Les amours d'une empoisonneuse
VII
LES AMOURS D'OLIVIER
Non loin de la place des Victoires, à deux pas de l'hôtel des Fermes, s'élevait le magnifique hôtel et s'étendaient les splendides jardins du riche financier Hanyvel, ce rival détesté de Penautier.
Le quartier compris entre la rue Saint-Honoré et la rue Jean-Jacques-Rousseau était alors comme la terre natale des hommes d'argent. Comme les dévots autour du clocher de la paroisse, tous étaient venus se grouper autour de l'hôtel des Fermes, temple du Plutus de l'époque, et leurs luxueuses demeures donnaient à ces rues, qui nous paraissent aujourd'hui si étroites et si sombres, la vie et le mouvement de la richesse.
De tous ces hôtels, où s'entassaient à profusion toutes les merveilles du luxe et des arts, un des plus riches était, sans contredit, celui de messire Hanyvel, seigneur de Saint-Laurent, receveur général du clergé de France.
A prix d'or, il avait racheté de vastes terrains encombrés de sordides masures, et, comme au coup de baguette d'un enchanteur, de riants jardins ombragés de grands arbres étaient comme sortis de terre, avec leurs pelouses, leurs massifs de fleurs rares, leurs charmilles, leurs jets d'eau et leur peuple de statues.
Rien ne troublait la délicieuse solitude de ce paradis terrestre, que révélaient seuls les grands arbres qui dépassaient les murs. A force d'argent, le financier avait fait fermer toutes les fenêtres qui, des maisons voisines, dominaient son jardin, et il était bien maître et bien seul chez lui.
Seule, une petite lucarne placée presque sous les toits d'un hôtel contigu prenait jour sur l'oasis du receveur du clergé.
Cette lucarne, il ne l'avait jamais vue, et l'eût-il remarquée, que certainement il n'en eût pris aucun souci, des gens logés si haut n'existant pas pour un financier si riche.
Or, précisément à l'époque où le chevalier de Sainte-Croix fut arrêté, au sortir de l'hôtellerie du More-qui-trompe, un tout jeune homme, à la mine grave et austère, un peu triste même, était venu occuper le petit appartement d'où dépendait la chambre éclairée par la lucarne.
L'aspect du jardin, des pelouses, l'ombre des grands arbres l'avaient décidé, et, pour être sûr de n'être pas dépossédé, il avait payé une année d'avance, bien que ce ne fût point encore un usage établi par messieurs les propriétaires, et il n'avait pas tardé à prendre possession de son modeste logement.
Jamais il n'avait été si heureux.
On était alors aux premiers jours du printemps, les rayons du soleil avaient retrouvé leur chaleur, si bienfaisante aux pauvres gens; les arbres, les fleurs, les gazons renaissaient sous les tièdes caresses des brises d'avril.
Accoudé à son étroite fenêtre, le jeune locataire bénissait comme une grâce de Dieu la fortune de son voisin le financier.
Lui, pauvre habitant des mansardes, n'était-il pas de moitié dans le bonheur de l'homme riche? Ne jouissait-il pas du jardin comme s'il en eût été le propriétaire.
Peu à peu, il s'était habitué à considérer un peu comme siennes toutes ces choses. Il disait en riant: Mes arbres, mes gazons, mes statues, mes fleurs.
Il gourmandait tout bas le jardinier paresseux qui s'endormait sur sa bêche, il se fâchait contre le maladroit qui déracinait une plante; bien mieux qu'Hanyvel, il connaissait au bout d'un mois toutes les richesses du jardin.
Bientôt, à ce grand attrait qui l'attirait à la fenêtre, vint s'en joindre un autre plus doux et plus impérieux.
Un matin, au détour d'une charmille, il aperçut la fille du seigneur de Saint-Laurent.
C'était une blonde et ravissante jeune fille, à la démarche légère et gracieuse; son cou, d'un dessin exquis, avait l'admirable blancheur de la nacre; d'épais cheveux faisaient à son front pur comme une divine auréole; sa bouche, petite et mignonne, était adorable d'expression, et ses lèvres roses en s'entr'ouvrant laissaient voir le plus riche chapelet de perles qu'eut jamais rêvé un empereur de l'Inde.
Ses yeux enfin, bleus et profonds, avaient des scintillements d'étoiles par une belle nuit de mai.
Ébloui de cette beauté surnaturelle, le jeune homme ferma les yeux.
Lorsqu'il les rouvrit la vision avait disparu, elle s'était évanouie comme un de ces rêves enchantés que l'on fait à vingt ans.
Ce n'était pas un songe, elle devait lui apparaître encore, cette vision céleste...
Mais c'en était fait de son bonheur si tranquille jusque-là.
A demi-caché sous les plis d'un rideau, ses journées entières se passaient à épier la venue de la jeune fille dans le jardin.
Paraissait-elle, il s'enivrait de sa vue. Pour la mieux regarder, il eût voulu pouvoir arracher tous ces arbres qui faisaient ses délices quelques jours auparavant et dont les feuilles à chaque instant la cachaient à sa vue.
Tous les matins, à la même heure à peu près, elle venait visiter une magnifique volière placée au milieu d'un massif de plantes rares! c'était pour le jeune homme le plus beau moment de la journée.
Il l'aimait?
Et déjà son amour était si grand, si immense, qu'il ne tarda pas à reconnaître que désormais sa vie était perdue; qu'il avait au cœur une de ces passions profondes dont on meurt, parce qu'elles sont sans espoir.
Hélas! cette jeune fille était promise sans doute à quelque financier riche comme un galion, ou à quelque grand seigneur désireux de redorer son blason.
Et lui, qui avait osé lever les yeux sur elle, qui l'aimait de toutes les forces de son âme, d'où lui venait cette audace? qui était-il?
Il s'appelait Olivier et ne se connaissait ni parents, ni famille, ni personne au monde qu'il pût nommer de ce doux nom d'ami. A peine il savait son âge et il ignorait jusqu'au lieu exact de sa naissance.
Souvent il avait cherché à ressaisir les fugitifs souvenirs de ses premières années, il ne se rappelait rien de précis; les quelques tableaux de son enfance, restés en sa mémoire, étaient vagues, indistincts, confus, comme ces réminiscences du rêve à l'heure où l'esprit flotte encore entre la veille et le sommeil.
Il se rappelait vaguement avoir été élevé à la campagne, au milieu des paysans.
En fermant les yeux, il croyait voir encore une petite ferme couverte de chaume, bâtie sur le bord d'une grande route à quelque pas d'un bois immense.
Il se souvenait encore des compagnons de ses premiers jeux, trois ou quatre petits paysans bien pauvres, bien sales, à peine vêtus, avec lesquels il allait se rouler dans les herbes ou jeter des pierres dans un petit ruisseau aux eaux bleues, qui coulaient à l'extrémité d'un grand jardin.
Là, s'arrêtaient toutes ses notions sur son passé, jusqu'au jour où il avait quitté la ferme pour n'y plus revenir.
Ce grand jour, par exemple, était resté merveilleusement présent à son esprit. C'était le premier épisode bien distinct de sa vie, le plus décisif aussi sans doute.
Un matin, un carrosse qui lui avait semblé magnifique, mené grand train par quatre chevaux et deux postillons, s'était arrêté devant la ferme.
Un vieux gentilhomme, que deux laquais traitaient avec le plus profond respect, en était descendu et avait demandé à se rafraîchir et à se reposer quelques instants.
Naturellement sa demande avait été accueillie. Tous les gens de la ferme, ravis de la présence d'un si riche seigneur dans leur pauvre demeure et comptant sans doute sur une généreuse récompense, s'étaient empressés autour de l'étranger et s'étaient, à qui mieux mieux, efforcés de prévenir tous ses désirs.
Le gentilhomme cependant les laissait faire, sans paraître y prendre garde, avec cette suprême indolence des gens persuadés que tous les hommages leur sont dus. De tous les mets qu'on avait disposés pour lui sur une table rustique, à l'ombre d'une tonnelle, devant la porte de la ferme, il ne voulut accepter que quelques fraises et une jatte de lait.
Alors il s'était pris à regarder curieusement les marmots qui se tenaient debout à quelques pas, saisis d'admiration et de crainte, éblouis sans doute par la richesse de ses habits. Après un muet examen, qui dura près d'un quart d'heure, il s'entretint tout bas avec le fermier et sa femme.
Les propositions que l'étranger faisait aux pauvres habitants de la ferme étaient, paraît-il, bien séduisantes, car le mari et la femme poussèrent une exclamation de joie et commencèrent un long chapelet de remerciements et de protestations.
Le gentilhomme les interrompit en jetant sur la table une bourse assez lourde, dont le fermier s'empara avec avidité.
La fermière, elle, prit la main du petit Olivier, qui l'appelait maman comme, les autres, et, l'attirant près de l'étranger:
—Regarde bien ce digne seigneur, que le ciel bénisse, mon fils, il veut faire ton bonheur. Nous étions trop pauvres pour t'élever, il va t'emmener avec lui. Il te donnera de beaux habits et de bonnes choses à manger; ainsi, remercie-le bien et tâche d'être sage et de l'aimer comme si tu étais son fils.
Ces paroles avaient si vivement frappé l'imagination de l'enfant, que, jeune homme, il croyait encore les entendre résonner à son oreille.
Mais, au moment où elles furent prononcées, elles lui parurent un arrêt terrible. Il n'y comprit rien, sinon qu'il allait quitter la ferme, ceux qu'il appelait son père, sa mère, ses frères, qu'il ne les reverrait plus; qu'il allait être obligé de suivre cet homme à l'air si sévère et si dur qu'il ne connaissait pas.
Il poussa des cris déchirants, et de ses petites mains se cramponnant à la fermière, il se débattit de toutes ses forces et se défendit tant qu'il put contre celui qui voulait l'emmener.
Mais ses chétifs efforts furent vains. Les deux laquais le saisirent, le transportèrent dans le carrosse où déjà était remonté le gentilhomme, la portière se referma, les fouets claquèrent et les chevaux partirent au galop.
Longtemps l'enfant pleura, la tête cachée entre les coussins du carrosse. Mais les plus grandes douleurs s'usent vite à cet âge; la source de ses larmes se tarit, et bientôt il s'enhardit jusqu'à regarder entre ses doigts, légèrement écartés, celui qui venait de l'enlever si brusquement à sa famille. Il lui trouva l'air doux et bon.
Le gentilhomme, qui n'avait cessé de l'observer, l'attira alors à lui, le prit sur ses genoux, et, écartant les cheveux bouclés de l'enfant, le baisa doucement sur le front.
—Cesse de pleurer, mon petit ami, lui dit-il d'une voix caressante, ne vois-tu pas que je t'aimerai bien? Tu seras bien plus heureux avec moi qu'avec les pauvres gens que nous venons de quitter; car je suis très riche, très riche, et désormais tu seras mon fils. Tu n'auras qu'à désirer, et aussitôt tes désirs seront exaucés. Voyons, veux-tu que je sois ton père?
Le souvenir de la ferme, de celle qu'il appelait sa mère, traversa le cœur du pauvre petit, et de nouveau il se mit à sangloter et à se débattre en criant:
—Maman! maman! Je veux retourner près de maman.
—Ah! murmura le vieillard, à cet âge heureux tous les mauvais instincts dorment encore dans le cœur de l'enfant; mais le germe y est, et je saurai bien les éveiller lorsque cela sera nécessaire.
Et il se reprit à caresser son petit compagnon.
—Comment te nommes-tu, mon enfant? demanda-t-il d'une voix qu'il cherchait à faire la plus douce possible.
—Olivier.
—Eh bien! mon petit Olivier, pour commencer ta nouvelle existence, nous allons aller t'acheter de beaux habits, car nous voici arrivés à une grande ville; mais sèche tes pleurs.
La voiture, en effet, entrait au grand galop à Compiègne. Elle s'arrêta devant la plus belle hôtellerie, et un courrier avait sans doute précédé le voyageur, car l'hôte, son bonnet à la main, l'attendait sur le seuil et, s'inclinant respectueusement, lui offrit de le conduire à l'appartement qu'on avait préparé pour lui.
En moins d'une demi-journée, grâce à la facilité avec laquelle l'or glissait entre ses doigts, le vieux gentilhomme fit habiller son petit protégé.
On le parfuma d'essences, on le confia à un coiffeur, si bien que le soir même il ressemblait à l'héritier de quelque grand seigneur de la cour; car, pour son petit costume, on n'avait épargné ni la soie, ni le velours, ni les dentelles.
Lorsque tout fut terminé:
—Regarde-toi un peu, mon enfant, dit le vieillard; commences-tu à moins regretter ta ferme et les guenilles qui te couvraient? J'espère que, si maintenant tu rencontrais un de ces petits paysans avec lesquels tu jouais, tu ne les regarderais même plus.
—Oh! je les aime bien, je voudrais retourner près d'eux, répondit le pauvre petit.
Le gentilhomme fit une grimace qui ne laissait aucun doute sur le peu de satisfaction que lui causait cette réponse.
—Serais-je par hasard tombé sur une bonne nature, grommela-t-il, sur une de ces âmes d'élite que ne gagne jamais la gangrène du vice, et qui traversent la vie sans être atteintes par la contagion du mal?
Ce serait, pardieu! une rare et curieuse déveine bien faite pour moi, en vérité. Mais, baste! quand cela serait, j'y trouverais encore un intéressant sujet d'études qui me reposerait des autres. Voir un honnête homme grandir sous ma tutelle, ne serait-ce pas miraculeux?
Par ma foi, je ne ferai rien pour changer la nature de cet enfant; il sera libre de suivre ses instincts, bons ou mauvais.
Le soir même, après un excellent souper, auquel Olivier fit à peine honneur, tant il avait le cœur gros encore, le marquis ordonna qu'on lui amenât des chevaux.
Cet ordre sembla consterner l'hôte. Singulièrement attaché par la libéralité de sa nouvelle pratique, il espérait la garder au moins quelques jours, quitte à se surpasser.
Mais vainement il raconta les charmes des campagnes environnantes, les délices de sa maison, le moelleux de ses lits, le savoir-faire de son chef, le voyageur ne sembla même pas l'entendre.
La voiture fut attelée et bientôt continua sa route, menée à fond de train par les postillons largement payés.
Depuis cette mémorable journée dont les moindres détails étaient restés gravés dans sa jeune mémoire, Olivier pouvait facilement reconstruire sa vie tout entière; rien depuis ne lui avait échappé.
Jamais cependant il n'avait pu percer un étrange mystère qu'il sentait vaguement autour de lui, et lui répugnait.
Son protecteur, autant qu'il en avait pu juger, était un grand seigneur italien, immensément riche, qu'on appelait le marquis de Florenzi.
C'était un de ces hommes à la physionomie impassible, dont les traits de bronze n'accusaient jamais les années, et qui, vieillard avant l'âge, semblent rester toute leur vie sur les limites extrêmes d'une verte vieillesse, sans jamais tourner à la décrépitude.
D'une humeur douce et égale, affectueuse même, le marquis, dès les premiers jours, sembla vouloir sérieusement remplacer pour l'enfant la famille absente.
Il eut pour lui les soins les plus attentifs, l'entoura de maternelles prévenances, et ne le laissa pas, comme bien des fils de grand seigneur, aux seules mains de valets mercenaires.
Aussi Olivier n'avait pas tardé à s'attacher à son ami de toutes les forces de son âme aimante. Bien peu de mois s'étaient écoulés, que déjà il avait presque perdu le souvenir de la ferme.
Pour lui l'existence datait du moment où il avait été entraîné dans le carrosse de l'étranger.
A mesure que sa vive intelligence grandissait, les mobiles impressions de l'enfance s'évanouissaient, et à peine se souvenait-il d'avoir donné à un autre le doux nom de père qu'il donnait à son protecteur.
A la suite du marquis, Olivier avait traversé la France et l'Italie. Pendant quelques mois il avait séjourné à Florence; il avait ensuite passé l'hiver à Venise, et enfin était venu reprendre possession de son palais de Rome.
Le palais du marquis de Florenzi dans la ville éternelle suffisait à lui seul pour justifier la réputation de richesse de son possesseur.
C'était une de ces magnifiques demeures où dix générations ont pris plaisir à accumuler toutes les splendeurs du luxe et des arts de leurs époques.
Meubles, tableaux, tentures, armes rares, bahuts précieusement sculptés, argenterie miraculeusement ciselée, statues, bijoux, jamais plus magiques spécimens des richesses de l'Italie, la riche entre toutes, ne fit pousser à un connaisseur de plus justes cris d'admiration.
Le propriétaire de toutes ces merveilles était sans doute depuis longtemps blasé par leur possession, car il semblait n'y attacher aucun prix, et les ébahissements de quelques visiteurs privilégiés révélèrent seuls, à l'enfant la beauté de toutes les choses qui l'entouraient.
Le marquis recevait peu de monde. Il vivait presque seul, ne sortait que la nuit. Il passait des journées entières dans une grande bibliothèque, encombrée de manuscrits et de bouquins poudreux, communiquant par une petite porte, masquée par des rayons, avec une sorte de laboratoire d'où s'échappaient parfois d'étranges senteurs et une fumée âcre et pénétrante.
C'est dans cette bibliothèque que chaque matin Olivier venait embrasser celui qu'il appelait son père; parfois dans l'après-midi il y restait à jouer.
Les nombreux domestiques qui animaient le palais étaient d'ailleurs aux ordres de l'enfant, ils prévenaient ses moindres désirs. Voulait-il sortir, une voiture était bientôt attelée; jouer, il avait d'immenses jardins et des salles pleines des jouets les plus nouveaux.
Des maîtres de toutes sortes, les plus habiles de l'Italie, étaient chargés de son éducation, et leur tâche était facile, car il apprenait à merveille; son intelligence était comme une de ces terres fertiles qui rendent au centuple le grain qu'y hasarde la main du laboureur.
A Rome, il atteignit sa onzième année, et tous ceux qui l'entouraient ne pouvaient s'empêcher d'admirer le développement hâtif de ses facultés, la maturité précoce de sa raison.
Ainsi il vivait heureux, insouciant, lorsqu'une nuit, le marquis parut au pied de son lit:
—Mon enfant, lui dit-il, il faut te lever et partir avec moi. Dis adieu à ce beau ciel de notre chère Italie; adieu à ce palais, merveille des arts; adieu à toutes ces choses qui t'entourent, que tu aimais et que peut-être tu ne reverras plus. Il faut partir.
Le visage du marquis, en prononçant ces paroles, était singulièrement altéré; sa voix était émue, une larme tremblait au bord de sa paupière.
L'enfant ne répondit d'abord qu'en jetant ses petits bras autour du cou de son ami.
—Pourvu que je ne te quitte pas, père, dit-il en l'embrassant, je ne regretterai rien.
—Pauvre enfant! reprit le marquis en le pressant sur sa poitrine, Dieu sait que tu seras le seul être que j'aurai aimé sur cette terre.
Ta douce voix et tes innocentes caresses m'attendrissent comme le bonheur et me troublent comme le remords.
Oh! que n'ai-je pu répandre plus tôt sur toi les trésors d'affection que je sens en mon cœur, de ce cœur qui n'avait jamais aimé auparavant!
Et comme Olivier, surpris et effrayé de l'exaltation de son ami et de la violence de paroles qu'il ne comprenait pas, s'attristait jusqu'aux larmes, le marquis continua d'un ton plus calme:
—Ne crains rien, enfant; à tout prix je saurai te faire une vie à l'abri des terribles vicissitudes de ma vie. Le souffle empesté du mal qui a flétri et desséché mon cœur ne t'atteindra pas. Je serai toujours là pour te protéger. De près ou de loin je serai ton égide. Ma vie entière sera pour toi. Je te dois cela et plus encore...
Alors les domestiques étaient venus.
A la hâte on avait habillé Olivier.
Pêle-mêle, dans les coffres, on avait jeté les objets les plus précieux.
Les laquais allaient et venaient effarés, sans ordre, presque sans savoir ce qu'ils faisaient.
Ce n'était pas un départ, c'était une fuite.
Tous les préparatifs terminés, le moment venu de quitter le palais, le marquis fit venir un vieux serviteur de confiance que, dès le premier jour, il avait spécialement chargé du service d'Olivier.
Il lui ordonna de fermer toutes les portes.
—Cosimo, lui dit-il, lorsqu'il fut certain de n'être entendu par aucune oreille indiscrète, Cosimo, je suis entouré de dangers et d'embûches. Madame Olympia ne peut plus rien pour moi, demain la populace viendra se ruer dans ce palais.
Je me décide à fuir devant l'orage; mais je puis être pris, tué, emprisonné, que sais-je? On a peut-être déjà armé du poignard la main qui doit me frapper...
—O mon maître! balbutia le valet ému, ne parlez pas ainsi.
—Cosimo, tu m'es dévoué, n'est-il pas vrai? Tu me l'as prouvé cent fois...
—Oh! s'il ne fallait que mon sang...
—Je le sais, continua le marquis de cette voix brève que l'imminence du danger donne aux hommes résolus. Aussi ai-je compté sur toi.
