette heure? Un Vendredi Saint! Ah! oui, vous confesser...

La voix de Floche résonnait encore dans la chambre qu'Avertie descendait l'escalier.

Sur le mica scintillant de la lagune, fraîche comme une opale en son noir écrin, Avertie voguait dans sa gondole. Ses yeux, fixés sur le couvent des Arméniens, semblaient vouloir en percer les murs aveuglants de soleil. Elle souhaitait glisser, patiner, voler sur les eaux... Jamais elle n'arriverait assez vite. Et pourtant elle savourait l'attente délicieuse de la minute où elle retrouverait Dick. Elle ne regardait ni les jolies voiles latines inclinées là-bas sur l'horizon bombé, ni le geste pittoresque et monotone du gondolier penché sur le mouvement régulier de la longue rame...

Enfin les cyprès se détachèrent tout autour de l'îlot, semblables à ces minces chandelles de fête entourant les gâteaux de son enfance. Puis ce furent la petite maison blanche égayée par la floraison des arbres fruitiers et les pilotis d'un bleu criard, l'enceinte du couvent rouge pompéïen et l'image réfléchie de toutes ces choses dans l'eau huileuse.

Sous le porche désert la gondole accosta mystérieusement.

Avertie perçut encore le clapotement de l'eau sur les marches, puis tout disparut: Dick, flegmatique et beau, la reçut dans ses bras.


CHAPITRE VI

Silencieux, côte à côte, ils entrèrent dans le couvent. Des arceaux légers formaient un cloître arrondi autour d'un jardin. Alourdies de maturité, des roses pendaient parmi les boutons présomptueux, mêlés aux jasmins jaunes et aux chèvrefeuilles désordonnés qui s'accrochaient aux arabesques des frontons; une odeur suave s'en exhalait, rafraîchie par le jet d'eau d'une vasque rose. Sur le gazon fauché, des tulipes et des anémones, par paquets disposés çà et là, semblaient les bouquets peints d'une délicate étoffe indienne. Au fond un vieux cèdre éclatait de sève au bout de ses branches molles; et un magnolia à feuilles claires et vernissées marquait d'une grande tache d'ombre le petit enclos. Près du jet d'eau, un chat blanc se chauffait au soleil. Derrière de grands arbres, un banc rustique invitait.

Dick et Avertie, sous le cloître, regardaient ensemble ces choses charmantes et quiètes. Le jeune homme, avec un geste grave, toucha doucement la manche d'Avertie pour l'écarter du puits dont la chaîne était encore humide. À leurs pieds, de chaque côté de ce puits, sur deux étagères de bois symétriques, des cinéraires variés éclosaient au soleil. Depuis les roses tendres jusqu'au pourpre violent, depuis les bleus tristes et pâles jusqu'à l'azur délicat et moucheté, jusqu'aux indigos crus, les couleurs de ces fleurs de cimetière et de serre étaient éclatantes de beauté saine.

Comme Avertie baissait la tête, éblouie par trop de lumière, Dick la prit par la main et l'entraîna doucement vers le banc rustique où ils s'assirent. Alors, il lui saisit l'autre main et les réunit toutes deux contre sa poitrine. Puis, il contempla longuement la jeune femme. Son ineffable et grave regard la pénétrait. Elle sentit ce regard descendre jusqu'à son cœur et s'y reposer.

—Nous nous aimons, n'est-ce pas? lui dit-il... (les paupières d'Avertie battirent légèrement). Et puis vous êtes si jolie, darling... Comment vous oublier quand une fois on vous a regardée? Vos yeux ressemblent à des oiseaux bleus, ou à ces fleurs que nous venons de voir. Et vos cheveux! On dirait du sucre d'orge... du sucre filé, comme j'en ai vu de semblable dans vos foires en France... Et votre bouche! Nous disons en Angleterre «A rose bud», oui, un bouton de rose rouge... Seriez-vous très fâchée, vraiment, si je vous embrassais?

Il parlait d'une voix basse, confidentielle, ardente, à laquelle donnait plus de poids son accent étranger.

