Les amours d'une empoisonneuse
The Project Gutenberg eBook of Les amours d'une empoisonneuse
Title: Les amours d'une empoisonneuse
Author: Emile Gaboriau
Release date: December 21, 2011 [eBook #38362]
Most recently updated: June 15, 2016
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
produced from scanned images of public domain material
from the Google Print project.)
LES AMOURS
D'UNE
EMPOISONNEUSE
| En vente à la Librairie E. DENTU | |||
| OUVRAGES DU MÊME AUTEUR: | |||
| Monsieur Lecoq, 11e edit., 2 forts vol. gr. in-18 | 7 | fr. | » |
| Les Esclaves de Paris, 9e édit., 2 forts vol. gr. in-18 | 7 | » | |
| Le Crime d'Orcival, 15e édit., 1 vol. gr. in-18 | 3 | 50 | |
| Le Dossier Nº 113, 9e édit., 1 vol. gr. in-18 | 3 | 50 | |
| Le 13e Hussard, 23e édit., 1 vol. gr. in-18 | 3 | » | |
| L'Affaire Lerouge, 20e édit., 1 fort vol. gr. in 18 | 3 | 50 | |
| Les Cotillons célèbres, nouvelle édition ornée de vignettes, 2 vol. gr. in-18 | 7 | » | |
| Les Esclaves de Paris, 9e édition, 2 volumes | 7 | » | |
| La Vie infernale, 8e édition, 2 volumes | 7 | » | |
| La Clique dorée, 12e édition, 1 volume | 3 | 50 | |
| L'Argent des autres, 9e édition, 2 volumes | 7 | » | |
| La Corde au cou, 13e édition, 1 volume | 3 | 50 | |
| Les Mariages d'aventures, 9e édition, 1 volume | 3 | 50 | |
| Le Petit vieux des Batignolles, 9e édition, 1 volume | 3 | 50 | |
| Les Gens de bureau, 7e édition, 1 volume | 3 | 50 | |
| Les Comédiennes adorées, 7e édition, 1 volume | 3 | 50 | |
| 4037—IMPRIMERIE DE POISSY—S. LEJAY et Cie. | |||
LES AMOURS
D'UNE
EMPOISONNEUSE
PAR
ÉMILE GABORIAU
PARIS
E. DENTU, EDITEUR
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL 15, 17 ET 19 GALERIE D'ORLÉANS
——
1881
Tous droits réservés.
| Table |
LES AMOURS
D'UNE
EMPOISONNEUSE
I
UN TRIPOT SOUS LOUIS XIV
C'était le mercredi 15 novembre de l'an de grâce 1665. Ce soir-là, il y avait petit souper et grande compagnie, rue Vieille-du-Temple, chez La Vienne, le baigneur à la mode, l'étuviste en renom, le barbier du monde élégant.
Les Parisiens du temps présent, qui s'imaginent avoir atteint jusqu'au dernières limites de la civilisation et du confort, parce qu'ils ont créé des «tavernes» et certains autres docks de la galanterie à bon marché, auront sans doute besoin que nous leur expliquions ce que l'on entendait par barbier, par étuviste et par baigneur, dans la première moitié du règne de Louis XIV.
Au dix-septième siècle, les bains chauds, nommés étuves pour la bourgeoisie et pour les gens de bas étage, existaient dans la capitale en plus grand nombre qu'aujourd'hui.
On comptait aussi par la ville une quantité d'auberges et d'hôtelleries pour toutes les conditions, puis quelques hôtels garnis magnifiquement meublés, mais en très minime proportion.
Ces hôtels étaient principalement à l'usage de personnages de la haute noblesse qui ne faisaient pas partie de la cour et qui n'avaient à Paris aucune propriété.
Pour ceux de cette classe qui en possédaient, pour les grands seigneurs directement attachés à la maison royale, on rencontrait encore un ou deux établissements d'un genre particulier, qu'il est fort difficile de définir, parce qu'il n'y en a plus de semblables.
Ces établissements étaient ordinairement tenus par des hommes experts dans tout ce qui concernait la toilette, et renommés pour leur habileté à coiffer les cavaliers et les dames.
Les barbiers et les baigneurs ne formaient alors qu'une seule et même profession; ils étaient constitués en corporation, sous le titre de barbiers-étuvistes; mais le maître de la maison dont nous parlons et qu'on nommait le baigneur par excellence, n'était point soumis aux règlements de cette corporation.
Il exerçait son état par un privilége spécial émané d'un prince lui-même ou d'un des plus grands dignitaires de l'État.
On se rendait chez lui pour différents motifs.
D'abord, par raison de santé et de propreté: c'était là, en effet, que l'on prenait les meilleurs bains, les bains épilatoires, les bains mêlés de parfums et de cosmétiques, par lesquels on donnait plus de vigueur au corps, plus de douceur à la peau, plus de souplesse aux membres.
Cette maison était pourvue de domestiques réservés, discrets, adroits.
On s'y renfermait la veille d'un départ ou le jour même d'un retour, afin de se préparer aux fatigues qu'on allait éprouver, ou pour se remettre de celles qu'on avait essuyées.
Voulait-on disparaître un instant du monde, fuir les importuns et les ennuyeux, échapper à l'œil curieux de ses gens, on allait chez le baigneur; on s'y trouvait servi, fêté, choyé; on s'y procurait toutes les jouissances qui caractérise le luxe ou la dépravation.
Le maître et tous ceux qui étaient sous ses ordres devinaient à vos gestes, à vos regards si vous vouliez garder l'incognito, et tous ceux dont vous étiez entouré et dont vous étiez le mieux connu paraissaient ignorer jusqu'à votre nom.
Votre entrée et votre séjour dans ce lieu mystérieux étaient comme un secret qui ne se révélait jamais.
Aussi, c'était chez le baigneur que les femmes, qui ne pouvaient autrement échapper à une surveillance intéressée, se rendaient déguisées, le visage masqué, seules ou conduites par leurs amants. Enfin, les jeunes seigneurs, amis des plaisirs sans contrainte et des amours faciles, faisaient partie de se réunir chez le baigneur, pour s'y livrer au vin, au jeu et à ces belles filles de théâtre qui surent, dans tous les âges, affriander et les gourmets et les gourmands de la volupté de haut goût.
Pourtant l'établissement de La Vienne était tellement étendu et si adroitement distribué en corps de logis séparés, que la présence de ces hôtes bruyants ou coupables ne pouvait être soupçonnée du dehors; un calme profond régnait aux alentours.
Cette Babel du vice aristocratique et raffiné avait toutes les apparences du pied-à-terre de la vertu.
Louis XIV lui-même, à l'époque de ses premières passions, était allé plusieurs fois chez La Vienne; il ne dédaigna pas d'en faire, par la suite, l'un de ses valets de chambre.
Donc, au moment où s'ouvre le drame que nous essayons de conter, on venait de souper chez La Vienne; les flacons avaient fait fureur, les cartes faisaient rage.
Autour de la table, où l'or étincelait par poignées, croisant sa lumière fauve aux rayonnements des girandoles chargées de bougies de cire roses, se pressait toute une cohue d'individualités fort différentes en apparence, mais qui ne mettaient nul scrupule à se coudoyer dans la fraternité de l'ivresse: officiers de fortune, abbés de ruelle, financiers d'églises, gentilshommes de brelan, comédiennes de la cour, de la ville, du théâtre...
M. de Sainte-Croix, capitaine au régiment de Tracy-Cavalerie, tenait le jeu contre maître Hanyvel, seigneur de Saint-Laurent et receveur général du clergé de France.
Le chevalier Gaudin de Sainte-Croix avait fait à l'armée ses preuves de bravoure; ses preuves d'esprit et d'enjouement étaient faites depuis longtemps dans les salons de la capitale.
On connaissait peu sa famille, que d'aucuns assurent originaire de Montauban, et des plus humbles; on connaissait encore moins son patrimoine, mais il se prétendait bâtard de grande maison, et ses façons venaient à l'appui de son dire. L'argent lui glissait aussi facilement hors de la main que l'épée hors du fourreau.
Au demeurant, c'était un cavalier d'environ trente-cinq ans, de belle mine et de conversation agréable, lettré, poli, prodigue, tout prêt à se prendre d'amour, jaloux jusqu'à la fureur, fût-ce d'une courtisane, et entrant dans un dessein de pitié avec la même passion que dans une partie de plaisir.
Ses habits jouissaient de la meilleure réputation d'élégance, ses plumes étaient irréprochables et la fraîcheur de ses canons répondait pour lui.
On ne lui en demandait pas davantage dans une société qui avait vu Monsieur couper l'escarcelle des bourgeois sur le Pont-Neuf, et qui devait voir rouer en Grève le comte de Horn, convaincu d'avoir assassiné un agioteur dans la rue de Venise.
Pour l'instant, M. de Sainte-Croix était en veine.
L'argent du financier Hanyvel avait passé de son côté et s'arrondissait en tas devant lui.
Aussi, les dames de l'hôtel de Bourgogne, les demoiselles de la Comédie-Italienne, les quelques marquises de rencontre et les comtesses d'incognito, qui formaient le personnel ordinaire des soupers fins de La Vienne, affichaient-elles à son endroit les œillades les plus assassines et leurs plus flamboyants sourires.
Mais le chevalier restait stoïque devant le gain comme devant la perte.
Il n'en était pas de même de son adversaire: M. le receveur général du clergé de France avait perdu trois cents pistoles et criait comme pour un million.
—Voulez-vous que je prenne votre place, Hanyvel? demanda le jeune marquis de Rubentel.
—Non pas, vraiment, répondit le financier. Quand je devrais vider tous les coffres de nos seigneurs les évêques des États de Languedoc, je veux savoir jusqu'où ira le bonheur du chevalier.
—Mon Dieu, fit négligemment celui-ci, j'avais besoin de quelques milliers d'écus pour mes bonnes œuvres, je ne pouvais mieux m'adresser qu'à la caisse générale du clergé.
—Chevalier, dit la marquise de Soubiran, prêtez-moi donc cinquante pistoles pour tenir contre vous!
—Les voici, marquise; mais prenez garde, elles vont me revenir...
—Si elles vous reviennent, je les suivrai, fit résolument la jeune femme.
—Doublons-nous l'enjeu? demanda Hanyvel.
—Volontiers. Seulement, je vous préviens de ceci, messieurs; il est dix heures; dans une heure, je quitte la partie; j'ai rendez-vous quelque part.
—Un rendez-vous! s'écria la Marietta Zambolini, de la Comédie-Italienne; gageons que c'est avec l'une de ces pies-grièches de l'hôtel de Bourgogne!
—A moins que ce ne soit avec l'une de ces sauterelles du théâtre de la Foire, riposta mademoiselle Aurore de Boisrosé, tragédienne ordinaire du roi.
La Zambolini envoya à la tête de la Boisrosé un verre que Sainte-Croix attrapa au vol.
—Tout beau, mes amoureuses! commanda-t-il; vous faites tant de bruit que l'on n'entend pas perdre M. Hanyvel.
—Il a donc encore perdu? s'exclama la blonde Aurore.
—Pardieu! grommela le financier d'un air de mauvaise humeur, le chevalier a trop de chance pour ne pas avoir dans sa poche un morceau de la corde avec laquelle il sera un jour pendu.
Mademoiselle Aurore se coula sur les genoux du chevalier.
—Donne-moi ma part, fit-elle.
—Nous étions donc de moitié?
—Certainement, puisque tu as gagné.
La marquise de Soubiran, qui subvenait à toutes les dépenses d'un lieutenant de mousquetaires, se pencha à l'oreille de la présidente d'Embermesnil, laquelle était en train de ruiner un surintendant des gabelles, et murmura:
—Ces histrionnes me font pitié! Elles se donneraient pour un écu!
—Vous nous faites bien plus de pitié, répliqua la Zambolini, qui avait entendu; vous vous donneriez pour rien!
Les grandes dames se levèrent pour protester de bec et d'ongles.
Les comédiennes se préparèrent à les charger.
Rubentel et quelques autres se jetèrent entre les deux troupes, tandis que Sainte-Croix lançait sur le parquet une ou deux poignées de pistoles.
Grandes dames et comédiennes oublièrent leur querelle pour se ruer à la curée.
—Tout ceci, fit l'abbé de Sourdry, ne nous dit pas qui tu attends ce soir dans ton logis de la rue des Bernardins, chevalier.
—Serait-ce ma cousine de Flavigny? demanda Rubentel.
—Ou ma belle-sœur de Chastelluy? continua l'abbé.
—Ou la Champmeslée? fit un autre.
—Ou la belle drapière de la rue des Gravilliers? ajouta un troisième.
—Ou la duchesse de Chaulnes?
—Ou la petite Florimonde des parades du Pont-Neuf?
—Ou moi? dit madame de Soubiran.
—Ou nous? dirent la Zambolini et la Boisrosé.
—Vous vous trompez tous étrangement, répondit Sainte-Croix. Je dois recevoir aujourd'hui deux personnes: l'une est tout simplement mon directeur; l'autre, un professeur de chimie.
—Tu crois, donc en Dieu, chevalier? s'écria l'abbé.
—Comme je ne suis pas d'église, je puis répondre: oui...
—Et au diable? demanda Aurore.
—Tu m'y as fait croire pendant une heure, friponne.
Cependant la partie continuait. Les hommes buvaient, les femmes riaient. Tout en continuant son jeu avec une adresse sans pareille, Sainte-Croix parlait:
—Mon directeur, disait-il, un jésuite très éloquent et très érudit, a appelé mon attention sur certains points de la nouvelle doctrine.
Je me suis livré à un examen sérieux et approfondi de ces points, et le résultat de mes appréciations a été consigné par moi dans un livre que je compte publier prochainement.
Je suis pieux, messieurs, et je m'en fais gloire, ma piété n'ayant rien qui fronde ou qui gêne, et le Dieu qui a mes ferveurs étant un être trop raisonnable pour contrecarrer, en quoi que ce soit, les passions qu'il a mises en nous.
Je crois, en outre, qu'il est plusieurs façons de servir l'État, et, après l'avoir aidé de mon épée, j'essaie de l'appuyer de mes lumières.
C'est pourquoi, quand je ne joue pas, je pense; quand je ne me bats pas, je cherche, quand je n'aime pas, je trouve.
Pour le moment la science est ma seule maîtresse...
—Et quelle sorte de science, chevalier?
—La toxicologie.
—Qu'est-ce que c'est que cela? interrogèrent les femmes.
—C'est la science des poisons, répondit tranquillement Sainte-Croix.
Les joueurs n'avaient point lâché prise. L'or roulait toujours sur le tapis.
La fortune s'acharnait contre le financier; le capitaine gagnait sans cesse.
Tout à coup il s'arrêta, et regardant successivement sa montre et les cartes:
—Vous avez encore perdu, Hanyvel, et voici qu'il me faut me retirer...
—Double! insista le receveur.
—Double! répéta Sainte-Croix, bien que ce fût intervertir les rôles.
Le chevalier gagna.
—Double! disait Hanyvel d'un ton de mauvaise humeur.
—Quitte ou double, si vous voulez, répondit son adversaire. Je vous assure qu'il faut que je m'en aille.
—Voilà un beau joueur! murmuraient les hommes.
Les femmes ne disaient rien, mais le chevalier et ses écus étaient mitraillés de regards.
Madame de Soubiran jeta la clef de son boudoir dans les enjeux.
—Si je la gagne, fit Sainte-Croix, je la rendrai à Guébriac.
Mais, cette fois, la chance tourna.
Le chevalier perdit.
—Bonsoir, messieurs, dit-il froidement.
Et poussant vers Hanyvel les montagnes d'or qui, pendant toute la soirée, n'avaient cessé de s'amonceler devant lui, il se leva et commanda à un valet de lui apporter son chapeau et son épée.
Le financier se vautrait dans ses écus en jubilant.
—Je savais bien, disait-il, que le proverbe ne pouvait mentir.
—Quel proverbe? fit Sainte-Croix en bouclant son ceinturon.
—Vous le connaissez aussi bien que moi: «Bonheur au jeu...»
—«Malheur en femmes,» n'est-ce pas? Mais je ne suis pas marié, monsieur Hanyvel.
—Il est vrai que vos amis le sont pour vous.
—Le chevalier, qui allait atteindre la porte, se retourna brusquement.
—Qu'entendez-vous par là? demanda-t-il avec une sorte de hauteur.
—J'entends tout simplement répéter ce dont tout le monde parle.
—Et de quoi parle tout le monde?
—Ne faites pas le discret, mon cher! Chacun sait que M. de Brinvilliers est de vos intimes et que cet excellent marquis possède une femme fort appétissante, laquelle a dû chercher chez vous ce qu'elle ne trouvait pas chez lui. D'ailleurs...
Le financier n'acheva point.
Sainte-Croix, tirant son épée, s'était impétueusement précipité sur lui.
—Que faites-vous? que faites-vous? s'écria-t-on de toutes parts.
—Ne le voyez-vous pas? répondit le chevalier en proie à une colère terrible. Cet homme est un coquin, et, vrai Dieu! il ne répétera plus ailleurs ses misérables calomnies!
Hanyvel essayait de mettre flamberge au vent: il était plus pâle qu'un cadavre.
Quelques hommes s'efforcèrent de retenir le chevalier et de le désarmer.
Or, ce n'était pas chose aisée.
Les femmes épouvantées s'enfuyaient dans tous les coins.
En ce moment, la porte s'ouvrit; un laquais de Sainte-Croix parut, et, se jetant à travers les groupes, parvint à se glisser jusqu'à son maître, à l'oreille duquel il lança ces mots:
—On vous attend, monsieur.
Le chevalier avait déjà le bras sur Hanyvel.
Aux paroles de son valet, il fit deux pas en arrière.
La tempête de colère allumée sur son front s'éteignit dans un éclat de rire.
Puis, repoussant son épée au fourreau:
—Allons, monsieur le receveur général du clergé, s'écria-t-il, remettez-vous! On n'en veut plus à votre peau, et vous êtes si laid quand vous tremblez, que votre peur a effrayé ces dames. Mais surtout rendez grâce à La Chaussée, qui a su m'arrêter à temps; sans lui, aussi vrai que la marquise de Brinvilliers est la plus honnête des femmes, j'allais vous couper les oreilles.
Il salua ensuite la société avec une grâce altière et sortit.
Hanyvel empochait son argent. Mademoiselle Aurore de Boisrosé, la signorina Marietta Zambolini s'étaient empressées de se présenter pour l'aider dans cette besogne et pour le consoler de sa mésaventure.
Les rixes de cette sorte étaient fréquentes à cette époque, entre gens portant l'épée, dans les endroits publics semblables à l'établissement de La Vienne.
Aussi, après le départ du chevalier, se remit-on généralement au plaisir comme si rien n'était arrivé.
Un des assistants avait paru, bien qu'il ne s'y mêlât aucunement, prendre à cette scène le plus grand et le plus vif intérêt.
On l'appelait Reich de Penautier, et il était trésorier de la bourse des États du Languedoc.
Ami de Hanyvel, il n'avait pas fait un mouvement alors que Sainte-Croix menaçait le financier de son épée.
Accoudé au marbre de la cheminée, sur la blancheur duquel son habit de velours noir, garni de jais, se détachait en silhouette fantastique, il avait tout contemplé d'un regard impassible.
Seulement, quand la querelle s'apaisa presque aussi subitement qu'elle s'était élevée et quand le chevalier rengaîna sa rapière, un éclair de dépit sillonna l'œil vague du financier, et ses lèvres minces et pâles s'entr'ouvrirent pour laisser siffler ce seul mot:
—Maladroit!
Sainte-Croix sorti, M. de Penautier demanda son carrosse.
II
UN PÈRE ET UN MARI
A l'heure à peu près où chez La Vienne, le baigneur étuviste, se passait la scène que nous venons d'esquisser, un carrosse sans armoiries, largement drapé, suivant la mode de l'époque, s'arrêtait devant la porte richement sculptée de l'hôtel de Brinvilliers, l'une des plus magnifiques demeures de la rue des Lions-Saint-Paul au Marais, le quartier souverainement aristocratique du dix-septième siècle.
Presque aussitôt, et avant que le laquais eût pu abaisser le pesant marchepied du carrosse, trois personnages en descendirent: deux jeunes hommes et un vieillard.
Le vieillard, mis à la mode d'il y a cent ans, était M. Dreux d'Aubray, lieutenant civil, ancien conseiller de la reine Anne, au temps de la Fronde, père de la marquise de Brinvilliers; les deux jeunes gens étaient ses fils.
Tous trois tinrent un instant conseil sous l'abri de la porte-cochère; puis, au bout de quelques minutes, firent un signe au cocher, qui, fouettant ses chevaux, prit au grand trot la direction de la place Royale.
Les deux jeunes gens, relevant le collet de leurs manteaux et abaissant leurs larges feutres sur leur visage, furent se poster à quelque distance dans l'embrasure d'un mur en retrait.
Pour M. d'Aubray, il souleva le lourd marteau de la porte, qui retomba bruyamment, éveillant les échos de la rue déserte.
La porte tourna sur ses gonds avec un grand bruit de ferrures.
Le suisse s'inclina profondément en reconnaissant le père de la marquise, et, sur son ordre, un laquais, armé de deux flambeaux, précéda à reculons le lieutenant civil dans l'escalier qui conduisait aux appartements de M. de Brinvilliers.
C'était un fort honnête homme que le marquis de Brinvilliers, mestre-de-camp au régiment de Normandie. La guerre ne lui laissant que peu de loisirs; il les mettait largement à profit, et passait, dans le monde joyeux des officiers et des dames faciles, pour un beau joueur et un amant magnifique.
A gagner cette réputation, il avait perdu sa fortune, ou à peu près; mais il s'en souciait médiocrement et se sentait la conscience en repos, ayant pris soin de mettre à l'abri de ses créanciers la dot de sa femme, avec laquelle il s'était séparé de biens, non pour se faire une réserve, il était trop bon gentilhomme pour avoir cette bourgeoise idée, mais pour ne pas la rendre victime de ses prodigalités.