Je te confie cet enfant qui m'est plus cher mille fois que la vie; toi-même, tu l'aimes, tu me l'as dit cent fois.
Si je viens à disparaître, d'une façon quelconque, qu'il soit ton fils et ton seigneur.
Défends-le contre tous, même contre ma mémoire, si jamais on arrivait à savoir... et que pas un cheveu ne tombe de sa tête tant qu'un souffle te restera.
Le vieux serviteur étendit la main vers un crucifix d'ivoire qui se détachait sur le velours noir d'un cadre magnifique, le long des lambris de l'appartement.
—Je jure de ne plus vivre que pour l'enfant, prononça-t-il.
—Merci, mon vieil ami, dit le marquis, et maintenant prends ce portefeuille, tu l'ouvriras le jour où je viendrai à manquer à notre fils.
Le marquis, alors, jeta sur ses épaules un grand manteau sombre, prit la main d'Olivier, et, quittant le palais par une porte de service, gagna, par des rues détournées, les portes de Rome, suivi de quelques domestiques éplorés.
A l'extrémité du faubourg, une voiture de modeste apparence attendait les fugitifs; ils y prirent place lorsqu'on y eut entassé les richesses échappées au naufrage.
Puis on partit.
Mais les tristes prévisions du marquis ne se réalisèrent pas et les fugitifs purent gagner Naples sans être inquiétés.
Ils y restèrent cachés pendant cinq jours, au bout desquels Cosimo vint annoncer à son maître qu'il s'était entendu avec le capitaine d'un navire anglais, qui s'engageait à les transporter dans le port de France qu'on lui indiquerait.
Mais en même temps il apportait une fâcheuse nouvelle: il avait vu trois ou quatre hommes de mauvaise mine rôder autour de la maison qui servait d'asile aux proscrits, ce ne pouvait être que des espions; s'embarquer devenait urgent.
Mais comment gagner le navire hospitalier?
Ici une généreuse discussion s'éleva entre le marquis et son serviteur. Ils ne pouvaient songer à quitter leur retraite ensemble: si on avait des soupçons, ils se changeraient en certitude lorsqu'on verrait deux hommes et un enfant.
Cosimo voulait que son maître partît le premier, puisque lui seul était en péril.
Le marquis déclarait qu'il ne se hasarderait dehors qu'après avoir la certitude qu'Olivier et Cosimo seraient en sûreté.
Enfin, après un assez long débat, il fut convenu que, sitôt la nuit venue, le marquis s'aventurerait le premier et tâcherait de gagner un endroit où une embarcation du navire anglais devait venir le prendre.
Olivier et Cosimo sortiraient une demi-heure après lui et iraient épier le résultat de la tentative. Si le plan réussissait, le marquis devait faire allumer un fanal sur l'embarcation qui l'aurait reçu et aussitôt son fils adoptif et le vieux serviteur s'embarqueraient pour venir le rejoindre.
Il fut fait ainsi qu'on en était convenu.
Le marquis quitta son asile; Olivier et Cosimo sortirent quelques instants après lui et prirent une autre route.
Longtemps, errant sur les bords de la mer, l'enfant et le vieillard épiaient avec anxiété le signal qui devait leur annoncer le salut de l'homme qui leur était si cher.
En vain, pendant plus de deux heures, ils attendirent, interrogeant l'horizon muet.
—Il lui sera arrivé malheur, murmurait Cosimo; peut-être est-il mort à cette heure: qui sait, l'embarcation ne se sera pas trouvée au lieu indiqué!
Déjà il parlait de retourner sur ses pas, de se mettre à la recherche du marquis, lorsqu'il fut interrompu par un cri de joie de son jeune compagnon.
—Vois, disait l'enfant; vois le signal, il est sauvé!
Une lumière venait en effet d'apparaître à la poupe d'une petite embarcation qui glissait silencieuse sur les vagues au milieu des ténèbres.
Sans perdre une minute, Cosimo et Olivier sautèrent dans un batelet amarré près du bord et rejoignirent l'embarcation.
Tout danger pressant avait disparu.
Deux mois plus tard, les fugitifs s'installaient à Paris, dans un petit hôtel isolé, non loin du Jardin du roi.
Ils y habitèrent quelques mois, tranquilles en apparence. Le marquis avait repris ses habitudes et ses travaux, et Olivier, aussi heureux que dans le somptueux palais de Rome, avait recouvré son insouciance et sa gaieté.
Un matin, M. de Florenzi fit appeler son fils adoptif.
—Olivier, lui dit-il, je vais être forcé de te quitter pour longtemps, sans doute. Des motifs que tu connaîtras plus tard me commandent impérieusement cette séparation.
Je te laisse Cosimo, il me remplacera près de toi.
J'ai assuré ton existence et ton avenir; sans être riche, tu seras de beaucoup au-dessus du besoin.
Travaille, obéis à ta conscience, tâche d'être un homme.
—Non, jamais, jamais! s'écria Olivier en fondant en larmes, je ne veux plus, père, être séparé de toi.
—Il le faut, mon enfant, continua le marquis d'une voix grave et triste.
Je suis heureux de croire que tu te souviendras toujours de ton vieil ami. Autant que je le pourrai, je te donnerai de mes nouvelles; Cosimo prendra les mesures nécessaires pour me donner des tiennes.
Et maintenant, séparons-nous: cette maison, pour toi, ne serait pas sans danger. Cosimo a dû chercher pour vous un logement dans un autre quartier de la ville; occupez-le ce soir même.
Après bien des recommandations encore, qui prouvaient toute la tendresse, toute la sollicitude de M. de Florenzi pour son fils, l'heure des suprêmes adieux arriva.
Jamais Olivier n'oublia les dernières paroles du marquis; elles renfermaient l'énigme de sa vie.
—Mon enfant, lui avait-il dit, je ne suis pas ton père, bien que j'en aie la tendresse. Mais les gens qui t'ont confié à moi n'étaient pas tes parents, et ta famille leur était même inconnue.
Un jour, un étranger t'avait confié à eux et, depuis, n'avait pas reparu. Les braves gens t'élevaient par charité.
Le jour où notre réunion n'offrira plus de dangers, si mon affection ne te suffit pas, eh bien! nous chercherons ta famille et, à nous deux, nous trouverons.
Depuis ce jour, Olivier n'avait pas revu le marquis de Florenzi.
A de rares intervalles seulement, Cosimo remettait à son jeune maître quelque billet mystérieusement parvenu et l'engageait à y répondre.
Olivier obéissait et remettait ses lettres au vieux serviteur. Parvenaient-elles au marquis? c'est ce qu'il ne pouvait savoir.
Maintes fois il avait à cet égard accablé Cosimo de questions.
Il le conjurait de lui dire ce qu'était devenu le marquis, le lieu de sa retraite, comment on recevait de ses nouvelles, comment on pouvait lui faire passer les réponses.
A ces sollicitations diverses, presque désespérées, Cosimo restait muet ou ne répondait que ces seuls mots:
—Je ne puis dire.
Ou encore:
—J'ai juré sur le Christ de me taire.
Force a été à Olivier de se résigner et bientôt même, voyant le chagrin qu'il causait à son fidèle serviteur, il renonça complètement à l'interroger sur ces secrets, dont la seule pensée lui causait un horrible serrement de cœur.
Les années s'écoulèrent paisibles depuis cette époque. Mûri par l'expérience et le malheur, Olivier fut homme avant l'âge.
Seul, sans autre ami que Cosimo, il ne vivait que par la pensée, dans le passé ou dans l'avenir, le présent lui semblait lourd à porter.
Déshérité de toutes les affections légitimes qui sont ici-bas le vrai bonheur, il s'était replié sur lui-même; mais sous les glaces de son abord, sous l'austérité de sa parole, se cachaient une âme ardente, un cœur fait pour aimer jusqu'au dévouement le plus absolu.
Une timidité presque invincible, un légitime orgueil de soi-même, une certaine honte de son isolement empêchaient Olivier de chercher des amis de son âge.
Il craignait de donner son amitié ou trop haut ou trop bas.
Trop bas pour son orgueil, pour sa dignité; trop haut pour son état et pour sa fortune.
Décidé à vivre seul, l'ambition devint la seule passion de cette âme ardente. Non cette ambition sombre et funeste qui fait les criminels atroces, mais cette ambition généreuse et ouverte qui fait regarder haut et ferme devant soi.
Le travail, ce divin consolateur, combla l'abîme des désirs qu'il sentait en lui.
Il travaillait pour arriver. Il voulait se faire un nom, lui qui n'avait pas de nom; un état, lui qui n'avait ni état ni protecteurs, ni aucun moyen de parvenir; une famille, lui qui n'avait pas même un ami dans le sein duquel il put verser ses douleurs ou ses espérances.
Lorsqu'il atteignit dix-sept ans, il voulut partir pour l'armée.
—Avec mon courage, disait-il, avec mon savoir, je serai tué ou j'aurai un beau grade avant la troisième campagne. Au jour du combat, il pleut sur le champ de bataille des cordons, des épaulettes et des brevets de noblesse. Je me ferai noble par le sang.
Mais Cosimo combattit cette résolution. Il représenta à son jeune maître que le marquis désapprouverait cette entreprise. Il pouvait revenir d'un jour à l'autre. Quelle consolation resterait-il à ses vieux jours si son enfant bien-aimé venait à être tué!
Olivier se rendit à toutes ces raisons et essaya, en désespoir de cause, de se frayer un chemin dans la magistrature. Mais, là, il fallait au moins un premier protecteur.
Cosimo leva toutes les difficultés. Grâce à de mystérieuses relations, à des lettres de recommandation obtenues en cachette par le vieux serviteur, Olivier fut admis en qualité de secrétaire près de messire de Mondeluit, conseiller au Châtelet, membre du parlement, un des hommes les plus justement considérés de la magistrature d'alors.
Convaincu de la nécessité de s'instruire et de s'instruire vite, Olivier se consacra tout entier à sa nouvelle profession.
Rien ne lui coûta, ni les rebutantes recherches, ni les veilles prolongées; à la science aride des lois, il avait donné tout ce qu'il avait en lui de passion.
Souvent Cosimo, épouvanté des écrasants labeurs de son jeune maître, se prenait à regretter le jour où il lui avait facilité les moyens d'arriver près de messire de Mondeluit; il le conjurait de prendre quelques vacances.
—Vous vous tuez, monsieur, lui disait-il; est-il raisonnable, vraiment, de travailler ainsi que vous le faites, jusqu'à compromettre votre santé? Ne devriez-vous pas suivre un peu les plaisirs des jeunes seigneurs de votre âge? Car, enfin, rien ne vous serait si aisé.
—Tu crois, mon vieil ami?
—Certes, monsieur; car enfin vous êtes riche et nous ne dépensons seulement pas le quart des revenus que vous a assurés M. le marquis, mon digne maître; nous vivons, c'est-à-dire vous vivez presque comme un gueux; excusez-moi, je veux dire comme un pauvre cadet ou comme un malheureux clerc.
N'était la facilité avec laquelle vous prodiguez l'argent pour soulager les infortunes que vous rencontrez sur votre route, je croirais presque que vous êtes avare, ce qui est une bien lamentable infirmité pour un seigneur jeune et beau comme vous l'êtes.
Olivier souriait aux remontrances de son fidèle serviteur.
—Tu m'appelles seigneur, répondait-il, et tu ne saurais seulement me dire mon nom.
Est-ce avec ce nom d'Olivier que je puis me présenter et faire figure dans le monde? Veux-tu que je vole un titre auquel je n'ai aucun droit?
Car enfin le marquis n'est pas mon père, tu le sais comme moi. Il m'a trouvé chez des paysans qui eux-mêmes m'avaient ramassé on ne sait où?
Cette fortune que je dois au marquis n'est entre mes mains qu'un dépôt. Je puis user de ses bienfaits pour mon existence, non pour mes plaisirs.
Ce nom que je n'ai pas, laisse-moi donc le gagner avec une fortune.
Il est noble, il est grand d'être le premier d'une famille; je serai, moi, le premier de ma famille.
Alors Cosimo secouait tristement la tête et, pour quelques jours, faisait trêve de remontrances.
Il n'était pas convaincu; mais, habitué à obéir aveuglément aux moindres désirs du jeune homme, il eût cru manquer à son devoir en l'importunant.
Et certes ses lamentations eussent été vaines et se fussent brisées contre la volonté ferme du jeune homme.
Olivier allait bientôt recevoir la récompense de ses travaux.
Aimé et estimé du conseiller, il n'avait pas tardé à devenir son ami et son confident, bien plus que son secrétaire.
Tels avaient été les progrès du jeune homme que, dans les premiers temps, ils avaient stupéfié le sévère magistrat. Chaque jour, il s'ébahissait de trouver tant de science, de profondeur, de lucidité, alliées à tant de jeunesse.
Et, au bout de moins de trois ans, messire de Mondeluit considérait Olivier comme un autre lui-même.
Bien plus, il n'entreprenait jamais rien sans lui demander son avis, et il n'hésitait pas à lui confier l'entière direction des affaires les plus difficiles et les plus embrouillées.
Partout, cet honnête homme allait prônant les merveilleux talents de son jeune secrétaire, son assiduité, sa patience, toutes ses qualités, en un mot.
—Le temps n'est pas éloigné, disait-il souvent à ses collègues, où ce jeune homme sera une des gloires, une des lumières de la magistrature française.
Telle était exactement la situation d'Olivier, lorsque, pour la première fois, il aperçut la fille du riche Hanyvel.
Cet amour, tout d'abord, lui parut sans danger:
—Je l'aimerai de loin, se disait-il, comme un frère; je l'adorerai comme une divinité placée bien au-dessus des vœux des pauvres humains.
Elle sera le rayon de ma nuit profonde, l'étoile de ma vie. C'est elle que j'invoquerai à mes heures de découragement.
Jamais elle ne saura que j'existe, mais je serai là pour veiller sur elle, et je ne l'importunerai de ma présence que si jamais elle a besoin d'un obscur dévouement.
Ainsi parlait Olivier tout en suivant des yeux la jeune fille, qui courait rieuse le long des pelouses, ou se promenait pensive sous les longues allées de tilleuls du jardin.
Il ignorait, l'imprudent, que chaque jour la passion grandit et s'exalte, que les obstacles l'irritent, que la solitude l'affole jusqu'au jour où, maîtresse souveraine, elle s'empare de l'esprit et du cœur, de toutes les facultés, de tout l'être.
Mais après moins de quinze jours il en était réduit à reconnaître et à s'avouer l'immensité de son amour; à se dire que désormais sa vie ne serait plus qu'un insoutenable supplice.
Toutes les flammes de son cœur, toutes les ardeurs de la passion si longtemps étouffées en lui, éclataient furieuses.
Il se sentait incapable de se maîtriser et d'arracher de son cœur l'image de celle qu'il aimait.
Déjà il cherchait dans sa tête les moyens de se rapprocher d'elle, de respirer l'air qu'elle respirait, d'effleurer sa robe, d'entendre le son de sa voix.
—Mais à quoi cela me servirait-il, malheureux que je suis? s'écriait-il alors avec rage; ne serais-je pas couvert de huées le jour où l'on apprendrait que j'ai osé lever les yeux jusqu'à elle!
Il n'est que deux baguettes magiques pour forcer la porte d'un financier et obtenir la main de sa fille: l'or ou la noblesse.
Et je suis pauvre, et je suis un enfant trouvé! Si encore le marquis de Florenzi était près de moi!... Eh! que pourrait le marquis?
Sais-je seulement quel est cet homme mystérieux qui sème l'or à pleines mains, qui habite des palais comme n'en ont pas nos princes, qui semble tout-puissant et qui est obligé de fuir, de s'exiler, qui se cache comme un malfaiteur...
Oh! malheur! voici que maintenant, dans ma folie, j'insulte mon bienfaiteur!...
Oh! pardon! pardon! vous, mon seul ami, mon second père; pardon, je suis un misérable, un insensé, j'ai perdu la possession de moi-même...
Et, anéanti, écrasé de douleur, foudroyé par la conscience de son impuissance, il se laissait tomber sur son fauteuil et versait des torrents de larmes.
Alors il songeait au suicide. Mourir... cette idée était pleine de charmes; c'était comme l'image d'un repos délicieux, un verre d'eau glacée au malheureux qui, dans les sables du désert, meurt de soif et de chaleur.
—Mais, alors, je ne la verrais plus, se disait-il.
Et, dans ce dernier abîme du malheur, il sentait tout son courage l'abandonner.
C'était chaque jour quelque crise semblable, et, au bout d'un mois de cette insoutenable existence, il était devenu méconnaissable.
Tous ses projets d'avenir étaient rompus. Que lui importait une profession qui ne pouvait le rapprocher de celle qu'il aimait? Il avait renoncé à ses travaux; il ne paraissait plus chez M. de Mondeluit. Il ne vivait véritablement que pendant une heure de la journée, celle où la fille de Hanyvel se promenait dans le jardin.
Le reste du temps, il errait comme un corps abandonné de son âme.
Espérant tuer le souvenir à force de fatigues, il louait des chevaux et courait du matin au soir, par tous les temps, dans les environs de Paris; le soir, fort avant dans la nuit, quelquefois il rentrait, brisé de lassitude, se tenant à peine debout; mais ce n'était qu'une souffrance de plus ajoutée à ses autres souffrances; les nuits qui suivaient ces journées étaient nuits sans sommeil.
Inquiet de la subite disparition de son secrétaire, le conseiller vint lui-même s'informer de la cause qui le retenait ainsi loin de lui.
Olivier répondit qu'il était malade, et, comme son maître l'interrogeait, il répondit d'une façon si vague, si singulière, on voyait si bien que son esprit était ailleurs, que M. de Mondeluit, effrayé, sortit en faisant à Cosimo toutes sortes de recommandations.
A vrai dire, elles étaient parfaitement inutiles, le vieux serviteur était dans un état d'angoisse inexprimable.
Dès les premiers jours, ainsi qu'il l'expliqua au conseiller, il s'était aperçu de quelque chose, mais, pensant qu'il s'agissait simplement d'une amourette, loin de s'en affliger, il s'en était réjoui.
Lorsqu'il avait reconnu son erreur, il avait voulu parler à son jeune maître, essayer quelques timides observations; mais Olivier, dur pour la première fois de sa vie, lui avait brutalement enjoint de ne pas se préoccuper de ses affaires.
—De sorte, monsieur le conseiller, conclut Cosimo, que je ne sais vraiment que faire et que je ne vois que vous qui puissiez me sortir de mes anxiétés.
—Je ne vois rien à tenter, répondit le magistrat; tâchez seulement d'éloigner votre maître de Paris, ne fût-ce que pour quelques jours.
Cosimo essaya de suivre ce conseil; mal lui en prit.
Un matin, après une nuit d'insomnie et de désespoir, nuit pendant laquelle il avait été vingt fois sur le point de se débarrasser d'une vie qui lui devenait à charge:
—Que je suis donc fou, se dit-il, de me laisser réduire à cet état par mon imagination, pour une jeune fille à laquelle je n'ai jamais adressé la parole, qui ne sait même pas que j'existe, qui en aime peut-être un autre!
Et dire que je ne sais même pas son nom...
Une idée subite traversa son cerveau.
—Mais ce nom, continua-t-il en parlant tout haut, emporté par son délire, ce nom, je puis le savoir; je n'ai qu'à descendre dans la rue, à interroger...
Et sans même prendre le temps de jeter un manteau sur ses épaules, il descendit tout courant.
—Monsieur, lui cria Cosimo, monsieur...
Il ne répondit pas; le fidèle serviteur s'élança sur les traces de son jeune maître; mais l'âge avait alourdi ses pas; arrivé à la porte de la rue, il ne vit plus personne. Après avoir marché vainement dans les rues environnantes, il remonta tristement.
—Je suis un mauvais gardien, se disait-il; comment oserai-je jamais reparaître devant M. le marquis? il m'avait confié un dépôt sacré, et je n'ai pas su veiller dessus.
Olivier, pendant ce temps, rôdait autour des portes de l'hôtel Hanyvel; il attendait la sortie de quelque laquais pour entrer en conversation avec lui.
Enfin, un valet parut sur la porte. Mais, au moment de s'adresser à cet homme, la résolution manqua au timide amoureux; il fit quelques pas vers lui, puis rebroussa chemin.
Cependant l'heure s'avançait; les portes et les fenêtres s'ouvraient; Paris s'éveillait; les rares marchands de ces rues aristocratiques ouvraient les volets de leurs boutiques, les laquais allaient et venaient.
Même on commençait à regarder curieusement ce jeune homme à la mine pâle et défaite, sans habit et sans chapeau, qui se tenait immobile, appuyé sur une borne de la porte d'un hôtel.
—Allons, assez de lâcheté comme cela! se dit Olivier, il faut agir.
Et résolument il s'avança vers un domestique chamarré d'or sur toutes les coutures, qui sortait de chez Hanyvel.
Il se trouva que la précipitation d'Olivier à descendre de chez lui le servait bien.
Le laquais, jugeant le jeune homme sur le costume, le prit pour un serviteur d'une maison voisine.