Avertie ne le quittait pas des yeux; elle avait un plaisir extraordinaire à se sentir si près de lui, si près que lorsqu'elle le voudrait elle serait dans ses bras, contre sa poitrine. Quelquefois, dans ses promenades d'art, aux musées, sous les vitrines, elle avait eu la même convoitise de vouloir saisir, palper dans ses paumes les objets admirés. Les cheveux de Dick, fins et bien peignés, faisaient ressortir la petitesse de sa tête. Ses vêtements étaient tout à fait dans le goût britannique, de teintes mélangées comme les landes d'Écosse et les champs maraîchers (en tout autre moment Avertie les eût notés, chinés, jaune et rose sur fond verdâtre). La recherche de son linge, l'odeur même de tout son être (vétiver et gem of gem), se mêlait à celle du jardin, tout cela concourait à faire ressortir la légèreté harmonieuse de son corps, sa grâce souple de Mars botticellien et l'intense expression qui lui était si particulière... Avertie perçut soudain qu'elle l'aimait!

L'âme flottante, elle fut sans résistance. D'un geste doux et impérieux, Dick l'attira contre lui et l'embrassa longuement. Puis il s'en détacha un peu, pour la regarder...

—Que vous me plaisez, darling! Je n'ai jamais rencontré quelque chose d'aussi séduisant que vous, si ce n'est parmi les fleurs... Depuis Lucerne—dans le wagon, vous vous souvenez?—j'ai toujours pensé à vous. Je vous ai suivie; je vous ai trouvée. Dearest (et sa voix se fit douce comme un souffle qui expire), embrassez-moi...

Avertie hésita, puis avança les lèvres; et lui, violent, convulsé tout à coup, se jeta sur sa bouche comme sur une proie. Sa figure crispée devint presque brutale. La jeune femme, surprise, se dégagea brusquement.

—Oh! Chère, murmura-t-il, obstiné et insinuant. Don't... c'est seulement parce que, ce moment, je l'attendais depuis trop longtemps! Et puis, vous êtes... capiteuse, darling. Voyez, je serai docile. Là... revenez sur mon cœur...

Et il ferma les yeux.

Avertie le regarda: sa figure avait, dans ses lèvres entr'ouvertes et le pli de son front, une expression de bonheur et de souffrance. Mais comme elle s'inclinait pour lui donner un baiser d'oiseau, elle sentit la bouche puissante enserrer ses lèvres fraîches et minces.

La cloche du couvent sonna l'angélus. Ils se désunirent.

Sous le porche, cachés par la verdure du jardin, les deux jeunes gens virent défiler les novices arméniens assombris de longues soutanes de drap dur; elles clapotaient sur leurs rustiques et larges brodequins. Ces jeunes Orientaux avaient des têtes brunes, exotiques, inconfortables, presque simiesques. Leurs faces, très jeunes, étaient salies de poils follets. Les yeux baissés exagérément, les mains jointes, ils sortaient de la chapelle pour gravir, au fond du cloître, un large escalier de pierre. Quelques-uns s'appuyaient à la rampe de marbre rosé, toute luisante au soleil de la polissure des siècles. Avertie regarda ces mains calleuses, vouées, par la chasteté, à la seule caresse des rampes d'escalier! Elle les compara aussitôt aux mains de Dick, longues, exsangues, blanches, et qui gardaient un aspect de concupiscence et de volupté. Elle soupira. Comme ces contrastes étaient séduisants et dangereux!...

L'heure avançait. Il allait falloir se séparer. Elle se leva et toute son attitude fit comprendre à Dick qu'elle ne céderait pas, s'il tentait de la retenir. Mais elle regarda une fois encore cette bouche tentatrice; comme pour la sceller, elle y posa son doigt. Puis elle s'évada à travers les bosquets.

Sous le cloître, aux abords de la chapelle, un moine qui rangeait les livres de cantiques, dès qu'il l'aperçut, s'informa des désirs de la signora. Elle demanda à visiter la chapelle et les collections du couvent.

