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Les amours du chevalier de Faublas, tome 4/5

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Monsieur étoit avec madame, quand on nous annonça chez la comtesse. «Oui, ma foi! dit le comte, c'est elle!» Mme de Lignolle, emportée par un premier mouvement, se leva d'abord et me tendit les bras; mais tout d'un coup, agitée d'un sentiment contraire, elle se rejeta dans son fauteuil en criant: «Je ne veux pas la voir.» J'allois partir, Mme de Fonrose me prévint: «Cependant je vous la ramène bien repentante et bien désolée; je vous assure qu'elle brûle de mériter sa grâce.—Sa grâce, après tant d'ingratitude!—Il est vrai, dit M. de Lignolle, que mademoiselle s'est permis, à notre égard, un étrange procédé. Ne rester ici que deux ou trois jours, et nous planter là sans rien dire! il falloit au moins qu'elle avertît madame quelques jours d'avance.—Qu'elle m'avertît! s'écria la comtesse. Il eût été fort bon qu'elle m'avertît! Monsieur, vous ne savez ce que vous dites; on ne doit pas m'avertir, car on ne doit pas me quitter.—Ah! pourtant, il faut convenir que mademoiselle étoit libre; elle avoit le droit de vous demander son congé, comme vous aviez le droit de la renvoyer. Mais dans ce cas-là, je le répète, on s'avertit mutuellement quelques jours d'avance.—Monsieur, voulez-vous bien me faire grâce de vos réflexions? Dans un autre moment, elles m'amuseroient peut-être, je vous avoue que maintenant elles me fatiguent.» Le comte se tut; je pris la parole: «Madame, je conviens que j'ai quelques torts envers vous; mais les apparences me montrent plus coupable que je ne le suis en effet.—Comment! vous ne m'avez peut-être pas fait une infidélité?—Et une infidélité de quatre mois! interrompit le comte. Quatre mois sans nous donner seulement de vos nouvelles!—Mademoiselle, madame a raison, cela n'est pas bien.—Il faut aussi plaider un peu pour elle, dit Mme de Fonrose; je sais de bonne part que cette absence de quatre mois lui a paru fort longue, et que, si l'on avoit voulu lui laisser la liberté de vous venir voir, elle en auroit de bon cœur profité.—Baronne, vous voudriez en vain l'excuser, vous n'ignorez pas qu'elle m'a trahie!—Vraiment, sans doute, reprit M. de Lignolle, c'est une espèce de trahison.—Elle m'a sacrifiée!—Oui, continua l'époux approbateur, elle nous a véritablement sacrifiés, si elle a été s'établir ailleurs.—Justement, Monsieur, s'écria la comtesse, c'est ce qu'elle a fait.—Madame, je me reconnois coupable; mais…—Vous l'entendez, interrompit-elle, en joignant avec transport ses jolies petites mains, qu'elle leva d'abord vers le plafond[4] et dont elle se couvrit les yeux et le front. Vous l'entendez! elle a été s'établir ailleurs, elle-même en convient.—Madame, daignez m'écouter jusqu'à la fin, permettez…—Elle a été s'établir ailleurs! répéta douloureusement la comtesse, qui se mit à pleurer; elle a été s'établir ailleurs!—Chez une femme? demanda le comte.—Eh! sans doute, chez une femme, lui répondit Mme de Lignolle avec beaucoup de vivacité. Vous faites des questions!…» Il m'adressa la parole: «Quelle est cette femme chez qui…?—Que vous importe ce qu'elle est? interrompit la comtesse. Qu'importe en quelle qualité? répliqua-t-elle encore.—Est-elle noble, cette femme-là? me demanda-t-il.—Oui! noble, s'écria-t-elle, comme mon palefrenier.—Et que fait-elle?—Ce qu'elle fait! ce qu'elle fait! dit la comtesse, dont la colère alloit toujours croissant à chaque interrogation de son curieux mari, elle fait des sottises et de mauvaises plaisanteries.—Et elle s'appelle?» Mme de Lignolle s'écria: «Oh! je le sais comment elle s'appelle; mais je veux que vous le disiez, Mademoiselle.—Madame, dispensez-moi…—Mademoiselle, point de mauvaises excuses, je le veux.—Eh bien, elle s'appelle Montdésir!—Montdésir, j'en étois sûre; Montdésir!… Elle a pu me quitter pour une autre!… Elle a été s'établir chez une madame Montdésir!» Et la comtesse se remit à pleurer. «La voilà qui s'attendrit, me dit la baronne, elle va se calmer, elle va pardonner. Tombez à ses pieds, Mademoiselle, et demandez grâce.» Je me jetai à ses genoux que j'embrassai; et, pendant que Mme de Fonrose lui adressoit tout bas quelques mots de consolation, le comte me faisoit, avec de doux reproches, une paternelle remontrance.

[4] Et non vers le ciel, comme ils le disent tous en pareil cas: il faut être exact.

«Vous êtes jeune, Mademoiselle de Brumont, vous avez pour vous toutes les grâces de l'esprit et de la figure; cependant vous ne parviendrez point à réparer l'injustice que la fortune vous a faite d'ailleurs, si vous êtes inconstante dans vos goûts, si vous ne voulez vous attacher à personne, si vous allez vous établissant partout, sans pouvoir vous fixer nulle part. Qui nous avez-vous préféré, je vous prie? Une roturière, une femme de rien, qui est philosophe, je le parierois. N'étiez-vous pas cent fois mieux ici? Je ne crois point avoir manqué d'égards pour une demoiselle que j'estimois vraiment beaucoup, et, quant à ma femme, elle vous aimoit au point d'en être folle. D'ailleurs, sans compter mille autres avantages, vous en aviez chez nous un très grand, qu'on rencontre rarement ailleurs: celui de deviner tous les jours des charades, et d'en faire vous-même tout à votre aise.»

Le chagrin de la comtesse ne put tenir contre les dernières réflexions de son mari. A peine M. de Lignolle finissoit de parler que madame tomba dans les convulsions d'un rire inextinguible. Tout à coup la sombre douleur fit place à la joie folle sur ce charmant visage où je vis les ris et les pleurs ensemble mêlés. Il m'étoit aisé de m'apercevoir que Mme de Fonrose auroit, comme moi, donné de l'or pour qu'il lui fût permis de rire aussi haut que la comtesse; mais j'étois, comme elle, retenu par la crainte de donner d'étranges soupçons à ce mari qui nous regardoit, et qui devoit être également surpris du violent chagrin de sa femme et de son excessive gaieté. Le comte, en effet, remarqua ma contrainte, et voici comment il me rassura:

«Vous avez l'air stupéfaite, Mademoiselle; mais il ne faut pas que ceci vous étonne. Aucune affection de l'âme ne m'échappe, à moi: dans votre absence, la belle humeur de madame s'étoit visiblement altérée; j'ai découvert qu'il y avoit un moyen sûr de lui rendre sa gaieté, je lui ai parlé charade: aussitôt voilà madame riant comme une folle. J'ai répété plusieurs fois l'expérience, et toujours avec le même succès. Vous en êtes vous-même témoin, depuis un quart d'heure elle ne cesse! et tenez, voilà un redoublement.»

En effet, la comtesse recommença de plus belle, et Mme de Fonrose ne se gêna plus; je fus comme elle entraîné, et M. de Lignolle lui-même ne put voir trois personnes s'égayer de si bon cœur, sans se mettre de la partie. Nos bruyans éclats de rire durent être entendus de tout le voisinage.

Cependant, quoique Mlle de Brumont se pâmât de rire, le chevalier de Faublas ne perdoit pas la tête. D'une bouche avide il pressoit les lis d'un bras plus doux que l'ivoire, et d'une main caressante il serroit doucement les plus jolis genoux du monde. «Pardonnez-lui, dit à la comtesse Mme de Fonrose, qui, ne s'ennuyant pas de me regarder, ne perdoit aucun détail de cette joyeuse pantomime.—Pardonnez-lui, répéta le mari confident, qui, non content de m'applaudir par des regards et par des signes, se baissa deux fois pour me glisser à l'oreille ces paroles tout à fait encourageantes: «Bon, bon! ne vous lassez pas, tenez ferme, elle est vaincue!—Pardonnez-moi, m'écriai-je à mon tour, d'une voix tendre et d'un ton suppliant; pardonnez-moi, car je me repens et je vous aime.—Et moi aussi, je vous aime, répondit-elle en m'embrassant, et je vous pardonne, ajouta-t-elle en m'embrassant encore, mais à condition que vous ne verrez plus cette madame de Montdésir.—Oh! non.—Et que vous n'irez jamais vous établir ailleurs que chez moi.—Jamais.—En ce cas, je vous pardonne, et je vous aime, et je vous embrasse; et, si vous me tenez parole, je vous aimerai et je vous embrasserai toute ma vie.—Eh bien, s'écria M. de Lignolle, charmé de la joie de sa femme, puisque madame vous aime, vous embrasse et vous pardonne, je veux aussi vous pardonner, vous aimer et vous embrasser.» Il m'honora de plusieurs baisers. «Et moi aussi, dit Mme de Fonrose, je vous aime, je vous pardonne et je vous embrasse, car depuis un quart d'heure vous m'avez bien amusée.

—Qu'on dise pourtant que les charades ne sont bonnes à rien! reprit le comte d'un air de triomphe. Voyez comme elles nous ont tous mis de bonne humeur, comme la paix s'est faite aussitôt que…» La comtesse l'interrompit: «A propos de charade, Mademoiselle de Brumont, savez-vous bien que monsieur n'a pas encore pu deviner la nôtre?—Bon! c'est qu'elle n'est pas exacte, répondit-il.—Voilà une bonne raison! s'écria Mme de Fonrose. Comment! Mademoiselle, votre charade n'est pas exacte?» Je lui répliquai en montrant la comtesse: «C'est madame qui l'a faite.—Oui, répondit celle-ci; mais c'est vous qui me l'avez fait faire.—N'importe, reprit la baronne, si elle n'est pas exacte, il faut la recommencer.» La comtesse repartit: «C'est notre intention, Madame.—Sans doute, dit M. de Lignolle, il faut la recommencer.—Cela vous fera donc plaisir? lui demanda sa femme.—Assurément, Madame, et beaucoup; je voudrois même pouvoir vous y aider; je voudrois pouvoir vous enseigner…—Je vous rends mille grâces, interrompit-elle; je ne veux plus désormais d'autre précepteur que Mlle de Brumont. D'ailleurs, Monsieur, ce seroit peut-être bien inutilement que vous essayeriez de devenir le mien.—Sans doute! j'ai fait dans ma vie, tant en énigmes qu'en charades, plus de cinq cents poèmes: ce seroit un vrai travail pour moi de me remettre aux premiers élémens.—Cependant, Monsieur, lui dis-je, je prendrai la liberté de vous observer que madame la comtesse est jeune, curieuse et pressée d'apprendre.—Eh bien! Mademoiselle, vous n'avez pas besoin d'un second pour lui montrer tout ce qu'il lui importe de connoître; vous êtes, j'en suis sûr, très en état de donner d'excellens principes à votre écolière; et, par exemple, quand une fois vous l'aurez commencée, je m'engage volontiers à la finir.—Non pas, s'il vous plaît: je prétends n'en céder à personne la gloire et le plaisir.—Eh bien, comme vous voudrez; cela ne m'empêchera pas de m'intéresser vivement aux progrès de votre écolière.—Monsieur, ce que vous avez la bonté de me dire est très propre à m'encourager. Je donnerai de bonnes leçons à madame la comtesse, je vous le promets.—Donnez, Mademoiselle, donnez.—Je ferai plus d'une charade avec elle, je vous en réponds!—Faites, Mademoiselle, faites!—Ainsi, Monsieur, dit Mme de Lignolle, je puis donc, sans risquer de vous déplaire, m'occuper de ce petit travail-là.—Eh! bon Dieu, Madame, toute la journée, si cela vous amuse.—Bon! reprit-elle, je suis contente. Je m'en faisois quelque scrupule, parce que je craignois de m'arroger un droit que je n'eusse pas; mais, à présent que vous m'en avez donné la permission, me voilà tout à fait à mon aise.—A la bonne heure; mais je vous engage à recommencer celle que vous avez seulement ébauchée ensemble: car sûrement je l'aurois devinée, si elle avoit été bien faite… Allons, Mademoiselle, point de paresse, point de mauvaise honte; recommencez cela, faites-le mieux.—J'y tâcherai, Monsieur.—De votre mieux et le plus tôt possible.—Ah! tout à l'heure, si madame le veut.—Non, interrompit la baronne, dînons, dînons, aussi bien vous aurez le temps. Je compte vous laisser passer ici la quinzaine.» Je crus avoir mal entendu. «Quoi! la quinzaine? lui dis-je.—Vraiment, répondit-elle. Le terme vous paroît court! je le conçois; mais je n'ai pu obtenir qu'il fût plus long.—Obtenir!…—J'ai tenté l'impossible, Mademoiselle: car je savois combien vous désiriez prolonger votre séjour chez la comtesse.—Certainement,… mais…—Mais vos parens sont demeurés inflexibles.—Vous dites, Madame, que mes parens…?—Ils ne vous ont accordé que quinze jours.—Vous dites que mes parens m'ont accordé…—Oui, seulement quinze jours. Rien n'a pu les déterminer à se priver, pour un temps plus long, du bonheur de vous posséder chez eux.—Quinze jours, Madame la baronne! Vous êtes sûre?…—Je suis sûre, Mademoiselle, qu'ils ne vous permettront pas de rester plus longtemps; arrangez-vous d'après cela, dans quinze jours je vous remmène, c'est une chose convenue.—Convenue!—Oui, Mademoiselle, décidée.—Décidée, Madame!—Irrévocablement décidée, Mademoiselle.—Ah! ah!—En attendant, je viendrai vous voir presque tous les jours, comme vous pensez bien.—Oui, Madame.—Et presque tous les jours aussi je les verrai, vos parens.—Oui, Madame.—Ainsi vous aurez perpétuellement de leurs nouvelles.—Oui, Madame.—Et ils recevront continuellement des vôtres.—Oui, Madame.—Tenez, ce soir je soupe avec l'un d'entre eux.—Je le sais; c'est même un de mes grands-parens, celui-là, je crois?—Justement, Mademoiselle, je lui parlerai de vous, de votre absence.—Ah! je vous en serai bien obligée.—Je ne doute pas que d'abord cette séparation de quinze jours ne l'effraye, comme les autres; mais je lui ferai entendre raison là-dessus.—Vous me rendrez un vrai service.—Je vous réponds qu'il ne sera pas fâché.—Madame, je m'en rapporte à vous.»

