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Le Voluptueux Voyage

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Là tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté...

Puis ses regards se posèrent sur les détails et s'y complurent; elle subjectiva son admiration. Elle eût voulu—Impératrice ou Dogaresse—se promener, s'asseoir, trôner au milieu des mosaïques... elle eût voulu être Celle pour qui toutes ces splendeurs eussent été faites et se sentir, surtout, le point culminant de beauté nécessaire à l'harmonie de l'ensemble.

Partout, dans la basilique, on nettoyait, on récurait pour les fêtes de Pâques.... Et soudain, par une lubie amusante, les détails de cette Église, Avertie les rabaissa à des «ouvrages de dames», points de Hongrie, crochet tunisien, tapisseries à l'aiguille et, même, pantoufles pour vieux messieurs. Par terre, c'étaient des carreaux qu'elle avait vus dans l'album D. M. C.... et son esprit, agacé, se débattait contre cette obsession nerveuse. Elle était navrée. Que s'était-il donc passé dans son cerveau? Une fatigue subite, sans doute, d'avoir trop admiré? N'importe, venir voir Saint-Marc, y entrer comme une folle, s'y croire une impératrice et tout à coup se constater l'âme de Jenny l'ouvrière, juger ces choses sublimes à travers un déballage de mercerie.... Ah! il n'y avait pas de quoi être fière!

Elle s'assit et s'efforça de ne plus penser. Peu à peu son cerveau se dégagea; les marbres aux murs devinrent de belles étoffes flammées, de glorieux tapis d'Orient revêtant les colonnes. La basilique entière lui parut tendue de couleurs chaudes.

Les paons de l'ambon adoucissaient leur marbre jusqu'au vieil ivoire; l'aigle de cuivre poli du lutrin resplendissait au milieu de ce chœur merveilleux de toutes les richesses des siècles. Les immenses candélabres des chapelles, à eux seuls, étaient un univers de recherche d'art; la diversité et la complexité de leurs détails se résumaient en une telle harmonie, une telle pureté de lignes, qu'on les eût crus, de loin, à peine modelés dans des formes larges et grasses. En marbre vert antique, ou en porphyre rosé, les mosaïques du sol attendaient les pieds crémeux des déesses. Avertie eut mal au cœur de les piétiner avec des souliers à fortes semelles... Parfois, sous l'usure, le vert se fonçait, devenait l'émeraude brute des profondeurs de la mer où, là seulement, les algues, et aussi les culs de bouteille, prennent une telle couleur.

Avertie rejoignit ses amis dans la sacristie. Une sorte d'intimité calmante l'y accueillit. Ainsi, sur les panneaux, au-dessus des stalles, d'étranges tableautins en marqueterie avaient pris au cours des siècles une telle chaleur de tons et présentaient dans leur composition un tel souci du détail qu'on eût juré y voir une œuvre hollandaise. Avec leurs canaux et leurs antiques maisons, c'étaient bien plus des intimités de Peter de Hoog que des vues de l'orientale Venise.

Avertie, tout à fait dégrisée, s'assit près de la chaire. Soudain, elle vit le Peintre s'approcher d'elle, lui saisir le bras avec violence, et lui dire dans la figure:

—J'ai un désir fou de vous posséder, là, dans cette église!

L'intonation pouvait laisser croire à une plaisanterie. Avertie en fut cependant toute interloquée, car rien ne ressemblait moins à l'inconvenance de cette sortie que la réserve habituelle et la froideur du jeune homme.

—Encore un que le démon de la Basilique vient de posséder... Heureusement que ça n'a pas été en même temps que moi! pensa-t-elle, et elle se mit à rire.

Floche, qui avait vu le geste insolite, s'approcha.

—Quoi? Que dit-il? Il a les veux hors de la tête!

—Il dit simplement, répondit Avertie, qu'il a envie de me posséder dans Saint-Marc... Mais ça n'a aucune importance.

—De vous... quoi?... de vous posséder? Comme vous dites cela! Quelle nature avez-vous donc pour parler de possession avec autant de calme? C'est horrible, tout bonnement épouvantable... dans cette splendide mosquée! Un sacrilège, vous savez!—Et se tournant vers le Peintre:—Vous êtes bien jeune, mon ami, pour penser à de pareilles choses. Comment, vous un satyre? Vous, le satyre des Mosaïques! Ah! ce n'est pas comme moi. Je suis une ahurie dans la vie; je n'ai plus de désir, aucun.—(Elle se lève, distraite.) D'ailleurs, assez de s'asseoir ainsi sur la pierre froide. C'est très malsain... ça donne des boutons.

Comme ils s'en allaient, une dame en grand deuil, très élégante, reconnaissant des Français, s'approcha d'eux et s'adressant à Avertie:

—Madame, pourriez-vous me renseigner, puisque je vois que vous êtes Française? Quel maigre doit-on faire le Vendredi-Saint, à Venise?

—Ah! Madame, vous me prenez au dépourvu, je suis Israëlite!

Dès qu'ils se retrouvèrent sur la Piazzetta, Floche se retourna et, envoyant un baiser à Saint-Marc:

—Voyez-vous, mes amis, dit-elle, ce que j'adore dans cette église, c'est qu'elle a un désordre énorme!—Et, d'un ton docte, elle ajouta:—Car, après avoir vu le détail des choses, il faut toujours en embrasser l'ensemble.

—Et c'est pourquoi vous lui envoyez un baiser? et Avertie pirouetta dans la direction des arcades.

Un grand goûter avait été commandé au Café Florian par les soins de Maud. Elle voulait présenter ses amis à une dame italienne qui «adorait les Français» et se piquait de connaître les finesses de leur langue... Quinze ans auparavant, Avertie, petite fille, était venue s'asseoir à ce même café. Venise l'avait éblouie alors autant qu'aujourd'hui; mais, tout de même, son plus vieux souvenir restait du sirop de groseille à la glace qu'on lui avait servi dans un très grand verre avec une longue, longue cuiller. Rien de changé dans le café; mêmes banquettes, même stucage général et prétentieux. Seules, les consommations étaient devenues plus modernes et, quand elle demanda du sirop de groseille, on lui répondit, avec un peu de mépris, «qu'on n'en servait pas ici».

La dame Italienne arriva enfin, élégante, mince, agréable, avec une figure de chèvre ardente, des yeux fiévreux à la Ricard, une bouche tentaculaire, du rouge aux lèvres, un peu de noir aux dents, un pied cambré comme un embauchoir de buis et chaussé de daim blanc. Très aimable, sa tête seule se mouvait, et ses yeux surtout. Son corps restait raide au bord de la banquette de velours. Cette attitude s'adaptait mal avec l'ensemble, plutôt «chiffonné», de la personne. Et Avertie crut en déchiffrer l'énigme lorsqu'elle remarqua la préoccupation constante de l'Italienne à raidir une forte poitrine qui se tenait insuffisamment sur une taille sans corset. Ce geste rendait une jeunesse factice à des fruits penchants et trop lourds. Intelligente et spirituelle d'ailleurs, elle savait parler de la Venise connue et inconnue, visible et cachée.

Voulant lui faire plaisir, les Pèlerins la complimentaient sur sa manière de parler le français.

—Oh! répondit-elle, c'est une langue si facile pour nous autres Italiens: on n'a guère qu'à changer ou ajouter quelques petites syllabes et on se fait comprendre.

Comme ils avaient manifesté le désir de visiter certain palais, elle leur demanda s'il leur plairait de voir le sien. Il se trouvait à deux pas, et du bout de son ombrelle, elle pointa de hautes cheminées en calice. Subitement, son œil énorme s'agrandit encore.

—Voyez, voyez le caton qui se promène sur mes tettons[3]!

Ils virent le caton et les tettons et s'en amusèrent presque trop au gré de la dame intriguée.

—Comme vous êtes gais, vous autres Français, leur dit-elle. Allons, venez voir mon palais.

Il ne resta aux Pèlerins qu'un souvenir agréable de cette visite à travers de grandes pièces nues, d'où les objets d'art avaient été depuis longtemps enlevés, ce fut celui de la phrase avec laquelle l'aimable Italienne remercia le Peintre de lui avoir offert son bras pour monter les escaliers:—«Mille grâces, Monsieur, de votre assistance. Mon escalier est si pénible que j'ai beaucoup souffert en le salissant avec vous[4]; mais je me suis bien soulagée contre votre bras.»

L'idée leur vint ensuite de circuler à pied par la ville. Accompagnés de la fin du jour doux et beau, ils parcoururent la Merceria et les Calle animées qui entourent la Piazzetta.

Les boutiques regorgeaient de verroteries, de pierres fausses, de coraux, de broches en mosaïque, et autres camelotes, cadres, gondoles lilliputiennes, couvertures et châles aux couleurs heurtées. Avertie, badaude, entrait dans les boutiques pour marchander, toucher le clinquant, se parer de colliers de perles et de corail. Ensuite, elle sortait, dégoûtée, obligée, tout de même, d'acheter un peu de ce qui venait de lui faire tant de plaisir. Puis, par les ruelles, ils tombèrent sur les étalages de fruitières où foisonnaient le frais corail des tomates, l'améthyste sombre des aubergines, la chrysoprase et l'opale des concombres équivoques, le grenat des gros raisins et le rubis sanglant des cerises. Ah! l'odeur des premières rosés pourpres et des jasmins qui se mêlait, là encore et toujours, aux fritures des échoppes voisines!

Ils escaladèrent les ponts de pierre, gravirent le Rialto au milieu de l'animation des boutiques, fouillant d'un œil de homard, d'un œil presque tactile, tous les recoins, dans l'espoir d'y découvrir quelque indienne criarde ou quelque motif d'émotion neuve. Ils descendirent jusqu'aux quartiers plus communs, plus perdus, où la population circulait tranquille, vaquant à ses petites affaires, achetant ses provisions, prenant l'air...

Les femmes, souvent deux par deux, se penchaient tendrement l'une sur l'autre, étroitement unies dans leurs châles drapés dont les franges s'alourdissaient des crasses ramassées. Souvent les Pèlerins stoppaient sur les petits Campo nus et clairs, comme blanchis à la chaux. Encombrés de marchands en plein vent, bouquinistes et potiers, chez qui les chefs-d'œuvre de Venise en photos jaunies et de rebut côtoyaient les poêles à frire. Quelquefois, un coup de vent arrivait, preste, par les toits, des ciels roses de l'Adriatique; il tourbillonnait en spirale sur la petite place, entraînant avec lui les jupes et les châles et aussi les feuillets d'images qui, malgré leurs cales de grosses terres, s'échappaient, telle une envolée de pigeons blancs.

La bande des gosses, sérieuse à cette heure, entourait les échoppes des marchands de sorbet et de polenta; dans un gros poêlon, cette pâte se coupait en tranches fines ou épaisses selon la fortune du jeune client, qui, à coups de dents, s'amusait à faire des dessins dans le noir brûlé de la croûte. Les sorbets au citron ou à l'orange circulaient pour un sou, dans de petits verres de poupées. Avertie eût bien volontiers acheté les jolis et minuscules établis de couleur verte ou bleue, ornés de grosses fleurs paysannes et flanqués de deux sorbetières. Elle s'amusait à jouer au bon riche et distribuait les petits verres, remplis d'un coup de batte. Les gamins devenaient terribles, leurs yeux lançaient du feu et leurs mains tendues semblaient se multiplier comme par enchantement. Puis elle les voyait, servis, avancer leurs lèvres savoureuses, les retirer brûlées par le froid de la glace... et laisser partir leur bienfaitrice sans même la regarder, sauf pour se moquer de son chapeau.

Les Pèlerins goûtaient abondamment ces choses, heureux de l'indifférence de tout ce peuple à l'égard de l'étranger, de l'espion, venu là pour se mêler à leur intimité, et se donner la fugitive et illusoire émotion d'être une parcelle de l'âme de Venise...

 

***

 

Le restaurant du Vapore servait aux Pèlerins de home, en quelque sorte. Le patron, pour le rendre agréable, leur avait réservé une grande pièce où ils mangeaient, fumaient, écrivaient. Cette salle rappelait les house boats des bords de la Tamise, avec ses bons fauteuils, ses rocking-chairs, ses tables, divans, et vases de fleurs. Ils y tenaient salon après les repas, s'y reposaient, préparaient les itinéraires du lendemain, tandis qu'ils inventoriaient et emballaient leurs achats.

Floche, surtout, était sensible au charme de ces heures de farniente où elle retrouvait les délices du divan de la rue Gauthier-Villars. Elle pouvait à son aise en «griller une».

Ce soir-là ils mangèrent un très bon dîner dont un succulent «bœuf-mode» et un «sambayou» moussé par le patron lui-même et qui, sous ses doigts, avait atteint une légèreté extraordinaire. On lui en fit les plus grands compliments; dans son trouble, il oublia, en desservant, la terrine de bœuf sur le divan.

—Quelle négligence, c'est assommant! dit Floche peu après, d'un air langoureux, en se dirigeant vers ce meuble, où elle voulut s'étendre.

—Allons, Peintre, à quoi pensez-vous? lui cria Avertie. Ôtez donc ce bœuf! Ne voyez-vous pas que Floche veut aussi faire la Vache-mode!

Floche s'étala, amollie, voluptueuse au milieu des bures de sa robe et de la fumée de sa cigarette. Il fallut la réveiller pour partir. Le Peintre mit à ce soin des délicatesses de cadmium, et Avertie, qui, jusque-là, se croyait l'élue, reconnut son erreur.

—Ah! pensa-t-elle, je me suis mis le pinceau dans l'œil!

Mais l'heure qu'affectionnait le plus Avertie était celle où, regagnant le Lido en vaporetto, elle voyait Venise, sans parade, s'assoupir pour la nuit sur sa lagune amoureuse. Les feux de la Giudecca s'allumaient doucement et la forêt brûlée des mâts s'allongeait comme aspirée par le ciel clair.

Les deux femmes aimaient leur hôtel solitaire, neuf, sympathique. Elles lui pardonnaient ses lits froids et humides. Tandis qu'Avertie s'enveloppait la nuit de son tartan d'Écosse, la comtesse Floche, dès le premier jour, avait déclaré:

—Avec mon pet en l'air des Pyrénées, moi, je me fiche de tout!

L'électricité éteinte, la sérénité de sainte Ursule entrait dans leurs cœurs et elles dormaient comme des Bienheureuses jusqu'au lendemain matin.


CHAPITRE VIII

Le petit campanile de San Giorgio, dressé dans l'azur de l'aube, sonna six heures. À l'hôtel, le calme était si profond que les voyageurs eussent pu se croire à bord.

Avertie sauta du lit et alla s'accouder à la fenêtre ouverte. L'air pur et vierge de la brise de mer emplit sa poitrine, que le bonheur de vivre dilata soudain.

Venise s'éveillait, heureuse, elle aussi, du temps radieux dont elle allait se parer. Elle s'offrait au matin, voilée de ses buées, chaste à cette heure et coiffée du turban doux de ses Alpes.

Avertie ne put retenir son enthousiasme:

—Ô chère ville, ma chère Venise! murmurait-elle, et elle serrait ses bras contre sa poitrine comme si elle eût étreint la Cité sur son cœur.

Soudain, dans le brouillard matinal, apparut la tache en grisaille du couvent des Arméniens... Dick! En ces deux jours de courses folles et vagabondes, avait-elle seulement songé à Dick? Oui, certes, mais pour en écarter le souvenir, le chasser avec rage, presque, ne trouvant jamais l'heure assez propice, le moment assez recueilli, pour permettre l'évocation et laisser les souvenirs, si douloureusement âpres encore, prendre une forme plus nette. Dick! Elle ne l'avait aperçu nulle part, pendant ces deux jours; et pourtant, il était à Venise, l'épiant peut-être... il l'avait dit. Ou bien, rebuté, était-il parti à la suite de son Américaine? Elle sentit à son cœur une petite piqûre.

—C'est le serpent! se dit-elle. Oh! un petit aspic, espérons! Ça cuit déjà assez fort.

Brusquement, elle tourna le dos au paysage merveilleux qui venait de tant l'émouvoir, et s'assit à sa table, en chemise, dépeignée, ses seins roses transparaissant sous sa chemise, ses pieds minces dans des mules de paille. Elle écrivit:

«Cher Dick,

«Vous me manquez étrangement. Vous avoir revu l'autre jour, dans ce beau petit jardin, me dégoûte du monde entier. (Elle mentait.)

«Comme je me croyais forte en vous quittant! Parce qu'il y avait du soleil et des fleurs, je m'étais imaginée que vous tiendriez la même place qu'eux dans ma vie... Mais voilà que, dans cette Venise, tout me porte vers vous. L'émotion qu'elle me donne, j'ai envie de la mettre dans vos bras.

«C'est un désir ardent de vous revoir, cher, de vous toucher. Plus les jours s'éloignent de celui où j'ai embrassé votre bouche, plus mon corps est en émoi; mes mains, mes bras sont lourds de langueur, mon cœur bat à tout ce qui est beau et qui vous rappelle à moi.

«J'ai besoin du rayonnement de votre présence comme du soleil, de la chaleur de votre regard comme d'un manteau. J'ai besoin de la résistance de vos dents...

«Et aussi, Dick, j'ai peur... J'ai peur, et pourtant je rêve malgré tout de vous donner une émotion si intense que vous ne la retrouveriez jamais.

«Je rêve à l'admirable paysage de votre figure extasiée; je rêve que, si vos yeux se fermaient de bonheur sur ma poitrine, ce serait comme le coucher du soleil qui, derrière votre ineffable regard, répandrait son ton rosé sur votre visage apaisé et triomphant.

«Mais peut-on dire: je réaliserai mes rêves? Et, en voudrez-vous, cher, à votre pauvre Darling qui, craignant mourir de joie, sera restée à la porte du paradis entrevu sur vos lèvres adorées...»

 

***

 

Ce matin-là, quand Floche, sur son trente et un, descendit en gondole, elle murmura, les sourcils froncés:

—Je suis d'une humeur de doge! de doge!! de doge!!!

—De dogue, vous vous trompez, Floche.

—Pourquoi de dogue, si je veux dire doge? répondit Floche en colère. Qui vous dit que c'est moi qui aie tort et vous qui ayez raison? J'ai toujours vu les dogues de très bonne humeur, ces bonnes bêtes, ces bons toutous... tandis que les doges, c'étaient des hommes et par conséquent des sales crapules, des pas grand'chose. Je maintiens mon dire...

—À votre service, ajouta le Peintre, qui lui baisa la main pour se faire pardonner de n'être pas «un bon toutou».

Avertie, campée sur l'avant de la gondole, son châle au bras, le poing sur la hanche, retroussa les ailes de son nez et, un peu pître:

—Allons, amis! Et maintenant au palais des dogues!

Avertie vivait «en» Dick. Elle pensait à la sincérité brutale de sa lettre. Aussi presque distraite, parcourut-elle les salles du palais ducal d'un pas aussi élastique que celui du jeune homme.

L'attention requise pour l'admiration du copieux Véronèse lui manqua. Elle n'eut de plaisir réel qu'à la vue des ors somptueux, des couleurs riches, très emphatiques, mais achevant bien la parure de ces pièces théâtrales. Certains plafonds tarabiscotés lui plurent autant que le beau tableau de la bataille de Lépante, tant la facilité des maîtres italiens commençait à l'agacer. Il entrait dans son sentiment de la jalousie et du mépris: les gens trop doués pensent-ils profondément? En ont-ils le temps? Et ne doit-on pas craindre d'être un peu mystifié par leur adresse?

Néanmoins, elle aima le Tintoret. Son âme de Parisienne lui trouva «quelque chose de chaud» et sa peau fine en ressentit le rayonnement devant Ariane et Bacchus. Les pampres et les chairs, les lèvres et les seins, les corps resplendissants, les doux fonds où le ciel et la mer s'unissent en des blancs de perle, tout cela était d'une insolente lascivité.

