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Les amours du chevalier de Faublas, tome 4/5

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LA
FIN DES AMOURS
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS

Hélas! je suis à la Bastille.

J'y passai presque tout l'hiver, quatre mois, quatre mois entiers. On l'a mille fois écrit, cependant je me vois forcé de l'écrire encore[1]: tous les chagrins sont rassemblés dans ce séjour funeste, et de tous les chagrins le plus inconsolable, l'ennui, l'ennui terrible, y veille nuit et jour à côté de l'inquiétude et de la douleur. Je crois que la mort l'habiteroit bientôt seule, s'il étoit possible qu'on empêchât l'espérance d'y pénétrer. O mon roi! le jour où, dans ton équité, tu détruiras ces prisons fatales sera pour ton peuple un jour d'allégresse.

[1] C'étoit au mois de juillet 1788 que je mêlois ainsi mes réclamations à celles de tous les citoyens. Comment deviner alors qu'au mois de juillet 89 la Bastille seroit, en moins de trois heures, emportée d'assaut par mes vaillans compatriotes? Comment deviner les rapides progrès de la Révolution qui devoit nous assurer, avec la liberté individuelle, la liberté publique? Grâces te soient rendues, Dieu de ma patrie! Tu as jeté sur elle un regard libérateur; tu lui as donné précisément ensemble tous les hommes et tous les événemens nécessaires à sa régénération si désirable et si difficile.

Le soleil, qui depuis plus de deux heures peut-être éclairoit le reste du monde, commençoit à peine à paroître pour nous, malheureux prisonniers; à peine un de ses plus foibles rayons, obliquement dirigé, frappoit la première moitié de l'étroite et longue lucarne à regret pratiquée dans l'épaisseur d'un énorme mur. Mes yeux, qui depuis longtemps n'avoient plus de larmes, mes yeux appesantis alloient se fermer pour quelques instans. Pour quelques instans je cessois d'appeler Sophie ou la mort; tout à coup j'entends s'ouvrir ma triple porte, et le gouverneur entre, qui me crie: «Liberté, liberté!» Comment un infortuné, détenu seulement depuis quelques jours dans un des moins affreux cachots de la Bastille, peut-il entendre ce mot-là sans expirer de joie? Comment ai-je pu supporter l'excès de la mienne? Je n'en sais rien; mais ce que je sais bien, c'est que j'allois, tout nu, me jeter hors de mon tombeau, quand on me représenta qu'il falloit au moins prendre le temps de m'habiller. Jamais toilette ne me parut plus longue, et pourtant ne se fit plus vite.

Je mis peu de temps à gagner la première porte. Dès qu'elle s'ouvrit, M. de Belcour[2] accourut vers moi. Avec quel transport j'embrassai mon père! avec quel plaisir il me reçut dans ses bras!

[2] On se souviendra peut-être que le baron de Faublas avoit pris le nom de Belcour dans la retraite où nous nous tenions cachés près de Luxembourg.

Après m'avoir adressé les plus doux reproches, après m'avoir rendu les plus tendres caresses, le baron entendit la question délicate que déjà lui répétoit un époux plein d'inquiétude et d'impatience. «Ta Sophie, me dit-il, je voudrois pouvoir te la rendre, mais une femme charmante qui prend l'intérêt le plus vif à tout ce qui te touche…»

Je crus que le baron parloit de la marquise de B…; un soupir m'échappa. Quiconque se rappellera tout ce que la marquise a fait et souffert pour moi me pardonnera ce soupir. J'ignore si mon père avoit été surpris de l'entendre; mais il se tut quelques instans, et me regarda très attentivement; puis il reprit:

«Cette dame, qui prend un vif intérêt à tout ce qui vous touche, m'a dit…—Vous a dit!… Mon père, vous l'avez vue? vous lui avez parlé?—Oui, mon ami.—Vous lui avez parlé, mon père?—Je lui ai parlé, oui.—Eh bien! n'est-il pas vrai qu'elle est… Mais tout à l'heure vous en faisiez la remarque, elle est vraiment charmante!—J'en conviens.—Et vous croyez, mon père, qu'elle s'intéresse toujours beaucoup…—A vous; oui, je le crois.—Mon père, elle vous a dit?…—Que Mme de Faublas s'étoit vue forcée de quitter son couvent le lendemain du jour où l'on vous y avoit arrêté. Personne n'a pu découvrir en quel endroit Lovzinski l'a cachée.—O chère épouse! oh! dans quel état elle étoit, lorsque les soldats, m'ayant environné, m'accablèrent de leur nombre. Je la vis tomber… évanouie,… mourante. Ah! si ma Sophie n'est plus, tout est fini pour moi.—Éloignez ces idées funestes, mon fils… Sans doute votre femme n'est pas morte, elle vit pour vous aimer: le jour qu'elle quitta son couvent, elle paroissoit bien désolée, bien inquiète, mais on ne craignoit rien pour sa vie.—Vous me rassurez, vous me consolez, nous la retrouverons.—Je le désire vivement, cependant je n'oserois l'assurer. J'ai fait de grandes recherches, nous en ferons encore; mais je vous avoue que je commence à désespérer du succès.—Quoi! mon père, elle vit, je suis libre, et je ne la retrouverois pas! Ah! je la retrouverai, soyez sûr que je la retrouverai.»

Cependant notre voiture avançoit. Déjà sortis des cours de la Bastille, nous touchions à la porte Saint-Antoine, lorsqu'un domestique à cheval, ayant fait signe à notre cocher d'arrêter, me remit une lettre en me disant: «C'est de la part de mon maître, que voici.» Il me montroit un jeune cavalier qui caracoloit en face de notre carrosse, à l'entrée même du boulevard. Malgré le chapeau rond dont le joli garçon tenoit ses yeux presque couverts, je reconnus le vicomte de Florville. Je reconnus l'élégant frac anglais dont il s'étoit paré dans des temps plus heureux pour venir, jusque dans la chambre du chevalier de Faublas, désabuser un amant trop injuste, et une autre fois, pour conduire Mlle Duportail à la petite maison de Saint-Cloud. Je me précipitai à la portière en criant: «C'est elle!» Aussitôt le vicomte m'honora du sourire le plus caressant, me salua de la main, et prit le galop. Enchanté de le revoir et ne pouvant contenir ma joie, je criois toujours: «C'est elle!» Le baron crioit aussi. «Mon ami, vous allez tomber dehors… Vous allez tomber, Monsieur, prenez donc garde!—Mon père, c'est elle!—Qui, elle?—Elle, mon père!… cette femme charmante dont nous parlions tout à l'heure. Regardez.»

J'avois pris ou j'avois cru prendre la main de M. de Belcour; je tirois à moi, et je déchirois sa manchette. «Si vous voulez que je regarde, rangez-vous un peu, me dit-il. Où la voyez-vous donc?—Là-bas, là-bas. Elle est déjà un peu loin; mais vous pouvez encore distinguer son joli cheval et son charmant habit.—Comment! se met-elle en homme quelquefois?—Souvent.—Et elle monte à cheval?—Bien, très bien, avec infiniment de grâce et d'adresse.—Vous êtes mieux instruit que moi, répondit le baron, qui paroissoit avoir un peu d'humeur; je ne savois pas cela.—Mon père, vous permettez que je lise ce qu'elle m'écrit?—Oui, et même tout haut, si cela se peut; vous m'obligerez.»