Un peu ivre encore, elle gravit le même escalier par où, tout à l'heure, étaient passés les novices. Elle posa sa belle main libre sur la rampe rose, douce au toucher comme une peau glacée et, sur le premier palier, par la baie ouverte vers le jardin, elle chercha le banc rustique. Dick, qui l'avait suivie des yeux à travers l'ajourage des pierres, se leva dès qu'il l'aperçut et, par un geste indéfinissable—menace ou baiser—, il eut l'air de lui envoyer son cœur.

Avertie quitta aussitôt l'embrasure pour suivre le moine dont le trousseau de clefs sonnait à la ceinture de cuir. Il s'occupait, raconta-t-il, de philologie et de littérature. Il parlait sept langues, avait lu Barrès, Byron et les Bibles hébraïques «dans le texte». Sa figure jeune était douce et pâle, un peu créole, encadrée d'une barbe rare et trop fine. Ils causèrent de France et d'Arménie, et des passionnantes études de son Ordre. Puis il la conduisit à la salle des collections. Il lui montra avec fierté, à côté de l'encrier de Lord Byron,—celui dont il s'était servi pour écrire Don Juan,—des œufs d'autruche, des cheveux du comte de Chambord, des poupées indiennes en terre cuite et quelques autres échantillons de semblable valeur, où le moine goûtait évidemment du mystère, du merveilleux, du surnaturel. Avertie, fatiguée et distraite, décida d'arrêter là sa visite domiciliaire; elle s'en excusa auprès du prêtre qui, poliment, lui offrit de la reconduire à sa gondole. Et ainsi, près de la robe noire du saint homme, elle traversa le soleil et les odeurs capiteuses, qui montaient de toutes les plantes de ce jardin dont la dilection divine s'était muée pour elle en volupté.

Dick était parti; seul le chat blanc se chauffait encore au soleil, en rond, près de la vasque. Entendant les pas proches, il eut peur et se sauva. «Fini, pensa Avertie, tout est fini!»

Elle longea des corridors sévères et passa devant le réfectoire. Une douceâtre odeur conventuelle se mêlait aux relents d'huile chaude. Et le dégoût la prit de cette vie close, étouffée et compressive. Elle eut pitié des moines. Puis, l'instant d'après, elle les envia. Ils ne souffraient pas, eux! Et elle allait souffrir, peut-être? Bah! Vivre! Vivre la vie, elle voulait vivre avidement,... et, s'il fallait payer... eh bien! elle paierait!

Troublée, cependant, fatiguée en son cœur, elle remonta à regret dans sa gondole. Sur les coussins, près de son châle, était piqué un petit papier; elle lut: «Vous êtes mon ibis rose... je vous reverrai.»

La certitude d'inspirer à cet étranger un amour subtil et assez singulier pour être comparée à un échassier la remonta et aussi l'orgueil d'avoir subjugué, jusqu'au respect, ce beau garçon. Une gaieté douce lui vint—«l'ibis, l'ibis rose»!—et elle se sentit moins troublée, dès que la gondole eut repris le chemin de Venise.

Le soleil «chauffait» derrière des buées d'orage; les petits îlots de sable et d'algues amoncelés issaient de la marée basse, s'efforçant à devenir des terres stables. Bientôt, Avertie s'intéressa tout à fait à la contemplation du paysage. C'était, dans la nacre rosée et répandue sur toutes choses, le mirage du désert.

En retrouvant ses amis, elle récupéra, au même moment, son équilibre. Vraiment, elle venait de rêver une belle aventure, et, quand Floche lui demanda si elle s'était bien confessée, ce fut avec certitude qu'elle répondit:—«Excellemment! J'ai eu affaire à un Père très agréable.»

Puis elle s'occupa de suite des projets de la journée; avaient-ils retenu Carlo pour la visite des petites églises?

—Oui, oui, tout est organisé, répondit la comtesse Floche. Carlo nous attend au ponton. Ah! ma chère! Il est sympathique en diable, notre Carlo! Je le regardais encore dans la gondole, ce matin, en vous attendant. Il avait l'air d'un grand singe, hideux, sale, dégoûtant! Je l'adore!