Dans la salle des bronzes, elle convoita, pour la longueur de ses jambes et ses proportions charmantes, un Mercure assis, de la taille d'un bibelot d'étagère. Le ventre plat, le dos doucement penché sur les hanches, les larges épaules de la statuette lui rappelèrent intensément le jeune Anglais. Elle l'imagina nu, ainsi; un frisson lui courut sur l'épine dorsale et sa peau devint sèche comme celle d'un lézard empaillé.

Un peu honteuse d'être ainsi l'esclave de ses désirs elle alla au hasard regarder, parmi les vitrines, deux petits taureaux en bronze. Ils n'avaient pour eux que leur facture noble, lisse et antique, une patine d'agathe polie et des cols démesurément longs. Aussitôt, Avertie, incorrigible, rêva de ces cous longs et musclés pour le vide de ses bras, si désireux d'enlacer...

Une sirène gémit, qui la fit tressaillir. Par la fenêtre, elle regarda. Était-ce un appel? La lagune scintillante sous le soleil était déserte, nue, décevante, d'un nacré insupportable.

Dieu! qu'elle avait soif, et chaud à la tête! Personne n'aurait donc pitié d'elle? Comme dans les contes de fées, pourquoi ne pouvait-elle pas faire un souhait, fermer les yeux et, par les soins de vingt esclaves tortillées de gaze, être emportée sur un gros nuage couleur de perle, dans un paradis où Dick, couronné de pampres, les lèvres et les mains tendues, la recevrait sur son cœur? Elle divaguait.

—Ah, bien! je n'ai jamais rien vu de pareil! C'est plus fort que tout... Avertie? Que faites-vous, Avertie!

Floche, dans un coin de la salle, fixait, les yeux hors de tête, un marbre antique: Léda debout, la jambe complaisante et relevée, se laissait assez tranquillement aimer par un cygne. Le groupe était, dans sa petite taille, d'une grande beauté et d'une grande liberté. Léda, la poitrine enfouie au chaud duvet de l'oiseau, repoussait doucement de son bras tendu le col sinueux dont le bec dur se jetait sur ses lèvres entr'ouvertes. Le manteau blanc des larges ailes enveloppait le groupe d'une ligne forte et délicieuse.

—Si nous nous en allions? proposa Avertie, un peu pâle.

—Nous en aller! Pourquoi donc, quand nous sommes, peut-être, devant le clou de Venise! Moi, je veux m'imprégner de ce spectacle. Regardez-le donc. Qu'avez-vous à vous détourner? C'est adorable Ce n'est même plus indécent, tellement c'est agréable. Et, vous savez, si je n'en trouve pas une photo, je suis capable d'avoir la jaunisse...

Puis, changeant de ton et à l'oreille de son amie, pour n'être point entendue du Peintre qui fiévreusement dessinait dans un coin:

—Entre nous, c'est plutôt invraisemblable! Croyez-vous que cela soit jamais arrivé? Un oiseau, ma chère, même un gros oiseau, c'est comme un poisson! C'est donc impossible. Enfin vous m'expliquerez cela ce soir...

La tête remplie de ces choses et de bien d'autres, ils descendirent aux prisons. En songeant à l'état mental des êtres qui avaient pourri dans ces cabanons exigus, noirs comme des trous à charbon, chacun sentit son petit froid mortel lui courir dans le dos; et comme des gens qu'une douche glacée désenivre, ils en sortirent rafraîchis et dispos.

Carlo et sa gondole les attendaient aux Esclavons, on devait finir la visite des Églises avant le soir.

À Saint-Giorgio, ils dédaignèrent l'église pour le cloître. En pénétrant dans la vieille petite maison rongée par les marées et que personne ne songeait à réparer, ils aperçurent le cloître délaissé et délabré, lui aussi, mais vivant et riche du chèvrefeuille fou qui couronnait ses fines colonnettes. De petits lauriers roses, en fleurs, se dressaient çà et là dans leurs pots de Vicence dont la noble forme antique eût embelli les plus beaux jardins; et le puits du milieu avait ce ton rosé de brique cuite qu'Avertie aimait tant, parce qu'il faisait, croyait-elle, la grande douceur de Venise. Par-dessus les toits, on apercevait le Dôme de la Salute; ce petit endroit magnifique et misérable ressemblait à un pauvre resté beau dans de vieux habits déchirés, avec une fleur à la boutonnière.

Le Peintre avait dit:—Aux Frari, il faut voir les Tiépolo et le triptyque de Bellini.

—Oui, oui, allons voir le «tri»! s'était écriée Floche. Quant à vos Tiépolo, j'en ai soupe de ce virtuose! On peut renverser ses tableaux dans tous les sens sans leur faire du tort, et comme, la plupart du temps, ses femmes ont les jambes en l'air, c'est sûrement dans l'espoir de mieux faire voir ce qu'il y a dessous... D'ailleurs, je me suis toujours demandé pourquoi on fait tant de manières pour une chose si naturelle, les jambes et leurs environs... Il n'y en aura pas moins de filles-mères, allons!

À la Scuola San Rocco, Floche demanda:

—Qu'est-ce qu'on faisait au juste dans cette scuola?

Et le Peintre entre ses dents:

—On s'cuolait.

—On s'collait! Qu'est-ce que ça signifie en français?

—Ça signifie... qu'on a du plaisir à être ensemble!

—Ah! oui, je comprends, c'est comme nous, nous s'collons, nous s'collons! Mais c'est pas tout de s'coller, il y a encore des Tintoret... le Crucifiement. Où donc est-il?

Dans une salle du fond, ils virent l'immense toile. Elle leur parut, d'abord, sombre et brouillée. «Qu'un seul cerveau ait pu contenir tant de personnages furieux de vie» les étourdissait. Mais bientôt la splendeur extraordinaire du tableau les pénétra. Ce n'était point la douleur, l'horreur, le titanesque des personnages, mais bien la beauté des groupes et des mouvements, l'ordonnance admirable de la composition, les tons chantants de l'atmosphère qui grandissaient jusqu'au paroxysme l'émotion des Pèlerins. Ah! la pauvre Mère haletante qui, de ses mains crispées, debout encore, malgré l'affaissement de son corps, se retenait à la croix... Et dans le groupe des Saintes Femmes endormies, l'inoubliable violet d'une robe, comme il préparait l'admiration à subir l'impérieuse beauté de l'ensemble.

Le Peintre, découvert, les mains derrière le dos, dans l'attitude de ceux qui suivent les enterrements, pleurait d'émotion presque. Avertie l'entendit avaler un sanglot; elle en fut affectée. Quelles pensées avaient déjà passé sur cette âme depuis le premier jour de ce voyage pour aboutir à une éclosion si violente de sensibilité!

Les sensations de Floche étaient toutes différentes. Son cahier à la main, elle écrivait un «tabac» renforcé du plus grand nombre possible de détails techniques: hauteur des personnages, longueur de la croix, noms des tissus, des couleurs—bleu cobalt, jaune indien, prunes de Monsieur, fraises de Madame—puis elle concluait en gros caractères: «Pièce immense!»... Elle était fixée!

Fatigués de ces efforts successifs, les voyageurs demandèrent à Carlo de les promener sur les lagunes, à travers les quartiers pauvres et isolés. Le gondolier aimait sa ville, savait ses beautés et ses saveurs secrètes. C'est ainsi qu'à la fin du jour ils passèrent devant le Palazzo di camelo, dont un chameau héraldique blasonnait la façade.

Tout rosé dans sa pierre vétuste, Avertie l'eût volontiers pris dans ses bras, ce Camelo, pour le caresser et l'embrasser. Il était enfantin, pauvre et si ravalé, si avarié par l'embrun qu'il avait l'air en biscuit de Reims rose et rongé par de sournoises souris. De grands filets de pêche, accrochés aux colonnades patriciennes, l'emprisonnaient d'une résille vulgaire et rude. Le peuple affirmait, ici, brutalement son triomphe sur les anciennes aristocraties. Et le Peintre énonça sententieusement:

—Si la noblesse, socialement inutile aujourd'hui, n'est plus qu'un souvenir, c'est surtout à Venise que les artistes peuvent constater quelles furent la force active, la grandeur de cette élite sélectionnée, car la vie intense et belle de la Cité s'éteignit quand s'imposa la démocratie que...

—Moi, je ne suis pas démocrate! interrompit heureusement Floche. Et vous, Avertie?

Avertie haussa les épaules.

Les Pèlerins étaient descendus vers la Madona del Orto et circulaient en badauds lorsqu'ils furent sollicités par un vieux sacristain d'entrer dans son église, délaissée par les visiteurs parce qu'elle était si loin. Quels grands joyaux elle renfermait pourtant! D'une part c'était la Présentation, où le Tintoret avait atteint un charme puissant. Le mystère assombri de presque tout le tableau, l'architecture ferme du temple, la majesté des allures féminines, et ces hommes accroupis dans la pénombre, le menton dans leurs mains et regardant l'Enfant qui monte, tout cela donnait un éclat et une délicatesse surnaturels à la petite Vierge Marie qui, en haut des degrés, s'auréolait déjà sur le ciel bleu, sur l'immensité et l'inconnu de la Vie.

À voir une œuvre si magnifique dans la modeste chapelle d'une église oubliée, Avertie la trouva mieux à sa place pour en goûter la grandeur et toucher presque au mystère de cette sérieuse petite madone.

D'autre part, au chœur, pour dix sous, le sacristain retira le voile du Veau d'or. Par un habile jeu de rideaux, le jour donna au tableau un air de fête olympique. C'était aussi bien l'enlèvement d'Europe qu'une scène de la Bible.

Avertie commençait à trouver que se choquer serait peut-être séant; tous les lieux saints étaient donc transformés en théâtre de plaisir? Mais sa pudicité resta sans conviction. Avec son face-à-main, elle lorgna les dalles qu'une masse rouge éclaboussait. Au milieu du chœur, un bouquet de camélias étalait son sang frais, velouté, avivé par l'enveloppe sombre de son feuillage verni. Ces périssables fleurs, dans cette petite église, étaient, pensa-t-elle, le don d'une âme unique et aimante, au Sauveur abandonné dans son tombeau, ce soir de Samedi Saint, comme deux mille ans auparavant à la même heure tardive....

Puis les Pèlerins, par bon cœur, voulurent saluer aussi Sainte Alvise, autre petite église négligée. Ils crurent entrer dans un théâtre de Cour.

—Tiens! mais voilà la Résidence, de Munich! s'écria Floche.

C'étaient des plafonds voussurés, en trompe-l'œil, prétextes à décors et des loges grillagées d'où les nonnes prenaient spectacle du pieux drame qui se jouait chaque jour sur l'autel.

—Oui! aussi rococo! convint le Peintre, mais avec les Tiépolo en plus.

Redescendus dans leur gondole, les Pèlerins retrouvèrent une fois encore cette béatitude du «laisser-vivre», qui chavire un peu le cœur comme le flux et reflux de la balançoire.

Le temps était doux, séduisant; tout prenait une saveur réelle que leurs âmes émotives ressentaient vivement.

Dans la Calle del Tintoretto, Carlo leur montra la maison du grand peintre. Tous les enfants du quartier, en haillons, affairés, grouillaient là sur le porche... Sans doute, ses arrière-petits-fils.

—Voilà beaucoup d'enfants et point de chiens! C'est étonnant! remarqua Floche. Personne n'en a!

—Où divagueraient-ils? demanda, sententieux, le Peintre. Il n'y a que de l'eau.

—Ici, dit Avertie, tout le monde a son poisson. On sort. Psst! Psst!... il vous suit, le poisson. Il a un anneau dans le nez et, le soir, quand on rentre, on l'attache au pilotis. Ils sont très fidèles et les plus gros sont bons de garde.

—Des requins, alors? demanda Floche, et qui finit de rire dans un bâillement. Elle passa sa main aristocratique sur sa figure fraîche, en se déclarant esquintée «comme au temps de la grande Exposition, où elle fournissait huit heures de marche par jour».

Elle se réjouissait déjà d'en finir bientôt avec ce «satané voyage» pour rentrer à Paris et y dormir quatre jours d'affilée, sans remords, pour se reposer. Puis, comme elle remettait ses gants:

—Si vous ne trouvez pas cela monstrueux, d'enfermer ses mains dans ces machines trop petites? Et quel bien cela peut-il faire à l'humanité, je vous le demande un peu!

Les Pèlerins s'esclaffèrent.

—Oh! c'est bien heureux encore que je sois bête pour vous faire rire et qu'Avertie puisse prendre mes mots en note!

À quoi Avertie s'empressa, en effet.


CHAPITRE IX

Comédie de tous les matins: 6 heures, Floche s'est levée, a ouvert la fenêtre, puis s'est accroupie. Mais elle sait faire deux choses à la fois. Elle parle aux Alpes, au Lido, au temps qu'elle trouve adorable. Hein, quoi! elle a touché de l'œil le fond du ciel et alors elle déclare que «c'est pour se gâter». Elle le menace d'un doigt mutin. Puis elle se recouche et sans ménagement pour la pauvre Avertie dormant encore avec la grâce de sainte Ursule, elle l'invective, la force à se lever pour faire quelque commission, lui demande même, dès l'aurore, des conseils sur la marche de ses futures amours!

—Sonnez pour le déjeuner... Un seul déjeuner. C'est moins cher; d'ailleurs, vous mangez si peu! Et puis vous pourrez boire dans votre timbale ou dans votre verre à dents.

Elle réclame son crayon qu'elle suce, fait ses comptes à haute voix: «... 4.5.6.» en calculant sur ses doigts, s'exclame, déblatère contre le beurre du déjeuner, lave sa tasse, la cuillère, essuie le sucre, gratte son pain—le tout par crainte des microbes,—mais ne se décourage pas outre mesure du cheveu qui traîne dans le thé et qui «soulève» Avertie. Quand celle-ci est par trop agacée des manies de Floche, elle dit:

—Et si, maintenant, nous songions au bon pis, bien gras de bouse qui a fourni ce matin cet excellent lait de neige, sous la pression des doigts agiles et crasseux du bouvier?

—Bien sûr... Mais comment faire? J'ai si faim... et si on pensait à tout!!

Comme toujours, au moment de la toilette, les amies se disputent. Floche remplit alternativement sa bouche de gros mots et de gargarismes.

—Jamais plus je ne voyagerai! Et elle se regarde dans la glace, s'avance, se recule, s'avance à nouveau.—Mon cou est absolument perdu, mes rides se creusent... ce sale chicot... puis je vieillis... Ah! c'est odieux!

Puis elle s'élance vers la porte et, offrant au corridor sa toilette débraillée, elle crie à la bonne, une grande cavale italienne aux traits fins et aux yeux de fièvre:

—De l'eau chaude... de l'eau chaude! Psst! Mademoiselle! très chaude!

Elle se retourne, fait claquer la porte d'un coup de talon, et perd une mule en ex-satin pompadour...

—Voyez-vous, je commence par vous dire que je vous aime beaucoup, chère amie; mais voyager dans ces conditions, je ne le puis plus, à mon âge... Ah! ce corset! Encore l'enfiler!... Voulez-vous avoir l'obligeance de me serrer... comme d'habitude... Si... Non... mais pas en haut surtout, mes seins sont si gros! Attendez plutôt que je sois coiffée... Cela me fatiguerait trop, avant... Bon... Très bien! La taille à présent. Est-ce au point? La crasse noire sur le rose du lacet a-t-elle dépassé? Bravo!

Et quand Avertie veut faire sa toilette à son tour, elle trouve, comme de coutume, tout inondé, souillé, dans un désordre inextricable. Elle ne peut s'habituer au sans-gêne de son amie ni à son égoïsme et, «à cette heure noire», ainsi que l'avait si bien nommée Floche, elle regrette toujours son association. Oui, mais, sans Floche, elle ne serait pas partie, elle n'aurait pas vu se profiler, au-dessus de Venise, par la fenêtre ouverte, comme une tête sur un paysage de Carpaccio, ce paquet d'iris sombres et de tulipes ardentes. Elle les avait achetés la veille, au coin d'un campo quelconque; ce matin, ces fleurs s'affalent de soif dans le goulot trop étroit d'une carafe où seules quelques tiges rigides parviennent à atteindre le cristal de l'eau.

 

***

 

Jour de Pâques. Carlo les attend au Lido, dans sa barque, toutes voiles dehors, car il a mis sa blouse neuve en toile bleue qui se gonfle au vent et lui fait un buste d'homme en baudruche. C'est très «fête». Les campaniles frémissent depuis l'aube au son de leurs cloches endiablées. Floche «adore ce bruit»... «C'est si gai dans l'air!» Avertie, elle, le déteste! «Ça vous rappelle toujours qu'il faut mourir.»

La ville est pavoisée; cet air endimanché lui va mieux qu'on ne le pourrait croire et l'animation extraordinaire de l'éblouissante matinée lui est singulièrement adéquate. D'ailleurs Venise est universelle, généreuse. Elle se donne dans la mission où on la désire, au delà même de ce qu'on la désire....

Les filles, par groupes, enroulées dans leurs châles neutres, comme une fleur dans un cornet de papier, circulent sur les quais, dans les Calle, gravissent les petits ponts. Leur marche scandée fait onduler et ouvrir leurs jupes, en de grands liserons. Un bout de ruban vif au col épingle le regard; leurs cheveux, en masse lâche et relevée mollement, s'étalent avec recherche.

Ding, Dong! Ding, Dong, Dieu! ces cloches! Avertie voudrait fuir:

—Entrons à Saint-Marc, proposa-t-elle. Nous y entendrons la messe.

Une nappe de têtes humaines couvrait le sol de la basilique. Elles issaient aussi des galeries supérieures, grappes d'insectes noirs et inconfortables à l'œil.

Les Pèlerins grimpèrent dans les arcades et, bousculant, poussant, se perdant dans les dédales, ils arrivèrent enfin, malgré la foule, à dominer l'office. Des ponts minces, étroits, ajourés de colonnettes légères et hardies, ils plongeaient sur l'abîme, le peuple, le chœur, les lumières, l'encens qui montait par bouffées en volutes laiteuses.

—Nous touchons les mosaïques, mes amis, voyez! dit Floche, aussi heureuse que s'il se fût agi du dos d'un bossu. Ce sont les belles, les byzantines! Est-ce curieux la genèse de ces petits carreaux de marbre et de verroterie qui finissent par faire de la si belle «peinture»...

—Travail de pygmées! lança le Peintre, par jalousie.

—La fuite en Égypte! Voyez donc l'âne naïf... C'est de l'impressionnisme!

—Et ces Saints qui ont l'air mal à leur aise, assis sur une fesse, au bord de leur trône... n'avaient pas l'habitude... intimidés! Et cette pose gênée des deux doigts ouverts en fourchette à découper le rôti!

Sur ces effrayants et minces viaducs aux hautes échasses de marbres, la foule circulait avec peine, étirée en long ver rampant vers la sortie. C'étaient des voyageurs de tous pays, de toutes couleurs, une vraie foire.

Avertie ne se sentit pas un instant un morceau de cette mosaïque humaine et mouvante. Elle se croyait seule au monde spectatrice de la fête donnée uniquement pour elle.

Ralenti par le plain-chant qui enveloppait toutes ces choses, l'office continuait avec sa pompe des grands jours. Tout à coup, en une rafale aiguë de voix complexes et sixtines, jaillit un Amen, accéléré, ardent, emporté. Il progressait, s'enflait, se compliquait en fugue et son développement ultime éclatait dans la basilique comme un bouquet de fusées! La nef vibra jusqu'aux voûtes.

Avertie se sentit à l'instant atteinte en plein cœur. Elle pensa se trouver mal. Quoi! En ce voyage, avait-elle donc si totalement oublié la musique et le B.-A., liés ensemble dans son âme par la même passion, forte, inexorable où s'abîmaient vraiment son cœur et ses sens? Ils se rappelaient brusquement à elle dans cette église, avec la force d'un torrent, torrent qui grondait, s'imposait victorieux dans l'explosion triomphale de la musique.

Puis les chants s'assoupirent et l'émoi d'Avertie s'apaisa; sous les sons adoucis des orgues qui doucement versaient sur son âme la quiétude et la paix, elle ne ressentit plus qu'une grande mélancolie.