Je lus tout haut:

Jusqu'à ce que votre malheureux duel soit entièrement oublié, Monsieur, vous ne pouvez pas plus que monsieur votre père, qui a bien fait de garder le nom qu'il avoit pris à Luxembourg, reparoître dans la capitale sous celui de Faublas. Faites-vous appeler le chevalier de Florville, si cela ne vous est pas trop désagréable, et si vous ne trouvez rien de pénible à vous rappeler quelquefois le souvenir d'une amie aux sollicitations de laquelle vous devez enfin votre élargissement.

«Je savois bien qu'elle faisoit des démarches, interrompit le baron; mais elle n'espéroit pas un si prompt succès. Je n'ai reçu que ce matin l'heureuse nouvelle de votre liberté prochaine; encore ne me l'a-t-on mandée que par un écrit d'une main inconnue. Continuez votre lecture, mon ami.»

Ce soir nous pourrons causer ensemble un moment. Ce soir vous recevrez une visite de Mme de Montdésir, et vous ferez ce qu'elle vous dira… Brûlez ce billet.

Le baron me demanda vivement quelle étoit cette Mme de Montdésir; je répondis que je n'en savois rien. «Il y a toujours, me répliqua-t-il avec impatience, il y a toujours quelque chose de bizarre et d'obscur dans tout ce qui vous arrive. Au reste, j'aurai dès ce soir l'explication de tout cela.—Dès ce soir, mon père?—Oui, dès ce soir, nous irons chez elle remercier cette dame…—Nous irons chez elle?… Mais je ne peux pas m'y présenter, moi.—Pourquoi donc?—Parce que son mari…—Son mari? pourroit-il le trouver mauvais? Mais d'ailleurs il est mort.—Son mari? Il est mort?—Eh! oui, il est mort. Vous qui paroissez être si bien instruit de ce qui la regarde, comment ne savez-vous pas cela?—Demandez-moi plutôt comment je le saurois, mon père… Il est mort! j'en suis vraiment fâché. Pauvre marquis de B…! c'est apparemment des suites de sa blessure: j'aurai toujours cela à me reprocher.»

M. de Belcour ne m'entendoit plus, parce que sa voiture venoit de s'arrêter devant un couvent de la rue Croix-des-Petits-Champs, près la place Vendôme. «Vous allez voir votre sœur, me dit le baron.—Ah! ma chère Adélaïde!—Je l'ai mise ici, continua mon père, pour qu'elle fût plus près de nous; tout à l'heure vous remarquerez sans doute avec plaisir que, des fenêtres de l'hôtel où je loge maintenant, vous pourrez apercevoir votre sœur, lorsqu'aux heures de récréation elle se promènera dans le jardin de son couvent. Vous concevez qu'il étoit impossible que je continuasse à demeurer rue de l'Université, et qu'au contraire il m'a fallu prendre un autre quartier que celui du faubourg Saint-Germain. Suivez-moi, mon ami, nous allons emmener Adélaïde, qui ne sera pas fâchée de dîner avec nous.»

Elle vint d'abord au parloir. Comme elle étoit embellie depuis plus de cinq mois que je ne l'avois vue! Que je la trouvai mieux faite encore et mieux formée, plus grande et plus jolie! O fille tout aimable, si je n'avois pas été ton frère, que n'aurois-je pas fait pour être ton amant!

Je tenois sa main, que je mouillai de mes larmes; ses larmes tomboient sur ma main, et mon père nous prodiguoit à tous deux mille douces caresses. Cependant, c'étoit moi qu'il embrassoit le plus souvent. «N'en sois point jalouse, dit-il à ma sœur, qui en fit la remarque avec l'ingénuité qu'on lui connoît, permets qu'aujourd'hui je l'aime un peu plus que je ne te chéris. Depuis plus de six mois peut-être je souffre et je m'inquiète, et ce n'est pas toi, ma chère fille, ce n'est pas toi qui me donnes du chagrin.» Le baron, pour adoucir cette espèce de reproche, me pressa vingt fois sur son sein.

Du couvent nous nous rendîmes, en moins d'une minute, à notre hôtel, où mon père me mit d'abord en possession de l'appartement qu'il m'avoit destiné. Je fus charmé de retrouver le fidèle Jasmin dans mon antichambre; mais je ne pus, sans beaucoup de chagrin, voir dans ma chambre à coucher, très petite, un seul lit très étroit. «Oh! mon père, vous avez logé le chevalier de Faublas comme s'il devoit longtemps encore gémir dans le veuvage; voici la chambre du célibat.» Pour toute réponse, M. de Belcour m'ouvrit une porte voisine. Après avoir traversé plusieurs pièces très vastes, j'entrai dans une fort belle chambre, où se trouvoient deux alcôves et deux lits. Je fis un saut de joie: «Voici le temple de l'hymen. L'amour y ramènera ma femme pour moi; mon père, je n'habiterai cette chambre qu'avec Sophie et l'amour. Jusqu'à ce que ma femme me soit rendue, j'occuperai cet autre appartement si triste; personne n'entrera dans celui-ci, personne: aucune beauté moins digne de ce lieu ne le profanera par sa présence. Et ce boudoir, qu'il est joli! qu'il est galant!… galant et joli sans doute; mais, quand mon amante y sera venue seulement une fois recevoir mes adorations, le boudoir n'existera plus: ce sera vraiment un temple, un sanctuaire; je n'approcherai de l'autel qu'avec un saint respect…»

L'autel, c'étoit un lit de repos: je lui parlois et je le baisois.

Nul autre que moi ne s'en approchera… Ah! ma sœur, n'entrez pas! n'entre pas, ma chère Adélaïde, je t'en prie… L'accès de ce lieu de délices ne doit être permis qu'à ma femme. Oui, ma Sophie, je le jure par toi, jamais mortelle ne pénétrera dans ce sanctuaire où mes hommages t'attendent; oui, je le jure encore, elle y sera seule adorée, la divinité que mes vœux les plus ardens y vont appeler chaque jour.

Quand il faisoit ce double serment, au moins inutile, le chevalier de Florville étoit loin de soupçonner qu'avant la fin de la journée il arriveroit grand scandale en ce lieu si témérairement consacré.

Mon père me fit voir que, du boudoir, on passoit dans un cabinet de toilette, et, du cabinet de toilette, dans un corridor, au bout duquel on trouvoit un escalier dérobé. Ce ne fut pas sans peine qu'on m'arracha de l'appartement de ma femme; M. de Belcour, avant d'avoir pu me déterminer à passer dans le sien, fut obligé de sourire aux propos tendres, et d'admirer les douces caresses dont j'honorois successivement chacun des petits meubles du charmant boudoir.

Ne me demandez pas comment il se fit que plusieurs heures s'écoulèrent sans que j'eusse pu donner seulement un souvenir à Mme de B…, sans que j'eusse trouvé le moment d'interroger encore M. de Belcour sur l'état nouveau de cette veuve qui devoit m'être si chère. Songez qu'Adélaïde me parloit de sa bonne amie; songez que ma sœur pleuroit avec moi l'absence de ma bien-aimée.

Oui, nous pleurions encore lorsque les portes de l'hôtel s'ouvrirent avec fracas. Au bruit d'une voiture qui entroit, mon père courut à la fenêtre; puis il revint à moi: «Mon ami, c'est elle; quoiqu'elle sût très bien que vous étiez ici, je le lui ai fait dire: elle vient apparemment nous demander à dîner.» J'allois me précipiter sur l'escalier, M. de Belcour me retint. «Mon fils, vous ne l'irez pas remercier dans le vestibule; c'est à moi de la recevoir.—Mon père!—Mon ami, restez là; restez avec Adélaïde, je le veux.»

