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Les assiègés de Compiègne, 1430

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The Project Gutenberg eBook of Les assiègés de Compiègne, 1430

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Title: Les assiègés de Compiègne, 1430

Author: Albert Robida

Release date: January 19, 2011 [eBook #35005]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ASSIÈGÉS DE COMPIÈGNE, 1430 ***

Au lecteur


COLLECTION "PLUME ET CRAYON"

  • CLOWN, par A. Vimar 1 vol.
  • JEAN-QUI-LIT ET SNOBINET, par L. Métivet 1 vol.
  • NOUVELLES HISTOIRES SUR DE VIEUX PROVERBES, par G. Fraipont 1 vol.
  • LES BONNES IDÉES DE PHILIBERT, par H. Avelot 1 vol.
  • LE BOY DE MARIUS BOUILLABÈS, par A. Vimar 1 vol.
  • ANDRÉ LE MEUNIER, par G. Fraipont 1 vol.
  • GRAND'MÈRE AVAIT DES DÉFAUTS!... par Louis Morin 1 vol.
  • LES ASSIÉGÉS DE COMPIÈGNE, par A. Robida 1 vol.
  • LA POULE A POILS, par A. Vimar 1 vol.
  • YVES LE MARIN, par G. Fraipont 1 vol.
  • PARIS EN L'AN 3000, par Henriot 1 vol.
  • L'ILE DES CENTAURES, par A. Robida 1 vol.
  • LE TOUR DU MONDE DE PHILIBERT, par H. Avelot 1 vol.
  • DÉLURETTE ET LAMBINE, par L. Métivet 1 vol.
  • LE TRÉSOR DE CARCASSONNE, par A. Robida 1 vol.
  • ARTHUR VEUT... ARTHUR NE VEUT PAS, par H. Avelot 1 vol.
  • PATTARSORT, par Pierre Noury 1 vol.
  • MONSIEUR DE LA TRACASSIÈRE, par David Burnand 1 vol.
  • LES MÉMOIRES D'UN PERROQUET, par Pierre Noury 1 vol.

1837.—ÉVREUX, IMPRIMERIE HÉRISSEY.—7-33


Frontispice. Le sculpteur de gargouilles.

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Copyright by Henri Laurens, 1906.


TABLE DES CHAPITRES

PRÉFACE

La rapide et merveilleuse carrière de Jeanne d'Arc est un rayon de soleil au milieu des plus terribles malheurs de la France; la catastrophe du siège de Compiègne, en 1430, la termina comme par un coup de foudre.

Chef d'armée à dix huit ans, la bergère de Domrémy, conduisant à la victoire de rudes soldats, des chevaliers et des princes, accourait avec trois ou quatre cents hommes au secours de Compiègne assiégé par les Anglais et défendu par Guillaume de Flavy. Le jour même de son arrivée, sa troupe, à peine reposée, attaqua vigoureusement le camp des assiégeants, mais ceux-ci battus d'abord, survinrent en grandes masses et refoulèrent la sortie jusqu'au gros rempart établi à la tête du pont de Compiègne.

Alors, soit par suite d'une panique des assiégés, craignant de voir les Anglais pénétrer dans la place pêle-mêle avec les derniers combattants de la sortie, soit par trahison, au moment où Jeanne, qui combattait à l'extrême arrière-garde, allait entrer en ville, le pont-levis se releva, la laissant se débattre à grands coups d'épée parmi la foule des assaillants. Précipitée à bas de son cheval, elle fut faite prisonnière ainsi que son frère Pierre d'Arc et Xaintrailles, et son long martyre commença qui devait finir au bûcher de Rouen.

Depuis cette époque, le souvenir du drame plane sur les rives de l'Oise, où le vieux pont de Compiègne vit passer Jeanne marchant à l'ennemi pour la dernière fois, et le soupçon de la trahison pèse sur le gouverneur de Compiègne, Guillaume de Flavy.

Et pourtant ce gouverneur, après la prise de Jeanne d'Arc repoussa toutes les tentatives de corruption et continua à lutter courageusement sur ses remparts; il défendit pendant six mois contre toutes les attaques la ville confiée à sa garde, jusqu'au jour où une nouvelle troupe de secours étant survenue, il put avec son concours, en jetant la garnison et les gens de Compiègne sur les bastilles ennemies, emporter tous les retranchements et forcer les Anglais à lever le siège.