C'est donc sans façon qu'il accepta un verre de vin que lui offrit Olivier, et qu'ils allèrent boire chez un suisse du voisinage; car à cette époque presque tous les concierges,—pour rien au monde je n'écrirais le mot portier, à cause du mien,—des maisons riches avaient un petit réduit où ils vendaient vin.
Après une conversation insignifiante, dont Olivier se tira assez bien pour n'inspirer aucun soupçon, il se hasarda à demander au domestique, de la voix la plus indifférente qu'il put prendre, le nom de la fille de la maison. Le laquais répondit qu'elle s'appelait Henriette.
C'était tout ce que voulait savoir Olivier. Cette réponse obtenue, il fut sur le point de s'enfuir, la prudence le retint.
Il causa encore pendant quelques minutes de choses et d'autres, et enfin, jugeant avoir assez fait, il paya et regagna précipitamment son logis, le cœur bondissant de joie, plus heureux qu'il ne l'avait été depuis longtemps.
A sa vue, Cosimo ne put retenir une joyeuse exclamation.
Olivier courut à lui, et, le serrant entre ses bras:
—Mon ami, mon vieil ami, mon fidèle, elle se nomme Henriette; je suis le plus heureux des hommes.
—Alors, monsieur, reprit Cosimo, vous vous déciderez peut-être à déjeuner, à prendre au moins quelque chose pour vous donner la force de supporter votre bonheur.
—Tout ce que tu voudras, mon fidèle... Et se parlant à lui-même: Henriette, murmurait-il, fut-il jamais nom plus doux à prononcer... Henriette!
—Bien évidemment, se dit Cosimo attristé de cette exclamation, mon pauvre jeune maître est un peu fou.
Ah! j'en ai bien vu dans ma jeunesse, des jeunes seigneurs amoureux; mais jamais de cette façon singulière; ils n'en perdaient pas le manger, eux, encore moins le boire...
Prononcer le doux nom de celle qu'il aimait, se le répéter à lui-même, suffît pendant deux ou trois jours au bonheur d'Olivier.
Bientôt il désira plus.
—Il faut que je la voie de près, pensa-t-il, que je puisse m'incliner devant cette beauté céleste.
Et de nouveau, un matin, il alla s'embusquer à la porte de l'hôtel Hanyvel, bien décidé à ne quitter la place que lorsqu'il aurait vu sortir Henriette.
La jeune fille était-elle malade, était-elle absente? C'est ce que ne pouvait savoir le jeune homme; toujours est-il que durant trois jours il attendit en vain.
Le quatrième, qui était un dimanche, comme il commençait à se désespérer, la lourde porte de l'hôtel roula sur ses gonds, et la jeune fille parut, plus belle, plus radieuse encore que ne la rêvait Olivier.
Derrière elle s'avançait un domestique portant un livre d'heures et un carreau de velours. Après quelques hésitations, le jeune homme se décida à la suivre. Elle se rendait à l'église voisine.
—Comment n'avais-je pas songé à cela! se disait Olivier, fut-il jamais moyen plus simple de la contempler et de l'adorer à mon aise!
Et ses yeux ne pouvaient se détacher de la jeune fille qui priait avec recueillement. Olivier ne tarda pas à s'assurer qu'Henriette venait ainsi à la messe presque tous les matins.
Il pensa que son bonheur était assuré. Il se répétait cent fois le jour qu'il pourrait, à son gré, voir, admirer celle qui désormais occupait toute sa vie.
Il ne se demandait même pas si Henriette l'avait remarqué.
Et pourtant il en était ainsi. La jeune fille avait ressenti une émotion étrange à la vue de ce jeune homme que, chaque matin, elle rencontrait accoudé à l'un des piliers de l'église. Involontairement son cœur s'était élancé vers lui.
Olivier, il faut le dire, était bien digne de cette sympathie; il avait un de ces visages dont la douceur n'exclut ni la fierté ni l'énergie; une fine moustache noire estompait sa lèvre supérieure, sa joue avait encore le velouté de l'adolescence; enfin, sa pâleur et sa mélancolie donnaient à sa physionomie une ravissante expression, ses yeux grands et expressifs, tour à tour tristes ou rayonnants d'audace, semblaient comme le miroir de cette âme si généreuse et si noble.
Il n'y avait pas à se tromper à ces regards que faisait trembler l'émotion.
Sans doute, Henriette, involontairement, avait fait toutes ces remarques, car la première fois que ses yeux rencontrèrent ceux d'Olivier, elle mit dans son regard les plus exquises caresses d'un chaste amour.
Sous ce regard, le jeune homme chancela. Jamais, dans ses rêves les plus insensés, il n'avait rêvé un pareil bonheur. Il rentra chez lui en disant que désormais il avait assez vécu, qu'il n'avait plus rien à souhaiter sur cette terre.
Ce qui n'empêcha que le lendemain, à l'heure accoutumée, il était accoudé le long d'un des piliers de l'église.
Cette fois, il sortit un peu avant la jeune fille, et, pour la voir passer, il s'arrêta sous le porche.
Henriette l'avait aperçu. Soit émotion, hasard, ou intention presque irréfléchie, elle laissa tomber son livre d'heures. Olivier se précipita, et, ramassant le livre, le rendit à Henriette. Elle pâlit d'une inexprimable émotion; puis, se remettant:
—Merci, monsieur, dit-elle au jeune homme, d'une voix d'or, qui le plongea dans une nouvelle extase.
A dater de cet important épisode de ses amours, chaque matin, à la fin de la messe, Olivier devançait Henriette, et, s'arrêtant près de la porte, il lui offrait respectueusement l'eau bénite. Ils ne s'étaient pas parlé encore, mais ils savaient à n'en pas douter qu'ils s'aimaient.
Ils en avaient une certitude que ne leur eussent pas donnée tous les serments de la terre.
—Il faut oser enfin, se dit Olivier.
Et il écrivit une petite lettre qu'il plia soigneusement, de manière à la réduire au moindre volume possible. Pendant la messe, à un moment où Henriette levait les yeux sur lui, il lui montra le papier qu'il avait gardé à la main.
Elle rougit, baissa les yeux, comme indignée, peut-être l'était-elle réellement, mais à sa sortie, une seconde fois, elle laissa tomber son livre. Olivier le ramassa encore, mais lorsqu'il le lui remit il avait eu le temps d'y glisser le billet.
Elle le remercia froidement et presque sans le regarder.
Olivier se sentit froid au cœur de ce maintien de glace.
—Malheureux! s'écria-t-il, qu'ai-je fait! J'étais heureux et voici que j'ai compromis mon bonheur; ah! s'il en est ainsi, je saurai me punir de ma folie.
Ce billet n'était rien moins qu'un rendez-vous.
A l'une des extrémités du jardin, dont souvent il avait fait le tour, à l'endroit le plus ombragé, Olivier avait remarqué une brèche.
On avait négligé depuis longtemps de la réparer; mais pour fermer l'accès aux maraudeurs de nuit on y avait établi une solide cloison de planches.
Ces planches étaient assez éloignées les unes des autres pour que, dans l'intervalle, on pût y passer la main. Au dedans, il n'y avait rien à craindre; au dehors, on ne risquait rien, cette partie du jardin donnant sur un désert.
C'est là qu'Olivier conjurait Henriette de se rendre, le soir même, à la tombée de la nuit. Il connaissait assez les habitudes de la maison de Hanyvel pour savoir qu'à cette heure-là la jeune fille devait être libre.
Revenu chez lui, il s'enferma dans sa chambre et attendit l'heure avec une mortelle anxiété. Ses craintes étaient telles qu'il n'avait même plus le courage de réfléchir.
Dans l'après-midi, Henriette parut dans le jardin. D'ordinaire, son premier regard était pour la mansarde, ce jour-là elle affecta de ne pas lever les yeux.
Penché imprudemment à sa petite fenêtre, au risque de se rompre le cou, Olivier la suivait à travers les méandres du jardin. Bientôt elle disparut sous les arbres.
Cet incident rendit quelque courage au pauvre amoureux; il pensa qu'elle allait visiter et reconnaître l'endroit du jardin dont il lui avait parlé dans sa lettre.
Enfin, le soir vint. Bien longtemps avant l'heure fixée, Olivier était assis sur une pierre, non loin de la barrière des planches.
Il faisait grand jour encore et il calculait combien de temps il avait encore à attendre, lorsque le bruissement d'une robe sous la charmille du jardin lui annonça la présence d'Henriette.
Il se leva en chancelant, il voulut parler, mais les battements de son cœur l'étouffaient, la voix s'arrêta dans sa gorge aride.
L'amour de tête a toujours de l'esprit, de l'à-propos, il sait habilement saisir les occasions; peut-être est-ce pour cela que les femmes n'aiment que ceux qui ne les aiment pas; l'amour vrai est maladroit toujours, mais sa maladresse est souvent sublime.
Ne pouvant parler, Olivier se laissa tomber à genoux en élevant ses mains jointes au-dessus de sa tête.
—A demain, lui dit une voix argentine.
Et une petite main se glissa dans un intervalle des planches: Olivier saisit cette main et la couvrit de baisers; mais la main se retira...
Il resta de longues heures au même endroit, en extase, insensible à tout ce qui l'entourait.
VIII
PREMIERS MALHEURS
Le lendemain de ce jour eut bien d'autres lendemains encore. Les deux amants prirent l'habitude de ces douces causeries de chaque soir.
Jamais plus chaste amour ne ravit deux cœurs plus dignes l'un de l'autre.
Olivier voulut se faire pardonner son audace. Peu à peu, sans réticences, sans détour, Olivier raconta son histoire à Henriette.
—Hélas! mon amie, je suis indigne de vous.
—Non, répondait la jeune fille, puisque mon cœur vous a choisi.
—Votre père consentira-t-il jamais à notre union?
—Pourquoi non? Qu'était-il avant d'être riche?
—C'est vrai, ma douce Henriette; mais malgré mon peu d'expérience du monde, je sais fort bien que ceux qui sont arrivés n'aiment pas à se rappeler d'où ils sont partis.
—Mon père n'est pas ainsi.
—Dieu le veuille!
—Et, d'ailleurs, n'avez-vous plus de courage? Conquérir une position, est-ce donc si difficile, lorsque celle que l'on aime doit en être le prix? et vous m'aimez, n'est-il pas vrai, mon ami?
—Oh! mille fois plus que je ne saurais vous le dire, que vous ne sauriez l'imaginer.
Et, pour la centième fois, Olivier reprenait le triste récit de ses tortures avant le jour où, pour la première fois, sa main avait touché celle de son Henriette.
Il avait alors repris ses travaux avec plus d'acharnement que jamais, et avec un tel succès que le conseiller lui-même lui avait annoncé qu'il allait s'occuper de faire les démarches nécessaires pour lui obtenir une place, premier acheminement vers une grande position.
Plus que jamais l'espérance dorait le ciel des deux amants, lorsqu'un soir, en arrivant au rendez-vous, Olivier y trouva Henriette. Il avait cependant devancé l'heure.
—Nous sommes perdus, lui dit-elle en fondant en larmes.
—Qu'y a-t-il, grand Dieu?
—Mon père a trouvé un parti pour moi,... à ce qu'il dit...
—Il veut vous marier?
—Il le veut, et avant la fin de ce mois.
—Et avez-vous pu consentir, vous, Henriette?
—O Olivier! pouvez-vous être injuste et ingrat à ce point; pouvez-vous ainsi méconnaître votre amie? J'ai tout fait, hélas! j'ai pleuré, j'ai supplié, je me suis traînée aux pieds de mon père...
—Il a pu résister à vos larmes?
—J'ai été jusqu'à lui dire que j'en aimais un autre:—«Eh! que m'importe!» m'a-t-il répondu.
—Oh! malédiction! s'écria Olivier; Henriette, le nom de cet homme que l'on vous destine? son nom! son nom!...
—Mon ami, votre colère m'épouvante; ce nom, je ne vous le dirai pas. Mais, croyez-moi, ne m'accusez pas, j'ai résisté, je résisterai encore; dût-on me traîner à l'autel, on ne m'arrachera jamais le: Oui! fatal qui doit m'enchaîner à un autre.
—Oh! merci, mille fois merci! mais que devenir, que devenir?...
—Je ne suis qu'une femme, Olivier, c'est à vous de voir, d'aviser. Quoi que vous décidiez, je vous obéirai sans hésitation, dussé-je être perdue après. Doutez-vous encore de mon amour? Mais adieu, mon absence pourrait être remarquée; adieu... et à demain....
Et elle s'éloigna, laissant Olivier foudroyé.
—Voir, aviser, se disait-il, quel parti prendre? Aviser à quoi? Que puis-je, moi, faible, isolé, sans amis?...
Dans ces perplexités, il résolut de consulter Cosimo. Après lui avoir fait jurer un secret absolu, il lui raconta l'histoire de ses amours.
Le vieux domestique sourit; depuis très longtemps il savait aussi bien que son jeune maître ce grand secret que lui arrachait la douleur.
—Et maintenant, fit Olivier en terminant, que me conseilles-tu de faire?
—Par ma foi, monsieur, la chose ne demande pas grande réflexion.
—Comment cela?
—Nous avons de l'or ici, n'est-il pas vrai? une somme assez forte, à ce point que souvent la peur des voleurs me prend. Eh bien, envoyez le vieux Cosimo vous acheter une bonne voiture; mettez de l'or dans vos poches, des pistolets dans vos fontes, une bonne lame dans votre fourreau, et....
—L'enlever!...
—Vous l'avez dit, monsieur.
—Et après?...
—Comment, après? Ah! j'en ai beaucoup vu des enlèvements, mais je n'ai jamais vu les amoureux embarrassés après; avant, je ne dis pas.
—Mais où la conduire?
—Le monde est grand, monsieur.
—Non! s'écria Olivier avec violence, non! tu me conseilles une méchante action. Jamais je ne saurais me résoudre à perdre d'honneur celle que j'aime; jamais!...
—Alors, monsieur, laissez-la épouser l'autre.
—Tais-toi, malheureux! vociféra Olivier furieux, tais-toi!
Et il courut chez messire de Mondeluit, pensant y trouver un bon conseil.
Le magistrat travaillait dans son cabinet lorsque se présenta le jeune homme.
—Je viens vous prier, mon maître, lui dit-il d'un ton solennel, de bien vouloir m'entendre et me prêter votre assistance; il s'agit d'un acte qui doit influer sur ma vie entière, et je me reprocherais d'avoir pris une détermination sans vous consulter.
M. de Mondeluit parut extrêmement surpris de ce solennel exorde; il repoussa vivement les papiers amoncelés devant lui et, attirant un fauteuil au coin de sa cheminée:
—Parlez, dit-il, je vous écoute.
Le malheureux amant recommença le récit de ses amours et de ses malheurs.
Mais, à mesure qu'il parlait, le front de son auditeur se faisait froid et sévère; par instant même, il haussait les épaules.
C'est qu'en effet le digne magistrat ne comprenait rien à ce qu'il entendait. C'était assurément le meilleur et le plus honnête des hommes, mais le mot amour avait toujours été pour lui vide de sens.
Même, il n'était pas fort éloigné de croire que tous les sentiments dont il avait entendu parler quelquefois étaient une pure invention des poètes.
Lorsqu'il avait eu vingt-cinq ans, son père, qui avait quatorze bonnes mille livres de rentes, lui avait présenté la fille d'un de ses collègues, qui possédait, de son côté, dix-huit mille livres de revenus.
La jeune fille n'était ni laide ni jolie: elle passait pour une excellente femme de ménage; le jeune homme jouissait d'une excellente réputation; les préliminaires ne furent pas longs.
On leur mit la main dans la main, on les conduisit à l'église, et ils furent mari et femme. Le soir, il y eut grand dîner, et voilà...
De ce premier jour de noce le souvenir qui était resté le plus présent à l'esprit de M. de Mondeluit était celui de ses souliers.
Qu'y faire? Il avait mis ce jour-là de magnifiques escarpins à boucles d'or tout flambant neufs, et ils lui meurtrirent horriblement les pieds toute la journée.
Aussi, avec quelle impatience il attendit le soir pour retirer les chaussures maudites!...
Depuis, il avait aimé sa femme fidèlement, loyalement; il en avait eu deux enfants, une fille et un garçon, et il ne pensait pas que personne pût aimer autrement que lui.
L'histoire que lui racontait son secrétaire lui semblait donc la plus invraisemblable, la plus folle, la plus grotesque du monde. A part soi il pensa que le jeune homme avait l'esprit légèrement détraqué. Autant eût valu essayer lui faire traduire le Koran.
Lorsque Olivier eut fini:
—Mon cher enfant, dit-il, avez-vous fait bien attention aux conclusions du procès que je vous confiai hier soir?
—Mais, monsieur, dit Olivier, de grâce, donnez-moi votre avis...
—Je pense que ces conclusions sont d'autant plus remarquables...
—Oh! monsieur! pouvez-vous vous jouer ainsi de mon malheur!....
—Quoi! mon enfant, quel malheur!
—Mais celle que j'aime, monsieur, mademoiselle Hanyvel.
—Eh bien?
—A quoi me déterminer?
—Mais, dit sévèrement le magistrat, à l'engager à épouser celui que son père lui a choisi pour elle: je ne pense pas que vous avez des prétentions à sa main?
—En auriez-vous, par hasard? Alors allez trouver messire Hanyvel de Saint-Laurent et faites votre demande. Il vous mettra à la porte, j'imagine, et raison il aura. Qu'en pensez-vous?...
—Mais je l'aime, monsieur! s'écria le pauvre Olivier; je l'aime à en mourir, et, à tout prix...
—Prenez-y garde, continua le magistrat en élevant la voix, ne vous mettez pas la cervelle à l'envers et ne faites pas d'imprudence; il me serait pénible, ajouta-t-il, d'être réduit à aller vous rendre visite en prison.
Ce chemin-là ne conduit pas au parlement. Et maintenant, adieu; j'ai à travailler, et vous m'avez l'air trop mal disposé pour être en état de m'aider. Surtout, n'oubliez pas les conclusions.
Olivier sortit désespéré. Il songeait à adopter le parti proposé par Cosimo, lorsqu'il se souvint d'un jeune lieutenant aux gardes, le chevalier de Tancarvel, avec lequel il avait fait, dans le temps, plus d'une partie de paume, et dont il aimait le caractère.
—Celui-là, au moins, pensait-il, ne se moquera pas de moi comme ce mécréant de conseiller.
Il se dirigeait donc vers le Louvre, pour savoir, des soldats de garde, l'adresse de son ami, lorsqu'il eut le bonheur de le rencontrer devant Saint-Germain-l'Auxerrois.
Le chevalier, qui l'avait aperçu le premier, courut vers lui, les bras ouverts:
—Eh! palsambleu, cher ami, dit-il en l'embrassant, quelle heureuse rencontre! Vous vous faites, savez-vous, diablement rare depuis quelques mois. Si encore on avait su où se trouve votre logis.
—Merci, chevalier, commença Olivier, croyez...
—Mais, corbleu! mon cher, plus je vous regarde et plus il me semble... mais, vraiment, vous avez une mine de catafalque. Ah ça! il vous est donc arrivé malheur?...
—Un grand malheur! chevalier, c'est pour cela que je suis venu vous trouver...
—Et vous m'en voyez ravi; merci, cher ami, d'avoir fait fonds de moi. Que vous faut-il? Ma bourse, mon épée...
—Hélas, non!
—Quoi donc, alors? demanda le chevalier, surpris qu'on pût désirer autre chose.
—Je voudrais un conseil...
—Pardieu! cela tombe bien! Mon sac aux expédients est plus plein que mon sac aux pistoles; donc, vous disiez...
Et le chevalier prit une pose commode, comme un homme qui se prépare à écouter longtemps avec attention.
Pour la troisième fois depuis le commencement de la soirée, Olivier reprit le roman de ses amours, en ayant soin, cette fois, d'omettre certains détails et de dénaturer les noms.
Le chevalier ne le laissa pas finir: la phrase qu'il commença ressemblait étrangement à celle de Cosimo.
—Avez-vous de l'or, cher ami? Alors, envoyez votre ami le chevalier de Tancarvel acheter une voiture...
—Je ne veux pas d'un enlèvement, dit Olivier, parce que je ne veux pas déshonorer celle que j'aime; et c'est pour trouver autre chose que je me suis adressé à vous, homme de ressource.
—Soit; cherchons, cher ami, dit le chevalier. Mais ne pensez-vous pas que nous chercherions tout aussi bien ailleurs qu'ici, dans certain petit cabaret, par exemple, que je connais, à deux pas d'ici? C'est étonnant comme le vin d'Anjou me donne des idées!
—Allons, soupira Olivier.
Il avait trouvé le magistrat trop austère, il craignait que son nouveau confident ne prît les choses trop légèrement.
Lorsque les deux jeunes gens furent attablés et qu'une bouteille eut été aux trois quarts vidée:
—Je crois, cher ami, commença le chevalier, que je tiens votre moyen.
—Oh! parlez, parlez vite, je vous en prie.
—L'enlèvement vous chagrine à cause du scandale?
—Je l'avoue.