M. de Brinvilliers avait fort aimé sa femme autrefois, mais le temps avait fort attiédi cette passion.
Il n'en était resté qu'une intimité douce et confiante. Suivant en cela les bonnes traditions, le marquis s'inquiétait fort peu de la conduite de la marquise et lui laissait galamment autant de liberté qu'il en réclamait lui-même.
Ce soir-là, le marquis était étendu dans un vaste fauteuil au coin de la haute cheminée de son cabinet.
Il dormait à demi, ayant soupé fort tard la nuit précédente et joué avec un malheur constant toute la journée. Aussi fut-il désagréablement surpris lorsqu'un laquais, ouvrant timidement la porte, lui annonça M. Dreux d'Aubray.
Mais le marquis était de trop bonne compagnie pour laisser voir son ennui d'être ainsi éveillé. Il se leva avec un empressement joyeux en apparence et courut au-devant de son beau-père.
Après les embrassades et les compliments d'usage:
—Parbleu, monsieur, lui dit-il, vous serait-il arrivé quelque fâcheuse affaire que vous, d'habitude si paisible, vous voici chez moi à cette heure? J'en serais presque bien aise, afin de me mettre entièrement à votre service, moi et tous les miens.
Le lieutenant civil ne répondit pas tout d'abord. Il s'assit lentement en face du marquis, et, après quelques instants, pendant lesquels il sembla se recueillir:
—Croyez, monsieur, dit-il, qu'il m'en coûte d'avoir à vous entretenir d'une affaire que je considère comme une honte pour ma maison. Je veux vous parler de ma fille.
—De ma femme?
—Hélas! oui, et du chevalier de Sainte-Croix.
Le marquis prit l'air piteux d'un homme qui, menacé d'un ennuyeux sermon, voit avec douleur qu'il ne peut l'éviter. Il poussa un long soupir.
—Pour Dieu! demanda-t-il, qu'a donc fait encore ce pauvre chevalier?
—Ce qu'il a fait! répondit M. d'Aubray, tenez, marquis, il n'est pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir, et je vous crois de ceux-là. Le chevalier de Sainte-Croix abuse étrangement de votre amitié, et ma fille, votre femme, est sa complice.
—Vous vous trompez, monsieur.
—J'en suis sûr.
—Mais alors, s'écria le marquis impatienté, que voulez-vous que j'y fasse! Le chevalier de Sainte-Croix est mon ami, le plus honnête homme du monde. Moi-même, après l'avoir connu à l'armée, l'ai amené dans ma maison et présenté à ma femme. Dans les premiers jours, elle semblait avoir pour lui un éloignement inexplicable; peu à peu, cependant, elle prit goût à sa conversation, qui est très spirituelle, et ma foi, entre ma femme et mon ami, je me trouvai le plus heureux des hommes.
—C'est-à-dire qu'ils s'entendaient pour vous jouer.
—Vous me l'avez dit, du moins vous m'avez dit que cette amitié faisait scandale, et à mon regret, j'ai fermé ma porte au chevalier, que je regrette plus que vous ne sauriez croire; n'est-ce donc pas encore assez?
—Non, il faut encore surveiller votre femme.
—Oh! monsieur! fi! me ferez-vous l'injure de me croire jaloux de la marquise? Sachez que j'ai en elle la confiance la plus absolue.
—Elle vous trompe.
—Permettez-moi de n'en rien croire, je ne crois absolument que ce que je vois.
Le lieutenant civil frappa du poing avec colère le bras de son fauteuil.
—Et si je vous donnais des preuves, dit-il en se levant, si je vous faisais voir...
—Certes, monsieur, vous me causeriez un déplaisir sensible, et ce serait un triste service à me rendre. Mais, et le marquis se mit à rire, je suis, pardieu! fort rassuré sur ce point.
—Et vous avez tort, répondit M. d'Aubray d'un ton sévère; vous avez tort, car le père, pour cette fois, a fait le devoir de l'époux, et ces preuves, je puis vous les donner.
—Mais enfin, monsieur, objecta le marquis, admettons un instant que vos suppositions soient vraies, en quoi cela peut-il m'atteindre! La marquise, dès les premières années de notre mariage, ne m'a-t-elle pas donné des héritiers de mon nom?
—Eh quoi! s'écria le lieutenant civil indigné, c'est ainsi que vous comprenez la noblesse des familles et l'honneur des femmes. Oui, je sais ce que vous m'allez dire: vous allez me citer l'exemple des plus nobles familles du royaume, me prouver qu'il est de bon ton de se montrer mari facile, et de fermer les yeux sur les égarements de ces épouses indignes que nous nommions du nom qu'elles méritent. Mais je ne suis pas de la cour, moi, monsieur, et je ne crois pas ma noblesse assez haute pour être au-dessus de la flétrissure. Libre à vous d'abdiquer honteusement les droits sacrés dont vous arment Dieu et les hommes, je saurai revendiquer le droit sacré de mes pères. C'est à vous maintenant à voir si vous voulez me suivre et rejoindre mes fils qui nous attendent à la porte de votre hôtel.
—Quoi! à cette heure, par ce temps affreux?
—L'honneur commande, monsieur, l'honneur de deux nobles maisons dont le blason jusqu'ici est resté sans tache. Il faut que ce scandale cesse.
—Soit, je vous suis, dit le marquis, quoique en vérité je ne voie aucunement en quoi cela nous avancera.
Et prenant des mains d'un de ses laquais son épée et son manteau, le marquis de Brinvilliers suivit M. le lieutenant civil.
Lorsque la lourde porte de l'hôtel se fut refermée derrière eux, le lieutenant civil modula un cri particulier, sans doute convenu à l'avance avec ses fils, car les deux jeunes gens, quittant leur poste d'observation, s'approchèrent aussitôt.
—Eh bien? interrogea M. d'Aubray.
—Rien encore, répondirent les deux jeunes gens.
—Attendons, alors, elle ne saurait tarder.
—Mais enfin, demanda avec impatience le marquis, m'expliquerez-vous, monsieur, ce que nous faisons ici?
—Soit, puisque vous ne voulez rien comprendre, répondit M. d'Aubray d'une voix sourde. Nous attendons ici votre femme qui chaque soir quitte votre hôtel pour courir au rendez-vous de son amant.
—Ah! dit le marquis, elle sort ainsi tous les soirs; ma foi! je ne m'en doutais pas.
—Nous allons la suivre, continua le lieutenant civil; avec nous, vous surprendrez les deux coupables, et alors, vous ne douterez plus.
—Attendons donc, dit avec découragement le marquis.
—Mais, pour cela, ne restons pas ici, objecta un des jeunes gens, nous ne pourrions la voir, car c'est par la porte du jardin qu'elle sort chaque soir.
—Ah! elle connaît la petite porte, dit le marquis, et moi qui croyais en avoir seul la clef. Mais savez-vous que c'est fort gracieux de sa part, de prendre de semblables précautions, car enfin, elle pourrait fort bien sortir par la grande porte de l'hôtel.
—Oh! rassurez-vous, répondit M. d'Aubray, ce n'est pas de nous que votre femme se cache, elle nous connaît trop pour cela.
Et les quatre hommes, traversant la rue avec précaution, disparurent bientôt dans l'enfoncement où les deux fils du lieutenant civil avaient attendu leur père pendant sa conversation avec le marquis.
M. de La Reynie n'avait pas encore allumé dans Paris les premières lanternes, et la lune, seule chargée de l'éclairage de la grande ville, remplissait on ne peut plus mal son emploi ce soir-là.
La nuit était effroyablement épaisse, et il tombait une de ces pluies fines et serrées qui, de tout temps, semblent avoir été un des privilèges de la capitale de notre beau pays.
Cependant, de l'endroit où ils étaient placés, les quatre veilleurs pouvaient, très distinctement, apercevoir la porte de l'hôtel, vaguement éclairée par une pieuse lampe qui fumait tristement dans une niche au pied d'une petite statue de la Vierge.
Pendant une demi-heure environ, aucun des quatre hommes ne proféra une parole; de temps à autre seulement, un juron du marquis entrecoupait le silence. Enfin, n'y tenant plus:
—Ne trouvez-vous pas, monsieur, dit-il à son beau-père, que nous faisons ici un triste métier, et inutilement encore?
—Chut! répondit seulement M. d'Aubray.
—Il fait, pardieu! un temps détestable, continua le marquis, et je ne vois guère ici à attraper que des rhumatismes.
Ni M. d'Aubray, ni ses fils ne répondirent.
—Corne du diable! continua le marquis, dont la mauvaise humeur augmentait de minute en minute, nous serions infiniment mieux dans nos lits; je sens, quant à moi, se réveiller sourdement les douleurs de certaine blessure autrefois reçue en Flandres.
—De grâce, marquis, murmura l'aîné des MM. d'Aubray, trêve de récriminations.
Pour toute réponse, le marquis étouffa à demi un énergique juron, et le silence recommença.
Enfin, dix heures sonnèrent tristement au beffroi de la petite chapelle des Célestins, et lentement les lugubres vibrations de l'horloge s'éteignirent dans la brume.
—Elle ne viendra pas ce soir, dit avec impatience M. d'Aubray.
Mais, presque au moment, la petite porte du jardin s'entrebâilla discrètement. Une femme allongeait la tête avec précaution: elle semblait interroger les ténèbres et vouloir percer leur profondeur, comme si elle eût deviné qu'elles lui cachaient un danger.
—La voilà, mon père, murmura le plus jeune des MM. d'Aubray.
—C'est, ma foi, vrai! dit le marquis.
La marquise, car c'était bien elle, rassurée sans doute par le silence de la rue, s'était décidée à se mettre en chemin; doucement elle se glissa par l'entrebâillement de la porte qu'elle referma derrière elle, en faisant de visibles efforts pour amortir le grincement de la clé dans l'énorme serrure.
Un instant elle parut hésiter sur la route qu'elle devait suivre, mais bientôt, prenant son parti, elle s'engagea rapidement dans les petites rues qui conduisaient à la place de Grève.
Lorsqu'on l'eut presque perdue dans le brouillard:
—Suivez-la, dit le lieutenant civil à ses fils; deux hommes lui inspireront moins de crainte qu'un seul; le marquis et moi resterons en arrière.
Les deux frères s'élancèrent sur les traces de leur sœur.
—Eh bien! dit tristement M. d'Aubray au marquis de Brinvilliers.
—Vrai, répondit celui-ci, vous me voyez aussi surpris que possible.
Quel courage! qui se serait douté que la marquise, si timide et si peureuse, oserait jamais s'aventurer, seule et à pareille heure, dans des rues qui sont loin d'être sûres par le temps qui court? C'est aussi par trop imprudent.
—Vous lui auriez sans doute conseillé de se faire suivre par un laquais? demanda railleusement le lieutenant civil.
—Ma foi, oui! répondit le marquis de la meilleure foi du monde, et encore il eût été plus simple et plus digne de son rang et du mien de prendre un carrosse.
Le lieutenant civil ne put retenir une exclamation de colère; mais, ne trouvant pas le moment opportun pour entamer une discussion, il ne jeta point à la face du marquis les méprisantes paroles qui montaient à ses lèvres. Le père et le mari continuèrent donc silencieusement leur route sans perdre de vue les deux jeunes gens qui les précédaient sur les pas de la marquise.
Elle allait, elle, d'un pas rapide et sûr, longeant les maisons, essayant de perdre son ombre dans l'ombre qu'elles projetaient, n'hésitant pas à se détourner de son chemin et à changer de côté, lorsqu'au loin elle apercevait quelqu'une de ces rares lumières qu'allumaient devant de saintes images des bourgeois dévotieux et dont la lueur faible et vacillante eût cependant pu la trahir.
Elle allait, sans paraître se soucier des larges flaques d'eau et des pertuis de la rue, qui, par un temps de pluie, faisaient de Paris un immense cloaque où ne s'aventuraient que ceux qui d'avance avaient fait le sacrifice de leurs vêtements.
Arrivée à la place de Grève, elle s'arrêta un instant pour laisser passer une ronde.
Alors, on ne savait lequel redouter le plus du guet ou des voleurs; puis, faisant le tour de la place, toujours en rasant les maisons, elle descendit vers le Louvre par les ruelles étroites et à peine praticables qui se croisaient et s'emmêlaient d'une façon presque inextricable autour du palais de la ville.
Elle marcha ainsi jusqu'à l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui sans doute lui servait de point de repère, car, arrivée là, elle parut s'orienter un instant; elle assura son masque de velours, ramena sur son visage son capuchon soulevé par le vent, et rebroussa rapidement chemin.
Le lieutenant civil et ses fils s'attendaient sans doute à ce brusque changement de direction, car ils s'étaient rejoints, et tous trois, entraînant le marquis, s'étaient dissimulés entre deux piliers de la vieille église: la marquise passa à trois pas d'eux, sans s'apercevoir de leur présence.
Elle s'engagea alors dans la rue de l'Arbre-Sec, et les quatre hommes, sortis de leur cachette, arrivèrent derrière elle assez à temps pour la voir entrer dans une auberge de louche apparence, au-dessus de laquelle se balançait, en grinçant d'une lugubre façon, une enseigne représentant un More au visage noir et au turban blanc, soufflant de toutes ses forces dans une immense trompette. C'était l'enseigne bien connue du More qui trompe.
Par un même mouvement, M. d'Aubray, ses fils et le marquis vinrent coller leur visage aux carreaux sales du cabaret, et ils purent voir la marquise prendre une clé des mains de l'hôte, qui s'était découvert respectueusement, et s'élancer dans l'escalier en femme familière avec les êtres et les habitudes de la maison.
—Quelle honte! s'écria douloureusement le lieutenant civil, et plus bas il ajouta: Ma fille ose pénétrer dans un pareil bouge!
—C'est au moins de la prudence, dit un des frères; voyez, mon père, les hommes qui boivent dans cette salle; certes il ne viendra à aucun d'eux l'idée que la femme qui vient d'entrer peut être notre sœur, la marquise de Brinvilliers.
En ce moment, deux ivrognes qui sortirent en chantant du cabaret forcèrent les quatre hommes à se reculer.
—Quel bouge! dit encore M. d'Aubray.
—Oh! arrêtez, répondit le marquis, l'endroit ne paie pas de mine, mais c'est, je vous l'assure, une fort honnête maison.
—Vous la connaissez donc? interrogea M. d'Aubray.
—Pardieu! j'y ai maintes fois soupé avec mon ami Penautier, le trésorier de la bourse des États de Languedoc, mon ami, un fort galant homme, je vous assure.
—Alors, vous connaissez la disposition des appartements, marquis?
—On ne peut mieux. Corne du diable! le premier étage ne ressemble guère au rez-de-chaussée; il y a des chambres aussi richement meublées que celles de mon hôtel, et la cuisine de maître Hugonnet, l'hôte du More qui trompe, n'est pas à dédaigner.
Sans doute le marquis eût continué longtemps, entraîné par ses souvenirs, si le lieutenant civil ne l'eût brusquement interrompu.
—Eh bien! lui demanda-t-il, êtes-vous enfin convaincu?
—De quoi?
—Mais... des infidélités de votre femme.
—Moi! pas le moins du monde. Ma femme est très pieuse; qui vous dit qu'une bonne œuvre ne l'a pas amenée dans cette maison?
Elle est passablement crédule; ne peut-elle venir consulter une sorcière? Les sorcières sont fort de mode en ce moment, elles ont remplacé les robes volantes à la Montespan.
Enfin, rien ne me dit que le chevalier de Sainte-Croix soit dans la maison.
—C'est ce que nous allons savoir, dit le plus jeune des MM. d'Aubray, et il siffla d'une façon particulière.
Aussitôt, à trois pas d'eux, du côté opposé à l'entrée du cabaret, un homme se détacha de la muraille, contre laquelle il était si bien collé, que jusque-là personne ne l'avait aperçu.
—Desgrais, lui demanda à voix basse le lieutenant civil, M. de Sainte-Croix est-il arrivé?
—Pas encore, monsieur, répondit l'homme, mais il ne saurait tarder, son valet La Chaussée l'étant allé quérir tout à l'heure chez La Vienne, où il soupait. Mais écoutez, il me semble...
On entendait en effet, à l'extrémité de la rue, le pas d'un cavalier.
—C'est lui, dit Desgrais avec ce flair que la police d'alors a précieusement légué à celle d'aujourd'hui. Ne bougeons pas: à la place où nous sommes, le chevalier ne saurait nous apercevoir.
Le groupe demeura immobile, se confondant si bien, grâce à la brume, avec les objets environnants, que le chevalier de Sainte-Croix,—car c'était bien réellement lui,—ne soupçonna même pas leur présence.
Il entra dans le cabaret, suivi de son laquais, dit quelques mots à l'hôte et disparut par l'escalier que, dix minutes auparavant, avait gravi la marquise, tandis que La Chaussée s'attablait devant un flacon assez grand pour lui faire prendre longtemps patience.
Pour la troisième fois, depuis le commencement de la soirée, le lieutenant civil s'adressa au marquis avec l'accent d'un juge:
—Eh bien, monsieur, êtes-vous enfin convaincu?
—J'avoue, répondit le marquis, que, pour un mari jaloux, il y aurait peut-être certains soupçons à concevoir.
—Eh! que comptez-vous faire, monsieur le marquis de Brinvilliers?
—Vous me voyez fort embarrassé. Entre gentilshommes, ces différends se vident ordinairement sur le pré...
—Y pensez-vous, marquis? On ne se bat pas avec un larron d'honneur.
—Alors, monsieur, avisez-y vous-même, je sais bien que d'aucuns maris usent, en cette circonstance, d'une lettre de cachet; mais outre que ce moyen me répugne, je vous avoue que je n'en ai pas sur moi.
—J'en ai une, moi, monsieur, et l'homme que vous voyez là a été mis à ma disposition pour faire exécuter l'ordre que moi-même j'ai sollicité de Sa Majesté.
—Quoi! vous voulez...
Pour toute réponse, le lieutenant de police se retourna vers Desgrais:
—Toutes vos mesures sont-elles prises? lui demanda-t-il.
—Soyez sans crainte, monsieur, répondit l'agent; le chevalier de Sainte-Croix ne mettra pas nos limiers en défaut; bien que débutant dans la carrière, j'ai tout préparé et tout prévu, et ce m'est un si grand honneur que de travailler pour votre famille, que je regarderais comme une honte si, avant deux heures, l'homme que vous m'avez désigné n'était pas entre quatre murailles sous les verrous de la Bastille.
—Qu'attendons-nous alors?
—Un carrosse que l'un de mes sergents est allé chercher.
—Le pauvre chevalier sera très sensible à cette attention, s'écria le marquis; mais ma présence ici est-elle bien nécessaire?
—Comment! monsieur, vous voulez nous quitter? dit le lieutenant civil.
—Entre nous, le spectacle d'une arrestation m'a toujours été très pénible.
Le sort du chevalier m'afflige plus que vous ne sauriez croire, et, bien qu'il ait eu des torts envers moi, à ce que vous prétendez, du moins, s'il faisait tout à l'heure appel à notre ancienne amitié, je crois, Dieu me pardonne, que je mettrais l'épée à la main pour charger ces coquins et l'en débarrasser.
—Adieu donc, monsieur, c'est moi qui vengerai votre injure.
M. de Brinvilliers fit deux pas et, se ravisant:
—Surtout, cria-t-il à son beau-père, dites bien au chevalier que je ne suis pour rien dans cette sotte affaire.
III
L'HÔTELLERIE DU MORE-QUI-TROMPE
Le marquis de Brinvilliers n'avait rien dit que de vrai lorsqu'il avait parlé de la somptuosité des appartements qui composaient le premier étage de l'hôtellerie du More-qui-Trompe.
Maître Hugonnet, en homme qui connaît les besoins de son époque, s'était appliqué à réunir en cette partie de son logis toutes les superfluités du luxe le plus raffiné, et s'il continuait à tenir au rez-de-chaussée un cabaret borgne des plus mal hantés, c'est qu'il savait que cette honteuse et sordide apparence ajoutait à la sécurité de ses hôtes, grands seigneurs ou grandes dames, qui venaient demander à sa maison un abri sûr pour leurs amours.
Et, disons-le en passant, maître Hugonnet ne manquait pas de pratiques, et des meilleures,—si bien que ses voisins, tout en blâmant son industrie, ne pouvaient s'empêcher d'envier la fortune assez rondelette qu'ils lui supposaient.
Certes, en entrant dans la salle commune, l'observateur le plus attentif ne se fût jamais douté des mystères des étages supérieurs.
Les poutres du plafond étaient noires et humides, les murs maculés; les tables boiteuses et malpropres, et le sol presque aussi détrempé que celui de la rue.
Enfin, l'escalier de bois à peine équarri, dont on apercevait dans le fond les premières marches disjointes, ne semblait pouvoir conduire qu'à de misérables greniers.
Mais, dès la dixième marche, cet escalier changeait d'aspect. Une triple porte soigneusement capitonnée et recouverte, du côté du cabaret, de lambeaux d'étoffe, le fermait en cet endroit.
Cette porte poussée, les enchantements commençaient.
La rampe était en bois précieux, d'épais tapis couvraient les degrés, de hautes tentures tombaient en plis soyeux le long des murailles.
La marquise, ainsi que nous l'avons dit, gravit rapidement cet escalier, et, ouvrant une petite porte cachée au fond d'un corridor étroit, pénétra dans un riche appartement où la main prévoyante de maître Hugonnet avait tout disposé pour la recevoir.
Des bougies parfumées brûlaient dans les candélabres, un grand feu flambait joyeusement dans la cheminée, et, dans l'un des angles de l'appartement, sur une petite table de bois de rose, était servie une délicate collation.