Il descendit et remonta le moment d'après. En vérité, je m'attendois à voir paroître la marquise de B…; ce fut la baronne de Fonrose qui entra. Mon étonnement, déjà très grand, devint extrême lorsque je la vis accompagnée d'une jolie petite brune qui, prompte comme l'éclair, vint tomber dans mes bras. Quand elle m'eut vingt fois serré dans les siens, vingt fois embrassé, vingt fois appelé son cher ami, elle s'aperçut qu'il y avoit là deux personnes qu'elle ne connoissoit pas, et qui, très surprises de son excessive joie, comme de sa vivacité plus excessive encore, la regardoient faire en silence, et sembloient attendre impatiemment qu'elle eût fini. «Pardon, dit-elle à mon père en le saluant, je ne vous avois pas remarqué… Mais ce n'est pas ma faute,… c'est que… c'est qu'il est bon de vous avertir que je suis naturellement un peu prompte»; et sans attendre la réponse de M. de Belcour: «Quelle est cette jeune personne?» me demanda-t-elle en me montrant Adélaïde. Dès que j'eus répondu que c'étoit ma sœur, elle courut l'embrasser en lui disant: «Mademoiselle, je suis bien aise que vous lui soyez parente d'aussi près, car je vous trouve bien jolie.»

Ma chère Adélaïde, extrêmement troublée, ne put répondre un seul mot; mais j'entendis que mon père, à peine revenu de sa première surprise, prioit tout bas Mme de Fonrose de lui dire le nom de cette jeune dame, qu'il trouvoit en effet passablement prompte. La baronne répondit tout haut: «C'est l'une de mes plus intimes amies; je crois vous avoir parlé quelquefois de madame la comtesse de Lignolle.» Mon père adressa la parole à la comtesse: «Il me paroît que mon fils a l'honneur d'être connu de madame?—Beaucoup, Monsieur, dit-elle.—Oui, beaucoup, répétoit la baronne, qui rioit: ils ont fait des charades ensemble.»

Chacun s'étoit assis; la comtesse me faisoit signe de venir me placer à côté d'elle; j'y allois; le baron m'arrêta. «Étourdi que vous êtes!» me dit-il; puis, me présentant Mme de Fonrose: «Recevez, Madame la baronne, les remerciemens de mon fils.—Il faut convenir qu'il m'en doit, répondit-elle: je lui ai promptement ramené une jolie dame pour laquelle il a sans doute quelque amitié.—Mais, reprit-il, ce n'est pas de cela seulement qu'il s'agit.—Vous avez raison; il m'a encore l'obligation de lui avoir fait lier connoissance avec elle. Aussi me suis-je empressée, ce matin, d'aller chercher la comtesse, dès que j'ai su par vous que le chevalier venoit de sortir de sa prison.—Dès que vous l'avez su par moi! mais vous le saviez, j'espère, avant que je vous l'eusse fait dire?—Non.—Comment, non? vous n'avez point fait de démarches pour obtenir la liberté du chevalier?—J'en ai fait, il est vrai.—Ce n'est pas à vous qu'il doit son élargissement?—D'honneur, je ne le crois pas.—Madame, vous m'étonnez, s'écria-t-il avec un peu d'humeur. Pourquoi vous refuser à la reconnoissance du père, quand vous sollicitez celle du fils?—Quand je sollicite celle du fils! Expliquez-vous, Monsieur.—Eh! oui, Madame, vous me faites un mystère de votre heureux succès, tandis que vous n'avez eu rien de plus pressé que d'en instruire le chevalier.—Dites-moi, Monsieur, répliqua-t-elle avec impatience, comment j'ai pu instruire le chevalier, dont je n'ai…?—Comment, Madame? par une lettre que vous lui avez écrite ce matin.—Une lettre!»

Maintenant il étoit clair pour moi que, pendant toute la matinée, il s'étoit fait entre le chevalier de Faublas et son père un long quiproquo. Il étoit clair que celui-ci avoit toujours entendu parler de Mme de Fonrose, tandis que celui-là ne songeoit qu'à Mme de B… Frappé de la chaleur que M. de Belcour mettoit dans son explication avec Mme de Fonrose, je ne pouvois douter qu'il ne fût très amoureux d'elle et un peu jaloux de moi. Je n'avois qu'un mot à dire pour justifier la baronne, mais il ne falloit pas compromettre la marquise et me faire une querelle avec la comtesse. Quel parti prendre? Pendant que je cherchois un expédient capable de concilier tous les intérêts contraires, Adélaïde paroissoit rêveuse, Mme de Lignolle inquiète, Mme de Fonrose impatientée, et le baron continuoit.

«Oui, Madame, une lettre qu'on lui a remise de votre part au moment que nous passions à la porte Saint-Antoine; une lettre dans laquelle il vous plaît de lui donner le nom de Florville.—Le nom de Florville!—Et dans laquelle encore vous lui annoncez pour ce soir la visite de je ne sais quelle dame de Montdésir.—Je suis fort aise que vous m'appreniez ce nom-là. Cependant, Monsieur, je vous l'avoue, j'attends avec quelque impatience que vous vouliez bien finir ce trop long badinage.—Il ne tient qu'à vous, Madame; avouez simplement…—Quoi, Monsieur? toutes les rêveries qui vous passent par la tête?—Avouez simplement, continua-t-il d'un ton piqué, avouez que, patiemment postée à l'entrée du boulevard, vous attendiez un regard du chevalier.—Si monsieur le baron ne s'amuse pas, il a perdu la raison.—Avouez, Madame, il n'y a pas de quoi me fâcher. Tout ce qui pourroit m'étonner un peu, c'est que vous ayez cru nécessaire de vous enfuir à toute bride lorsque j'ai voulu mettre la tête à la portière.—A toute bride? l'expression est excellente.—Au galop, au galop, si vous l'aimez mieux.—Celle-ci n'est pas moins bonne.—Eh! sans doute, s'écria-t-il avec une extrême vivacité, à toute bride ou au galop, pourquoi pas, puisque vous étiez à cheval et en habit de cavalier?—Moi, ce matin, sur le boulevard, à cheval et en habit de cavalier? Moi, Monsieur? songez-vous bien à ce que vous dites? Ah! cela est trop fort!…—Madame, on vous a vue comme je vous vois.—Qui, Monsieur?—Mon fils.—Lui?—Lui-même.—Eh bien, je m'en rapporte à ce qu'il va dire.—Parlez, Chevalier, est-ce moi que vous avez vue?» Je répondis: «Non, Madame.—Comment, non? s'écria M. de Belcour. Ne m'avez-vous pas dit…?—Mon père, nous nous sommes mal entendus. Quand vous comptiez qu'il étoit question de Madame, je vous parlois d'une autre personne.—Et de qui donc?—Dispensez-moi…»

La comtesse, se levant alors avec beaucoup de vivacité, me dit: «Je veux le savoir, moi!» J'affectai de rire en répétant: «Vous voulez le savoir?—Oui, reprit-elle, je veux savoir quelle femme si pressée de vous voir vous guettoit ce matin sur votre passage et vous a écrit.—Vous voulez le savoir?—Oui, Monsieur.—Quoi! sérieusement, continuai-je en jouant l'étonnement, vous voulez que je dise…?—Oh! que vous m'impatientez! Oui, je le veux.—Absolument, Madame?—Eh! oui.—Vous l'exigez?—Je l'exige.—Si je vous obéis, vous ne serez pas fâchée?—Non.—Mais, voyez, Madame; faites bien vos réflexions.—Je perds patience.—Ah çà! mais, du moins, je ne le dirai donc qu'à vous, et tout bas?—Quel supplice!… Non, Monsieur, tout haut et à tout le monde.—Vous le permettez?—Apparemment, puisque je l'ordonne.—Vous l'ordonnez?—Eh! oui, oui, oui, cent fois oui!—Allons, c'est que probablement vous avez quelques raisons?…—Sans doute, j'en ai.—A la bonne heure!… je vais le dire. (Au baron et à la baronne, en montrant la comtesse.) C'étoit madame.—Cela n'est pas vrai, s'écria-t-elle.—Vous croyez donc que je ne vous ai pas reconnue?—Je vous jure que ce n'étoit pas moi.»