L'office s'achevait dans la majesté de sa pompe païenne. Les Pèlerins se levèrent et, suggestionnés par la marche rythmée du clergé, ils s'avancèrent, eux aussi, vers la sortie, d'un pas cadencé et bénisseur.

Quelles pensées avaient pu absorber la comtesse Floche? Elle, si causante d'ordinaire, regardait devant elle d'un air préoccupé. Elle songeait à ses malles, à son linge, à son blanchissage, sans doute, car son premier mot, en sortant, fut:

—Mon pauvre pantalon! Je le sens chiffonné, poussiéreux... Pourtant, je n'ai pas à me plaindre. Il faut vraiment venir à Venise pour ses dessous. Imaginez qu'ici mon pantalon de huit jours est propre! À Paris, je suis obligée d'en changer deux fois par semaine pour le moins, car, vous savez, je les porte fermés et je suis cagneuse, alors c'est tout noir entre les genoux.

 

***

 

Avertie avait quitté ses compagnons pour s'en aller déjeuner chez ses amis Stampford.

La porte du palais du Ponte dei Pugni, où ils habitaient, se paraît d'un lourd battant de bronze. C'était une tête de fou grimaçant et sournois. Avertie le souleva avec répugnance. Ne se fichait-il pas d'elle, de ses amours, de ses «sensations» de rencontre?

Elle monta l'escalier, le cœur gros, et fut toute heureuse de trouver chez les Stampford un chaud accueil, un local habité par des gens qui «demeurent», un joli salon confortable avec de larges et bons sièges, une table à écrire solide et reluisante comme de la cire à cacheter.

Dans le fond, une vérandah s'ouvrait toute fraîche de fleurs et de verdures légères, donnant l'illusion d'un jardinet à la Sémiramis, accroché en console aux murs du palais. Des larges baies vitrées, Avertie aperçut les «dessus» de Venise, ses toits roses, ses belles cheminées en calice d'arum, les clochers d'une vingtaine d'églises et le campanile de San Sebastiano au Zattere, là où elle s'était reposée la veille.

Le déjeuner fut agréable et le café excellent. Tandis qu'elle se reposait et «flemmardait» auprès de ses amis, heureuse de ces heures dérobées à l'affolement d'un voyage, on annonça les deux autres Pèlerins. Ils congratulèrent leurs hôtes, puis, un peu comédiens, se jetèrent aux genoux d'Avertie, lui demandant pardon d'un crime qu'ils n'osaient avouer. Elle les trouva puérils, mais elle se laissa conduire sur le palier.

Là, un monceau de poteries bigarrées s'étalait. On eût dit un déballage sur un champ de foire campagnard. Cuvettes grossières, pots à eau et de chambre, bols, assiettes, s'entassaient dans leurs formes bizarres, leurs couleurs fortes, leurs fleurs naïves de marguerites aux pétales en larmes, leurs paysages à saules pleureurs, leurs bordures fantaisistes violemment coloriées, mais toujours harmonieuses et décoratives. Cela représentait évidemment un assortiment de «couleur locale»... C'était bien ce que Floche allait chercher à Venise. Un peu anxieuse, elle regardait Avertie.

—Et ensuite?... demanda celle-ci, avec sa superbe.

—Ensuite? mais nous faisons emballer et nous emportons....

—Ces saletés? Quelle folie! Vous les trouverez partout, à Asnières, place du Trône, aux tourniquets de la foire!

—Que vous êtes bête, Avertie, et que vous m'agacez! À Asnières? Comme si on allait à Asnières acheter des pots! Voilà une idée qui ne viendrait à personne!... Et votre dédain, c'est de la pure jalousie! Ces saletés, ces horreurs, ce fumier, nous avons eu tout cela pour 3 francs! Oui, trois francs! (et elle secoua trois doigts en menace sous le nez de son amie). Mais c'est à ne jamais se fournir autre part qu'au Ponte dei Pugni, dans cette délicieuse petite boutique à quatre sous... ici, sous le palais des Stampford; là, voyez-vous? Non, ce que votre froideur m'exaspère! Il n'y a que la jaunisse pour rendre les femmes aussi injustes et exagérées. Du reste, comme je le disais justement au Peintre, nous avons eu joliment de chance de ce que votre œil de poule n'ait pas vu ces trésors avant nous, pour nous les souffler. Votre attitude me confirme dans mon opinion!

—Oh chère! gardez vos trésors. Moi, je me refuse simplement à reconnaître ce colis parmi nos bagages. Faites donc faire la caisse, prenez le transport à vos frais et nous verrons ensuite ce que le pot de chambre dei Pugni vous coûtera une fois rendu 1, rue Gauthier-Villars! Et, d'un air ravissant et séducteur, elle ajouta.—Ils sont adorables, vos pots!

Floche resta «baba», déconcertée, devant le sérieux d'Avertie; elle baissa l'oreille, car elle savait son amie très pratique et sa figure exprima l'anxiété la plus grande.

Avertie la laissa au milieu de ses faïences, et, au moment où, dérangée de son doux repos, elle allait prendre congé des Stampford, elle aperçut le Peintre et Sténo au milieu du salon en train de comploter un tour de fantaisie en Lombardie.

—Je répare la bévue des pots, lui cria le Peintre. Il paraît que nous pouvons «découvrir l'Italie» demain toute la journée.

—Bravo! j'en suis! lui dit Avertie et elle alla mettre son chapeau dans la chambre de Maud.

Avertie se bichonna, puisa dans les petits pots et les flacons, mit du rouge à ses lèvres, vola à son amie un peu de ses trucs de beauté et, satisfaite, déclara à la glace que, vraiment ceux qui préfèrent des femmes «nature» sont des imbéciles! On ratissait bien les jardins, il fallait aussi embellir les corps. Dick l'eût-il aimée autant sans aucun de ses artifices?

Pimpante et remontée pour de nouvelles tournées, elle reparut au salon et donna rendez-vous à ses amis aux Jardins Eaden. Car, bien que le devoir familial accompli n'eût jamais rien ajouté à la joie de son cœur, elle s'était promis d'aller visiter une parente. Celle-ci, Polonaise, mais duchesse vénitienne, demeurait en son palais sur le grand Canal.

Par un labyrinthe de rios et d'étroites ruelles que le soleil ne visitait jamais, Avertie arriva au Palazzo San Pietro. On l'introduisit dans la cuisine. Comment! une cuisine pour antichambre? C'est qu'à Venise, sans gondole, on n'a pas les honneurs de la façade et du vestibule.

Ce jour-là, une consigne sévère et un portier à casquette russe empêchaient les visiteurs d'être reçus avant 4 heures. Avertie expliqua, à grand'peine, que, venant de Paris, voir sa tante la duchesse San Pietro, on pourrait, peut-être, faire une exception. Elle fut enfin, après avoir gravi un vaste escalier qui avait l'air d'un élégant égout, introduite dans le grand salon.

La duchesse était encore «retirée chez elle». Avertie eut le temps de regarder à loisir la vaste pièce. Le mobilier était élégant, confortable et très bas (pas un seul de ces sièges hauts, durs et raides qu'on est accoutumé de voir en de tels palais). Des livres traînaient sur des guéridons et, dans des cendriers, des cigarettes éteintes. Tout cela et de nombreuses photographies attestaient la demeure d'une dame étrangère et encore très vivante.

Elle parut entre les deux battants de la porte dorée, toute petite et grassouillette.

—Et bonjour, chère nièce! Et vraiment, comment, donc, allez-vous? Que c'est, donc déjà, charmant de vous être souvenue d'une vieille parente!

Et elle tendit, à la Polonaise, sa main à baiser. Avertie s'inclina dévotement. Elle connaissait cet usage qu'elle avait pratiqué toute sa jeunesse. Cet accent, ces mains, ce joli petit oiseau dodu qu'était devenu sa tante lui rappelaient son enfance luxueuse, alors qu'elle allait jouer et dîner chez ses parents slaves. Comme tout cela était loin de ce palais vénitien!

Elles s'assirent et Avertie sourit en pensant «qu'à p'tite tante p'tite chaise[5]». On parla de la France, de la famille dispersée; Avertie s'informait de sa cousine Edwige, lorsqu'une grande jeune femme entra, brune, mince, le front masqué d'un bonnet de fourrure fait de ses lourds cheveux lisses et luisants, élégante, et très joconde, dans son sourire un peu pincé. Avertie la savait pédante, mais elle ne l'en incriminait point de parti pris, au contraire; elle avait constaté que «ces femmes-là» étaient généralement remplies de ressources de tout genre et plus intéressantes surtout à l'étranger que ces petites pintades occupées seulement de leurs plumes à pois blancs.

On lui offrit des cigarettes qu'elle refusa. Ce fut un sujet d'étonnement pour la duchesse qui, voyant Avertie se lever, la retint.

—Restez donc encore, chère nièce, prenez le thé avec nous. Nous attendons justement un charmant jeune homme dont vous avez peut-être, donc déjà, entendu parler, car il est sur le point d'être célèbre. C'est lui qui vient de faire paraître en Angleterre un volume de vers retentissant: «les Fleurs périssables».

Mais un laquais apporta le samovar fumant. Edwige et Avertie causaient, la duchesse s'occupait à faire le thé, lorsqu'on annonça: «Il signor Barone Strathmore.»

Avertie pâlit. Elle avait le dos tourné à la porte; dans une glace, elle vit la tête énergique de Dick se profiler. Le cadre doré du miroir, qui sur le fond de l'appartement le coupait à mi-corps, en faisait un magnifique Romney.

La jeune femme eut peur de se trahir; elle se leva et alla, par contenance, examiner quelque bibelot. On lui présenta Dick cérémonieusement. Comme elle n'avait aucun frais à faire et que les San Pietro entouraient de prévenances le nouveau venu, elle put goûter à loisir la joie inopinée qui s'offrait.

Dick, agréable et très correct, causa d'une façon charmante. Il venait de l'Académie, parla du Titien, et de ce beau portrait de femme du Musée de Madrid qui, étendue sur une couche molle, écoute un jeune homme jouer de l'orgue. Ce chef-d'œuvre, il l'aimait entre tous.

—Ce qu'il y a de beau dans ce tableau, dit-il, ce sont les chairs admirables et aussi que le peintre ait mis auprès d'elles un petit chien, emblème de la fidélité... Et puis, au fond, sous les draperies, ce paysage qu'on aperçoit, c'est l'Italie, c'est Venise!... Avez-vous jamais été en Espagne, Madame?

Il se leva, et voyant ses hôtesses absorbées par la confection du thé, il murmura:

Darling, je vous aime... You madden me!... Je vous ai suivie tous les jours... je vous ai vue vous balancer comme une fleur de narcisse, si jolie, si blanche, dans les rues de Venise... je suis votre esclave... Dites-moi que nous nous reverrons?

Avertie, pour toute réponse, consulta sa montre, poussa un léger cri de surprise et, se dirigeant vers sa tante, elle s'excusa: il était déjà tard... Ses amis l'attendaient aux Jardins Eaden.

Ach! Douchka! jamais je ne vous laisserai partir avant que vous ayez pris le thé avec nous. Edwige ne le permettra pas!

—Et si vous le voulez bien, Madame, ajouta Dick, ma gondole sera à vos ordres.

Quelques instants plus tard, ils descendaient tous deux le grand escalier de pierre; Edwige, appuyée contre la rampe du palier, appela sa mère:

—C'est curieux, maman! Venez donc voir... Avertie et M. Strathmore... ils sont trop beaux ensemble! N'ont-ils pas aussi la même démarche? Ils ressemblent aux chevaliers du Giorgione dont je cherche l'histoire! Vous me trouvez un peu folle, n'est-ce pas, de vous comparer à des hommes en armure?

 

***

 

Avertie n'avait su résister; elle s'était laissé conduire jusqu'à la gondole.

À cause du temps orageux, on avait disposé le felze et sous ce capuchon noir, Dick l'installa comme un enfant qu'on aime ou une femme qu'on admire.

Il glissa sous ses pieds un coussin et lui mit aux épaules sa grande cape chaude, dont l'odeur de vétiver et de gem of gem la firent tressaillir.

D'un grand doigt caressant et adroit, il releva quelques mèches blondes échappées de la nuque et qu'emprisonnait le col du manteau; puis, à genoux devant elle, il prit les deux mains de son idole:

Dearest! Est-ce bien vous que j'ai là, si près de moi, et dont je tiens les blanches mains... (et il la déganta pour sentir cette chair près de la sienne). My beloved, vous m'avez écrit une lettre absurde, avec votre petite âme de fleur délicate et dangereuse... C'est du poison que j'y ai respiré... Je ne vis plus que par vous. Je vous cherche, je vous suis. Si je vous vois de loin, c'est l'âme de nos grands tigres des Indes qui s'empare de moi... alors, j'ai envie de vous atteindre d'un bond, de vous broyer et de vous dévorer toute. Je me sens la force brutale d'un géant! Puis, lorsque vous approchez et que je me cache pour ne pas être aperçu, alors, devant votre chère présence qui me paralyse, je ne suis plus rien et j'ai l'âme du pauvre qui n'aspire qu'à un penny... Et là, aujourd'hui, si près de mon étreinte—oh! ne craignez rien, deary! Quand j'ai vos mains dans les miennes, je vous contemple avec mon meilleur amour, celui qu'on n'a jamais éprouvé encore, celui qu'on sent éternel. Ô la plus délicate et fine chose de Venise!...

Il lui passa son bras autour de la taille, et prenant ses mains il en baisa longuement les paumes.

My darling! je veux vous plaire, je veux être ce que vous attendez de moi. Je veux tout de vous, tout, vous entendez!

Sa voix était devenue un souffle rauque, sa figure soudain s'empourpra, une veine barra son front volontaire; il serra la taille de la jeune femme avec tant de force qu'elle soupira:

—Oh! vous me faites mal!

Aussitôt, il relâcha son étreinte et se rejeta vivement en arrière. Puis, les bras croisés, il la contempla sombrement.

—Êtes-vous donc si froide, ou si perverse que vous puissiez rester insensible à ce que vous me faites éprouver? Et quelle puissance a donc votre douce voix pour me dominer ainsi? Ah! petite sirène qui avez peuplé de votre image mes paradis imaginaires, qu'êtes-vous venue faire sur ma route si vous ne voulez pas me noyer avec vous dans l'amour infini! (Et il la regardait ardemment.) Vous avez écrit: «J'ai besoin de la chaleur de votre corps comme de celle du soleil... J'ai faim de vous... Le paradis entrevu sur votre bouche adorée...» Le paradis, dearest! (et sa voix était un souffle passionné) il est partout où vos adorables pieds—petits cuttle fisches des plages de l'Adriatique—précèdent les miens, partout où je puis respirer votre haleine... Vous êtes ma rose blanche... Embrassez-moi!

Elle regarda le poète de ce regard où l'on cherche à voir dans une âme quelque chose d'extraordinaire. Ils se mesurèrent tous deux un instant et leurs lèvres se joignirent.

Mais la gondole débouchait sur la Giudecca. Dick se souvint du temps et des lieux. Il s'assit auprès de sa compagne, tenant encore une de ses mains frêles dans la sienne; et, leurs doigts enlacés étroitement, comme eussent désiré l'être leurs corps, ils goûtèrent, exaltés par l'amour, la beauté de Venise.


CHAPITRE X

Au débarcadère du Jardin Eaden, Avertie se leva et tendit la main à Dick.

—Adieu.

—Non, reprit-il, laissez-moi espérer. Je sais que nous nous reverrons.

Et il partit d'un pas ferme, sans se retourner.

Un laquais recevait les touristes et portait, leurs cartes à Mrs. Eaden qui tenait salon à larges portes, sous les tonnelles. Là, on la saluait simplement en passant.

Avertie, que hantait encore le souvenir de Dick, se trouva seule; elle regrettait de rentrer dans un monde qu'elle avait presque oublié.

Le soleil dardait ses rayons brûlants sur les parterres de fleurs éblouissantes. Le ciel d'orage, qui pesait sur cette terrasse immense, en intensifiait la floraison. Au milieu des carrés de tulipes, de muguets et d'iris, échantillons de couleurs en masses éclatantes, des statues dérobées à d'autres lieux, quelques pierres à caractère, délabrées et belles, des margelles de puits étaient posées çà et là, sans hasard, avec recherche et symétrie. Ces grandes plates-bandes se reliaient entre elles par des berceaux de pampres dont les feuilles tendres gardaient encore le velours des pousses nouvelles. Seules, les glycines débordaient de sève, ployant sous le faix de leurs grappes mauves, si lourdes qu'on eût voulu les presser pour un vin inconnu. L'électricité de l'atmosphère faisait l'odeur des fleurs plus violente. Avertie en humait l'air parfumé avec délice.

Mais quoi? Le Royal œillet de Legrand et le Zaoko de Guerlain que venaient-ils donc faire ici? Elle se retourna. Ah! le couple que ces deux odeurs mélangées lui précisèrent! Il débouchait sous les pampres du jardin. D'une élégance de five o'clock, couverts de fourrures, le collet relevé, mâchonnant des «Valda» par crainte des microbes et des rhumes, ce monsieur et cette dame étaient insolites au milieu de cette nature exubérante.

Dès qu'elle les eut abordés, Avertie devint l'amabilité et la convention mêmes. Le tour de ces jardins, enserrés par l'incomparable lagune, la mit nez à nez avec les autres pèlerins qui la cherchaient, sans hâte, crut-elle remarquer.

Floche faisait la moue. Elle salua assez aigrement les Parisiens et pressa Avertie de prendre congé, «car il était une heure fort avancée déjà».

Le couple aussitôt s'évada. Quand ils le virent bien calfeutré sous le felze, les rideaux tirés alors que le soleil dardait toujours son insolence, Avertie pensa: «Et dire qu'eux aussi s'aiment peut-être et que, lui, va murmurer les éternelles paroles d'amour, et l'appeler, aussi, sa rose blanche! Ah! sa rose blanche!»

Floche, éleva la voix, grognon:

—Jardin de curé, avec chicards! Votre Maud est une sotte. Appeler ces jardins Eaden une merveille! Avec ça qu'on vient à Venise pour voir des jardins d'Anglaises! Mais c'est au Papadopouli qu'il eût fallu aller! Voilà au moins un nom qui promet... Et puis, c'est dans tous les guides... pas pour des prunes, je suppose?

—Allons au Papadopouli!

Quand ils y débarquèrent, la grille en était close. Ils regardèrent à travers les barreaux; sur de hautes tiges, des fleurs étranges, fantastiques se mouvaient. C'étaient les perroquets, les beaux aras Papadopouli. Avec leurs plumes ébouriffées aux couleurs éclaboussantes et acides, ils avaient l'air, sur le fond triste du parc froid et pourri d'humidité, de tulipes échevelées et géantes.

La comtesse Floche voulut entrer. Elle sonna, fit du vacarme. Enfin, on vint ouvrir d'assez mauvaise grâce. Rien n'était plus banal que cet enclos, entouré d'arbres trop grands aux feuillages mornes. Avertie s'était bien rendu compte, dès l'abord, que les perroquets, seuls, en étaient la flore rare et que, malgré la gloire d'avoir assez de terre sur le grand canal pour y faire pousser des arbres immenses, ce jardin était, somme toute, fort médiocre.

Floche, elle-même, n'y prit qu'un agrément, celui de s'éclipser avec le Peintre derrière un massif de roses pompon.

 

***

 

Le dîner au Vapore fut terne ce soir-là. Chacun était fatigué et retiré dans ses pensées.

Depuis le soir de la «Vache mode», où Avertie avait surpris les attentions du Peintre pour Floche, ils étaient, croyait-elle, moins simples tous deux et moins naturellement familiers. Avertie savait que c'était le prélude de tout drame lyrique et s'en amusa; mais elle eût désiré connaître la genèse de ce flirt, et quel avait été le mot, le geste, déclanchement du désir.

