Les amours du chevalier de Faublas, tome 1/5
PRÉFACE
Cet aimable chevalier de Faublas, un peu fou, très tendre, sincèrement épris, avec une pointe du libertinage particulier à son époque, est, selon nous, un des héros calomniés ou plutôt incompris de notre littérature.
L'opinion générale, dirigée depuis longtemps par quelques pontifes de la critique contemporaine, Jules Janin en tête, n'a voulu voir dans le personnage présenté par Louvet que le type des vices et de la mollesse dépravante du XVIIIe siècle.
Mais, nous demandera-t-on peut-être, qu'est-ce alors que Faublas, si ce n'est pas cela?
Faublas, c'est tout simplement, habillée à la mode du XVIIIe siècle, la jeunesse insouciante du lendemain qui s'en va droit devant elle les lèvres avides de baisers et pleines de sourires, c'est l'adolescent chercheur de caresses, léger et changeant sans doute, mais si aimant que toujours un souffle venu de son cœur attise l'ardeur de sa fantaisie. Voir en cet être qui ne calcule ni ne réfléchit, qui se livre tout entier, corps et âme, aux maîtresses dont les bras ne peuvent se détacher de son cou; voir en cet enfant câlin, qui devient moralement homme par le remords et la douleur, uniquement le type des vices dépravants du XVIIIe siècle, comme nous le disions tout à l'heure, c'est vraiment teinter de couleurs trop sombres la jolie figure de ce juvénile amoureux.
Toujours est-il que, considérée comme un prétexte à tableaux érotiques et à scènes immorales, l'œuvre charmante, fine et amusante de Louvet s'est vue, enserrée qu'elle a été, en outre, entre le romantisme et le naturalisme triomphants, anathématisée d'abord, puis dédaignée enfin par la société tout entière du XIXe siècle.
C'est donc à la fois un acte de justice et une heureuse inspiration de lettré que de rééditer d'une façon exceptionnellement artistique, qui le remettra forcément en lumière, un ouvrage que sa réserve d'expressions recommande aux délicats, et que son caractère propre, intéressant jusque dans le suranné qu'imprime au style l'archaïsme de certaines phrases, classe au nombre des spécimens curieux de la littérature légère de la fin du XVIIIe siècle.
Espérer que personne ne fera reproche à l'éditeur et à nous de patronner un livre longtemps mis à l'index, ce serait peu connaître la gent humaine.
Nous aurons contre nous les faux austères qui crient au scandale, qui se voilent la face à chaque occasion plus ou moins fondée, en ayant soin, bien entendu, d'écarter les doigts pour ne pas perdre un mot des ardentes pages contre lesquelles ils fulminent en public tout en les goûtant fort en particulier; nous aurons encore contre nous les cyniques de lettres qui trouveront Louvet mignard et fade, parce qu'il a évité d'être grossier. Mais le contingent des lecteurs sur les suffrages desquels nous basons le nouveau succès que ne peut manquer d'avoir Faublas verra, nous en sommes convaincu, les choses de plus haut. A travers les ivresses d'un jeune homme étourdi et sensible, pour parler le langage de Louvet, l'esprit critique de la génération actuelle, si merveilleusement développé, saura percevoir les tendances, très évidentes d'ailleurs, de l'auteur vers des conclusions beaucoup plus morales qu'on ne l'a cru jusqu'ici.
Jamais personne n'a été autant lui-même dans ses écrits que Louvet, et jamais personne, soit qu'on interroge sa vie privée, soit qu'on étudie ses œuvres, fût-ce les plus risquées, ou les actes de sa carrière politique, fût-ce les plus susceptibles de discussion, ne s'est plus instinctivement élevé, pourrait-on dire, au-dessus des idées de son temps.
Ce lecteur assidu de Voltaire et de Rousseau, cet enthousiaste de Mme Roland, cet amant violemment épris de la compagne quasi héroïque qu'il désigne discrètement dans ses mémoires sous le pseudonyme de Lodoïska, nom donné par lui à la seule héroïne sans tache du Faublas; Louvet, en un mot, tout fils de son siècle qu'il s'est montré, n'a été ni un sceptique, ni un blasé, ni un sanguinaire, ni un libertin endurci.