La porte soigneusement fermée, la jeune femme se débarrassa de sa mante, ôta son masque et échangea promptement ses vêtements souillés de boue et percés par la pluie, contre un négligé des plus galants, préparé dans un cabinet de toilette.
Alors seulement elle parut respirer; la grande dame se sentait chez elle.
Elle roula près de la cheminée un vaste fauteuil, s'y allongea paresseusement et présenta à la douce chaleur du foyer ses pieds mignons chaussés de délicieuses mules de velours.
Madame la marquise Marie-Madeleine de Brinvilliers était alors dans tout l'éclat de sa beauté; sa taille était petite, mais admirablement prise et harmonieusement proportionnée; le pur ovale de sa figure avait toutes ces grâces enfantines, toute cette ravissante mignardise dont Largillière a doué certains portraits des femmes du grand règne.
Ses yeux bleus, calmes et profonds, avaient d'adorables caresses et voilaient parfois leurs rayons d'une douce mélancolie.
Dans la pourpre de ses lèvres, un peu dédaigneuses, flamboyaient une double rangée de perles.
Nulle crainte, nulle émotion ne troublèrent jamais la régularité de cette figure candide.
Telle était la puissance prodigieuse de la marquise sur elle-même, que jamais son visage ne trahissait les angoisses horribles, les poignantes émotions qui torturaient son âme.
Plus tard, mêlée aux drames les plus sombres, aux plus épouvantables crimes, elle garda toujours, même devant les juges, même dans la chambre de torture, cette froide et souriante impassibilité. Nul ne la vit se troubler ou rougir.
On eût dit une admirable statue, chef-d'œuvre taillé dans un bloc de glace des mers australes. Galathée, avant que Pygmalion eût pour elle dérobé l'étincelle de vie...
Depuis un quart d'heure environ, madame de Brinvilliers sommeillait au coin du foyer, lorsque le timbre sonore d'une grande horloge, placée entre deux fenêtres, la fit tressaillir.
—Il ne vient pas, murmura-t-elle, et moi qui craignais de le faire attendre!
Elle se leva et fit quelques pas à travers la chambre avec une visible impatience.
—Lui serait-il arrivé quelque chose? murmura-t-elle.
Mais, au même moment, la porte s'ouvrit et Sainte-Croix, souriant, apparut sur le seuil.
—Enfin! exclama la marquise, et, de son doigt, elle montrait l'horloge qui marquait dix heures et demie.
—Oui, je le sais, dit le chevalier, j'ai à implorer mon pardon.
Et, se laissant glisser à genoux aux pieds de la marquise, il couvrit de baisers les belles mains qu'elle lui tendait.
—Pourtant, dit-il en se relevant, je vous assure que ces quelques minutes me coûtent assez cher. J'ai, pour accourir plus vite, laissé passer un fort joli tas de pistoles dans la poche de maître Hanyvel.
—Vous jouerez donc toujours, chevalier?
—Eh! dit tendrement Sainte-Croix, loin de vos beaux yeux, que voulez-vous que je fasse?
Oui, je joue, faute de mieux; mais, je vous en prie, mon cher cœur, ne parlons pas de ces misères, nos heures sont trop précieuses pour penser à autre chose qu'à notre amour.
—Hélas! fit tristement la marquise, ces heures que nous passons chaque soir ensemble et qui sont toute ma joie, vont peut-être nous être enlevées!
—Que voulez-vous dire, Madeleine?
—Je ne sais, mon ami, mais je sens au cœur une vague inquiétude, comme si un grand danger nous menaçait; M. Dreux d'Aubray...
—Quoi! votre père, encore! s'écria le chevalier. Oh! qu'il prenne garde!
Je n'ai pas oublié que par lui est venu le plus grand malheur de ma vie; que par lui j'ai été honteusement chassé de votre hôtel.
—Il est mon père, chevalier!...
—Oui, Madeleine; mais je vous aime, moi; mais vous m'aimez, mais pour vous je donnerais avec ivresse la dernière goutte de mon sang, et mes droits sur vous sont plus sacrés que les siens...
Oh! je vous le répète, qu'il prenne garde!
Sainte-Croix s'était levé en prononçant ces paroles, la lèvre tremblante de colère, l'œil étincelant, les mains crispées, et comme s'il eût eu devant lui cet ennemi dont il voulait se venger.
La marquise, calme et souriante, le regardait tendrement. Cette fureur, à la seule idée de la perdre, n'était-elle pas une preuve d'amour?
—Calmez-vous, chevalier, dit-elle enfin, nul danger sérieux ne nous menace encore.
—Alors, pourquoi parler comme vous l'avez fait, chère et bien-aimée Madeleine?
Puis-je rester calme lorsque je pense à la possibilité de vous perdre?
Ne plus vous voir! mais à cette idée je me sens hors de moi, parce que rien ne me semble pire, non, rien, pas même la mort...
—Allons, chassez ces vilaines idées, répondit la marquise, et dites-moi plutôt si vous avez enfin des nouvelles de notre enfant.
Sainte-Croix ne répondit pas.
—Eh quoi! reprit la marquise, rien encore?
—Rien!
—Et vous dites que, loin de moi, les heures vous semblent lentes à mourir, que vos jours s'écoulent tristes et sans but!
Et nous avons de par le monde un enfant, un fils, et vous ne pouvez apprendre à sa mère ce qu'il est devenu, et je ne sais si je dois pleurer sa mort ou pleurer son existence!
Ah! si j'étais un homme!
—Madeleine, je vous en prie, ne m'accablez pas! Tout ce qu'il est possible humainement de faire, ne l'ai-je donc pas fait?
—Tout! vous dites que vous avez tout tenté! Mais savez-vous ce que je ferais, moi, si j'étais libre? J'irais de ville en ville, de hameau en hameau; je frapperais à toutes les portes, je pénétrerais dans toutes les maisons, je m'adresserais à toutes les mères et je découvrirais sa demeure, allez, pour le presser sur mon cœur, ou bien je trouverais sa tombe pour y aller pleurer...
—Mais vous me torturez, Madeleine! que vous ai-je donc fait?
—Ah! continua la marquise, vous ne l'aimez pas, cet enfant, dont la naissance a été une honte!
Pensez-vous quelquefois à ce qu'il peut faire à cette heure?
Songez-vous que, sans parents, sans amis, sans fortune, il se débat peut-être, seul, contre tous, et cela doit être bien triste...
—Oui, bien triste! dit douloureusement Sainte-Croix. Je le sais: cette vie n'a-t-elle pas été la mienne? Je n'ai qu'une amie au monde, et elle m'abandonne. Vous êtes toute ma vie, tout mon bonheur, et vous m'êtes plus cruelle que mon plus cruel ennemi!
Et cachant son visage entre ses mains, le chevalier se laissa tomber sur un fauteuil; il pleurait, lui, le soldat, le joueur, le capitaine d'aventures, il pleurait!
A la vue de ces larmes qu'elle faisait couler, la marquise se jeta au cou de son amant.
—Grâce! pardon! lui disait-elle en appuyant sur son épaule sa tête si gracieuse.
Oui, j'ai été cruelle, injuste, impitoyable; punis-moi comme je le mérite, cesse de m'aimer si tu le peux, puisque j'ai été malheureuse à ce point de te causer un instant de chagrin.
Un sourire de joie, rayon du divin soleil de l'amour, éclaira le beau visage de Sainte-Croix; il attira à lui la marquise et, la pressant sur son cœur:
—Ne plus t'aimer, murmura-t-il à son oreille, ne plus t'aimer! est-ce donc en mon pouvoir?
Qui donc pourrait jamais nous séparer? Nous sommes jeunes, nous nous aimons, l'avenir est à nous; l'avenir, c'est-à-dire le bonheur.
A ce moment, un coup violent, frappé à la porte basse du cabaret, troubla le silence de la rue de l'Arbre-Sec.
La marquise, s'échappant des bras de Sainte-Croix, bondit jusqu'à la fenêtre.
—Au nom du roi, ouvrez, disait une voix dans la rue.
Et plusieurs coups ébranlèrent la porte.
—Ciel! s'écria Sainte-Croix, à qui en veut-on?
—Chut! écoutez, dit la marquise en posant sa main sur la bouche de son amant.
On entendit en effet, la voix de l'hôte du cabaret du More-qui-Trompe; il avait ouvert une petite fenêtre, et parlementait avec les gens du dehors.
—Qui êtes-vous? demandait-il.
—Ouvrez, au nom du roi! répondait-on.
—Oh! continuait la voix de maître Hugonnet, je vous connais, je ne me laisserai pas prendre à votre piège; vous êtes des ivrognes qui voulez entrer boire chez moi: je n'ai plus de vin à pareille heure; allez vous coucher; bonsoir!
—Mort de Dieu! ouvriras-tu, hôtelier du diable? répétait-on du dehors.
—Au nom du roi, ouvrez-vous? reprenait une autre voix, votre hésitation pourrait vous coûter cher.
—Soit, reprit maître Hugonnet, je vais descendre retirer les barres; prenez un peu de patience. Mais si vous me trompez, par saint Leu, mon patron, j'irai quérir le guet... Donc, attendez un instant et ne vous en prenez pas à la porte d'une honnête maison.
Terrible était, durant cette courte scène, l'anxiété des deux amants.
Ivre de fureur, Sainte-Croix tournait autour du salon comme un tigre captif; on eût dit qu'il cherchait une issue, comme si le feu de ses regards eût pu faire s'entr'ouvrir la muraille pour lui livrer passage.
La marquise, elle, était restée debout près de la fenêtre. Le front appuyé sur la vitre, elle s'efforçait de voir les gens qui assiégeaient le cabaret.
A ce moment, maître Hugonnet, suivi de La Chaussée, tout effaré, parut à la porte de l'appartement.
—Les gens du roi sont en bas, monsieur le chevalier, dit-il, que faut-il faire?
—Sur ta vie, s'écria Sainte-Croix, je te défends d'ouvrir!
—Ils enfonceront la porte, objecta La Chaussée.
—J'en ai terriblement peur, dit Hugonnet. Ah! quel scandale pour une honnête maison comme la mienne.
—Sûr, grommela La Chaussée, c'est à monsieur le chevalier qu'on en veut.
—Comment! hôtelier de malheur, exclama Sainte-Croix, tu n'as pas une autre issue pour nous faire échapper?
—Hélas! non, répondit tristement Hugonnet.
Et comme on continuait à frapper:
—Je vais ouvrir, dit-il; il pourrait m'arriver malheur.
Et il fit mine de sortir.
—Allez, mon ami, dit la marquise, laissez-nous.
Hugonnet se retira, suivi de La Chaussée. On frappait toujours.
—Si vous n'ouvrez, poursuivait-on, nous allons jeter bas la porte de cette caverne infâme...
A cette voix, la marquise demeura comme pétrifiée.
—Entendez-vous? dit-elle à Sainte-Croix...
—Nous nous défendrons, dit le chevalier. En même temps, il roulait près de la porte et entassait les uns sur les autres tous les meubles de l'appartement.
—C'est inutile, mon ami; la voix que je viens d'entendre est celle de mon père, nous sommes perdus.
—Oh! pas encore, fit Sainte-Croix que la fureur transportait.
—Bien perdus, reprit la marquise avec un calme étrange et terrible, perdus! C'est la honte, le déshonneur, le couvent!
C'est notre séparation. O mon ami! c'est ma mort!
—Oh! malédiction! hurla Sainte-Croix; et personne pour nous défendre, personne pour nous sauver!
—Vous vous trompez, chevalier, il y a moi, dit une voix qui paraissait sortir de la muraille.
Sainte-Croix et la marquise se retournèrent épouvantés.
Un des panneaux de la boiserie avait pivoté sur lui-même, démasquant une issue secrète, et dans l'encadrement se tenait debout Reich de Penautier.
—Misérable! s'écria Sainte-Croix, tu nous as trahis!
Aveuglé par la colère, il avait, plus prompt que la foudre, tiré son épée, et s'était précipité sur le financier d'église.
Par un brusque retrait, Penautier évita le coup.
—Malpeste! dit-il tranquillement, vous n'y allez pas de main morte, chevalier.
—Comment vous trouvez-vous ici, monsieur? interrogea la marquise.
—C'est mon secret, madame, mais que vous importe, puisque je viens vous sauver.
—Est-il possible! s'écria Sainte-Croix.
Pour toute réponse, Penautier s'effaça le long de la boiserie, et offrant la main à la jeune femme:
—Passez, madame la marquise, dit-il avec une galanterie aussi tranquille que s'il eût été dans une salle de bal.
—Mais lui, fit Madeleine en désignant le chevalier.
—Il restera pour assurer notre retraite.
—Oh! s'il allait lui arriver malheur!
—Le pis, dit Penautier, est qu'il soit arrêté.
—Arrêté! répéta la marquise avec effroi.
—N'ayez souci de moi, Madeleine, et puisque cette voie de salut vous est ouverte, partez, au nom du ciel, partez!
—Le chevalier a raison, reprit le financier, le temps presse, venez, madame.
La jeune femme s'élança au cou de son amant.
—Mais comment saurai-je?...
—Un nœud à ce mouchoir que vous portera La Chaussée, vous dira que je suis à la Bastille; deux, hors de Paris; trois, hors de France.
—Encore une fois, partons! s'écria Penautier; on monte...
Et arrachant la jeune femme aux étreintes de son amant, il l'emporta presque dans le passage secret.
Le panneau tourna de nouveau, toute trace d'issue disparut.
Il était temps, on heurtait à la porte.
Sainte-Croix n'attendit pas que des sommations fussent réitérées: s'enveloppant de son manteau, enfonçant son feutre sur son front, et s'assurant que son épée jouait bien dans le fourreau, il marcha droit à la porte et l'ouvrit.
Il se trouva face à face avec Desgrais.
Quatre sergents suivaient leur chef. Dans la pénombre du couloir, le lieutenant civil et ses deux fils attendaient en groupe.
Enfin, sur les dernières marches de l'escalier, deux agents surveillaient La Chaussée.
Sainte-Croix prit l'offensive:
—Que voulez-vous, monsieur? demanda-t-il à Desgrais d'un ton hautain et impératif.
—Et d'abord, répliqua l'exempt sans se laisser intimider, veuillez répondre à mes questions.
—J'écoute, dit le jeune homme, se faisant visiblement violence pour conserver son sang-froid.
—Êtes-vous bien le chevalier Guadin de Sainte-Croix?
—C'est moi-même.
—Capitaine au régiment de Tracy?
—Oui.
—Alors livrez-nous passage, il y a dans cette chambre quelqu'un à qui nous avons affaire.
Le chevalier haussa les épaules.
—Vous vous trompez, mon maître, dit-il, il n'y a personne.
—Il ment, fit une voix dans le couloir.
Cette voix était celle de M. Dreux d'Aubray.
—Il ment, continua le vieillard, mais cette ruse ne sauvera pas sa complice. Entrez donc, messieurs, et faites votre devoir.
Un éclair de haine passa dans le regard de Sainte-Croix et alla frapper le lieutenant entre ses deux fils.
—Je ne sais ce que prétend celui qui m'accuse de mensonge et qui se cache là-bas, fit Sainte-Croix avec un sang-froid merveilleusement joué. En tout autre temps, en tout autre lieu, je saurais bien le faire repentir de son imprudente parole. Mais on doit le respect aux ordres du roi, et vous avez un ordre, n'est-il pas vrai, monsieur?
—Le voici, monsieur, fit Desgrais en exhibant un parchemin.
Sainte-Croix, qui ne démasquait pas la porte, parcourut minutieusement le papier.
—Mais qu'attendez-vous: donc? criait le lieutenant civil, entrez, entrez!
Sainte-Croix calcula que la marquise et Penautier devaient être hors de danger, et qu'on pouvait impunément forcer le passage secret, si ou venait par hasard à le découvrir: il se recula de deux pas, et dit ironiquement aux sergents:
—Faites ce qu'on vous dit, messieurs, entrez.
Desgrais se rua le premier. En un instant tous les coins et recoins de la chambre furent explorés, fouillés, sondés par l'exempt et par ses hommes.
—L'oiseau est déniché, s'écria l'exempt, mais sur mon âme, il était au nid, voilà encore ses plumes!
Et il montrait avec dépit au lieutenant civil et à ses deux fils, qui s'étaient élancés à sa suite, la mante et les vêtements encore humides abandonnés par la marquise dans le cabinet de toilette.
—Elle ne saurait nous échapper, s'écria M. d'Aubray, ce cabaret n'a qu'une issue.
—Eh! répliqua Desgrais, sait-on jamais à quoi s'en tenir avec ces maisons à double face, tavernes en bas, boudoirs en haut, machinés pour l'intrigue et toutes percées de trappes et de mystérieux passages!
—Cherchez partout, alors, sondez les murs, ne laissez pas pierre sur pierre.
—Inutile, je connais mon métier; celle que nous poursuivons est à l'abri de nos recherches.
—Celui-ci est resté pourtant, dit M. d'Aubray en montrant Sainte-Croix.
—Pardieu! il assurait la retraite. Oh! mais c'est égal, je prendrai ma revanche.
Pendant tout ce colloque, le chevalier était resté immobile, accoudé à la cheminée.
Le lieutenant civil se retourna vers lui.
—Finissons-en, commanda-t-il.
Aussitôt Desgrais s'approcha du capitaine, et le touchant à l'épaule:
—Au nom du roi, dit-il, je vous arrête, et vous somme de me suivre.
—Marchons, dit tranquillement Sainte-Croix.
Et il s'engagea dans l'escalier, précédé de deux sergents.
Arrivé à la porte, devant laquelle stationnait une voiture:
—Puis-je savoir où vous me conduisez? demanda-t-il.
—A la Bastille, répondit le lieutenant civil.
Sainte-Croix s'inclina sans mot dire, tandis qu'un sergent passait devant lui pour ouvrir la portière; mais pendant ce mouvement, il avait eu le temps de faire un nœud au coin de son mouchoir. Se reculant alors, il coudoya La Chaussée, debout, entre deux des hommes de Desgrais, et put lui glisser le mouchoir, avec ces deux mots:
—Pour la marquise.
—Allons, montez donc, monsieur, dit le lieutenant civil avec impatience, nous n'avons déjà perdu que trop de temps.
—Mort de Dieu! hurla Sainte-Croix, laissant éclater l'orage terrible qui depuis une heure s'amassait dans son âme, c'en est trop, à la fin, monsieur le lieutenant civil!
Et avec une force irrésistible, écartant les gardes qui l'entouraient, il tira son épée qu'on avait oublié de lui enlever.
—A vous, messieurs, cria-t-il aux fils de M. d'Aubray, à vous, lâches qui vous dites gentilshommes, qui oubliez votre épée, et n'avez au service de l'honneur d'une femme qu'une lettre de cachet et des suppôts de police.
Et avec un rugissement qui appartenait plutôt à une bête fauve qu'à une créature humaine, affolé par la fureur, il se précipita la tête baissée sur les deux jeunes gens.
Mais déjà les hommes de Desgrais étaient revenus de leur surprise. Ils se jetèrent sur lui et le serrèrent de si près, qu'il ne put faire usage de son épée.
—Je me rends, dit-il en laissant tomber son arme.
On le poussa alors dans la voiture où prirent place avec lui Desgrais et deux sergents.
M. d'Aubray lui-même referma la portière, et, se reculant un peu, fit signe au cocher de partir en lui jetant cet ordre sinistre:
—A la Bastille!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un escalier dérobé avait rapidement conduit madame de Brinvilliers et son sauveur improvisé jusqu'au carrosse de celui-ci qui stationnait dans une petite rue parallèle à celle de l'Arbre-Sec, et où l'hôtellerie du More-qui-Trompe avait, comme la plupart des lieux de rendez-vous de l'époque, une sortie de dégagement.
Quelques instants plus tard, le carrosse de Penautier les emportait tous deux vers la rue des Lions-Saint-Paul.
Toute trace du danger passé avait disparu sur le visage de la marquise.
La jeune femme semblait de marbre.
Pourtant les plus terribles inquiétudes dévoraient son esprit et agitaient son cœur.
Qu'allait-il advenir de Sainte-Croix.
Lui faudrait-il succomber dans une lutte inégale, sous l'épée du père, des frères de sa maîtresse, ou bien les portes d'une prison éternelle devaient-elles se refermer sur lui?
Madame de Brinvilliers éprouvait pour son amant une de ces passions fauves que rien ne dompte, qui trouvent un âcre plaisir dans ce que nous pourrions appeler leur illégitimité et qui n'acceptent d'autres lois que celle de la satisfaction la plus entière.
Pour Sainte-Croix elle avait tout sacrifié, tout répudié, tout brisé; pour le conserver, elle n'eût hésité devant rien, pas même devant le plus abominable des forfaits; et elle était déjà à se demander comment elle pourrait, en se vengeant d'une surveillance importune, se débarrasser de toutes les entraves qu'un père trop soucieux de l'honneur de la famille osait opposer à la liberté de ses amours.
Pourtant, telle était la force de caractère de cette femme, appelée à jouer un si grand rôle dans les fastes criminels du monde entier, que déjà elle avait su donner à son maintien cette insolente froideur dont elle sut envelopper jusqu'à son agonie.
C'est donc d'une voix tranquille qu'elle s'adressa à Penautier, qui, tout en semblant respecter ses réflexions, n'avait cessé de l'épier d'un œil sournois.
—Puis-je savoir, monsieur, demanda-t-elle, où vous voulez bien me conduire, et à qui je suis redevable d'un aussi signalé service?
—A un ami du chevalier, madame, à un ami qui tiendrait à honneur de devenir le vôtre, Reich de Penautier, trésorier de la bourse des États de Languedoc.
J'ai donné l'ordre à mon cocher de vous conduire à votre hôtel; seulement, vous trouverez bon, je pense, que, pour y arriver, nous ne prenions pas le chemin le plus court. Je crains de fâcheuses rencontres.