Après le dîner, ils allèrent à pied rejoindre leur bateau. Sur la Piazzetta, on faisait de la musique. L'éclairage, l'animation populaire, les flonflons qui rythmaient la nonchalante ballade, et dans la pénombre la grandeur fabuleuse de Saint-Marc et celle du palais des Doges découpé au bord de l'eau sur un ciel féerique, tout cela donnait l'illusion du merveilleux.

Avertie entendit le peintre dire à Floche:

—C'est tellement magique qu'on se croirait toujours au théâtre.

—Quant à moi, répondit celle-ci, tant de sublimité me tue. Je ne suis plus moi-même; il me semble que je sois nue, avec des ailes aux talons, dans le paradis d'un turc très riche!

—Je regrette qu'en réalité vous ne portiez pas ce costume. Vous me poseriez un tableau magnifique! Un tapis haute laine vous servirait de turc très riche, et moi, je serais l'artiste heureux et flatté d'un tel modèle!

—Vraiment? C'est curieux ce que vous dites là. Alors vous êtes comme tous les hommes, vous préférez la femme nue? Mais je ne pourrais pas poser ainsi, ce doit être esquintant.

—Quoi? Le nu? Qui vous empêcherait de vous reposer? Ce n'est pas moi, certes! Rien n'est délicieux comme les causeries après la pose, sur un moelleux divan, dans une douce et étroite intimité... et j'espère que vous n'auriez pas un cœur de pierre!

Elle se mit à rire convulsivement et d'une façon si «disproportionnée» qu'Avertie n'osa pas se retourner. Il avait dû la serrer de près!

Mais comme retentissait le canon de l'extinction des feux, Floche poussa un cri strident de femme de chambre qu'on pince et courut rejoindre Avertie.

 

***

 

Le lendemain, en se réveillant, Avertie pensa que, peut-être, elle ne reverrait jamais Dick, car elle ne voulait pas l'informer de son départ pour la Lombardie. Cela la rendit mélancolique. Quel piment avaient été pour elle ses entrevues avec le jeune poète! Partagée entre le désir de se l'attacher à jamais et celui de le «liquider» avant de souffrir, elle hésitait à lui écrire une lettre dont le ton, elle s'en rendait compte aujourd'hui, n'atteindrait pas le lyrisme de la première.

 

Les Pèlerins, cependant, avaient décidé, pour le dernier jour, d'aller à l'Arsenal et aux Îles Mortes.

Le matin, tandis qu'ils rangeaient dans la gondole les menus bagages dont ils avaient besoin pour la journée, Avertie se prit d'une grande affection pour leur singe de Carlo si soigneux, si attentif, si paternel pour leurs petits bibelots, au point qu'elle l'avait surpris, un jour, lavant les caoutchoucs de la comtesse Floche et brossant les paletots.

—Pour un bon gondolier, c'est un bon gondolier! répétait Floche. Et puis il a le buste court, les jambes longues, Carlo! le type classique! Et quel professeur d'italien! Comme il sait redresser votre prononciation franco-latine, Peintre!

Elles s'étaient embarquées avec du romanesque en provision. Elles allaient voir le Bucentaure!

Quand Floche se trouva devant le morceau de bois pourri où traînait un semblant de couleur pourpre, seul reste de cette inoubliable et glorieuse galère, elle laissa tomber ses bras, découragée:

—Ô mes ami! le Bu-cen-taure! Voilà bien la vie!

—Le rêve et la réalité! dit le Peintre.

Et Avertie:

—On a même fait des pièces là-dessus!

Dans une vitrine, au-dessus de l'épave, une galère joujou reconstituait le célèbre bâtiment. Ce fut une consolation pour Floche. Elle monologua sur l'emplacement et la pose que devait avoir le doge quand, jetant l'anneau, il se mariait à l'Adriatique.

Les Pèlerins s'amusèrent aux minuscules embarcations de toutes les époques. Leurs formes compliquées, esthétiques, ornées de grandes voiles latines, étaient presque toutes désuètes... Joujoux de tous les «Musées de la Marine» où fréquentent, plus souvent que les marins, les amants pusillanimes, combien d'amoureux n'avez-vous pas invités à l'embarquement pour Cythère?

À la porte de l'Arsenal, Avertie admira les lions du Pirée; géants, hiératiques, tranquilles et tristes, ils étaient venus de Grèce pour orner la gloire de Venise. Parce qu'un gamin, avec du goudron, s'était amusé à leur faire moustaches et barbiche ils avaient un masque d'empereur de carnaval. Mais leur prestige était encore assez grand pour défier toute vulgarité.

«Goethe a raison, se dit Avertie. Le lion de Saint-Marc n'est qu'un matou ailé à côté d'eux.»

Le Corso Garibaldi, que les Pèlerins traversèrent pour regagner le Vapore, fourmillait d'animation. Dans ce coin, trop peu pittoresque pour retenir les étrangers, pullulait tout un petit monde savoureux et affairé. Des familles, en groupes animés et nombreux, venaient s'abattre sur les provisions ménagères dont les petites voitures à bras charriaient les riches couleurs.

En arrivant au Vapore, les Pèlerins firent leur premier adieu à Venise en la personne de Carlo. Avertie mit sa main fraîche et nue dans la main calleuse du gondolier. Comme s'ils se fussent un peu possédés par ce contact, elle se sentit aussi frôleuse qu'un félin apprivoisé....

Les voilà tous installés sur le Vaporetto qui cingle vers les Îles Mortes. Maud est des leurs. Le vent souffle violent et le voile de gaze des Pèlerines flotte dans l'air, horizontal comme la fumée du vapeur.

Sous un ciel dont se fût volontiers inspiré un vieux peintre flamand, gaiement ils voguent sur l'algue marine. De temps en temps, c'est un coup de soleil sous les nuages et aussitôt les bancs de sable, rosés davantage dans la transparence de l'eau, forment de grandes taches douces qui s'étendent sur le calme insouciant de la lagune.

De gros chalands naviguent; ils rappellent les joujoux désuets de l'Arsenal; avec la placidité des bélandres de l'Escaut, ils font le service des marchandises, le ventre plein de légumes ou de bois, la proue réjouie par la ronde peinturlurée de leurs danseuses pompéïennes. Les grandes ailes jaunes et rouges des barques de pêche semblent posées sur un drap d'argent et, dans le fond, Burano giflé d'un coup de soleil....

Les Pèlerins sont heureux de sentir si pareillement ces choses; ils s'en aiment mutuellement davantage. Silencieux, respectueux, ils glissent dans l'écume du sillage, tandis que, de chaque côté du Vaporetto, la mousse blanche ouvre son compas et s'en va molle et rampante se perdre, en un court horizon.

Au moment d'atteindre Burano, le chenal et même le paysage se rétrécissent étrangement. De folles et désordonnées végétations herbeuses bordent la lagune—à Venise, l'herbe est inconnue—et, sur les rives, quelques maisons s'élèvent. L'une d'elles, pauvre, misérable, aux volets verts rongés de lichens, à l'attitude ventrue d'une femme enceinte, est flanquée d'un lourd balcon dont la balustrade marron s'écaille en vieux rose. Sur le seuil, deux femmes, l'une assise, l'autre debout, gardent des poses de tableaux vivants. Un fichu vert, posé à la juive, encadre leur type oriental. Tout autour de leur maison, le long du mur, court un cordon d'iris, raides et fleuris, dont le foisonnement est limité par une bordure de petites briques vernissées.

Dès que le bateau fut à quai derrière Burano, Avertie éprouva le sentiment très vif de l'Orient.

«Une Hollande orientale, se dit-elle; c'est cela exactement, et toute pourrie, comme si le soleil n'avait pas eu encore le temps de la sécher... Grands Dieux, que c'est beau, ces couleurs!»

Empoignée, elle n'osait même plus avancer, craignant d'amoindrir, en la déplaçant, sa béatitude et de dérober ainsi une parcelle d'extase à son enchantement.

Floche gloussait, toute différente dans son enthousiasme. Elle criait en vendeuse de sardines:

—Petites Venises! Couleurs vives! Petites Venises, couleurs toutes fraîches!

Tandis qu'ils avançaient le long du canal, le bruit de leurs talons et de leurs voix résonnait dans l'écho des quais déserts. Quelques gondoles étaient venues jusque-là et voisinaient avec d'autres barques plus modestes, dont la couleur criarde cachait mal l'effritement humide. Des ponts en dos d'âne rompaient parfois la perspective. L'un d'eux fit accéder les Pèlerins à la rue centrale, large, courte et dallée, rendez-vous d'une foule en récréation. Les hommes fumaient, appuyés au parapet du canal. D'aucuns, en bure marron, les pantalons serrés aux chevilles, les pieds nus, un grand chapeau mou sur leurs cheveux bouclés, réalisaient bien le type aimé des peintres romantiques. Les femmes, en robes claires sous leurs châles, deux par deux toujours, penchées l'une vers l'autre, nonchalantes, semblaient attendre le rappel d'une cloche.

Qu'avaient-elles besoin de se hâter, ces patientes et fines dentelières, puisqu'elles résumaient toute leur vie passionnée, joyeuse ou triste, dans quelques fleurs de lin blanc aux pistils délicats, minutieusement ouvrés par leurs doigts résignés?

Dans un coin de la place, le cercle bruyant des invités entourait une mariée en robe gris perle, couronnée d'oranger. En face, un tourniquet absorbait l'attention d'autres groupes, ainsi qu'un marchand de sorbets et de dolci, où Avertie reconnut les délicieux fruits glacés au sucre, grosses perles de Venise, soufflées, blondes, luisantes, embrochées sur de fines échardes de bois blanc: nèfles dorées, raisins noirs et vernis, noix croquantes... Et devant l'église, un petit carrousel italien, dont l'orgue râlait d'humidité, tournait avec des saccades de joujou mécanique. Tout cela mettait sur cette place de Burano une animation inattendue.

L'église, pourtant grande ouverte à tous, restait déserte. Nul n'avait l'idée d'y entrer. De la rue, on voyait briller doucement dans la pénombre le ver luisant des lanternes dorées. Elles étaient, ces lanternes de pacotille, juchées sur de hautes hampes et piquées en procession le long de la nef. Avertie franchit le seuil. La Vierge de l'entrée, si pâle et si éteinte dans sa fresque douce, sembla la saluer avec les yeux tristes de ceux que personne ne regarde.

À la sortie, un vieux pauvre, qui les suivait depuis quelque temps, lui demanda l'aumône. Il avait un bonnet phrygien de doge, un grand manteau jaune rapiécé, des lunettes et le teint safran. Ce vieil homme était répugnant. Il rappelait à Avertie les canocci, ces hors-d'œuvre du Vapore, surtout à cause de ses petits yeux vifs et cruels derrière les lunettes. Le Peintre le photographia, lui donna deux sous, et le vieux, par remerciement, dansa et lui envoya un baiser. Ce fut si ignoble qu'Avertie eut envie de pleurer.

Maud, américaine précise, regarda sa montre. Il fallait rentrer. Elle rappela les retardataires.

Ils voulurent, pour regagner leur gondole, passer par les mêmes chemins afin de retrouver les mêmes impressions et, au hasard de la percée des rues, revoir l'étendue de la chère lagune et le ciel de l'Adriatique.

Même là, dans ce Burano perdu, Avertie retrouva un lion pour l'émouvoir. Celui-là n'était qu'en fer blanc découpé et servait d'enseigne à l'échoppe d'all Leone d'oro. Mais dans sa vile et plate matière, il s'efforçait au geste altier des lions de Venise.

Qu'elle était jolie, au seuil de sa porte, la petite Buranienne aperçue plus loin, la tête appuyée sur l'avant-bras et qui leur souriait avec toutes ses dents de petite fauve engageante.

Plus loin, des filles sans pudeur s'acharnaient aux basques du Peintre nonchalant et attardé. Toutes prêtes à lui indiquer leur nid de colombe, elles le dévisageaient en riant avec effronterie. Les narines mouvantes, le geste prompt, elles repoussaient du coude un vieux lubrique, en l'insultant grossièrement; et leur accent était si doux qu'elles avaient l'air de le caresser encore.

Floche, gênée, entraîna vivement Avertie que ce manège amusait.

—Ne faites pas attention, disait-elle pour les excuser, c'est le soleil qui veut ça!

Au loin, dans un cabaret, des hommes chantaient en chœur. Avertie, qui attendait le Peintre en train de liquider, sans ennuis, ses faciles conquêtes, s'accouda un instant sur le pont pour embrasser une dernière fois l'ensemble de toutes ces choses.

Quelques maisons, par leurs couleurs diverses et accolées, figuraient les lais d'un immense drapeau, pâli, apaisé par l'ardeur du soleil, tandis que d'autres, au contraire, s'enveloppaient d'une pourriture insinuante. Cette mousse rase et verte montait du fond du canal, puis, grimpante, s'étendait légère sur les maisons proches pour se mêler au rose, au bleu, au jaune de leurs murs, masquer leurs fentes et parer leur décrépitude.... «Ah! emporter un peu de ces choses, pour se chauffer en hiver derrière les vitres maussades», pensait Avertie.

—De ma vie, dit Floche, je n'ai vu une chose plus belle! Venise n'est rien à côté! Aussi, viens-je d'acheter un petit pot en faux marbre qui m'a coûté quatre sous. Vous voyez, je me suis fendue! Mais c'est tout l'image de Burano avec ses tons chocolat, vert pisseux, cuisse de nymphe, gorge de pigeon, cheveux de la Reine et caca-dauphin...

—Assez! Assez! lui cria Avertie, qui venait de parer Burano de couleurs plus lyriques. Mais c'est vrai, tout cela est sur votre pot de quatre sous. Il ne vaut pas plus d'ailleurs....

—Vous êtes jalouse, Avertie! Je vous ai vue et si je n'avais pas crié, en entrant dans la boutique: «Je prends le marbre!» c'est vous qui me le souffliez! N'importe, il est à moi! J'en ai plus de plaisir que d'un Cellini! Ce petit pot, mais, c'est simplement l'âme de Burano que je vais avoir tout l'hiver sur ma table de nuit...

La sirène du bateau les rappela pour Torcello; sur l'eau frémissante juste assez pour montrer qu'elle n'était pas morte, se baignait un horizon d'Orient avec un ciel plus accessible et mélancolique. Sa pureté était tachetée de petits nuages moutonneux et compacts.

—On en mangerait! déclara Avertie.

—De quoi? de quoi?

—De ces nuages à la crème écrasés contre le firmament....

Torcello contrastait entièrement avec Burano. Dans maints pays, Avertie avait débarqué en des endroits plus pittoresques. Ces champs, ces terres cultivées, ces haies négligées, c'était simplement le printemps «à la campagne». Il faisait déjà trop chaud pour l'insuffisance des feuilles; un canal étroit, aux eaux sales sorties de la lagune, longeait le sentier où ils marchaient; les oiseaux chantaient, les boutons d'or et les pâquerettes, les fleurs de toutes les banlieues fleurissaient, et il fallait éviter les ordures qu'elles cachaient.

La route parut longue à leurs pieds chauds, pour arriver jusqu'aux trois ou quatre masures, restes de l'antique bourgade. Le canal se terminait tout à coup en vivier fangeux; une péniche y dormait sur l'eau morte, encadrée du reflet des grands arbres touffus et des chaumières badigeonnées de rouge... Où Avertie avait-elle déjà eu cette impression reposante? C'était la seconde fois, en quelques heures, que la Hollande se présentait à son souvenir en ces coins italiens baignés par les eaux mortes. Quels rapports pouvait-il y avoir entre ces îles vénitiennes et cette Hollande, autrefois tant goûtée? Sans doute, une vision d'intimité si rare en Italie où le ciel, la nature, la vie vous comblent toujours de leurs dons, avant même que vous ayez eu le temps de les désirer. Il en est ainsi de certains baisers.

Le bleu céleste sur lequel l'église et la tour immense de Torcello se profilaient n'était pas du Nord, cependant, ni cette femme gracieuse au pas de biche, qui, un foulard blanc posé en triangle sur la tête, rapportait dans une cruche ventrue l'eau d'un puits roux, ni les débris d'architecture réunis sur l'herbe en petit musée de plein vent, ni, enfin, la Rotonde de San Fosca avec sa collerette blanche, propre, nette, lessivée par le soleil.

Ils entrèrent dans l'église abandonnée. Elle était vieille et si noble avec son décor de moisissure vert de gris, cette princesse des solitudes!

—Oh, ma chère petite amie! s'écria Floche devant d'anciennes mosaïques. Venez vite me raconter leur histoire, vous qui savez tout! Vous m'avez tant intéressée à Saint-Marc! Peut-être est-ce encore de la Bible?

—Non, c'est du Nouveau Testament, fit Avertie.

—Quoi! vous avez reconnu tout de suite!

—Ce sont des allégories; voyez: d'abord tous des crânes qui crachent par les yeux et la bouche de gros vers blancs....

—Ah! oui, quelle horreur!

—C'est le jugement dernier, la pourriture des corps, à ce moment désagréable. Puis, vous voyez, les uns sont en enfer et les flammes les dévorent jusqu'aux sourcils... Les autres sortent du feu, libérés; ils lèchent leurs brûlures, s'ôtant des lambeaux de peau sèche dans le creux des mains: c'est le purgatoire. Enfin, d'autres s'embarquent pour le ciel dans la barque à Caron—à saint Pierre plutôt—ceux-là sont tout à fait purs.

—Oui, le feu purifie tout. Les cuisinières disent toutes ça!

—Jésus, au centre, là, assis sur un œuf—je ne saisis pas ce symbole—les attend avec patience, les mains ouvertes. Puis tout le monde va s'asseoir à sa droite et à sa gauche pour l'Éternité.

—Ah! ma foi! je les comprends! Après cette chienne de vie de fatigue que nous menons sur la terre!

Cependant le Peintre s'était mis à dessiner la table de communion. Il ne pouvait rendre l'expression byzantine des lions de marbre et des paons qui se faisaient vis-à-vis dans l'ingénieuse souplesse de leurs corps, tout verdis par la lèpre d'humidité fine.

—C'est pour moi que vous travaillez, mon ami? demanda Floche en s'approchant. Vous avez donc deviné mes désirs? Ils sont adorables ces paons, du vrai fromage de Roquefort... C'est même curieux qu'ils n'infectent pas l'église! Une pure merveille, en tous cas, et qui fera un motif épatant pour me broder un sac à ouvrage.

Quand Avertie jeta les yeux sur la coupole, une grande Sainte Vierge, d'une minceur de cierge, la regarda. («Toutes les Saintes Vierges me regardent aujourd'hui!») L'or des mosaïques qui sertissait la madone semblait sourdre de sa flamme intérieure. Ces ondes débordantes, en s'écartant, lui faisaient, malgré sa cagoule étroite, une abondante chevelure blonde, muée par le temps dans l'ombre du sanctuaire, du rouge assourdi au jaune vibrant. Ainsi le soleil dorait-il au dehors les tignasses des Vénitiennes.

Les yeux de la Vierge étaient pénétrants et étranges; ses sourcils rejoints accentuaient son type phénicien; un long nez courbé vers une bouche un peu niaise lui donnait quelque chose de dur dans l'expression et une tache sur la joue, près de l'œil, posait un grain de beauté irrespectueux. Elle était raide et énergique d'aspect, tandis qu'autour d'elle tout n'était que courbes et douceurs. Le regard glissait de la coupole qui s'élargissait, en angles arrondis, jusqu'aux courbes du chœur, aux gradins des hémicycles, sans pouvoir se heurter ni s'accrocher à quelque ressaut de la ligne.

«Si suaves, ces Italiens! se disait Avertie. Voulaient-ils vraiment adoucir toutes choses, sachant combien la vie suffit à blesser par elle-même?»

Tout en marchant le nez en l'air, perdue dans les ors des coupoles, elle heurta du pied un pauvre évêque, allongé là, pour le restant de ses vieux os, dans son effigie de pierre rose. Derrière l'autel, dont elle fit le tour, tout était couvert du velours émeraude et ras de la moisissure rampante. D'autres Vierges de marbre allaitaient leurs enfants dans le secret des niches humides. Elles avaient les mêmes yeux de fièvre, tirés vers les tempes par des pensées trop sombres et les mêmes regards d'oiseau de proie. Ah! comme on saurait le leur prendre, malgré tout, leur Divin Enfant!