On conçoit que je demeurai très surpris de la manière artificieuse et hardie dont la baronne venoit de m'établir, pour ainsi dire malgré moi, chez la comtesse. Cependant je n'oserois pas dire que j'en fus bien fâché, car peu de gens me croiroient; mais du moins, ô ma Sophie! j'assurerai qu'à l'instant même je pris intérieurement la ferme résolution de conserver mes relations avec Mme de B…, pour être, en cas de besoin, promptement informé de ses découvertes et pour me conduire en conséquence.

Le comte, qui n'avoit rien perdu de mon dialogue avec Mme de Fonrose, demanda si mes parens demeuroient maintenant à Paris; la baronne répondit qu'ils y étoient incognito pour des raisons qu'elle savoit, mais qu'elle ne pouvoit dire.

Nous allons nous mettre à table: je fus placé entre le mari et la femme; de temps en temps, la comtesse passoit adroitement sous la nappe une main qui rencontroit toujours la mienne, et mon genou touchoit le sien. Aussi M. de Lignolle se fût-il étonné de nos fréquentes distractions, si Mme de Fonrose, toujours attentive et toujours complaisante, n'eût vingt fois relevé la conversation prête à tomber, et vingt fois ne nous eût très habilement avertis de nos imprudences ou tirés de nos rêveries. Au dessert, cependant, il fallut payer de ma personne. La baronne, soit qu'elle voulût me distraire de l'objet dont elle me voyoit trop occupé, soit qu'elle prît quelque plaisir à me tourmenter un peu, la baronne s'avisa de me porter un coup plus difficile à parer que tous les autres. «A propos, dit-elle, vous savez sans doute la grande nouvelle? Le chevalier de Faublas est sorti de la Bastille.—Qui, le chevalier de Faublas? demanda le comte.—Ne vous rappelez-vous pas l'histoire de ce joli garçon qui, sous des habits de femme…—S'est introduit chez le marquis de B…?—Oui, oui.—Et l'on a remis en liberté ce mauvais sujet? Et ce petit garnement ne sera pas claquemuré pour le reste de sa vie?—Comte, vous êtes bien sévère. On dit que c'est un très aimable enfant.—Un fieffé libertin, qu'on auroit dû fouetter en place publique!» La baronne alors m'adressa la parole: «Mlle de Brumont ne dit mot; est-elle de l'avis de monsieur?—Non, Madame, pas tout à fait, non… Ce chevalier de Faublas dont vous parlez, je le juge excusable; il est bien jeune encore: à moins qu'il n'ait commis de ces fautes…—Il a fait des horreurs, s'écria M. de Lignolle. Vous ne savez donc pas son histoire, Mademoiselle? Je vais vous la conter. D'abord, il a quitté les habits de son sexe, et, se donnant pour femme, il est entré dans le lit de la marquise de B…, presque sous les yeux de son mari. N'est-ce pas affreux?—Permettez que je vous arrête, Monsieur; ceci ne me paroît pas vraisemblable. Est-il possible qu'un homme ressemble à une femme si bien qu'on s'y méprenne?—Cela n'est pas ordinaire, mais cela s'est vu.—Si vous ne me l'assuriez, je ne le croirois pas, dit la comtesse.—Il faut le croire, répondit-il, car c'est un fait. Au reste, ce marquis de B… n'en est pas moins un imbécile avec ses connoissances physionomiques. C'est la science du cœur humain qu'il faut posséder.» Je l'interrompis: «Il me paroît que, si vous aviez été à la place du malheureux marquis, ce M. de Faublas ne vous eût pas fait sa dupe.—Oh! soyez-en sûre. Je n'ai peut-être pas plus d'esprit qu'un autre; mais je suis observateur, je connois le cœur de l'homme, et nulle affection de l'âme ne m'échappe.—Nous savons cela, dit la baronne; mais, pour revenir à notre mauvais sujet, je vais un peu vous étonner en vous apprenant qu'il a l'obligation de sa liberté à la marquise.—A Mme de B…? s'écria le comte.—A Mme de B…! s'écria la comtesse avec beaucoup de vivacité.—A Mme de B…! m'écriai-je moi-même, en jouant l'étonnement.—A Mme de B…, répéta froidement la baronne. Tout le monde l'assure.» La comtesse se leva brusquement et m'adressa la parole: «Quoi! c'est la marquise?…»

Elle parloit si haut et si vite, elle paroissoit tellement surprise, inquiète et fâchée, que, tremblant de l'entendre me faire ou quelque imprudent reproche ou quelque dangereuse question, je me hâtai de l'interrompre: «Adressez-vous à madame la baronne. Qu'allez-vous me demander, à moi qui ne sais pas un mot de toute cette fable?» M. de Lignolle daigna me seconder. «Une fable, comme dit fort bien mademoiselle. En effet, comment imaginer que la marquise ait osé…—Il n'y a rien que de vrai dans ce que j'avance, reprit la baronne. Qu'une fille toute neuve, une vierge pure, sans malice, sans passions et sans reproche, trouve fort scandaleux l'événement que j'annonce, et que, dans l'innocence de son cœur, elle refuse d'y croire, cela me paroît fort naturel. Je ne puis même, en passant, m'empêcher de blâmer la comtesse, qui a déjà quelque usage du monde, d'avoir été tout à l'heure tentée de questionner, sur certaine matière, une personne aussi inexpérimentée que l'est sa demoiselle de compagnie. Mais que M. de Lignolle, homme d'esprit, homme de tête, M. de Lignolle, qui a l'expérience du monde, de la cour, et des femmes surtout, que M. de Lignolle, observateur profond, excellent juge, M. de Lignolle, enfin, appelle fable un fait peu commun sans doute, mais qui n'est pas sans exemple et paroîtra même vraisemblable à quiconque connoît les mœurs de ce siècle de corruption, voilà ce que je ne conçois pas.—Encore, répondit le comte, faudroit-il que j'eusse particulièrement étudié le caractère de Mme de B… Je ne la connois que pour avoir entendu quelquefois parler d'elle.—Et moi, malheureusement, pour l'avoir souvent rencontrée dans mon chemin. Je pourrois lui contester les dons naturels et les dons acquis; mais la plupart des jeunes gens de la cour disent qu'elle est belle, et ils le savent bien; mais les vieux courtisans assurent qu'elle est plus qu'eux tous adroite, insinuante, artificieuse et dissimulée: il faut les croire. Ceux-ci lui accordent beaucoup d'esprit, ceux-là lui reconnoissent de grands talens; tous généralement conviennent qu'elle est née pour l'intrigue. Les uns s'étonnent que l'ambition puisse régner avec tant d'empire dans un cœur qu'ils croient fait pour des passions plus douces; les autres, la voyant sans cesse occupée de plus grands intérêts, ne conçoivent pas par quel miracle il lui reste un moment pour l'amour. Ce que chacun ne peut se lasser d'admirer en elle, c'est un continuel mélange de l'audace qui distingue les forts, et de l'astuce qui semble n'appartenir qu'aux foibles. Quelquefois elle étonne ses ennemis et ses rivales par les coups hardis qu'elle frappe; souvent elle les fatigue de sa tranquille patience et de sa persévérance éternelle. Tantôt c'est le tigre irrité qui s'élance sur le chasseur et le terrasse, et tantôt le chat sournois qu'on voit des heures entières tapi près de la retraite de la proie qu'il attend. Tenez, je ne veux pour preuve de sa rare capacité que la manière dont elle s'est relevée plus puissante après sa terrible chute. Quand son affaire avec le chevalier de Faublas fit tant de bruit, nous la crûmes perdue, elle seule eut le courage de ne pas désespérer de sa fortune. Vous dire comment elle persuada à son mari coiffé, battu et mécontent, qu'il n'étoit pas un sot, je ne le saurois: ce qu'il y a de certain, c'est qu'aujourd'hui nous voyons qu'ils vivent très bien ensemble. Au reste, c'est là le moindre des succès qu'elle s'étoit promis: dès qu'elle eut enchanté le bon époux, elle songea à délivrer l'ami charmant. Pour cela, que fait-elle? M. de ***, qui avoit beaucoup de partisans parce qu'il jouissoit d'un léger mérite et d'une fortune considérable, M. de ***, depuis longtemps, étoit vainement amoureux d'elle, et vainement visoit au ministère. La marquise entre dans le parti nombreux qui le porte aux premières places; après quatre mois d'efforts elle culbute le ministre, effraye un des concurrens, trompe l'autre, et l'heureux compétiteur qu'elle sert se voit enfin nanti du fameux portefeuille. Alors sa bienfaitrice ne dédaigne pas de devenir son amante… Vous paraissez étonnée, Mademoiselle de Brumont?… Hélas! oui, la belle victime s'est immolée… Elle a généreusement consommé le grand sacrifice. Ainsi Mme de B… retrouve son premier crédit, qu'elle augmente encore. Ainsi le chevalier de Faublas est rendu à la société, pour y faire, si nous n'y prenons garde, quelque nouvelle incartade.»

Enfin, Mme de Fonrose se tut, et, puisqu'elle ne vouloit que m'embarrasser, elle eut lieu de s'applaudir de la nouvelle fatale; fatale! car je m'en affligeai beaucoup. En ne m'examinant qu'un peu, je ne trouvois guère probable que l'adorateur de Sophie et l'amant de la comtesse fût encore amoureux de Mme de B…; cependant j'entendois s'élever du fond de mon cœur une voix secrète qui me crioit que la marquise auroit dû me laisser en prison. Oui, dans mon déplaisir extrême, j'osois accuser mon amie d'avoir trop fait pour moi. Ils auroient donc raison, les consolans moralistes qui tous les jours impriment que l'homme est naturellement ingrat?

Mme de Lignolle, mécontente de mon chagrin, qu'il n'étoit pas malaisé d'apercevoir, fit tout haut cette remarque: «Vous avez l'air bien sérieux, Mademoiselle?—Vraiment oui», dit le comte. Je ne répondis rien à la comtesse parce que la baronne, habile à deviner et prompte à prévenir les imprudences de son amie, déjà s'étoit emparée d'elle, et tout bas lui disoit sans doute ce qu'elle croyoit propre à la retenir et à la calmer; mais je saisis ce moment pour m'approcher de M. de Lignolle et lui confier un grand secret: «Monsieur, si j'ai bonne mémoire, vous m'avez autrefois témoigné le désir qu'il ne fût jamais question d'amourette et de galanterie devant votre jeune épouse.» Il me répondit: «Cela est vrai, mais il est question de ce libertin, je prends de l'humeur, je me laisse entraîner, et j'oublie mes résolutions. Au reste, je vous remercie de l'avis que vous voulez bien me donner, j'en vais profiter, nous allons nous entretenir d'autre chose.» Il me tint cruellement parole; je fus, toute la soirée, obligé de deviner des charades, d'entendre de longues dissertations sur les affaires de l'âme.

A dix heures, la baronne se retira pour aller souper avec celui qu'elle appeloit mon grand-parent. A minuit, M. de Lignolle souhaite à la comtesse une bonne nuit, et un bon sommeil à Mlle de Brumont. De ces deux souhaits si contraires, un seul pouvoit être exaucé: la comtesse eut une bonne nuit, justement parce que Mlle de Brumont dormit peu.

Ne vous en étonnez pas, vous qui vous souvenez qu'hier au soir, et ce matin, Justine m'a passablement occupé. Songez à ma détention trop longue, songez que l'économique régime du célibat, rigoureusement gardé pendant cent vingt mortels jours, a dû convenablement me préparer aux excès dispendieux de plusieurs nuits heureuses.

Et vous aussi, malheureux amans, qui, pour avoir rencontré la satiété dans les bras de l'amour, ne concevez plus un bonheur trop au-dessus de vos forces, recevez avec mes preuves un avis salutaire, et prenez courage: faites-vous mettre à la Bastille, restez-y quatre mois seulement, et, quand vous en sortirez, vous verrez de quoi vous serez capables, avec quel empressement vous volerez aux genoux de vos maîtresses! Ah! que de fois vous leur direz: «Je vous aime», si elles vous le disent une fois! Ah! que vous les retrouverez jolies, si vous les retrouvez fidèles!