—Et puis, n'avons-nous pas quelque peu à causer, reprit gracieusement la marquise, et ne voudrez-vous pas m'apprendre comment vous avez pu venir à notre secours d'une façon si miraculeuse?
—Il me serait facile, madame, de rejeter sur le hasard tout le mérite de cette aventure; mais, à mon avis, le hasard est la providence des sots; je l'invoque peu par habitude; aussi vous dirai-je franchement que je ne me suis trouvé si à propos sur la dernière marche de cet escalier, dont vous ignoriez l'existence, que parce que je me doutais un peu de ce qui allait arriver.
—Quoi! vous saviez? mais qui donc...
—Oh! madame! répondit Penautier en s'inclinant, je suis un peu d'église, moi, et lorsque j'ai intérêt à savoir quelque chose...
—Eh bien?
—Je le sais toujours: un secret est une denrée qui cherche tout naturellement un acheteur.
La marquise regarda fixement le financier.
—Et vous aviez intérêt à acheter le nôtre?
Penautier salua en signe d'affirmation.
—Tout ce qui regarde ce cher chevalier, dit-il, me touche au plus haut point; je suis navré, madame, de voir un homme de son mérite végéter obscurément dans un état de fortune précaire et ambigu, quand la tendresse qu'il a su inspirer devrait certainement l'élever au premier rang.
M. de Sainte-Croix ne m'a rien demandé; partant, je n'ai rien pu lui offrir; et vous l'avez vu, c'est un peu malgré lui, c'est presque à son insu que j'ai eu le bonheur de vous prêter assistance aujourd'hui.
Cependant, j'ai toujours rêvé que le chevalier me devrait un grand état dans le monde.
—Et qu'exigeriez vous en échange? demanda la marquise.
—Oh! peu de chose, un traité d'alliance offensive et défensive entre vous, lui et moi.
La marquise tendit ses belles mains au financier.
—Signez-le donc, dit-elle en souriant; M. de Sainte-Croix ne me désavouera pas.
Penautier mit galamment ses lèvres sur les doigts effilés de la jeune femme.
Le carrosse, à ce moment, s'arrêtait devant la porte de l'hôtel de Brinvilliers. Un homme attendait sous le porche.
Cet homme était encore tout haletant et tout couvert de la boue d'une longue course.
La marquise le reconnut.
—La Chaussée! s'écria-t-elle.
Le valet, sans mot dire, lui tendit un mouchoir.
Madame de Brinvilliers le déploya d'une main fébrile.
—Sainte-Croix à la Bastille! s'écria-t-elle.
—Rassurez-vous, madame, dit Penautier, nous l'en tirerons.
La marquise descendit, et la porte s'ouvrit devant elle.
Elle en allait franchir le seuil, quand, se retournant:
—Un mot encore, fit-elle à Penautier.
Le financier se pencha hors de la voiture.
—Vous qui connaissez tout, poursuivit la marquise, dites-moi donc qui avait vendu à mon père et le secret de notre retraite et celui de nos rendez-vous?
—Celui-là s'appelle Hanyvel de Saint-Laurent, répondit Penautier.
—Merci, fit la marquise, je n'oublierai ni le nom ni l'homme.
IV
A LA BASTILLE
Minuit sonnait à toutes les paroisses de Paris quand la sentinelle placée devant le poste extérieur qui flanquait le premier pont-levis de la Bastille, reconnut le carrosse où Sainte-Croix avait été jeté sous la garde de deux sergents.
A son appel, un bas officier sortit du corps-de-garde, escorté d'un soldat qui portait une lanterne, et vint s'aboucher avec Desgrais.
L'exempt échangea rapidement quelques mots avec lui, puis le carrosse pénétra dans l'intérieur de la forteresse.
Un autre soldat s'en fut quérir monsieur le lieutenant du gouverneur, qui arriva à moitié endormi, se détirant les bras et maugréant contre le fâcheux assez mal avisé pour se faire mettre en prison à une heure aussi avancée de la nuit.
M. de Baisemeaux de Montlezun, gouverneur de la forteresse royale, ne se dérangeait que pour des prisonniers d'importance.
On fit descendre Sainte-Croix, que les agents conduisirent au greffe; Desgrais exhiba sa lettre de cachet;
—Peuh! fit le lieutenant en la parcourant du regard, un simple capitaine au régiment de Tracy! prisonnier de quatrième catégorie! Sa Majesté y met du sien; nous regorgeons de ces espèces.
—Que voulez-vous, monsieur le lieutenant! dit Desgrais, on arrête ce qu'on peut.
Le lieutenant prit une plume en rechignant et écrivit sur le livre d'écrou:
«Ce jourd'hui 25 novembre 1665, à minuit, le sieur Guadin de Sainte-Croix est entré à la Bastille par ordre du roi et à la requête du sieur Dreux d'Aubray, lieutenant civil. Le sieur Sainte-Croix avait sur lui...»
—Combien avez-vous sur vous? demanda le lieutenant au prisonnier.
—Il y a deux heures, répondit Sainte-Croix, j'avais quelques milliers de pistoles; pour le présent, voici ce qui me reste.
Et il déposa sur la table une douzaine de louis.
—Avez-vous des bijoux? poursuivit le lieutenant.
—Ces deux bagues et cette montre.
—Donnez.
—Puis le lieutenant continua de libeller la formule ordinaire:
«... Le sieur Guadin de Sainte-Croix, n'ayant d'autres effets sur lui, a signé sa dite entrée jour, mois et an que dessus.»
Pendant que Sainte-Croix signait, le lieutenant se disait à lui-même:
—Où diable vais-je mettre cet importun? toutes nos chambres sont occupées, et je ne puis décemment donner à un petit officier de fortune un des appartements réservés aux prisonniers de première classe.
Il appela alors un guichetier et lui demanda à voix basse:
—Qu'avons-nous de libre en ce moment pour ce nouvel hôte?
—Rien, monsieur, répondit le guichetier.
—Alors, mettez-moi celui-ci avec un autre prisonnier: la société lui fera plaisir.
Le guichetier ordonna à Sainte-Croix de le suivre, et, après de nombreux détours à travers des escaliers ténébreux et des corridors froids et humides, il ouvrit une porte dont le bois disparaissait entièrement sous un arsenal de verrous.
Sainte-Croix fut poussé par lui à l'intérieur, puis les verrous grincèrent et la porte se referma.
Un instant, il demeura immobile sur le seuil; il écoutait avec une anxiété affreuse les pas lourds du guichetier qui se perdaient dans l'éloignement.
Il était comme étourdi sous le coup qui venait de l'atteindre, et une inexprimable angoisse lui serrait le cœur.
Quel sort l'attendait? Quel serait le terme de sa captivité? Était-il destiné à voir ses cheveux blanchir dans cette forteresse de la tyrannie? Entré jeune homme, n'en sortirait-il pas vieillard, et même en sortirait-il jamais? Comme aux portes de l'enfer de Dante, aux portes de la Bastille, les infortunés qui entraient devaient laisser toute espérance.
Lorsque tout bruit eut cessé, lorsque Sainte-Croix put se croire seul et pour jamais peut-être séparé du reste des vivant, il songea à explorer sa prison.
Pour se guider, il n'avait d'autre lueur que celle d'un pâle rayon de lune qui faisait sa trouée à travers une fenêtre étroite, percée à six pieds du sol et ornée d'un appareil formidable de grilles et de verrous.
Toute la lumière tombait en plein sur une mauvaise couche placée en un coin et laissait dans l'obscurité la plus complète tout le reste du cachot.
Sainte-Croix se dirigea vers ce grabat, en chancelant comme un homme pris de vin, et s'y laissa tomber avec une explosion de désespoir qui se traduisit en cris et en sanglots.
Par un de ces retours soudains qui suivent presque toujours les grandes catastrophes, il revoyait en un instant, comme dans un miroir fidèle, toute sa vie passée.
Tous les souvenirs heureux de son existence se présentaient en foule à sa mémoire et lui faisaient plus rudement sentir son malheur présent.
Il cherchait à se rappeler les moindres détails de cette soirée qu'il venait de passer près de la marquise, il croyait entendre encore à son oreille cette voix argentine, murmurant des paroles d'amour. N'était-ce pas de longues années de bonheur qu'il venait de perdre!
Avec tous ces souvenirs, sa colère montait terrible, effrayante; il s'était rué sur le lit comme une bête fauve, en poussant de ces rugissements qui semblent n'appartenir à aucune poitrine humaine,—note suprême de la fureur à cet instant où il faut que le cœur éclate ou se brise.
Il maudissait ces hommes qui, pour le plonger vivant dans une tombe, l'étaient venus arracher à sa vie libre et joyeuse: il blasphémait Dieu qui voyait et souffrait de tels crimes; enfin, il appela à son aide une puissance quelle qu'elle fût, offrant son âme et sa vie en échange d'un jour, d'une heure de liberté et de vengeance.
—Je t'attends et j'accepte, dit une voix étrange, tout près du prisonnier.
Pâle, l'œil hagard, les cheveux hérissés de terreur, le chevalier se dressa sur son lit.
Dans le cercle lumineux dessiné par la fenêtre, un homme, vêtu d'un pourpoint noir en lambeaux, était debout.
Lentement, par un acheminement presque insensible, il s'approchait du grabat. Il était hâve et maigre; ses cheveux longs retombaient sur ses épaules; sa barbe inculte se hérissait autour de ses pommettes saillantes, une lueur phosphorescente brûlait sous ses épais sourcils, et la lumière bleuâtre de la lune faisait comme une auréole autour de son front ravagé.
A cette apparition étrange le chevalier se signa instinctivement.
Les bûchers des derniers sorciers juridiquement brûlés pour avoir évoqué le malin, fumaient encore à cette époque; le nom de certains d'entre eux se lisait incrusté dans les murs de plus d'un cachot de la Bastille; on croyait au diable, et le chevalier n'était pas éloigné de penser qu'il se trouvait en présence de l'esprit des ténèbres.
Homme ou fantôme, l'apparition avançait toujours, et Sainte-Croix sentait une sueur froide pointer à la racine de ses cheveux et ses dents claquaient de terreur.
Machinalement sa main cherchait son épée à sa place habituelle, mais on lui avait enlevé son épée.
Enfin, il comprit que l'être étrange allait le toucher.
—Maudit, que me veux-tu? demanda-t-il d'une voix étranglée par la peur.
—N'as-tu pas, dit l'apparition, n'as-tu pas demandé le secours d'une puissance quelle qu'elle fût? Tu as appelé, me voici.
—Qui donc es-tu!
—Pour toi, jeune homme, si tu le veux, je serai la vengeance.
—Certes, je le veux, au prix même de tout mon sang et de ma damnation éternelle; mais encore faut-il que je sache quel est celui qui me parle ainsi.
—Eh bien, je suis comme toi un hôte de la Bastille; je suis ton compagnon de captivité.
Voici dix ans bientôt que je compte une à une les heures dans ce cachot où tu n'es, toi, que depuis quelques minutes...
Sainte-Croix, à ces mots, eut un geste de découragement. Il était rassuré, il rougissait presque de sa frayeur, mais l'espérance insensée qui un instant avait fait battre son cœur lui échappait.
—Mais alors, interrompit-il, à quoi bon me parler de vengeance? Vous qui n'avez rien pu pour vous-même, que pourrez-vous pour moi?
—Tu es impatient, dit l'étranger; tu ne m'as pas encore laissé te dire mon nom.
—Il est à croire qu'il ne m'apprendrait pas grand'chose.
Le sinistre vieillard eut un pâle sourire.
—Peut-être, reprit-il. Je suis l'Italien Exili.
Plus épouvanté que lorsqu'il croyait avoir affaire à Satan en personne, Sainte-Croix se laissa retomber sur le grabat. La vision infernale disparaissait, mais elle faisait place à une réalité plus effroyable encore.
C'est que ce nom d'Exili était affreusement célèbre en Italie et en France. Pour tous, il était le synonyme de meurtre et de poison. Depuis vingt-cinq ans, il était écrit en lettres de sang dans toutes les cours de l'Europe.
Disciple de René et de la Tophana, héritier des secrets mortels des Médicis et des Borgia, Exili, le terrible empoisonneur, avait depuis longtemps dépassé les forfaits de ces implacables meurtriers.
Jeune encore, il avait tenu à Florence boutique de poison.
Un héritage se faisait-il trop longtemps attendre? Voulait-on tirer d'une injure une lâche et ténébreuse vengeance? On s'adressait à Exili; aux uns il vendait la mort de leurs parents; aux autres, la mort de leurs ennemis.
Plus tard, à Rome, il avait mis sa science au service de madame Olympia, et pendant plusieurs années il avait semé la mort et l'effroi dans la ville éternelle, frappant au hasard, aveugle et implacable comme le destin, lorsqu'il s'agissait d'obéir à sa terrible protectrice.
Ainsi avaient péri plus de cent cinquante personnes des plus nobles familles, le peuple le disait, du moins; et c'est en se signant qu'il prononçait tout bas le nom d'Exili.
Chassé d'Italie bien plus par la haine des peuples que par la haine des gouvernements, l'empoisonneur était venu s'établir en France, mais déjà sa terrible renommée l'y avait précédé.
On ne lui laissa pas le temps d'exercer sa science funeste. Suspect à l'autorité il disparut un beau jour, sans que l'on sût ce qu'il était devenu.
Il avait été arrêté et jeté à la Bastille, sans doute pour la vie.
Sainte-Croix savait tout cela, et pourquoi à ce nom d'Exili il sentit courir dans ses veines un nouveau frisson.
Il ne savait que trop quelle arme terrible pouvait mettre entre ses mains l'homme qui avait été l'instrument des vengeances de madame Olympia. Mais si grande que fût sa haine, il n'était point encore arrivé à ce point suprême où l'homme peut regarder en face les plus grands crimes.
C'est avec une réelle colère qu'il se dressa sur son lit. Étendant les mains en avant comme pour conjurer un danger:
—Retire-toi, démon, s'écria-l-il, retire-toi!
—Et tu dis que tu veux te venger, murmura Exili d'une voix méprisante. Pauvre fou! un jour viendra où, las de souffrir, tu voudras à la fois la liberté et des armes pour rentrer dans la mêlée du monde.
Ce jour-là, tu viendras à moi, et c'est à genoux que tu me demanderas de venir à ton secours et de te tendre la main.
—Jamais! répondit avec horreur le chevalier, jamais!
Exili se retira sans bruit comme il était venu, et, dans l'obscurité, regagna sa couchette, laissant le jeune homme en proie aux plus sombres pensées.
C'est avec une invincible horreur que le lendemain, au jour, Sainte-Croix se retrouva en présence de son terrible compagnon.
Il conjura le geôlier de le changer de chambre; mais le geôlier lui répondit qu'en ce moment il y avait presse à la Bastille et que d'ailleurs on n'avait pas l'habitude de se soumettre à tous les caprices des prisonniers.
Sainte-Croix dut en prendre son parti.
D'ailleurs, sa répugnance pour son compagnon de captivité ne devait pas être de longue durée: le maître habile venait de trouver un digne écolier.
Sainte-Croix, avec son fatal caractère, assemblage de bien et de mal, de qualités et de vices, ne tarda pas à s'éprendre d'admiration pour cet homme étrange que son mauvais génie avait jeté sur sa route.
Et cette admiration s'explique facilement.
Exili n'était pas de ces empoisonneurs vulgaires dont la science consiste à donner brutalement la mort.
C'était un homme supérieur dans toute la force du terme; s'il eût appliqué au bien le rare génie que lui avait donné le Créateur, nul doute qu'il n'eût pris place parmi les bienfaiteurs de l'humanité et qu'il n'eût attaché son nom à quelqu'une de ces découvertes qui illustrent un siècle.
Penseur, philosophe, investigateur, il avait tout vu, tout étudié; sa prodigieuse mémoire était comme un vaste répertoire de toutes les sciences que Sainte-Croix pouvait interroger sans cesse et qu'il ne trouvait jamais en défaut.
Mais surtout et avant tout, Exili était un grand artiste en poisons.
Du meurtre il en avait fait un art. Dépositaire de secrets terribles, il avait voulu trouver des secrets nouveaux; et, sans relâche, sans trêve, il avait poursuivi ses travaux et ses expériences.
Il en était arrivé à soumettre la mort à des règles fixes et positives; en sorte que l'intérêt n'était plus son mobile, mais bien un irrésistible besoin d'expérimentation.
—C'est surtout lorsqu'il lui arrivait de causer de cette science fatale que Sainte-Croix écoutait avec une religieuse terreur.
—Que d'autres, disait Exili, le visage rayonnant d'orgueil et la voix inspirée, que d'autres s'épuisent à chercher le secret de la vie, ils ne le trouveront pas, et moi j'ai trouvé le secret de la mort.
—Hélas! murmura Sainte-Croix, où cela vous a-t-il conduit?
—A égaler Dieu, répondit le sombre alchimiste du néant. Dieu a conservé pour la puissance divine la création, la vie; aux hommes il a abandonné la destruction, la mort. Ne comprends-tu donc pas qu'en détruisant j'égale la divinité?
Et, comme le chevalier faisait un geste de doute, Exili continuait:
—Ne suis-je pas tout-puissant d'ailleurs, moi qui tiens la vie de tous dans ma main, moi qui peux frapper comme la foudre?
Quel est le roi dont le pouvoir égale le mien?
Un jour vint enfin où Sainte-Croix osa avouer à Exili que lui aussi s'était occupé de la science des poisons; il raconta ses précédentes expériences.
Son compagnon se prit à sourire.
—Vous en êtes encore, lui dit-il, aux premières, aux plus vulgaires notions de l'art.
Vingt années de travaux assidus vous mettraient à peine sur la voie de la science véritable, de cette science que se sont transmise tous les grands artistes de l'Italie; parce que leurs secrets, voyez-vous, sont de ceux qui ne se divulguent pas, mais que chaque maître lègue mystérieusement à un élève favori longtemps éprouvé.
—Voulez-vous, s'écria Sainte-Croix, que je sois cet élève?
L'Italien hocha la tête d'un air indécis.
—Nous ne nous connaissons pas assez, dit-il; qui me répond que vous en êtes digne?
—Mon passé. Je suis jeune encore, mais j'ai déjà beaucoup souffert.
—Je ne vois pourtant pas, reprit Exili, ce qui a pu vous manquer dans la vie: vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes beau, vous devez être aimé.
—Il m'a manqué un nom, interrompit Sainte-Croix, et Dieu m'avait mis l'orgueil au cœur.
Une satanique satisfaction illumina le visage d'Exili.
—L'orgueil! murmura-t-il, très bien; nous ferons quelque chose de vous, chevalier; mais, continuez, de grâce, car c'est dans le passé que je lis l'avenir.
—Tout le monde me croit de race à Paris ou feint de le croire; mon courage et mon épée m'ont du moins valu cela.
J'appartiens tout simplement à une de ces familles dont l'obscurité cache mal la misère. Mon père était un artisan. Il eût voulu en faire autant de moi sans doute; mais j'avais à peine le sentiment des choses de ce monde, que déjà la fièvre d'orgueil me tenait.
J'étais alors ambitieux d'argent, d'amusements et de parures: la vue d'un ruban, le bruit d'un verre, le choc des dés, le sourire d'une grande dame, tout cela emplissait mon esprit précoce d'aspirations vagues et insensées.
Aussi, à l'heure où les enfants des pauvres pâtissent encore à l'atelier ou sur les bancs de l'école, j'avais déserté l'un et l'autre pour le cabaret, la salle d'armes et le tripot.
J'y acquis, en compagnie de tout ce que Montauban comptait de bretteurs et d'intrigantes, cette sûreté de coup d'œil, cette prestesse de main et ce bonheur au jeu qui m'ont rarement abandonné.
Mais mon père en mourut.
Je pleurai mon père.
—On n'est pas parfait dans un âge aussi tendre, interrompit Exili.
Le chevalier continua:
—J'avais seize ans lorsqu'une déplorable affaire,—homme tué ou fille séduite, je ne sais plus au juste,—me força de quitter le Languedoc.
Paris est le soleil autour duquel gravitent tous les satellites de ma trempe. Je vins à Paris.
Seulement, comme pour me faire ouvrir les portes du monde dans lequel je voulais entrer, il me fallait un nom, un titre, de la fortune, je m'appelai le chevalier Guadin de Sainte-Croix et les poches des niais me fournirent des subsides.
J'eus des duels. On ne s'appelle pas impunément le chevalier de Sainte-Croix.
Un gentilhomme de Beauvoisis trouva un jour mauvais que ses pistoles passassent si facilement de son escarcelle dans la mienne; il me le dit en termes de fort mauvais goût, et alla même jusqu'à mettre en doute la légitimité de mon titre.
Je le priai de venir faire avec moi un tour derrière les Chartreux... et il ne douta plus.
—Vous l'aviez convaincu? demanda Exili.
—Je l'avais tué. Malheureusement l'affaire fit du bruit.
La famille réclama, et comme je ne voulais pas avoir maille à partir avec messieurs de la prévôté et du point d'honneur, je m'en fus à Compiègne recommencer une idylle de M. de Racan.
J'y vivais caché chez un mien ami, fripon retiré, qui s'était fait hôtelier pour ne point changer d'état, quand il m'arriva la principale aventure de ma vie.
—Comment se nommait cette aventure? interrogea Exili.
Elle se nommait Marie-Madeleine d'Aubray; elle avait seize ans, j'en avais dix-huit, c'était une délicieuse enfant qui est devenue une femme ravissante.
Le hasard nous mit en présence dans un sentier perdu au fond des grands bois qui entouraient le château d'Offemont, où son père, le lieutenant civil, était venu vers cet automne se délasser des troubles politiques et de ses importants travaux.
Madeleine portait au cœur un de ces besoins effrénés de tendresse que la femme voue à Dieu quand il ne se rencontre pas un homme pour les voler au créateur.
Nous nous aimâmes...