Je lui soutins que c'étoit elle; je le lui soutins avec tant d'assurance et un si grand air de vérité que mon père le crut fermement. La baronne elle-même y fut trompée. «Il est vrai, dit-elle à la comtesse, que vous mettez quelquefois des habits d'homme, et que je ne vous ai pas trouvée ce matin chez vous, quand j'ai été vous y chercher. Je vous ai attendue près d'une heure.» Mme de Lignolle, désolée, désolée plus que je ne puis le dire, crioit en vain: «J'étois allée chez ma tante, la marquise d'Armincour; de ma vie je n'ai monté à cheval, je ne savois pas que le chevalier dût aussitôt obtenir sa liberté.» En vain crioit-elle, personne ne paroissoit la croire; et moi, toujours armé d'un imperturbable sang-froid bien propre à redoubler sa vive impatience, je ne cessois de lui répondre tranquillement: «Ah! je vous ai bien reconnue!» Je pense, en vérité, que la comtesse se fût alors jetée par la fenêtre si, cruel au point de lui enlever l'unique amusement dont sa petite fureur pût être un peu calmée, je l'eusse empêchée de me pincer les bras et de me casser son éventail sur les doigts. «Vous vous fâchez, Madame, je l'avois bien dit! voilà ce que je prévoyois quand je résistois. Aussi, pourquoi me forcer de parler?—Quoi! Monsieur, pouvois-je deviner…?—Que je vous nommerois? Ah! voilà ce que c'est! vous ne me pressiez tant qu'afin que je nommasse une autre personne. Comment n'ai-je pas senti cela? J'ai tort en effet, j'ai grand tort! Quelle gaucherie de ma part!» En lui parlant ainsi, j'affectois de baisser la voix, mais en même temps j'avois soin de prononcer assez distinctement pour que chacun m'entendît. Ce dernier coup la mit tout à fait hors d'elle-même; elle m'alloit battre sérieusement, si je ne m'étois enfui.

O ma Sophie! je courus à ton appartement, je courus jusqu'au fond de ton boudoir chercher un asile que je croyois sûr.

Je me trompois: Mme de Lignolle y entra presque en même temps que moi. Trop coupable ou trop étourdi, je ne songeai qu'au plaisir de la voir dans un lieu de délices, où je pouvois si promptement faire succéder aux cruelles fureurs de la colère les douces fureurs de l'amour. Je la pris dans mes bras, et du ton le plus tendre: «Puisque vous m'assurez que ce n'étoit pas vous, lui dis-je, il faut bien que je vous croie; cependant j'aurois gagé toute ma fortune que ce matin Mme de Lignolle m'avoit rencontré près du boulevard. Jolie comtesse, cette erreur de mes yeux, cette erreur dont vous êtes affligée, que prouve-t-elle? rien autre chose, assurément, sinon qu'en tout temps préoccupé de votre souvenir, l'amant qui vous adore vous voit partout.—Eh bien, voilà une bonne raison, répondit la comtesse aussitôt apaisée; que ne la disiez-vous plus tôt, je ne me serois pas mise en colère.» Elle m'embrassa.

De mes deux sermens, l'un étoit déjà complètement oublié, puisque Mme de Lignolle restoit dans le boudoir où je l'avois laissée trop facilement entrer. L'autre, j'en fais en toute humilité l'aveu pénible, l'autre, qu'on ne regardera pas comme le moins essentiel, j'allois aussi peu religieusement et peut-être aussi vite le violer, si Mme de Fonrose ne fût tout à coup arrivée pour empêcher que le même instant ne me vît souillé d'un double parjure… Hélas!

«Allons, enfans, dit-elle en ouvrant la porte, que voulez-vous donc faire là? Vous êtes aussi trop étourdis. Le baron se fâche, il ne veut pas que sa fille dîne avec vous. En conscience, a-t-il tort? Allons, revenez avec moi, rentrons.—Voilà, répondit la comtesse, un joli boudoir. Nous y reviendrons, Monsieur de Faublas, Duportail, de Flourvac, de Florville: car vous êtes le jeune homme aux cinquante noms.—Comtesse, vous savez donc tout cela?—Et bien autre chose encore; nous aurons quelque dispute ensemble, je vous en avertis.»

Je fermai l'appartement de ma femme. La comtesse saisit son temps pour me prendre la clef, qu'elle mit dans sa poche. «Vous en avez sans doute une autre, me dit-elle; moi, j'ai besoin de celle-ci.»

Quand ces dames rentrèrent dans le salon, mon père n'y étoit plus. Je courus le rejoindre sur l'escalier, qu'il descendoit avec Adélaïde. Ma chère sœur avoit les larmes aux yeux. «Voilà une dame qui nous fait bien du mal, mon frère. C'est sans doute à cause d'elle que nous ne dînons point ensemble; elle est trop familière et trop vive, cette dame; défiez-vous-en. Tenez, mon frère, je n'aime pas les femmes qui montent à cheval. N'allez pas mettre encore un habit d'amazone pour celle-là, et vous battre avec son mari. Trouveriez-vous donc quelque plaisir à faire du mal à un honnête homme, et à retourner à la Bastille? Mon frère, n'aimez pas cette dame; oh! je vous en prie, ne l'aimez pas. Songez à ma bonne amie; ma bonne amie reviendra; elle vous aime bien, ma bonne amie, et, je vous le dis, cette comtesse lui causeroit autant de chagrin que cette autre marquise qui la faisoit tant pleurer.»

Ainsi, ma chère Adélaïde me donnoit, sans prétention comme sans finesse, d'excellentes leçons. Mais le moyen de goûter sa morale, à présent que la comtesse m'attend là-haut? Le moyen d'entendre la raison, quand le plaisir est là? Un jour viendra, mon aimable sœur, un jour viendra que vous-même, instruite par les passions, vous ne pourrez, sans de grands combats, donner l'exemple avec le précepte. En attendant, prêcheuse innocente, vous perdez vos bonnes paroles; je ne suis touché que de votre douleur, et, pendant que mon père vous reconduit, je vole embrasser ma maîtresse.

M'ama 'l secondo mio, dit Mme de Fonrose, qui me voyoit faire. Amo 'l primo mio, reprit-elle pendant que Mme de Lignolle me rendoit mon baiser. Mais, après s'être précipitamment jetée entre nous, elle ajouta: «Doucement, chers enfans, je suis désolée de séparer les deux jolies personnes! cependant, il faut que vous gardiez pour un autre moment la fin de l'heureuse charade.»

A l'application presque aussi heureuse que la baronne en faisoit, je vis bien que la comtesse n'avoit point de secrets pour elle.