—Cependant vous ne seriez pas fâché de soustraire votre amie à l'autorité paternelle.
—C'est précisément là la situation.
—Eh bien! cher ami, il ne faut pas enlever votre jeune fille, il faut simplement l'aider à quitter la maison de son père.
—Mais c'est, il me semble, la même chose.
—Oh! que non, comme vous allez voir. Votre maîtresse peut-elle sortir quand elle veut?
—Par la porte, non. Mais le jardin est fermé en un endroit par des planches; on peut en scier deux.
—Très bien. Supposez que demain votre beauté se tienne ce raisonnement: La maison de mon père est mondaine; j'y compromets mon âme et mon salut. Y rester davantage serait un péché; il est de mon devoir de me retirer dans un couvent. Mais si je demande l'autorisation de mon père, dans son amour aveugle, il me la refusera; je vais donc la prendre.
—Oh! quelle idée!...
—Attendez donc... Que fait votre maîtresse alors? Elle fait un tout petit paquet de ce qu'elle veut emporter et se dirige vers la clôture de planches, elle en scie deux: la voilà dehors.
Par hasard, à deux pas se trouve le carrosse de deux gentilshommes, de vous et de moi, par exemple. Ils ont donné ordre au cocher de les attendre.
Votre jeune fille va droit au cocher et lui propose de la conduire en tel couvent.
Le cocher refuse, elle lui donne un louis; il refuse encore; elle lui en donne deux, trois, quatre, dix, vingt, jusqu'à ce qu'il accepte. Peut-être consentira-t-il dès le premier.
Arrivée au couvent, elle demande la supérieure, lui déclare qu'elle est riche et qu'elle a fui la maison paternelle pour entrer en religion dans sa communauté qu'elle veut enrichir de ses vertus et de sa fortune; on la reçoit à bras ouverts...
Et son père, fût-il prince du sang, ne l'en tirerait pas si elle ne voulait pas. Or, son père n'est pas prince du sang.
—Pas le moins du monde, répondit Olivier qui se sentait renaître.
—Alors elle restera au couvent tant qu'elle voudra. Elle s'y ennuiera peut-être un peu, mais en menant rondement le siège du père on aura vite son consentement pour votre union.
—Mon ami, s'écria Olivier, en sautant au cou de M. de Tancarvel, vous me sauvez la vie! Demain, votre plan sera exécuté. Je compte sur vous pour m'aider....
—Comment donc! à la vie et à la mort! A propos, vous êtes gentilhomme?
—Hélas! murmura Olivier déconcerté et rougissant jusqu'aux yeux, je ne suis qu'un enfant trouvé.
—Tout au mieux alors: enfant trouvé! mais vous pouvez être le fils de S. M. Louis XIV. Mais, dites-moi, nous allons aller souper, je pense?
Olivier ne pouvait faire autrement que d'inviter son confident intime, son sauveur. Il fit bruire gaiement les pièces d'or dont, à tout hasard, il avait empli ses poches.
—Vous êtes un ami divin, dit le chevalier. Çà, suivez-moi et préparez-vous à passer une joyeuse nuit en attendant l'aventure de demain; aventure incomplète pourtant.
—Et en quoi, mon cher chevalier?
—C'est qu'en vérité j'ai beau chercher, je n'y vois aucune chance de donner ou de recevoir un coup d'épée. Il faudrait pour cela un grand hasard.
IX
CATASTROPHE
Olivier ne tarda pas à se repentir d'avoir suivi son nouveau conseiller. Du moment, en effet, où le chevalier eut mit sa main dans la main du jeune amoureux, en lui disant: «A demain les affaires sérieuses,» il sembla n'avoir plus qu'un souci: tuer le temps d'une façon joyeuse, en attendant l'heure décisive.
Successivement le chevalier conduisit son jeune ami souper dans un cabaret à la mode; puis, jouer chez des marquises de contrebande, qui vivaient autant du tapis vert que de l'amour.
La tête basse, le cœur bien gros, l'esprit inquiet, Olivier se laissait entraîner; il devenait plus triste, à mesure que la joie et la bonne humeur du chevalier augmentait.
M. de Tancarvel semblait ne se pas sentir d'aise. Au souper tous les mets avaient été de son goût, et il avait fêté les vins outre mesure.
Au jeu, l'ange gardien de la chance était venu s'asseoir près de son fauteuil, et chaque coup de cartes augmentait le tas d'or amoncelé devant lui.
—Vous me portez bonheur, très cher, disait-il à Olivier, et désormais, je le déclare, je ne vous quitte plus; cette heureuse veine nous promet la meilleure chance pour demain; rassurez-vous donc et quittez cet air lugubre.
Mais Olivier ne se rassurait pas. Le jour se levait, faisant pâlir la lueur des bougies et M. de Tancarvel ne semblait nullement disposé à quitter la table de jeu.
—Chevalier, dit le jeune homme, de guerre lasse, je me retire, vous semblez avoir complètement oublié le service que vous deviez me rendre aujourd'hui.
—Eh quoi! cher ami, répondit M. de Tancarvel d'un air surpris, vous voudriez partir déjà! Notre expédition est pour ce soir à la nuit, et à peine le jour se lève.
Songez-vous que nous avons encore douze heures devant nous, une journée entière! Savez-vous où dépenser le temps plus agréablement qu'ici?
Nous allons quitter le jeu, j'y consens, mais pour aller déjeuner, et, vive Dieu! je suis l'amphitryon: qui m'aime me suive!
Ce disant, le chevalier empocha une forte somme amassée devant lui, et, ceignant une épée, sortit en entraînant une partie de la compagnie.
Le jeune amoureux se résigna, et si bien qu'à quatre heures de l'après-midi il était encore à table près du chevalier. Cette journée lui avait semblé mortelle, il accusait le temps de rester en chemin.
Mais si la tristesse et l'inquiétude d'Olivier s'étaient accrues, en revanche la gaieté de son conseiller ne connaissait plus de bornes, même il était à peu près ivre, et n'avait, en apparence, conservé aucune conscience de son état.
Déjà Olivier maudissait sa faiblesse; il se repentit amèrement de n'avoir pas agi seul.
—Qu'avais-je besoin, se disait-il, de l'assistance de ce fou? Me fallait-il donc un aide pour mener à bonne fin le plan qu'il m'a indiqué? J'ai passé une nuit et une journée atroces, à quoi bon? Voici que mon conseiller et soi-disant ami peut à peine se tenir debout.
Avant une demi-heure il va se laisser glisser sous la table, si on ne le porte à son lit.
Allons, n'hésitons plus, partons.
Mais comme il se levait, le chevalier en fit autant.
Au hasard, il prit une bouteille, et, remplissant son verre:
—Cette santé est la dernière, dit-il, je bois aux amours de mon jeune ami; qui refuserait de me faire raison?
Personne ne refusa.
Les verres se remplirent et se choquèrent.
—Et à présent, continua M. de Tancarvel en prenant son épée, au revoir, messieurs, et à bientôt!
Puis, appelant l'hôte, il régla la dépense avec le plus grand sang-froid. Il avait demandé de l'eau, il se lava la figure et les mains, rajusta ses dentelles, frisa sa moustache, et du ton le plus dégagé du monde:
—Maintenant, cher ami, dit-il à son compagnon, je suis tout à vous, hâtons, si nous voulons arriver à temps.
Le vertueux et sage secrétaire de M. de Mondeluit ne revenait pas de sa surprise. Il ne comprenait rien à cette subite transformation. Sa stupéfaction se lisait si bien dans ses yeux, que, tout en descendant l'escalier, le chevalier ne put s'empêcher de lui en faire la remarque.
—Ah ça! lui dit-il, vous supposiez donc que j'étais ivre et que je vous avais oublié?
—Ma foi, je dois vous avouer que vous avez deviné.
—Allons, mon cher compagnon, vous êtes jeune encore, sachez que, nous autres soldats, nous savons faire la part du plaisir et la part du devoir: je m'étais dit: Je puis boire et tout oublier jusqu'à quatre heures sans le moindre inconvénient; il est quatre heures, j'ai repris tout mon sang-froid et me voici prêt à vous servir.
Moins de deux heures après, les deux amis s'étaient procuré une voiture et en descendaient à quelque distance de la brèche du jardin de Hanyvel.
Alors une dernière fois ils convinrent de leurs faits.
Olivier voulait mettre le cocher dans la confidence et lui dire que dans quelques instants une jeune fille viendrait sans doute lui demander le carrosse; le chevalier s'y opposa.
—Le cocher pourrait nous trahir, dit-il, si jamais on faisait une enquête; puisque nous sommes parfaitement certains que quelques louis triompheront de tous ses scrupules, à quoi bon nous exposer à son indiscrétion ou à sa bêtise?
Olivier dut convenir que son ami avait raison, et tous deux, ayant donné l'ordre au cocher de les attendre, s'approchèrent de la palissade qui fermait la brèche.
En un instant, le chevalier eut examiné la disposition des lieux.
—Une évasion est la chose du monde la plus facile, prononça-t-il alors, et si vous êtes sûr de la bonne volonté de votre maîtresse...
—Elle m'a dit que, pour la sauver d'un mariage qui faisait son désespoir, elle s'en remettait entièrement à moi.
—Alors tout est pour le mieux. Mais comme il ne faut pas s'exposer à lui faire perdre une minute, nous allons tout préparer pour sa fuite rapide. Vous avez apporté quelque outil, je présume?
—Le voici.
—Très bien, cher ami. Maintenant, faites le guet, afin que je ne puisse être surpris; je vais couper adroitement les planches, de façon qu'au dernier moment nous n'aurons qu'à y donner un coup de pied pour ouvrir un passage.
Olivier obéit. Au bout de quelques minutes son compagnon le rappela.
—Tout est fini, lui dit-il.
Alors il fut convenu que lorsque la jeune fille paraîtrait, le chevalier se retirerait afin de ne pas augmenter sa confusion.
Il devait même se cacher et ne se montrer que si quelque danger pressant menaçait la fugitive.
Tous deux s'assirent alors sur une grosse pierre qui touchait presque le mur, et ils attendirent.
Mais les heures s'écoulaient et rien n'annonçait la présence d'Henriette.
La nuit était venue depuis longtemps, le couvre-feu ne pouvait tarder à sonner.
Durant cette longue attente, le chevalier n'avait pas donné le moindre signe d'impatience; au contraire, il s'était efforcé de calmer les douloureuses inquiétudes de son ami.
—C'en est fait, chevalier, disait le pauvre Olivier en se tordant les mains de désespoir, à cette heure elle appartient à un autre, au dernier moment elle n'aura pas eu la force de résister.
—Voyons, répondit le chevalier, ne vous désolez pas ainsi, que diable! On ne se marie pas à cette heure, elle est retenue sans doute près de sa famille et ne s'inquiète pas moins que vous, attendons...
Enfin, n'y tenant plus:
—Je veux en avoir le cœur net, dit Olivier.
Et sans écouter les remontrances de son ami, au risque de se blesser aux verres qui hérissaient la crête du mur, Olivier s'élança dans le jardin.
Le chevalier se hissa à son tour sur le mur, prêt à voler au secours de son compagnon.
Sans doute il s'était dirigé vers la maison dont on apercevait les lumières au travers des arbres, car M. de Tancarvel eut beau prêter l'oreille, il n'entendit plus même le bruit de ses pas. Il allait, lui aussi, sauter dans le jardin, lorsque Olivier reparut.
Sans prononcer une parole, avec une agitation fébrile, il franchit de nouveau le mur, tendit la main au chevalier pour l'aider à descendre, et lui prenant le bras:
—Mon ami, lui dit-il, courons vite, il se passe quelque chose d'extraordinaire.
—Qu'avez-vous? vous êtes pâle, ému...
—Je n'ai rien vu qui puisse donner raison à mes craintes; mais, j'en suis sûr, mes pressentiments ne me trompent pas. Je serais entré dans la maison, par malheur les portes et les fenêtres donnant sur le jardin sont fermées.
Mais j'ai prêté l'oreille, j'ai entendu des bruits confus, des cris, des sanglots, des voix épouvantées, un horrible malheur est arrivé, croyez-moi.
Puis, j'ai regardé aux fenêtres des étages supérieurs, j'ai vu des lumières aller, venir; on courait, on montait, on descendait; elle aura résisté, chevalier; son père aura voulu la contraindre, employer la violence, et dans l'égarement de son amour pour moi, elle aura attenté à ses jours.
A cette heure peut-être, ma pauvre Henriette n'est plus.
Ainsi parlait Olivier, tout en entraînant son ami vers la rue où s'ouvrait la porte de l'hôtel d'Hanyvel; le chevalier, qui n'avait jamais vu désespoir pareil, avait peine à le suivre.
Il n'essayait, du reste, aucune consolation. Il comprenait qu'il avait sous les yeux une de ces douleurs immenses qui, lorsqu'elles ne tuent pas, n'ont que le temps pour remède.
Sans s'en rendre compte, et tant est grande l'influence contagieuse d'un sentiment profond et vrai, le chevalier avait fini par partager les craintes de son ami. Il était plus ému certainement qu'il ne l'avait jamais été pour son propre compte.
Comme pour donner raison aux pressentiments d'Olivier, la porte de l'hôtel d'Hanyvel était ouverte à deux battants.
Sous le vestibule, resplendissant de lumières comme pour une fête, on n'apercevait pas un seul valet, la porte du suisse était ouverte également, mais la loge était déserte.
—Vous le voyez, dit Olivier d'une voix éteinte, je ne me trompais pas.
—Et personne à interroger....
—A quoi bon? je ne sais que trop la nouvelle que je vais apprendre.
—A tout hasard, entrez, conseilla M. de Tancarvel, peut-être trouverez-vous quelqu'un dans l'escalier, je vais vous attendre ici.
—Quand je devrais de vive force pénétrer dans le cabinet d'Hanyvel, je saurai....
Et Olivier s'élança dans le vestibule, puis dans l'escalier.
Mais il n'avait pas franchi dix marches, qu'une femme se soutenant à peine, vint presque tomber près de lui.
Instinctivement Olivier ouvrit les bras pour la retenir, il y réussit.
Elle était à demi évanouie. Il put la regarder un instant: elle semblait avoir de trente-cinq à trente-six ans, elle était petite, admirablement jolie encore; sa robe, de riche étoffe, laissait voir de ravissantes épaules...
Elle murmurait des paroles incohérentes, comme poursuivie par la vue d'une scène qui l'aurait terriblement effrayée.
—Quel malheur!... Ah! c'est horrible!... mourir ainsi...
Olivier n'était guère moins agité que l'inconnue, les paroles qu'il entendait ne répondaient que trop aux horribles pressentiments qui déchiraient son âme.
Il eût donné un an de sa vie pour une parole de cette femme.
Enfin elle sembla revenir à elle. Elle leva sur Olivier ses yeux égarés, fit un violent effort pour rappeler ses souvenirs; puis tout à coup:
—Qui êtes-vous, monsieur? demanda-t-elle, et comment vous trouvez-vous ici me soutenant?
En deux mots Olivier lui dit ce qui venait de se passer.
—Ah! c'est vrai, dit-elle, malheureuse! j'oubliais, ah! c'est horrible.... Monsieur, soyez assez bon pour me conduire à mon carrosse, qui doit m'attendre au détour de cette rue.
—Madame, au nom du ciel! interrogea Olivier en lui offrant son bras, de quel malheur parlez-vous, qu'est-il arrivé?...
—Ah! une horrible catastrophe.... répondit l'inconnue, et elle se tut.
Parvenus au vestibule, Olivier aperçut le chevalier appuyé contre un des battants de la porte; il marcha rapidement vers lui, et se dégageant du bras de l'inconnue:
—Mon ami, lui dit-il, je te confie madame, qui s'est confiée à moi.
Et il s'éloigna, mais non si rapidement qu'il ne pût voir M. de Tancarvel s'incliner courtoisement devant la jeune femme, la saluer comme une personne de connaissance et lui offrir son bras.
Cependant Olivier avait repris l'escalier, devant lui toutes les portes étaient ouvertes, les appartements étaient resplendissants de lumières, mais pas un convive, pas un valet.
Un silence de mort régnait dans l'immense hôtel et succédait au tumulte que le jeune homme avait cru entendre lorsqu'il avait pénétré dans le jardin.
Et pourtant il avait dû y avoir une fête, de nombreux invités; mille témoignages irrécusables étaient là pour le prouver.
Un instant, Olivier s'arrêta dans une antichambre; pour mieux écouter, il retint sa respiration: rien, il n'entendait que les battements insensés de son cœur.
Il traversa alors rapidement un salon d'attente, mais une indicible horreur le cloua sur le seuil de la pièce qui suivait.
C'était la salle à manger. Là éclatait, terrible, le témoignage de quelque affreux accident.
De tous côtés, une inexprimable confusion: les meubles dispersés, les fauteuils renversés, les tentures arrachées et déchirées.
Sur la table, dressée au milieu de la pièce, le désordre était incroyable et plus éloquent encore.
Les cristaux précieux, les porcelaines, les pièces de vermeil, tout était renversé pêle-mêle, les candélabres, chargés de bougies, avaient été jetés bas; quelques bougies brûlaient encore: l'une d'elles avait mis le feu à la nappe, qui se consumait lentement.
A terre, mille débris divers, de porcelaines mises en pièces, de bouteilles brisées...
Tandis qu'Olivier, le front mouillé de terreur et d'anxiété, considérait ce spectacle étrange, il entendit un bruit de pas précipités. Il entra dans la salle pour laisser le passage libre. Un valet parut, qui courut à lui.
—Monsieur, lui dit cet homme, sur votre vie, hâtez-vous, venez...
—Comment, moi!... Savez-vous à qui vous parlez?...
—Quoi!... vous n'êtes pas le chirurgien?
Olivier secoua négativement la tête...
—Eh! que ne le disiez-vous tout de suite! s'écria le domestique, et il disparut en courant.
Les derniers mots que put entendre le jeune homme furent ceux-ci: «Il sera trop tard.»
Le désespoir de l'infortuné était alors à son comble, mais l'excès même de sa douleur lui rendit quelques forces et un peu de courage.
—Allons, se dit-il, mon sort est décidé maintenant, elle est morte.
Morte, et c'est mon amour qui l'aura tuée. Moi aussi, je puis dire comme ce laquais, trop tard! trop tard! mais, au moins, je veux la revoir une dernière fois.
Je veux encore coller ma lèvre contre sa main raidie par le trépas. Sans doute ses parents, en me voyant paraître, me demanderont qui je suis, de quel droit je viens troubler leur douleur, mêler mes larmes à leurs larmes, peut-être ils voudront me faire chasser...
Cette pensée le fit hésiter un instant.
—Mais non, reprit-il, après une douloureuse réflexion, il faut que je la voie encore.
—Qu'ai-je à craindre d'ailleurs? Est-ce que la vie m'est quelque chose! Oui, je veux m'agenouiller près d'elle, lui dire un dernier adieu et mourir aussi... Et malheur à qui viendrait m'arrêter!...
Et saisissant un couteau de table, il s'avança vers la porte qui donnait dans les appartements intérieurs, lentement, automatiquement, tout d'une pièce, comme un cadavre.
Il était terrible à voir ainsi, mais tels étaient la préoccupation et le désordre de tous en ce moment, que trois ou quatre laquais qui passèrent en courant près de lui ne le remarquèrent même pas.
Cependant il avançait toujours, mais à mesure qu'il traversait les nombreuses pièces qui s'ouvraient les unes sur les autres, il lui semblait que ce morne silence qui l'épouvantait tant était enfin troublé.
Il entendait maintenant distinctement des voix confuses, puis des gémissements, et, dominant ce sourd murmure, quelques sanglots déchirants.
Le même domestique qui l'avait interrogé quelques minutes avant dans l'antichambre reparut, il était suivi de gens qu'Olivier reconnut pour des médecins.
Il allait s'élancer sur leurs pas, lorsque la lourde tapisserie de la porte se souleva de nouveau, et dans l'encadrement apparut celle qu'il croyait morte.
Oui, c'était bien Henriette, pâle, échevelée, les habits en désordre, mais c'était elle, elle vivait!...
Il voulut s'élancer vers elle, tomber à ses genoux, mais ses forces le trahirent. C'était plus d'émotions qu'il n'en pouvait supporter.
Il chancela, tourna deux fois sur lui-même comme un homme frappé d'une balle au cœur, sa main inerte lâcha le couteau dont il s'était emparé, ses bras battirent l'air, un gémissement douloureux souleva sa poitrine, et, inanimé, il tomba sur le parquet, presque aux pieds d'Henriette.
Mais bientôt la douce pression d'une main qui serrait la sienne, une tiède haleine qui effleurait ses lèvres le rappelèrent à la vie.
Il ouvrit les yeux.
N'était-ce pas une divine, mais décevante illusion, un de ces adorables mensonges qui parfois bercent le désespoir?... Il se le demanda.
Henriette était là, près de lui, agenouillée, penchée sur son visage. D'une main, elle soutenait la tête de son amant; de l'autre, elle interrogeait ce cœur qui ne battait que pour elle.