Un frère de Flavy périt pendant le siège et lui-même ne se ménagea pas. Si le pont se releva devant Jeanne, ce ne fut certainement pas sur un ordre de Flavy, personne ne l'en accusa alors; il est permis de penser que le crime fut le fait de quelque traître introduit parmi les défenseurs de la porte, et nous pouvons, sur le grand drame historique, aux détails demeurés inconnus, supposer ou imaginer telles circonstances et telles explications.

Le vieux pont n'existe plus, on le connaît cependant par quelques plans et par un dessin datant du règne de Louis XIII, alors que ses défenses extérieures se dressaient encore à peu près intactes à l'endroit où Jeanne fut prise.


Sur le marché.

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I

LE SCULPTEUR DE GARGOUILLES

SSIS à califourchon sur une planche, en haut d'un échafaudage dressé devant le nouveau grand portail, tout clair et tout frais, de l'église Saint-Corneille, le brave Jehan de Compiègne, ymagier de son état, c'est-à-dire sculpteur, tailleur d'images en pierre, travaillait avec une animation extraordinaire à grands coups de ciseau, tout en parlant et grommelant très haut comme s'il avait de la peine à s'entendre réfléchir, à travers le bruit du marché qui se tenait en bas.

—Ah! ah! mauvais chien, double pendard, triple larron!... Pan! attrape ce coup sur ton nez de voleur! Tiens!... C'est tout à fait bien ressemblant maintenant, ton museau de détrousseur de braves gens!... Pan! attrape encore! ça me soulagera peut-être, je suis de mauvaise humeur aujourd'hui.

C'était sur une longue gargouille, destinée à rejeter l'eau loin de la balustrade du portail, que Jehan s'escrimait; elle venait d'être tout récemment posée et le sculpteur lui donnait quelques dernières retouches d'un ciseau un peu rude. Cette gargouille, sur un corps d'animal étrange, vampire ou dragon pustuleux et griffu, avait une tête humaine au vaste gosier tordu par la plus horrible et la plus méchante des grimaces. Elle n'était pas seule, tout le long des bâtiments d'autres tendaient la tête: guivres à gueules menaçantes, diables cornus, êtres fantastiques moitié hommes, moitié bêtes, contorsionnés, hurlants ou ricanants, taillés dans la pierre par un ciseau énergique et violemment caricatural.

Repos au soleil.

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—Eh bien, et moi? grommelait Jehan, je parle des autres! Est-ce que je vaux mieux, tout de même? Bon garçon, certainement, personne n'a jamais dit le contraire, même ceux avec qui j'ai eu des discussions un peu vives, puisque si je leur avais, par hasard, donné un peu plus que leur compte en coups de poing, je mettais sur leurs bleus un emplâtre d'amitié repentante, avec le baume de quelques jolis flacons!... Et ceux qui oseraient dire que je ne suis pas le plus gentil des garçons, je leur rentrerais vivement leur mauvaise opinion dans la gorge à coups de pied... Mais j'ai le droit de le dire, moi, et de proclamer, et je le proclame, ici tout haut, devant tous ces imbéciles qui m'entendent, oui! devant vous tous, les gens d'en bas! que je ne vaux pas mieux que ce brigand de Rongemaille l'usurier! Non, je ne vaux pas mieux... dans un autre genre, c'est vrai, mais pas mieux! pas mieux! non pas mieux! Et celui qui dirait le contraire, je... Hélas! je suis faible! je suis très faible! j'ai toujours été trop faible, et c'est ce qui m'a perdu... Faible contre le péché, contre mon petit penchant pour la bonne chère et la paresse, pour le repos au soleil sous les arbres, le repos accompagné de menues distractions: jambonneries, saucisses et petits vins de Touraine expéditifs! Oui, voilà comme j'étais et comme je suis, c'est-à-dire comme je ne peux plus être, puisque en raison de ces faiblesses coupables, honteuses, abominables... et délicieuses, j'ai mangé tout mon bien jusqu'à la dernière bribe!... Mais à partir d'aujourd'hui, je le jure, me voilà bien corrigé, décidé à rentrer dans la bonne voie, la voie du travail, du pain sec: et de l'eau claire!... C'est juré! D'ailleurs je ne pourrais plus faire autrement, puisque de mon tout petit avoir il me reste... Combien me reste-t-il? Oh, inutile de tâter ma bourse plate, il me reste juste un tout petit écu. Aussi me voici repentant, bien repentant,—quoique toujours affligé du même appétit, hélas!