La mienne l'étoit, et jura de l'être toujours. De mon côté, je la rassurai si bien que le lendemain matin son cœur ne conservoit aucun soupçon jaloux. Nous fîmes ensemble un déjeuner charmant, car nous ne fûmes pas gênés par la présence d'un tiers. M. de Lignolle, en partant pour Versailles, où il alloit passer plusieurs jours, m'avoit recommandé de tenir fidèle compagnie à sa femme et d'avoir bien soin d'elle.

Ce fut elle qui prit soin de moi. Ses petites mains arrangèrent mes cheveux, ses petites mains m'habillèrent. Il est vrai que je n'en fus ni mieux coiffé ni mieux vêtu. Il est vrai que, plein de reconnoissance, je lui rendis, maladroitement si l'on veut, mais pourtant fort bien, à ce qu'elle disoit, tous les services que j'avois reçus d'elle. La matinée tout entière, comme un instant, s'écoula dans ces occupations si douces. Nombrez, s'il se peut, les distractions qui prolongèrent nos travaux et les folies qui les interrompirent. Mme de Lignolle, naturellement si vive, est devenue plus étourdie de moitié; Faublas, que vous connoissez, seroit-il plus raisonnable qu'elle? Figurez-vous notre enfantine joie, nos comiques tendresses, nos bruyans transports. Imaginez jusqu'à quel point nos caprices peuvent être amusans, et nos espiègleries piquantes. Devinez le babil de nos querelles et le silence de nos combats. Représentez-vous ce que nos bouderies ont de plus intéressant, et nos raccommodemens de plus voluptueux: fille de compagnie peu respectueuse, je viens de faire à ma maîtresse une malice presque impertinente, et, pour m'attirer plus sûrement le châtiment que je mérite, j'ai l'air de vouloir m'y dérober. La comtesse, qui me voit fuir, vole sur mes pas, et sur mes pas se précipite dans la sombre alcôve où je parois chercher à me cacher. Un cri qu'elle pousse annonce que je suis découverte et saisie; mais le vainqueur, tout à coup vaincu, reconnoît trop tard le piège qu'on lui tendoit, il tombe et demande grâce; je reste inexorable, et je donne un baiser. O vous, qui que vous soyez, que ces jeux effarouchent, si dans vos sévérités vous voulez du moins vous montrer équitables, ne nous jugez point selon les rigoureuses lois qui gouvernent les hommes! Je n'ai pas dix-huit ans encore, la comtesse en compte à peine seize; nous sommes deux enfans.

Mme de Lignolle n'avoit pas fait défendre sa porte pour tout le monde. Nous reçûmes, dans l'après-dîner, la visite de Mme de Fonrose, qui m'apporta des nouvelles de mon père, et celle de la marquise d'Armincour, à qui sa nièce avoit mandé le retour de Mlle de Brumont. La bonne tante, enchantée de me revoir, me prodigua les complimens. Pénétrée pour moi de la plus profonde estime, elle n'avoit point oublié que je réunissois, à l'avantage assez commun de tout connoître, le rare talent de tout expliquer, et que, dans une circonstance embarrassante, je l'avois puissamment aidée à donner à son Éléonore[5] des instructions de première nécessité. La vieille marquise m'aimoit tant et me faisoit tant de caresses que je ne pouvois, sans manquer à la reconnoissance, trouver sa visite trop longue. Sur quoi j'observerai que la baronne, qui apparemment me jugeoit ingrat, s'efforça, par toutes sortes de moyens, d'amener la bonne tante souper chez elle. Quand elle vit qu'il étoit impossible de l'y décider, elle prit elle-même le parti de rester avec nous. A minuit, nos deux convives se retirèrent; la même jolie femme de chambre qui m'avoit habillée s'empressa de détruire son ouvrage, et l'amie de la comtesse redevint son amant.

[5] Rappelez-vous que c'étoit le nom de baptême de la comtesse; nous en aurons besoin.

Je dis l'amie de la comtesse, et je dis bien. On savoit chez elle que je n'étois plus sa demoiselle de compagnie. Au reste, je crois que, dans l'occasion, tout bon gentilhomme pourroit, sans déroger, se mettre en condition comme j'y eusse été. Vraiment! le matin présider à la toilette de madame, causer l'après-dîner dans son boudoir, et le soir entrer dans son lit, je ne vois rien là qu'un jeune homme bien né doive trouver pénible et ne puisse faire honorablement. Quant à moi, je sais bien que je remplissois les différens devoirs de ma place avec grand plaisir et sans craindre de compromettre ma noblesse. De toutes manières, je me trouvois chez Mme de Lignolle aussi bien que chez moi.

Aussi bien que chez moi!… de temps en temps, mais pas toujours. Non, mon père, non. Quoique deux journées seulement se fussent écoulées depuis notre séparation, je sentois le besoin de vous revoir. O ma Sophie! je brûlois du désir d'aller chez Justine savoir si Mme de B… n'avoit rien appris de ton sort, et l'idée de tes infortunes empoisonnoit mon coupable bonheur.

Ce fut pour l'amour de ma femme que j'eus avec ma maîtresse un démêlé sérieux dès que le jour parut. «Je crois que tu pleures, s'écria la comtesse étonnée; qu'as-tu donc?» Lui avouer que je donnois ces larmes à l'absence de Sophie, c'eût été vraiment une cruauté; j'aimai mieux me permettre un officieux mensonge. «Je m'afflige parce qu'il faut, mon Éléonore, que je vous quitte pour quelques heures.—Me quitter! pourquoi faire?—Une visite…—A qui?—Pas à mon père, car il me retiendroit, et je veux revenir; mais à ma sœur.—A ta sœur! mon bon ami, rien ne presse.—Je ne puis m'en dispenser aujourd'hui.—Tu ne le peux?—Non.—Absolument?—Absolument.—Eh bien, j'irai avec toi.—Quelle idée! Nous montrer ensemble dans les rues de Paris! On n'a qu'à me reconnoître.—Nous baisserons les stores.—Oui! ne faut-il pas toujours descendre de voiture et y remonter? Et puis est-il possible que je te mène à ce couvent? à quoi cela ressembleroit-il?—Je t'attendrai à la porte.—Eh! non, non.—Vous ne voulez pas?—Je le voudrois de tout mon cœur; mais…—Vous me trompez.—Ma jolie petite amie, peux-tu le croire?—Je le crois: vous méditez une infidélité.—Éléonore!…—Ce n'est pas chez votre sœur que vous allez, mais chez cette indigne marquise, ou peut-être chez cette petite sotte de Montdésir.—Ma chère Éléonore!…—Mais, si vous avez des rendez-vous, vous les manquerez: car je vous défends de sortir.—Vous me le défendez?—Oui, je vous le défends.—Madame, prenez ce ton avec M. de Lignolle, tant qu'il voudra bien le permettre; quant à moi, je vous déclare que je ne le souffrirai pas, et que je veux sortir tout à l'heure.—Et moi, Monsieur, je vous déclare que vous ne sortirez pas.—Je ne sortirai pas?—Non.—Ah! nous allons voir.»

Je fis un mouvement pour me précipiter hors du lit; de la main droite, elle me retint par les cheveux, et, de la gauche, elle tira le cordon de sa sonnette avec tant de violence qu'elle le cassa. Ses femmes effrayées accoururent à sa porte. Elle leur cria: «Qu'on dise au suisse qu'il tienne l'hôtel exactement fermé et qu'il ne laisse sortir aucune des femmes de ma maison.»

Cette manière de garder un amant me parut si neuve que je fus obligé d'en rire: ma gaieté plut à la comtesse, qui se mit à rire aussi. Quelques minutes se passèrent dans le délire de cette joie; nous nous levâmes ensuite, et, quand je fus habillée, la querelle recommença.

«Éléonore, je m'en vais. Je te donne ma parole d'honneur qu'avant deux heures je serai de retour.—Mademoiselle de Brumont, je te donne ma parole que mon suisse ne te laissera pas sortir.—Quoi! sérieusement, Madame?—Très sérieusement, Monsieur.—Comtesse, je n'essayerai point de forcer le passage, parce qu'ajouter à votre imprudence une imprudence encore, ce seroit visiblement vous compromettre; mais souvenez-vous de la violence que vous me faites, songez que vous n'aurez pas toujours le pouvoir de retenir votre amant chez vous malgré lui, et qu'une fois libre, il pourra tarder longtemps à venir reprendre un joug que vous lui aurez rendu pesant.—Ah! l'indigne! il menace de m'abandonner!… Faublas, quand tu ne reviendras pas, je t'irai chercher… J'irai chez toutes tes maîtresses les unes après les autres: chez cette Mme de Montdésir, pour la souffleter; chez la marquise, pour te redemander à son mari; jusque chez ta femme, s'il le faut, pour lui déclarer que je suis ta femme aussi… Oui, ta femme. Ce M. de Lignolle ne s'est marié qu'avec mon bien. C'est toi qui m'as vraiment épousée; c'est toi seul, mon ami, tu le sais bien… Pourquoi veux-tu sortir et m'aller faire une infidélité? Pendant que tu étois à la Bastille, je n'avois de rendez-vous avec personne, moi. Je ne savois que t'appeler, m'impatienter et gémir… Est-ce Mme de B… qui t'attend? Avoue-le, je te le pardonne, si tu n'y vas pas… Quel avantage a-t-elle donc sur moi, cette Mme de B… que tu me préfères? Est-elle belle? Je suis jolie. A-t-elle des talens? Tu ne connois pas tous les miens: je chante bien, je danse mieux, et je vais tout à l'heure, si tu le veux, te jouer sur mon piano toutes les sonates d'Hedelman et de Clementi. A-t-elle de l'esprit? Je n'en manque pas. Vous aime-t-elle beaucoup? Je vous aime davantage, et je suis plus jeune, plus fraîche, plus aimable. Je te le dis, moi, je le dis… Tu ris, Faublas? Eh bien, oui, ne sors pas, et nous allons rire, causer, jouer ensemble, courir l'un après l'autre, nous caresser, nous battre, nous amuser comme hier. Hier le temps a passé si vite! Reste avec moi, mon bon ami, je te promets que cette journée-ci ne nous paroîtra pas moins courte que celle d'hier.—Tout cela, Madame, est inutile. Vous me retenez de force, mais prenez garde que votre prisonnier ne vous échappe: car, en quittant sa chaîne, il la brisera.—Vous osez répéter encore… Mettez mon courage à cette horrible épreuve, et vous verrez,… perfide! Je vais partout à votre poursuite; je vous surprends chez une rivale, je la tue, je vous tue, je me tue, et, jusque dans mes derniers momens du moins, je vous prouve que je vous adore, ingrat que vous êtes!… Grands dieux! où suis-je? Je ne me connois plus… Faublas, mon ami, ne sois pas fâché, ne sors pas… Tu ne dis mot, tu me repousses… Ah! je t'en prie, pardonne-moi. Tiens, regarde, je pleure, je suis à genoux.»

Je fus attendri, je la relevai, je la consolai, nous entrâmes en pourparler, nous capitulâmes. J'obtins qu'on iroit tout à l'heure lever chez son suisse la défense qui me tenoit aux arrêts chez elle; mais elle obtint que je ne sortirois pas.