Placé entre deux jolies femmes, dont l'une applaudissoit aux tendresses que me prodiguoit l'autre, je devois trouver le temps bien rapide en son cours. Il est vrai que, lorsque mon père revint, je le croyois à peine sorti. Monsieur le baron prit avec la comtesse un ton froidement poli; mais, grâce à Mme de Fonrose, le dîner s'égaya. Chaque saillie de M. de Belcour lui valoit un sourire de la baronne, et M. de Belcour paroissoit beaucoup aimer ce sourire. Plus sensible pourtant au plaisir de me revoir à sa table, le baron, souvent et longtemps, reposa sur moi ses regards satisfaits. Souvent il parla d'Adélaïde, et, chaque fois qu'il en parla, le regret de son absence lui coûta plus d'un soupir. Oui, pendant ce dîner trop court, oui, mon père, et je m'en souviendrai toute ma vie, je n'eus besoin que d'une attention légère pour discerner que votre maîtresse pouvoit un instant vous distraire, mais que toujours vous vous attendrissiez pour votre fille, mais que vous étiez heureux par votre fils. Oui, mon père, je ne vous observai qu'un moment, et mon cœur sentit que, malgré les séductions de cet autre amour si puissant, si tyrannique, le seul amour paternel vous donnoit en ce moment les plaisirs que vous vouliez cacher et la joie qu'il vous étoit si doux de laisser paroître.

Un ami commun vint la partager; le vicomte de Valbrun, tout à l'heure instruit de mon élargissement, accouroit m'en féliciter. Il me parut que Mme de Fonrose eût désiré qu'il se fût moins pressé. M. de Valbrun prit avec elle le ton orgueilleusement modeste qui semble appartenir à l'amant prédécesseur, et je vis au contraire M. de Belcour affecter les airs supérieurs d'un rival préféré. «Oui, c'est une affaire arrangée, me dit tout bas le vicomte, qui s'aperçut que j'observois curieusement chaque acteur de cette scène pour moi nouvelle, c'est une affaire arrangée, je ne suis plus rien chez la baronne. Hélas! poursuivit-il en riant, j'ai moi-même fait tous mes malheurs. Instruit par moi de votre détention, le baron revient à Paris, je le présente à la baronne, et tout d'un coup l'ingrat me l'enlève. Trop heureux encore si monsieur son fils veut bien me laisser tranquille possesseur de cette petite Justine qui seule occupe en ce moment-ci mon désœuvrement.—Monsieur son fils ne troublera pas vos amours, soyez-en sûr, Vicomte.—Je ne m'y fie pas trop; jurez par Sophie.—De tout mon cœur! je le jure.»

Ce jour n'étoit pas pour moi le jour des sermens heureux: bientôt on saura que je devois encore violer celui-ci.

«Messieurs, comptez-vous finir? dit Mme de Lignolle, impatientée de nous voir parler bas. De qui donc vous entretenez-vous avec tant de mystère? de Mme de Montdésir?—Mme de Montdésir! répéta le vicomte.—C'est, reprit la comtesse d'un ton de dépit mêlé d'ironie, c'est une belle inconnue qui doit faire ce soir une visite à M. le chevalier; ce matin elle l'a prévenu par un billet doux.» M. de Valbrun, d'un air étonné, répéta encore les derniers mots de la comtesse: «Un billet doux!—Oui, répondit-elle; priez monsieur de vous le montrer, vous verrez que c'est très intéressant.—Ah! Chevalier, faites-moi ce plaisir-là.»

Je ne fis aucune difficulté de confier à M. de Valbrun la lettre de la marquise. Il la lut plusieurs fois avec une attention qui me parut mêlée d'inquiétude, puis il me la rendit sans se permettre la moindre réflexion. Mais, un instant après, quand nous sortîmes de table, il me tira sans affectation dans l'embrasure d'une fenêtre. «Cette lettre, me dit-il, je devine de qui elle vient.—Vicomte, vous avez très bien fait de n'en rien dire.—Ah! soyez tranquille. Quant à Mme de Montdésir, c'est Mme de B… qui…» J'interrompis M. de Valbrun. «Je le crois comme vous: c'est la marquise, c'est elle assurément.» Le vicomte reprit: «Pendant votre détention, qui auroit pu durer très longtemps, Justine m'a dit cent fois que Mme de B… ne cessoit de travailler à votre liberté. Elle a peut-être quelque chose de très intéressant à vous apprendre.—Comme vous dites, Vicomte, et c'est là sans doute le motif de la visite qu'elle me rendra ce soir.—Chevalier, je ne suis pas fâché qu'elle vienne chez vous, puisque cette démarche peut vous être utile; mais, du moins, soyez sage, songez à Mme de Lignolle, songez à Sophie, n'allez pas…»

La comtesse, qui ne me perdoit pas de vue un moment, vint alors nous joindre, et mit fin à cette conversation, dans laquelle le vicomte et moi nous avions compris, chacun de diverse manière, plusieurs mots susceptibles de plusieurs interprétations. Oui, Lecteur, je vous en demande pardon, c'étoit encore un quiproquo.

Cependant la baronne parloit d'aller à l'Opéra. M. de Belcour, dès qu'il sut que la comtesse n'y accompagnoit point Mme de Fonrose, déclara qu'il ne sortiroit pas de chez lui. Celle-ci tenta complaisamment tous les moyens de l'écarter, et, désolée de le trouver inébranlable, finit par dire qu'elle resteroit aussi; d'un autre côté, la comtesse, inquiète, m'assuroit tout bas qu'elle ne me quitteroit pas de la soirée. «Je serai, disoit-elle d'une voix altérée, charmée de connoître cette Mme de Montdésir si prompte à vous donner des rendez-vous.» Puis, avec beaucoup de douceur, elle ajouta: «N'avez-vous pas d'ailleurs quelque chose à me dire en particulier?» J'avoue que la jalousie de Mme de Lignolle et sa tendre vivacité me jetoient dans une perplexité fort étrange. Sans doute je me livrois avec transport à l'espoir charmant que me donnoit cette question si polie: N'avez-vous pas d'ailleurs quelque chose à me dire en particulier? mais aussi, flatté d'une espérance plus douce encore, persuadé que, sous un nom supposé, Mme de B… dans un quart d'heure peut-être seroit dans l'appartement du chevalier de Florville, je me demandois quel intérêt si pressant la ramenoit chez moi si vite, et quelquefois j'osois me dire que l'amour, justement offensé des résolutions violentes qu'elle avoit prises à ce fatal village d'Hollrisse, mettroit sa gloire à me la rendre ici plus foible que jamais. Or, chacun sent dans quel embarras se trouvoit le chevalier de Faublas; brûlant du désir de remercier le plus tôt et le mieux possible la bienfaitrice chérie à laquelle il devoit plus d'une espèce de reconnoissance, mais pas à pas suivi d'un empressé disciple, qui sembloit impatiemment attendre la leçon que son maître eût été bien fâché de lui refuser. Que chacun plaigne donc un malheureux jeune homme obligé d'abord d'écarter de chez lui la jolie comtesse pour y introduire la belle marquise, et ensuite réduit à la dure nécessité de renvoyer sa première maîtresse pour recevoir sa première écolière; qu'en ce moment critique on craigne surtout qu'il ne fasse quelque sottise! Eh! qui n'eût pas, dans une occasion aussi difficile, perdu la tête comme moi?