Après tant d'angoisses poignantes, de si épouvantables commotions, ce fut pour Olivier un instant délicieux. Il aurait pu parler, il ne le voulut pas.
Une parole pouvait faire envoler le rêve, et si ce n'était pas un songe, faire cesser cette scène si douce à son cœur.
Il referma les yeux, bénissant Dieu et lui demandant de prolonger cette extase.
Mais, tandis qu'un sentiment intime de bonheur infini, de ravissement céleste, rafraîchissait son âme, il sentit sur son front tomber de grosses larmes, larmes brûlantes et silencieuses, larmes de désespoir.
Il se souleva à demi et, portant à ses lèvres la main d'Henriette:
—Pardonne, ô mon amie, murmura-t-il, pardonne à l'égoïsme de mon amour.
Hélas! je te croyais à tout jamais perdue pour moi; et rassuré maintenant sur ta vie, je m'oublie dans mon bonheur, sans songer à te demander quel chagrin cruel fait couler tes larmes...
La jeune fille se releva à ces paroles, et, cachant son visage entre ses mains:
—Olivier, mon ami, mon frère, s'écria-t-elle, je suis bien malheureuse, oh! bien malheureuse!
Puis sa voix s'éteignit dans les sanglots.
Saisi d'une douleur nouvelle, Olivier était debout déjà.
—N'ai-je donc pas le droit, dit-il, de partager ta douleur! Parle, réponds-moi, qu'est-il arrivé?
—Oh! mon père!... mon pauvre père!... Olivier, me voici seule au monde!...
Et, abîmée dans sa douleur, oubliant tout, s'oubliant elle-même, elle laissa tomber sa tête si belle sur la tête de son amant.
Tandis qu'elle sanglotait éperdue, Olivier s'adressait les plus sanglants reproches.
Cette douleur de celle qu'il aimait, il la partageait certes; elle remuait en lui toutes les fibres de la sensibilité, et cependant, malgré lui, il se sentait inondé de joie.
Il l'avait crue morte, cette femme adorée, il la retrouvait; pour la première fois il pouvait appuyer ses lèvres sur ces beaux cheveux blonds, plus fins que les fils de la vierge; n'était-ce pas à égarer la raison?
Aussi, il n'osait pas parler, il craignait que sa voix ne le trahît.
Il se tenait debout, immobile, n'osant faire un mouvement, lorsque tout à coup Henriette le repoussa avec violence:
—Malheureuse que je suis! s'écria-t-elle, là, à deux pas de nous, mon père est sur son lit de mort, et moi, impie, je m'abandonne au bonheur de pleurer entre les bras de celui que j'aime!... Fuyez, Olivier, fuyez cette maison; nos amours ont été une faute, votre présence en cette maison est presque un crime.
Une exaltation sombre éclatait dans ses yeux, son maintien, son geste annonçaient l'égarement. Olivier fut épouvanté.
—Vous me repoussez, dit-il, vous me chassez... Henriette!... Je suis bien malheureux, vous ne m'aimez plus...
—Ne plus vous aimer, reprit-elle d'un ton plus calme, est-ce donc en mon pouvoir, lors même que je le voudrais? Mais ces mots prononcés ici, à côté du lit de mort, ne sont-ils pas une impiété?...
Pauvre père!... Et moi qui voulais te quitter. Oh! cette idée me suit comme un remords.
Que serait-ce donc, s'il eût été frappé au lendemain de ma fuite et si j'en étais réduite à me dire: J'ai été une des causes de sa mort...
Olivier essaya de balbutier quelques paroles.
—Eloignez-vous, mon ami, je vous en conjure, continua Henriette. Et ne cherchez plus à me revoir. Votre cœur souffrira, mais songez que je serai aussi malheureuse que vous.
Le coup terrible qui me frappe me dessille les yeux et me montre la profondeur de l'abîme où nous courions ensemble; si je dois être unie à vous, Olivier, ce ne sera que du consentement de ma mère. Peut-être entendra-t-elle ma voix, lorsque je lui dirai que pour elle vous seriez un bon fils; mais, quoi qu'elle décide, je lui obéirai. Séparons-nous donc, mon ami, mon frère... Sachons espérer et nous résigner.
Alors elle tendit son front à son amant; Olivier, fou de douleur, y déposa un chaste baiser.
—Adieu, frère, dit-elle encore.
Puis il la vit s'éloigner avant d'avoir pu trouver une parole pour la conjurer de revenir sur sa résolution.
Décidé à lui obéir, pourtant, il songea à quitter cette maison dont un effroyable malheur lui avait ouvert les portes; mais il ne voulut pas s'éloigner, pour toujours peut-être, sans savoir au moins quelques détails du coup qui venait de l'atteindre si cruellement en frappant son amie.
Il résolut, en conséquence, d'attendre dans une des antichambres quelques laquais; mais il voulut avant aller remercier le chevalier de Tancarvel, le rassurer et lui rendre la liberté.
Il le trouva fidèlement debout au même endroit.
—Merci, mon ami, lui dit-il, de votre aide loyale; mais si je suis bien désespéré, au moins je suis rassuré sur les jours de celle que j'aime plus que ma vie.
—Oui, je sais, répondit le chevalier, ce pauvre Hanyvel!...
—Quoi! vous savez...
—Je puis même vous donner les moindres détails de cette catastrophe.
—Oh! je vous en prie.
—Ce ne sera pas long, mais je ne vois rien qui vous retienne ici.
—Je ne voulais que connaître les circonstances de ce fatal événement, et je comptais interroger un laquais.
—Grâce à moi, ce sera inutile; permettez-moi donc de vous reconduire jusqu'à votre logis.
Olivier fit un signe d'assentiment, son ami passa son bras sous le sien, et tous deux s'éloignèrent.
—Donc, reprit tout en marchant le chevalier de Tancarvel, imaginez-vous, cher ami, que jamais on ne vit rien de plus subit.
Le malheureux Hanyvel donnait aujourd'hui même un grand repas; plus de trente convives étaient assis à la table, on venait de servir le dessert, tout le monde était d'une gaieté folle.
Tout à coup, après une santé au gendre futur de sa fille, Hanyvel porte son verre à sa bouche, y trempe à peine les lèvres et tombe...
—Il était mort?
—C'est-à-dire foudroyé. Quelque coup de sang, j'imagine; il était fort replet, ce pauvre financier. Ce que c'est que de nous pourtant! conclut philosophiquement le chevalier.
—Ce que vous me dites là, je l'avais deviné. Mais les convives, les invités?
—Enfin, mon cher, chacun, vous le comprenez, a tiré de son côté, les hommes épouvantés, les femmes poussant des cris. Tout le monde a perdu la tête, si bien que lorsqu'un chirurgien a pu être appelé il n'est arrivé que pour constater la mort.
—J'ai cependant vu entrer des médecins.
—Inutile empressement des médecins. Puis, vous le savez, on conserve toujours quelque espérance; il est de ces malheurs qu'on se refuse à croire; c'est ce que me disait la marquise.
—Quelle marquise? demanda Olivier surpris.
—Eh! la dame qui vous prit le bras dans l'escalier. Elle était au nombre des convives. Pauvre femme, toute cette scène l'avait si terriblement bouleversée qu'elle n'a pu s'enfuir avec les autres; il lui a fallu plus d'une heure avant de se remettre assez pour pouvoir faire un pas.
—C'est d'elle alors que vous tenez tous ces détails?
—Parfaitement.
—Comment, c'est à vous, un inconnu...
—Mais, mon cher, je ne suis pas un inconnu pour elle; je l'ai rencontrée fort souvent chez madame de Sarremont, ma sœur; son mari même est fort de mes amis.
C'est une femme vraiment charmante, douce, spirituelle, et qui n'a qu'un tort, à mon avis; elle est un peu dévote et écoute trop son directeur.
Vous ne la connaissez donc pas?
—Je l'ai vue ce soir pour la première fois, hélas! en de telles circonstances, que je ne l'oublierai de ma vie. Mais, dites-moi, mon ami, quelle est cette dame?
—Elle s'appelle madame la marquise de Brinvilliers.
X
UN JOUR DE BONHEUR
Rentré chez lui, Olivier eut toutes les peines du monde à renvoyer son compagnon; M. de Tancarvel voulait s'installer près de lui.
—Vous me paraissez trop affligé, lui répondit l'insoucieux officier, pour que je songe même à m'éloigner; la solitude, voyez-vous, est mauvaise conseillère, la douleur est une maladie qui a son remède comme toutes les autres.
Laissez-moi être votre médecin. A quoi bon rester seul ici, à attiser votre infortune. Ferez-vous que ce qui est ne soit pas?
Olivier gardait toujours un obstiné silence.
—Allons, continua le chevalier, prenez mon bras et sortons ensemble. Il y a de bons vins encore à Paris; allons souper; le vin est le baume souverain de toutes les blessures du cœur, croyez-moi.
Si le bon Dieu a fait pousser la vigne, c'est qu'il savait que les hommes auraient souvent des soucis à noyer.
—De grâce! chevalier, n'insistez pas, j'ai besoin d'être seul.
—Soit, vous le voulez, je vais partir; mais avant, raisonnons un peu. Vous vous affligez de quoi? De la mort d'Hanyvel, que vous ne connaissez pas. Il y a deux heures vous ne songiez qu'à lui enlever sa fille. Que vous était-il?...
—Ah! c'était le père d'Henriette, et pour vous dire vrai, là n'est pas ma douleur. Mais Henriette m'a repoussé, elle ne veut plus me permettre de la voir.
—N'est-ce que cela, cher ami, séchez vos pleurs; avant qu'il soit huit jours, vous serez rappelé...
Serrant alors la main de son ami, le chevalier sortit en promettant de revenir bientôt chercher de ses nouvelles.
—C'est un excellent compagnon, cet Olivier, se disait-il à part lui en descendant l'escalier, mais sentimental en diable! Cœur chaud, mais tête faible, brr... il m'a véritablement affligé.
A voir couler ses larmes, je sentais mon cœur se fendre; il eût attendri un rocher, comme dit M. Quinault.
Seul enfin, libre de se livrer sans témoin aux mille sentiments qui l'agitaient, Olivier put envisager de sang-froid sa situation.
De lui-même il en arriva bien vite à se rendre aux raisons invoquées quelques heures avant par M. de Tancarvel.
En réalité, loin de lui être fatale, la mort du financier pouvait lever bien des obstacles et aplanir la route de son bonheur. Remis de la terrible angoisse à laquelle il avait failli succomber, il dut bien s'avouer qu'il ne ressentait pas de cette mort autant de douleur qu'il en avait laissé paraître devant son ami.
Là n'étaient plus son inquiétude et son chagrin.
Restait le serment fait par Henriette de ne le plus revoir qu'avec l'autorisation de sa mère, restait ce serment d'obéissance aveugle, ce vœu filial de briser son cœur à elle-même plutôt que de causer à sa mère le moindre déplaisir.
A la réflexion, cependant, ces promesses l'inquiétèrent moins. Il se sentait prêt à devenir mille fois parjure pour un seul regard de celle qu'il aimait.
Henriette aurait-elle moins d'amour et plus de courage? Il ne le croyait pas. Il espéra donc que bientôt, grâce à sa prière, elle violerait un serment arraché par une cruelle douleur.
Il prit la résolution de s'en remettre au temps, ce maître souverain des destinées humaines, et de ne pas chercher, au moins pour le présent, à revoir sa maîtresse.
Sa vie reprit alors son cours accoutumé.
Comme autrefois, il s'absorba dans ses travaux, heureux d'y trouver à la fois l'oubli et la certitude d'acquérir quelques titres non à l'amour, mais à la main de la jeune fille.
Aux heures de loisir il parlait d'elle. A qui eût-il pu songer? Il avait constitué Cosimo son confident ordinaire; et le digne serviteur écoutait sans sourciller les intarissables divagations de son jeune maître.
Pour Olivier, Cosimo était un autre lui-même; il avait avec lui cette franchise de l'homme qui, dans la solitude et la réflexion, interroge sa conscience.
Écho fidèle des doutes, des pensées, des espérances du jeune homme, le vieillard répondait toujours comme il souhaitait qu'il répondît. Le pauvre amoureux était calme, sinon heureux.
Ainsi des jours, des semaines, des mois s'écoulèrent sans qu'Olivier reçût la moindre nouvelle d'Henriette, sans que par le moindre signe elle se fût manifestée à lui. Il chercha à la revoir, en vain. Comme jadis, sous le porche de l'église, souvent il alla l'attendre, et elle ne vint pas.
Et cependant elle était là, à deux pas de lui, le jardin seul le séparait d'elle, de sa fenêtre il pouvait voir les fenêtres de sa bien-aimée; car l'hiver était venu, et les feuilles qui lui dérobaient la vue de la maison étaient tombées.
Il lui eût été facile de pénétrer dans le jardin, mais il n'osait désobéir aux ordres de celle qui avait toute puissance sur son cœur.
Avec le temps, le doute, le doute affreux, déchirant, pénétra dans son âme.
—Si elle ne m'aimait plus! se disait-il.
En cette extrémité, il se décida à écrire à Henriette; d'un mot ne pouvait-elle pas faire cesser toutes ses incertitudes! Elle lui répondit:
«Mon ami, disait-elle dans un billet bien court, hélas! ne plus vous voir est une cruelle, mais juste punition de ma faiblesse passée, de la faute que nous avons failli commettre. Vous êtes malheureux, dites-vous; croyez-vous donc, Olivier, que le bonheur soit pour moi, loin de vous? Au nom de votre amour, du mien, ne manquez pas de courage. Le jour qui doit nous réunir n'est peut-être pas éloigné.»
Cette lettre fut pour Olivier comme une rosée céleste qui lui rendait la vie. Mille et mille fois il baisa ces caractères chéris, tracés par une main adorée. Il ne comprenait pas comment il avait pu douter d'elle, il se le reprochait comme un crime.
—Oh! avec une lettre pareille, se disait-il, n'attendrais-je pas avec patience durant toute l'éternité?
Cette éternité, heureusement, ne fut pas de longue durée.
Moins de huit jours après l'envoi de cette lettre, messagère de bonheur et d'espoir, un valet en grand deuil parut chez Olivier.
Il était envoyé par la veuve de messire Hanyvel et venait prier le jeune homme de vouloir bien passer à l'hôtel le jour même.
Presque sur les pas du laquais, Olivier voulait s'élancer.
—Elle m'attend! s'écria-t-il, perdre une minute, retarder mon bonheur, serait un crime, une folie!
Cosimo le retint.
—Songez, monsieur, que cet empressement, qui charmerait sans doute mademoiselle Henriette, pourrait être mal interprété par sa mère.
—Tu crois, mon vieil ami?
—J'en suis certain, monsieur, la fille unique d'un financier si riche doit avoir une dot énorme, et pour le moment votre fortune n'est pas tout à fait en rapport avec la sienne.
Dans votre amour si profond et si pur, qui vous dit que les malveillants et les envieux ne voudront pas voir ambition et avidité? Car maintenant vous allez être introduit dans la maison, et tous ceux qui y allaient avant vous vont devenir jaloux, et feront leurs efforts pour renverser vos espérances et vous faire évincer s'il est possible.
Cette idée consterna Olivier.
Dans la naïveté de son cœur, dans son ignorance profonde du monde, jamais il n'avait entrevu la possibilité d'un soupçon sur son amour. Les paroles de Cosimo ouvrirent devant ses yeux comme un monde nouveau. Un instant il hésita, mais il était trop véritablement épris pour s'arrêter longtemps à ces considérations odieuses.
—Eh! qu'importe ce que dira le monde! s'écria-t-il, si sa mère m'accorde sa main, je refuserai sa dot; mon travail, sans compter les bienfaits du marquis, mon second père, suffiront largement à nos modestes désirs.
Oui, je refuserai tout, et ainsi on ne m'accusera pas de l'avoir aimée seulement à cause de sa fortune.
Alors, sans plus écouter les représentations de Cosimo, après avoir donné un coup d'œil à sa toilette, il sortit, et, quelques minutes plus tard, un laquais l'introduisait dans un des splendides salons de l'hôtel Hanyvel.
Près du foyer, à demi couchée sur une chaise longue, était la veuve du riche financier.
Olivier se souvenait de l'avoir entrevue quelques mois auparavant; c'est à peine s'il la reconnut, tant la douleur avait changé ses traits. Ses cheveux avaient blanchi, ses joues s'étaient creusées, ses yeux rouges et gonflés disaient les larmes de ses nuits.
Henriette, plus belle, plus ravissante que jamais sous les vêtements de deuil de l'orpheline, était assise sur un petit tabouret aux pieds de sa mère.
Lorsque le laquais annonça le jeune homme, les deux femmes se levèrent, le saluant gracieusement comme un hôte attendu.
Madame Hanyvel lui montra silencieusement du doigt un fauteuil que venait d'avancer un laquais, tandis qu'Henriette s'approchait d'une fenêtre et feignait de regarder très attentivement dans le jardin, sans doute pour cacher la rougeur qui empourprait son visage.
Les prévisions de Cosimo ne se réalisaient pas.
Non seulement Olivier s'aperçut que son empressement ne déplaisait pas, mais encore il comprit, au triste sourire qui plissa la lèvre de madame Hanyvel, qu'on y avait compté.
Cette conviction lui rendit quelque peu d'assurance, il en avait besoin. Jamais encore il ne s'était trouvé dans une circonstance aussi solennelle; le bonheur de sa vie se jouait, il le comprenait, et, malgré cela, ou plutôt à cause de cela, telle était son émotion qu'il se sentait incapable de prononcer une seule parole.
Il s'était assis, cependant, rouge et confus sous le regard de madame Hanyvel, qui interrogeait sa physionomie et semblait vouloir lire au plus profond de son cœur.
Le silence se prolongeait et l'embarras d'Olivier croissait d'autant, lorsque enfin, madame Hanyvel, satisfaite sans doute de son examen et prenant en pitié la timidité du pauvre amant, lui vint en aide la première.
—Une chose bien grave, monsieur, dit-elle, m'a fait désirer votre présence; une chose bien grave pour une mère, le bonheur de ma fille...
Olivier voulut répondre; la parole expira sur ses lèvres; l'attention d'Henriette pour ce qui se passa dans le jardin redoubla; un triste sourire éclaira un instant le visage de la vieille dame.
—Mon Henriette, continua-t-elle, s'est enfin souvenue de moi. Après le terrible malheur qui vient de nous frapper et dont je ne me relèverai jamais, elle a compris qu'une mère est la meilleure amie qu'ait en ce monde une jeune fille; elle m'a tout confié...
Olivier s'attendait à quelques reproches; cette triste résignation le surprit douloureusement; la douleur de cette femme si à plaindre, sa douceur, son intelligence le touchèrent profondément, un sanglot remua sa poitrine, des larmes jaillirent de ses yeux.
—Pauvres enfants! continua madame Hanyvel, ah! vous avez failli commettre une faute qui eût pesée sur toute votre existence...
—Ma mère, ma bonne mère! murmura Henriette qui s'était rapprochée.
—Oui, ma fille, une faute terrible, l'enfant rebelle paie tôt ou tard sa rébellion. Ton père croyait assurer ton bonheur lorsqu'il te choisissait un époux. Tu refusais celui qu'il voulait te donner, mais tu manquais de courage, et lorsque ton père le disait: celui-ci te rendra heureuse, pourquoi, au lieu de résister, ne lui disais-tu pas ces simples paroles qui eussent touché son cœur comme elles ont touché le mien; j'en aime un autre!
Rougissante et confuse, Henriette cacha sa tête si charmante dans le sein de sa mère; madame Hanyvel essuya les larmes que lui arrachait le souvenir des jours plus heureux; puis, continuant à s'adresser à Olivier:
—Je crois ma fille, monsieur, lorsqu'elle m'assure que vous êtes digne d'elle. Je le crois, parce que s'il en était autrement, votre physionomie, vos regards seraient d'abominables mensonges. Mais avant de prendre aucune décision, avant même de me demander si je dois mettre entre vos mains mon plus précieux, ou plutôt mon seul trésor, il est un aveu que ma loyauté m'oblige à vous faire aujourd'hui même.
Olivier s'inclina en signe d'assentiment.
—Peut-être, dit lentement la mère d'Henriette, en regardant Olivier finement, comme si elle eût voulu chercher sa pensée dans les replis les plus profonds de sa conscience, peut-être ce que je vais vous dire changera-t-il vos intentions.
Il est possible qu'après m'avoir entendue vous découvriez que votre amour pour ma fille est moins grand que vous le pensez vous-même.
—La mort seule, croyez-le... commença Olivier.
—Eh bien! monsieur, sachez-le, ma fille et moi sommes complètement ruinées.
—Ruinées! exclama Olivier en se dressant comme mû par un ressort, ruinées...
Et ses yeux allaient d'Henriette à madame Hanyvel, comme si, se refusant à croire ce qu'il venait d'entendre, il eût besoin d'une confirmation.
—Oui, monsieur, ruinées.
—Nous sommes pauvres comme les plus pauvres, ajouta Henriette.
—Aujourd'hui encore, nous habitons ce palais, mais demain nous n'aurons peut-être pas un abri, demain le pain peut nous manquer.