Né tendre, loyal, courageux, sensible et constant, il possédait un ensemble de nobles qualités qui eussent fait de lui, au XVIIe siècle, le type du parfait honnête homme, et à toute autre époque, où la vertu vraie n'était point systématiquement bafouée, il eût pu atteindre, en la méritant à tous égards, la réputation d'homme de bien.
Ce qu'il y eut de mauvais en lui vint de son temps, non de son caractère, qui fut, en maintes circonstances, supérieur à son temps.
Louvet romancier, Louvet révolutionnaire, Louvet conteur galant ou girondin traqué, apparaît, en effet, sincère dans ses convictions, généreux dans ses illusions, fidèle à son culte de tous les héroïsmes que comporte l'amour de l'humanité, à sa croyance dans les abnégations infatigables de l'amitié et de la passion partagée.
Lorsque Louvet conventionnel votera la mort de Louis XVI en demandant le sursis, en le demandant de bonne foi, avec l'espoir que la leçon donnée de la sorte à la royauté ne coûtera pas la vie au roi; lorsqu'il invectivera, non en insulteur vendu, mais en patriote indigné, le tout-puissant et rancunier Robespierre, Louvet restera bien lui-même: humanitaire en principes, énergique dans ses actes, exalté dans ses élans.
Lorsque, consacrant avec bonheur, par un mariage régulier, le lien illégitime qui l'unissait à sa «Lodoïska», il affirmera la droiture de ses intentions, la fermeté de ses sentiments, son respect de la légalité, c'est encore sous une impulsion absolument personnelle qu'il agira.
En politique, en amour, comme aussi en littérature, l'homme primitif, surgissant sans cesse chez Louvet aux côtés de l'homme social, dominera ce dernier, le conseillera, le retiendra sur la pente que le courant général rendait si glissante et si dangereuse même pour les gens de bon vouloir.
Pour apprécier sûrement son livre et sa vie, il faut dans les deux faire la part du feu, ou, ce qui serait plus exact, la part du temps: enfant du XVIIIe siècle finissant, Louvet eut les entraînements lascifs, les frivolités regrettables, les colères folles, les exaltations fâcheuses des phases diverses que marquèrent les années contenues entre 1760 et 1797, dates dont l'une rappelle sa naissance et l'autre sa mort; mais il eut également des admirations fécondes, des idées neuves et généreuses, des délicatesses exquises de cœur et d'esprit, qui, jointes au grand amour par lequel fut charmée et ennoblie sa trop courte existence remplie de si romanesques péripéties, le gardèrent foncièrement des corruptions qu'il savait si bien dépeindre, et stigmatiser à l'occasion.
Déclassé par le fait des revers de fortune qui atteignirent sa famille, dont l'origine nobiliaire n'est nullement contestée, Louvet de Couvray, après avoir passé dans la boutique de papeterie que ses parents tenaient au coin de la rue des Écrivains une enfance attristée par les préférences de son père pour un fils aîné, se trouva lancé en pleine société de l'ancien régime, à l'heure où, plus brillante, plus frivole, plus emportée que jamais vers les plaisirs des sens et de l'esprit, elle jouissait de son reste.
Heure étrange de décadence sociale, parée du charme morbide et grisant de ce qui va finir dans une dernière et trop ardente poussée de vie; heure de fièvre précédant la convulsion suprême qui allait briser cette aristocratie, sur les lèvres de laquelle se retrouvaient à la fois la grimace railleuse de Voltaire, le sourire licencieux de la Dubarry, l'outrecuidante et spirituelle impertinence de Rivarol, tandis qu'au fond, en cherchant bien, derrière le sourire, on sentait sourdre les découragements du vice, si imparfaitement voilé, d'ailleurs, par les emphatiques envolées du faux idéal de passion inventé par Rousseau.
A cette heure-là, l'œuvre de la période philosophique, en ce qu'elle eut de néfaste, était parachevée, et celle de la période révolutionnaire, avec tous ses fruits connus, était en germe.