Le lendemain cependant je me sentis plus inquiet, et, résolu de voir Justine à quelque prix que ce fût, je parlai de ma sœur à la comtesse. L'interminable dispute alloit s'échauffer, lorsqu'au coup de marteau du maître, les portes de l'hôtel s'ouvrirent avec fracas. M. de Lignolle accourut à l'appartement de sa femme, et, du plus loin qu'il nous vit, il s'écria: «Félicitez-moi, Mesdames, je rapporte de Versailles le brevet d'une pension de deux mille écus.—Pour qui? demanda la comtesse.—Pour moi, répondit-il de l'air du monde le plus satisfait.—Monsieur, j'en suis fort aise, puisque vous en paroissez content; mais qu'est-ce pour vous qu'une pension de 6,000 livres?—Je n'ai pas pu l'obtenir plus forte.—Vous m'entendez mal, reprit-elle d'un ton froid qui contrastoit merveilleusement avec la joie de son mari. Loin de me plaindre que la pension soit trop modique, je m'étonne que vous l'ayez sollicitée; vous, Monsieur, qui possédez plus de douze cent mille livres de biens-fonds, et à qui j'ai apporté près du double en mariage.—Madame, on n'est jamais trop riche.—Eh! Monsieur, tant d'honnêtes gens ne le sont pas assez! Pourquoi ne pas laisser les grâces de la cour se répandre sur ceux qui en ont un véritable besoin?—Il est vrai, dit le comte en se frottant les mains, qu'une foule d'amateurs s'étoient mis sur les rangs; je n'ai pas été seul favorisé. Les brevetés sont: d'Apremont, que vous connoissez…—Une seule de ses terres lui rapporte vingt mille écus!—Et de Verseuil…—Il est lieutenant d'une province!—Et d'Hérival, aussi.—Son oncle, ancien ministre, l'a chargé de richesses qu'il dissipe et d'honneurs dont il est indigne.—Et Flainville, encore.—Il a, par l'agiotage, quadruplé l'opulente succession de ses pères!—Et puis un monsieur de Saint-Prée… Mais non, je me trompe, celui-là n'a rien obtenu.—Ah! le brave homme! m'écriai-je. Quel dommage!—Vous le connoissez? me dit la comtesse.—Oui, Madame. Un vieux officier plein de mérite et de courage! Vous ne verriez pas sans admiration les cicatrices dont il est couvert, et le récit des malheurs qui ont renversé sa fortune vous intéresseroit vivement.—Il est pauvre? s'écria-t-elle.—Très pauvre. On s'est montré du moins assez juste pour recevoir l'aîné de ses garçons à l'École militaire, et sa fille cadette à Saint-Cyr.—Il a beaucoup d'enfans?—Trois autres demeurent encore à sa charge, et, comme lui, languissent dans un village du Languedoc…—Là! dites-moi, n'est-ce pas une chose affreuse que des courtisans qui nagent dans l'opulence enlèvent à cette famille infortunée son honorable et dernière ressource?…» Elle se tourna vers son mari: «N'en êtes-vous pas honteux?—Honteux de quoi? répondit le comte: si ce monsieur est malheureux, qu'il se plaigne; s'il est oublié, qu'il se montre. Que fait-il dans sa province? qu'il vienne à Versailles; qu'il paroisse à l'Œil-de-Bœuf. Est-ce à moi de l'aller chercher? Il a fait de malheureuses campagnes: eh bien! dix mille officiers n'ont-ils pas été blessés comme lui? N'est-il pas guéri comme eux? A la cour, ce ne sont pas des cicatrices qu'il faut montrer. Il ne s'agit que d'avoir des amis, de la patience et de l'importunité. Si rien de tout cela ne manque à M. de Saint-Prée, son tour viendra.» La comtesse repartit avec vivacité: «Mais, sans vous, peut-être son tour étoit venu.» M. de Lignolle, affectant le ton de la supériorité, répliqua: «Que vous êtes enfant! vous n'avez pas la moindre connoissance du monde. Supposons que, pour faire place à ce monsieur, je me fusse bonnement retiré; d'autres, moins délicats, l'auroient écarté. D'ailleurs, si dans la vie on étoit arrêté par la foule des petites considérations particulières, on ne songeroit jamais à soi.» Mme de Lignolle rougit, pâlit, frappa des pieds. «Brumont, vous l'entendez! voilà de ces raisons qui me mettent hors de moi. Cela me feroit sauter au ciel!… Monsieur, je ne connois, comme vous le dites bien, ni le monde, ni le cœur humain, ni, Dieu merci! l'art des beaux raisonnemens; mais j'écoute ma conscience: elle me crie qu'aujourd'hui vous avez surpris les ministres, trompé le roi et volé des malheureux.—Madame, l'expression…—Oui, Monsieur, volé!» Son mari voulut sortir, elle le retint, et d'un ton qui paroissoit plus calme elle continua: «Si vous ne trouvez pas moyen, sous quelques jours, de vous démettre de votre pension en faveur de M. de Saint-Prée, je vous déclare que je me chargerai du soin de lui faire passer tous les ans deux mille écus par une voie indirecte et par forme de restitution.—Comme il vous plaira, Madame; vous le pouvez sans vous gêner beaucoup: ce sera tout au plus le tiers de la somme annuelle que vous vous êtes réservée pour votre entretien.—Ne vous en flattez pas, Monsieur, je ne toucherai point à cette portion de mon revenu. Quoique je ne vous en doive aucun compte, je suis bien aise de vous répéter ce que je vous ai déjà dit cent fois: je ne me consolerois pas de dépenser follement vingt mille francs en bagatelles de toilette, lorsqu'il y a dans nos terres des misérables qui manquent de pain. Je ferai de mes économies un emploi selon mon cœur. Quant à la dette que vous venez de contracter envers M. de Saint-Prée, vous l'acquitterez avec les biens qui nous sont communs; si vous m'en laissez le soin, j'engagerai mes diamans; et, quand je les aurai fait mettre au mont-de-piété pour vous, nous verrons si vous ne les retirerez pas.—Non, Madame.—Non? je pense que vous osez dire non! Moi, je vous répète que je le veux, et que cela sera. Monsieur le comte, vivons en paix, croyez-moi, ne me poussez point à bout; j'ai des parens, j'ai des amis, j'ai raison, ma séparation ne seroit pas difficile à obtenir. Vous vous passerez bien de ma personne, je le sais; mais la perte de mon bien pourroit vous laisser des regrets amers… Tiens, Brumont, car je ne puis m'en taire, tu vois l'homme du monde le plus insensible et le plus avare. Il faut que tous les jours je me dispute avec lui pour empêcher des lésineries ou des injustices. Depuis six mois que nous sommes ensemble, je n'ai pas eu la satisfaction de le voir une fois, une seule fois, secourir un malheureux! Son unique bonheur est de thésauriser. Il s'est fait un dieu de son or! Aujourd'hui qu'il vient d'augmenter ses richesses, il ne vit que de l'espérance de les augmenter demain! Et demandez-moi pour qui. Pour des collatéraux: car des pauvres, il ne sait pas s'il en existe; et des enfans, il n'en aura jamais,… à moins qu'une malheureuse charade…»

Depuis un quart d'heure la comtesse étoit fort en colère; tout à coup elle se mit à rire comme une folle. Cependant, après un court moment de réflexion, elle reprit:

«A moins qu'une malheureuse charade… ne lui tienne lieu d'un enfant chéri… Au reste, il a raison de les aimer, car elles ne lui coûtent rien à faire… A propos d'enfans, Monsieur, il me tarde de revoir les miens. L'automne dernier, je désirois aller faire un tour dans le Gâtinois, vous m'avez retenue par des visites de mariage; et j'ai su que depuis vous avez fait à ma terre un voyage que vous vouliez que j'ignorasse: maintenant que je vous connois, cette mystérieuse visite m'alarme pour mes paysans. Monsieur, je prétends qu'on ne change rien à leur condition; je prétends que les vassaux de la marquise d'Armincour n'aient pas à se plaindre d'être devenus ceux de la comtesse de Lignolle. Bonnes gens, ma bonne tante m'éleva parmi vous; elle fit de vos honorables travaux mes premiers plaisirs, et de vos innocens plaisirs mes plus charmantes occupations! Elle vous apprit à me chérir, elle m'apprit à vous respecter, elle m'apprit à être heureuse de votre bonheur, fière de votre amour et riche de vos prospérités. Souvent elle me disoit, je m'en souviens avec délices, elle me disoit: «Éléonore, ne trouves-tu pas bien doux d'avoir, à ton âge, autant d'enfans qu'il y a d'habitans dans ce village?» Oui, ce sont mes enfans. Oui, bonnes gens, je veux vous ramener votre mère. Elle ne vous paroîtra pas trop vieille encore, et j'espère que maintenant, comme lorsqu'elle étoit plus petite, vous la verrez avec attendrissement encourager vos travaux, ordonner vos fêtes, ouvrir vos bals, présider à vos banquets, récompenser vos laborieux garçons, et couronner vos jolies rosières.»

Tout à l'heure la comtesse rioit, maintenant je voyois ses yeux se remplir de larmes.

«Monsieur, reprit-elle aussitôt avec beaucoup d'impétuosité, je pars demain.—Demain! Madame, c'est trop tôt; la saison…—Pardonnez-moi, Monsieur: le printemps, qui s'approche, ramène les beaux jours. Il fait un temps superbe. Demain, je pars pour ma terre du Gâtinois, j'y reste quelques jours, je reviens ensuite chercher ma tante, dont les affaires seront finies, et je vais avec elle passer quelques semaines en Franche-Comté. J'ai aussi des enfans dans ce pays-là.—Mais, Madame…—Monsieur, demain je pars, c'est une chose décidée. J'emmènerai Mlle de Brumont. Si vous êtes prêt, vous viendrez avec nous. Avez-vous affaire? Ne vous gênez pas. Je n'ai besoin, ni pour mes travaux, ni pour mes plaisirs, d'un homme également incapable de contribuer au bonheur ou de compatir aux misères de personne.»

A l'instant même elle ordonna qu'on préparât ses malles et sa voiture de campagne. M. de Lignolle s'en alla mécontent et soumis.

Cependant la comtesse versoit quelques larmes; je voyois l'intérêt le plus tendre régner sur son visage, où le feu de la colère venoit de s'éteindre: mon cœur se pénétroit du sentiment délicieux dont le sien paroissoit vivement ému. La sensibilité, fille de la Providence et quelquefois du malheur, sœur de la commisération et mère de la bienfaisance, est, je crois, une de ces vertus qui, pour l'éternelle propagation de notre espèce, nous fut accordée à nous autres hommes, afin que nous pussions être aimés, et à vous, nos douces compagnes, pour que vous eussiez à tout âge et en tout temps un sûr moyen de plaire. Au moins, j'ai toujours vu qu'il n'y a point de si vieille figure que ne puisse rajeunir son expression touchante; et tel est même son admirable pouvoir qu'en embellissant la moins jolie, elle ajoute encore mille agrémens à la plus belle. Jugez donc combien, en ce moment, Mme de Lignolle me parut plus brillante de ses attraits piquans et de son extrême jeunesse, et soyez moins étonné d'apprendre qu'une cause en soi digne d'éloges ait produit, par l'occurrence, des effets condamnables.

Quelques minutes après son départ, M. de Lignolle revint à l'appartement de madame. Heureusement j'avois mis les verrous. «Vous vous êtes enfermées? cria-t-il.—Oui, Monsieur, répondit-elle.—Pourquoi donc?—Parce que nous recommençons notre charade.—Est-ce une raison pour que je n'entre pas?—Si c'est une raison! je le crois bien! Je vous ai déjà dit, Monsieur, que je ne voulois pas être dérangée quand je composois. Revenez dans un quart d'heure, la leçon sera peut-être finie.»

Elle ne dura pas si longtemps, la leçon; mais, après l'avoir prise et donnée, l'écolière et le disciple eurent une petite explication qu'il ne falloit pas que tout le monde entendît.

«Éléonore, ma charmante amie, tout à l'heure je t'écoutois avec transport prêcher à ton mari, qui ne les connoît pas, des vertus que j'idolâtre. Tu m'es devenue plus chère, tu me parois plus jolie.—Eh bien, me répondit-elle, c'est ce que ma tante m'a toujours dit, toujours elle m'a répété qu'un air de bonté paroit une figure mieux que tous les chapeaux de Mlle Bertin. Elle avoit donc raison, puisque mon amant s'en aperçoit. Oh! que je suis contente! s'écria-t-elle en faisant un saut de joie; que je suis contente d'être bonne, puisqu'en effet cela me rend plus aimable à tes yeux! Tiens, Faublas, je le serai chaque jour davantage; tiens, mon ami, j'ai mes défauts comme tout le monde. Je suis vive, impérieuse, colère; on me croiroit méchante, et dans le fond il n'y a pas de meilleure femme que moi. Je vaux de l'or. Tous les jours tu me découvriras des qualités nouvelles, je te le dis. Tu verras, tu verras!… Demain, je t'emmène à ma terre, en es-tu bien aise?—J'en suis enchanté, ma petite amie.—Pourquoi petite? Pas tant, ce me semble: ne trouves-tu pas que je suis grandie depuis quatre mois?—Au moins d'un pouce.—Ah! je compte grandir encore. Je grandirai, sois-en sûr! Cela te fera plaisir aussi, n'est-il pas vrai?—Grand plaisir, assurément. Pour revenir à la question que tu me faisois tout à l'heure, je suis enchanté d'aller à la campagne avec toi; mais, si tu veux que je parte demain, il faut souffrir que j'aille aujourd'hui chez Adélaïde, et que j'y aille seul.»

Ici recommença notre dispute, qui cette fois se termina tout à mon avantage. J'eus même le bonheur de faire comprendre à la comtesse qu'il ne falloit pas qu'elle me donnât son carrosse. On fit avancer un honnête fiacre, à qui j'indiquai d'abord le couvent d'Adélaïde; mais, à quelques pas de l'hôtel, je priai mon phaéton de me conduire incognito chez Justine.

La paresseuse étoit encore au lit, où M. de Valbrun causoit avec elle. Tous deux pourtant, dès qu'on eut annoncé Mlle de Brumont, lui crièrent d'entrer. Je fus reçu comme un ami commun. Je ne sais pas si le vicomte, tout à fait exempt de jalousie, trouvoit, à me voir chez sa maîtresse, autant de plaisir qu'il mit d'affectation à me l'assurer; mais je sais bien que Mme de Montdésir faisoit des efforts malheureux pour que M. de Valbrun ne vît pas qu'elle lui préféroit M. de Faublas. La pauvre enfant, encore un peu neuve dans son métier, remplissoit difficilement sa tâche. J'avoue que ce ne fut point pour l'aider à sortir d'embarras que je lui parlai de mes affaires. Elle parut fâchée de m'apprendre qu'elle n'avoit aucune nouvelle à me donner de la part de la marquise, et elle se chargea volontiers de la faire avertir que je partois avec Mme de Lignolle pour le château de ***. Le vicomte me promit, de son côté, qu'il ne diroit point à la baronne en quel endroit il m'avoit rencontré.

Du Palais-Royal j'allai rue Croix-des-Petits-Champs, au couvent de ma sœur. Paroître devant elle dans mon nouveau travestissement, c'eût été beaucoup affliger ma chère Adélaïde et commettre une imprudence inutile. Je me contentai de griffonner dans ma voiture, et de faire remettre à la tourière un petit billet, par lequel j'apprenois à Mlle de Faublas que son frère alloit passer quelques jours à la campagne.