C'est là un de ces souvenirs que le plus insoucieux des aventuriers conserve précieusement pour en rafraîchir son existence brûlante.
Pour me rapprocher d'elle, je franchissais chaque nuit les murs du parc, et je m'introduisais furtivement dans le vieux manoir d'Offemont, dont ma maîtresse avait su faire pour moi un paradis caché à tous les yeux.
M. Dreux d'Aubray était retourné à Paris, où l'appelaient les devoirs de sa charge, laissant sous la garde d'une vieille gouvernante sa fille chérie, dont les langueurs avaient besoin du grand air libre des forêts.
Notre ivresse dura peu.
Le lieutenant civil revint,—et Madeleine était enceinte.
Ce qu'il fallut à la jeune fille de soins, de ruses, de courage pour cacher à l'œil vigilant d'un père la faute que celui-ci eût punie comme un crime, vous le comprendrez quand vous saurez que le caractère de ma maîtresse partage cette indomptable énergie dont la prison seule a pu me priver.
Elle accoucha la nuit, seule, sans appui, sans aide, à quelques pas du lit où dormait M. Dreux d'Aubray, l'inflexible vieillard.
Cette nuit-là, j'errais dans le parc. Tout à coup, une femme, écrasée par la douleur, par la crainte, par le remords, se traîna jusqu'à moi, à travers les massifs, et me mit un enfant dans les bras.
Les chiens de garde hurlaient et les valets commençaient à s'agiter dans le château. Je m'élançai dans la campagne emportant mon fardeau.
Au jour, continua Sainte-Croix, je frappais à la porte d'une métairie isolée, sur la route de Beauvais, et la femme du métayer prêtait le sein à mon fils,—car j'avais un fils.
—Sur la route de Beauvais, dites-vous? interrompit Exili, qui, depuis quelque temps, semblait prêter au récit du chevalier une inexprimable attention.
Absorbé par ses souvenirs, Sainte-Croix ne répondit pas à l'interruption de l'Italien.
—J'étais là, poursuivit-il, je regardais l'enfant, je songeais à la mère, quand un bruit d'armes et de chevaux sonna sur la route.
Des cavaliers de la maréchaussée se dirigeaient à franc étrier vers la métairie.
M. Dreux d'Aubray avait-il découvert notre secret et son déshonneur, ou bien ma présence dans le pays avait-elle été signalée aux gens du roi? C'est ce que j'ignorais alors.
Toujours est-il qu'affolé par la terreur présente et par les émotions de la nuit, je jetai sur une table tout l'or que je portais sur moi, et, ouvrant la fenêtre, je sautai dans le petit jardin qui s'étendait derrière la maison et gagnai en un instant les bois où je trouvai un asile.
Deux jours après, le lieutenant civil avait emmené sa fille à Paris et j'endossais la casaque des cadets du régiment de Tracy.
Exili fixa sur son compagnon un regard pénétrant.
—N'êtes-vous jamais revenu à la métairie, lui demanda-t-il, et ne savez-vous pas ce qu'est devenu votre fils?
—La guerre m'avait pris tout entier, comme m'avait pris l'amour, comme m'avait pris le plaisir.
Pendant dix ans je me battis en Espagne, dans le Piémont, dans les Flandres, partout où l'on se battait, et je défie tous ceux qui m'ont pu voir à l'œuvre d'avancer que le chevalier de Sainte-Croix n'a pas fait vaillamment son devoir de soldat.
Quand je revins en France, j'étais capitaine. Il ne me restait de cette équipée de ma jeunesse qu'un vague désir de savoir...
Je me rendis à la métairie de la route de Beauvais. Là, on m'apprit que l'enfant oublié par un inconnu, dix ans auparavant, avait été allaité par la fermière tant qu'avait duré l'or laissé par celui qu'on croyait son père.
Les métayers n'étaient point riches; l'enfant était une charge pour eux; ils avaient voulu s'en débarrasser, et ils songeaient déjà à le déposer dans l'un de ces asiles ouverts par la pitié, quand un jour, un voyageur, dont on ne pouvait m'apprendre ni le nom, ni l'état, s'était offert à en prendre soin.
L'enfant lui avait donc été cédé, et il était parti.
Mais s'il ne m'était pas donné de retrouver mon fils, je devais, quelques mois plus tard, me rencontrer face à face avec la mère.
Pendant la dernière campagne de Flandres, je m'étais lié avec un gentilhomme d'excellente maison et du plus charmant caractère.
La guerre terminée, nous nous retrouvâmes à Paris.
J'étais pauvre, il était riche.
Il m'offrit à la fois sa bourse et ses services; je n'avais pas de raison pour refuser. Mon joyeux compagnon d'armes était marié.
Il me proposa de me présenter à sa jeune femme; j'acceptai, et, jugez de ma surprise, Marie-Madeleine d'Aubray était devenue madame la marquise de Brinvilliers.
Le marquis menait grand train; il se ruinait un peu, je crois. Il m'offrit de l'y aider, et je vins habiter son hôtel.
La passion sommeillait en moi; la vue de la marquise suffit pour la réveiller plus forte et plus impétueuse que jamais.
Madeleine n'aimait plus son mari, et celui-ci, d'humeur accommodante et facile, laissait à la marquise la liberté dont lui-même voulait profiter.
Que vous dirai-je? Madeleine était belle et l'âge n'avait point éteint en moi la tempête des désirs à peine assouvis; nos années de séparation s'oublièrent dans un baiser.
De son rôle d'auditeur attentif, Exili en revint à celui d'interrogateur presque soupçonneux.
—La marquise, demanda-t-il, avait-elle quelques nouvelles de son enfant, quelques indices qui aient pu la mettre sur sa trace, quelque chose enfin qui ait pu guider ses recherches? Car elle avait fait des recherches, n'est-il pas vrai, chevalier? Une mère doit avoir souci de son fils, enlevé ou perdu.
—Madeleine, répondit le chevalier, non sans quelque embarras, avait l'intime persuasion que j'avais emporté son fils, et qu'il avait été élevé près de moi.
Son désespoir fut immense quand il lui fallut apprendre la vérité; aujourd'hui encore, la perte de cet enfant est le seul nuage de nos amours.
—Vous lui avez donc dit la vérité?
—Pourquoi, adroit comme vous paraissez l'être, n'ayez-vous pas cherché à tromper ses regrets, en lui affirmant, par exemple, que son enfant était mort entre vos bras quelques minutes après sa naissance?
—Je ne puis mentir à Madeleine, répondit gravement Sainte-Croix.
Son compagnon sembla de nouveau s'absorber dans une contemplation muette qui lui servait tout bonnement à déguiser ses réflexions.
Le récit du chevalier touchait à sa fin.
—Nous nous livrions sans contrainte, continua-t-il, à toutes les joies d'une passion que rien ne semblait devoir troubler.
M. le marquis de Brinvilliers s'occupait peu de nous; commensal du logis, j'y avais remplacé le maître, et nous pouvions tous les jours, à toute heure, sans dangers, abrités par son insouciance, nous enivrer de voluptés, quand le soupçon entra dans notre intérieur sous la figure du lieutenant civil.
C'est un terrible gentilhomme que M. Dreux d'Aubray, et nous aurons plus d'un compte à régler ensemble.
Le marquis avait fermé les yeux; M. d'Aubray les lui ouvrit par force. Par ses soins, par ses déclamations tyranniques, par ses violences même, je dus quitter l'hôtel.
Nous n'avions pas pourtant renoncé à nous voir, et j'avais découvert un nid discret et mystérieux pour y cacher nos amours.
Servi par je ne sais quel démon, le lieutenant civil parvint à découvrir notre retraite.
Il avait deux fils, pourtant, et ces deux fils portent l'épée!...
L'arbitraire lui parut une arme plus sûre pour nous atteindre. Muni d'une lettre de cachet, entouré de suppôts de police, il fit un jour irruption dans notre bonheur, et les portes de cette prison se refermèrent sur moi.
Oh! mais j'en sortirai un jour, dussè-je user ma vie à l'œuvre de délivrance.
Rentré dans le monde des vivants, oh! j'en ferai sortir cet homme et ses fils. Ils ont répudié l'épée pour me frapper, ce n'est pas par l'épée que j'assurerai ma vengeance!
Voilà pourquoi, Exili, je me suis donné à vous, voilà pourquoi la réflexion m'a rendu fort contre les folles terreurs, contre de stupides scrupules; voilà pourquoi, enfin, il me faut votre science, car votre science tue.
Elève ou complice, prenez-moi, ni l'un ni l'autre ne failliront à la tâche.
Pour toute réponse, l'Italien se leva et marcha droit au mur contre lequel s'étendait sa couchette.
Sous la pression de sa main, une large pierre tourna dans son alvéole et démasqua aux yeux étonnés de Sainte-Croix une cavité profonde dans laquelle se trouvaient rangés, comme dans une armoire, quelques cornues, des alambics, divers récipients de grès ou de verre, des pots renfermant des substances inconnues, des fioles pleines d'une liqueur mystérieuse, un petit tas de charbon et un réchaud.
Il apporta silencieusement ce réchaud au milieu du cachot et alluma le charbon.
Puis, répondant à l'interrogatoire muet de son compagnon:
—Les gens qui ont besoin de moi, dit-il, et il y en a qui touchent au trône, ne m'ont laissé ici manquer de rien. C'est par eux et pour eux que j'ai improvisé ce laboratoire.
Il y a ici, ne vous en déplaise, de quoi satisfaire toutes les ambitions et assurer toutes les vengeances. Jusqu'alors, je n'avais eu à mes côtés que des compagnons,—ceux-là sont morts,—il me fallait un disciple.
Sainte-Croix interrogea anxieusement Exili des yeux.
—Oui, reprit l'Italien, ils sont tous morts; l'air de ce cachot est fatal; le médecin de la Bastille a assisté, impuissant, à leur agonie, et c'est à peine si à ces maladies étranges il a pu assigner un nom.
Mais pour toi, nul danger, mes espérances te sauvegardent; le démon de l'orgueil t'a envoyé ici, il ne pouvait me donner meilleur disciple.
Sois l'héritier de mes secrets, sois le ministre de mes haines; à toi cette science fatale. Si nous sortons ensemble, nous dominerons ensemble, si tu sors seul, tu me vengeras. Et maintenant, à l'œuvre, mon élève!
V
UN MAITRE EMPOISONNEUR
Ils travaillèrent longtemps, les sombres alchimistes! Une année entière les vit penchés sur le creuset où s'élaborait le grand œuvre des poisons.
Sainte-Croix, désormais tout acquis à l'Italien, et converti au meurtre plus encore par la violence de ses ressentiments et de son caractère que par les déclamations vertigineuses et les paradoxes infâmes de son compagnon, Sainte-Croix, disons-nous, s'était jeté à corps perdu dans cette science du crime.
Il y apportait cette passion que nous lui avons vu mettre au service des actes les moins importants de sa vie, et cette passion s'aiguillonnait encore, dans les circonstances actuelles, de toute la fureur de sa haine pour ceux qu'il accusait de l'avoir enlevé à son monde d'aventures, de plaisirs et d'amours, de toutes les angoisses d'une captivité dont la durée menaçait de devenir éternelle.
La Bastille s'était refermée sur un homme médiocrement dangereux; elle devait se rouvrir sur un véritable fléau.
Le chevalier s'était, du reste, toujours senti entraîné vers les mystères de la toxicologie. Sans but avoué, sans projets déterminés, par séduction et par caprice, il avait cherché à approfondir et à s'approprier les secrets de cet art qui fut la grande occupation de cette partie du dix-septième siècle.
Jugez quelle ardeur il dut apporter, quels progrès il dut faire, sous un maître tel qu'Exili, et avec la pensée d'associer à ses vengeances le résultat de ses travaux.
L'Italien était merveilleusement doué pour enseigner; sa parole avait un éclat qu'on eut cru dérobé aux flammes du royaume infernal, une sauvage éloquence dont les prédications des illuminés des Cévennes allaient nous donner des modèles, et je ne sais quelle logique implacable qui divinisait l'assassinat en l'assimilant à la justice.
Nous n'hésitons pas à le déclarer, et l'histoire l'a enregistré avant nous, Exili était un empoisonneur de génie, si toutefois le nom de cette faculté sublime peut être appliqué à tout ce qui n'émane pas d'en haut, à tout ce qui ne s'exerce pas au profit de l'humanité.
C'était une de ces anomalies terribles comme les fastes criminels n'en ont fourni que trop à l'échafaud, depuis Cardillac jusqu'à Papavoine et Eliçabide.
Possédé de la rage de la destruction, comme ces thugs de l'Inde qui croient, en étranglant, bien mériter de leurs sanglantes idoles, il avait consacré toute son existence à la combinaison de substances vénéneuses et les avait réduites à une formule d'une effrayante simplicité.
—Je n'ai qu'un poison, disait-il souvent à Sainte-Croix, mais il est composé de tous les autres, et voici trente ans que je travaille à le perfectionner.
Ses effets sont certains. Seulement, ils varient selon la dose et suivant le sujet.
Administré dans une proportion mathématiquement réglée, il peut mettre des mois, des années à agir; quelques grains mis en plus, quelques gouttes ajoutées, et voilà une tombe ouverte aussi instantanément que par le couteau qui troue une poitrine, que par la balle qui frappe au cœur, que par la foudre qui brûle, qui broie, qui pulvérise!...
Ce poison-là revêt toutes les formes, s'attaque à tous les organes, déjoue toutes investigations.
Ouvrez les cadavres qu'il fait, nul désordre ne décèlera sa présence, et souvent une maladie imaginaire deviendra sa complice.
Les Borgia, ces grands artistes, ont légué à ceux qui m'ont précédé ces secrets qui se perdraient, sans doute, dans l'avenir, si tu n'étais pas là pour les recueillir et les employer.
Mais les Borgia n'étaient que des enfants auprès des grandes choses que je rêve. Nous sommes destinés, l'un et l'autre, à reculer jusqu'aux dernières limites du possible le domaine des phénomènes toxiques.
Rendre mortel un fruit, un breuvage, un gant, une fleur, tout ce qui s'ingère, se touche ou se respire, niaiseries tout au plus dignes du Florentin René, le chimiste élémentaire de la reine Catherine! Il me faut l'idéal.
J'ai déjà découvert le narcotique, qui est l'image de la mort; je veux trouver le poison qui soit l'image de la vie, le poison invisible et impalpable qui corrompt l'air, qui tue à distance, qui peut, décentralisant son action, sacrifier aussi bien un peuple qu'un homme...
La satisfaction la plus absolue de toutes les passions qui dévorent l'humanité est dans la découverte de ce poison, mon fils, et il ne faudrait pas chercher ailleurs la pierre philosophale et le moyen de faire de l'or, à la poursuite desquels toutes les générations ont usé leur corps et perdu leur âme.
Le chevalier écoutait avec avidité ces divagations insensées.
Pourtant les jours se succédaient sans apporter de changement à son sort. Aucun bruit du dehors n'arrivait jusqu'à lui; rien ne lui annonçait la liberté prochaine; nulle nouvelle que sa maîtresse ou ses amis s'employassent en sa faveur, ne transperçait la quadruple enceinte de la forteresse pour relever son abattement par l'espérance.
Des amis? en avait-il donc d'autres que des compagnons de plaisirs, insouciants de lui comme il l'avait toujours été d'eux-mêmes, et la maîtresse qui, pour se livrer à ses caresses, avait trompé père et mari, ne pouvait-elle pas se montrer d'aussi facile composition à l'endroit de son souvenir?
Oh! quand Sainte-Croix songeait à tout cela, c'était dans le cachot d'effroyables tempêtes de douleur, de colère et de désespoir.
Les noms de Madeleine et du lieutenant civil retentissaient dans les sanglots, les cris et les imprécations.
Le prisonnier se tordait sous des accès de folie furieuse, les cheveux hérissés, l'écume aux lèvres, meurtrissant ses poings aux barreaux ou menaçant de se briser la tête contre la muraille.
Puis il retombait sur sa couchette, dompté, anéanti—et il pleurait—il pleurait, lui, l'aventurier jadis cuirassé contre toutes les émotions, lui qui avait abandonné sans remords son enfant au hasard, lui qui avait pu contempler d'un œil sec les larmes de sa mère!
Cependant Exili poursuivait avec calme:
—Pour que l'empoisonnement passe à l'état d'art et soit légitime comme tel, il a impérieusement besoin de l'impunité.
Je n'entends pas parler ici de cette impunité mesquine qui résulte de la faiblesse des hommes, de leur impuissance à châtier, de l'ignorance ou de l'oubli de la justice.
René le Florentin est mort tranquillement dans son lit. Qu'est-ce que cela prouve, sinon que le Béarnais lui avait pardonné la pomme de senteur de Jeanne d'Albret et les gants parfumés de madame de Sauves?...
Mais la culpabilité de René était connue, et le peuple maudit sa mémoire.
Le pape Alexandre VI ne l'a pas eue, lui, cette impunité; le vieux démon s'est laissé prendre à son propre piège; il a tenu, sous sa vigne de Saint-Jean-de-Latran, compagnie dans le trépas aux cardinaux qu'il avait conviés à souper, et madame Olympia a été inquiétée à Rome.
Moi-même je suis à la Bastille.—Pourquoi?—Parce que, à tous, il restait quelque chose à apprendre.
Crois-tu, par exemple, que, s'ils avaient possédé le secret que je cherche, René aurait eu besoin de la pomme et des gants qui l'ont décrété d'infamie, et Borgia du vin d'Orviéto qui l'a envoyé dans l'autre monde.
Crois-tu que la populace romaine poursuivrait de boue et de pierres le carrosse de ma protectrice, et que le nom de ton compagnon serait par toute l'Europe un symbole d'horreur et d'effroi?
O mon élève, ô mon fils! l'impunité que je veux pour nous est celle qui s'étend au delà du tombeau, et qui, après nous avoir faits puissants, riches, aimés, honorés dans la vie, nous laissera publiquement estimés dans la mort où nous serons venus escortés des regrets universels.
Voilà ce qui est vraiment digne de nous et ce qui nous fera dominer de toute la hauteur d'une perversité sublime cette misérable foule que nous aurons trompée et dont nous pourrons rire au fond du cercueil!
Sous ces paroles Sainte-Croix se relevait et se remettait à l'étude.
Les deux compagnons n'étaient nullement dérangés dans leurs travaux et leurs expériences.
Exili passait à la Bastille pour un prisonnier débonnaire, d'intelligence quelque peu fêlée, mais sans velléité d'évasion ou de révolte.
D'aucuns protecteurs de haut lieu, et qui recouraient parfois à ses services, avaient, d'ailleurs recommandé que l'on se bornât à le garder soigneusement, sans s'occuper outre mesure de ce qu'il pouvait faire, et le geôlier, auquel il abandonnait volontiers sa ration de vin et dont il avait acheté les bonnes grâces en le guérissant d'une fièvre, le laissait entièrement libre de vaquer à «sa diabolique cuisine.»
Quant à Sainte-Croix, c'était un pensionnaire de trop médiocre importance pour qu'on s'en inquiétât beaucoup.
Le chevalier commençait à ne plus attendre sa liberté que de lui-même.
Il avait parlé d'évasion.
Mais l'Italien avait répondu:
—Plus tard. Nous n'avons pas encore trouvé...
—Nous fuirons donc ensemble? s'était écrié Sainte-Croix.
—Quand je n'aurai plus rien à t'apprendre.
Un matin, le geôlier dit en entrant au chevalier:
—Voici une visite qui vous arrive.
Puis, introduisant un gentilhomme:
—Vous avez un quart d'heure à bavarder; mettons vingt minutes en considération de la double pistole que je viens de recevoir, et après cela, en route! Je viendrai vous reprendre...
Le geôlier sortit, et M. Reich de Penautier faillit étouffer Sainte-Croix d'embrassades.
Un cri sortit des lèvres de Sainte-Croix.
—M'apportez-vous la liberté?
M. le trésorier de la bourse des États du Languedoc eut des mélancolies trop bien jouées pour être réelles.
—Hélas! mon pauvre chevalier, répondit-il, vous avez des ennemis puissants, et toutes nos sollicitations sont venues échouer contre leur crédit.
Le plus affreux découragement remplaça sur le visage du prisonnier le rayon d'espérance qui l'avait éclairé un instant.
Puis, ses colères reprenant le dessus:
—Quels misérables ont donc juré de me faire pourrir dans cette tombe de granit! dit-il d'une voix sifflante; et quelle si grande faute ai-je commise pour que le monde entier s'acharne ainsi sur ma personne?
—Une faute qu'un père ne pardonne pas, répondit Penautier d'un air contrit, et que réprouvent à la fois les lois de la morale et celles de notre sainte religion.
Songez-y, chevalier, la paix d'une famille troublée, le déshonneur apporté dans un ménage, un mari séparé de sa femme, une fille éloignée de son père, voilà des crimes que le monde ne pardonne qu'à la seule condition qu'ils restent enfouis dans le plus profond mystère, et qu'ils se passent entre gens de race.
Mais votre passion, si malheureusement partagée par madame la marquise de Brinvilliers, a quelque peu cassé les vitres, et si j'en crois les bruits malveillants qui ont couru, le capitaine Guadin de Sainte-Croix serait loin d'égaler en noblesse les gens qu'il a offensés.
Le financier se tut, attendant l'effet de ses paroles.
Mais Sainte-Croix n'y avait prêté qu'une médiocre attention.
—Et Madeleine, murmurait-il, Madeleine que je croyais à jamais unie à mon sort, Madeleine qui avait juré de me consacrer son existence tout entière, de vivre de ma vie, de mourir de ma mort; Madeleine à laquelle m'attachent et le passé et le présent, m'a-t-elle donc déjà renié, elle aussi?
Voilà plus d'une année que je me heurte aux murs de ce cachot; plus d'une année dont chaque jour n'a été pour moi qu'un long regret, qu'une douleur immense, qu'un désespoir de tous les instants!