Les causeries pétillantes de verve des salons, les aventures libertines des boudoirs, les sentimentalités des correspondances amoureuses que se préparaient à troubler les clameurs populacières de la foule ameutée autour des échafauds, les éventualités tragiques de l'exil et de l'incarcération, les liaisons faites de caprice sensuel qu'allaient remplacer les dévouements sublimes des tendresses nées de l'épreuve et de la douleur, toute cette fantasmagorie chatoyante d'un monde pimpant, étincelant, paré, philosophant et marivaudant, vivant dans un nuage de poudre à la maréchale, pivotant allègrement sur ses talons rouges au bord du plus effroyable des précipices que l'imprévoyance d'une génération puisse creuser; tel fut le milieu où s'épanouit la jeunesse de Louvet, où s'éveillèrent ses curiosités et ses ardeurs d'adolescent, ses rêves de succès littéraires.
Lorsqu'il publia, en 1787, la première partie du Faublas, qui ne devait être entièrement terminé qu'en 1789, Louvet n'avait pas vingt-huit ans.
Entré vers sa dix-septième année, comme secrétaire, chez M. Dietrick, minéralogiste distingué, le fils du papetier n'en était pas à ses débuts, du reste, lorsqu'il écrivit son célèbre roman. Déjà un triomphe éclatant avait mis en lumière Louvet, chargé, tout en rédigeant pour son maître des mémoires qui parurent imprimés dans le recueil de l'Académie, de prendre en main les intérêts d'une candidate au prix Monthyon.
Récemment fondé, ce prix allait être donné pour la première fois, lorsqu'on s'adressa au jeune secrétaire de M. Dietrick pour présenter et soutenir les droits d'une pauvre servante devenue l'appui volontaire de ses maîtresses tombées dans une affreuse misère.
Il était d'usage, alors, que les titres des concurrents fussent discutés dans les feuilles publiques. Louvet, de la plume alerte qui devait plus tard conter des aventures d'alcôve, retraça en des lignes émues l'histoire d'un cœur simple, honnête et dévoué; sa cliente fut choisie, acclamée, grâce à l'éloquence avec laquelle il avait mis en relief ses mérites, et le hasard, qui crée parfois de piquantes antithèses, fit que le nom de l'auteur des Amours de Faublas resta intimement lié au souvenir du prix de vertu décerné pour la première fois.
Est-ce à dire qu'en ce temps-là Louvet offrait, pour son compte, des conditions capables de lui faire octroyer la récompense qu'il avait charitablement obtenue pour une autre?
Son ombre sourirait finement, en se profilant railleuse dans la pénombre du passé, si cette illusion naïve pouvait nous venir.
Tout porte à croire, au contraire, que le fougueux adolescent, séparé de l'amie d'enfance objet de ses premières et de ses dernières tendresses, essayait alors de donner le change au chagrin qu'il avait de savoir Lodoïska mariée, en dépensant en menue monnaie quelque peu du trésor d'amour que, malgré tout, il ne cessa de garder pour elle.
Le chevalier de Faublas n'est pas, ainsi qu'on l'a supposé longtemps, le portrait de cet abbé de Choisy qui s'habilla et vécut en femme pendant plusieurs années, et qui devait mêler aux travaux historiques qu'il a laissés le souvenir d'une existence scandaleuse. Faublas, on n'en doute plus maintenant, c'est Louvet peint par lui-même, c'est Louvet à dix-sept ans, mignon, charmant, bien pris dans sa petite taille si favorable à ces déguisements féminins, dont il portait les atours à rendre jalouses Dorimène et Cydalise; Faublas, c'est Louvet avec ses cheveux blonds, avec ses yeux bleus langoureux ou rieurs, au regard tantôt caressant et timide comme celui d'un enfant, tantôt loyal et fier comme celui d'un gentilhomme, et plus tard fulgurant d'une noble colère, alors que le coureur de ruelles, amendé et devenu conventionnel, se dressa, éloquent et hardi, en accusateur devant Robespierre.
Et c'est justement parce que Faublas n'est autre que Louvet qu'on rencontre dans un livre licencieux au premier chef ces conclusions morales, faciles à tirer, dont nous avons précédemment souligné l'existence.
Tirer une moralité des amours du chevalier de Faublas! vous nous la baillez belle, dira peut-être la critique, si elle daigne un jour réfuter nos allégations. Où donc cette moralité-là, s'il vous plaît, a-t-elle pu, dans l'espèce, se nicher?