En effet, le lendemain de bonne heure nous partîmes, Mme de Lignolle et moi. Le comte, retenu pour quelques affaires, nous faisoit espérer qu'il lui seroit impossible d'aller nous rejoindre avant huit jours. Je n'entreprendrai pas de vous peindre la folle joie que ressentit ma jeune maîtresse, lorsqu'elle se vit en route avec moi. Je ne vous dirai pas non plus jusqu'à quel point ce voyage m'amusoit; mais vous savez qu'on ne s'ennuie pas de courir la poste avec une femme qu'on aime. Il étoit près de cinq heures lorsque nous arrivâmes à son château, distant de Paris de plus de vingt lieues. Nous n'avions pas dîné; je sentois un vif désir de me mettre à table; mais la comtesse s'occupa d'abord d'un autre soin qu'elle jugeoit plus essentiel. Nous commençâmes par aller visiter l'appartement qu'on lui avoit préparé; elle fit dresser un second lit à côté du sien. Il étoit désormais décidé que Mlle de Brumont coucheroit partout où coucheroit Mme de Lignolle.

Cependant, la nouvelle de notre arrivée s'étant répandue dans les villages dont la comtesse étoit seigneur, il y eut le soir même grand concours au château. Mme de Lignolle ne reçut point la triste et cérémonieuse visite d'un campagnard gentillâtre, fier de son antique inutilité, ni de quelques bourgeois enrichis, plus vains encore de leurs privilèges nouveaux: sa nombreuse cour se composa tout entière de ces hommes presque partout dédaignés et partout respectables, à qui la plupart de nos gens prétendus comme il faut ont persuadé que le premier des arts étoit un vil métier. Moins crédule et plus fortuné, chacun des honnêtes laboureurs que je voyois paroissoit avoir la conscience de ses talens en particulier, et en général le noble orgueil de son état. Tous montroient devant Mme de Lignolle une modeste assurance; tous étoient redevenus des hommes, depuis qu'une femme les avoit protégés; tous, en se félicitant du retour de la comtesse, s'affligeoient de ne pas revoir la marquise, et demandoient au Ciel qu'il lui plût de rendre à la nièce les bienfaits dont la tante les avoit comblés. Pressées autour de ma charmante maîtresse, les femmes l'accabloient de remerciemens et d'éloges, les filles la couvroient de fleurs, les enfans se disputoient sa robe pour la baiser. Digne de l'amour qu'elle inspiroit, Mme de Lignolle avoit retenu tous les noms, elle adressoit au vieux Thibaut un remerciement affectueux, à la bonne Nicole une obligeante question, un compliment flatteur à la jeune Adèle, une douce caresse au petit Lucas. Elle s'inquiétoit avec intérêt de la situation des affaires communes; en vérité, vous eussiez dit une tendre mère tout à l'heure revenue au sein de son heureuse famille.

«Éléonore, lui dis-je, ma chère Éléonore, vous méritez d'être l'objet de l'allégresse générale, car vous paroissez la sentir vivement.—Très vivement, mon ami, je t'assure, je suis touchée jusqu'aux larmes. Jamais, cet hiver, la plus intéressante tragédie ne m'a si fort émue. Dis-moi donc pourquoi tant de gens opulens, qui, dans leurs terres, ne font de bien à personne, courent à Paris s'attendrir, au théâtre, sur des maux factices?—Ils ne s'y attendrissent pas, mon amie; dans nos salles, ce n'est que le tiers état qui pleure. Les gens prétendus comme il faut ne savent pas même quand l'acteur est là; ils vont à la comédie pour se lorgner dans les loges et se saluer dans les corridors. Vous concevez qu'ils ne s'amusent pas; mais ils s'étourdissent, pendant quelques heures, sur l'ennui qui les dévore.—Tu as raison, j'ai cru moi-même m'en apercevoir quelquefois; aussi j'ai pris mon parti. Je passerai la plus grande partie de l'année dans mes terres; et je veux employer en bonnes œuvres l'argent que me coûteroit une loge à chacun des trois spectacles.—Ah! mon amie, que les journées alors te paroîtront courtes! ah! si tu vas toujours au-devant des malheureux, tu n'auras pas un moment à perdre. Du côté des plaisirs, tu y gagneras beaucoup encore, je crois; les scènes intéressantes viendront te chercher. Et comment ne serois-tu pas continuellement amusée et attendrie, quand tu auras sans cesse des pleurs à essuyer et des transports de joie à contenir?…—Eh bien! s'écria-t-elle, me voilà décidée, je resterai dans mes terres,… pourvu que tu ne me quittes pas, Faublas, pourvu que tu me sois fidèle…—Comment ne le serois-je pas, ma charmante amie? Où trouverois-je, avec plus de vertus, tant…»

Je ne pus en dire davantage. O ma Sophie! un souvenir m'empêcha d'achever.

«Tu m'aimeras donc toujours? reprit tout bas Mme de Lignolle.—Toujours.—Tu ne t'occuperas jamais que de moi?—Que de toi… Mais voyez donc, Madame la comtesse, comme ces paysannes sont jolies.—Et comme ces jeunes gens ont bonne mine, me répondit-elle. Vraiment je suis tentée de croire qu'il se fait ici beaucoup d'enfans, et de beaux enfans, parce que les pères sont contens de leur sort.—Non, n'en doutez pas, mon amie. Le commerce, si fatal à l'espèce humaine par les dangereux travaux qu'il occasionne, par les voyages de long cours qu'il commande, par les guerres fréquentes qu'il nécessite, le commerce enlève tous les jours des bras à l'agriculture. Un fléau destructeur qu'il amène avec lui, le luxe, vient encore, dans nos campagnes, décimer les plus beaux hommes, qu'il précipite à jamais dans le vaste abîme des capitales, où s'engloutissent les générations. Que reste-t-il pour cultiver nos champs déserts? Quelques tristes esclaves condamnés à l'oppression des heureux de la terre, qui, par la plus inique des répartitions, ayant gardé pour eux l'oisiveté avec la considération, les exemptions avec les richesses, laissent à leurs vassaux la misère et le mépris, le travail et les impôts. Si la misère avilit l'âme, les chagrins altèrent le corps. Les chagrins rongeurs gravent sur les visages où ils s'attachent d'ineffaçables marques, plus hideuses que les rides de la vieillesse et que les difformités de la laideur; des marques de réprobation, qu'un père malheureux transmet à sa postérité, comme lui vouée à toutes les ignominies. C'est ainsi que l'individu s'abâtardit en même temps que l'espèce diminue. Partout où vous verrez le paysan peu nombreux et bien laid, prononcez hardiment qu'il est bien misérable.»

Tandis que je m'attendrissois avec la comtesse, dans cet entretien qui m'inspiroit pour elle beaucoup d'estime et beaucoup de respect, plus de cent couverts avoient été mis sur une immense table circulairement dressée dans un salon de verdure aussitôt illuminé. Les violons aussi venoient d'arriver; une impatiente jeunesse autour de nous rangée attendoit le signal. Mme de Lignolle prit la main d'un joli garçon; je fis de même, et le bal commença.

L'heure du souper vint trop tôt pour les danseuses et pour leurs amans, mais au grand contentement des mamans et des pères, qui sont toujours, en pareil cas, plus pressés de se mettre à table que les enfans. Mme de Lignolle voulut que je l'aidasse à faire les honneurs du festin; nous nous retirâmes lorsque après que, tous les convives ayant porté plusieurs santés à leur hôtesse et à sa tante chérie, les vieillards entonnèrent des chansons à Bacchus et les jeunes gens des hymnes à l'amour.

Je vous dirai confidemment qu'un peu fatigué de l'exercice des nuits précédentes, je ne goûtai, durant tout le cours de celle-ci, d'autre plaisir que celui de dormir tranquille auprès d'Éléonore étonnée. M. de Lignolle à ma place n'eût fait ni plus ni moins: aussi, loin de m'en glorifier, je m'en accuse. Mais rassurez-vous pour la comtesse et pour moi; l'amour, toujours juste, avoit décidé que, dans la matinée du lendemain, ma jeune maîtresse obtiendroit un dédommagement.

Il n'étoit pas midi; depuis plusieurs heures l'alerte comtesse me faisoit courir dans son parc; un jardin anglois nous invitoit à goûter quelque repos à l'ombre de ses bocages tortueux. Un frais zéphyr balançoit mollement le feuillage du cèdre et du saule, de l'érable et du mélèze, du platane et de l'acacia. Sur leurs branches mariées et confondues mille oiseaux chantoient le printemps et ses plaisirs; un ruisseau, tout à l'heure rapide, et maintenant ralenti dans son cours, caressoit de son onde argentée les fleurs qui bordoient ses rives. Au fond d'un bosquet sombre que formoient le lilas et le rosier, le chèvrefeuille et l'aubépine ensemble entrelacés, étoit une grotte mystérieuse, dernier asile de l'amour.

Joyeux, je m'avance; et quel est mon étonnement quand je lis à son entrée cette inscription: Grotte des charades! «Grotte des charades! m'écriai-je.—Grotte des charades! répéta la comtesse; il ne faut pas demander, ajouta-t-elle en riant de toutes ses forces, si monsieur le comte est venu s'exercer ici l'automne dernier»; puis, d'un ton majestueux, elle reprit: «Grotte des charades! Faublas, oseras-tu y entrer?» Et son œil plein de feu m'invitoit à réparer les torts de la nuit dernière. J'eus l'audace de pénétrer avec elle dans ce lieu de délices; un lit de mousse sembloit y avoir été préparé des mains de Vénus, il reçut deux amans… Pendant quelques minutes nous n'entendîmes plus ni les oiseaux, ni le zéphyr, ni l'onde… L'heureuse grotte venoit de mériter son nom, que, peut-être, nous allions lui confirmer encore, lorsque l'approche d'un profane nous força de suspendre nos transports.

C'étoit encore M. de Lignolle qui nous surprenoit par sa brusque arrivée. «Ah! ah! dit-il, c'est que vous étiez en train de travailler ici?—Oui, Monsieur, ne me l'avez-vous pas permis, de travailler?—Sans doute.—En ce cas, le lieu doit vous être égal.—Parfaitement égal… Mais, Madame, vous avez l'air embarrassée: est-ce que je serois venu mal à propos?—Mal à propos… Non,… non, pas tout à fait… Nous nous occupions de vous.—Quoi! en composant une charade?—Nous n'en faisons jamais que vous n'y soyez pour quelque chose.—Comment cela?—Le comment, je ne puis vous le dire. Au reste, soyez tranquille, il ne s'agit que d'une bagatelle… qui devroit vous concerner un peu, mais qui, dans le fait, ne vous concerne pas du tout.—Par ma foi, Madame, ceci est trop obscur, je n'y comprends plus rien.—C'est ce qu'il faut. Monsieur; mais vous saurez peut-être cela quelque jour… Laissons les charades… Monsieur, vous êtes arrivé bien vite? vous avez bien promptement terminé vos affaires?—Madame, je ne les ai pas faites. Je compte m'en aller après-demain. Je suis venu parce que j'étois pressé… de vous voir d'abord,… et puis de revoir cette terre, qui, depuis nombre d'années, est assez mal gouvernée.—Assez mal! jamais vous ne la gouvernerez mieux. Je ne prétends pas qu'elle le soit autrement.—Il y aura pourtant quelques petites réformes à faire.—Aucune! je vous déclare d'avance que je ne le souffrirai pas… Monsieur, ajouta-t-elle en sortant de la grotte, vous avez peut-être une charade à composer? Nous vous laissons.—Madame, mais que je ne vous chasse pas. Et la vôtre?—La nôtre est faite; nous allions peut-être en commencer une seconde; mais vous arrivez comme un jaloux!—Madame, je vous en prie! c'est à moi de me retirer si la place vous fait plaisir.—Non, non, restez, répondit-elle en riant, ce sera pour un autre moment. Nous n'y perdrons rien, soyez tranquille.»

L'après-dîner, Mme de Lignolle me proposa de venir voir ses vassaux; nous entrâmes dans le premier village chez un fermier de la comtesse; elle lui dit: «Bastien, tu n'es pas venu souper avec moi, je viens te demander à goûter. Pourquoi ne t'ai-je pas vu hier avec tes camarades? Est-ce que tu ne m'aimes plus?» L'honnête homme baissa les yeux d'un air embarrassé. Sa femme, moins timide, répondit: «Not' homme a dit comme ça qu'il ne vouloit pas se faire l'honneur de donner à not' dame le plaisir de l'aller voir, parce qu'il ne se soucioit pas un brin de lui fendre le cœur de sa peine; et il assure qu'il est sûr qu'elle ne la sait pas.—C'est justement parce que je ne la sais pas qu'il faut vite me la dire. Voyons, Bastien, conte-moi-la ta peine; nous sommes de vieux amis, mon enfant, viens t'asseoir là, et parle.»

Le bon fermier se fit un peu presser et s'expliqua: «J'ai renouvelé mon bail, votre intendant m'a augmenté.—Augmenté! de combien?—De cent pistoles.—Bastien, dis la vérité: qu'est-ce que tu gagnois avec moi?—Deux mille francs.—Tu n'as donc plus que cent pistoles de bénéfice?—Pas davantage.—Et tu es père de cinq enfans, je crois?—Depuis que nous n'avons vu madame, Dieu m'a fait la grâce de m'en donner un de plus.—Belle grâce pour un pauvre diable qui ne gagneroit que mille francs!» Elle se tourna vers moi: «Le père, la mère, six enfans! Et pour nourrir, loger, habiller tout cela, cent malheureuses pistoles! Je sais qu'à la rigueur ce n'est pas, dans ce pays-ci, la chose impossible; mais ne jamais recevoir un ami, n'avoir jamais la poule au pot, s'interdire sans cesse la plus petite dépense qui ne soit pas exactement nécessaire; et enfin, après des années de travail et de parcimonie, rien pour établir les garçons, rien pour doter les filles! Non, bonnes gens, non, cela ne sera pas… Tiens, Brumont, fais-moi le plaisir de dire à La Fleur qu'il aille tout à l'heure avertir mon homme d'affaires que je l'attends ici.»