Puis quand les Pèlerins sortirent du mystère et de la décomposition de cette ineffable église, le soleil les inonda, chauffa leurs reins et leurs cœurs: on pouvait vivre et aimer.

Assis devant leurs maisons, sur des chapiteaux mutilés, des paysans nonchalants faisaient danser leurs mioches. La note rouge, qui toujours traîne dans leurs vêtements, montait le ton rosé des pierres.

Floche, en blouse de toile blanche, était gaie et s'agitait.

Elle déclara «follement jouir de cette délicieuse journée». Alors le Peintre se rapprocha d'elle et, ne croyant être vu de personne, l'embrassa sur la nuque: «Chauds, Chauds, les marrons, chauds!» murmura-t-il en lui passant vivement les deux mains sous les aisselles un peu moites... Elle se retourna surprise, rougissante, enchantée.

Une fois rentrée au bateau, Floche s'assit auprès de son séducteur et, les yeux noyés dans l'horizon:

—Cette lagune... c'est une chose qu'on ne peut pas rendre... on ne peut que la sentir... Dieu, que ça pue!

Et elle huma l'air, les narines dilatées, en regardant amoureusement le Peintre, puis le garçon qui circulait avec un plateau chargé de thé et de nombreux gâteaux.

Soudain inquiète, elle se retourna brusquement vers Maud.

—Vous avez perdu votre porte-monnaie? demanda celle-ci.

—Il s'agit bien de mon porte-monnaie!... Nous avons simplement manqué les vieux palais! ceux dont votre mari nous avait parlé! Sur le petit canal... j'en suis sûre! Tout ce qu'il y a de plus beau, une colonnade du temps où les Vénitiens avaient peur des Huns. Vous savez, j'en ai le feu au derrière rien que d'y penser! Il faut y retourner!

Mais le bateau piquait déjà droit sur Venise.

—Ah! toute ma journée est gâchée à présent! C'est bien ça, la vie!

Et elle retomba avec un geste mourant, mais bien calculé, le nez sur le thé et les gâteaux que le Peintre lui avait préparés.

L'horizon, sous les rayons obliques du soleil, se teintait de corail rose. Un léger vent du large s'était levé qui faisait s'incliner les voiles au loin et hâter l'allure des barques de pêche.

En regardant Venise prendre peu à peu une forme plus nette, Avertie songea à Dick. Cela lui sembla un présage étrange que chaque tour d'hélice la rapprochât inéluctablement de celui qui vivait là-bas dans cette masse lointaine et l'attendait sans doute. Son cœur se dilata à l'espoir de le voir encore. L'adieu qu'il lui avait fait avait été une menace, presque. Elle s'effraya soudain de la ténacité qu'elle devinait en lui. Anxieuse, elle se demandait maintenant ce qu'il ferait d'elle.

Puis elle réfléchit qu'il perdrait certainement sa trace dès qu'elle aurait quitté Venise pour des pays peu fréquentés. Mais le soupir, si spontané et si profond, qui monta de son cœur, lui révéla le sentiment vrai qu'elle avait pour lui.

Ah! comme elle eût voulu le retrouver à la fin de ce jour qui la laissait toute vibrante des beautés entrevues, toute secouée d'émotions!... Comme elle les lui eût fait partager, la tête sur son cœur, sous le ciel nocturne de l'enivrante Venise!

Il était sept heures quand la petite bande débarqua aux Esclavons. Le Peintre et Floche partirent ensemble pour quelques achats de photographies. Avertie, maintenant triste et abattue, préféra rester avec Maud. Celle-ci, voyant les portes de Saint-Marc encore ouvertes, proposa à sa compagne d'y rentrer.

Le salut du Lundi de Pâques s'achevait. Les chrétiens, silencieux et recueillis, groupés au milieu de cet immense temple, formaient une petite masse noire, sombre tache, sur un grand tapis. Les deux amies allèrent s'asseoir au fond de la nef, sous le lustre byzantin. Des lampions aux couleurs de Venise dessinaient en lueurs jaunes et rouges les formes de la Croix carrée; ces petites flammes dans les verres colorés faisaient chatoyer les ors et les nacres du lustre avec la douceur, le mystère, le «royal» des illuminations de féeries. Sur ses mains dégantées, sur la figure de son amie, Avertie voyait danser leurs tons veloutés; les lumières de l'autel devant la Pala d'oro en projetaient les richesses de vermeil et de pierres précieuses jusque sur la coupole, où les idoles hiératiques, éblouies, élargissaient leurs pupilles énormes, sur leur fond d'or fondu, gras, assourdi par l'heure tardive.

Un vieux prêtre, près d'un baptistère, vendait pour deux sous l'image d'une Vierge miraculeuse que les amies échangèrent entre elles, en souvenir des petits cadeaux pieux d'autrefois. Avertie, à cette heure redevenue jeune fille, confondait ses souvenirs mystiques et ceux plus naïfs encore des rêves de son enfance où les Mille et une Nuits et les Contes merveilleux racontés par sa mère avaient tenu la place prépondérante. Ceux-ci avaient remplacé ceux-là, quand, une fois au couvent, elle n'avait plus vécu que dans la Vie des Saintes ardentes jusqu'aux stigmates et préférées du Seigneur jusqu'aux miracles. L'heure présente lui plaisait parce qu'elle était à la fois mystique et fabuleuse.

Les chants liturgiques, la voix puissante et aiguë des enfants de chœur faisaient vibrer la poussière d'or de l'église. La solennité du moment, la magnificence de l'apparat vidèrent le cœur d'Avertie des joies faciles et insouciantes du voyage, des sensualités passagères. Il lui eût fallu, maintenant, pour le remplir, quelque chose de stable et d'éternel.

Dans ce petit cœur païen s'éleva une prière confuse à la Vierge miraculeuse, prière qui eût pu être celle-ci:

«Regarde-moi, petite Vierge grecque, toute droite, Vierge d'or et d'argent, Vierge toujours vêtue d'habits de fête, et dis-moi, je t'en supplie, dis-moi:—Calme-toi, Avertie. Pourquoi t'agiter? N'as-tu pas choisi ta part, toi-même? Elle doit être la meilleure puisque tu aimes...»

Ah! Si le B.-A. avait été là, seulement! Mais il était loin, très loin, et Avertie sanglota.

Et, tandis que les cierges et les vêpres chantées s'éteignaient et que les femmes en châle se glissaient vers les sorties, Avertie, de son pas ferme, reprit, avec son âme chancelante, le chemin de sa destinée.

 

***

 

Le soir de cette belle journée, Floche conclut:

—Mes amis, je vous avouerai franchement que ce que j'ai préféré dans Venise, ç'a été nos stations le soir chez le petit marchand de cartes postales. Oh! vous n'avez pas besoin de vous esclaffer de rire! Je ne suis pas si bête... les cartes postales, c'est un peu le mannequin du chef-d'œuvre que nous pouvons nous approprier!...

Ensuite ce furent les adieux au Vapore. Avertie, bonne et simple, tenait à remercier le propriétaire des soins particuliers qu'il avait eus pour eux. Mais il n'était pas là; alors elle avisa son fils, lui serra la main et:

—Au revoir, Monsieur, dit-elle aimablement, nous partons demain pour la France. Merci de votre excellente hospitalité. Vous nous avez admirablement soignés et vous voudrez bien faire tous nos compliments à votre papa.

Puis elle le salua de son air de reine. Derrière elle, ses compagnons riaient. Avertie ne comprit pas pourquoi. Elle comprit moins encore, quand, une fois dans la rue, Floche se mit à l'invectiver:

—Folle, triple folle! «à votre papa»! bien des choses à «votre papa»! Pourquoi pas à «votre dame»! Voyons! Est-ce qu'on parle de son papa à un fils de gargotier? Est-ce qu'on lui serre la main? Pour les trois plats qu'il nous a servis, qui nous ont flanqué la colique, et pas gratis encore!

—Ah! bien... Qu'auriez-vous dit, vous?

—J'aurais dit: «Au revoir, Môssieu, très contente de vos services. Je parlerai de vous à Paris à mes amis et connaissances et je vous enverrai du monde.» Voilà qui aurait eu le sens commun!

Mais la même femme au sens commun, ce soir-là, dans une boutique, faillit sauter au cou d'un commis qui avait mis quelque complaisance à chercher dans un énorme tas la photographie du Cygne et Léda.

—Oh! cher Monsieur, lui dit Floche, je suis si heureuse de votre trouvaille! Vous êtes positivement un grand homme tout à fait sympathique.

Et sur le Vaporetto, après dîner, un coup de vent ayant dispersé ses cartes postales:

—Ah! s'écria-t-elle en détresse. Mes cartolinas, mes cartolinas! Peintre! Avente presto! Malorino terriblo! Sortez vite deux sous, promettez-les à tout l'équipage, si on me rattrape mes cartes!

Et elle serra avec effusion les mains d'un gaillard malpropre qui les lui rapporta.


CHAPITRE XI

Le jour du départ, dès le matin, Avertie avait déjà son humeur de retour, c'est-à-dire la petite joie de retrouver ses habitudes et la très grande de revoir bientôt le B.-A. Lui seul la «complétait» absolument, parce qu'il la comprenait.

Elle jeta un œil mélancolique et attendri par la fenêtre, tandis que Floche, en pet-en-l'air, se montrait sans pudeur à la nature et déclarait:

—Oh! lagune rose, adieu! Oh! Reine de l'Adriatique, salut! On n'a pas tort de te dénommer ainsi, ville inoubliable! etc....

La figure couverte de son masque de pommade, elle repassait à haute voix ses sensations de voyage, devant Venise qui s'étalait sur l'eau glauque de sa toilette matinale; et elle nomma San Giorgio, la Salute, les Arméniens.

—Les Arméniens, répéta sourdement Avertie.

En bouffée soudaine, l'odeur des fleurs du cloître et l'enivrement de cette matinée d'avril lui revinrent à la tête, ainsi que sa folle lettre à Dick, son propre abattement quand il l'avait menée en gondole aux jardins Eaden et sa désespérance à Saint-Marc. Ne saurait-elle donc jamais «la vanité de tous désirs profanes»? Et se reposerait-elle un jour dans la paix sous des ombrages semblables à ceux chantés par Virgile? Oui, ce jour-là viendrait, elle le savait, mais dans la vieillesse et si près de la mort, peut-être? Ah! elle ne les désirait certes pas, ni la vieillesse, ni la mort: elle voulait vivre la vie le plus possible et elle s'enorgueillit d'être aimée.

Soudain elle aperçut le bouquet qu'elle avait trouvé la veille sur la cheminée de sa chambre, dans un vase d'aventurine, d'une forme simple et antique; c'était un narcisse, une rose blanche, une tulipe et quelques cinéraires—les fleurs des Arméniens.

Elle découvrit au pied du vase une carte sur laquelle Dick avait transcrit en vers:

And you came, my love, so stealthily
That I saw you not
Till I felt that your arms were hot
Round my neck, and my lips were wet
With your lips; I had forget
How sweet you were. And lo! the sun has set
And the pale moon came up silently[6].

Et, subitement, elle eut envie de lui donner rendez-vous dans le village d'Asolo, où ils devaient s'arrêter au retour. Presque aussitôt elle repoussa violemment cette idée.

Floche, qui procédait à sa toilette, l'interpella comme tous les matins.

—Pouvez-vous me sangler?

Elle avait positivement maigri en ces dix jours; le cran était gagné: la marque noire du lacet se voyait à quelques centimètres au delà de son œillet habituel. Avertie le lui annonça avec autant de joie que pour la naissance d'un fils. Floche poussa des hourra!

—Au moins, comme cela, ça m'aura servi à quelque chose de voir Venise!

 

***

 

À l'heure dite, ils montèrent tous trois dans le petit canot automobile qui fait le service de la gare.

La lagune les laissa partir sans un tressaillement de sa belle peau liquide; pas un souffle, même pour accrocher les voiles des voyageuses...

—Ce calme, dit Floche, ça sent mauvais l'orage. Cela s'appelle la Bonace (elle semblait parler d'un plat sucré). Tout cela c'est très joli, mais quand on a un peu souci du voyage, cette perspective de typhon vous gâte non seulement le moment présent, mais le reste de la journée.

Avertie, ayant répliqué à Floche d'un air assez maussade qu'elle gâtait aussi par ses réflexions saugrenues le plaisir des autres, celle-ci l'appela avec dédain: «Sophie!»

La fumée s'élevait lourdement et stagnait dans l'air. Venise à cette heure, trop nette et limpide, ressemblait, avec les fenêtres bien découpées de ses édifices, à un jeu de dominos dont le Palais des Doges aurait été le double-six.

Floche qui regardait les mouettes effleurer en Saint-Esprit le calme de l'eau, dit dans un soupir:

—Ça rappelle Parsifal et ce bon Wagner, mort ici. Ce sont peut-être ses mânes qui traînent un peu dans le corps de ces bêtes?

Puis, comme un nuage passait sur San Giorgio, du même ton pénétré:

—Tiens! le campanile qui fume sa pipe!

Et plus loin, après avoir dépassé les gros pilotis en botte d'asperges qui jalonnent le canal:

—Oh! le malheur affreux! Un bateau qui a fait faillite!

C'était un cargo-boat sombré.

 

***

 

À la gare, Maud et son mari étaient venus dire adieu aux Pèlerins. Tous se promenaient, bras dessus, bras dessous, à la Buranienne, tandis que Floche choisissait soigneusement des cartes postales et que le Peintre prenait son temps et les billets.

Tout à coup, il y eut un effarement. Le train partait dans trois minutes. Le courrier musard ne s'était pas soucié de débarquer les bagages:

—Il y a toujours, marmonnait-il, le train suivant qu'on peut prendre!

On lui arracha les colis des mains, à grand'peine, car il avait peur de ne pas être payé. On donna à Maud de véhémentes explications pour le «faire suivre» des malles, et, traînant les valises énormes et lourdes, on s'échappe vers les wagons.

Padova! Padova! hurlait Floche d'une voix glapissante, agitant en sémaphore des bras de toile blanche vers le chauffeur qui riait.

Quand, enfin, ils se retrouvèrent établis sur les banquettes de velours rouge d'un confortable wagon et qu'ils se comptèrent, le Peintre seul fut constaté privé de son bagage. Son précieux sac était resté sur le quai, oublié dans la bagarre. Il contenait, naturellement, les objets les plus utiles à leur «tour de fantaisie»: provisions de bouche, Bædeker, kodack, indicateurs et lettres de recommandations.

Mais ils étaient jeunes et dans le bon train. Cela ne suffisait-il pas? Floche, cependant, ne pouvait se consoler de ses efforts infructueux.

—Et ce qui m'aurait fait mordre cet homme, dit-elle en parlant du courrier, c'est que, moi, Floche, archi-prête à neuf heures du matin, j'aurais pu manquer le train par la faute de son imbécillité! (Et les deux autres gardant le silence.) Cela n'empêche pas, reprit-elle un peu choquée, que si je ne vous avais pas entraînés, les bras au ciel, en criant Padova! Padova! comme un certain général de l'Empire dont j'ai oublié le nom, nous serions tous encore, sur le quai, à faire les zozos!

Avant midi, ils atteignirent Padoue. Ils débarquèrent sans plan, ni guide, mais avec le soleil, de la bonne humeur et un brave cocher qui les mena droit à Santa Maria de l'Arena, où ils tombèrent sur «la pièce importante» de Padoue, l'église aux fresques de Giotto.

Le jardin qui la précédait était encore tout frais du printemps de la veille. Dans une sorte d'arène, petite cuvette de verdure, où les vieilles pierres se laissaient ronger par les lierres voraces, les gradins avaient disparu sous la verdure, la brique écrasée rosissait les sentiers tandis que des bambous, sous la brise, inclinaient leur feuillage vert tendre.

Les fresques de Giotto leur firent une impression forte. Ce n'était plus la grâce et la volupté de cette trop suave Italie, mais quelque chose de douloureux, de primitif, de rudimentaire, de sincèrement profond et souffrant dans la naïveté de l'expression. Ainsi eussent peint les premiers chrétiens et les Martyrs.

Les tons effacés des fresques ajoutaient au charme de l'ensemble. Et les personnages nobles et sérieux de la vie du Christ, de la mort de la Vierge, pensaient bien à leur terrible mission.

Les Pèlerins s'en furent ensuite aux Erimitanis, église gaie et moins ancienne, avec ses Mantegna plus académiques, plus conventionnels, mais plus vigoureux, plus humains aussi, et d'une superbe majesté, conçus par un cerveau sain, noble, fervent et audacieux.

Devant le martyre de saint Christophe, Floche s'écria:

—Alors cette grosse jambe, c'est le saint qu'on étrille? Et cette grosse masse de viande, le géant, c'est celui-là, mon ami, dont je porte la médaille? Ah! je ne suis qu'une pauvre imbécile!

Le «tour de ville» fut charmant, car, à cette heure de midi, chacun quitte ses affaires pour le repas du jour. Les rues étaient sillonnées d'étranges voitures à l'ancienne mode, cannées comme de vieux paniers d'osier, posées sur des roues trop hautes et trop écartées. Ces singuliers véhicules de gala, peints en jaune, étaient devenus l'ordinaire cabriolet des marchands et des petits bourgeois.

Le cocher les conduisit ensuite fièrement à Saint-Antoine.

—Saint Antoine de Padoue, celui dont on parle tant depuis quelque temps? demanda Floche. Le vrai, en chair et en os? Nous allons le voir?

—En os surtout, et encore! ajouta Avertie. C'est bien son église, en effet, et voilà déjà son marchand de fétiches.

Avant même d'entrer, Floche se jeta sur la petite boutique et acheta bon nombre de médailles en aluminium («parce que c'était la même chose que l'argent et bien moins cher»), des chapelets, des images et de petites effigies du Saint, de la taille d'un dé à coudre, en os teinté de bleu et de rouge et qui rappelaient étrangement les idoles hindoues ou chinoises.

Derrière les Pèlerins, sur la place, attendant qu'ils voulussent bien le regarder, Gattamelata posait. Donatello l'avait mal perché, mais très noblement, sur un cheval calme, de bon mouvement et aujourd'hui atteint de vert de gris.

—Il est magnifique! s'écria Floche. Il est tout pourri!

Avertie resta indifférente à Gattamelata et, quand ils entrèrent à l'église, elle eut beaucoup de peine à retenir un éclat de rire. Un prêtre, en chaire, objurguait ses ouailles. Ses gestes véhéments semblaient leur jeter des pommes à la tête; marionnette de bazar, il se démenait dans un trop vaste théâtre et déployait une force vaine de vermisseau.

À gauche, sur le sombre bas-côté, les lumières amoncelées irradiaient d'une chapelle. C'était, au milieu d'elles, le tombeau de saint Antoine, majestueux et entouré de son histoire en beaux bas-reliefs de marbre si patinés qu'on les eût dit taillés en des blocs d'ivoire. Floche suivait attentivement les épisodes de l'iconographie du Saint et cherchait vainement le trait caractéristique qui l'avait consacré «retrouveur d'objets perdus».

—Car, enfin, dit-elle à Avertie, c'est bien le patron des choses égarées? Je ne trouve aucun attribut de cette vertu. Êtes-vous sûre de ne pas vous être trompée? Et n'est-ce pas plutôt le saint Antoine au cochon qui serait offert, ici, à notre vénération?

Avertie éclata de rire.

—Non, non! c'est le célèbre, le révolutionnaire, le sectaire, l'homme énergique, violent, magnifique pour son temps... l'homme aux objets perdus, en effet!

—Oh! que je le plains, alors! Comme il doit avoir à faire!

Des femmes nombreuses cernaient le sarcophage; prosternées, les deux bras tendus, les mains appuyées à la pierre tombale, elles étaient plongées dans l'extase d'une foi ardente qu'elles dépensaient ainsi pour une broche, un écu, ou le cœur volage d'un amant.