Serait-ce, par hasard, dans le boudoir théâtre des capitulations savantes de la marquise de B…, dans la gorgerette largement entre-bâillée de la petite de Mésanges, sur le visage mutin de Justine, dans la fameuse grotte où Mme de Lignolle devine et joue, en compagnie de Faublas, des charades d'une saveur si ultra-gauloise que le romancier est obligé d'en donner la teneur en italien, n'osant l'exprimer en français? Est-ce sur les lèvres de Sophie recevant, dans le parloir de son couvent, le premier baiser de Faublas? Oui et non.
Non, si l'on ne veut considérer que les côtés sensuels de l'œuvre. Oui, si l'on prend la peine d'en approfondir les bons vouloirs, sans s'attarder plus que de raison aux peintures.
Que voit-on, en réalité, dans les conséquences logiques des situations du Faublas? On voit l'inconduite punie, la passion malsaine purifiée par les souffrances du remords, le mariage d'amour présenté non comme un paradis destiné à être perdu, mais comme la sûre étape qui mène au paradis retrouvé.
Tandis que, bien après Louvet, les romantiques déifieront les liaisons illégitimes qui s'affichent au grand jour, et qu'actuellement le naturalisme, en réduisant l'amour à l'état d'une fonction exclusivement animale, grossièrement impérieuse, en excuse l'assouvissement bestial, l'auteur de Faublas, contemporain pourtant d'une époque plus relâchée de mœurs que la nôtre, a su se montrer moraliste d'intentions et raffiné de sentiments. On sent dans l'écrivain un respect de soi et des autres qui l'arrête à propos sur la limite qui sépare le licencieux de l'obscène, qui le maintient, sans danger que le pied lui glisse, sur le bord de l'ornière au fond de laquelle les pourceaux d'Épicure s'embourbent à plaisir.
Gentilhomme d'origine, bourgeois par l'éducation, Louvet, pas plus dans ses écrits que dans sa vie, n'a rien du bohème de lettres assoiffé de réclame et affamé d'argent. Il eut ses ambitions, sans doute; il rêva d'être quelqu'un en politique et en littérature; ce fut un besogneux, parfois, qui allongea peut-être un peu trop son livre lorsqu'il était forcé d'en vivre; mais il ne fut jamais le plat courtisan de la foule, qui, voulant par elle arriver à un lucratif triomphe, la flatte dans ses appétits et lui parle son langage. A son public, composé surtout de belles dames inconstantes et de grands seigneurs libertins, Louvet ne craindra pas de décocher l'épigramme; quand il le faut, il ne recule pas devant la nécessité de mélanger aux chaudes peintures du vice le blâme que doivent entraîner ses conséquences et ses excès.
A ces blasés exclusivement en quête de sensations et habitués à disséquer le sentiment sans l'éprouver, à ces gangrenés du scepticisme, il soulignera l'odieux du manque d'amour dans le plaisir, en ne trouvant d'excuses aux escapades de Faublas que parce que, peu ou prou, l'amour se mêle, fût-ce sans qu'il s'en doute, aux fredaines du chevalier.
Le charme de Faublas, ce qui le rend possible, ce qui le fait admissible, c'est que précisément, malgré ses mœurs déréglées, il est dénué du caractère essentiel du vicieux: la recherche de la sensation sans amour.
L'amour déborde à tout instant du cœur de l'inflammable personnage. L'amant naïf de la marquise de B…, l'heureux possesseur de la jolie Mme de Lignolle, l'époux plein de tendresse de la timide Sophie, n'est donc qu'un ébloui et qu'un enivré, ce n'est pas un corrompu.
Et cela est si vrai que l'alcôve de Coralie, l'impure experte dans la pratique du plaisir, ne le retient pas longtemps; où il court, où il vole, avec la fiévreuse impatience de l'homme et de l'amant, c'est vers cette belle Mme de B… qui l'adore au point de se faire tuer pour lui; c'est vers cette vive et touchante comtesse de Lignolle qui l'aime tant que, désespérée, elle se jette à l'eau à l'heure de son abandon; c'est vers cette charmante et candide Sophie à la vie de laquelle, un jour, il associera définitivement la sienne. Même lorsqu'entre temps il chiffonne le corsage de Justine, la piquante soubrette de Mme de B…, c'est par compassion plus que par libertinage. Un jour, n'a-t-il pas surpris dans les yeux de la jeune fille tristement fixés sur lui une larme furtive et jalouse, alors que, sans souci de sa présence, il couvrait de baisers passionnés les mains de la marquise?