—Mais c'est impossible! répétait Olivier, c'est un songe, une illusion, vous pauvres, vous réduites à la misère!
—Vous l'avez dit, monsieur, à la misère.
Tel était l'accent de madame Hanyvel, que cette fois il n'y avait pas à douter.
—O mon Dieu! s'écria Olivier en levant ses mains jointes vers le ciel, enfin, tu me donnes donc ma part de bonheur en ce monde, et si grande que je n'avais jamais osé la rêver telle, et que maintenant il ne me reste plus rien à désirer, mais bien à te bénir, ô mon Dieu! pour le reste de mes jours. Pauvre, elle est pauvre!
Muettes, surprises, la mère et la fille ne comprenaient rien aux exclamations du jeune homme. Il s'aperçut de leur étonnement.
—Oh! pardon, madame, continua-t-il en osant porter à ses lèvres la main de madame Hanyvel, pardon d'être si peu maître de moi, de me laisser dominer par mon émotion, mais c'est mon cœur qui parle, et je ne puis imposer silence à sa voix.
Pardon de me réjouir ainsi en présence du nouveau malheur qui vous frappe; mais cette ruine qui vous afflige n'assure-t-elle pas à tout jamais mon bonheur et mon repos?
—Olivier, balbutia Henriette, je ne vous comprends pas...
—Oh! mon amie! c'est que jamais, comme moi, vous n'aviez mesuré l'abîme qui nous séparait. Ce malheur le comble, cet abîme.
Ce matin encore, vous voyant si riche, moi si pauvre, je tremblais et je me désolais. Daignât-elle abaisser les yeux sur moi, me disais-je; sa mère voulût-elle me donner ce nom de fils, si doux pour tous, plus précieux pour moi, qui n'ai jamais eu de mère, aurai-je le courage d'accepter?
Un vieil et fidèle ami avait éveillé en moi cette triste pensée: lorsqu'on me verra, moi, déshérité, moi, sans soutien, sans fortune, obtenir la main de cette riche héritière, croira-t-on que jamais mon cœur n'aura songé à sa dot? Et cette idée me rendait le plus malheureux des hommes, et je portais en rougissant ma médiocrité. Tandis que maintenant...
—C'est d'elle que vous allez rougir.
—Rougir d'elle, moi! Oh! madame, vous raillez. Jamais roi ne fut plus fier de sa puissance que je ne le serai de son amour.
Rougir d'elle! mais ne sera-t-elle pas la gloire de ma vie! Je n'ai pas d'ambition, moi; jusqu'ici la fortune ne me semblait pas valoir un mouvement d'envie; mais maintenant, pour elle, je me sens le courage de désirer tous les trésors et de les conquérir.
Pour cette fortune perdue, Henriette, je veux vous refaire dix fortunes. Je vous devrai tout le bonheur de ma vie, pourrai-je jamais m'acquitter?
Et vous, madame, continua Olivier en se laissant glisser aux genoux de madame Hanyvel, permettez-moi de vous appeler, dès aujourd'hui, ma mère, je suis digne, croyez-moi, de vous donner ce nom...
La vieille dame pressa Olivier sur son cœur; et prenant la main de sa fille et celle du jeune homme, elle les réunit.
—J'ai peu de jours à vivre, mes enfants, dit-elle; puissé-je vous voir heureux avant d'aller rejoindre, là-haut, le père de ma bien-aimée Henriette.
Ni Olivier, ni la jeune fille ne pouvaient croire à tant de bonheur; désespérés quelques heures avant, ils voyaient tout à coup, devant eux, s'entr'ouvrir les portes du ciel.
Certes, en mandant Olivier, pour se rendre aux désirs de sa fille, afin de l'étudier avec son cœur et ses instincts de mère, qui trompent si rarement, madame Hanyvel ne s'attendait pas à ce dénouement si prompt.
C'est qu'elle ne croyait guère, non plus, trouver en l'homme choisi par sa fille cette noblesse de sentiments, cette pureté de pensées.
Tous les hommes qu'elle avait vus jusqu'alors affichaient bien pour l'argent ce dédain superbe qui de tout temps a été de grand ton; mais elle savait bien qu'aucun d'eux n'était capable de mettre en action ses principes, qu'aucun d'eux surtout, n'eût poussé l'héroïsme jusqu'à se réjouir de la perte d'une immense fortune.
En un moment, la noble exaltation l'avait décidée.
Cette journée s'écoula rapide, en longues causeries, en projets ravissants, et c'est en se disant: à demain! que l'on se sépara.
Lorsque Olivier rentra, jamais Cosimo ne l'avait vu si radieux.
—Elle est ruinée, disait-il en prenant les mains de son vieux serviteur, elle est plus pauvre que moi encore; c'est à moi qu'elle devra tout.
Quatre ou cinq jours après cette scène, madame Hanyvel annonça à Olivier qu'elle allait se mettre en quête de quelque logement bien modeste, pour y cacher cette infortune que les deux jeunes gens appelaient le bonheur.
Les créanciers, troupe avide et impitoyable, vautours du malheur, avaient fondu sur la maison; partout le séquestre avait été mis; rien dans ce riche hôtel n'appartenait plus aux deux femmes.
A peine leur avait-on laissé les objets les plus indispensables et elles étaient réduites à se servir elles-mêmes.
Tous les domestiques s'étaient enfuis, effrayés de la ruine, semblables aux rats voraces qui abandonnent le vaisseau près de sombrer.
De cette armée de valets qui encombraient les cuisines, les vestibules, les écuries, les antichambres, il ne restait plus personne.
Personne, et à la place du suisse, dans la loge, dormait, insoucieux et insolent, lugubre fantôme du malheur, l'homme des huissiers et des créanciers, le gardien des scellés.
Toujours habituée au luxe, au faste, à l'opulence, la veuve du riche financier ne supportait pas sans chagrin ce changement aux habitudes de toute sa vie.
Vainement Olivier s'efforçait de la consoler, de la rassurer sur l'avenir; vainement Henriette se joignait à lui, la vieille dame protestait qu'elle ne s'en relèverait pas.
Olivier avait mis à sa disposition toutes ses ressources, celles que son protecteur avait mises entre ses mains; mais toute cette petite fortune paraissait bien peu de chose à la femme qui avait partagé l'opulence d'un des hommes les plus riches du temps.
C'est alors qu'Olivier eut l'idée de se faire rendre un compte exact des affaires de Hanyvel. Il pensa que les créanciers profitaient peut-être un peu de l'inexpérience des deux femmes et que peut-être lui, plus expérimenté, rompu aux affaires, il parviendrait à sauver quelque chose de ce grand naufrage.
Les quelques détails que put lui donner madame Hanyvel ne firent que confirmer ses présomptions, et, après un examen assez superficiel, il put se convaincre qu'il ne se trompait pas.
Vivant, Hanyvel était colossalement riche; d'où venait donc que, mort, sa fortune se réduisait à rien? C'est ce qu'eut bientôt compris le secrétaire de M. de Mondeluit.
Homme d'initiative, le financier s'était lancé dans des entreprises qui, aujourd'hui, sembleraient des jeux d'enfants, mais qui alors paraissaient fort compliquées et surtout fort chanceuses.
Un des premiers en France, où nous sommes toujours, sous ce rapport, en retard de deux siècles sur l'Angleterre, il avait compris toutes les ressources du crédit et n'avait pas hésité à ouvrir sa caisse à l'industrie.
L'instant était propice.
Les ministres de Louis XIV essayaient alors de soustraire la France aux ruineux tributs qu'elle payait aux nations étrangères, et de tous côtés des manufactures s'étaient élevées, sources faibles encore de fortune, qui devaient plus tard devenir les grands fleuves de la richesse du pays.
Or, c'est à tous les hardis novateurs d'alors que Hanyvel avait ouvert sa caisse.
Les rentrées étaient sûres, les bénéfices énormes et certains, mais non réalisables de suite. Si peu réalisables, même, que tous les créanciers de Hanyvel considéraient ces avances comme autant de créances perdues.
Cependant il fallait payer les sommes considérables exigibles par le fait de la mort du financier, sommes que celui-ci, vivant, n'aurait eu à rembourser que plus tard, et qu'il eût remboursées sans difficulté, soit avec le bénéfice de ses opérations journalières, soit avec les rentrées que ne devait pas tarder à lui fournir l'industrie.
Mais il fallait payer de suite, et les valeurs disponibles étaient loin d'atteindre le chiffre des dettes, et les créanciers étaient pressants.
Parmi les plus pressants de tous se trouvait le sieur Penautier de Saint-Laurent, ancien ami d'Hanyvel, depuis longtemps en rapports d'affaires et d'amitié avec lui, mais qui se prétendait lui-même fort gêné dans ses affaires et qui, à titre de remboursement, comptait s'emparer de la charge de Hanyvel, qui était receveur général du clergé.
Telle était, que le lecteur nous pardonne cette longue digression financière, telle était, disons-nous, la situation de «la succession Hanyvel», pour parler comme les gens de justice et d'affaires.
Pour Olivier, rien ne sembla perdu. Il se plongea courageusement dans les comptes, compulsa les livres, les papiers, les dossiers, fit mille démarches, vit les juges, aidé dans tous ses travaux par son maître, M. de Mondeluit.
Et enfin se démena tant et si bien qu'au bout de moins de quinze jours, il put annoncer à madame Hanyvel qu'il sauverait au moins un quart de l'immense fortune. Ce devait être encore une grande opulence.
Tout entier à son amour, et aux affaires qui étaient encore une part de son amour, Olivier vivait à mille lieues des choses de ce monde; l'univers, pour lui, c'était cet hôtel qu'habitait encore Henriette et qu'il espérait bien lui faire restituer.
Aucun orage ne troublait donc son horizon, lorsque un soir, comme il était en conférence avec des hommes d'affaires à l'hôtel Hanyvel, Cosimo vint le prévenir qu'une vieille femme demandait à lui parler.
—Je ne puis m'éloigner d'ici, répondit Olivier; si elle vient pour solliciter quelque service, tâche, mon bon Cosimo, de me remplacer.
—Monsieur, votre présence est indispensable.
—Je ne puis.
—Pourtant, monsieur...
—Je te dis que m'éloigner est impossible.
—Au moins, monsieur, reprit le vieux serviteur avec une obstination incompréhensible chez lui, permettez que je vous parle un instant en particulier.
Tout en maugréant de cette étrange instance, Olivier suivit son domestique dans une pièce voisine.
—Monsieur, lui dit-il, encore, hâtez-vous; cette femme n'aurait qu'à s'impatienter d'attendre et à s'éloigner.
—Quoi! encore? dit durement Olivier en frappant du pied.
—Monsieur, mon cher maître, murmura Cosimo, c'est de la part du marquis.
Olivier pâlit à ces mots, comme à l'annonce de quelque douloureux événement. Un pressentiment vague, incompréhensible, mais terrible pourtant, lui serra le cœur.
Cependant il n'hésita pas une minute.
—Cours à la maison, dit-il à Cosimo, fais attendre cette femme, je te rejoins à l'instant.
Il se hâta alors de rentrer dans l'appartement où se tenait la conférence, fit agréer ses excuses, prit avec les hommes d'affaires rendez-vous pour un autre jour, et se hâta de regagner son logis.
Comme il entrait chez lui, une femme mise comme les ouvrières aisées, et qui se tenait dans la première pièce, se leva.
—Ma bonne femme, lui dit Cosimo, voici mon jeune maître, messire Olivier, vous pouvez maintenant remplir votre commission.
La femme tira alors de la poche de son tablier un mince rouleau et le donnant à Olivier:
—On m'a chargé de vous remettre ceci en mains propres, monsieur, en me recommandant de vous prévenir comme j'ai prévenu votre domestique, que c'était de la part du marquis.
Olivier remercia la commissionnaire, lui donna, en la congédiant, quelques pièces de monnaie, et, après avoir soigneusement fermé la porte, il défit le rouleau avec une fébrile agitation.
Dans le rouleau il trouva une petite fiole pleine d'une liqueur rouge.
A cette vue, Cosimo poussa une douloureuse exclamation.
—Qu'as-tu donc, mon ami? demanda Olivier inquiet; tu as pâli...
—Rien, monsieur, rien, balbutia Cosimo en essayant en vain de se remettre d'une grande émotion; ne vous inquiétez pas de moi; mais, lisez, je vous prie, plutôt cette longue lettre jointe à cette fiole.
Olivier n'insista pas davantage. Lui aussi, il avait hâte de connaître le contenu de la lettre de son père adoptif; il lut donc à haute voix:
«Mon fils,
»Pénètre-toi bien de cette lettre. De ta ponctualité à exécuter mes ordres dépend mon existence.
»Demain mardi, une heure avant le coucher du soleil, rends-toi au cimetière de la paroisse de la Bastille.
»Vers l'endroit où l'on entasse pêle-mêle la dépouille mortelle des indigents, tu trouveras une fosse fraîchement ouverte et attendant son cadavre.
»Cache-toi non loin de cette fosse et attends.
»A la tombée de la nuit, deux hommes, deux guichetiers de la Bastille, arriveront portant une bière. Ils la jetteront à la hâte dans la fosse,—Dieu veuille qu'ils ne la recouvrent que de peu de terre!—puis ils s'éloigneront.
»Épie leur sortie du cimetière.
»Alors, sans perdre une seconde, cours à la fosse, enlève la terre, tire le cercueil et décloue-le. Ne va pas trembler ni te troubler.
»Il faut, la bière ouverte, desserrer les dents du cadavre qu'elle renferme et faire glisser entre les dents trois gouttes de la liqueur rouge de la fiole que je t'envoie.
»Après quelques minutes d'attente, renouvelle la même expérience.
»Si, après un quart d'heure, le corps était toujours inerte, n'hésite pas à verser dans sa bouche le reste du contenu de la fiole.
»Ainsi, peut-être, tu me rendras la vie.
»Car c'est moi, Olivier, qui, las de ma prison, tente ce suprême et terrible moyen de recouvrer ma liberté.
»Un mot encore. En même temps que toi peut-être, prenant des précautions pour ne pas être vu, tu apercevras, au cimetière, un gentilhomme, grand et de noble figure.
»Si, les guichetiers funèbres partis, il court à la fosse, laisse-le faire, ne parais pas. S'il s'éloigne avec les guichetiers, agis alors, mais prends garde à lui, ce serait, dans ce dernier cas, mon plus mortel ennemi. Sois armé, et au besoin....
»Tu peux te fier à Cosimo, l'emmener même. Courage et espoir.»
Lorsque Olivier eut achevé la lecture de cette lettre étrange, il était plus pâle que le cadavre qu'il devait aller, le lendemain, arracher à la tombe.
Les dents de Cosimo claquèrent de terreur.
—Oh! monsieur, dit-il enfin, mes cheveux se dressent sur ma tête lorsque je songe aux terribles souffrances qu'a dû endurer mon pauvre maître avant d'arriver à cette idée effroyable.
—Mais quel moyen emploiera-t-il pour faire croire à sa mort!...
—Ah! monsieur, répondit Cosimo, frissonnant comme à un terrible souvenir, il est bien puissant, monseigneur le marquis, bien puissant.
La voix tremblante du vieux domestique, son effroi, remuèrent dans le cœur d'Olivier les plus étranges soupçons; ses pressentiments commençaient à prendre de la réalité. Il eut honte d'interroger cependant, et ce fut Cosimo qui, le premier, rompit le silence:
—Savez-vous, monsieur, dit-il, que nous risquerons demain trois ou quatre fois la potence, sans parler de l'épée de l'homme qui sera là! Violation de sépulture, sacrilège, prisonnier d'État... Enfin! nous exécuterons les ordres du marquis, n'est-ce pas?
—En doutes-tu? s'écria Olivier avec feu; hésiter seulement serait un crime horrible. Me demanderait-il la vie, je la donnerais sans réflexion, sans murmure. Et cependant, reprit-il après une pause, la vie m'est bien chère en ce moment!...
XI
LE CIMETIÈRE DE LA BASTILLE
Les derniers feux du soleil couchant empourpraient l'horizon, lorsque Cosimo et Olivier, tous deux armés jusqu'aux dents, dépassèrent les remparts ténébreux de la Bastille, se dirigeant vers l'humble cimetière où on enterrait alors les prisonniers morts dans la forteresse royale.
Le champ de repos où le terrible arbitraire du roi de France cachait ses victimes, parfois après les avoir hideusement défigurées, pour que la tombe, comme la prison, gardât un éternel secret, était situé dans un recoin complètement désert, bien que fort voisin de la porte Saint-Antoine, à droite de la grande route qui conduisait au château de Vincennes.
Dès le matin de ce jour, après une nuit enfiévrée des rêves les plus atroces, suffisamment expliqués par la lettre si étrange du marquis, Olivier avait voulu se mettre en route.
Pour justifier son impatience et amener à son avis Cosimo qui voulait attendre, le jeune homme s'obstinait à voir dans ses songes de la nuit de sombres avertissements.
—J'entendais, disait-il à chaque instant, comme une voix étouffée partant de dessous terre. Olivier, me disait cette voix, Olivier, le poids de cette terre écrase ma poitrine, hâte-toi, l'air me manque; un instant encore, et tu ne trouveras plus qu'un cadavre que tes soins ne ranimeront pas.
—Vaines imaginations de la fièvre, monsieur, répondait Cosimo, qui, pour rassurer son maître, trouvait encore la force de commander à ses propres inquiétudes, vous eussiez mieux fait d'agir comme moi, qui n'ai pas clos l'œil, et de ne point essayer de dormir.
—Mais, réfléchis donc, mon vieil ami, reprenait Olivier, réfléchis donc à la terrible responsabilité qui pèse sur nous; la vie de l'homme que nous aimons le mieux au monde dépend de notre empressement. Si l'heure avait été avancée?
Si, au moment où nous discutons ici froidement, on le descendait dans la fosse? Tiens, à cette idée, mes cheveux se hérissent d'horreur. Car, enfin, on peut avancer l'heure...
—Impossible, monsieur, ce n'est pas en plein jour qu'on enterre les prisonniers de la Bastille.
—Tu le crois, mon ami, tu le dis; mais si tu te trompais! Si aujourd'hui, par exemple, un hasard, un événement que tu ne peux prévoir, faisait violer toutes les règles habituelles! Ah! je ne m'en consolerais jamais, et toi, Cosimo, tu aurais, jusqu'à ton heure dernière, le plus terrible des remords.
—Non, monsieur, car j'aurais fait mon devoir.
—Ton devoir?
—Oui, mon maître, mon devoir. M. le marquis nous ordonne de suivre ses instructions à la lettre; suivons ses instructions à la lettre.
L'exactitude ne consiste pas à devancer l'heure, mais bien à arriver juste à l'heure. Je connais le marquis; il n'a rien donné au hasard, soyez-en convaincu.
Il nous a dit: «à la nuit tombante,» attendons. Savez-vous, d'ailleurs, si notre présence n'éveillerait pas certains soupçons?
J'ai entendu conter des histoires épouvantables de prisonniers auxquels on tranchait la tête, bien qu'ils fussent morts; le tronçon seul était porté au cimetière, et la tête était jetée dans quelque oubliette de la Bastille.
—Oh! mon ami, tu te fais donc un jeu de mes angoisses, que tu me racontes là des légendes populaires, qui, j'en suis sûr, n'ont pas le moindre fondement.
—Ce n'est que trop vrai, hélas!
—Oh! quelle terreur nouvelle et plus grande encore que toutes les autres! Cosimo, si nous n'allions trouver dans la bière qu'un cadavre mutilé!...
Le vieux serviteur garda un instant le silence.
L'émotion était trop violente pour ses forces; à combattre des angoisses qui étaient aussi les siennes, son courage s'épuisait. Enfin, d'une voix mal assurée, il répondit:
—Ce serait un horrible malheur, monsieur; mais alors la conscience d'avoir exécuté à la lettre les ordres donnés serait notre consolation.
Et elle nous manquerait, cette consolation, si l'idée pouvait nous poursuivre, que, par notre présence au cimetière au milieu du jour, par nos allées, nos venues, notre air morne et inquiet, nous avions éveillé les soupçons et ainsi amené une si affreuse catastrophe.
A toutes ces raisons, Olivier dut se rendre, Cosimo avait d'ailleurs déclaré qu'il ne l'accompagnerait que lorsque le moment serait venu.
Le jeune homme attendit donc, mais avec cette patience haletante que connaissent seuls ceux qui, le cœur serré, ont compté les secondes dans l'attente de quelque événement terrible, décisif sur leur vie, et dont ils ne pouvaient ni retarder ni précipiter le dénouement.
Il attendit avec cette anxiété folle du joueur qui vient sur une seule carte d'exposer toute sa fortune et qui, muet, immobile, le cou tendu, l'œil dilaté, un brasier ardent dans la poitrine, croit avoir vécu un siècle, durant la seconde nécessaire au banquier pour donner la carte qui doit décider de son sort.
Vingt fois, pour tromper l'attente, il relut dans cette journée la lettre du marquis.
Il s'arrêtait sur tous les mots, les méditait, les commentait, cherchait à en tirer quelque induction pour ou contre la réussite.