CHAPITRE VII

Les femmes commodément installées sur les gros coussins de la gondole, le Peintre assis par terre à leurs pieds (le derrière un peu mouillé), tous étaient heureux et retrouvaient l'impression de l'arrivée, la simple satisfaction, le bien-être de se laisser glisser sur l'eau, à travers la Ville Incomparable.

Avertie, le bras allongé, tenait une des petites mains de cuivre qui, de chaque côté du bateau, maintiennent la cordelière en laine noire à gros pompons.

—Floche, avez-vous regardé ces mains? dit-elle. Sont-elles assez vivantes et fermes d'expression? Et ce pouce aplati vers l'ongle, il a toute une physionomie! J'en ai connu un semblable: c'était celui de James Two. Il synthétisait plus sa personne que sa figure... il synthétisait sa nature d'âme. Comme il m'aimait, si je le lui avais demandé, James l'eût coupé pour me le donner...

—Vous donner son pouce! Quoi? Celui en viande, le vrai dont il se sert tout le temps? Vous croyez cela, vous, une femme supérieure, qu'un homme vous aime assez pour se couper un doigt? Ah! laissez-moi rire, Avertie. Vous en avez quelquefois de bonnes, ma pauvre amie! Quelle jeunesse! Et faut-il que vous ayez peu souffert!... Moi, je sais bien que c'est tout au plus les ongles que les hommes se coupent, par amour de vous!

Avertie sourit de la tirade et pria Carlo de lui vendre les mains de cuivre. Tout de suite, le Peintre voulut lui en faire hommage; elle s'en ferait monter un manche d'ombrelle.

Mais Carlo refusa; il aimait sa gondole. Pourquoi l'aurait-il dépouillée, lui qui la soignait comme une belle femme? Car ces objets étaient anciens et le modèle introuvable... Le Peintre insista, monta les prix, sortit une pièce d'or. Quel pauvre gondolier eût pu résister? Séance tenante, Carlo dévissa les mains et les remit au pèlerin. La cordelière pendit, les pompons noirs traînèrent sur les banquettes... quelque chose de désordonné, d'inharmonieux, entra dans la gondole; elle fut comme déflorée.

Avertie eut le sentiment très net qu'elle agissait en bourgeoise, en barbare. Cette main de gondole! Avoir attendu quelques siècles pour devenir le manche d'ombrelle d'une Parisienne! Ainsi, elle déplaçait un point de beauté, elle déparait une belle chose! Elle compara son âme à celle d'une Américaine et pensa avec dégoût que l'amie de Dick eût agi pareillement. Pourquoi ne pas renoncer à cet enfantillage, remettre le cuivre en place, pour l'harmonie des choses universelles?

Un vieux hanneton en souquenille tête de nègre, qui happa la gondole de son crochet, à San Giovanni e Paolo, coupa court à ces réflexions.

—L'Église des tombeaux des Doges, annonça le Peintre d'une voix sentencieuse.

—Dieu! qu'ils m'ennuient, ces Doges! s'écria Avertie, et elle regarda le porche d'un œil maussade.

Pourtant, de délicates, colonnes de marbre rose, torcinées en gros câble de navire, encadraient les sculptures des montants. Avertie releva ses jupes et regarda ses jambes pour voir si,—torcinage à part,—elles n'étaient point de la même sveltesse. Puis, toujours hostile à l'Église, elle s'en fut vers deux lions, en bas-relief contre les murs de l'hôpital voisin. Là, elle était à son affaire; leurs regards tristes et dédaigneux l'attiraient invinciblement.

—Floche, venez voir avec moi ces beaux lions de Lombardo.... Ils valent tous les doges et leurs tombeaux tarabiscotés. Voyez-moi cette queue qu'ils ramènent devant eux en traîne d'impératrice!

Floche, gouailleuse un peu:—Eh, chère amie, vous n'avez pas vu cette touffe poilue du bout...? On dirait une main de singe! C'est très curieux, en vérité!