Justine pleure parce qu'elle est jalouse, et elle est jalouse parce qu'elle l'aime. Que peut faire le chevalier, qui, du reste, n'a rien d'un amoureux transi? Sécher les pleurs de ces yeux qui, tout beaux qu'ils sont, ont, par-dessus tout, le mérite d'être tendres; apaiser dans un élan irréfléchi la fièvre qu'il a involontairement allumée.
S'il est sans scrupules comme son siècle, Faublas est sans préméditation dans le mal comme la jeunesse généreuse et étourdie. Malgré ses légèretés, ses emportements sensuels, malgré ses fautes, on discerne en lui les qualités d'un homme de cœur, et, si étrange que cela puisse paraître dans un tel personnage, il y a chez ce coureur d'aventures l'étoffe d'un vrai chef de famille.
Au milieu de ses égarements, Faublas reste fidèle à son rêve de félicité intime. Sophie, la fiancée de son choix, ne cesse de préoccuper sa pensée, tandis que son tempérament l'entraîne. L'épouse attendue avec sa candeur presque enfantine encore, avec son regard modeste, son front rougissant, l'émoi de son premier frisson d'amour, reste pour lui l'incarnation suprême du bonheur durable et certain.
Sans doute, c'est tardivement que Faublas se montre digne de goûter les joies honnêtes et pures qu'il convoite, mais qu'il éloigne de sa route par des folies dont la plus grave est de ne pas savoir résister au désir de posséder avant le mariage la trop confiante Sophie.
Cependant Faublas, susceptible d'un idéal qui a pour aspiration définitive une union légitime et honorable, ne porte aucune atteinte par sa manière de penser, s'il y manque par sa manière d'agir, à ce respect des lois sociales dont font aujourd'hui si bon marché les tristes et ignobles poursuivants des prostituées, héroïnes de prédilection de tant de romans contemporains.
Louvet, qui dans son livre n'insulte ni la femme, ni le mariage, ni l'amour, ne se désintéresse pas de la famille; il lui fait jouer son rôle dans cette odyssée de boudoir, qui est en même temps une peinture de mœurs si bien faite, et, quand il la montre manquant à ses devoirs, le sens moral de l'homme corrige à propos les audaces du romancier.
La scène entre Faublas et son père, lorsqu'ils se retrouvent tous deux, par hasard, chez Coralie, est un petit chef-d'œuvre de moraliste bien inspiré: forcé de rougir devant son fils qui le surprend en mauvais lieu, le baron de Faublas, déchu de son droit de contrôle paternel par la légèreté de sa propre conduite, sent se fondre dans une immense tristesse son étonnement mêlé de colère et ses bouffées de vice. Comme revenu à lui-même, il stigmatise avec conviction, devant le chevalier, cette existence de débauches qui ménage de telles rencontres! Comme il en dévoile les dangers, les dégoûts, les hontes!
Ce n'est plus le viveur titré, hautain et sceptique, impertinent et libertin, du XVIIIe siècle, qui parle par la bouche du baron de Faublas, c'est un chef de famille navré, humilié, repentant, qui se révèle vraiment père au milieu de l'abjection dont la présence de son fils lui fait comprendre, pour la première fois, toute la profondeur.
Ce n'est pas Louvet qui s'avisera de poétiser, de déifier la courtisane. La vraie femme, selon lui, c'est celle qu'on peut également aimer et estimer. Aussi donnera-t-il à sa chère compagne le nom de la seule héroïne vertueuse de son livre. Et quand nous disons la seule, nous nous trompons, car il y a encore la sœur aimable et sage du trop ardent chevalier, cette Mlle de Faublas, type charmant d'honnête personne, se détachant gracieuse et chaste sur le fond licencieux de l'époque.
A côté de ces deux femmes, le père de Sophie, défenseur implacable de l'honneur de sa fille, outragée par Faublas, vient compléter le tableau de cette famille aimante et protectrice, dont la double mission est de consoler et de diriger.