Quand je rentrai, la comtesse disoit: «Sois tranquille, Bastien, prends courage, et va me chercher de la crème, car Mlle de Brumont l'aime beaucoup, et moi aussi.»

Il en apporta deux pleins saladiers. Je crois que la comtesse se fût donné une indigestion, si l'espièglerie n'eût chez elle combattu la friandise. Elle ne pouvoit se résoudre à avaler de suite trois cuillerées du doux liquide; il falloit qu'à chaque instant elle en barbouillât la figure de sa bonne amie, qui au reste le lui rendoit bien. Nous nous amusions de nos enfantillages, au point d'en rire comme deux écervelées, quand l'homme d'affaires arriva.

Aussitôt le visage de la comtesse redevint sérieux. «Je voudrois bien savoir, Monsieur, pourquoi, sans me consulter, vous avez augmenté le bail de cet honnête homme, en le renouvelant.—Madame, je connois les intentions de monsieur le comte…—J'entends. Mais vous n'avez pas songé que ce moyen de lui faire votre cour étoit celui de me déplaire souverainement. Écoutez, je ne prétends pas discuter cette affaire avec M. de Lignolle; vous avez fait la faute, c'est à vous de la réparer. Si demain, avant midi, vous ne m'apportez un nouveau bail qui remette les choses sur leur ancien pied, vous ne coucherez pas le soir au château.—Madame…—Point de réplique; allez.»

Le mari, la femme et l'aînée des filles se jetèrent aux genoux de la comtesse, et baignèrent ses mains de leurs pleurs; jugez de mon émotion quand je vis Mme de Lignolle verser aussi de délicieuses larmes sur les mains qui serroient les siennes! Emporté par le premier mouvement de mon enthousiasme, je me précipitai dans ses bras, je la pressai sur mon sein, je lui donnai plusieurs baisers; je m'écriois: «Adorable enfant, tu vas me devenir chère!—Mes bons amis, dit-elle aux fermiers, c'en est trop, relevez-vous, relevez-vous donc. Si la reconnoissance est une dette, Brumont vient de l'acquitter pour vous. Toutes les richesses de la terre ne sauroient payer le plaisir que je ressens.»

Ils se levèrent, nous partîmes; ce qui restoit encore de la crème fut oublié.

Dût le passage trop rapide d'une scène très intéressante à une scène très gaie vous étonner beaucoup, et même vous fâcher un petit moment, il faut que je vous raconte le comique incident de la nuit suivante, car je n'y puis tenir.

La comtesse n'ignoroit pas que M. de Lignolle venoit de prendre pour lui l'appartement voisin du nôtre; mais l'étourdie n'avoit pas remarqué qu'une simple cloison séparoit son lit du lit où son mari ne dormoit pas encore. Or, devinez, aux questions qu'il fit à sa femme, devinez, dis-je, la cause du bruit qu'il avoit entendu: «Vous êtes incommodée, Madame?—Qui me parle?—Moi.—Que me demandez-vous?—Si vous êtes incommodée.—Incommodée!… Point du tout.—Tout à l'heure je vous entendois vous plaindre.—Me plaindre, moi!… Je ne me plaignois pas, Monsieur, je vous assure; vous avez rêvé cela.—J'ai bien entendu; mais vous-même vous rêviez peut-être… Au reste, j'ai tort de m'alarmer; si vous aviez besoin de quelque chose, vos femmes ne sont pas loin.—Et Mlle de Brumont est là, tout près de moi, Monsieur.—Oh! Mlle de Brumont s'entendroit-elle à donner des soins à une femme qui…—Mieux que toutes les femmes du monde…—Avez-vous eu occasion d'en essayer, Madame?—Plusieurs fois, Monsieur.—Déjà!—Oui, et je vous certifie que mes femmes et vous-même, Monsieur, vous aussi, vous m'eussiez laissée mourir, faute de pouvoir me donner les secours qu'elle a eu le talent de me prodiguer!—En ce cas, je puis dormir tranquille.—Oui, dormez, dormez.—Je vous souhaite une bonne nuit, Madame.—Grand merci. Elle ne commence pas trop mal.—Bonne nuit, Mademoiselle de Brumont.—Monsieur, j'y tâche.»

Ceci, du moins, fut pour la vive comtesse un avertissement de gémir plus bas, s'il lui arrivoit de gémir encore, et surtout de ne me pas donner d'autre nom que mon nom de fille, soit qu'il lui plût de recevoir quelques nouveaux secours, soit qu'elle crût n'avoir plus que des remerciemens à me faire.

Le jour étoit grand lorsque nous nous réveillâmes. Mme de Lignolle me proposa de monter en voiture et d'aller rejoindre son mari, dès le matin parti pour la chasse. J'acceptai. Nous partîmes. A peu près à une demi-lieue du château, nous mîmes pied à terre, parce que la comtesse voulut gravir une colline avec moi. Déjà nous touchions à son sommet, et les gens de Mme de Lignolle étoient assez loin derrière nous, quand nous fûmes surpris de voir un cavalier, qui d'abord venoit au galop, arrêter son cheval dès qu'il nous eut atteints, et nous examiner curieusement. «Que veut cet homme? demanda la comtesse.—J'apporte une lettre à Mlle de Brumont.—Donne.—Je dois la remettre à Mlle de Brumont elle-même.—C'est moi.» Il lui répondit: «Non, ce n'est pas vous. C'est lui, ajouta-t-il en me montrant.—Comment! lui!—Oui, lui.» Il me jeta le billet et repartit aussi vite qu'il étoit venu.

Je décachetai, je lus. «Qu'est-ce donc, Faublas? s'écria-t-elle, tu pâlis.—Rien, rien, mon amie.—Montre-moi ce billet.—Je ne puis. Non.» Avant que j'eusse deviné son dessein, elle m'arracha le maudit papier et le mit dans sa poche.

Nous redescendîmes la colline, nous reprîmes le chemin du château, et, malgré mes vives instances, je ne pus obtenir que la lettre me fût rendue. Rentrée dans son appartement, la comtesse s'y enferma avec moi; puis, s'étant à l'improviste jetée dans un cabinet de toilette[6], dont la porte se ferma sur elle, rien ne l'empêcha de lire l'épître fatale. C'étoit un cartel ainsi conçu:

[6] Faites attention à ce cabinet de toilette, nous y reviendrons quelque jour; nous y reviendrons plus d'une fois.

(Note de l'Éditeur.)

Tu fus longtemps Mlle Duportail, tu es maintenant Mlle de Brumont; j'ai toujours vu dans ta physionomie que tu ferois toute ta vie métier de tromper des maris et de séduire des femmes. Il ne tiendroit qu'à moi d'intéresser un second dans ma querelle, en divulguant ton secret; mais tu croirois que j'ai peur. Si tu n'es pas en effet devenu femme, tu te rendras dans trois jours, le 10 du présent mois de mars, dans la forêt de Compiègne, au milieu du second chemin de traverse à gauche. J'y serai depuis cinq jusqu'à sept heures du soir, sans amis, sans domestiques, et je n'aurai d'autre arme que mon épée.

Signé: Le Marquis de B…

Il n'y avoit pas deux minutes que Mme de Lignolle avoit disparu, quand elle revint se précipiter dans mes bras. «Il y faut aller, mon ami, me dit-elle, il y faut aller. Je ne suis pas femme à te rien conseiller contre l'honneur. Nous allons dîner et partir, n'est-il pas vrai?—Oui, mon amie.—Le 10! C'est aujourd'hui le 9, tu as près de quarante lieues à faire; il n'y a pas un moment à perdre. Dis?—Oui, mon amie.—Eh bien, nous arriverons cette nuit à Paris. Tu seras demain sur les cinq heures du soir à Compiègne, et avant la fin du jour tu tueras le marquis… Hein?—Oui, mon amie.—Mais ne t'avise pas de le manquer; tue-le, au moins, cela est très essentiel: tue-le, il a notre secret… Tu conçois le danger? Tu conçois?—Oui, mon amie.—Cependant c'est une chose bien cruelle que d'ôter la vie à quelqu'un!… que d'avoir la vie d'un homme à se reprocher!… Non, Faublas, non, ne le tue pas; blesse-le seulement, et tu lui feras donner sa parole d'honneur qu'il ne dira rien… Entends-tu?—Oui, mon amie.—Et tu reviendras tout de suite m'assurer que c'est une affaire finie… Je t'attendrai à Paris… Tu reviendras tout de suite, n'est-il pas vrai?—Oui, mon amie.—Ou bien j'irai avec toi, cela n'est pas impossible. Qu'en penses-tu?—Oui, mon amie.—Eh! mais il dit toujours oui! il me répond sans m'entendre.»

Je l'entendois, mais je ne la comprenois pas. Effrayé des malheurs qui me menaçoient, je songeois avec désespoir qu'un duel alloit une seconde fois me priver de ma patrie, m'enlever à mes amis, à la marquise, à ma sœur, à mon père,… hélas! à ma Sophie,… et, vous le dirai-je? à cette petite Mme de Lignolle, que je trouvois chaque jour plus aimable et plus intéressante.

«Faublas, continua-t-elle, dis-moi donc ce qui t'inquiète: est-ce parce qu'il faut me quitter pendant quelques jours que tu t'affliges? Mon ami, comme toi, j'en suis désolée; mais cette absence ne sera pas longue. Je te reverrai après-demain matin, n'est-ce pas?… Parle donc.—Oui, mon amie.—Ce oui, vous le prononcez encore du même ton, Monsieur! Vous ne m'écoutez pas!… Faublas, tu n'écoutes pas ton Éléonore?—Oui, mon amie.—Bon Dieu! dans quel accablement je le vois. Qui peut donc à ce point…? Eh! mais… En effet!… s'il arrivoit un malheur! si c'étoit au contraire M. de B… qui le…; mais non, cela ne se peut pas. Mon amant est le plus adroit et le plus brave des hommes… Faublas! tu le tueras, je te le dis, tu le tueras!… Réponds-moi donc.—Oui, mon amie.—Encore ce oui!… qui m'impatiente!… qui me désespère!… Monsieur! Monsieur!—Ah!… finissez, Éléonore, vous me faites mal!—Parlez-moi donc, parlez-moi… Dis, mon ami, dis ce qui t'inquiète!—Ce qui m'inquiète! tu le demandes!… Éléonore, un duel!—Il a raison! grands dieux!… quitter la France… Mon ami, ne la quitte pas, viens chez moi, tu seras mieux chez moi que dans l'étranger… Et, si on alloit l'arrêter, l'emprisonner encore, nous séparer à jamais!… Ah! Faublas, je t'en prie, ne souffre pas qu'on t'arrête, ne te laisse pas conduire en prison; n'attends pas ceux qui voudroient courir après toi. Reviens vite à Paris. Réfugie-toi chez ton amie… Et, s'ils osent te poursuivre jusque dans ma maison… S'ils l'osent! laisse-moi faire, ils auront affaire à moi et à toi, mon ami: Faublas, je te défendrai, tu me défendras, nous serons deux.»

Mme de Lignolle me donna, dans son extrême agitation, mille autres conseils à peu près semblables, dont il étoit difficile que je profitasse. On vint enfin l'interrompre. «Je n'y suis pas, cria-t-elle.—Madame, lui répondit-on, c'est monsieur le curé.—Monsieur le curé? ne le renvoyez pas; qu'il entre.» Elle courut ouvrir la porte: «Digne homme, vous venez bien à propos, j'allois envoyer vous prier de passer ici. Je ne vous demande pas ce que vous avez fait des fonds qu'à son dernier voyage ma tante vous a laissés; je n'ignore pas que votre sagesse égale votre intégrité. D'ailleurs j'ai vu, depuis deux jours seulement que je suis ici, j'ai vu l'aisance dans toutes les habitations et la reconnoissance sur tous les visages: mon cœur est content… Ah! pourtant, je ne vous dissimulerai pas que j'ai deux chagrins: vous savez que madame la marquise n'a jamais souffert qu'il se trouvât dans son domaine un seul homme obligé d'aller en journée pour vivre. J'apprends que le pauvre Antoine est dans ce cas. On assure que c'est un brave garçon, qui n'a jamais mérité les malheurs qui viennent de le réduire à la triste condition de manouvrier.—On dit vrai, Madame la comtesse.—Eh bien! achetons-lui quelques arpens de terre. Que l'honnête homme ait, comme tous mes vassaux, son petit champ à cultiver. Ce qui me fait encore de la peine, c'est qu'hier, en me promenant, j'ai remarqué dans la rue Basse que la quatrième chaumière à main droite tomboit en ruines. Elle appartient, si j'ai bonne mémoire, à Duval, le vigneron.—Vous n'oubliez rien.—Voyez, le bon vieillard n'a peut-être pas de quoi la faire rétablir! C'est l'antique domicile de ses pères: il y a vécu content, je veux qu'il y meure tranquille: nous dépenserons quelques louis pour cela. Quant à cette route de traverse qui conduit à la ville prochaine, et dont ma tante a fait paver le commencement, je n'ai pu l'aller voir; mais je ne crois pas qu'elle soit fort avancée?—Non, Madame.—Hélas! tant pis. Ces pauvres enfans, obligés de voiturer leurs denrées au marché quelque temps qu'il fasse, perdent quelquefois des chevaux dans ce détestable chemin, et ont eux-mêmes de la boue jusqu'à mi-jambe. Cela ruine leurs bourses et leurs santés… Douze cents francs suffiroient-ils pour achever cette route?—Je le crois, Madame la comtesse.—Allons, finissons-la cette année.»