Avertie s'agenouilla, elle aussi, beaucoup plus par respect pour le grand saint et le caractère de ce qu'il représentait que par conviction dévote. À tout hasard, elle lui confia tous ceux qu'elle aimait et demanda de leur faire retrouver la force et le courage quand ils les auraient perdus.

À la gare, le déjeuner des Pèlerins était prêt. Ils s'abattirent avec la même fringale sur l'omelette aux fines herbes et les cartes postales qu'on sert toujours en Italie en hors-d'œuvre. Les côtelettes de veau ressemblaient à des casquettes aplaties de cyclistes. Elles étaient graillonnées et graisseuses.

—N'aimez-vous pas? demanda Floche.

Avertie fit la moue.

—Mais que leur reprochez-vous? continua Floche.

Avertie, avec un ton bourru:—Le graillon.

Ton clair de Floche:—Moi... j'ai toujours adoré le graillon...

Et, comme elles se disputaient avec le garçon pour le dessert où ne figurait qu'un seul mendiant:

—J'ai remarqué, fit Floche confidentielle, qu'il ne fallait jamais contrarier les indigènes, surtout en Italie... la jettatura!

Sur le quai de la gare, par lunatisme, les Pèlerins faillirent encore manquer le train de Castel-franco.

Ils se précipitèrent dans le premier wagon ouvert et il se trouva, quand la porte fut refermée et le train parti, qu'on était neuf, avec enfants, valises et paniers de victuailles.

Floche, mécontente, murmura:

—Faudrait toujours être mince en voyage... Le bœuf qui s'asseoit sur la puce, fable... ajouta-t-elle en écrasant résolument une petite fille, à la fureur piaillante de la mère.

Mais ils arrivèrent vite à Castel-franco où, grâce à Maud, une voiture les attendait pour leur expédition extra-bædekeriste.

La glycine violette dont les murs de la gare étaient couverts, les bouquets de roses jaunes grimpantes, le soleil éblouissant, tout cela leur donna de la bonne humeur.

—Faut que nous ayons marché dans quelque chose, dit Floche, pour que tout arrive ainsi à souhait. Et moi qui avais senti la Bonace, ce matin!

Un jeune homme comme il faut, au nez pointu surmonté d'un binocle, chapeau à la main, les attendait à la portière d'une confortable calèche tendue de damas nankin. Il se nomma: Comte Rampoli. Prévenu par Maud, il était venu à leur rencontre pour les mener chez son oncle voir les Arènes de Cornaro.

Le parc des Rampoli leur causa une impression de fraîcheur, de désordre, tout à fait inattendue. La calèche les emportait vite, au travers des magnolias et des néfliers du Japon; les branches fleuries balayaient parfois leur visage.

Une pièce d'eau à l'anglaise, dont la nappe se divisait en méandres sinueux, créait des perspectives où le maître du jardin avait su peindre des tableaux naturels avec le vert des mélèzes, le blanc argenté des bouleaux et des frênes, le pourpre des hêtres et l'or des negundos....

C'est ainsi que, par un soleil admirable, un air glorieux et calme, au milieu du chant des grillons accoutumés de cette solitude, ils débouchèrent sur les Arènes Cornaro.

Les Arènes Cornaro! Avertie crut réellement entrer dans le Printemps!

Deux énormes chevaux en pierre, juchés sur d'immenses blocs, en marquaient l'entrée. L'herbe étendait à leurs pieds une épaisse litière. De belles statues, debout sur leurs socles en hémicycle, spectatrices patientes et magnifiques, semblaient attendre un divertissement de jadis et qui jamais ne recommençait.

L'herbe descendait dans l'arène en larges gradins; en haut, un petit bois de lauriers sacrés abritait des rayons du soleil le chef assombri des statues.

Ces déesses drapées, et ces guerriers casqués de plumes, en courtes armures, aux jambes nues, élégantes et longues, rappelaient certains coins des jardins de Versailles.

On avait eu le génie de laisser la nature se répandre aux alentours en draperies sombres. Mais, dans le fond, par une large percée qui projetait sa claire lumière, les belles Alpes bleues apparaissaient derrière les arènes, élevant leurs croupes molles et régulières dans une buée de beau temps.

À la maison, les Rampoli accueillirent les Pèlerins avec une grâce parfaite et patriarcale. Le jeune homme au binocle, de son pas élégant et souple, les devançait et leur expliquait toutes choses, car lui seul parlait le français.

Avertie se demanda un instant, en le voyant ainsi marcher devant elle, si elle aurait encore la force de se complaire à cette grâce d'adulte. Lui restait-il assez de curiosité en réserve, après ses énervements de Venise? Mais oui! Elle sourit dans sa barbe (in petto, disent les Italiens) en suivant d'un œil indulgent les jambes du jeune cicerone. «J'en ai tout de même une santé!» pensa-t-elle.

La grande maison à l'italienne avait fort bon air, sans grande singularité d'ailleurs, sauf celle de représenter la vie large, élégante et confortable d'aristocrates campagnards. Les parquets magnifiques, les rideaux de perse glacée, ainsi qu'un mobilier Louis-Philippe accusaient un goût désuet, un peu mort et, par cela même, rempli de charme.

On entr'ouvrit les volets de la grande salle de bal restée close depuis tant d'années. Presque à ras du sol, des fresques en trompe-l'œil en quadruplaient l'étendue. Tout un monde de jadis semblait s'y mouvoir en silence, à pas de loup, dans une atmosphère de clair de lune verlainien.

En toilettes Napoléon III, des femmes rieuses au bras de jeunes hommes se promenaient sous les colonnades qu'un peintre avait éclairées par la lumière tombant d'une profusion de lustres de cristal. On voyait le renversement des tailles souples dans l'étreinte des danseurs penchés sur les épaules très nues à la mode du temps et l'emmêlement des jambes dans l'envolée des robes bouffantes sur le ballon des crinolines. L'expression des visages était celle du triomphe de la beauté, du plaisir et du détachement mondain des choses sérieuses.

Une danseuse appuyée contre une colonne, la tête languissamment inclinée sur un cou long et blanc qu'elle avait l'air de tendre pour le mieux rafraîchir à coups d'éventail pressés, prenait une vie et un relief saisissants. Dans la surprise de son apparition et la pénombre où la vaste pièce était plongée, elle impressionna vivement Avertie. Ce n'était plus des fresques, mais de réels et silencieux personnages de tableaux vivants...

La dame à l'éventail relevait d'une main potelée ses jupes bouffantes, d'un jaune éclatant, pour laisser voir la fine et luxueuse lingerie de ses dessous. Un petit pied de satin jaune sortait furtif des dentelles, comme impatient de glisser un pas de danse. Un châle de soie puce recouvrait ses épaules rondes et lisses, moitiés de pêches pelées à vif. Ses cheveux étaient vaporeux et délicats; et elle avait un loup sur la figure. Avertie eut un étourdissement. Jamais elle n'avait vu quoi que ce fût lui rappelant davantage un être adoré et qu'elle avait perdu. Même ce loup sur la figure aiguisait davantage son souvenir désolé.

Elle fut mal à l'aise, oppressée par le silence de cette grande salle si vide et si pleine et par l'impression de tristesse profonde que donne toujours l'évocation des joies défuntes.

—Au revoir, les Montijo! clama Floche.

Et le Peintre parla de Goya; en effet, il pouvait y avoir un rapprochement entre ces fresques perdues dans un coin d'Italie et le talent de l'artiste espagnol. L'hallucination d'Avertie tomba. Et elle se retrouva machinalement, avec ses amis, dans les écuries du château. Qu'on y était donc loin des écuries à l'anglaise et qu'un sportman du Nord se fût amusé des stalles tourmentées, des mangeoires rococo, des lanternes Louis XIV, des chaînes argentées... Il n'y manquait que des chevaux en croquignolles, à bouffettes roses, ou des animaux de pastorales régence à pompons bleu ciel et cornes d'or.

Comme l'heure s'avançait, Rampoli leur proposa de les conduire voir la Vierge du Giorgione. Ils quittèrent donc leurs hôtes avec mille grâces et se firent mener à l'église.

Giorgione vécut si mystérieux qu'on doute aujourd'hui encore de son existence, bien que les gens de Castel-franco le réclament comme compatriote. Il avait peint cette Vierge d'après son amante; dans ses yeux de caresse et d'amour, le paysage de ses pensées se reflétait profond et doux à l'infini.

Rampoli, qui avait vingt ans, et sans doute de la sentimentalité, pria le bedeau de retourner le tableau. Il lut à haute voix ce quatrain italien, écrit en gros caractères naïfs:

Viene Cecillia
Viene da fretta
Viene!
T'aspetta Giorgine[7].

Avertie se répéta ces vers. «Viene da fretta!» Son cœur bondit: «t'aspetta!»

—Il y a-t-il un télégraphe près d'ici, Monsieur? demanda-t-elle à Rampoli.

—Mais certainement, Madame. Permettez-moi de vous y conduire.

Laissant ses deux compagnons «fouiller l'âme du Giorgione», comme disait Floche, Avertie suivit le jeune homme.

Une heure après, elle était sur la route d'Asolo, confortablement installée dans la calèche avec Floche et le Peintre.

Le temps restait somptueux, le peintre et Floche se faisaient des yeux genre reconnaissance, des yeux de gens qui se sont embrassés derrière les portes; leurs pensées, sûrement, étaient moins insipides que la grand'route, «ruban blanc sur un billard», disait le Peintre; «ténia sur épinards,» affirmait Floche.

À la croisée des chemins, des petites niches, taillées à vif dans des massifs d'aubépine, servaient de chapelle à de modestes Vierges; plus d'une âme y avait laissé sa flamme au bout d'un cierge; Floche appelait ces niches, avec insistance, des pergola en faisant rouler l'r, croyant préciser le sens de ce mot dont l'assonnance lui plaisait; elle s'imaginait ainsi savoir la langue du pays.

Mais les voyageurs s'ennuyaient sur cette route monotone, où les montagnes, du fond, molles et bleuâtres, semblaient reculer indéfiniment. Floche seule, quand on traversait quelque village, se réveillait, jetait aux alentours un coup d'œil de poule. Enchantée, elle transperçait du regard les murs des chaumières, les cours, les fumiers, convaincue d'avoir ainsi pénétré la vie agricole de la Lombardie.

À Riese, le cocher arrêta la calèche et, ôtant presque son chapeau, leur annonça que c'était, ici, la patrie de S. S. le Pape. Il leur montra la petite maison où le «futur saint» avait passé son enfance paysanne. Une plaque de marbre la désignait à la vénération des fidèles. Sur le pas de la porte, une vieille femme les regardait avec intérêt. Elle était maigre, propre, brèche-dents et ses yeux clairs lui donnaient un air énergique. Un foulard sombre, noué à la bordelaise, serrait ses cheveux gris.

C'était la sœur de Pie X. Elle tenait là une auberge où Floche, prise d'une soif subite, se fit servir de la bière.

—Vous pourrez lui donner des nouvelles de Mr son frère, puisque vous avez eu le bonheur de le voir, il y a quinze jours! dit Floche au Peintre. Cela nous mettrait en relations... en bons termes, même. Et elle pourrait nous procurer des indulgences et des prières pour toutes nos familles.

Ils entrèrent. Dans un buffet, quelques vaisselles usuelles s'amoncelaient, bols pots, cafetières, assiettes, etc. Floche, que hantait toujours l'idée de l'occasion, avisa un huilier en terre de pipe, d'une jolie couleur ivoire et auquel une statuette centrale donnait quelque tournure XVIIIe siècle.

—Oh! ma chère, quelle merveille! Croyez-vous qu'on me vendrait cet huilier? Est-il de l'époque? Et que faut-il en offrir?

Elle avait la parole courte et essoufflée des gens auxquels la seconde qui passe paraît décisive pour la conclusion de la «bonne affaire».

—Peuh! fit Avertie, ça m'a l'air douteux, ce bibelot avec sa Suissesse! Et puis s'embarrasser d'un colis fragile jusqu'à Paris...

—Mais j'y tiens, moi! C'est une merveille, je vous dis! Voyons, répondez! Descendez-donc un peu de votre grandeur dédaigneuse... Combien dois-je lui offrir?

—Dix francs, décida Avertie.

—Dix francs! Vous n'y pensez pas! C'est beaucoup trop cher!

Avertie et le Peintre, honteux de la tournure qu'allait prendre le marchandage, sortirent de l'auberge. Par les fenêtres ouvertes, ils entendirent la voix de Floche: «Madame, voulez-vous me vendre votre huilier? Je vous en offre trois francs.» Et elle devait lever trois doigts et les secouer devant le nez de la sœur du Pape.

—Il est à vous! répondit la vieille, simplement.

Et quand Floche, brandissant son huilier, rouge, essoufflée, rejoignit ses amis dans la voiture, elle cria:

—Mes enfants, je suis refaite! Elle me l'a laissé pour trois francs... C'est donc que ça ne vaut pas quatre sous...

—Oh! pauvre Floche, que votre méfiance doit vous faire souffrir dans la vie...

—Allez! votre huilier est charmant et rien que le plaisir de rapporter à Paris un souvenir de la sœur du Pape vaut bien trois francs! lui affirma le Peintre avec quelque douceur découragée dans la voix.

Asolo, bientôt apparu, était un petit village simple et blanc. Il s'accrochait en parure à la colline qui dominait le château de Cornaro. Cette grande dame de jadis, qui aimait les beaux sites, s'était bâti ce château pour demeure dernière. Et le soir, le front couvert d'un voile de gaze noire, quand le soleil se couchait derrière les Alpes tragiques et que la poussière d'or se répandait sur la plaine, Cornaro avait dû sentir enfin son cœur inondé de cette paix refusée trop longtemps à son âme passionnée.

Avertie pensa longtemps à ce château dominant le pays, à cette reine, à son caractère énergique et sensuel et pourtant sentimental. Elle se rappela son portrait du Musée de Vienne, où Véronèse la représente, belle et déterminée, un arc et des flèches symboliques dans les mains. Elle envisagea aussi l'époque où la vie de Cornaro s'était magnifiquement déroulée. Elle se représenta l'ampleur des flots passionnels qui avaient dû, parfois, la si violemment soulever... et ses petites passions à elle, Avertie, lui parurent de bien misérables ruisseaux!

C'était à Dick qu'elle avait télégraphié de Castel-franco. Elle l'attendrait à Possagno le lendemain, et inventerait bien un prétexte pour échapper à ses compagnons. Mais l'idée qu'elle avait fait «le signe qui engage» la troubla. L'asservissement de sa volonté diminuait son désir. En cet instant, elle eût voulu s'affranchir de toute obligation; son goût pour le jeune Anglais s'affaiblissait et pourtant elle enrageait de toutes ses hésitations....

Le cocher débarqua les Pèlerins à l'Albergo Grande, dont le patron les reçut à bras ouverts, comme de vieilles connaissances. Il leur montra leurs chambres. Elles avaient un grand balcon commun aux trois pièces et d'où la vue s'étendait sur le village et l'infini de la plaine. Le temps était doux à cette heure agréable d'une fin de journée. Ce village intime et familial semblait les appeler. Ils sortirent et allèrent s'accouder à la terrasse du château.

Là, ils restèrent longtemps, silencieux, reposés et heureux, chacun perdu dans son rêve.

Un vent caressant leur passa sur la nuque et aussitôt Floche se nettoya les oreilles «pour mieux entendre la brise».

Sur un promontoire, la villa du poète Browning surplombait le vide, lanterne posée à la pointe du pays. Elle était entourée d'un petit jardin gauche et soigné, fleuri à l'italienne avec des iris et des orangers dans des pots roses de Vicence.

Ainsi qu'au temps de Cornaro, le soleil s'évada derrière les Alpes immuables; la même poussière d'or et la grande paix de la Reine s'étendirent sur le pays.

Avant de rentrer, Floche tenta l'escalade de la tour; d'une de ses fenêtres presque mauresques, elle engagea le Peintre à la rejoindre pour voir «un drôle de petit théâtre, tout sombre, avec des loges en bois peint et des coulisses de style gothique... parfaitement»!

Le Peintre se précipita. L'obscurité de la scène, la singularité de l'endroit l'incitèrent à lâcher sa déclaration. Elle dut être si brûlante, en tombant dans les mains de Floche, que celle-ci, rouge et confuse, trébuchait à chaque marche de l'escalier en redescendant.

À l'Albergo Grande, ils trouvèrent un dîner très primitif pour leurs estomacs creux. Il cuisait sur la braise d'un âtre en pierre à hauteur de ceinture, en des chaudrons étincelants et cabossés. Tout s'imprégnait de cette bonne odeur de fumée si chère aux saumons et aux jambons du Nord. L'auberge, au reste, était remarquable de propreté et la servante amusante. Elle ne savait pas le français et, comme une sourde-muette, épiait les moindres désirs des hôtes pour les satisfaire avec une vivacité exercée.

Les Pèlerins furent très gais et, une fois dans leurs chambres, ils allèrent encore sur le balcon dire bonsoir à la lune et à Asolo qui, toutes lumières éteintes, s'endormait.


CHAPITRE XII

Dès six heures, le lendemain matin, le Peintre siffla joyeusement. Cet air de Delmet dans ce pays d'Asolo fit rire les Pèlerines qui s'éveillaient. Avertie, plus avisée que sa compagne, s'étonna davantage de cette manifestation de bonne humeur. Depuis le début du voyage, le Peintre, en effet, était resté mélancolique. Il avait été sans doute amoureux de chacune d'elles, alternativement ou à la fois.

Aussi Avertie dit à Floche:

—Floche, mon amie, voyez-vous, le Peintre a dû enfin dompter «le Malin».

—Le Malin? demanda Floche inquiète, qu'appelez-vous le «Malin»?

—Ah voilà! répondit Avertie en la scrutant dans les yeux. Le Malin, c'est quelque chose qui se trouve dans les coulisses des petits théâtres de Lombardie...

Puis elle fit une pirouette et laissa Floche à sa confusion.

Après s'être concertés sur le tour qu'ils feraient pour rejoindre Vérone, les Pèlerins commandèrent une voiture. Floche, affolée par le lucre et les faïences, voulait se rendre directement à Bassano, où une remarquable fabrique de majolique (d'après les gens du pays) devait lui tourner la tête. Là elle ferait enfin toutes ses emplettes, souvenirs destinés à ses petites amies et connaissances. Avertie, qui n'avait nulle envie d'aller voir faire des pots, les pria de la laisser, en passant, à Possagno, où quelques fresques et les œuvres de Canova l'intéressaient... Le sort en était jeté. Elle attendrait Dick.

Une superbe calèche garnie de damas, cramoisi cette fois, avança devant l'auberge. Les chevaux avaient des harnais chamarrés de cuivreries, et des guides de grosse laine rouge tressée. Sur le sommet du collier pointu, une clochette enfermée dans une sorte de petite casserole faisait un bruit de messe.

Floche fut prête, ce jour-là, avant l'heure; astiquée, harnachée, déjà sur le marchepied, elle s'écria:

—Voyez! l'amour des voyages me prend! D'ailleurs, l'amour a toujours fait faire des prodiges...

Et son œil se mouilla aux regards du Peintre. Celui-ci, d'une bonne humeur délicieuse, répondit galamment, sur un ton pointu à l'unisson de la petite casserole des colliers.

Tandis que la calèche traversait les rues d'Asolo, toutes fraîches encore au réveil, Avertie se pencha vers ces choses charmantes que jamais, sans doute, elle ne reverrait.

Dans la vieille cour renaissance d'un couvent de Carmélites, des paons steppaient au soleil; ils enchâssaient leurs riches couleurs dans les fers des balustrades, comme en des verrières auxquelles les Alpes faisaient un fond bleu attendri.

Sur la route, le paysage se déroula, ordinaire; ainsi fut-il de leur conversation.

Floche demanda à propos des médailles de saint Antoine:

—Y a-t-il des fabriques d'aluminium à Possagno?

—... D'aluminium? répondit Avertie. À quel propos? Possagno, c'est la patrie de Canova...