—Mais c'est magistral, simplement. Quelles notes prenez-vous donc? Laissez-moi lire: «Noble attente de ces portiers de pierres..., yeux tristes à la vue des malades de l'hôpital... Fauves matés sous le ciseau du génie...»

—Mâtin! vous allez bien! Quant à moi je veux vous confier que depuis quelques jours je suis amoureuse, oui, amoureuse de tous les lions de Venise. Concevez-vous cela?

—Vous êtes une folle... Mais vous me fascinez. Je vous trouve très bête et très intelligente... Je ne peux pas vous suivre dans tout ce que vous dites. Vous me troublez, vous m'ahurissez... car, enfin, j'ai du sens commun, moi!

Il fallut pourtant entrer à l'église. Avertie laissa ses amis circuler. Elle s'assit à côté d'un autel en pierre jaune que le guide ne mentionnait pas et qu'elle n'aurait certes pas remarqué si elle ne s'était arrêtée auprès. Deux sphinges étranges le soutenaient. Elles avaient des têtes et des seins de femme, des griffes de lion et des queues de dauphin. Sur le marbre poli de leur poitrine et de leurs épaules, l'ocre doux s'éteignait dans du jaune plus pâle et crémeux; leurs têtes douloureuses semblaient excédées du poids de la table sacrée. Il y avait de l'obstination et de la douleur dans leurs regards, leurs bouches et leurs fronts têtus, dans leurs queues trop enroulées, et leurs ongles crispés de rage concentrée d'être là pour toujours!... Les passions aussi, ne vous écrasent-elles pas toute la vie? Elle l'avait entendu dire par des «gens à grands fracas», des passionnés, des agités,—mais était-ce bien vrai?—qu'on ne peut jamais «s'affranchir».

S'affranchir, la belle affaire! Même devant les Sphinges de San Giovanni, elle trouvait, au contraire, qu'il fallait une vie de lutte et d'énergie pour, seulement, «conserver».

Néanmoins, elle aima la douleur inquiète des marbres symboliques. Ces Sphinges étaient belles. Elle sympathisa avec leur impatience résignée et, finalement, guidée par son constant instinct de volupté, elle s'approcha de l'autel, ôta ses gants et passa le long de ces corps polis une main caressante et douce.

Mais Floche, déjà de retour, s'écria:

—Vous avez eu bien tort, chère amie, de ne pas nous avoir suivis. Nous avons vu, avec dix sous de pourboire seulement, une série de Véronèse en réparation, accrochés à des échafaudages de plâtriers, salis, tout troués, tout noircis, magnifiques! Et aussi, un immense chandelier, superbe! On aurait dit du vieux plomb au rebut, une belle patine!

Avertie s'amusait toujours de l'imprévu des discours de sa compagne. Son pied glissa avec indulgence sur les dalles roses en marbre de Vérone et son coup d'œil essuya au passage la poussière des stalles chapitrales, en buis lisse, aux teintes luisantes de caramel.

—En voilà assez, pour les petites églises! proposa Floche. Allons voir Santa Barbara!

Le vieux hanneton en haillons, pour ranger à quai la gondole, la happa de nouveau comme un beau chiffon saisi au fil de l'eau. Ils embarquèrent et bientôt Carlo les accosta à Maria Formosa.

Mais, la Santa Barbara, la perle de Venise, était, sous son voile violet, invisible aux visiteurs. Le peintre et Floche, déçus, s'en rongeaient les poings.

—C'est un peu fort, disait-elle! Cette Barbara, à qui la montrerait-on, donc, si ce n'est à nous? À tous ces vieux derrières qui trament dans l'Église, peut-être? (Et elle désignait du doigt quelques dévotes prosternées sur les dalles.) C'est stupide de voyager dans ces conditions! Misérable Peintre! C'est vous qui nous avez conduites ici. Vous êtes un nigaud, un maladroit.... Vous ne savez jamais vous débrouiller. Vous n'êtes bon à rien!