Elle prit une plume, elle écrivit un moment, puis elle revint au respectable ecclésiastique. «Tenez, Monsieur le curé, voilà un bon de quatre mille francs sur mon homme d'affaires. Vous voudrez bien d'abord prélever là-dessus les sommes dont nous venons d'arrêter l'emploi, et le reste vous le distribuerez, suivant la circonstance, aux plus nécessiteux. Je ne m'excuse point de vous laisser tant d'embarras, je sais que mes enfans sont aussi les vôtres: croyez que j'aurois eu bien du plaisir à partager les soins que vous prenez d'eux; mais une affaire indispensable me rappelle à Paris.—Seroit-ce une affaire malheureuse? s'écria le digne homme. Vous avez les yeux rouges, votre figure est altérée… O mon Dieu, soyez juste! n'envoyez à cette généreuse femme que des prospérités; le renversement de sa fortune replongeroit cent familles dans l'indigence. O mon Dieu! pour qui garderiez-vous les richesses, si vous les ôtiez à ceux qui en font le meilleur usage! Et qui donc, sur la terre, pourroit prétendre au bonheur, si tant de vertus ne l'obtenoient pas!»

Quelques heures après le départ du bon prêtre, M. de Lignolle revint de la chasse. Il commença la longue histoire de tous les beaux coups qu'il avoit faits, quand madame lui annonça que nous allions tout à l'heure dîner et partir. Le comte reçut cette nouvelle avec étonnement, mais avec plaisir. Il nous dit que, quoiqu'il se fût proposé de ne retourner à Paris que le lendemain, il avanceroit très volontiers son départ d'un jour pour avoir le plaisir de revenir avec nous. La comtesse, qui eût mieux aimé ne voyager qu'avec moi, fit quelques tentatives pour que son mari se montrât moins poli. Malheureusement il avoit déjà calculé que ce retour commun épargneroit quelques frais de route, et madame, apparemment, ne crut point que ce fût le cas de frapper un coup d'autorité.

Il est vrai qu'une occasion plus utile de dire: Je le veux, ne tarda pas à se présenter. Nous sortions de table lorsque l'homme d'affaires vint, devant sa maîtresse, prier le comte de signer le nouveau bail de Bastien. Monsieur refusa d'abord; madame aussitôt se fâcha. La contestation fut courte, mais vive, et M. de Lignolle, en poussant de profonds soupirs, signa.

Enfin, nous nous mîmes en route. L'air profondément rêveur de Mme de Lignolle me disoit assez qu'elle s'occupoit des malheurs qui menaçoient nos amours, et cependant je crois que j'étois encore plus inquiet, plus triste qu'elle. Ce combat, réprouvé par de justes lois, commandé par le tyrannique honneur, ce duel fatal où je courois me tourmentoit horriblement. Je ne sais quel pressentiment doux et cruel m'avertissoit aussi que je touchois au moment de ma vie le plus intéressant; que quelques minutes alloient amener pour moi la situation la plus embarrassante où puisse jamais se trouver un homme trop sensible, en même temps combattu par les événemens et par ses passions.

Nous avions fait deux lieues. De loin je découvrois la ville de Nemours, et près de nous le clocher de Fromonville. Alors Mme de Lignolle se sentit incommodée. L'indisposition dont elle se plaignoit me fit en même temps frémir d'inquiétude et de plaisir: c'étoit un grand mal de cœur. Quelle joie et quelle douleur pour moi! mon Éléonore étoit mère!… Elle l'étoit, sans doute!… Mais j'allois la quitter, j'allois me battre! et dans trois jours peut-être je me voyois forcé d'abandonner tout à la fois! tout! maîtresse, enfant, patrie!… Et mon père?… Et ma Sophie?… Sophie que je n'adorois plus seule, mais que j'adorois toujours!

Ainsi mon esprit recueilloit mille pensées diverses; ainsi mon âme éprouvoit mille sentimens contraires; et ce n'étoit qu'un foible prélude des terribles agitations que mon amante alloit partager avec moi.

Son mari, le premier, lui conseilla, et moi-même je la pressai de laisser un moment sa berline et de prendre un peu d'exercice. Elle connoissoit le pays, et nous dit qu'en effet elle se sentoit la force et l'envie de gagner, en se promenant, le pont de Montcour, où elle ordonna à son cocher d'aller nous attendre. Elle ne voulut pas souffrir que ses femmes, qui suivoient dans une calèche, missent pied à terre pour l'accompagner. Nous quittâmes la grande route, nous descendîmes à travers le village de Fromonville, jusqu'à l'écluse de ce nom. La comtesse venoit de refuser le bras de M. de Lignolle, et s'appuyoit sur le mien. Nous marchions lentement sur la verte pelouse qui couvre en cet endroit les bords du canal[7]. Toujours indisposée, ma chère Éléonore penchoit de temps en temps sa tête, qui venoit reposer sur mon épaule, et de temps en temps laissoit échapper, avec un soupir tendre, une douce plainte. Son regard languissant, mais satisfait, sembloit, en m'annonçant qu'elle connoissoit la cause de son mal et qu'elle la chérissoit, sembloit, dis-je, solliciter mon amour plutôt que ma pitié. Et moi, je l'avoue, moins effrayé pour le moment des dangers de son état que ravi du bonheur d'être père, je contemplois avec plus de plaisir que de crainte l'altération de ce joli visage, devenu plus joli par sa pâleur intéressante. Tous deux entièrement occupés l'un de l'autre, nous ne pouvions rien voir du charmant paysage que M. de Lignolle admiroit.

[7] Le canal de Briare, qui commence à la ville de ce nom, et traverse vingt-deux lieues de pays, vient finir à Saint-Mamertz. Le pont de Montcour est jeté sur le canal même, à six milles de son embouchure. On voit le village de Fromonville un quart de lieue plus loin.

Tout à coup, un cri douloureux, un seul cri, parti d'une maison bourgeoise que je n'avois pas même aperçue, frappe mon oreille et vient jusqu'à mon cœur… Dieux!… quelle voix!… Soudain je m'élance. J'aperçois à travers des barreaux qui me retiennent, j'aperçois à l'autre extrémité d'un grand jardin, sous une allée couverte, une jeune personne apparemment évanouie, que deux femmes emportent dans un pavillon assez éloigné, dont la porte aussitôt retombe sur elles. Je n'ai pu distinguer les traits de l'infortunée, mais j'ai vu ses longs cheveux bruns qui tomboient jusqu'à terre! j'ai vu cette taille enchanteresse qui ne peut appartenir qu'à elle! Ce cri de douleur surtout, j'ai cru le reconnoître. Oui, j'ai cru pour la seconde fois entendre ce gémissement du désespoir, ce lamentable accent qu'elle ne put retenir, lorsqu'au couvent du faubourg Saint-Germain de barbares satellites m'empêchèrent de mourir dans ses bras. Cramponné sur la grille bien fermée que j'ébranle, que je voudrois renverser, je ne cesse de crier: «Elle se trouve mal, elle se trouve mal!» et j'entends à peine Mme de Lignolle qui me supplie de faire attention qu'elle se trouve mal aussi.

Une paysanne vient à passer, qui, voyant mon inquiétude, me dit: «C'est qu'elle est malade.—Qui?—C'te demoiselle.—Son nom?—Je vous l'dirions ben, Mamselle; mais je ne le savons pas.—Ces femmes, qui sont-elles?—Ah! oui, devine. Jugez donc, Mamselle, qu'elles ne parlent pas comme nous autres, ces femmes.—Comment?—Comment? Dame! je ne le savons pas, comment. Pis que not' curé, qui savont le latin tout comme son livre de messe, n'y comprend' itou ni pu ni moins que ma poche: ça vous dégoise un baragouin que l'diable j'n'y entendrois goutte.—Y a-t-il des hommes dans la maison?—Par-ci, par-là, Mamselle. Quelquefois j'en voyons un qui a l'air du père à tous.—Il est vieux?—Pas vieux, si vous voulez; mais, dame! c'est mûr.—Parle-t-il françois?—Celui-là? Oh! c'est bien pis. Il ne parlont pas du tout. C'est, sous votre respect, un ours, Mamselle. Quand j'approchons de sa tanière, il avont l'air de vouloir nous avaler, et pis y a un domestique aussi, qui n'étiont pas jeune itou, et qui jargonnont l'iroquois comme les autres.—Depuis quand tout ce monde-là demeure-t-il ici?—Dame! y a ben queuque part comme ça trois ou quatre…»

Mme de Lignolle, hors d'elle-même, ne la laissa point achever. «Taisez-vous, bavarde, passez votre chemin…; et vous, Mademoiselle, comptez-vous rester là jusqu'au soir?… Jusqu'à ce que nous nous soyons perdus!» Le comte, qui très heureusement ne comprend pas le véritable sens de ces paroles équivoques: Jusqu'à ce que nous nous soyons perdus, lui dit en vain, pour la rassurer, qu'il seroit impossible que nous nous perdissions, même pendant la nuit, par un chemin frayé. Il le lui dit en vain; elle s'inquiète, elle se lamente, elle s'écrie: «Mon ami, ne m'entendez-vous pas?… Cruel, pourriez-vous ainsi m'abandonner? Dans l'état où je suis, sera-ce la pitié des passans qu'il faudra que j'implore?»

Je regardai Mme de Lignolle, et je frémis. Ce n'étoit plus cette intéressante figure où le vif plaisir combattoit la foible douleur; chacun de ses traits sembloit renversé. La brûlante colère brilloit dans ses yeux; la pâle terreur décoloroit son front; ses genoux chancelans ne la portoient qu'à peine; elle frémissoit de tous ses membres.

Ce qu'elle vient de me dire et l'état où je la vois rappellent enfin ma raison égarée. Je suis à l'instant frappé de la foule des dangers qui nous environnent dans ce lieu redoutable où je m'obstine à rester. Si mon oreille ne m'a pas trompé, si l'émotion de mon cœur ne m'abuse pas, c'est ma Sophie que tout à l'heure j'ai entendue gémir, c'est elle que je viens de voir mourante. Sans doute elle n'a poussé ce cri de désespoir qu'en reconnoissant, sous des habits perfides, son infidèle époux. Puisque ma femme est dans cette maison, Duportail l'habite avec elle. L'amant déguisé de Mme de Lignolle n'échappera point au premier regard de celui qui vit si souvent les métamorphoses de l'amant de Mme de B…; et mon inflexible beau-père, s'il m'aperçoit, dès demain va changer de retraite et m'enlever encore mon épouse adorée,… adorée! quoique trahie. M. de Lignolle enfin, qui déjà me demande quel intérêt je prends à ces femmes, qui parle de s'informer quels sont ces étrangers, d'entrer dans cette maison, M. de Lignolle peut, au premier mot d'une explication facile autant que funeste, découvrir le double mystère de mon sexe et de mon nom.

La foule de ces considérations terribles vient à la fois m'épouvanter; et, dans mon subit effroi, je fais, pour m'élancer loin de la grille, un aussi brusque mouvement que celui par lequel je me suis, il n'y a qu'un moment, précipité dessus.

Je presse dans mon bras gauche le bras droit de la comtesse; de la main droite je saisis la main gauche de son curieux mari; et, sans examiner si l'un veut me suivre et si l'autre en a la force, je les entraîne tous deux, d'une haleine, à plus de deux cents pas de la périlleuse maison. Là, je m'arrête. Incertain, je me retourne, et mon triste regard se porte aux lieux que je fuis… Hélas! une forêt de peupliers, peut-être favorable, me cache les murs où je laisse au désespoir ce que j'ai de plus cher au monde! Mon cœur alors se serre, je n'ai plus besoin de cacher mes larmes, car je ne peux plus en verser.

Cependant la comtesse, qui prétend qu'une marche rapide lui fait du bien, me presse de l'aider à reprendre sa course. Il me faut en même temps soutenir ma malheureuse amie, à chaque instant prête à tomber, dissimuler mon trouble extrême, et répondre, d'une manière satisfaisante, à M. de Lignolle, qui se traîne sur nos pas en me questionnant.

Nous arrivons à Montcour. La comtesse, excédée de fatigue, se jette dans son carrosse, et n'ouvre la bouche que pour recommander à son cocher de faire la plus grande diligence jusqu'à Fontainebleau, où nous devons prendre des chevaux de poste. M. de Lignolle, essoufflé, haletant, pour mieux goûter le repos, garde quelque temps le silence. Je puis enfin librement sonder les plaies de mon cœur et me livrer à mes réflexions déchirantes.