—Mais, c'est vous, ma chère, qui m'avez dit qu'en Italie il y avait beaucoup d'aluminium! Nous touchons à la fin du voyage, et je n'ai vu, en somme, de ce métal, que les petites médailles de Padoue!

—Moi? Parler ainsi d'aluminium en Italie! Vous m'étonnez. C'est peut-être le Peintre qui vous a parlé d'alumine?

—Oh! pas du tout! protesta Floche. Je sais ce que je dis, car je recueille toutes vos paroles comme les apôtres celles de Notre Seigneur.

À Possagno, devant la maison de Canova, Avertie descendit la dernière de voiture. Sur les larges degrés formés de galets pointus, elle se crut aussi grande et longue que les femmes du Tintoret dans l'église de la Madona.

La maison de Canova était solitaire et intime. Dans une sorte d'atelier blanc, on avait réuni ses œuvres reproduites en plâtre. Avertie les regarda vaguement, car son esprit était inquiet. Elle laissa Floche épuiser les ressources du catalogue, sans daigner même sourire à ses remarques saugrenues: elle se hâta de sortir pour jeter un coup d'œil sur l'endroit où elle passerait la soirée avec celui qu'elle avait appelé.

À travers les arceaux d'un cloître ruiné, s'étendait, comme aux Arméniens, un jardin abandonné dont aucun novice, par contre, n'était venu, de longtemps, régler l'ordonnance. La végétation printanière n'avait respecté qu'une large allée bordée par des buissons fous de pivoines roses épanouies. Quelques arbustes graciles marquaient encore l'emplacement d'anciens massifs et des cyprès dressaient çà et là leur taille rigide de juges. Au fond, un pin parasol répandait la grande tache noire de son ombre sur un coin du chaud jardin. Arrêtée près du grillage d'enclosure, Avertie plongeait son regard à pic dans la vallée que limitaient, au lointain, les Alpes bleues. Cette barrière refoula ses pensées: Dick devait, à cette même heure, être sur la route, et, par delà les vallons et les villages, son esprit se tendait sûrement vers Possagno. Elle l'imagina, allongé dans la voiture, sa pipe de bruyère entre les lèvres, les yeux mi-clos dans une expression qu'elle connaissait si bien, de volupté et de souffrance... Dans quelques heures, il serait auprès d'elle... De joie et de peur, son âme chavirait.

Mais les Pèlerins l'appelèrent. Elle constata en eux un certain empressement à partir sans délai et à la laisser seule à Possagno.

—Il me faudra acheter tant de pots à Bassano, pour les souvenirs que je veux rapporter, insista Floche. Et comme je veux bien me rendre compte des formes, du dessin, des couleurs et même des teintes, avant la nuit, il faut nous séparer de suite, ma pauvre amie!

—Alors, Peintre, vous me laissez seule ici, reprit Avertie avec malice. Vous n'avez pas peur qu'un brigand suisse ou simplement un bel Italien vienne troubler ma solitude?

Le Peintre, embarrassé, rougit légèrement, car, «au fond», il ressentait quelque honte de s'être décidé à la plus facile conquête.

Mais Floche continua, autoritaire:

—Allons, Peintre, laissez cette folle à ses rêveries, à ses jardins; vous verrez qu'un jour elle se fera pousser un petit cerisier dans le nez, par amour des plantes. Elle n'aime que ça, elle!

Avertie sourit, les laissa partir et contempla leurs silhouettes: elles étaient aussi dissemblables que possible. Et elle pensa à cette phrase de Schopenhauer où il est dit que, «pour la conservation de l'espèce, l'instinct sexuel vous pousse vers ce qui vous complète.» Se compléteraient-ils bientôt?

Penchée sur le parapet, elle regarda le long cordon blanc de la route. Elle vit, au loin, une voiture et entendit bientôt le bruit des clochettes au son de messe. Puis, elle distingua le cocher, une valise et un voyageur allongé. La route serpentait sur la roide colline. Pour arriver à la maison de Canova, elle passait sous le parapet où Avertie s'était assise. Celle-ci reconnut Dick avant qu'il pût songer à lever la tête pour voir si elle était là. Elle eût voulu l'avertir de sa présence; l'appeler lui parut inconvenant. Mais toute son âme alla vers lui... D'une main elle chercha sa poitrine comme pour en arracher son cœur et le lui jeter en signal. Son geste avait effleuré une pivoine qui oscilla sur sa tige. Avertie souriante de son lyrisme, la cueillit aussitôt, visa le jeune homme et le manqua.

Quelques instants après, au fond du jardin, partit un sifflotement, et un appel familier:

Deary?

Le mot caressa son oreille et tomba dans son cœur. Elle se leva. Au bout de l'allée, Dick venait doucement vers elle, les bras ouverts. Comme ils étaient de la même taille et qu'ils s'aimaient, du seul fait de s'être rencontrés, leurs bouches se trouvèrent jointes et leurs bras et tout leur corps. Quelle chère étreinte, sous l'ombre du pin parasol! Les bras enlacés, serrés l'un contre l'autre, ils errèrent, sans rien voir du jardin sauvage et charmant. Ils passèrent ainsi devant la maison qu'Avertie proposa de visiter.

Basse et sympathique, propre et très blanche, entièrement meublée à l'Empire, elle avait l'air encore habitée. Sans doute le soleil, qui entrait abondamment par les croisées ouvertes et l'emplissait de vie et de chaleur, devait être surtout son hôte familier.

Sur les murs du rez-de-chaussée, une collection de gouaches dans le genre pompéïen, et où Canova avait mis du goût et de l'intention, représentait le Marchand d'amour. Les deux amants, d'un même mouvement, se serrèrent l'un contre l'autre.

Au premier étage, la vieille femme aux clefs qui les accompagnait leur montra la chambre ensoleillée de Canova. Une indienne jaune à macarons rouges en recouvrait le meuble. Le grand lit, où, sans pudeur, leurs yeux se rencontrèrent, reluisait sous le verni de son acajou massif et confortable. De larges châssis dorés encadraient la Sorpresa, et à côté Vénus et le Satyre. Dick regardait avec complaisance le corps de Vénus et ses chairs d'abricot rosé. Une gaze jaune et si légère qu'on eût dit une buée voilait pudiquement le giron de la Déesse.

Ils s'accoudèrent à la croisée et jouèrent avec les grappes de glycines toutes chaudes de soleil et qui semblaient vivantes sous leurs doigts caressants. Le jardin embaumait et les Alpes, entrevues sous le pin parasol, attendaient, en cette fin de jour, la tardive venue du soleil couchant.

—Qu'il fait bon être ici...! murmura Dick. Du soleil, des fleurs et la Mieux Aimée! Et il embrassa doucement l'épaule d'Avertie dont la chair, comme celle de la Sorpresa, transparaissait sous le corsage.

La vieille, comprenant qu'ils ne visiteraient pas les autres appartements, leur demanda s'ils comptaient dîner et passer la nuit.

—Oui! répondit fermement Dick.

Un souper simple et bon leur fut aussitôt servi sous le cloître propice. Ils parlaient peu, se regardaient sérieusement et se serraient parfois la main à travers la petite table. Le festin expédié, ils s'en furent, penchés sur la balustrade, jouir des dernières lueurs de la journée. Dick, heureux, confiant dans l'heure prochaine, alluma une cigarette, et, tenant Avertie par la taille, s'amusa à faire passer la fumée d'orient sur la nuque vermeille. La jeune femme se plut à ce jeu qui la faisait frissonner lorsque les lèvres de Dick effleuraient une mèche folle.

Brusquement, il jeta sa cigarette par-dessus le parapet. Avertie la regarda tomber comme si sa propre destinée eût dépendu de son point de chute; elle s'arrêta à mi-hauteur du talus, d'où une petite fumée s'éleva tout droit.

Deary! murmura Dick, vous regardez? C'est un peu d'encens qui brûle sous notre amour...

Elle se retourna en souriant et les derniers rayons du soleil lui firent un nimbe de ses cheveux blonds. Alors Dick lui prit les bras, les passa autour de son cou et la regarda de si près que ses yeux d'acier semblaient transpercer ceux de son amie.

—Comme je vous aime! dit-il; et la veine de son front, soudain gonflée, en barra la blancheur.

Elle sentit des lèvres tièdes se poser sur chacun de ses yeux et des mains timides chercher sa trop menue poitrine.

—Ah! s'écria Dick, vous emporter, vous emporter dans mes bras, jusqu'au paradis, pour toujours!... Darling... Vous m'aimez? Dites-moi que vous m'aimez, que vous voulez être à moi, toute à moi, ce soir... en ces lieux que vous avez choisis... Parlez, répondez, my Darling!...

Mais, sans rien dire, elle l'embrassa longuement, tendrement... En cet instant de paix infinie, elle goûta, peut-être, la plus grande volupté de cet amour.

La nuit était venue tout à fait et la fraîcheur. Il fallait rentrer. Leur enlacement ne se désunit qu'au seuil de leurs chambres. La vieille avait affecté à Dick celle de Canova; Avertie était logée tout à côté.

Quand la jeune femme eut quitté Dick, plein d'espoir impatient dans l'heure qui allait les unir, elle s'assit sur un des meubles d'indienne et se prit à réfléchir. Elle avait peur, maintenant, la peur de l'artiste devant l'œuvre qu'il a rêvée et qu'il craint de réaliser. Elle se déshabilla lentement, avec méthode, plia chacun de ses vêtements, ainsi qu'elle avait accoutumé de le faire au couvent; par habitude et pour gagner du temps, elle mit ses bottines sur leurs embauchoirs. Puis, après une minutieuse toilette, elle se recoiffa et piqua dans son chignon clair un bouton de rose. Elle répandit un parfum frais sur sa nuque, sur le reste de son corps, les mains et les bras surtout, et revêtit un peignoir de mousseline blanche. Ensuite, accoudée à la fenêtre, elle attendit, pleine d'angoisse, tremblante.

Soudain, elle tressaillit; Dick l'appelait à mi-voix:

Darling, est-ce vous qui êtes là? Là tout près? Venez... Par ce clair de lune, les Alpes sont belles, de ma fenêtre.

Obéissante, elle se redressa et ouvrit la porte.

Sur un sopha qu'il avait approché de la croisée, Dick était étendu, enroulé dans l'indienne jaune et rouge qui recouvrait le lit de Canova. Son bras libre pendait nu comme celui du Mars dans le Botticelli de la National Gallery; ses cheveux, si lisses qu'ils en avaient l'air mouillé, prenaient, sous les rayons de lune, l'éclat de ces étoffes de verre filé qu'Avertie, aux arcades de Saint-Marc, avait convoitées pour les toucher. Sous la draperie improvisée, le corps du jeune homme se devinait, maigre et musclé.

Avertie vint s'asseoir à ses pieds, au bord du sopha, et le regarda avec un immense plaisir... Mais, lui, impatient, l'attira violemment. Il murmurait des paroles incohérentes. Sa poitrine écrasait les petites chevilles roses des seins d'Avertie. Passionnément enserrée, elle sentit, à travers les étoffes légères, le corps ardent et nu du jeune homme.

À ce contact, elle retrouva sa liberté d'esprit la plus entière. La griserie tomba, ses sens s'apaisèrent et, piteusement, elle se retrouva l'âme critique de la voyageuse. La Sorpresa suspendue, Vénus et le Satyre, Dick ou le Mars de Botticelli, là, sur le sopha, tout ce qu'elle voyait autour d'elle se précisa une seconde, puis une sorte d'étourdissement la saisit. Ses oreilles bourdonnèrent, elle eut l'impression de se noyer.

Ni le charme de ce corps qu'elle désirait, ni l'adresse et la simplicité avec laquelle Dick avait su éviter tout ce que ce jeu aurait pu avoir de banal ou de choquant, non plus que l'ardeur de cette belle figure et l'amour profond, vraiment, de ces yeux égarés, ne purent lui rendre cette ivresse passionnée qui seule, à ses propres yeux, eût excusé le don d'elle-même.

Elle frissonna de se sentir si détachée et si loin de l'acte définitif que Dick exigeait d'elle. Et comme ce dernier l'embrassait éperdument, avec les instances d'une juvénile ardeur, tout d'un coup, il la comprit lointaine, presque hostile.

Alors, les dents serrées, le menton avancé, il supplia:

—Mais, Darling, dites que vous voulez... que vous voulez bien de moi. Vous... Là, si près, sur mon cœur, sur mon corps, et que, pourtant, je sens si loin! Pourquoi? Oh! vous finirez bien par vous donner, dites? Dites, dearest?

Cependant, elle cherchait à se dégager. Il la retint; Avertie, qui ne pouvait souffrir aucune contrainte, devint franchement hostile. La lutte s'engagea; elle était disproportionnée et la jeune femme se vit sur le point d'être terrassée. Elle eut peur et, brutalement, saisit l'oreille de Dick.

La douleur aiguë le dégrisa. Il desserra les bras et resta stupide devant le tas blanc et rose que formait Avertie épuisée. Assis sur le sopha, la tête dans le creux de sa main, il la regardait avec dépit et amertume. Elle eut pitié de lui et honte d'elle-même; saisissant ses mains inertes, elle se mit à genoux devant lui et, humblement, lui demanda pardon; puis elle se releva—la mousseline de son vêtement lui faisait de grandes ailes—et déposa sur le front immobile de Dick un baiser de libellule. Tandis qu'il restait là, contracté dans son étonnement et sa rancune, elle courut dans sa chambre et ferma la porte à clef.

—Sans le Jiu-Jitsu, j'étais frite! se dit-elle, quand, une fois couchée entre ses draps de grosse toile, elle se sentit comme sauvée d'un péril. Ça non et non! se donner par nécessité, contrainte, obligation... c'est un sacrilège! Il faut être libre jusqu'au bout... Et voilà, je ne suis pas libre! Je l'ai senti: je suis esclave du B.-A. Oui, son es-cla-ve...

Puis, infiniment complexe, elle mélangea son amour à ses désirs, ses remords de «sauvage apprivoisée» à ses regrets profonds de n'avoir pu ni voulu cumuler. Elle soupira. Une sorte de honte la prit; la confusion rosit son corps tout entier jusqu'à ses orteils. Enfin le sommeil impérieux l'abattit le nez sur l'oreiller.

Quand la logeuse lui apporta, le lendemain, son déjeuner du matin, Dick aperçut sur le plateau une lettre d'Avertie. Elle mandait:

 

***

 

«Cher Dick, je pars sans vous revoir, le cœur ulcéré par ma lâcheté, je vous le jure, rempli de remords et surtout d'un regret infini de vous perdre à jamais.

«Devant la volupté absolue que vous m'avez offerte, j'ai senti que je ne pouvais vous donner, en échange, qu'un amour passager... un amour de voyage.

«Ma vie est faite. J'ai rencontré, avant de vous connaître, la passion absolue, tyrannique, entière dont on est l'esclave, non par devoir, mais par dilection. Je ne m'en suis tout à fait rendu compte qu'hier auprès de votre corps que j'aime. Comment puis-je vous écrire tout cela? Mais vous êtes philosophe; j'ai l'espoir que vous me comprendrez.

«Votre Darling est bien peu intéressante. Ceci vous aidera à vous consoler et aussi les belles jeunes Américaines qui sauront vous aimer comme il convient.

«Et que votre vanité satisfaite adoucisse un peu votre amertume: Vous étiez absolument beau hier. L'Adonis de Canova, qui vous contemplait de son cadre, eût pu envier votre grâce et votre parfaite harmonie.

«Par vous, j'ai goûté l'Italie plus âprement. Comment vous oublier désormais, cher Dick? Ne vous rencontrerai-je pas toujours de par le monde des tableaux et des marbres? Pourrai-je oublier jamais l'ivresse dont m'a remplie votre amour si simple, si direct?

«Et maintenant, adieu au corps charmant, aux lèvres si douces et insinuantes. J'embrasse une dernière fois les petites amandes blanches de votre bouche que j'aime.

«darling.»

Pendant que Dick lisait ces lignes, Avertie, triste et fatiguée, sous le cloître, attendait sa voiture. Elle avait cueilli cette grappe de glycine qu'ils avaient, toute vivante de soleil, tenue la veille, dans leurs mains. Elle regarda les fenêtres de Dick; elles étaient closes.

La voiture avança et, au moment où Avertie enjambait le marchepied, elle crut voir le jeune homme s'approcher de la croisée... Fallait-il retarder son départ, lui dire adieu, lui expliquer sa lettre? À quoi bon? La comprendrait-il? Elle se rappela son menton énergique et son front têtu; une dernière brutalité qu'elle méritait lui parut possible; elle eut peur et partit sans retourner la tête. L'air vif, sur la route, dissipa sa migraine. Dans son indifférence lasse de toutes choses, elle fut indulgente au paysage monotone que seul le printemps paraît un peu, comme la jeunesse embellit parfois une fille vulgaire.

Puis, aux approches de Bassano, un peu de joie lui vint de retrouver ses compagnons...

Ils n'étaient pas à l'hôtel. Elle se fit conduire de suite à la fabrique. Floche, agitée, la reçut avec des exclamations de désespoir.

—Ah! ma pauvre amie! Quelles cochonneries! Quelle déception! Venez voir les horreurs, les immondices que ces porcs d'Italiens font ici sous la rubrique de vases artistiques! Pauvre Donatello, pauvre Michel-Angelo, que vous êtes loin, mes chers grands artistes!

Et, d'une main tremblante, elle montrait le mauvais goût de ces vases grossiers, ornés de peintures polychromes, articles pour «la province riche».

—Pensez, chère amie, combien c'est affreux! Être venue de si loin, avoir fait tout ce voyage et dépensé tant d'argent pour échouer dans ce sale trou de fabrique d'où je comptais, à bon compte, tirer tous mes souvenirs avec l'estampille, le cachet de l'Italie, la souveraine, la royale, la divine Italie! Ah! c'est du propre! Que faire, à présent?

—Ne pas se lamenter outre mesure, ma pauvre Floche, répondit Avertie, et surtout ne rien acheter. Une fois rentrée, choisissez, avenue de l'Opéra ou au «Grand Dépôt», quelques poteries bien françaises. Elles feront encore des cadeaux inédits et italiens si on veut, avec le mauvais goût en moins! Le Peintre vous dessinera même les marques des meilleurs et plus anciens maîtres potiers. Je lui prêterai mon Ris-Paquot. N'est-ce pas, Peintre?

Le jeune homme, que cette station dans la boutique avait excédé, affirma qu'il connaissait toutes les marques de fabrique et qu'il était prêt à commettre tous les faux qu'on voudrait.

Ils s'accoudèrent sur un pont de bois; peint et couvert, il était charmant et pittoresque. En levant les yeux, Avertie aperçut le plafond de grosses solives. De distance en distance, des poutres formaient colonnade sur le parapet. Le tout était peint en rouge brun, chaud de tons sous le soleil ardent. À travers les larges joints du rustique plancher, elle regarda couler l'eau verte et tumultueuse de la Brenta.

—Ah! Ah! dit Floche glapissante. Voilà qui vaut mieux que les pots! Mes amis, c'est la couleur du Rhin, à la Valteline!—et elle faisait voler dans l'air le mot de Valteline!—Peintre! il faut m'en faire un croquis; absolument! et ne pas rater l'opposition du caca Grand-Dauphin du pont avec le vert de l'eau!... Du Van Dyck et du Véronèse, allez-y! Et nous unissons ainsi les deux nations les plus opposées: les Flandres et l'Italie!... Vous savez, mes enfants, ce pont est un bijou! En Suisse, on ne manquerait pas d'en fabriquer de petites réductions en bois, avec un ours dansant dessus, comme ça!

Et elle imita, avec son ombrelle sur les épaules, les ours debout, le bâton passé derrière le cou.

—Dites donc, Floche, demanda Avertie, qui riait, avez-vous vu la jolie entrée de pierre en arcade renaissance? C'est curieux, ce mélange d'art raffiné et de...

—Mais c'est un échafaudage grossier, lourd, un crapaud d'art que ce pont! Un squelette, une tour Eiffel, dans son genre, qui attend qu'on lui mette des chairs sur les os! Allons, ouste! Aux cartes postales!