Le flegmatique Peintre devint audacieux sous l'insulte. Il leva sa canne et, hardiment, fit glisser le voile violet sur sa tringle de cuivre: Barbara apparut les mains jointes, levant des yeux bruns au ciel, froide, poncive, lamentablement banale. Mais ce ne fut qu'un clin d'œil.

Un chat-tigre, le sacristain, avait bondi.... Voilant Barbara d'un geste brutal, au risque de déchirer le rideau sacré, il saisit le Peintre par les poignets, lui arracha la canne sacrilège et la brandit au-dessus de sa tête avec un beau mouvement d'Italien de comédie. Puis il se mit à vitupérer en termes beaucoup moins nobles que son geste, certainement. Pour le calmer, le Peintre dégagea une de ses mains et saisit dans son gilet une pièce d'argent que le forcené, du bout de son coude, envoya rouler au fond de l'Église, en roulant, lui aussi des yeux blancs et ronds. Puis il lâcha tout, remit poliment la canne dans la main du Peintre et, à pas comptés et sûrs, il alla rejoindre la pièce d'argent qu'il empocha.

—Ah! Santa Barbara! Quelle aventure! clamait Floche. Manquer d'être assassinée, et par un bedeau, encore! Pour une toile de quatre sous! Nous l'avons échappé belle!... Comment l'avez-vous trouvée cette Barbe, patronne des artilleurs? Moi, pour vous mettre à l'aise, je vous dirai que je ne la «trouve» pas. Ça a beau s'intituler «la Perle de Venise», ce que je ne goûte pas, je le dis sans honte!

—Il paraît qu'il faut la contempler des heures pour en être pénétré....

—Oh! bien, alors, sauvons-nous! ajouta Floche.

Ils firent le tour de l'Église; il y traînait une odeur d'encens, tiède encore; quelques vieux dos voûtés par la prière se tassaient derrière les piliers; des châles typiques et gracieux circulaient dans la nef.

Près de la sortie, les visiteurs aperçurent un groupe qui tenait conversation, hommes et femmes assis en rond avec le sans-gêne de buveurs autour d'une table d'auberge. Une mère, dans un mouvement de tendresse charmante, avait appuyé sa figure contre celle de son petit posé sur l'accoudoir d'un prie-Dieu et qu'elle protégeait de son châle à la façon du Carpaccio. Tout ce monde était à son aise, naturel et harmonieux. L'âme de Venise flottait autour de ce vivant tableau, qu'Avertie pressentit être un bien plus grand trésor pour la Cité que cette «Perle» à peine entrevue derrière ses voiles de damas.

Ensuite, tandis qu'on voguait sur les canaux, la comtesse Floche se lamenta:—Aller en fiacre, une fois rentrés à Paris, ce sera affreux après Venise et le gondolage! Toujours un gros derrière devant votre nez; quand ce n'est pas celui du cocher, c'est celui du cheval! Au moins, en gondole, on respire à plein poumons l'odeur des immondices de la seule lagune!

—Soyez patiente, Floche. Carpaccio, à St Giovanni degli Schiavoni, nous dédommagera.

Carlo les débarqua à l'entrée d'une ruelle loqueteuse où séchait le linge plus soigneusement lessivé en vue des réjouissances pascales. Les draps pendaient en drapeaux de fête bourbonnienne; les chemises et les jupons, gonflés par le vent, jouaient les grotesques en baudruche....

Tü-tü tü-tü! La corne joyeuse du marchand de journaux appela de la rue les clients haut-logés. Aussitôt, des fenêtres descendirent des petits paniers, maintenus par de longues ficelles, grosses araignées dégringolant par saccades; puis, le journal reçu, les araignées ravalaient leur fil, pour remonter avec leur proie. Tü-tü, tü-tü, le son aigrelet retentissait plus loin.

—Les corbillons! Les corbillons! Qu'y met-on? s'écria la comtesse Floche, qui avait du Grand Siècle. Mais voyez-moi ça! C'est inédit, divin, c'est à mettre dans tous les journaux... et puis, c'est gracieux, mystérieux, cette chute rapide et silencieuse d'osier blanc mû par d'invisibles mains! Je suis bien sûre que l'histoire de saint Georges ne nous plaira pas autant, tout à l'heure!