Tout à coup il s'interrompait; il lui semblait avoir entendu des pas dans l'escalier; il croyait entendre heurter à la porte.
D'étranges idées traversaient son cerveau comme une flèche de feu. Si le marquis avait été descendu dans la tombe?
S'il s'était éveillé dans la nuit du cercueil? Aurait-il réussi à briser la bière, à soulever la terre jetée dessus?
Alors une terreur voisine de la folie se lisait sur sa physionomie, l'égarement dans ses yeux.
—Écoute, disait-il à Cosimo, je ne me trompe pas, c'est bien la voix que j'entends...
En présence de l'exaltation du jeune homme, le pauvre Cosimo se faisait les reproches les plus amers.
—Comment faire, se disait-il, pour distraire un instant sa pensée? Si cela dure, il sera fou avant la fin du jour. Ah! cette lettre, j'aurais dû l'ouvrir moi-même et ne la communiquer qu'au dernier moment. Tu as manqué de prudence, vieux Cosimo, et tu en es cruellement puni.
Alors, pour ramener l'attention d'Olivier vers des faits plus réels, il recommençait avec lui le plan par eux discuté cent fois pour sauver le marquis.
Ils calculaient toutes les chances, rejetant toutes les bonnes, n'acceptant que les pires; et, tous les événements les plus malheureux admis, ils cherchaient des expédients, des ressources.
Puis, une fois encore, ils s'assuraient que toutes leurs précautions matérielles étaient bien prises; il ne fallait pas échouer au moment de toucher le but faute d'une précaution.
Ils avaient bien tous les objets qui pouvaient leur être nécessaires ou utiles: une pelle avec un manche fort court, pour creuser la terre, une petite pioche, un ciseau pour faire sauter les clous de la bière, un marteau.
Et encore mille réconfortants pour celui qu'ils allaient essayer d'arracher au trépas, des habits, un manteau.
Pour eux, des armes, car ils étaient déterminés à attaquer ou à se défendre jusqu'à la mort.
Pendant toutes ces occupations, toutes ces discussions perdues, le temps marchait. Quatre heures sonnèrent à l'église voisine.
—Enfin! s'écria Olivier en sautant sur son épée, l'heure est venue, partons.
—De grâce, monsieur, pas encore!...
—Si, reprit impérieusement le jeune homme, il est temps, je ne saurais attendre davantage.
Ne comprends-tu pas que demeurer ici, renfermé dans cette chambre, m'est impossible!
Nous marcherons lentement, si tu le désires, nous prendrons des détours, nous allongerons notre chemin d'une lieue, de deux, de quatre, peu m'importe! mais nous marcherons au moins!
Nous dépenserons un peu de cette activité qui me tue, nous ne serons plus immobiles et passifs. Nous cesserons de nous démener dans les incertitudes de l'espérance et de la crainte, de nous agiter dans le vide. Partons, je le veux.
Cosimo ne résista plus.
Ensemble, à la hâte, ils terminèrent leurs préparatifs; ils cachèrent sous leurs habits leurs armes et leurs outils, et enfin ils sortirent comme l'horloge venait de frapper le quart.
En arrivant dans la rue:
—Monsieur, dit Cosimo, nous n'avons point songé à nous assurer d'une voiture; il est bien possible que M. le marquis ne puisse marcher; d'ailleurs, il voudra peut-être quitter Paris immédiatement; d'une fuite rapide son salut peut dépendre.
Depuis le matin le vieux domestique pensait à prendre cette précaution si nécessaire; s'il n'en avait pas parlé plus tôt, c'est qu'il la gardait comme une ressource dernière contre l'impatience d'Olivier.
—Nous allions pourtant oublier cela, le plus utile peut-être. Où donc avions-nous la tête?
—Je crois que nous l'avions un peu perdue.
—Parle pour toi, Cosimo, je n'ai jamais été, quant à moi, si bien de sang-froid.
Ça, il nous faut de suite une bonne voiture et de vigoureux chevaux, qui puissent d'une traite mettre quinze lieues au moins entre Paris et nous.
Faisons vite, nous avons assez d'or pour faire hâter les plus lents.
—Mais où enverrons-nous la voiture nous attendre?
—Sur la petite place qui est en dehors de la porte Saint-Antoine. Je sais là un endroit fait exprès, le cocher pensera qu'il s'agit d'un duel, il sera parfaitement tranquille et dormira pour abréger le temps.
Au besoin, le dernier moment venu, si le marquis ne peut absolument pas marcher, nous ferons avancer la voiture jusque sous le mur du cimetière, car nous serons, j'imagine, obligés de passer par-dessus le mur.
On n'aura pas l'obligeance de nous laisser la porte ouverte; mais hâtons-nous, le temps presse.
Malgré toute leur activité, ils ne trouvèrent pas tout d'abord ce qu'ils cherchaient.
Alors, comme maintenant, quinze mille voitures ne broyaient pas, du matin au soir, le pavé de la capitale.
Enfin, ils rencontrèrent des chevaux à souhait. Mais il leur avait fallu plus de trois quarts d'heure de recherches et de démarches. C'était toujours autant de gagné.
Cette fois, il était vraiment temps de se mettre en route.
Cosimo regarda la voiture s'éloigner au petit trot, le cocher avait toutes ses instructions.
—Maintenant, dit-il à Olivier, je crois que nous pouvons partir.
Le soleil se couchait lorsqu'ils franchirent les portes du cimetière.
Ils commencèrent aussitôt à examiner les lieux avec le plus grand soin.
Au moment suprême, une connaissance exacte du terrain leur pourrait être de la plus grande utilité.
On pouvait en cet endroit se croire à vingt-cinq lieues de Paris, dans quelque coin de la forêt de Compiègne.
Des arbres séculaires y étalaient leurs branches puissantes.
Nul jardinier n'y était chargé d'arrêter une végétation luxuriante, et de tous côtés se dressaient des massifs d'aubépine ou de sureau.
Seuls les bruissements des feuilles ou le vol effarouché de quelque oiseau dans les branches troublaient le silence de ce désert.
Rien en cette solitude n'arrivait des bruissements de Paris, de ce tapage lourd et continu qui annonce au loin le voisinage de la capitale, semblable aux sourds mugissements des vagues lorsqu'on approche de la mer.
Les tombes y étaient peu nombreuses. A peine y apercevait-on, çà et là, quelque pierre moussue, à moitié cachée par le lierre et les ronces.
L'herbe drue, épaisse et forte, témoignait que depuis des années la terre n'y avait pas été retournée.
Le sol, enfin, n'avait pas ces ondulations qu'on remarque dans les cimetières, semblables aux sillons des champs de blé après la récolte, et qui annonce que la terre a eu sa moisson de cadavres.
Olivier et Cosimo allaient dans cette solitude, assourdissant le bruit de leurs pas.
Ils craignaient de troubler la morne tristesse de ce silence, et d'éveiller l'attention. Ils parlaient tout bas.
—Voyez donc le mur en cet endroit, monsieur, dit Cosimo.
—Oui, il est à peu près écroulé... l'accès de cette brèche est aussi facile que celui d'une porte.
—Certainement, c'est par là que nous passerons.
—Mais, reprit Olivier préoccupé, je ne vois pas ici de fosse béante; sans les deux ou trois pierres que je vois là-bas, je ne sais, vraiment, si je me croirais dans un cimetière.
—Chut, monsieur, murmura Cosimo, quelqu'un...
Olivier s'arrêta.
—Où? demanda-t-il.
—Là, un homme! Il creuse une fosse, nous n'avons plus besoin de chercher.
En cette partie de l'enclos, on avait abattu les arbres, l'herbe avait été arrachée, le terrain à peu près nivelé.
Les fossoyeurs avaient fait office de pionniers. Ils avaient défriché pour donner aux prisonniers les six pieds de terre qui reviennent à chacun de nous après la mort.
Le sol avait été fraîchement remué tout autour, l'herbe était rare. Des fosses à peine fermées apparaissaient à côté de la fosse qui s'ouvrait.
—Ne vous semble-t-il pas, monsieur, demanda Cosimo, que nous sommes un peu éloignés de l'endroit où nous allons avoir affaire tout à l'heure? Nous ne distinguons rien d'ici.
—Il faut nous rapprocher, dit Olivier, mais tâchons de ne pas appeler sur nous l'attention de cet homme.
—Autant que possible, il faut l'éviter; mais si par malheur un de nous, par un mouvement mal calculé, le fait regarder de notre côté, n'ayons plus l'air de nous cacher, nos allures mystérieuses l'inquiéteraient.
Nous feindrons d'aller prier sur la première venue de ces tombes.
—Ou plutôt, mon vieil ami, nous prierons réellement Dieu pour la réussite de notre tâche; hélas! ce que nous pouvons est bien peu de chose sans sa protection.
Ils se glissèrent alors entre les arbres, profitant des moindres replis du terrain, allant d'arbre en arbre, de buisson en buisson.
Ainsi ils réussirent à tourner la clairière et se trouvèrent à vingt pas, tout au plus, du fossoyeur.
Une touffe énorme de sureaux en fleur les abritait admirablement.
Ils s'assirent et déposèrent sous les feuilles leurs outils et les habits destinés au marquis. Puis, à tout hasard, ils préparèrent leurs armes.
—Maintenant, dit Olivier avec un soupir de soulagement, nous sommes prêts, attendons.
Le fossoyeur cependant continuait sa besogne, lentement, tranquillement, à son loisir, comme un homme qui a du temps devant lui. Il sifflait gaiement un refrain populaire.
De leur cachette, Olivier et Cosimo pouvaient suivre ses moindres mouvements.
Pour plus de facilité, il était descendu dans la fosse, qui pouvait avoir alors deux pieds de profondeur.
Entre chaque pelletée de terre, il marquait un instant de repos, par moment il se baissait: quelque caillou bizarre attirait-il son attention, il se baissait, le ramassait, l'examinait avec soin, puis le jetait au loin dans n'importe quelle direction.
Un de ces cailloux, assez gros, vint frapper une branche à une faible distance de la tête de Cosimo.
—Le butor a failli me blesser, grommela le vieux domestique.
—Il ne faut pas lui en vouloir de perdre son temps, murmura Olivier; à chaque pierre qu'il ramasse et qu'il lance, c'est deux pelletées de moins qu'il soulève; c'est autant de gagné pour nous.
L'homme, à ce moment, s'était relevé; appuyé sur sa bêche, il regardait quelque chose que les deux guetteurs ne pouvaient apercevoir.
—Les guichetiers arriveraient-ils déjà avec leur sinistre fardeau? demanda tout bas Cosimo.
—Non, dit Olivier, je vois, c'est le gentilhomme dont le marquis parle dans sa lettre, il se dirige du côté du fossoyeur.
—Je le vois aussi, dit Cosimo, mais je ne le connais pas, et cependant je n'ai oublié le visage d'aucun ami de mon maître.
—Et des ennemis?
—Non plus, c'est la première fois que je vois ce visage.
Un gentilhomme vêtu à la dernière mode, si merveilleusement habillé qu'il semblait se rendre à quelque fête, traversait la clairière et se dirigeait vers le fossoyeur; de crainte de tacher ses talons du plus beau carmin et de souiller de poussière ses bas et les boucles de ses souliers, il marchait avec précaution, enjambant avec soin les fosses fraîchement fermées.
A la vue d'un seigneur si magnifique, il semblait tout naturel que le fossoyeur se découvrît respectueusement et attendît ses ordres.
Loin de là, lorsque l'étranger ne fut qu'à quelques pas, il reprit son sifflet interrompu et se remit à remuer la terre avec une sorte de fureur.
Le gentilhomme s'arrêta, un peu surpris de cet accueil. Il prit le premier la parole.
—Mon ami, dit-il, vous faites là une triste besogne.
Le fossoyeur haussa les épaules, et regarda en face celui qui lui parlait:
—Pourquoi triste? demanda-t-il.
—Je la croyais telle, reprit le gentilhomme en souriant, et pour tout le monde elle a cette réputation.
—Je le sais, monsieur, dit le fossoyeur en se reposant sur sa bêche, on trouve notre métier lugubre; mais quel est donc le vôtre? Vous êtes homme d'épée, à ce que je crois, mon gentilhomme; lorsque vous êtes à la guerre, pensez-vous donc faire une besogne bien plus gaie que la mienne?
Est-il donc si réjouissant de trouer des poitrines, de fendre des têtes, de casser des bras et des jambes?
Cela me répugnerait à moi, qui ne suis qu'un manant, et je n'ai jamais pu comprendre qu'on s'en fît honneur.
J'en suis encore à me demander comment il y a des hommes qui osent avouer tout haut que leur métier est de tuer les autres hommes.
Vous faites des cadavres, monsieur; moi, je leur creuse une dernière demeure; à tout prendre, j'aime mieux ma besogne que la vôtre.
Ces paroles semblèrent plonger le gentilhomme dans la stupéfaction, puis il se mit à rire.
—Un fossoyeur philosophe, fit-il entre ses dents, c'est, ma parole, merveilleux! Le drôle mériterait cent coups de bâtons... Enfin, j'ai besoin de lui en ce moment.
Le travailleur avait repris sa bêche, le gentilhomme fit quelques pas comme pour rebrousser chemin, puis il s'arrêta: évidemment il hésitait à prendre une résolution.
De leur cachette Olivier et Cosimo avaient beau prêter l'oreille, ils n'entendaient rien.
L'étranger cependant se ravisa. Il revint près du fossoyeur.
—Mon ami, lui dit-il, je viens de réfléchir à vos paroles, je les trouve si pleines de sens, que je suis presque de votre avis; tant de raison dans un homme de votre condition me surprend, et, par ma foi! j'en suis si aise, que je veux que vous acceptiez le louis que voici pour boire à ma santé.
Le fossoyeur regarda fixement cet inconnu qui venait ainsi faire des générosités dans un cimetière; il semblait indécis s'il accepterait ou non; on lisait une question sur ses lèvres.
Mais le louis d'or brillait terriblement; le fossoyeur tendit sa main terreuse.
—Et allons donc! s'écria le gentilhomme, aviez-vous peur qu'il ne fût pas de bon aloi? C'est égal, continua-t-il en souriant, vous faites une triste besogne.
—Pas si triste que vous croyez, mon gentilhomme.
—Eh bien! là, franchement, dites-moi pourquoi elle ne vous paraît pas ainsi.
—C'est que je creuse la fosse d'un prisonnier, et que prison pour prison...
—Eh bien?
—Je préfère une tombe à la Bastille.
Le gentilhomme tressaillit comme pris d'un frisson subit; le fossoyeur s'en aperçut.
—Sur ce point encore vous avez l'air d'être de mon avis, monsieur, et ce nom de Bastille ne semble pas vous être particulièrement agréable.
—Je le confesse.
—En connaîtriez-vous donc l'intérieur?
—Assez pour préférer la prison que vous préparez là.
—Hein, que disais-je? reprit le fossoyeur; c'est moi qui délivre les malheureux.
Ainsi, je suis sûr que celui qui va venir tout à l'heure me bénira du fond de son cercueil.
Ce fut presqu'un tressaillement qui agita cette fois le gentilhomme; un nuage sombre passa sur son front, ses lèvres se contractèrent.
—On va donc ce soir même enterrer un prisonnier? demanda-t-il d'une voix altérée.
—J'attends les guichetiers qui doivent apporter son cercueil; ils ne tarderont pas à venir.
—Eh bien, je reste. Je ne serai pas fâché d'assister à cette funèbre cérémonie.
Je veux voir ce qui serait advenu de mon corps si j'étais mort dans mon cachot.
—Et dire une prière sur la tombe du défunt, n'est-ce pas, monsieur?
—Oui, je prierai volontiers.
—Alors, monsieur, si telle est votre intention, vous ferez bien de vous éloigner.
—Pourquoi cela?
—Parce que votre présence pourrait inquiéter les guichetiers. On a vu quelquefois des familles prévenues, on ne sait comment, de la mort d'un de leurs parents, prisonnier à la Bastille.
Alors, ces familles voulaient au moins ravoir le cadavre de celui qu'elles avaient aimé vivant, pour le porter dans quelque sépulture de famille, ou même pour l'ensevelir pieusement de leurs mains, afin de pouvoir marquer la place et y venir prier quelquefois.
—Et, alors, qu'arrivait-il?
—Alors un frère, un ami, un fils venait, qui guettait le moment de l'inhumation et marquait la place; puis, les guichetiers retirés, ce fils, cet ami, ce frère, aidé d'un valet, comme je suppose que vous en avez un, se hâtait de soulever la terre, retirait le cercueil et s'enfuyait comme un voleur, emportant le corps que la justice du roi n'avait pas voulu lui rendre.
—Ah! cela se pratique ainsi?
—Oui, monsieur, je m'en suis aperçu plusieurs fois, je n'en ai jamais rien dit.
C'est d'ailleurs si facile! Moi parti, nul ne veille sur le cimetière jusqu'à demain; les gens du quartier font un détour plutôt que de passer dans le voisinage, et là, tenez, de ce côté, il y a au mur une brèche qui vaut une porte.
A chacune de ces paroles, qui semblait comme un avertissement ou une conseil, le gentilhomme tressaillait involontairement sous le poids d'une émotion trop forte; il était clair que le fossoyeur croyait avoir affaire à un de ces parents dont il parlait.
—Donc, monsieur, continua-t-il, suivez mon conseil, cachez-vous; les guichetiers vont venir, et s'ils vous voyaient, peut-être prendraient-ils peur et mettraient-ils un soldat en faction, pour ensuite, demain, faire transporter la bière dans un autre endroit.
—Merci, mon maître, fit l'étranger, et sortant un autre louis de sa poche, voici pour vous, dit-il; moi, je me cache.
—Comme vous pouvez voir, reprit en riant le fossoyeur, le trou n'est pas bien profond, et je suis trop fatigué pour le creuser beaucoup encore avant l'arrivée des guichetiers.
Le gentilhomme fit un geste de remerciement et en toute hâte gagna la partie boisée du cimetière, où il disparut bientôt; le fossoyeur reprit ou fit semblant de reprendre son travail.
Cette fois, la conversation avait eu lieu à voix haute. Olivier et Cosimo n'en avaient pas perdu une syllabe.
—Nous savons maintenant, dit Olivier, que rien n'entravera notre entreprise.
—Oui; mais si je suis rassure sur ce point, un autre m'inquiète.
—Et lequel, mon vieil ami?
—La présence de ce gentilhomme.
—Le marquis nous avait prévenu dans sa lettre.
—Peu importe, ses allures ne me plaisent pas.
—Moi, je dois avouer que je suis enchanté de le savoir ici près, il nous prêtera main-forte au besoin.
Cosimo ouvrait la bouche pour répondre, mais jetant par hasard les yeux sur l'espace vide, il fut comme pétrifié; la voix s'arrêta dans sa gorge, et, n'ayant pas la force de parler, il saisit Olivier par le bras... le jeune homme comprit.
Deux hommes, qu'à leur costume on reconnaissait aisément pour des guichetiers de la Bastille, s'avançaient.
Ils portaient une civière recouverte d'un lambeau de tapisserie noire; sous la tapisserie se dessinait un cercueil.
—Arrivez donc, lambins! leur cria le fossoyeur.
—Voilà, voilà! répondit l'un d'eux, mais c'est que nous sommes fatigués.
—Il est diablement lourd, fit l'autre.
Ils étaient arrivés sur le bord de la fosse, la tapisserie fut enlevée; alors, balançant la civière d'un mouvement égal, les guichetiers envoyèrent la bière rouler à deux pas.
—Ouf! firent-ils.
Le cercueil, en tombant, rendit un bruit sourd, qui retentit douloureusement dans le cœur d'Olivier.
—Les misérables! murmura-t-il avec rage.
—Monsieur, de grâce, conjura Cosimo.
Les guichetiers avaient déposé leur civière.
—Voyons, fit l'un, il faut se dépêcher, pourtant.
—La fosse n'est guère profonde, dit l'autre; puis s'adressant au fossoyeur: Ah! paresseux! on voit bien que c'est pour le compte de notre gouverneur que tu travailles; le moindre bourgeois voudrait au moins trois pieds de plus...
—N'as-tu pas peur qu'il ne s'en sauve?
—Non, mais il est capable de se plaindre de ce que son cachot est trop étroit.
Des éclats de rire accueillirent cette plaisanterie.
Dans leur cachette, Olivier et Cosimo se sentaient défaillir.
—Il paraît, dit le fossoyeur, lorsque l'hilarité fut un peu calmée et tout en aidant ses camarades à faire glisser le cercueil dans la fosse, que ce n'était pas un prisonnier huppé.
—Je ne pense pas, répondit un guichetier, je ne le connaissais pas.
—Allons, voilà qui est fait, aidez-moi à pousser la terre...
Tous nous connaissons ce bruit sinistre de la terre tombant à pelletées sur une bière; tous, le cœur gonflé et les yeux pleins de larmes, debout sur le bord de la fosse d'un ami, d'un parent, nous l'avons entendu ce bruit funèbre qui retentit dans l'âme comme le glas de l'éternité...