Je pris un parti que je croyois bon; je saisis, pour m'échapper du salon, un instant où la comtesse causoit avec la baronne; je courus à mon appartement; j'appelai mon domestique. «Écoute, Jasmin, va te mettre en sentinelle à la porte de la rue; une dame viendra bientôt, qui demandera le chevalier de Florville; tu la prieras de te suivre, tu l'en prieras bien poliment, mon ami, car c'est une grande dame; à la faveur de la nuit, vous passerez sans que le suisse vous voie; vous traverserez la cour, et vous monterez par l'escalier dérobé; cette dame voudra bien attendre dans mon appartement; tu l'y laisseras sans lumière, parce qu'il ne faut pas que, des fenêtres du baron, on puisse s'apercevoir qu'il y a quelqu'un chez moi. Tu m'entends bien?—Oui, Monsieur le chevalier.—Attends donc, ce n'est pas tout: au lieu de venir m'avertir chez le baron, tu descendras dans la cour, et tu joueras sur ton méchant violon cet air que tu écorches si bien: Tandis que tout sommeille. Quand tu croiras que j'ai dû t'entendre, tu remonteras ici, où tu attendras mes derniers ordres. As-tu bien compris tout cela?—Oui, Monsieur.—Tu ne veux pas que je répète?—Non, Monsieur, et vous allez être obéi de point en point. Oh! que je suis aise de vous revoir! oh! je le disois bien, que, quand mon jeune maître seroit de retour, l'amour et les plaisirs repasseroient dans mon antichambre.—Tu oubliois les petits profits, Jasmin. Tiens, prends cela, car j'aime les gens qui ont de l'intelligence.»

Je n'avois quitté la comtesse qu'une minute, et déjà pourtant elle demandoit qu'un domestique allât voir où je pouvois être. Il y avoit une bonne heure que j'attendois près d'elle le signal convenu, quand Jasmin le donna. Mon bon Jasmin racloit comme un ménétrier de la foire; mais c'est ici surtout que vous admirerez l'empire de mon imagination sur mes sens: aux premiers crincrins du violon criard, je crus entendre, sous les doigts de mon laquais, résonner la harpe du roi-prophète, ou, vous l'aimerez mieux peut-être, la lyre d'Amphion. Jamais notre Amphion moderne, Viotti, dans ses plus beaux jours, ne tirera de son instrument des sons plus enchanteurs.

Heureusement l'enthousiasme ne me transporta pas au point de me faire oublier l'heureux moment qui m'étoit annoncé. Je me penchai à l'oreille de la comtesse, et d'un air empressé: «Quand donc permettrez-vous que je vous entretienne sans témoins?—Le plus tôt possible, répondit-elle naïvement, il ne s'agit que de trouver un moyen de nous échapper. J'y vais rêver; tâchez aussi d'imaginer quelque expédient… Mais, tenez,… oui, oui, laissez-moi faire. Monsieur, dit-elle à mon père, la baronne m'a dit que vous aimiez le trictrac?—Oui, Madame.—J'y suis passablement forte, Monsieur.—Voulez-vous en faire une partie, Madame?—Volontiers.»

Qui demeura très étonné? ce fut moi. Jouer avec mon père, quand il s'agissoit de me donner un tête-à-tête! Cela me paroissoit une gaucherie, une gaucherie dont je me consolai par réflexion: car, si l'amant de la comtesse en devoit souffrir, l'ami de la marquise en pourroit profiter. Oui, je croyois que j'allois m'évader sans que Mme de Lignolle elle-même y prît garde. Mais je me trompois, la petite personne avoit les yeux ouverts sur moi; elle m'appela près d'elle, me força de m'asseoir, et ne me permit, sous aucun prétexte, de quitter ma place.

Il y avoit une demi-heure que cela duroit, je commençois à m'ennuyer fort, et la marquise apparemment s'ennuyoit aussi, puisque Jasmin recommença son solo. Mon cher confident craignoit peut-être que je ne l'eusse pas d'abord entendu, car cette fois il faisoit un tapage d'enfer. On conçoit combien ce pressant carillon devoit augmenter mon impatience; je me sentois comme piqué de cent mille épingles, et voyez quelle ingratitude! la lyre d'Amphion ne me sembloit plus qu'une cornemuse. Le baron, qui dans ce moment faisoit une école, ne trouva pas non plus cette musique fort mélodieuse; il courut à la fenêtre, qu'il ouvrit, et demanda quel étoit le maudit racleur qui lui écorchoit ainsi les oreilles. «C'est moi, répondit aussitôt Jasmin, sensible au compliment; c'est moi.—Ayez la complaisance de ne pas m'étourdir ainsi», lui dit le baron. Et moi, bon fils, par égard pour mon père qui s'enrhumoit et s'époumonnoit à la fenêtre, je criai de toutes mes forces: «Finissez, Jasmin; vous faites un bruit! on vous entend dans le salon comme si vous y étiez: finissez… tout à l'heure,… tout à l'heure, entendez-vous?—Oui, oui, Monsieur; voilà qui est dit. Je vous entends à merveille.»

Touché de mon attention, le baron se remit au jeu d'un air satisfait; l'étourdie comtesse perdit bientôt ses avantages et la partie. Un mal de tête tout à coup survenu lui fournit le prétexte de refuser sa revanche, qu'elle pria la baronne de prendre pour elle. La comtesse, aussitôt que Mme de Fonrose se fut mise à sa place, me joignit dans un coin du salon, et me demanda tout bas si l'escalier étoit éclairé. «—Oui, ma jolie petite élève.—En ce cas, partez, je vous suis.—Tout de suite?—Oui, mon cher ami.—Quelle imprudence! Gardez-vous-en bien.—Parce que?—Parce qu'il est impossible que nous quittions la compagnie tous deux en même temps.—Bon!—Impossible: cela seroit remarqué, vous vous perdriez. Je vais monter, on pourra me croire occupé chez moi, et dans une bonne demi-heure…—Une demi-heure? Ah! c'est trop long.—Il le faut absolument.—Quoi! je vais me morfondre ici une demi-heure?—Le temps ne me paroîtra pas plus court qu'à vous, jolie comtesse; mais, en vérité, faire autrement ce seroit nous conduire comme deux enfans. Voyez, le baron s'est déjà retourné plusieurs fois; il nous observe, il s'inquiète.—Le baron! le baron! est-ce que nos affaires le regardent?—Il croit pouvoir se mêler des miennes parce que je suis son fils. Que voulez-vous? presque tous les pères et mères ont cette ridicule prétention-là.»

Jasmin n'osoit plus jouer du violon, mais je l'entendois, comme un chanteur françois, brailler à tue-tête: Tandis que tout sommeille.

«Ma charmante amie, je pars. Je vous attends dans ma chambre à coucher.—Non pas! dans le boudoir.—Pourquoi?—Parce qu'il est plus joli, plus commode…—Cependant…—Dans le boudoir, Monsieur; je veux que ce soit dans le boudoir.—Mais…—Je le veux.—Il faut donc vous obéir. Ah çà! gardez-vous bien de venir avant une demi-heure.—Oui.—Vous me le promettez?—Oui, oui, oui!»

Je m'élançai comme un trait: «Jasmin, sors d'ici, ferme les portes, et va-t'en au bas de l'escalier dérobé attendre cette dame, qui ne tardera pas à redescendre. Tu l'as amenée sans qu'on la vît?—Oui, Monsieur.—Tu la reconduiras avec les mêmes précautions. Où est-elle?—Ah! Monsieur, que vous êtes heureux! la jolie femme!—Dis donc où elle est.—Monsieur, nous sommes entrés dans le cabinet de toilette…—Après?—Vous ne me donnez pas le temps, Monsieur! Elle a vu le boudoir, et n'a pas voulu aller plus loin. Je l'ai laissée sans lumière, comme vous me l'avez dit.—Bon! éteins encore celle-ci, je n'en ai plus besoin; va-t'en et ferme les portes sur toi.»

Ferme les portes sur toi! La belle précaution! étourdi! ne m'être pas souvenu que la comtesse s'étoit emparée de ma seconde clef.