Du libraire, on alla chez le pâtissier, chez les quincailliers et chez d'autres marchands de pots où Floche se décida à trouver des «merveilles». Elle faisait faire de gros paquets et en chargeait le Peintre qui, muet, songeur, le nez un peu plus long que d'habitude, courbait le dos sous le poids. Il était devenu coltineur en pots. Cette résignation, ce silence attirèrent l'attention, d'Avertie. Floche, généralement respectueuse des libertés de chacun, le traitait positivement en sujet corvéable. Ni l'un ni l'autre n'avaient plus l'air «en voyage». L'une à sa passion des pots «que je désire depuis 20 ans pour ma cheminée», l'autre à ses pensées de fort de la halle, ils passaient dans cette ville sans en goûter le charme provincial; ni les maisons aux fresques effritées et déteintes, ni les innombrables fuseaux des cyprès rayant le ciel ne les détournèrent de leurs égoïstes préoccupations.

Dans la voiture qui les ramenait à la gare, Floche regarda les Alpes, puis ses gants.

—Eux aussi ont une belle couleur, un vrai pont de Bassano! Savez-vous si l'Empereur a passé dessus? Et comme ils sont bien conservés tout de même après la culotte d'Italie! Pas une piqûre de partie, pas un bouton de sauté! Et tout cela pour 1 fr. 75... C'est moins cher que le voyage et ça dure plus longtemps. Voyons, Peintre! Riez donc de mes bêtises! Vous avez l'air d'un empoté... Ce n'est pas étonnant avec tous ceux que vous portez, si gauchement d'ailleurs! Et puis vous êtes tout endormi, comme si vous n'aviez pas fermé l'œil de la nuit...

Elle se mit à rire, moqueuse, tandis que le Peintre, résigné, lui lançait un coup d'œil de reproche.

Alors Avertie pensa que ce qu'elle n'avait point osé la veille dans la chambre de Canova, il se pouvait bien qu'ils l'eussent accompli, eux, à Bassano.

En wagon, ce fut une ascension pénible de tous les pots emmaillottés dans du filochon, des plaids boudinés en nourrissons et des colis à mains dont le nombre augmentait chaque jour.

Il fallut descendre à Citadella pour la correspondance de Vérone. Une diligence qui sentait la puce les mena déjeuner en ville. L'auberge était remplie de commis-voyageurs de la dernière catégorie. Tout en mangeant du veau, Avertie contemplait par la fenêtre la vieille rue aux arcades écussonnées, aux croisées fleuries de giroflées et de géraniums. «Et dire qu'ici aussi, à Citadella, il y a des gens qui s'aiment, qui s'aiment follement sans doute...», pensait-elle.

Mais Floche, pour clore sa rêverie, s'écria:

—Omnibus à puces, auberge à puces, déjeuner à puces, tout cela pour 3 fr. 50, c'est bien cher!

Et elle jeta ses pelures d'orange à un petit mendiant, d'un geste si généreux qu'il la remercia par un gracias! pénétré.

 

Vérone. Floche, suivant son plan, voulut se précipiter dans les arènes. Elle trouva dur de débourser les trois pourboires successifs, tandis qu'Avertie se demandait ce qu'elle-même était venue voir là. Elle ne comprit ni la grandeur, ni l'ordonnance, ni la poésie de ces ruines. Un souvenir, seulement, fixa un instant son attention.

N'était-ce pas là qu'une célèbre actrice, presque enfant encore et tenant le rôle de Juliette, avait été impressionnée par la vue d'une étoile qu'elle prit pour un présage, au point de s'évanouir, dans la passion accrue de son jeu? Et ce fut son premier triomphe....

Pendant que ses compagnons gravissaient péniblement les hauts gradins, Avertie s'assit sur la pierre chaude. Devaient-elles avoir les jambes longues, les fameuses courtisanes de l'antiquité, pour atteindre leurs places, les jours de cirque!

La tournée se compléta par une visite au tombeau des Scaliger. En l'apercevant de loin, petit, serré dans un espace trop restreint, Avertie fit remarquer:

—Encore vingt sous à donner, ma pauvre Floche, pour voir des hommes nus qui ont froid.

—Pauvre sotte, osa répondre Floche, je vous pardonne parce que vous êtes aveugle... Ajustez donc votre face-à-main! Ces hommes nus qui ont froid, c'est une splendeur gothique! Une rareté en Italie... Et d'abord ils sont en armures, bardés de fer; et ce soleil les chauffe depuis midi, neuf heures, cinq heures du matin... que sais-je, en ce pays!

Mais Avertie préféra les laisser entrer seuls, et, rôdant autour des tombeaux, elle méprisa le gothique à Vérone, tandis que la petite église paroissiale d'à-côté lui parut délicieuse, dorée par le soleil, grosse poule rousse, entourée de ses petits clochers et clochetons.

Il n'est de bon cocher qui ne vous conduise à la Place-aux-Herbes. Là, les maisons, comme à Bassano, sont peintes à fresque, mais laides et communes. Floche, avec sa vue perçante, détailla ces peintures.

—Oh! par exemple! Elle est bien bonne! Ce sont absolument mes «nainais» que cette grosse femme étale avec impudence! Sapristi, qu'ils sont beaux!

Le Peintre se retourna brusquement, peut-être bien pour les reconnaître. Avertie prit son face-à-main. C'étaient, en effet, de fort beaux «nainais»...

Au pont de la Pietra, Avertie goûta un moment de paix reposante, le premier depuis Possagno. Sur l'Adige calme et beau, le pont solitaire s'affaissait comme un vieil homme dont le dos est écrasé par les ans. Ses pierres avaient cette couleur baisée de soleil que l'on voit aux corps chauds des Gitanes. Avertie et le Peintre s'accoudèrent au parapet. Devant eux se dressait San Giorgio in Braida, et tout un coin du vieux Vérone baignait dans les eaux du fleuve. Les hirondelles affolées poursuivaient des insectes invisibles; leurs cris stridents déchiraient nerveusement la calme beauté du soir; l'Adige, dans une courbe souple, venait doucement lécher le pied des maisons où, dans les anfractuosités, des herbes géantes et grasses, des giroflées jaunes et des plantes sauvages poussaient triomphantes. Quelques cyprès, réunis symétriquement sur le haut de la colline comme un faisceau de lances romaines, symbolisaient à leurs yeux l'Italie du Nord. La pureté de l'eau reflétait toutes ces choses. D'une fenêtre surplombant l'Adige, une vieille femme jeta des épluchures qui ridèrent un instant le chemin d'or du soleil couchant. Les cloches de la Chiesa voisine sonnaient l'Angelus lorsque Floche reparut, enchantée. Elle avait étudié les détails du pont, différencié ses deux époques, qu'elle déclara, l'une Carlovingienne (?) et l'autre Piétrovingienne (!)... Mais qu'on pût laisser subsister un «ouvrage d'art» aussi dangereux que cet admirable pont dans une ville si visitée par les touristes, la désolait jusqu'aux lamentations.

Le Peintre et Avertie ne l'écoutaient pas. Ils gardaient le recueillement des dévots, au sortir du salut. Avertie était heureuse sur le Ponte della Pietra et elle eût voulu prolonger ce moment. Aussi accueillit-elle avec un peu d'humeur la proposition d'aller finir la journée aux Jardins Giusti. Comme elle s'attardait à descendre de voiture, Floche l'appela en criant, déjà dans la cour du palais:

—Oh! oh! Bello! Bellissimo! Triumpho del triumpho!

Elle avait un cahier de notes à la main où, avant d'avoir rien regardé, elle écrivait de confiance son admiration, tant il est vrai que la splendeur du spectacle est dans l'imagination du spectateur.

Avertie s'avança méfiante; mais la beauté si nouvelle et si inattendue qu'elle vit devant elle l'étreignit encore.

Dans la petite cour féodale, aux créneaux de briques rose-passé comme en Angleterre, une vigne vierge tendre et fraîche répandait sur les faîtes le vert brillant de ses feuillages mouillés; au travers de la belle et robuste grille antique, un jardin de théâtre ou de rêve s'épandait. Ils entrèrent; Avertie fut étourdie par une sorte d'ivresse.

—Ah! s'aimer, s'aimer dans ce jardin, ne serait-ce pas la seule façon de le comprendre, de l'admirer et d'en jouir? Et son œil attendri s'arrêta sur la vasque proche que remplissait le jet d'eau issu de dauphins cambrés. Sans cesse l'eau venait caresser doucement les angles du bassin où s'accumulaient des mousses visqueuses, vertes et translucides.

Dans le fond des jardins, sous leur dôme de verdure, les Déesses en marbre et les Dieux, nobles et gracieux, nus ou drapés, de leurs gestes utiles et mesurés animaient seuls le paysage.

La verdure, en orgies, garnissait les terrasses dont les balustres très blancs apparaissaient, par places, à travers le feuillage. Dans l'herbe, des massifs de fleurs bien ordonnés, aux couleurs crues, rappelaient la vie de tous les jours, ainsi qu'une petite habitation moderne tapissée de roses et de glycines.

Une allée étroite et mystérieuse, bordée de longs cyprès noirs, sévères, vieux de plusieurs siècles, escaladait une colline et semblait conduire jusqu'au ciel.

—Il faut monter, dit le Peintre. Là-haut, nous verrons Vérone au soleil couchant.

Et prenant Avertie par la main, il l'aida à gravir les terrasses successives. Sur le lichen du sentier humide et sombre, ils marchèrent lentement; Avertie, essoufflée, haletante, s'arrêtait de temps en temps, la main sur son cœur pour en comprimer les battements. La fatigue et l'attendrissement peu à peu la gagnèrent. Elle eût volontiers passé son bras autour de la taille du Peintre pour lui murmurer de tendres choses, tout en sachant fort bien que c'était du jardin seul dont elle s'émotionnait ainsi... Mais son corps et son âme cherchaient un confident.

Un souffle chaud, venant de la ville, soudain frappa leurs visages; ils étaient parvenus à la dernière terrasse.

Vérone, devant eux, s'allongeait à travers les cimes des cyprès; une buée rose, accrochée aux toits de briques douces, ceignait la cité d'une écharpe légère comme celle de la Sorpresa à Possagno.

Le silence fut lourd. Le Peintre mesurait les choses d'un œil mi-clos. Voyant la Pèlerine pâle et préoccupée:

—Votre héros se tue-t-il sur cette terrasse? lui demanda-t-il?

Elle tressaillit; justement, elle pensait à Dick.

—Je n'ai pas de héros—et il ne se tue pas, répondit-elle au bout d'un instant.

Elle resta sombre en ses pensées. Si près de l'amour le plus complet, l'avoir refusé par sang-froid, simplement, tandis que pas une de ses semblables n'eût eu la force même de réfléchir en un pareil moment! N'était-elle pas anormale, une sorte de monstre, une «sur-femme» haïssable?

Ah, non! bien au contraire, une femme vulgaire et peu intéressante, décidément, comme elle l'avait écrit à Dick. Et parce que, malgré tout, elle ne manquait ni de bonté ni de générosité, un amer regret lui vint de n'avoir pu combler le jeune Anglais du don d'elle-même.

—Donnez-moi une fleur, Peintre, et redescendons. À quoi bon s'attarder aux choses trop passionnantes, quand, au surplus, on doit les quitter?

Le Peintre ne comprit pas ce ton solennel. Il lui proposa joyeusement de dîner dans cette petite loggia, là, au bord de la terrasse et qui faisait belvédère au-dessus de Vérone. Une femme, justement, y préparait un couvert propre et soigné. Sur la nappe blanche où la soupe fumait déjà, les ustensiles d'étain brillaient; un chat avec acharnement se frottait aux barreaux de la chaise.

Floche arriva toute essoufflée:

—Potage Juliette attendant Roméo! soupirait-elle du côté de ce dîner. Tiens! mais voilà Roméo!

Par la porte du fond, ouverte doucement, un grand garçon entra. Il paraissait pâle et défait. Délibérément, il tourna le dos aux Pèlerins et s'assit face au paysage. Dans la demi-ombre de la loggia, on le vit se pencher un peu pour allumer une courte pipe de bruyère. Aussitôt, une lumière vive éclaira, par bouffées, le haut de son visage.

Avertie défaillit presque. Elle avait, de suite, reconnu Dick. Son cœur fondit. Elle eût voulu s'élancer à son cou et lui expliquer... Sûrement il comprendrait! Et puis, s'il le voulait, eh bien! elle serait à lui! Elle hésitait, lorsque le jeune homme, s'étant un peu détourné, son profil se dessina énergique jusqu'à la dureté... Ah! non! ce n'était plus l'heure des subtilités! Elle l'avait blessé dans son amour et bafoué dans son orgueil... Tout était fini, pour toujours!

À voix basse et tremblante, elle supplia le Peintre, en l'entraînant vers l'allée des Cyprès:

—Vite, Peintre, sauvons-nous, à présent; dépêchons..., nous allons manquer le train...

Comme elle courait presque, la fleur qu'elle avait au corsage se détacha; elle la rajusta fébrilement. Dans ce léger morceau de nature, caché là, sur son cœur, elle voulait emporter un peu de sa curieuse histoire, le dernier regard de Dick et le parfum des jardins d'Italie...

Et Floche qui courait derrière elle, cria:

—Attendez-moi donc! Vous savez, j'ai eu beau tousser, le beau Roméo n'a pas voulu me regarder! Il n'avait d'yeux que pour son brocoli! Les Anglais n'ont pas de sens, décidément!

Cependant, un pénible désordre moral agitait Avertie.

—Ah! que ne puis-je être «à l'abri» dans les bras du B.-A.! se dit-elle, quand, installée dans le train, et que, toute secouée d'émotion, elle tremblait encore, si démontée qu'elle ne put retenir ses larmes.

—Qu'avez-vous donc, chère amie? vous semblez «tout chose», lui demanda Floche. Oh! mais, je vous comprends, moi, sans savoir au juste; je comprends bien les larmes! J'en ai tant versé dans ma vie, avec mes affreux malheurs... Ce n'est pas moi qui me moquerais de vous... Et puis c'était si beau là-haut! Ça m'a donné le coup du lapin. Je ne m'en remettrai pas... d'autant plus que, dans douze heures, il faudra recirculer dans les choses modernes, les rues, les taxi, les autos, le crottin et les cafés-concerts! J'en mourrai!

Avertie était trop distante pour l'écouter. Bientôt, heureusement, un vieux couple, installé en face d'elle, occupa son attention. C'étaient des gens intimes, bavards, simples, charmants. Ils se faisaient entre eux mille grâces et politesses, mangeant des oranges, après en avoir offert à la ronde. La petite vieille, menue, frêle, avait une physionomie douce. Un bonnet de dentelles noires encadrait les bouclettes de ses cheveux blancs.

—J'ai bien soif, dit-elle à son mari, qui, aussitôt, sortit d'un cabas d'aloès une bouteille fuselée de vin de Chianti. Puis dans la coupe, inconsistante sous ses doigts, d'une moitié de peau d'orange, il versa le vin pourpre. Et ainsi la chère petite vieille put apaiser sa soif avec la grâce des choses et des gestes de son pays.

Les Pèlerins revirent, à Milan, la bibliothèque Ambroisienne, l'inquiétant Léonard, le doux Luini et la galerie du château Sforza, que Floche s'entêtait à appeler la «Pinatoquèt».

Au Gambrinus, sous l'orchestre sonore des Dames viennoises aux ceintures défraîchies, ils déjeunèrent une dernière fois à l'italienne. Et Floche rafla tout ce qui restait sur la table de pain bis, «ce bon pain d'éléphant et de phoque», et qu'elle garda pour son goûter.

—Finies les vacances! s'écria-t-elle. Fini le voyage! La boucle est bouclée!

—Pas encore! se répondit en elle-même Avertie, et son cœur bondit à Paris, vers le B.-A. Elle était complètement reprise par lui, comme si elle fût rentrée dans sa sphère normale d'influence passionnelle.


CHAPITRE XIII

Ils reprirent le train de France. Floche bavardait joyeusement et le Peintre l'écoutait.

Avertie ferma les yeux sur l'Italie et les ouvrit sur elle-même. Son âme avait repris sa tenue de retour. Demain, les chères habitudes, les livres sous la lampe et les fleurs apprivoisées des serres parisiennes, la présence du B.-A. calmeraient les derniers tumultes de son cœur.

Mais Floche la tira par la manche hors de sa rêverie.

Elle était furieuse contre le Peintre, qui n'appréciait pas la Suisse:

—Comment peut-on être assez snob, disait-elle, pour ne pas admirer ce pays si universellement goûté? Ainsi, le Gothard, n'est-ce pas un site créé exprès par Dieu pour le chemin de fer?

—Tenez le voilà justement, votre Gothard, avec ses «éternelles neiges»...

—Où ça? où ça? Je veux le voir... Je veux voir le trou du Gothard!

Et elle vit le trou du Gothard à une courbe de la voie et elle admira les petits villages de boîte à joujoux...

À la nuit, chacun s'installa pour dormir. Floche gagna les secondes par économie et quand, à Bâle, l'employé cria: «Tout le monde descend!» la voyageuse avisée demeura introuvable. Il fallut que le Peintre et Avertie débarquassent ses personnels et innombrables colis qu'elle avait laissés dans leur compartiment. Ils eurent cependant le bon cœur de la plaindre:—Elle aura filé sur l'Allemagne, la pauvre!—Allons aux Trois-Rois, c'est un grand hôtel il y aura certainement de la place.

Il était minuit quand, chargés comme des portefaix, ils tombèrent sur les banquettes de l'omnibus. Du fond de la voiture une voix les accueillit qui glapissait:

—Mes chers amis, c'est encore moi qui vous sauve la vie. J'ai retenu trois chambres...

—Vous nous sauvez la nuit, soit! Mais ne vous en vantez pas trop...

—Ne pas m'en vanter! J'en piaffe d'orgueil, au contraire! Le train était plein de sales Anglais... Je les ai devancés au galop. Je savais que vous seriez assez intelligents pour vous débrouiller avec les paquets et pas assez pour retenir les chambres. J'ai un cerveau, moi! Et c'est un Te Deum que vous pourrez chanter en mon honneur dans les chambres 17 et 22! Et puis, vous savez, continua-t-elle délibérément, demain le Peintre et moi nous filons sur l'Allemagne. Vous rentrez, vous?

—Oh! oui, je rentre! répondit Avertie. Bonsoir. Amusez-vous bien, mes amis.

 

***

 

Le lendemain matin, dans le rapide de Paris, Avertie relut ses notes de voyage, regarda des photographies, effrita quelques fleurs séchées. Au fond de son sac, elle vit briller les petites mains de cuivre de la gondole. Hors de l'ambiance sérénissime et mirifique de Venise, elles lui parurent lourdes, grossières, «matérielles», sans aucune grâce...

Comment avait-elle pu attacher quelque prix à ces objets vendus par douzaine à tous les gondoliers?

Aussitôt, l'image de Dick s'offrit à ses yeux, déjà lointaine, dépouillée du prestige de son quasi-exotisme, déjà déformée par l'absence.

Et Avertie n'éprouva aucun remords de l'avoir fait souffrir, ni aucune pitié, sauf, peut-être, rétrospective et plutôt pour elle-même. Son esprit, repris par le seul B.-A., évoqua bientôt les heures charmantes de cet amour ancien et encore si frais. N'était-il pas, pour elle, comme un jardin que les années et les soins passionnés embellissent, où chaque printemps met un charme plus fort et rend les verdures anciennes plus vivaces?

Et elle s'émut, en pensant que, ce soir, quand, parée, rose et vibrante, elle tomberait dans les bras du Bien-Aimé, il cueillerait, dans son âme et sur son corps, les fleurs et les fruits dont les autres—les Arts et les Hommes—l'avaient parée en ce dangereux pèlerinage.

FIN

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ACHEVÉ D'IMPRIMER
Le trente novembre mil neuf cent six
PAR
BLAIS ET ROY
À POITIERS
pour le MERCURE DE FRANCE

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