Faublas, où t'emporte cette voiture rapide? Cruel, où vas-tu si vite? Qui laisses-tu derrière toi?… Depuis quatre mois, séparée de celui qu'elle idolâtre, elle l'appeloit tous les jours en pleurant; mais du moins les tourmens de l'absence pouvoient être adoucis par cette consolante idée qu'un fidèle époux en gémissoit comme elle. Maintenant, beaucoup plus malheureuse, elle est obligée de se dire que l'ingrat la délaisse et la fuit. Ce matin, sans doute, elle chérissoit l'auteur de ses maux; ce soir, elle doit le haïr… O Sophie! Sophie! quand tu liras dans mon cœur, tu ne pourras que me plaindre, me pardonner et m'adorer encore… Il est vrai que ta rivale est auprès de moi; mais vois la douleur que lui cause l'amour que je t'ai promis, l'amour que je te porte. Elle est auprès de moi; mais dans quel état, grands dieux! Tout à l'heure elle fondoit en larmes! Tout à l'heure, de peur d'éclater en reproches, elle se faisoit cette horrible violence de ne pas m'adresser un mot, un seul mot de plainte… Ses paupières enflammées se sont appesanties, un cruel assoupissement l'accable, l'immobilité de la mort l'a frappée!… Ma chère Éléonore, que je te plains!… que je t'aime!… Qu'ai-je dit? O Sophie, rassurez-vous. Quand le moment sera venu, vous verrez si je balance entre ma femme et ma maîtresse… Éléonore, tu ne pourrois me faire un crime de te quitter pour elle. Plus belle que toi, ma Sophie n'est pas moins jolie… Elle a tes vertus, elle a mes sermens… Éléonore, ne crains pas cependant que ton cruel ami puisse t'abandonner tout à fait. Ton amant seroit-il assez dénaturé pour oublier qu'il t'a faite mère? Non, mon amie, non. Quelquefois je viendrai secrètement pleurer avec toi tes malheurs. Nous ne passerons plus des jours entiers sous le même toit; mais… Quels projets! Oh! qui prendra pitié de ma situation?… qui fixera mes irrésolutions sans cesse renaissantes? Oh! qui empêchera que ma fatale sensibilité ne fasse le perpétuel malheur de deux objets presque également adorables?… Mais où m'égaré-je encore? Malheureux! il ne s'agit pas de me partager entre elles. Je dois les perdre toutes deux. Je ne fais que passer à Paris. Jamais peut-être je ne reverrai Fromonville. L'honneur m'appelle à Compiègne, à Compiègne où je cours chercher… non pas la mort,… je verrois sans terreur le comte et le marquis contre moi réunis pour leur semblable querelle,… non pas la mort, mais l'exil, en ce moment plus affreux qu'elle… Exécrable pouvoir de l'opinion! c'est pour immoler un ennemi justement irrité que je quitte en même temps deux femmes chéries; c'est l'inflexible honneur qui me commande cet odieux sacrifice. La vue des supplices tout prêts n'auroit pu m'y déterminer; un barbare préjugé m'y force!

«Mademoiselle, s'écria tout d'un coup M. de Lignolle, voyons si vous devinerez celle-ci.» Je répondis tout bas: «Que le Ciel extermine la race entière des charades!» et tout haut: «Vous prenez mal votre temps, Monsieur, je suis d'une bêtise amère.—Voilà les femmes! répliqua le comte, je les reconnois. Elles sont poltronnes comme des lièvres. A la moindre égratignure, elles croient voir la mort. Tenez, la comtesse est plus tourmentée de la peur de son mal que de son mal même: car ce n'est pas une maladie qu'elle a, ce n'est au fond qu'une indisposition; effet assez ordinaire de la campagne, du printemps, et, que sait-on? d'un exercice un peu forcé… C'est qu'aussi, Mademoiselle, vous allez avec un train… Ma foi! vous lui ferez mal, je vous en avertis… Peut-être pourtant n'est-ce chez la comtesse qu'un excès de santé, une apoplexie d'humeurs,… d'humeurs propices,… bénignes,… de bonne humeur… Enfin cela devient clair. Vous voyez bien que l'état de ma femme n'est pas alarmant. Cependant elle s'afflige. Pourquoi? parce que c'est son âme qui s'affecte; et son âme s'affecte parce que les âmes des femmes sont comme ça. Or, qui dit femme dit fille; et, comme vous aimez la comtesse, du moins je le crois, et sans vanité je m'y connois, comme vous l'aimez, vous vous chagrinez de son chagrin, au point d'en devenir bête,… à ce que vous dites; mais j'imagine bien qu'il ne faut pas prendre la chose au pied de la lettre. Toujours est-il vrai que vous ne pouvez pas deviner ma charade, parce que votre âme aussi s'affecte; et c'est ainsi que les plus grandes opérations de l'esprit dépendent des plus petites affections de l'âme.—Cela peut être, Monsieur; mais je vous supplie de me laisser à mes rêveries.»

Plus d'une fois je lui répétai la même prière avant que nous fussions à Paris, où nous n'arrivâmes qu'à trois heures du matin. La comtesse, ayant à peine permis à son mari d'entrer dans son appartement, se hâta de renvoyer aussi ses femmes, et, restée seule avec moi, vint tomber dans mes bras. «Faublas, ne mentez pas. N'est-ce pas elle que vous avez retrouvée?—Oui, mon amie, c'est elle.—Que je suis malheureuse!… Répondez: se pourroit-il que vous eussiez le dessein de m'abandonner?—T'abandonner, mon Éléonore? Eh! le moyen de le pouvoir, le moyen d'être aimé de toi sans t'adorer, sans brûler du désir de te revoir!—N'est-il pas vrai, Faublas? C'est précisément ce que je me dis quand je pense à toi; et j'y pense sans cesse… Ainsi, mon bon ami, tu comptes revenir de Compiègne ici, sans t'arrêter nulle part, sans aller ailleurs?—Sans aller ailleurs! et ma femme?—Eh bien, votre femme?—Ma femme, qui depuis si longtemps…!—Il veut l'aller rejoindre!—Ma femme…—Qu'elle est heureuse d'être sa femme, d'avoir des droits légitimes parce qu'elle a dit oui dans une église! car voilà toute la différence. Comme elle, vous m'avez trompée, vous m'avez séduite; j'en suis contente, et je vous idolâtre comme elle… Et ce mal de cœur, croyez-vous que ce ne soit rien? C'est un enfant, un enfant que vous m'avez fait, Monsieur… Je ne m'en plains pas! je ne dis pas que j'en suis fâchée! au contraire… Ma grossesse va me compromettre, m'exposer, me perdre peut-être; je le sais. Mais qu'ils m'enlèvent mon rang et mes richesses, j'y consens de tout mon cœur, pourvu qu'ils me laissent avec ma liberté mon amant… Oui, toute réflexion faite, je suis enchantée d'être mère, c'est un avantage que j'ai sur ta Sophie, d'abord, et puis tu dois me mieux aimer, car je te chéris davantage. Cependant, ingrat que vous êtes! vous osez penser à me quitter dans l'état où je suis!—Mais, mon amie, songez donc que j'ignore moi-même ce que je vais devenir ce soir. Sans doute il ne sera pas question de revenir à Paris, mais de quitter la France…—Vous essayez en vain de me donner le change: c'est à Fromonville que vous espérez trouver un asile!… Monsieur, je vous déclare que, si vous y allez, vous m'y traînerez à votre suite. Je vous déclare que je pars avec vous pour Compiègne, que je vous suis partout, que je m'attache à vos pas comme votre ombre. Perfide! vous n'aurez, je vous le jure, d'autre moyen de vous débarrasser de moi que de m'immoler à côté de votre ennemi.—De grâce, calmez-vous, écoutez…—Je n'écoute rien. Vous voulez m'abandonner, je vous conserverai malgré vous; oui, j'emploierai jusqu'à la violence. Nous allons ensemble à Compiègne, c'est une chose résolue; et, quant à Fromonville, si je ne puis vous empêcher d'y retourner, j'espère que vous ne pourrez pas non plus m'empêcher de vous y suivre. Au reste, vous n'y êtes pas encore! Un bon coup d'épée pourra bien ne pas vous permettre d'y courir si vite, à Fromonville!… Grands dieux! qu'ai-je dit? Non, Faublas, non. Tiens; j'aime encore mieux que tu ne sois pas tué. Mon ami, défends-toi bien, nous verrons après qui de Sophie ou de moi l'emportera; défends-toi de toutes tes forces, ne te laisse pas blesser comme dans ton premier combat. Tue-le plutôt; oh! je t'en prie, tue-le… Mon ami, je serai là, je t'aiderai de mes conseils; je t'encouragerai par mes cris, tu combattras sous mes yeux, devant moi, devant la mère de ton enfant: tu seras invincible… Hein?… réponds-moi, parle-moi donc.—Que voulez-vous que je réponde, quand vous n'écoutez qu'un aveugle emportement, quand vous formez les projets les plus insensés?… Éléonore, ma chère Éléonore, est-il possible, dis-moi, que tu viennes à Compiègne te donner en spectacle?…—Cela est possible, car cela sera.—Mon amie, soyez donc raisonnable. Supposons que tu supportes les fatigues de ce second voyage, et que, par un bonheur inconcevable, personne ne reconnoisse Mme de Lignolle courant la poste avec le chevalier de Faublas, puis-je, je te le demande à toi-même, puis-je souffrir que tu sois témoin d'une scène sanglante quand ton état si critique exige tant de ménagemens?—Tant de ménagemens! Sans doute! c'est pour cela que je dois vous suivre à Compiègne, et que vous ne devez point aller à Fromonville. Que deviendrai-je, quand je vous saurai parti pour joindre votre adversaire,… et peut-être mon ennemie? A chaque instant du jour, tourmentée des plus affreuses inquiétudes, je verrai mon amant infidèle ou mourant. Eh! de quelque manière qu'on me le ravisse, si je le perds, que m'importe la vie? Faublas, je t'en supplie, prends pitié de moi, de ton enfant, de toi-même; crains mes fureurs, ne me livre pas à mon désespoir… Faublas, je t'en conjure, promets que demain tu ne verras pas Sophie; promets que ce soir je verrai le marquis avec toi.»

Elle étoit à mes genoux, qu'elle embrassoit, qu'elle inondoit de ses larmes. Le plus insensible des hommes n'eût pu lui résister. Je promis tout ce qu'elle voulut.

Quoique nous dussions partir avec l'aurore, nous ne pûmes nous décider à rester debout jusqu'à son lever. Mme de Lignolle avoit besoin de consolations autant que de repos. Nous nous couchâmes: je fis heureusement succéder, aux pénibles agitations d'une journée très longue, les agitations douces d'une trop courte nuit; et la comtesse, exténuée de tant de fatigues, finit par s'endormir profondément. C'étoit là tout ce qu'attendoit son malheureux amant, à qui la tendre pitié venoit d'arracher un mensonge, et que l'impérieuse nécessité forçoit à la perfidie.

Enfin, le jour fatal va luire. A la foible clarté de son premier rayon, je soulève avec précaution le drap qui m'enveloppe; par des mouvemens égaux et mesurés je me glisse jusqu'au bord du lit, qui reste muet; déjà mes pieds touchent le parquet, ou plutôt l'effleurent à peine; la couverture doucement retombe, et sur cette couche, où l'amour heureux soupiroit tout à l'heure et maintenant repose encore, l'amour abandonné va bientôt gémir.

Je me suis habillé lentement, parce qu'il a fallu m'habiller sans bruit. Cependant me voilà déjà prêt, je vais partir… Quel frisson mortel me saisit!… J'entre dans la chambre à coucher de Mlle de Brumont, dans cette chambre qui conduit au petit escalier; j'y entre, et je sens mon cœur défaillir. Irrésolu, je m'arrête; inquiet, je me retourne, et je m'éloigne, je reviens, et je veux fuir, et je m'approche… Grands dieux! me suis-je trompé? n'a-t-elle pas dit quelques mots? Ne m'a-t-elle pas nommé?… Écoutons!… Oui, cette fois je l'ai bien entendue. C'est Faublas, c'est son ami que, d'une voix étouffée, douloureusement, elle appelle… Aimable et chère enfant!… Pauvre petite!… un songe l'avertit de mon évasion, un songe affreux l'agite et n'est pas trompeur!… Attendri, désolé, je me penche sur elle; ma bouche lui murmure un adieu; mes lèvres ont presque pressé les siennes; j'ai laissé tomber une larme sur son sein découvert… Hélas! et me voici sur l'escalier dérobé.

Mon malheureux sort voulut que je rencontrasse dans la cour M. de Lignolle, qui déjà montoit en carrosse. «Ah! ah! si matin? me dit-il.—Oui, Monsieur,… je… sors…—Quoi! sans la comtesse?—Elle est fatiguée, elle dort; elle sait que j'ai affaire pour vingt-quatre heures.—Seule, à pied?—Je vais prendre un fiacre.—Non, Mademoiselle, je vous conduirai où vous avez affaire.—Mais, Monsieur, cela va vous déranger; vous êtes pressé.—Qu'importe? Permettez-moi…—Je ne le souffrirai pas.»

Pendant que je conteste avec M. de Lignolle pour échapper à ses cruelles politesses, la comtesse peut se réveiller et faire un éclat terrible: cette réflexion me détermine. Je me jette dans la maudite voiture, M. de Lignolle y monte, et me prie de dire à son cocher où je veux qu'on me mène. Ma première pensée fut pour le couvent de ma sœur; mais, tout bien examiné, je crus qu'il valoit mieux me faire conduire chez Mme de Fonrose.


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