Nous ne chercherons donc pas davantage à défendre contre le grief d'immoralité une œuvre dont le côté licencieux est traité avec une légèreté de touche qui doit lui valoir la plus complète indulgence. Louvet, habile dans la périphrase, cette nécessité qui s'impose lorsque les sujets en cause sont des souvenirs d'alcôve, a eu des tours ingénieux et exquis dans Faublas. A l'inverse de Richardson, qui dira crûment dans Paméla ou la Vertu récompensée, en parlant d'un maître trop entreprenant vis-à-vis de sa servante: «Il lui mit la main dans le sein», le narrateur des aventures de Faublas tracera cette phrase délicate pour souligner les premières hardiesses du chevalier, entourant de ses bras le cou de la belle marquise de B…: «Mon heureuse main, guidée par le hasard et par l'amour, descendit un peu plus bas.»
En sachant bien dire que ne peut-on dire?
Louvet, du reste, est coutumier de ces périodes finement gazées avec lesquelles alterne, il est vrai, le terme visiblement suranné, défaut prévu plus que regrettable, étant donnée l'époque où parut le roman.
N'en est-il pas des ouvrages dont l'archaïsme complète la physionomie comme de ces objets anciens dont le moindre détail authentique, fût-il d'un goût douteux, vaut tous les perfectionnements récemment inventés, la modernité effaçant le caractère le plus intéressant des choses: celui du temps. Ce caractère-là, certes, ne manque pas au Faublas. On y voit clairement la transformation de la littérature française, telle que la produisit l'avènement de J.-J. Rousseau, et sa domination sur les esprits de la fin du siècle. La facture sobre et correcte des écrivains de la phase classique, si brillamment représentée au XVIIe siècle, et le tour spirituel, incisif, plus railleur qu'exalté, des Voltairiens proprement dits, ne se retrouvaient plus guère dans les publications emphatiques d'une époque passionnée pour le Contrat social et la Nouvelle Héloïse. Louvet, tout aimable conteur qu'il fût, ne put se défendre de cet enveloppement qui, en lui enlevant certain naturel, le range au nombre des écrivains typiques de son temps.
On a voulu voir aussi dans l'œuvre la plus célèbre de sa vie une émanation de ses rancunes de gentilhomme déclassé et de ses antagonismes de républicain sincère contre l'ancien régime. Beaucoup ont considéré Faublas comme une sorte de pamphlet. Rien de tel, à nos yeux, ne perce dans ce roman, qui n'est que la peinture vive et légère d'une société que Louvet combattit à visage découvert aux heures de crise, mais qu'il ne songea pas à insulter sournoisement aux heures de calme.
Lorsque, en 1789, l'auteur termina son livre, il était retiré tranquillement à la campagne avec Lodoïska, devenue veuve, et qui était accourue auprès de son ami pour embellir son existence en la partageant. Les joies du cœur remplissaient tous les moments des deux amants; leurs goûts modestes, en rapport avec leur mince fortune, les éloignaient de la haine envieuse, et Louvet, trop heureux pour être méchant, Louvet, qui ne pouvait présager encore qu'il serait conventionnel, ne dut avoir pour but, en écrivant Faublas, que de mettre son nom plus en lumière et de faire entrer quelque argent au logis.
Il ne semble pas, lorsqu'il parle lui-même de Faublas dans ses mémoires, qu'il ait pu avoir d'autre intention. Dans une de ces notices qu'il a datées des Grottes de Saint-Émilion, en novembre 1793, alors qu'il était poursuivi et traqué, il écrit ceci: «Enfermé dans un jardin, à quelques lieues de Paris, loin de tout importun, j'écrivais, au printemps de 1789, six petits volumes,—les derniers formant la troisième partie des aventures de Faublas,—qui devaient, précipitant encore la vente des premiers, fonder ma petite fortune. A propos de ces petits livres, j'espère que tout homme impartial me rendra la justice de convenir qu'au milieu des légèretés dont ils sont remplis on trouve dans les passages sérieux, où l'auteur se montre, un grand amour de la philosophie, et surtout des principes de républicanisme assez rares encore à l'époque où je les écrivais…»
Il est possible que ces «principes de républicanisme» aient donné le change sur les intentions d'un homme de lettres qui, en les laissant percer, obéissait à ses convictions, et non à des haines. Mais on n'y peut rien voir de décisif, et nous n'en persistons pas moins à penser que Louvet ne s'est affirmé pamphlétaire que dans ses écrits politiques, ceux-là violents et agressifs et aussi courageusement publiés que loyalement pensés.