Plein d'une sécurité fatale, je traversai l'appartement de ma femme aussi vite que me le permit la profonde obscurité qui m'environnoit, et j'entrai dans l'heureux boudoir: «Chère maman, tendre amie, c'est donc ici que vous êtes! Le chevalier de Florville a donc le bonheur de vous posséder chez lui!» D'une voix étouffée elle répondit: «Oui.—Que je vous dois de tendresse et de reconnoissance! que je vous aime! que je vous remercie!»

Tout en lui parlant, je la cherchois; deux bras officieux que je rencontrai m'attirèrent; je fus pressé sur un sein doucement agité; une bouche empressée vint chercher la mienne et me rendit ardemment mes ardens baisers. Aussitôt j'osai davantage; loin de m'opposer la moindre résistance, ma belle amie, plus que foible, ne parut attentive qu'à précipiter le succès de mes rapides entreprises. Le lit de repos entraîna sa chute et la mienne; quelques minutes virent plusieurs fois sa défaite et plusieurs fois mon triomphe.

Malheur à qui l'ignore! il y a pour l'homme favorisé d'une imagination brûlante, il y a dans la vie des momens où le sentiment du bonheur, devenu trop vif, absorbe tout autre sentiment; des momens où l'âme, avide d'un objet unique, égarée par le poignant désir de sa possession, le crée, et se l'approprie jusque dans un objet étranger. Le prestige est alors si tout-puissant qu'aucune faculté ne peut plus, pour le détruire, exercer son empire particulier; alors la mémoire ne sait plus se ressouvenir, ni l'esprit réfléchir, ni le jugement comparer. Malheur à qui l'ignore! Cependant, comme on va bientôt le voir, j'eus quelques regrets d'être tombé dans cette extase-là.

«Grands dieux! j'entends du bruit, ma chère maman, sauvez-vous.» Comment se seroit-elle sauvée? Elle se trouvoit sans lumière dans un appartement inconnu, dont les détours m'étoient à moi-même peu familiers. Je voulus favoriser sa fuite, et, la prenant par la main, je tâchai de trouver la porte du cabinet de toilette; je n'en eus pas le temps, l'autre porte du boudoir s'ouvrit trop tôt. Trop favorisée du hasard et de l'amour, qui guidoient dans les ténèbres sa marche rapide, Mme de Lignolle atteignit le couple amant que son approche épouvantoit. «Enfin, c'est vous, mon ami!» dit-elle en baisant une main qu'elle venoit de saisir; et ce n'étoit pas ma main qu'elle baisoit. La marquise, tout à coup retenue, n'osoit plus faire un mouvement; et moi, qui concevois sa crainte et son embarras mortels, je me hâtai de me jeter entre elle et Mme de Lignolle, et par conséquent de couvrir de mon corps celui dont la comtesse tenoit captif un membre essentiel, qu'elle continuoit de caresser tendrement. «C'est vous, mon ami?» répéta-t-elle. Forcé de lui répondre, je fus, dans mon trouble extrême, assez injuste pour lui faire un crime d'avoir avancé l'instant du rendez-vous. «Pourriez-vous trouver que je suis trop tôt venue? me répondit-elle. J'ai vu le baron très occupé de sa partie, je n'ai pu maîtriser mon impatience, j'ai profité du moment pour m'esquiver.—Et vous avez eu tort, Madame. Il ne falloit pas vous presser, il falloit attendre; je vous en avois priée, vous me l'aviez promis. Mon père va s'apercevoir de votre évasion, mon père va venir…»

Hélas! je ne croyois pas si bien dire: il accouroit dans le moment même. Un cri d'effroi m'échappa: «Ma chère maman, vous êtes perdue!» Le baron, armé d'une bougie fatale, s'arrêta dans l'embrasure de la porte, et quelle scène il éclaira! D'abord lui-même, qui comptoit ne trouver qu'une femme avec son fils, ne fut pas médiocrement étonné d'en voir deux qui se tenoient amicalement par la main. Mme de Lignolle ensuite, Mme de Lignolle, également indignée, honteuse et surprise, montroit assez sur son visage, où se peignoient les combats de plusieurs passions contraires, qu'elle ne pouvoit ni me pardonner l'infidélité que sans doute je venois de lui faire, ni se pardonner à elle-même les sottes caresses dont, il n'y a qu'un instant, elle accabloit sa rivale, sa rivale, qui, toute droite, plantée contre la muraille, ne donnoit pas signe de vie. Mais vous jugez que, des quatre acteurs de cette étrange scène, je ne fus pas le moins stupéfait, lorsqu'un coup d'œil, furtivement jeté sur l'infortunée statue, m'eut fait reconnoître… Je la regardai trois fois encore avant de me persuader que mes sens eussent pu m'égarer à ce point!… Cette femme, dans les bras de laquelle j'avois cru posséder la plus belle des femmes, ce n'étoit qu'une brunette passablement gentille! celle en qui tout à l'heure j'idolâtrois Mme de B…, ce n'étoit que Justine!

Beauté, présent des cieux, fille de la nature et reine de cet univers, souffre qu'un de tes sujets, respectueux, mais sincère, te soumette une réflexion que tes enthousiastes adorateurs appelleront peut-être un blasphème. Puisqu'il est vrai que, tantôt exaltée par les amours, et tantôt par les dégoûts flétrie, l'imagination, toujours active et toujours inconstante, peut, à chaque instant, et dans un instant cent fois, à son gré, te créer et t'anéantir, dis-moi, qu'es-tu donc en toi-même? où donc est ton plus grand charme? où réside ta véritable puissance?

Cette femme dans les bras de laquelle j'avois cru posséder la plus belle des femmes, ce n'étoit qu'une brunette passablement gentille! celle en qui, tout à l'heure, j'idolâtrois Mme de B…, ce n'étoit que Justine!

Attendez cependant: c'étoit peut-être quelque chose de mieux que Justine. Cette jolie chaussure, cette robe élégante et riche, ce superbe chapeau surmonté d'une ondoyante aigrette, mille autres pompeux atours, ce rouge surtout, ce rouge de qualité, qui jamais ne colora des joues roturières, qu'est-ce que tout cela, je vous prie? Assurément rien de ce brillant attirail n'appartient ni à la femme de chambre de Mme de B…, ni même à la prêtresse de la petite maison du vicomte. O Madame de Montdésir! voyez mon embarras et prenez-en pitié: est-ce sous un nom récemment véritable que vous vous êtes présentée chez moi? Avez-vous, aux dépens de quelque dupe, acquis le noble de qui le précède et dont je m'enorgueillis pour vous? Mais doucement, la peau du lion n'est pas si bien revêtue qu'on ne puisse encore entrevoir un petit bout de l'oreille délatrice. Dans votre parure de femme de cour, il y a je ne sais quelle indécence aussi trop affectée qui trahit la fillette… Allons, tout bien examiné, ce n'étoit que Justine.

Elle s'en aperçut aussi, la maligne comtesse, qui d'un regard méprisant parcouroit de la tête aux pieds son indigne rivale. «Madame est apparemment Mme de Montdésir?» lui dit-elle. Justine, qui venoit de se remettre, paya d'effronterie et répondit d'un petit ton moqueur: «A vous servir, Madame.—Madame est peut-être mariée? reprit la comtesse.—Oh! tout ce qu'il y a de plus mariée, Madame.—Que fait le mari de madame?—Hélas! tout ce qu'il peut. Et le vôtre, Madame?—Rien, répliqua la comtesse avec humeur. Vous êtes bien hardie de m'interroger; répondez seulement aux questions dont on veut bien vous honorer. Je vous demande ce que fait votre mari; quel est son état, son métier, ce qu'il est, enfin?—Ce qu'il est?… Mais il est… ce qu'apparemment le vôtre est aussi, Madame.»