Et elle, elle qui aurait pu me consoler, elle qui pourrait encore m'empêcher de maudire, elle qui seule pourra dans l'avenir se dresser entre moi et mes vengeances... elle n'a pas daigné donner un mot de souvenir à l'homme qu'on a arraché de ses bras pour le jeter ici, les lèvres encore humides de ses baisers.
—Vous vous trompez, chevalier, répondit doucement Penautier. Vos accusations sont injustes. Je vous les pardonne devant votre malheur, comme madame la marquise vous les pardonnerait elle-même. Ignorez-vous les exigences qui retiennent malgré elle une femme de qualité?
—La passion vraie, interrompit Sainte-Croix, méprise ces conventions humaines qu'on appelle les exigences du rang.
—Elle l'aurait voulu, que la chose lui eût été impossible. Croyez-moi, mon ami, madame de Brinvilliers n'a jamais cessé de vous aimer; depuis l'instant où vous l'avez quittée, elle vous pleure, et ses larmes sont sa seule force.
D'ailleurs, surveillée, espionnée, gardée à vue comme elle l'est, se débattant entre la sévérité paternelle et les calomnies de ceux qui vous sont hostiles...
—Et qui donc, excepté MM. d'Aubray, a quelque motif de haine contre moi?
—Je n'entends nommer personne; mais interrogez votre mémoire, chevalier, elle vous répondra certainement.
—Interroger ma mémoire?...
—Un homme comme vous, qui a eu beaucoup d'aventures, beaucoup de succès et qui est doué de vos qualités, a dû semer bien des ennemis sur sa route.
Et tenez, pour ne point faire de médisance,—car l'on est trop porté à nous incriminer de ce défaut, nous autres gens d'église,—n'avez-vous pas souvenance d'avoir, le soir même de votre arrestation, cruellement offensé certaine personne en la forçant de pâlir devant votre épée et d'avouer sa couardise devant tous!
Le chevalier mit son front dans ses mains et se prit à songer.
—Cherchez bien! continua Penautier.
Sainte-Croix releva la tête et regardant en face le financier:
—Si vous me dites de chercher, monsieur, c'est donc que vous avez trouvé?
—Mon Dieu! la charité m'oblige à vous venir en aide, et quelque chagrin que j'éprouve à constater les faiblesses de mon prochain, ne vous semble-t-il pas que chez La Vienne, Hanyvel...
—Lui, s'écria Sainte-Croix, allons donc, impossible!
—On dit qu'il aimait la marquise, répondit hypocritement Penautier. N'est-ce pas sur un mot imprudent de sa part que vous avez tiré l'épée?
—C'est vrai. A présent, je me rappelle...
—Ce mot que, sans considération pour vous, il a dit devant tous, n'a-t-il pas pu fort bien le souffler à l'oreille de M. Dreux d'Aubray! Il connaissait votre retraite, et ils étaient bien rares ceux qui avaient votre secret.
—Oh! si j'étais sûr! s'écria le chevalier les dents serrées.
—Notez, continua Penautier, que je n'affirme rien. Je crois tenir un fil de ce mystère; je le suis, je cherche; les probabilités sont malheureusement contre Hanyvel.
—C'est bien, interrompit Sainte-Croix, cet homme est condamné.
L'éclair de joie que nous avons vu briller dans les yeux du financier d'église au moment où, dans le tripot du baigneur, Sainte-Croix menaçait Hanyvel de sa rapière, transfigura de nouveau sa physionomie douceâtre, et ce fut presque emporté par je ne sais quel mouvement imprévu qu'il s'écria:
—Touchez là, chevalier, nous vous ferons sortir d'ici.
Un troisième personnage intervint dans la conversation: c'était Exili, qui, pendant tout ce qui précède, était étendu sur sa couchette en feignant de dormir, et qui, pourtant, n'avait pas perdu une parole.
—M. de Sainte-Croix n'a pas besoin de sortir de la Bastille pour atteindre ses ennemis, prononça-t-il d'une voix grave et prophétique.
Devant l'apparition de l'Italien, dont la tête fantastique et le grand corps émergeaient de l'ombre, M. Reich de Penautier se recula.
—Oh! n'ayez pas peur, dit Sainte-Croix, c'est mon compagnon, mon ami, mon maître.
—On m'appelle Exili, continua l'empoisonneur; vous voyez bien, mon maître, que nous pouvons nous entendre.
—En vérité, monsieur, je ne sais, balbutia Penautier, qui faisait d'incroyables efforts pour ressaisir son sang-froid.
—La chose est cependant bien facile à comprendre, et si les violences bien légitimes de son caractère n'absorbaient pas M. de Sainte-Croix, mon élève et mon fils, il aurait compris depuis longtemps: une haine commune vous réunit contre Hanyvel.
—Vous vous trompez, monsieur.
—Je ne me trompe jamais: l'homme dont vous parlez n'est-il pas receveur général du clergé? Une fort belle place, si j'en juge par les soixante-quinze mille livres qu'elle fait deux fois l'an encaisser à celui qui en a le brevet.
Et n'ai-je pas entendu dire par le chevalier que vous étiez vous-même trésorier de la bourse des États de Languedoc, partant parfaitement apte à remplacer le seigneur de Saint-Laurent si un malheur venait à lui arriver?
—Eh bien?
—Eh bien, le malheur lui arrivera.
—Monsieur! monsieur! s'écria Penautier tout haletant d'émotion, je vous somme de vous expliquer.
En ce moment on entendit résonner le pas du geôlier.
—Nous n'en avons pas le temps, répondit l'Italien.
Puis, allant à l'endroit où il renfermait le résultat de ses travaux, il y prit une petite fiole, et la présentant au financier, qui, tout pâle, essuyait de son mouchoir de dentelles la sueur qui baignait son front:
—Prenez ceci, dit-il; deux gouttes suffiront pour que notre ami Sainte-Croix soit débarrassé d'un souvenir pénible, et pour que la marquise de Brinvilliers n'ait plus à redouter les indiscrétions d'un malavisé,—ceci sans préjudice de la charge de receveur général du clergé, qui pourrait, certes, vous incomber si le sieur Hanyvel arrivait à décéder.
Le geôlier entrait.
—Prenez donc, fit Sainte-Croix à voix basse, prenez.
Le financier saisit la fiole d'une main tremblante et la dissimula sous les riches broderies de ses manchettes.
—Allons, monsieur, il faut sortir, commanda le geôlier.
Penautier gagna la porte en chancelant; il allait disparaître, quand Exili lui jeta comme un salut d'adieu ce ricanement sinistre:
—Mes compliments, monsieur le receveur général du clergé!...
Lorsque la porte se fut refermée sur les prisonniers, que les pas se furent perdus dans le dédale des corridors, Exili s'approcha de Sainte-Croix en lui prenant la main.
—Chevalier, lui dit-il, sais-tu quel est le traître à qui tu dois demander compte? Sais-tu l'homme qui, avec la patience d'un bénédictin et la fourberie de Tartuffe, a ourdi contre toi le complot infâme qui t'a jeté à la Bastille? Cet homme-là, mon fils, je te le dis, c'est l'hypocrite qui sort d'ici, c'est M. Reich de Penautier.
—Je le savais, dit tranquillement Sainte-Croix.
L'Italien regarda son compagnon avec un profond étonnement.
—Oui, poursuivit Sainte-Croix, je l'avais soupçonné dès le commencement de l'entretien, et la fin a changé mes doutes en certitude.
—Et tu as pu rester impassible?
—Oui, car c'est sur cet homme que je compte pour ma fortune à venir.
—Bien, très bien! s'écria l'Italien en prenant les mains du chevalier; de ce jour je te reconnais véritablement pour mon fils bien-aimé, pour mon digne disciple.
VI
LE PACTE DE LA MORT
Depuis la visite de Penautier, visite si brusquement terminée par l'intervention d'Exili, le caractère de Sainte-Croix avait complètement changé.
Plus d'éclairs de gaieté, d'emportements furieux: un sombre abattement, toujours.
Souvent son compagnon de cachot le surprenait le regard fixe, l'œil démesurément dilaté, si profondément plongé dans ses méditations, qu'il n'entendait même plus la voix qui l'appelait.
—Ne me direz-vous pas, chevalier, demanda l'Italien, un jour qu'il avait été plus taciturne encore que de coutume, ne me direz-vous pas quelles inquiétudes plissent ainsi votre front et vous arrachent par instants des paroles sans suite?
Sainte-Croix parut hésiter un moment.
—Soit, répondit-il enfin avec emportement, je vous l'avouerai. J'ai peur.
—Vous, chevalier! Fi donc! vous vous calomniez. Votre cœur, j'en suis sûr, est au-dessus des angoisses sans raison, des terreurs folles qui assiègent le vulgaire.
—Non, je vous le répète, j'ai peur.
—Mais enfin, de quoi?
—De l'arme terrible que vous avez osé mettre aux mains du trésorier des États du Languedoc.
—Des remords! dit L'Italien avec stupéfaction, des remords!
Le chevalier haussa les épaules.
—Êtes-vous bien sûr de votre poison, Exili? demanda-t-il.
—N'est-ce que cela? Eh bien, rassurez-vous.
—C'est en Penautier que j'ai mis toute mon espérance; s'il allait échouer? s'il allait être surpris, jugé, mis à la torture, ne nous livrerait-il pas? Et alors c'en serait fait pour jamais de ma liberté.
—Insensé! les poisons que je distille ne m'ont jamais trahi!
—Oh! que ne puis-je vous croire!
—T'ai-je donc trompé quelquefois?
—Eh! le sais-je, moi? répondit le chevalier. Ne m'a-t-il pas toujours fallu vous croire sur parole? Vous m'avez dit: «Ceci est un poison.» Je vous ai cru. Vous m'avez dit: «Cette substance produit tels effets.» Je vous ai cru encore. Mais je n'ai jamais eu une preuve.
Jamais une expérience ne m'a prouvé matériellement que vous aviez raison. Et voilà pourquoi j'ai des doutes que je ne puis vaincre; voilà pourquoi cette terrible pensée m'obsède.
Le moment venu, l'élixir mortel fera-t-il son œuvre? et le cadavre d'Hanyvel ne révélera-t-il pas le secret de ma vengeance et la cupidité de Penautier.
L'Italien réfléchit quelques minutes.
—C'est juste, dit-il enfin; il vous faut une expérience, chevalier, vous l'aurez; car enfin les expérimentations faites sur quelques rats que nous avons réussi à prendre, ne doivent pas vous convaincre complètement.
Il nous faut un homme, nous l'avons sous la main.
—Comment cela?
—Attendez, homme de peu de foi, et sans doute, comme l'apôtre, après avoir vu, après avoir touché, vous croirez, et vous ne douterez plus de la parole du maître.
L'Italien, alors, tira de son sein une fiole microscopique, qu'il déboucha avec d'étonnantes précautions.
Puis, trempant une aiguille dans la liqueur qu'elle contenait, il en secoua par deux fois la pointe au-dessus de l'un des gobelets qui servaient aux prisonniers pour leurs repas.
Deux gouttes presque invisibles tombèrent dans le gobelet.
En ce moment entrait le guichetier, portant le dîner des deux compagnons.
—Bombance, messeigneurs! dit cet homme en posant sur la table deux bouteilles chaperonnées de vert; c'est aujourd'hui la fête de Mgr de Baisemeaux de Montlezun, et notre digne gouverneur a voulu que ses hôtes la célébrassent en buvant à la santé du roi.
Goûtez-moi cela, mes maîtres, et vous m'en direz des nouvelles.
Et le geôlier fit claquer sa langue contre son palais avec une grimace de béatitude qui témoignait hautement de l'estime grande professée à la Bastille pour le vin de gala de M. le gouverneur.
Exili jeta à Sainte-Croix un regard significatif, et, désignant une bouteille au guichetier:
—Servez-nous d'échanson, mon brave, lui dit-il, et dégustons ensemble les bienfaits de M. de Baisemeaux.
Le porte-clés déboucha prestement la bouteille et remplit les gobelets.
—Voulez-vous boire, chevalier? demanda l'Italien à Sainte-Croix.
Le chevalier fit un signe négatif.
—Vous avez tort, par ma foi, mon gentilhomme, le vin est le soleil des prisonniers: quand vous aurez passé dix ans encore en notre compagnie, vous ne bouderez pas ainsi devant cette grande consolation.
Et, offrant au guichetier le gobelet dans lequel il avait laissé tomber une goutte de la petite fiole, il prit l'autre, le heurta légèrement contre celui de son partner et en avala le contenu après s'être écrié:
—Dieu donne longue vie à Sa Majesté Louis le quatorzième.
Et le geôlier, lui aussi, avait porté le gobelet à ses lèvres...
Mais à peine avait-il effleuré les bords, que, s'affaissant sur lui-même, il tomba comme foudroyé.
Sainte-Croix avait regardé cette scène avec stupeur.
—Eh quoi! cet homme est mort? s'écria-t-il.
—Oui, si je le veux, répondit tranquillement Exili. Pour l'instant, je me suis contenté de... l'endormir un peu brusquement. Mais si je ne le tirais de ce sommeil terrible, qui a, vous le voyez, toutes les apparences du trépas, il ne se réveillerait jamais.
Sainte-Croix se pencha sur le corps inerte du geôlier étendu sur les dalles.
—Oh! dit l'Italien, regardez, examinez, soulevez ce bras raidi; posez votre main sur ce cœur qui a cessé de battre; plongez votre regard dans ce regard atone, et dites-moi si ce n'est pas un cadavre que vous avez sous la main?
Le chevalier avait suivi toutes les indications de son maître; bientôt il sentit que les mains du malheureux geôlier se refroidissaient.
Il se releva alors, et ce fut d'une voix presque épouvantée qu'il s'écria:
—Vous vous trompez, Exili, cet homme est bien mort; vous l'avez tué!
—Je pourrais, continua l'Italien impassible, le laisser ainsi impunément trente heures encore.
Oui, j'ai fait cette expérience plusieurs fois. J'ai pu ainsi suspendre la vie pendant près de deux journées et ressusciter pour ainsi dire des morts.
Attendre davantage est imprudent, je m'en suis convaincu par mainte expérience.
—Est-ce donc ainsi que mourra Hanyvel?
—Oui, plus promptement encore. Deux minutes après être tombé, il aura cessé de vivre; car la dose sera infiniment plus forte, et tout mon art ne pourrait rallumer l'étincelle de la vie lorsqu'elle est éteinte.
—Mais les médecins! si on avait des soupçons, si la famille exigeait l'autopsie?
—Les médecins découvriraient qu'il est mort de la rupture d'un des vaisseaux du cœur.
Mais si on analyse le reste du vin contenu dans son verre?
—Eh! ne vous l'ai-je pas dit cent fois, mes élixirs peuvent défier toutes les recherches; n'ai-je pas vu cent fois les plus habiles chimistes de l'Italie essayer vainement les vins que madame Olympia servait à ses hôtes, vins exquis qui donnaient la mort?
—Rien.
Il y eut un long silence entre les deux complices. Un infernal orgueil éclairait la figure de l'Italien; Sainte-Croix était anéanti, écrasé.
—Quant à cet homme étendu là, reprit Exili, seul, je puis le tirer du néant où je l'ai plongé, seul. Le scalpel des chirurgiens déchiquetant ses chairs, ne l'éveillerait pas.
Exili prit alors dans l'armoire secrète pratiquée dans le mur, un flacon plein aux trois quarts d'une liqueur rougeâtre.
—Regardez bien, chevalier, dit-il.
L'Italien souleva alors la tête du malheureux guichetier et la plaça sur ses genoux; à l'aide d'un couteau, il lui desserra les dents et fit glisser dans sa bouche cinq ou six gouttes du liquide.
Le geôlier fit un mouvement.
Exili laissa s'écouler quelques minutes et recommença la même opération.
Cette fois, le pauvre porte-clefs ouvrit les yeux.
—Que m'est-il arrivé? demanda-t-il après un moment.
—Rien de grave, mon ami, répondit l'Italien.
Et, s'adressant à Sainte-Croix:
—Soutenez donc à votre tour ce pauvre homme, que j'achève de le remettre sur ses pieds.
Sainte-Croix obéit, et son compagnon ayant rempli d'eau un gobelet et y ayant versé la moitié de ce qui restait de liquide dans le flacon, le présenta au geôlier en lui disant:
—Buvez, mon brave, voici qui vous remettra.
—Ah! merci, mon gentilhomme, fit-il quand il eut bu; je me sens mieux; j'ai la tête encore bien lourde, pourtant, et il me semble que j'ai le feu dans la poitrine.
—Ce ne sera rien, reprit Exili, il faudra simplement vous faire tirer quelques palettes de sang.
—Vous croyez, monsieur?
—J'en suis sûr. Vous pouvez vous flatter, par exemple, d'avoir du bonheur; si une chose semblable vous était arrivée dans un autre cachot, vous étiez perdu.
—C'est pourtant vrai, fit le guichetier en frissonnant à cette idée, le médecin de la Bastille habite Versailles; avant qu'il soit prévenu, on a le temps de mourir dix fois.
—C'est fort rassurant pour les prisonniers, objecta Sainte-Croix.
—Oh! monsieur! vous n'avez rien à craindre, vous; votre ami n'est-il pas là? il vous sauverait comme il vient de me sauver moi-même.
Prenant alors la main d'Exili et la portant à ses lèvres:
—Soyez béni, monsieur, continua-t-il; je vous devais déjà la vie de ma femme, aujourd'hui je vous dois encore la mienne. Quoi que vous me demandiez, soyez sûr que je le ferai.
Excepté de ce qui est pour s'évader, toutefois, vu que mon aide ne vous servirait à rien et me ferait certainement perdre ma place.
—C'est bien, c'est bien, dit l'Italien; allez, mon ami, on pourrait mal interpréter votre absence.
—Je vous quitte, monsieur, mais laissez-moi vous remercier encore. Ah! quand je pense qu'il y en a qui disent comme ça que vous êtes un empoisonneur! Faut-il que le monde soit méchant!
Et le porte-clefs s'éloigna, laissant Exili triomphant et Sainte-Croix confondu.
Le surlendemain, ce même geôlier tira à part l'Italien.
—Monsieur, lui dit-il, j'ai trouvé moyen de risquer ma place pour vous.
En me chargeant d'un billet pour votre ami, M. de Sainte-Croix.
—Qui vous l'a remis?
—Un homme que je ne connais pas. Il m'a donné en même temps dix pistoles. Je les ai prises, mais je les lui rendrai si vous me le dites.
—Tu peux les garder, mon brave; mais ce billet.
Le geôlier regarda de tous côtés, comme s'il eût redouté l'espionnage des murailles, et, rassuré par son examen, tira de sa poche un petit billet soigneusement roulé, de manière à réduire le papier à son plus mince volume, il le remit à celui qu'il n'appelait plus que son sauveur, et s'enfuit en courant.
—Des nouvelles de Penautier, chevalier! s'écria Exili; bonnes nouvelles.
—Donnez, donnez! dit Sainte-Croix, donnez...
Il déroula le billet. Il n'y avait que ces mots:
«Notre belle amie a daigné se charger de remplir la coupe du festin. Il l'a vidée jusqu'à la dernière goutte, tout est bien. On espère bientôt revoir son cher prisonnier.»
—Malédiction! s'écria Sainte-Croix. Cet infâme Penautier a chargé la marquise d'empoisonner Hanyvel. Il avait peur, le lâche! Et elle, elle, c'est par amour pour moi qu'elle a consenti...
—Où est le malheur? demanda doucement Exili.
—Souiller la main de cet ange! flétrir d'un crime une âme aussi belle!
—Vous déraisonnez, mon ami; ne faut-il pas que la marquise s'exerce?... Vous aurez besoin de son aide le jour où vous vous attaquerez à M. Dreux d'Aubray et à ses fils.
—Soit! Nous voici quatre maintenant unis par le pacte terrible du sang.
Tu m'appartiens, Penautier, et ce billet que dans ta joie tu as eu l'imprudence de me faire parvenir, après avoir eu la folie de l'écrire de ta main, ce billet te livre à moi; tu m'appartiens, Penautier, et désormais ma volonté devra être la tienne, si tu ne veux pas que je te perde; car, par la mort de Dieu! je le ferais, fallût-il pour cela me perdre moi-même.
—Je croyais Penautier plus habile, dit Exili en hochant la tête. Écrire! pour un homme d'église la faute est impardonnable. Mais cet événement me décide. Maintenant, une fois hors d'ici, les ressources pour quitter la France ne nous manqueront pas.
—Que voulez-vous dire?
—Rien, sinon que l'heure est venue, je crois, de notre liberté.
A ce mot de liberté qui résume à lui seul toutes les pensées, toutes les inspirations du prisonnier, Sainte-Croix ne put retenir une exclamation.
—Nous pourrions être libres! s'écria-t-il.
—Je le crois.
—Cependant, maître, vous m'avez répondu cent fois que vous aviez renoncé à votre liberté.
—Je vous ai répondu que l'heure n'était pas encore arrivée; aujourd'hui c'est autre chose.
Je vous ai appris tout ce que je pouvais vous apprendre ici; dussè-je vous faire faute, maintenant votre science est assez grande pour que vous puissiez poursuivre seul des études commencées ensemble.
Je vous ai livré les secrets que j'avais pieusement reçus de mon maître, et si je ne vous ai pas dit le dernier mot, c'est qu'après vous avoir éprouvé dans le malheur, j'ai besoin de vous voir à l'œuvre dans la prospérité.
Trouvez-vous que cette année d'épreuves et d'études a été perdue pour vous?
Pour toute réponse, Sainte-Croix serra les mains du vieil alchimiste.
—Elle ne le sera pas non plus pour l'humanité, je l'espère, continua Exili, car vous êtes bien l'homme que j'avais vainement cherché jusqu'à ce jour.
Un infernal sourire plissa les lèvres minces du terrible empoisonneur, tandis qu'il prononçait ces mots.