Ayant respiré à pleins poumons l'atmosphère de son temps, Louvet, après avoir vécu les aventures de Faublas, les écrivit tout simplement, sans se douter qu'en composant son œuvre il coopérait à la formation de la singulière trilogie de héros fictifs qui sont venus personnifier, en ses nuances diverses, le sensualisme de tout un siècle.
Faublas, prenant place entre le Lovelace de Richardson et le Chérubin de Beaumarchais, est à son plan: il est la sentimentalité séductrice donnant au besoin du plaisir chez l'homme la grâce de l'amour, tandis que Chérubin, c'est le désir éclectique, ébloui jusqu'à l'aveuglement, non point raffiné, mais gourmand, et aussi brutal, dans son habileté câline, que le sensualisme à froid de Lovelace est corrompu.
De ces trois personnages, Chérubin, quoique étant de son siècle par le costume et les mœurs, est celui qui procède directement de la nature, et il pourrait être de toutes les époques par son essence. Lovelace et Faublas, au contraire, sont exclusivement de leur temps, dont ils résument, le premier, toutes les grâces et tous les vices, le second, les aspirations inconscientes vers un idéal d'amour nouveau pour l'époque et où la tendresse apparaît poétisant le désir. Avec l'ancien régime, ses élégances, ses fins soupers, ses causeries de salon, ses liaisons sans lendemain, tous deux ont disparu. Ils se sont évanouis, l'un malfaisant de parti pris, l'autre faisant le mal sans le savoir, et tous deux sont restés charmants sous leurs formes d'ombres souriantes, voluptueusement évoquées par des écrivains qui ont dû à ces créations de passer à la postérité.
Inférieur comme talent et comme célébrité à Beaumarchais et à Richardson, Louvet leur a été supérieur par la puissance d'aimer. Sa force et sa grâce, son originalité et son charme d'écrivain, sont venus de là beaucoup plus, peut-être, que des facultés spéciales d'où découle l'art d'écrire.
A une époque où la sensation était tout, Louvet a connu l'émotion tendre qui vient du cœur, il a connu les tristesses, les dévouements, les extases divines des grands sentiments, et, comme il a été plus que personne l'homme de ses écrits, il a mis dans Faublas ce qui rajeunit éternellement les œuvres, ce qui les épure, les grandit quelque petits qu'en paraissent les points de départ, quelque lointains qu'en soient les premiers succès: le reflet d'une âme aimante et d'un esprit délicat.
Moralité dans le fond, retenue dans la forme, tableaux vifs, peintures risquées sans être choquantes; tels sont, dans leur ensemble, les qualités et les attraits de l'œuvre dont la réapparition va raviver le souvenir d'un écrivain trop oublié et la physionomie de ce galant chevalier dont les aventures ont excité un véritable engouement dans la société de son temps.
Comment de nos jours l'œuvre de Louvet sera-t-elle accueillie? Favorablement, nous l'espérons: car, pour la critique du XIXe siècle, qui de plus en plus donne le pas sur toutes choses à l'analyse psychologique, l'œuvre est riche en motifs d'études de ce genre. Les émotions d'un homme qui a réellement vécu et l'esprit d'un siècle qui a prodigieusement pensé ont laissé leur empreinte à ces récits légers, qui, désencadrés de leur milieu, n'en prennent que plus de relief et de vitalité typique.
Si tout le monde n'apprécie pas le Faublas à sa juste valeur, nous sommes toujours certain que les lettrés goûteront pleinement, et c'est là l'essentiel, l'artistique édition qui leur est, d'ailleurs, particulièrement destinée, et à laquelle leur patronage ne peut manquer d'assurer le succès.
Quant à nous, c'est en toute conscience que nous avons consacré cette trop longue préface à la réhabilitation de l'œuvre de Louvet. En littérature comme dans la vie, les plus à plaindre sont les méconnus, et, si nous avons pu éclairer, même d'une faible lueur, les intentions de l'auteur de Faublas, nous aurons rempli le but que nous nous étions proposé.
Hippolyte Fournier.