J'avoue qu'ici j'eus avec Mme de Lignolle un tort nouveau. Cette saillie de Justine étoit amusante sans doute, mais je ne devois pas en rire aux éclats devant la comtesse, comme je le fis. Il est vrai, puisque je suis en train de tout dire, il est vrai que l'impatiente petite personne me punit rigoureusement: elle me donna… Oui, je crois que c'est un soufflet qu'elle me donna.

On devine que mon père ne resta pas paisible spectateur d'une scène aussi scandaleuse; mais il n'est pas superflu de conter comment il y mit fin, comment il vengea mon affront. Au bruit de la sonnette vigoureusement tirée, accourut un domestique à qui M. de Belcour ordonna d'éclairer Mme de Montdésir jusqu'à la porte de la rue. Puis il adressa la parole à la comtesse: «Madame, j'ai peut-être trois fois votre âge, je suis père, et vous êtes chez moi. Je me vois donc obligé de vous dire sans détour ce que je pense de votre conduite: elle est tellement inconsidérée, et vous devez, Madame, me remercier de ce que, par un reste de ménagement, je ne me sers pas d'une expression plus forte, elle est tellement inconsidérée que je ne vois d'excuse pour vous que dans votre extrême jeunesse. Si mon fils a des maîtresses, Madame, ce n'est point ici qu'il peut les recevoir; et toute femme qui conservera quelque idée des bienséances ne choisira jamais, pour donner des rendez-vous au chevalier, la maison de son père et l'appartement de sa jeune épouse. Enfin, Madame, une femme bien élevée, une femme de qualité surtout, se gardera bien de traiter son amant, fût-il véritablement très coupable et fût-elle seule avec lui, comme vous n'avez pas craint de traiter le vôtre en ma présence même.»

Mme de Lignolle demeura quelque temps interdite; le baron continua d'un ton moins sévère: «Toutes les fois que madame la comtesse, seulement l'amie de M. de Belcour et du chevalier de Florville, voudra bien faire quelques visites à l'un et à l'autre à la fois, elle les honorera tous deux également; mais aujourd'hui vous retenir plus longtemps, Madame, ce seroit, je pense, abuser de l'embarras de votre situation… Mon fils, allez au salon; dites à la baronne que madame la comtesse, qui veut s'en aller tout à l'heure, la prie de la reconduire chez elle et l'attend dans sa voiture… Madame, permettez-moi de vous accompagner jusqu'en bas.» La comtesse, si furieuse qu'elle en perdoit la raison, repoussa la main de mon père et lui dit: «Non, Monsieur, je descendrai bien toute seule. Vous me renvoyez de chez vous, ajouta-t-elle de ce ton impérieux que je lui avois vu prendre avec son mari, mais souvenez-vous-en! venez chez moi quelque jour! venez-y, vous verrez!»

Je n'entendis pas ce que M. de Belcour répondit à cette menace qui dut l'étonner. Jaloux de réparer du moins par ma docilité les étourderies dont je me sentois coupable, jaloux d'apaiser mon père justement irrité, je m'acquittois déjà de sa commission auprès de la baronne, qui, surprise du brusque départ de la comtesse, m'en demanda la cause. Je protestai que Mme de Lignolle lui raconteroit mieux que moi, dans tous ses détails, le malheureux événement qui me privoit si tôt du bonheur de la voir. Mme de Fonrose prit la main du vicomte et descendit; je l'accompagnai jusque dans le vestibule. De là j'entendis l'impatiente comtesse, pour toute réponse, lui crier sans relâche: «Ah! le perfide! ah! l'ingrat!»

Mon père, resté seul avec moi, remonta dans l'appartement de Sophie, où je le suivis. Il s'arrêta devant la porte du boudoir: «Ce matin nulle mortelle ne devoit pénétrer jusque-là, me dit-il, et ce soir deux femmes y sont entrées! Celle que je ne connois point, ce n'est pas grand'chose, je crois; mais l'autre, cette Mme de Lignolle! elle m'épouvante! une femme de cet âge! un enfant! déjà si entreprenante, si peu réservée, si hardie! pourquoi faut-il que, pour votre malheur, elle ait un rang, de l'esprit et de la figure? Mon ami, cette Mme de Lignolle m'épouvante! je n'en ai pas vu de plus folle, de plus imprudente, de plus emportée! Craignez-la; vous êtes vous-même trop étourdi, trop vif, elle peut vous mener loin. Voyez comme pendant plusieurs heures elle a déjà su vous faire oublier celle dont je vous ai vu toute la matinée pleurer l'absence! Quoi! les infortunes de Sophie et son sort incertain ne peuvent-ils vous occuper assez? Faut-il absolument que plusieurs objets exercent à la fois l'activité de votre âme et l'inconstance de vos sens? Ne serez-vous jamais sage? L'adversité ne vous a-t-elle encore donné que de trop foibles leçons? Et votre femme, si charmante, si malheureusement séduite, si respectable, j'ose le dire, jusque dans ses foiblesses; votre intéressante femme, si digne d'un fidèle amant, n'aura-t-elle jamais que le plus volage des époux? Ah! Faublas, Faublas!»

Le baron vit couler mes larmes, et me quitta sans ajouter un mot de consolation. Que le reste de la soirée s'écoula lentement! Et, quand le moment de me coucher fut venu, qu'il me parut pénible d'occuper, tout près de l'appartement aux deux grands lits, la chambre qui n'avoit qu'un lit très étroit! Cependant il faut convenir que j'étois là moins mal qu'à la Bastille. Dans ma prison j'appelois la mort, chez moi ce fut le sommeil que j'invoquai.

Viens, Morphée, dieu des maris, viens. Ce que tu fais continuellement pour eux tous, daigne, je t'en prie, le faire pour moi, seulement pendant quelques heures. Écarte de mon lit les tendres sollicitudes, les impatiens désirs, le brûlant amour; recueille-moi dans ton sein paisible, appelle autour de nous l'insouciance et la paresse, les langueurs et l'indifférence, l'abattement et les dégoûts. Surtout fais passer jusqu'au fond de mon âme l'entier oubli de ma chère moitié. Mais, quand le jour voudra chasser la nuit, ne laisse pas le chevalier de Faublas dans un état qui lui est si peu naturel. Ah! je t'en conjure, ordonne aux rêves du matin de venir caresser son imagination reposée, ordonne-leur de lui rapporter une image chérie, permets qu'à l'aurore il se réveille dans les bras de Sophie. Dieu des mensonges, tu ne m'auras donné qu'un rêve; mais serai-je le premier célibataire qu'un rêve aura consolé? Et pour le jouvenceau que tu favorises, comme pour la novice que tu éclaires, tes plus grossières impostures ne deviennent-elles pas de très douces réalités? Oui, dieu bienfaisant, tu m'auras rendu mon courage; plein d'un nouvel espoir, je quitterai ma couche avec toi. J'irai, je m'informerai, je demanderai ma femme à tout l'univers; et, si l'amour me seconde, tu me verras bientôt ramener au temple de l'hymen la beauté la plus capable de t'en chasser.

Hélas! pourquoi la fin de mon invocation étoit-elle aussi maladroite que la harangue fameuse de ce Nestor très radoteur à cet Achille très rancunier? Un dieu peut se piquer comme un héros: mon indigne prière fut rejetée; je n'obtins ni le sommeil réparateur, ni les heureux songes, et pendant toute la nuit il me fallut donner des larmes à l'absence.


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