Que l'on juge donc de la douleur d'Olivier. Il savait, lui, que cette tombe se refermait, non sur un mort, mais sur un vivant.
Il ne put supporter ce spectacle, et sa douleur trouvant enfin un issue, il pleurait.
Le vieux Cosimo, lui, était plus pâle qu'un cadavre, et, comme Olivier, il avait détourné les yeux.
Enfin, le silence leur apprit que tout était fini. Lorsqu'ils relevèrent les yeux, un petit monticule s'élevait, là où un instant avant il y avait une fosse.
Les trois hommes étaient debout et causaient de leurs affaires. Mais l'honnête fossoyeur, qui, plus d'une fois, avait tourné les yeux vers l'endroit où s'était réfugié le gentilhomme, attira vite sur autre chose l'attention des guichetiers.
—Camarades, dit-il, je paie une bouteille.
—Tope, répondirent-ils, chacun la nôtre.
Et ils s'éloignèrent.
Ils avaient à peine disparu, qu'Olivier voulut s'élancer, Cosimo le retint.
—Et le gentilhomme, monsieur, que vous avez oublié!
—Peu importe.
—Les ordres du marquis sont formels.
—Sa vie avant tout. Ne me retiens plus, Cosimo, malheureux, tu tues ton maître en ce moment.
—Non, je lui obéis.... Eh! tenez, le voilà, le gentilhomme, voyons ce qu'il va faire.
L'étranger était debout tout près du monticule de terre fraîchement remuée; qui seule indiquait la demeure dernière du prisonnier.
Il avait ôté son chapeau garni de plumes d'une richesse extrême, moins par respect pour le tombeau que pour livrer à la brise fraîche du soir son front. Plus près, Olivier et Cosimo auraient pu lire sur le front de l'inconnu un monde de sinistres pensées.
Plus isolé par son trouble, par les remords que par la solitude, son désordre se trahissait par des gestes presque furieux.
Imprudent! il livrait son secret aux quatre vents du ciel, sans s'être demandé si près de là une oreille indiscrète n'allait pas le recueillir pour s'en servir plus tard comme d'une arme terrible.
—Ami, disait-il, tu es là, ô mon maître! pour tous, mort; pour moi, vivant...
Toi si fier jadis de ta science, qu'est devenue ta science? Là, sous cette terre, ton cœur bat encore, mais qui entendra ses battements, sinon moi?...
Imprudent! comment n'as-tu pas deviné que ton élève, l'élève d'Exili l'empoisonneur, trahirait son maître comme autrefois Judas!
Tu m'as donné la clef de la science, qu'ai-je besoin de toi, maintenant? Tu ne m'as pas dit ton dernier mot, sois tranquille, je le trouverai.
Ah! ah! continua-t-il avec un éclat de rire sinistre, le vieux maître n'humiliera plus son élève; le maître mort, l'élève commande à son tour, et désormais je suis seul maître du secret terrible de la mort.
Un instant encore il demeura immobile; puis replaçant son chapeau sur sa tête et repoussant avec mépris la terre du monticule:
—Maître, dit-il en ricanant, si tu pouvais me voir à cette heure, tu m'admirerais.
A ma place, tu ferais ce que je fais; je ne veux ni un maître, ni un complice; je suis digne de toi. Adieu, Exili, adieu, ton élève Sainte-Croix te salue.
Et il s'éloigna sans détourner la tête, marchant à grands pas vers cette brèche que lui avait montrée le fossoyeur.
Il était temps.
A contenir la fureur d'Olivier, les forces de Cosimo s'épuisaient.
Ni l'un ni l'autre n'avait pu entendre le monologue du gentilhomme; à peine la brise apportait-elle à leurs oreilles quelques sourdes exclamations; mais à ses gestes ils devinaient un ennemi.
Pour Olivier, pour Cosimo, il était évident que cet homme connaissait le secret terrible et qu'il repoussait du pied le marquis dans l'éternité.
Vingt fois Olivier avait voulu courir sur lui, l'attaquer et le tuer; Cosimo l'avait retenu de force.
—Et le temps de la lutte, murmurait-il, ne serait-il pas, en admettant que vous sortiez vainqueur, ne serait-il pas encore du temps perdu?
—Le misérable! disait Olivier. Je le retrouverai.
Enfin, l'étranger disparut sous les arbres.
D'un bond Cosimo et Olivier furent près de la fosse.
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ÉPILOGUE
XII
RESSUSCITÉ
—Où, suis-je?
Telle fut la première pensée qui surgit, au réveil, dans le cerveau troublé d'Exili.
Habitué à vivre dans l'obscurité, ses yeux étaient blessés par la vive lumière du jour, qui entrait à flots par deux hautes fenêtres.
Il se souleva péniblement et jeta un regard étonné sur les objets qui l'environnaient.
La pièce assez spacieuse dans laquelle il se trouvait, d'une décoration simple, avait un aspect presque monacal.
La couchette basse sur laquelle il reposait, une dormeuse, des sièges recouverts en cuir, une table à pupitre, un lavabo, un coffre en bois de cèdre, des livres rangés sur une tablette fixée à la muraille nue, en composaient l'ameublement.
Cet examen sommaire terminé, il se dirigea d'un pas mal assuré à travers la chambre, ouvrit une des croisées et respira à longs traits l'air matinal qui rafraîchissait sa poitrine et donnait un jeu plus libres à ses poumons brûlés.
Le soleil était déjà haut sur l'horizon et les oiseaux tapageaient dans les arbres d'un jardin dont il apercevait les cimes.
En face, s'élevaient les toits bleus en trapèze des deux pavillons d'un hôtel qui, à en juger par son architecture, devait avoir été construit sous le feu roi Louis XIII.
—Où suis-je?... se demanda encore Exili en passant la main sur son front.
Il me semble qu'un voile est étendu sur ma mémoire et obscurcit la lucidité de mes souvenirs...
Cependant je ne suis pas le jouet d'un songe, mon cerveau n'est pas sous l'influence morbide d'une illusion vaine, d'un mirage trompeur, d'une hallucination décevante...
Oui, j'étais prisonnier d'État, plongé dans l'ombre et noyé dans la lourde atmosphère d'un cachot de la Bastille.
Je me souviens!... Je me souviens!...
Je ne rêve pas!...
Olivier est venu!...
Cette chambre de bénédictin doit être la sienne... Je suis libre!...
Ah! il y avait longtemps que je n'avais vu le soleil, respiré cet air subtil et pur, embaumé du parfum des fleurs, entendu chanter les oiseaux dans les arbres.
Autrefois aussi, plus loin, j'étais jeune, beau, riche, noble, aimé, sous le ciel clément et doux de l'Italie.
Mes palais baignaient leurs pieds blancs dans les flots bleus du Tibre, de la mer de Naples et de l'Adriatique.
Mes villas miraient leurs colonnades et leurs fantômes de marbre dans le miroir des grands lacs de Come et de Garde.
J'étais le roi de ces paradis terrestres.
O ma jeunesse, ma beauté, ma fortune, mon nom et mon honneur, ma force, mon amour et ma liberté, oui, j'ai donné tout cela pour les faveurs amères d'une divinité morose, implacable et jalouse.
O science, maîtresse inexorable, que tes amants n'apaisent que par des hécatombes, qu'as-tu fait pour moi, qui t'offrais en holocauste des victimes humaines?
Que m'as-tu donné en échange?
Quelques secrets qu'un enfant apprendra un jour sur le banc des écoles.
Et toi, Mort, pâle sœur de la Vie, toi qui n'as jamais trahi, toi dont je porte les sinistres couleurs, toi qui m'a vu passer de l'ombre de mon laboratoire à l'obscurité d'une prison et à la nuit de la tombe, pourquoi ne m'as-tu pas gardé dans tes bras où je m'étais endormi?
Me voilà donc vieilli, humilié, vaincu comme un ange rebelle au pied du maître.
O Dieu, il ne te faut autre chose que le joyeux cantique de ces oiseaux chanteurs, mélodies aériennes de tes artistes ailés, pour confondre l'orgueil de celui qu'on appelle le Maître des poisons, pour faire couler des larmes de son œil qui n'a jamais pleuré?
Toi qui vois ce que j'étais et ce que je suis devenu, toi qui connais ma vie perdue et désenchantée, donne-moi le calme de l'esprit, le repos du cœur et la paix de l'âme.
Permets-moi d'oublier le passé, laisse-moi ressaisir l'espérance avec la liberté, puisque tu me l'as rendue, et l'amour de mon enfant d'élection, puisque tu l'as envoyé pour me sauver.
—Oui, vous êtes libre, et voici votre fils! dit une voix joyeuse, sonore et vibrante.
—Olivier!...
—Mon père!...
Exili voulut s'élancer; mais ses membres, encore engourdis par sa terrible expérience, trahirent sa volonté.
Olivier le reçut chancelant dans ses bras, et le tint embrassé dans une longue étreinte; puis, le soulevant comme un enfant, il le déposa doucement étendu sur les coussins d'une dormeuse.
A ce moment, le regard d'Exili rencontra celui de Cosimo, debout sur le seuil de la porte, dans une attitude respectueuse.
—Et toi, mon vieil ami, ne viendras-tu pas m'embrasser aussi?
—Monsieur le marquis est toujours généreux, répondit Cosimo en s'agenouillant pour recevoir l'accolade de son ancien maître.
—Lequel est aujourd'hui l'obligé de l'autre? dit Exili avec un sourire lumineux, qui éclaira une seconde sa physionomie sévère, avant de s'éteindre comme un éclair fugitif.
—Je vous dois tout, maître, et vous ne me devez rien.
—Ne l'écoutez pas, mon père, interrompit Olivier avec sa vivacité juvénile. Sans lui, j'aurais tout compromis par ma folle précipitation.
—C'est la vertu de ton âge, mon fils.
—Mon imprudence irréfléchie a failli tout perdre; mais j'espère que cette leçon suffira et je me sens maître de moi comme de ma pensée.
—C'est le premier secret pour être celui des autres, ajouta Exili de sa voix musicale; mais ne m'imite pas, Olivier; je vois trop bien aujourd'hui que l'homme qui veut faire l'ange fait la bête.
—Si ces paroles sortaient d'une autre bouche que la vôtre, je percerais la langue qui les aurait prononcées d'une aiguille rouge, comme celle d'un blasphémateur.
—Dis-moi, Cosimo, reprit Exili sur un ton plus voilé, n'as-tu pas encore, dans quelque coin, un flacon oublié de cet élixir qui donne la force au bras, l'éclair aux yeux et la joie au cœur?...
Tu hésites?
Le vieux serviteur fit un geste indécis, qui pouvait être interprété comme une réponse.
Je sais que la réaction est égale à l'action, et que les heures de vitalité artificielle comptent double; mais cet élixir m'aidera à dissiper les dernières vapeurs de ma longue léthargie...
Je boirai à la santé d'Olivier.
—Que votre volonté soit faite... Il faut vous obéir à tous deux comme aux enfants gâtés, dit Cosimo en ouvrant un coffre.
Il en tira un flacon plat, recouvert d'une armature métallique, et dévissa le bouchon de cristal qui en fermait hermétiquement l'orifice; puis il remplit un verre de la liqueur, semblable à de l'or en fusion, qui jetait un feu de topaze, et le présenta silencieusement à son maître.
Exili le vida d'un seul trait.
Au bout d'une minute, ses membres raidis recouvrèrent leur souplesse et leur élasticité, son visage prit une teinte chaude et vermeille, un sourire voltigea sur ses lèvres, et son œil étincela de l'insupportable éclat d'un diamant noir.
—Je sens la vie qui me redonne son étreinte.
Qu'en dis-tu, Cosimo? ajouta-t-il en se dressant devant lui, comme sous la pression d'un ressort caché, et en posant la main sur son épaule.
—Je dis que vous voilà jeune jusqu'à ce soir.
—Il s'agit maintenant de m'habiller.
—Ce n'est pas difficile, et nous avons songé à cela.
En un tour de main, Cosimo revêtit son maître d'une chemise de batiste à manchettes de dentelle, d'un justaucorps et d'un haut-de-chausses en velours noir, agrémentés de rubans et d'aiguillettes en satin bleu de ciel. Des bas de soie noire et des souliers à hauts talons rouges complétèrent ce costume élégant et sévère.
La toilette de son maître achevée, il se mit en devoir de raser ses cheveux, qui tombaient sur ses épaules, puis sa longue barbe noire, qui descendait jusqu'à la ceinture, à l'exception de la moustache, fine et soyeuse comme celle d'un adulte.
Cette double opération terminée, il posa sur sa tête nue une perruque bouclée, sur la perruque un chapeau à plumes, lui présenta une canne d'ébène à pomme d'ivoire, et recula d'un pas, comme un artiste en face de son œuvre.
Exili se prêta de bonne grâce à son examen, et, se regardant à son tour au miroir, il parut satisfait de sa métamorphose.
Je suppose que tu as fait disparaître les habits du prisonnier de la Bastille?
—Il n'en reste plus rien, pas même les cendres, monsieur le marquis.
—Le marquis de Florenzi est mort depuis trois jours, Cosimo.
Tu es au service du comte de Kronborg.
—Ce nom a quelque chose de sombre et de terrible, dit Olivier.
—Terrible et sombre, en effet.
C'est celui d'une forteresse du Danemark, celui d'une prison d'État, noire comme une duègne, toujours ouverte comme la gueule de ses canons qui gardent le passage du Sund.
Ce nom me sied; il est en harmonie avec ma destinée, et il tiendra ses promesses.
—Je suis fort tranquille à cet endroit, ajouta Cosimo avec un bon sourire.
—Maintenant, Olivier, raconte-moi ce qui s'est passé depuis l'heure de mes funérailles jusqu'à celle de ma résurrection.
—Je n'ai pas besoin de vous dire, mon père, que toutes les recommandations de votre lettre ont été scrupuleusement étudiées et religieusement exécutées.
Nous étions dans le cimetière de la Bastille une heure avant le coucher du soleil.
—As-tu vu le gentilhomme?
—Oui.
—Eh bien?
—Il a d'abord causé avec le fossoyeur; puis il s'est caché.
—Ensuite?
—Quand le fossoyeur s'est éloigné du cimetière avec les guichetiers, après avoir fini leur besogne, le gentilhomme est sorti de sa cachette.
J'ai cru qu'il allait vous délivrer.
Je me trompais.
—Naturellement.
—Il a posé son pied sur la tombe, comme s'il voulait vous enfoncer plus profondément en terre.
Il prononçait, à haute voix, des paroles que la distance ne m'a pas permis d'entendre; mais à ses gestes, à l'expression sardonique de son visage, elles ne peuvent se traduire que par une insulte ou une malédiction.
—Je l'avais bien prévu. C'est pourquoi je n'ai pas hésité à te demander de venir au rendez-vous avec le fidèle Cosimo.
Je sais que je vous exposais à la peine capitale, pour violation de sépulture d'un prisonnier d'État; mais je risquerais ma vie de si grand cœur...
—Mon père, interrompit Olivier avec fermeté, vous avez l'âme trop haute pour attacher cette importance à un acte que le vulgaire considère comme héroïque chez l'homme, sans remarquer qu'il est naturel à tous les animaux.
—Bien parlé, fils.
L'homme, en effet, n'est digne de ce nom, qu'en affirmant sa supériorité sur les êtres inférieurs par le mépris de la mort et la nécessité du devoir.
Mais sa raison, dont il est si fier, n'est que la sœur aînée de l'instinct.
La science lui montre Dieu, la prière seule peut l'atteindre.
—Voilà bien des paroles perdues, murmura Cosimo.
—Comment! païen, s'écria Olivier, cette doctrine te paraît indigne de tes savantes oreilles?
—Il me semble, monsieur, que celles de mon maître gagneront plus à entendre ce qu'elles ignorent, que les vôtres à écouter des billevesées de prédicateur.
—Cosimo parle d'or, dit Exili avec bonne humeur.
Continue, Olivier.
Tu disais que le gentilhomme insultait mon cadavre et le foulait aux pieds.
—Oui, et c'est alors que j'ai perdu la tête.
J'allais courir à lui et le poignarder sur la place, si Cosimo ne m'avait retenu à bras-le-corps, avec une force que j'étais loin de supposer à notre vieil ami.
—Eh! eh! Cosimo, dit Exili d'un air de triomphe, voilà, si je ne me trompe, un effet de l'élixir que tu me marchandais tout à l'heure.
—Ah! maître, j'aurais avalé l'enfer, si vous l'aviez mis en pilules, car je prévoyais qu'Olivier me donnerait de la tablature.
—Que ne lui administrais-tu quelque bonne drogue, qui lui aurait ajouté les années que tu venais de jeter aux orties?
—Il est loisible au comte de Kronborg de se moquer du vieux serviteur du marquis de Florenzi; mais Olivier dira si j'aurais eu tort.
—Oui, et tu dois admirer avec moi cette belle folie de la jeunesse, que nous avons connue en des temps plus heureux.... A quoi songes-tu?
—Je réfléchis à notre dîner.
—Eh bien, laisse-nous.
Cosimo ne se fit pas répéter cet ordre, et il passa dans une pièce voisine pour vaquer aux préparatifs du repas de midi.
—Il me reste peu de chose à vous apprendre, reprit Olivier.
Dès que celui qu'il ne me convient pas d'appeler gentilhomme fut sorti du cimetière, nous nous mîmes à l'œuvre avec les instructions dont nous étions munis.
Il ne fallut pas longtemps pour déblayer la terre et soulever la planche de la bière.
J'eus alors un moment de faiblesse et de défaillance; mais un regard de Cosimo me rendit toute mon énergie.
Je chargeai le corps froid et rigide sur mon épaule, je franchis la brèche pratiquée dans le mur du cimetière, et j'arrivai sans encombre à la voiture, où je déposai mon fardeau.
Une fois là, je desserrai les dents avec la lame de mon poignard, et je fis couler dans la bouche trois gouttes de la liqueur rouge contenue dans la fiole apportée avec la lettre; puis, trois autres gouttes, à court intervalle.
Dans le même temps, Cosimo reclouait la bière, la repoussait dans la fosse et la couvrait de terre.
—De cette façon, dit Exili, le fossoyeur a retrouvé les choses dans l'état où il les avait laissées, et si mon ancien compagnon a la bonne inspiration de venir me faire une nouvelle visite, il restera convaincu que je suis mort et enterré dans toutes les règles.
Il fera bien de se presser, car je me propose de lui faire tenir, avant peu, les matériaux de sa propre oraison funèbre.
Moi supposé mort, le disciple va se croire le maître unique et sans rival.
J'aurais dû lui briser son masque de verre sur la figure quand il se penchait sur les creusets pour suivre mes expériences infernales; mais, comme dit Cosimo, celui qui doit finir pendu ne sera pas noyé.
A l'heure marquée, quand nul ne pourra suivre ma trace dans la vie, ni la retrouver après ma mort, une main invisible démasquera le traître, et il périra du poison qu'il aura distillé.
Morte la bête, mort le venin...
—Lorsque Cosimo me rejoignit, il me trouva la main posée sur le cœur du cadavre vivant, qui recommençait à battre faiblement.
La bouche, entr'ouverte, semblait respirer. Cosimo s'opposa formellement à ma proposition d'y infiltrer les dernières gouttes de la liqueur qui restaient dans la fiole, pour se conformer à la prescription de la lettre, qui ne conseillait ce moyen qu'au cas où, au bout d'un quart d'heure, les six premières gouttes n'auraient produit aucun effet visible.
—Bien.
—La voiture marchait lentement, et la nuit était tombée quand elle s'arrêta devant notre maison, voisine de la place des Victoires.
—D'après mon calcul, je dois avoir dormi quarante heures d'un sommeil de plomb, après trente heures de léthargie.
—Ce calcul est exact... Vous sentez-vous de l'appétit?
—Oui, je mangerai volontiers, si Cosimo veut bien me le permettre.
Le repas terminé, Cosimo se mit en devoir de préparer le café avec un soin méthodique.
—Voilà, dit Olivier, le fameux poison lent.
—Et le contre-poison de l'opium, ajouta machinalement Exili.
Quand la liqueur brûlante fuma dans les tasses, Cosimo apporta deux longues pipes en terre rouge de Smyrne dont les fourneaux, aux hiéroglyphes dorés, étaient chargés de tabac oriental d'une couleur pâle.
—Maintenant, dit Exili, qui fumait avec l'impassibilité d'un Indien devant le feu du conseil, raconte-moi, Olivier, comment tu as passé tes années d'apprentissage de la vie.
—A vrai dire, mon existence ne compte qu'un événement unique.
—L'amore, murmura Exili avec un soupir.
—Oui, mon père.
—Eh bien, j'écouterai cette idylle, cher enfant; elle me rajeunira par le souvenir de mes jours heureux:
| «O Printemps! jeunesse de l'année. |
| «O Jeunesse! printemps de la vie.» |
—Mon histoire commence par une fraîche idylle, mais elle finit par une tragédie.
—Tu veux dire une élégie.
—Je n'exagère rien. Vous allez en juger.
—Raconte. Je ne t'interromprai plus.