Mais, justement, le bedeau était à déjeuner et ne se pressait pas de venir ouvrir son église. Au bout de quelques minutes, Avertie proposa à ses amis de planter là saint Georges et son bedeau. Ils se jetèrent sur cette idée avec d'autant plus d'enthousiasme que sonnait déjà l'heure creuse du déjeuner.

Sur les canaux, tachetés de pelures d'oranges, une odeur nauséabonde traînait; un bateau chargé des boues de la ville les croisa.

—Floche? C'est le moment de respirer à pleins poumons! cria Avertie.

—Ah! Grands Dieux, ma pauvre amie, est-ce assez sale cette Venise! Et faut-il que ce soit tout de même beau pour qu'on supporte toutes ces cochonneries!

Enfin, ils arrivèrent au Vapore, heureux de humer des odeurs fraîches, fussent-elles de cuisine, et de pouvoir se reposer, assis autour d'une table sympathique.

 

***

 

Un gros nuage venait de rabattre les Pèlerins sous le péristyle de Saint-Marc. La masse des pigeons chassés par l'averse s'y était réfugiée aussi. Énervés, excités par l'électricité ambiante, hérissés, la queue en éventail, battant des ailes, ils se becquetaient sur les chapiteaux des colonnes, puis, satisfaits, lâchaient leurs petites ordures.

Avertie voyait l'ombre de leurs gestes se profiler sur les mosaïques d'or, à côté de l'histoire de Noé, histoire sans pudeur, elle aussi, et tracée avec la naïveté des âmes simples.

—Regardez donc, Floche! demanda-t-elle. Avez-vous jamais vu Noé nu? Le voilà étendu sur son lit, ivre, des poils partout... et en mosaïque encore! Sem et Cham en sont honteux.

—À quoi voyez-vous ça?

—Au bout de leur nez... Ils viennent recouvrir leur père. Voyez le grand manteau qu'ils apportent. Quant à Japhet, il est resté dans un coin, avec la «bombance», à dire des saletés.

—Et après... Cette histoire est passionnante. D'où la tenez-vous?

—D'où je la tiens? Elle est bien bonne! Et l'Histoire Sainte alors!

—Ah! ma chère, répliqua Floche offusquée, j'ai eu tous mes brevets—il y a bien longtemps, c'est vrai,—mais dans l'histoire Sainte, il n'est question ni de poils, ni d'hommes nus en mosaïque, ni de lits où ils sont couchés....

—Chère Floche, vous êtes un ange et je vous aime. J'ai dû lire, moi, des Bibles non expurgées, voyez-vous!

Et elle leva le nez vers la coupole:—Tiens, le déluge? Désirez-vous que je vous en raconte aussi l'histoire? Trois petits hommes dans une grande barque voulaient rentrer chez eux... Mais regardez donc les mosaïques, Floche, ou je ne raconte pas. Donc ils voguent sur de l'eau d'or et un gros pigeon vole sur leurs têtes...

—Allons, Mesdames, il faut entrer dans la basilique, vint dire le Peintre. Si nous nous attardons ainsi aux bagatelles de la porte....

—Ah! s'écria Floche découragée. Voilà maintenant que cet autre appelle le Déluge une bagatelle!

Et la figure désolée, poussant un soupir, elle rattrapa son amie qui déjà entrait à l'Église.

La séduction de l'ensemble, l'atmosphère générale de Saint-Marc subjuguèrent de suite Avertie. Elle ne se demanda pas si c'était une église, un temple, une synagogue, mais elle sentit qu'une magnificence, un merveilleux la transportaient dans un monde inconnu dont la magie l'étourdissait. Quand elle eut perçu que Saint-Marc avait gardé la saveur originelle de ses splendeurs anciennes, l'arôme puissant de sa païenne ambiance, Avertie se prélassa dans un sentiment de plaisir absolu. Elle eut une révélation de choses insoupçonnées, dans la vision reposante d'une harmonie féerique. Et ces vers chantèrent dans sa tête:

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