Si convaincu qu'il fût par d'abominables théories, par des déclamations insensées, le chevalier ne put s'empêcher de frissonner.
—Non, je n'ai jamais renoncé à ma liberté, reprit Exili après une pause, mais j'ai su attendre par dévouement pour la science.
Autrefois, d'ailleurs, j'espérais pour vous et pour moi, en ceux qui, depuis que je suis ici, ont utilisé ma science; ils sont assez puissants pour me faire ouvrir les portes...
—Et aujourd'hui?
—Sans doute, ils croient pouvoir se passer de moi; peut-être même souhaitent-ils ma mort. Nous saurons nous passer d'eux.
—C'est une évasion alors, que vous voulez tenter?
—Vous l'avez dit, chevalier.
Sainte-Croix demeura immobile et rêveur; mais sur son front et dans ses yeux, Exili pouvait lire, comme dans un livre ouvert, toutes les pensées qui remuaient son âme.
Il récapitulait tous les obstacles qui s'opposaient à une fuite. Une à une, il comptait toutes les précautions prises pour que la Bastille ne rendît jamais sa proie, geôliers, sentinelles et murailles, et il se demandait ce que pouvaient contre tant de barrières deux pauvres prisonniers.
Cette récapitulation, bien souvent déjà il l'avait faite, et à chaque fois il s'était répondu: impossible.
Cette fois encore, il arriva à cette désolante conclusion; aussi est-ce avec un morne découragement que, répondant plutôt à ses pensées qu'aux paroles de son compagnon, il s'écria:
—S'évader! inutile et cent fois folle tentative!...
—Non, dit Exili d'une voix ferme, non, quand on a pour soi une chance contre cent.
—Mais cette chance, cette chance unique, l'avons-nous?
—Je l'ai.
—O mon Dieu! murmura le chevalier transporté jusqu'au délire à cette idée, mon Dieu! faites que nous réussissions!
—Peut-être, mon cher élève, avez-vous tort d'invoquer Dieu en cette affaire. Il serait assez de son intérêt que nous ne sortissions jamais d'ici.
Exili prononça ces paroles d'un ton de mépris impossible à rendre, et, en appuyant sur les mots: «Mon cher élève,» l'empoisonneur, qui invoquait le génie du mal, affectait de ne pas croire en Dieu.
Sainte-Croix rougit. Il croyait digne de son orgueil d'égaler son maître en tout ce qu'il pouvait y avoir d'abominable en lui.
—Je vois, dit-il d'une voix sourde, que vous m'avez voulu donner une fausse joie; il vous a plu d'éprouver la force de mon caractère: c'est une triste expérience que vous venez de faire là.
—Vous ai-je donc jamais trompé? répondit sévèrement Exili. Croyez-vous donc que, depuis mon emprisonnement, j'aie perdu de vue une seule minute ma liberté?
Vous étiez libre encore que déjà mon plan était fait. Son invraisemblance même est un élément de succès; et voilà pourquoi je vous dis: «Espérez; voilà pourquoi je vous répète: Nous avons une chance pour nous.
—Oh! parlez, je vous en conjure, exclama le chevalier haletant, parlez, dites-moi vos projets, vos espérances, vos espérances plutôt!
L'Italien ne répondit pas.
S'armant d'une espèce de ciseau fabriqué avec le manche en fer d'un ustensile de cuisine dérobé au guichetier, il alla s'agenouiller au pied du mur contre lequel était adossée la couchette de Sainte-Croix.
Pendant quelques instants, il examina l'emplacement, et, ayant enfin trouvé ce qu'il cherchait, il commença à gratter le ciment qui unissait les carreaux en cet endroit.
Sainte-Croix remarqua que ce ciment, loin de se pulvériser sous l'instrument, se détachait en bandes longues et minces.
Il se pencha à son tour pour se rendre compte de ce phénomène, et il vit alors que ce qu'il avait pris pour du mortier était simplement de la mie de pain.
—Oh! dit-il joyeusement, notre besogne, je le vois, sera singulièrement simplifiée!
L'Italien sembla n'avoir pas entendu la remarque de son compagnon.
Il travaillait avec une fébrile activité. Déjà cinq ou six carreaux, soulevés avec les plus grandes précautions, venaient de mettre à jour les briques de champ et les voliges de chêne qui les soutenaient.
Exili dérangea quelques-unes de ces briques descellées à l'avance, et, déplaçant une poutrelle, ménagea une ouverture assez large pour qu'un homme pût y passer aisément.
Alors, avec une agilité qu'on n'eût certes pas attendue de son âge, il se glissa par l'étroite issue en faisant signe à son compagnon de le suivre.
Tous deux se trouvèrent alors dans une sorte de soupente ménagée entre le plafond inférieur et le plancher de leur cachot.
Cet espace était assez grand pour qu'un homme pût s'y tenir, seulement en se courbant un peu.
—Comment diable! dit Sainte-Croix, M. de Baisemeaux, qui est si embarrassé de ses locataires, n'a-t-il pas encore songé à utiliser ce réduit en y installant deux ou trois prisonniers.
—Il est probable qu'il ignore l'existence de cette soupente, ménagée il y a longtemps, sans doute, pour diminuer la hauteur d'étage de la prison située au dessous, occupée par quelque prisonnier d'importance. Mais regardez, chevalier.
Exili venait, avec de grandes précautions, de détacher de son alvéole une grosse pierre noircie par la fumée.
—Oui, dit le chevalier, par là il serait facile de s'introduire dans le conduit de la cheminée; mais le conduit ne nous mènerait-il pas simplement dans quelque autre cachot?
—A cet égard, vous pouvez vous rassurer: mais remontons; à cette heure, on pourrait nous surprendre; maintenant je puis vous expliquer mon plan.
Et il replaça la pierre.
Tous deux, avec quelque peine, regagnèrent leur cachot. La volige et les briques furent remises dans leur état primitif; les carreaux soigneusement ajustés et les interstices de nouveau bouchés avec de la mie de pain.
Exili s'assura que nul ne pouvait s'apercevoir du travail qui avait eu lieu; pour plus de sûreté, il répandit en cet endroit une poignée de poussière, et seulement alors il parut disposé à reprendre sa confidence.
—Je vous écoute, maître, dit Sainte-Croix, que l'impatience dévorait.
—Sans doute, commença l'Italien, vous savez que la chambre de la question est située au rez-de-chaussée de la tour que nous occupons?
—Je l'ignorais.
—Je fis, moi, cette remarque, si heureuse pour nous, dès le second jour de mon entrée à la Bastille; car on avait eu l'idée de me torturer un peu pour m'arracher quelques confidences.
—Eh quoi! mon ami, on vous appliqua la question!
—Hélas! oui, chevalier, mais d'une façon fort douce, je vous jure. On voulait des révélations; je parus fort disposé à en faire. Jamais patient n'eut la langue si bien déliée.
Sainte-Croix regarda Exili d'un air singulièrement étonné.
—Comment! dit-il, vous, toujours si fort, vous vous êtes senti faible à l'approche de la douleur?
L'Italien ne répondit que par un sourire à la question de son jeune compagnon.
—Les juges, continua-t-il, me voyant si bien disposé à parler, furent saisis d'une épouvante vraiment extraordinaire.
—Que pouvaient-ils donc craindre?
—Peu de chose: seulement d'entendre mes réponses.
—Que vous demandaient-ils donc?
—Les noms des personnes qui m'étaient venues visiter depuis mon arrivée en France.
—Oui, je comprends.
—Véritablement, l'inquiétude de ces pauvres juges me faisait pitié.
Leur bouche m'interrogeait, leurs yeux me commandaient le silence.
Peut-être vous sera-t-il donné un jour de voir un tribunal interroger en tremblant un accusé, et redouter ses réponses plus qu'il ne redoute ses questions; c'est ce qui m'arriva, et c'est l'histoire de tous ceux qui se sont trouvés mêlés aux intrigues intimes de la cour.
Les grands, en général, aiment peu les hommes que le hasard ou la curiosité a rendus maîtres de leurs petites histoires, et je sais, moi, pas mal de secrets fort dangereux à porter.
—Je m'explique, dit Sainte-Croix, qu'on aime à vous savoir en lieu sûr. La Bastille garde les secrets.
—Ce fut tout à fait l'avis de mes juges; mais ils préférèrent ne pas partager mes secrets, dans la crainte de partager aussi ma prison; et comme je réussis à leur persuader que je parlerais à la première douleur de la torture, ils y allèrent avec infiniment de précaution.
—Ah! s'écria Sainte-Croix, en se frappant le front, tout m'est expliqué maintenant.
—Quoi donc?
—La longueur de ma captivité, les difficultés qu'éprouvent mes amis lorsqu'ils sollicitent ma liberté.
—Que voulez-vous dire?
—Oui, c'est bien cela, continua le chevalier en repoussant son compagnon avec une sorte d'horreur; on sait que je partage votre cachot, ou peut croire qu'ensemble nous avons remué la cendre de vos souvenirs; qui sait! M. de Baisemeaux s'imagine peut-être que vous m'avez confié tous vos secrets, et votre amitié me condamne comme vous à une prison éternelle.
—Enfant, répondit l'Italien d'un air de pitié, les choses dont je vous parle passent bien au-dessus de la tête de M. le gouverneur de la Bastille; pour lui je ne suis qu'un fou peu dangereux.
Non, votre captivité ne viendrait pas de là, mais bien plutôt de Penautier, qui, s'il était un homme habile, devrait à tout jamais vous laisser ici.
—Oh! si je le croyais!
—Mais peu importe, puisque avant peu nous serons libre. Donc, écoutez-moi.
Tandis qu'on me torturait avec toute la douceur imaginable et qu'on faisait semblant de me serrer les pieds dans les brodequins, je pus examiner à loisir la chambre où je me trouvais.
Dans le fond, je remarquai une espèce de fourneau de forge où l'on faisait chauffer les fers. On y fait grand feu quelquefois; par conséquent, je me dis que le conduit pour la fumée devait être fort large et allait directement jusqu'au toit. Je calculai ensuite que le mur contre lequel était adossé ce fourneau devait correspondre à l'un des murs de ma prison.
—Alors, c'est ce conduit que nous venons de voir?
—Précisément. Mais, comme bien vous pensez, je ne trouvai pas du premier coup.
Vainement, pendant plus de huit jours, j'interrogeai tous les murs, je sondai toutes les pierres, les unes après les autres, à la hauteur de notre étage; en effet, le conduit fait un coude brusque, de telle sorte que si la soupente entre les deux plafonds n'eût pas existé, toutes mes espérances étaient évanouies, car déjà, sur ce conduit, j'avais, par la pensée, bâti un plan d'évasion.
—Mais cette soupente, qui vous la fit découvrir?
—Le hasard. Appelé au greffe un jour, je vis ouverte la porte du cachot situé au-dessous du nôtre; j'aperçus le plafond.
Instinctivement j'en mesurai la hauteur; puis, ayant compté les marches pour remonter ici, j'en arrivai à me convaincre qu'il devait y avoir un grand espace vide. La nuit même je me mis à l'œuvre, je descellai les carreaux et bientôt j'eus trouvé ce que je cherchais.
—Mais, objecta Sainte-Croix, une fois dans la chambre de la question, en quoi serons-nous plus avancés?
—Attendez donc, poursuivit l'Italien. On devait m'appliquer la question de l'eau.
On y renonça. Mais lorsque les juges donnèrent l'ordre de me reconduire dans ma prison, je pus voir le bourreau jeter l'eau préparée à l'avance dans un grand trou circulaire situé non loin du fourneau, et dont l'orifice était caché par des planches.
Je prêtai l'oreille. Un bruit sourd et prolongé me prouva que cette eau devait tomber à une grande profondeur; j'en conclus que ce trou pourrait bien être quelque citerne abandonnée communiquant avec les fossés de la Bastille. Il s'agissait de s'en assurer.
Aussitôt donc que j'eus découvert la soupente et trouvé le conduit de cheminée, je n'hésitai pas à m'y glisser. Arrivé à la Chambre des tortures, sans autres difficultés que deux grilles à desceller, je courus à ce que je croyais être une citerne, je soulevai le couvercle et je m'y engageai sans hésiter...
—Et vous vous étiez trompé, n'est-ce pas? interrompit Sainte-Croix, qui écoutait avec une anxiété terrible le récit de son impassible compagnon.
—Non, je ne me trompais pas. Arrivé, non sans périls, au fond de la citerne, j'y trouvai une espèce de canal bas et étroit où croupissait un demi-pied d'une eau puante et vaseuse.
Déjà je me croyais sauvé, je me voyais libre, lorsqu'au bout d'une quinzaine de pas, je fus arrêté court par un obstacle imprévu.
Une pierre énorme obstruait le canal en cet endroit, au-dessous, une très petite ouverture laissait seulement un libre écoulement à l'eau.
Hélas! contre cette masse tous mes efforts se brisèrent, inutilement je m'y ensanglantai les mains.
Enfin, je compris que je ne pouvais rester davantage, le jour allait venir; je remis mon travail à la nuit suivante, et je regagnai mon cachot; je comptais creuser un passage au-dessous de la pierre. Malheureusement, le lendemain, j'avais un compagnon.
Sainte-Croix frissonna à ces mots, il se rappela la mort étrange de ceux qui jusqu'alors avaient partagé le cachot du terrible empoisonneur.
—Ce prisonnier, reprit Exili après un moment de silence, pouvait m'être un aide précieux.
Mais, avant de lui confier mes espérances, je voulais savoir s'il en était digne; une imprudence pouvait me coûter la liberté.
—En quoi? Son désir d'être libre ne devait-il pas être votre sûr garant?
—Enfant, dit Exili, une trahison pouvait aussi bien lui donner cette liberté! Pour l'éprouver, je lui fis une confidence insignifiante; dès le lendemain, il fit appeler le major général et lui révéla ce que je lui avais confié.
—Vous l'avez dit.
—Malheureux! murmura Sainte-Croix.
—Oui, continua amèrement Exili, le malheureux! qui, sans scrupule, eût trahi la confiance d'un compagnon de misère!
Ah! cette mort-là ne me pèse guère! N'étais-je donc pas dans mon droit en me défendant?
Seul de nouveau, je renouvelai bien des fois encore le périlleux voyage; mais je dus renoncer à creuser un passage sous la pierre; le canal était soigneusement pavé, et les dalles de grès résistèrent à tous mes efforts.
Alors j'entrepris de desceller la pierre. Œuvre gigantesque et qui eût paru folle à tout autre qu'un prisonnier, j'étais privé de toute espèce d'instruments et obligé de travailler dans l'obscurité la plus profonde.
Mais le temps et la patience sont deux forces auxquelles rien ne résiste. Donnez-moi des siècles et avec une épingle je renverserai la Bastille. La goutte d'eau presque impondérable qui tombe toutes les secondes, finit par user le rocher; ainsi j'espérais renverser cette pierre qui seule me séparait de la liberté.
Pendant deux ans de suite, toutes les nuits, j'entrepris mon périlleux voyage; on me donna un autre compagnon, il mourut; je voulais être libre.
J'avais réussi à me fabriquer quelques instruments: une scie, une sorte de ciseau, un levier...
Enfin, une nuit, après d'incroyables efforts, je sentis que la pierre commençait à se remuer dans son alvéole; j'eus comme un délire de joie, bientôt calmé, hélas! car je venais de m'apercevoir que jamais, avec mes seules forces, je ne parviendrais à détourner assez la masse pour m'ouvrir un passage.
—Oh! mais maintenant, s'écria Sainte-Croix, maintenant que je joindrai mes forces aux vôtres, nous renverserons cet obstacle.
Venez, Exili, n'attendez pas une minute. Oh! tenez, je sens dans mes bras une vigueur à remuer le monde.
Exili sourit.
—Vous êtes impatient, chevalier, dit-il.
—Impatient! lorsque je vois que je touche à ma liberté, seule chose précieuse ici-bas.
O mon ami! pourquoi m'avoir laissé agoniser à vos côtés pendant plus d'une année, dans ce cachot fatal, lorsque vous pourriez m'en ouvrir les portes!
Du jour où vous m'avez jugé digne d'être votre élève, pourquoi ne m'avez-vous pas dit: Viens, partons, soyons libres!
Mais vous ne comprenez donc pas que par ce bienfait, vous m'enchaîniez à vous pour toujours, bien plus que vous ne l'avez fait en partageant avec moi votre science fatale!...
—Je ne vous ai pas encore dit tous les obstacles, interrompit Exili; il en est un que le temps seul pouvait lever.
—Et lequel?
—Tout en travaillant la nuit à mon œuvre de délivrance, le jour j'employais toute mon intelligence à me procurer un plan exact de cette partie de la Bastille; il m'importait de savoir à quel point pouvait aboutir mon souterrain.
Il serait trop long de vous dire les mille ruses auxquelles je dus avoir recours pour en arriver à mon but. Enfin, après bien des essais, il me fut prouvé que le canal ne communiquait pas aux fossés de la Bastille, mais bien à une autre citerne située dans le jardin même du gouverneur.
—Et le découragement ne s'est pas emparé de vous? demanda le chevalier que stupéfiait tant de patience et de volonté.
—L'homme de cœur ne se décourage jamais; il tourne les difficultés qu'il ne peut surmonter, voilà tout. Aux imbéciles de s'asseoir désespérés au pied de l'obstacle qui les arrête.
En feignant une maladie, je pus visiter le jardin du gouverneur.
J'ai vu la citerne; la remonter est un jeu d'enfant, et une fois sur le bord, il n'y a plus qu'une barrière matérielle, le rempart.
Il s'agit de descendre dans le fossé, et la hauteur est prodigieuse.
Il faut une échelle, me dis-je, mais cette échelle, je la ferai.
Et depuis, assembler les matériaux nécessaires, est devenu ma seule pensée.
Ce linge que vous m'avez vu demander pour vous et pour moi, matériaux; ces bandes de toile que j'obtenais du chirurgien pour un mal à la jambe que je n'eus jamais, matériaux.
Mais telle est votre inexpérience et la légèreté de votre caractère, que jamais vous ne vous êtes aperçu de rien.
—C'est vrai! s'écria Sainte-Croix, je me rappelle maintenant.
Que de fois je vous ai vu couper des bandes aux draps de votre lit et refaire ensuite la couture; mais ma pensée était si loin d'une évasion, que je ne songeais même pas à vous demander ce que vous en vouliez faire.
Mais pourquoi ne m'en avoir pas prévenu plus tôt?
Exili hocha la tête en souriant.
—En vous avertissant de mes projets, je rendais votre captivité mille fois plus pénible encore.
Par mes leçons, par mes travaux, j'ai pu vous abréger le temps.
—Mais ne pouvais-je vous aider?
—En rien. Il n'y avait qu'à attendre, et vous ne savez pas attendre.
—Cependant...
—Regardez-vous plutôt! Vos mains tremblent, votre visage est en feu, vos yeux tout hagards comme ceux d'un insensé.
Oh! je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même, et j'ai bien agi comme je devais le faire.
Mais à cette heure? à cette heure tout est prêt, nous avons les matériaux nécessaires. Il faut peu de temps pour fabriquer une échelle solide, je sais où trouver un gîte sûr en sortant d'ici, dans un mois, chevalier, nous serons libres.
Délirant de joie, Sainte-Croix serra convulsivement Exili entre ses bras.
—O mon ami! mon maître, mon bienfaiteur, disait-il, que ne puis-je, à cette heure, donner tout mon sang pour vous, pour vous qui, après m'avoir fait fort contre les hommes, redoutable et puissant par votre science, me traitez comme un père son enfant, et m'admettez à partager le fruit de votre patience et de votre courage.
Oh! merci! mille fois merci! Madeleine, ma bien-aimée Madeleine! je vais donc te revoir, je vais donc être heureux encore, doublement heureux, par l'amour et par la vengeance!
—Encore faudra-t-il qu'à nous deux nous puissions remuer la pierre, interrompit le vieil alchimiste, qui sourit doucement de l'exaltation de son élève.
—En doutez-vous, Exili? Est-ce sérieusement que vous vous demandez si la masse cédera à nos efforts? Oh! je ne doute pas, moi...
Cependant Exili avait soulevé les couvertures de sa couchette.
Il éventra son matelas, plein de linges de toute sorte, amassés depuis près de deux années.
Sur l'heure ils se mirent en besogne.
Le temps, pour Sainte-Croix, passait rapide comme l'éclair.
Seules, les nuits lui semblaient d'une intolérable longueur.
Il ne pouvait dormir. Fermait-il les yeux, d'épouvantables fantômes peuplaient son sommeil, ses rêves étaient toujours un horrible cauchemar.
Il se voyait dans le souterrain, s'épuisant en vains efforts pour ébranler la pierre; elle résistait; puis elle finissait par tomber sur sa poitrine; elle l'écrasait de sa masse...
Une autre fois il se croyait vraiment sur le rempart de la Bastille, tous les obstacles étaient franchis; il avait passé, sans être vu, à deux pas des sentinelles du jardin du gouverneur.
Il attachait solidement son échelle et se laissait glisser le long de la muraille. Il allait toucher terre, il était libre... Mais des soldats l'entouraient, il était pris.
Alors il s'éveillait en sursaut, le front mouillé d'une sueur froide...
Il n'avait même pas la ressource de son compagnon. L'impassible Italien dormait ou feignait de dormir d'un profond sommeil.
Assis tristement sur sa couchette, il attendait le jour avec une fébrile impatience; il attendait le jour pour reprendre l'œuvre de délivrance.
Il mangeait à peine et sans avoir la conscience de ce qu'il faisait.
—Vous vous tuez, lui disait souvent Exili; vous vous laissez abattre, vous usez vos forces en de folles impatiences; le moment décisif venu, votre vigueur vous trahira.
—Jamais. La fièvre ne me quittera que le jour où je serai hors d'ici.
Jadis Sainte-Croix attendait avec un certain plaisir les visites quotidiennes du guichetier apportant la pitance.
C'était pour lui comme un ressouvenir du monde dont il était depuis si longtemps séparé, un trait d'union entre la société des vivants et celle des morts.
Maintenant ces visites lui paraissaient insupportables. C'était chaque fois une demi-heure au moins de perdue.
Autrefois il aimait à faire causer le geôlier; il le retenait le plus qu'il pouvait, il lui demandait des détails sur la Bastille, sur M. de Baisemeaux, sur les autres prisonniers. Depuis que seule la pensée de la liberté emplissait son cerveau, il feignait de dormir, pour éviter de parler ou même de répondre.
Le porte-clefs même s'était aperçu de ce changement et s'en inquiétait.
—Bien sûr, disait-il à Exili, M. le chevalier doit être malade.
—C'est l'effet de la prison, répondit l'Italien.
—Vous devez avoir raison. Il avait pourtant l'air de s'y habituer.
—Il n'en avait que l'air.
—Ah! il a bien tort de se désoler ainsi et de se rendre malade; ça ne l'avance à rien d'abord, ensuite il est fort ennuyeux ici.
Que lui manque-t-il, excepté la liberté! Rien absolument.
—Dans le fait, il ne lui manque que cela.
—Alors, que n'en prend-il son parti?
Je ne sais quelle manie ont tous nos pensionnaires de soupirer après la liberté, comme s'il n'était pas tout simple de s'en passer!
—C'est ce que je dis au chevalier.
—Vous avez bien raison, monsieur. Qu'il demande plutôt à M. le gouverneur d'augmenter sa ration de vin, et il ne s'ennuiera plus.
—Je l'y engagerai.
—Enfin, concluait toujours le geôlier, il est avec vous, monsieur, et c'est un grand bonheur, car s'il était dangereusement malade, vous sauriez bien le guérir.
Le guichetier parti:
—Cet homme et son insipide bavardage me font mourir, s'écriait Sainte-Croix.
—Ce qui n'empêche, mon cher chevalier, que s'il était tant soit peu clairvoyant, il devinerait bien vite nos projets.
—Malheur à lui! s'il en était ainsi. Je suis votre élève, Exili, et comme vous, je saurai défendre ma liberté.
Si je savais qu'un soupçon eût germé dans sa creuse cervelle, j'aurais vite, et pour toujours, fermé sa bouche indiscrète.
L'œuvre avançait cependant, lentement, mais sans interruption.
Selon les calculs d'Exili, l'échelle devait être bien près d'atteindre la longueur nécessaire.
Dans toute la partie terminée, les deux prisonniers avaient, avec le plus grand soin, essayé sa solidité. Elle pouvait porter un poids dix fois plus considérable que celui de chacun d'eux.
De distance en distance, de gros nœuds avaient été placés, afin de faciliter la descente.
Enfin, deux morceaux de fer qu'ils possédaient avaient été tordus de manière à former deux crampons à toute épreuve.
Sainte-Croix et son compagnon en étaient arrivés à compter non plus les jours, mais les heures qui les séparaient de leur fuite.
Tout était convenu, décidé. Au dernier moment, ils devaient briser une de leurs couchettes, afin de se procurer un levier pour desceller la pierre du souterrain.
Un après-midi, la veille de la nuit fixée pour leur évasion, les deux prisonniers terminaient leurs préparatifs, lorsque les verrous de la porte grincèrent dans leur pène.
Ils se hâtèrent de cacher tout ce qui pouvait les compromettre.
—Une visite à cette heure, murmura Sainte-Croix, qu'est-ce que cela veut dire?
—Rien de bon, sans doute, répondit Exili sur le même ton.
Le geôlier entra.
—Bonne et mauvaise nouvelle, messeigneurs, dit-il, bonne pour vous, monsieur le chevalier, mauvaise pour monsieur votre ami.
—On veut nous séparer? demanda Exili inquiet.
—Hélas! continua le geôlier, si ce n'était que cela! mais j'ai ordre de conduire monsieur le chevalier au greffe: ce soir il sera libre.
—Libre! s'écria Sainte-Croix, pâle d'émotion, libre!
Puis il chancela, battit l'air de ses bras inertes, et, comme une masse, se laissa tomber sur sa couchette.
—Ah! mon Dieu! s'écria le geôlier, il se meurt. Et moi qui croyais lui faire tant de joie; j'aurais dû prendre plus de précautions pour lui apprendre cette grande nouvelle.
Exili, courbé sous le poids d'une émotion tout autre, ne répondit pas.
—Merci, mon ami; ce n'est rien, dit Sainte-Croix, je vais mieux; ce n'est qu'un étourdissement déjà passé. Marchez, je vous suis.
Et il essayait de se relever.
—Quoi! murmura Exili, pas un mot pour moi?
Sainte-Croix ne sembla pas l'entendre.
—Je vous suis, répétait-il au guichetier; je vous suis, sortons d'ici...
—Je vous demande pardon, monsieur, répondit le guichetier, mais il faut auparavant que j'aille chez un autre de mes locataires. J'ai pris sur moi de vous prévenir quelques instants plus tôt, afin de vous laisser faire vos adieux à votre ami.
—Mais vous ne tarderez pas, je vous en prie, insista Sainte-Croix, on étouffe ici...
—Soyez sans inquiétude, monsieur le chevalier, je reviens.
Et le geôlier se hâta de sortir en refermant la porte.
Sainte-Croix, lui, qui paraissait avoir oublié la présence de son ami, colla son oreille à la serrure.
—Les pas s'éloignent, murmura-t-il, je les entends dans les escaliers; ils se perdent à l'étage au-dessous. Grand Dieu! s'il allait ne pas revenir!
—Il reviendra, soyez-en sûr, prononça Exili d'un air sombre.
Cette voix sembla tirer le chevalier d'un songe; il fixa celui qu'un instant avant il appelait encore son sauveur.
—Pardon, dit-il, pardon, ma joie me fait honte, Exili; mais je n'ai pas été maître de moi. Songez donc que je m'attendais si peu à cet événement. Dire que je vais être libre!
—Oui, et votre liberté me condamne désormais à une éternelle prison. Vous l'avez oublié.
—Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit, mon ami, pardonnez-moi, mais croyez bien...
—Comment ne vous pardonnerais-je pas? reprit Exili en se contraignant visiblement; votre égoïsme est si naturel. C'est celui des gens heureux.
Pour vous, les portes s'ouvrent, que vous importe celui qui reste?...
—Oh! vous êtes cruel.
—Non, mais je connais les hommes pour les avoir pratiqués. Je ne me plains même pas du sort qui m'attend.
—Mais vous exagérez votre malheur. Tout est prêt pour votre évasion. Je devais vous aider, un autre vous aidera; vous ne tarderez pas, sans aucun doute, à avoir un autre compagnon.
—Je n'en ai que trop eu déjà.
Sainte-Croix eut un moment d'impatience presque aussitôt comprimé, mais Exili l'aperçut.
—Je comprends, continua-t-il, l'ennui que je vous cause.
—Mon ami, dit le chevalier, vous savez bien avec quel dévouement je vous aime; mais que puis-je pour vous? Une fois dehors, intriguer pour vous faire sortir?
—C'est inutile.
—Eh bien! alors?
—Écoutez-moi et ne perdons pas en vains propos le peu de répit que nous donne le geôlier. Vous pouvez tout pour moi.
—Vous exagérez, sans doute.
—Non, mais soyez sans inquiétude, ce que je vous demande ne vous compromettra pas.
—Quoi! vous penseriez...
—Que vous ne voudriez rien faire qui pût vous ramener ici, certainement, et c'est fort naturel.
Sainte-Croix voulut protester, l'Italien lui coupa la parole.
—Hâtons-nous, dit-il, de cette voix dure et brève que le danger et une grande détermination prise donnent aux hommes les plus forts.
Hâtons-nous, et retenez bien ce que je vais vous dire. Je suis las de la Bastille, votre départ me fera trouver la prison cent fois plus horrible.
Je ne saurais me résoudre à y rester encore, et je ne veux pas, je ne puis pas attendre un compagnon.
Demain je serai libre ou mort.
En prononçant ces paroles, l'Italien fixait sur Sainte-Croix ses yeux ardents, comme s'il eût voulu découvrir au fond de sa poitrine ses plus secrètes pensées.
—Vous connaissez mes poisons, reprit-il enfin, avez-vous gardé le souvenir de celui que nous expérimentâmes ensemble sur notre malheureux porte-clefs?
—Que voulez-vous dire?
—Ce soir même, c'est sur moi que je ferai l'expérience.
—Vous empoisonner! Exili, y pensez-vous?
—C'est le seul moyen.
Ce poison, vous le savez, est le plus puissant des narcotiques; ne vous l'ai-je pas expliqué? Grâce à lui, je puis, pendant plus de vingt-quatre heures, arrêter sans danger mon existence. Ce soir donc on constatera ma mort...
—En quoi cela vous servira-t-il pour recouvrer votre liberté? Mon ami, votre douleur vous égare.
—Demain, deux guichetiers porteront mon cadavre au cimetière, sans plus de façons.
Le corps d'un prisonnier depuis longtemps oublié ne s'enterre pas à une grande profondeur; on creuse tant bien que mal un trou, on y jette le corps, et par-dessus on laisse tomber quelques pellettes de terre.
Puis, les geôliers s'en vont boire un coup au cabaret et tout est dit.
—Vous êtes sûr que c'est ainsi que cela se pratique?
—Notre guichetier me l'a dit cent fois. Maintenant, si là, au cimetière, se trouvait à propos un homme, un ami, possesseur de ce breuvage dont quelques gouttes ont rendu la vie au porte-clefs, que vous croyiez mort, qu'arriverait-il?
—Ah! s'écria Sainte-Croix, je tremble de vous comprendre.
—Cet ami déblaierait bien vite la fosse, déchirerait le sac renfermant mon cadavre, et, faisant glisser dans ma gorge quelques gouttes de la liqueur bénie, me rendrait à l'existence.
—Mais c'est un moyen terrible, effroyable.
—C'est le seul, et je veux être libre. Maintenant, chevalier, vous plairait-il d'être cet ami?
—Non, jamais, jamais. Permettre à l'homme que j'aime le mieux au monde de risquer ainsi sa vie est au-dessus de mes forces. Je refuse.
—Soit. Personne alors ne viendra interroger ma fosse, peu importe. Mon corps ne sera plus à la Bastille demain.
—Maître, je vous obéirai, dit Sainte-Croix, agité d'une émotion terrible; je serai au cimetière demain.
—Et je ne manquerai pas au rendez-vous, chevalier; mais, sur toutes choses, hâtez-vous, aussitôt que les fossoyeurs se seront retirés, et souvenez-vous de la façon dont j'ai administré le contre-poison au guichetier.
Il remit alors à son compagnon une petite fiole qu'il était allé prendre dans la cachette aux poisons.
—Voici ma vie, lui dit Exili d'un ton solennel en fixant sur lui ses yeux ardents; ma vie est désormais entre vos mains. Pour tous, ce soir, Exili aura cessé de vivre.
L'Italien achevait de donner à son élève ses suprêmes instructions lorsque rentra le guichetier.
—Êtes-vous prêt, monsieur le chevalier? demanda cet homme.
Sainte-Croix se jeta dans les bras d'Exili:
—Adieu, mon maître, adieu, mon ami, lui dit-il. Puis, tout bas: A demain! ajouta-t-il.
Et la porte se referma avec son bruit lugubre de serrures et de verrous.
Resté seul, le terrible alchimiste se promena longtemps avec une terrible agitation dans son cachot. Son exaltation était tombée.
Seul, désormais face à face avec lui-même, face à face avec la mort, il ne songeait plus à composer son visage, et les angoisses épouvantables qui l'agitaient auraient pu se lire sur sa figure d'ordinaire si impassible.
De temps à autre des mots entrecoupés lui échappaient.
—C'est folie, disait-il, de tenter une si dangereuse aventure. C'est défier Dieu que de défier ainsi la mort.
Et il reprenait sa promenade insensée.
—Eh! qu'importe, reprenait-il encore. Ne vaut-il pas mieux une mort violente et rapide qu'une longue agonie?
Qui sait? abattu par la maladie, affaibli par le désespoir, je donnerais peut-être à ceux qui entoureraient mon grabat un spectacle ridicule.
J'aurais peur, peut-être, moi qu'on ne vit jamais ni trembler ni pâlir. Qui peut répondre de soi lorsque vient l'heure suprême.
Qui sait? Je demanderais peut-être un prêtre. Ah! un prêtre! Exili, l'empoisonneur! Exili, l'alchimiste, l'exécuteur des hautes-œuvres de madame Olympia, demander un prêtre!... Qui sait? sa curiosité pieuse m'arracherait peut-être mes secrets; il ouvrirait à mes yeux les soupiraux de l'enfer, il troublerait mon âme agonisante, égarerait ma raison vacillante, et je me confesserais humblement; j'avouerais tout, je demanderais pardon à Dieu!... Quelle comédie grotesque!...
Un sinistre ricanement, qui retentit lugubrement dans le cachot, ponctua ces dernières paroles.
—Non, non, continua l'empoisonneur, plus d'hésitation, plus de faiblesses.
Eh! si je meurs je ne connaîtrai que plus tôt le grand problème. La curiosité vaut bien un sacrifice.
Allons, le sort en est jeté; mes poisons, qui ne m'ont jamais trahi lorsqu'il s'agissait des autres, ne me trahiront pas lorsque ma propre existence est en jeu.
Et, se précipitant vers l'endroit où étaient cachées toutes ses richesses, il brisa les flacons et les creusets, répandit dans les cendres de l'âtre les élixirs mortels, jeta aux vents de la fenêtre les poudres mortelles.
Puis il souleva les carreaux de la soupente et y jeta tous les débris. Il y cacha aussi l'échelle presque terminée.
Comme il achevait ce travail:
—Il serait malhonnête, se dit-il, de priver le pauvre diable qui me succédera de ces moyens de s'enfuir; prévenons-le.
Et il retraça à la hâte le récit de ses espérances, joignant un plan à cette relation, et attacha le tout à l'extrémité de l'échelle.
Montant alors sur un escabeau, il grava sur la muraille, à l'aide d'une pointe de fer, ce seul mot:
Cherchez!
De la dernière lettre de ce mot, partait une ligne qui aboutissait aux carreaux descellés.
—A moi, maintenant! dit-il.
Déjà il saisissait la coupe où était préparé le narcotique, lorsqu'une réflexion, qui traversa son esprit comme un éclair, le cloua immobile.
—Si Sainte-Croix ne venait pas au rendez-vous! s'écria-t-il.
Et il réfléchit longtemps.
Ce profond observateur repassait dans sa mémoire les moindres circonstances qui avaient marqué les longs mois de sa captivité avec le chevalier.
Il rapprochait toutes les paroles, toutes les actions de son ancien compagnon; il en analysait le sens caché, les condensait jusqu'à en tirer des conséquences presque mathématiques. Enfin, de déductions en déductions, il en arriva à cette certitude horrible.
—Non, il ne viendra pas. Ou s'il vient, ce sera pour s'assurer de ma mort. Qui sait! il piétinera peut-être sur la terre fraîchement remuée, dans la crainte de me voir tôt ou tard sortir de la tombe comme un remords.
Oui, continua-t-il, se parlant tout haut à lui-même, tant était forte son émotion, oui, il doit me trahir; il me trahira.
La logique sans cela ne serait pas la logique. Il me doit tout, donc il me hait.
J'ai mis des armes entre ses mains, donc il les doit tourner contre moi.
Enivré du peu que je lui ai donné de ma science, il se croit fort, tout-puissant, maître du monde.
En moi, il a toujours vu plutôt un maître qu'un ami: son orgueil en est blessé.
Il croit pouvoir se passer de moi, il cherchera à me supprimer. Libre, que serais-je pour cet homme? Un complice.
On se débarrasse toujours de ses complices, lorsqu'on le peut sans danger; c'est élémentaire.
Mon ancien ami est donc aujourd'hui mon plus mortel ennemi.
Que peut être l'amitié pour un homme qui a lâchement abandonné son fils? A sa place, d'ailleurs j'agirais comme il agira; il est mon élève, c'est tout dire.
Oh! mais prends garde, chevalier, tôt ou tard je me vengerai. Je ne suis pas dans le cercueil encore; et un homme comme moi, lorsqu'il a deviné le danger, l'évite toujours.
J'ai encore une ressource!...
Exili s'assit alors devant la table, unique meuble du cachot, et, prenant une plume, couvrit deux pages de son écriture fine et serrée.
Dans cette feuille de papier, dont il avait relu attentivement plusieurs fois le contenu, il roula soigneusement une petite fiole semblable à celle qu'il avait donnée à Sainte-Croix, et serrant le tout dans un mouchoir, il sembla plus tranquille.
Sa figure reprit cette souriante ironie d'un homme qui vient par son adresse de conjurer un extrême péril.
La suscription de la lettre portait ces seuls mots:
A mon fils Olivier.
Lorsque le geôlier, portant le dîner des prisonniers, parut dans la prison à l'heure accoutumée, il trouva l'Italien étendu sur sa couchette.
—Seriez-vous malade, monsieur? demanda-t-il avec intérêt.
—Je me sens fort mal, répondit Exili.
—Il ne faut pas, monsieur, vous laisser ainsi abattre; vous avez perdu votre ami, mais bientôt M. de Baisemeaux vous enverra un autre compagnon.
—Le nouveau prisonnier trouvera la prison vide.
—Ne parlez pas ainsi, monsieur, reprit le geôlier en s'avançant vers la couchette de celui qu'il appelait son sauveur; vous ne sauriez croire combien vous m'attristez; allons, bon courage, votre tour d'être libre viendra, et si une bouteille de bon vin...
—Merci, mon ami, de votre intérêt; mais, je le sens, mon heure est venue; je suis vieux, voyez-vous, très vieux, et j'ai beaucoup souffert dans ma longue existence.
L'âme est forte encore, l'esprit sain; mais l'enveloppe s'est usée; ma vie n'était plus qu'une lueur vacillante que le moindre souffle devait éteindre. La douleur d'une séparation inattendue m'aura tué.
Exili parlait ainsi d'une voix affaiblie. Le geôlier, attendri, essuyait dans le coin de ses yeux de grosses larmes d'attendrissement.
—Au moins, monsieur, si je pouvais quelque chose pour vous!
—Hélas! mon ami, on ne peut plus rien pour moi. Et cependant, si vous aviez gardé souvenir des quelques services que j'ai été heureux de vous rendre...
—Eh bien?
—Il ne tiendrait qu'à vous d'adoucir mes derniers instants.
—Que faudrait-il faire pour cela?
—Peut-être risquer votre place, votre liberté. C'est trop vous demander.
Le guichetier se redressa comme indigné qu'on pût douter de sa reconnaissance et de son dévouement.
—Je vous dois la vie de ma femme, monsieur, et la mienne. Ma vie est à vous, disposez-en.
—Eh bien! reprit lentement Exili, il faudrait, aujourd'hui même, faire parvenir ce paquet à l'adresse indiquée et me faire savoir, avant ce soir, si on a trouvé le gentilhomme auquel il est adressé.
Il y va du bonheur, de l'avenir, de la vie même de l'être que j'aime le plus au monde. Pouvez-vous faire cela?
Le geôlier se gratta le front, suivant son habitude, quand il poursuivait une idée:
—C'est terriblement difficile, prononça-t-il; vous savez que nous autres nous sommes prisonniers aussi, que nous ne sortons jamais de la Bastille.
Mais... attendez, oui, c'est égal; je vais envoyer un soldat prévenir ma femme que je veux lui parler; je la verrai au greffe, je lui glisserai votre paquet, et avant une heure elle viendra me rendre la réponse que vous désirez.
—Merci, mon ami, dit l'Italien visiblement attendri de cet humble dévouement, merci. Vous aurez adouci les dernières heures d'un mourant.
—Hélas! monsieur, je suis honteux de ne pouvoir faire que cela; mais, moi non plus, je ne suis pas heureux, allez.
—Quoi! vous n'êtes pas content de votre sort, vous, employé dans une forteresse royale?
—Ah! monsieur! si je n'avais une femme et des enfants...
—Eh bien?
—Il y a longtemps que j'aurais jeté au diable ce trousseau de clés.
—Que feriez-vous alors?
—C'est bien ce qui m'embarrasse. Qui voudrait employer un ancien guichetier de la Bastille? Ah! si j'avais des protections!...
—Vous avez donc une ambition?
—Hélas! oui; je voudrais être guichetier au Châtelet. Voilà une bonne place! bien payé, des profits, sans compter que là au moins on n'est pas prisonnier: on peut aller, venir, dépenser un peu de ce qu'on gagne avec des amis.
—Eh bien! mon brave, outre que je suis médecin, je suis un peu prophète, je vous annonce qu'avant trois mois d'ici votre rêve sera réalisé.
—Dieu vous entende, monsieur, je vais toujours faire votre commission.
C'est avec une fébrile impatience que l'Italien attendit le retour de son messager. Enfin, comme six heures sonnaient, la porte du cachot s'entrebâilla, c'était l'honnête guichetier.
—Monsieur, cria-t-il, on a trouvé le gentilhomme!...
Et il s'enfuit en courant, craignant d'être surpris.
Une joie infernale éclata sur le visage d'Exili.
—A nous deux, chevalier, murmura-t-il, à nous deux, si tu manques à ta promesse.
S'asseyant alors sur son lit, il prit d'une main ferme le terrible narcotique, le porta à ses lèvres et retomba comme foudroyé.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le soir même, au moment de la première ronde de nuit, le chirurgien constata la mort du vieux prisonnier italien.
Le major général donna des ordres pour qu'on l'enterrât dès le lendemain.
Un seul homme pleura: l'honnête guichetier.
Il acheta un cierge et pieusement l'alluma devant la couchette du mort.