L'usurier Rongemaille.

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Jehan laissa pendre ses bras et prit sur sa planche une attitude contristée.

—Mais qu'est-ce que je dis? Mangé tout mon bien, moi? Tout? Ah! Plût au ciel! Mais ce n'est pas vrai, je n'en ai croqué que la moitié, le quart, peut-être, et c'est ce Rongemaille, l'usurier, qui m'a dévoré les trois autres quarts, le gredin!

Jehan, d'un violent coup de ciseau, accentua la grimace de sa gargouille, fendit la gueule un peu plus, puis il se mit à creuser des plis et des rides pour faire saillir les pommettes et ajouter, s'il était possible, à l'expression hypocrite et méchante du museau de la bête.

—Fais des gargouilles, fais des monstres grimaçants!

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—Tiens! fit-il en regardant au-dessous de lui, vers une étroite maison serrée entre deux contreforts sur le flanc gauche de l'église, le voilà sur sa porte, le vilain Rongemaille, usurier de malheur, araignée des pauvres bonnes gens à court d'argent sonnant... Oui! tu guettes quelque imbécile comme moi, à entortiller et à duper, quelque pauvre diable de débiteur sur lequel tu exerceras tes crocs... Je suis curieux de voir la grimace que tu vas faire quand tu te reconnaîtras dans celle-ci, car tu te reconnaîtras, mon ami, elle te ressemble assez bien maintenant, ma mauvaise bête de gargouille, c'est toi, c'est bien toi, tout à fait toi... L'abbé de Saint-Corneille me l'a dit en me faisant des reproches—un peu bien mérités, je le reconnais;—il m'a dit maintes fois: «Non, Jehan, mon cher enfant, non tu n'es pas digne de sculpter la Vierge du portail, pas même le tout dernier petit saint du paradis, tu mènes une vie trop peu exemplaire pour cela... Fais des gargouilles, des monstres grimaçants, tu ne mérites pas autre chose.»

Jehan caressa le mufle de sa gargouille du bout de son ciseau.

—Eh bien, voilà, je fais des gargouilles, puisque je ne suis bon qu'à ça, des monstres avec l'image de tous les vices et péchés capitaux sur la figure. Celle-ci c'est l'avarice, la fringale et la soif de l'argent, celui des autres surtout, donc, rien d'étonnant à ce que ça ressemble à Thibaut Rongemaille... J'aurais mieux aimé tailler dans la belle pierre l'image de Notre-Dame que Jacques Bonvarlet, mon bon ami et maître, termine en ce moment, un peu à la ressemblance de sa fille Guillemette... Bonjour, maître Bonvarlet, et bon courage!

Jehan, penché sur sa planche, s'adressait à un autre sculpteur qui, sur un échafaudage placé au-dessous de lui, était très occupé à polir et affiner les longs plis tombants du manteau de la Vierge, dans un groupe de figures occupant le tympan du grand portail.

Maître Bonvarlet s'arrêta dans sa besogne et regarda en l'air.

—Eh bien, Jehan, comment va le travail ce matin?

—Fort bien, je termine ma mauvaise bête qui pourra, aux prochaines ondées, cracher l'eau loin de vos belles figures.

—Notre portail est bien avancé, encore une ou deux années, si la guerre nous laisse un peu de tranquillité, si ces maudits routiers d'Angleterre sont enfin repoussés et chassés du pays de France par celle qui vient de mener sacrer le roi Charles à Reims, et l'Abbaye de Saint-Corneille aura un portail digne de sa grandeur et de sa vieille gloire!

Maître Jacques Bonvarlet.

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Les deux sculpteurs placés, l'un à cheval sur son madrier suspendu en l'air, l'autre sur un échafaudage plus commode, étaient de physionomie et d'allures bien différentes. Le premier, Jehan de Compiègne, dit aussi des Torgnoles en picard, pour son caractère prompt à s'enflammer et sa malheureuse facilité aux querelles, était un grand et gros garçon à mine réjouie, le visage rasé, haut en couleurs, paraissant au plus âgé de vingt-sept ou vingt-huit ans. L'air vif et franc, tout en dehors, il abondait en gestes et en paroles, sa figure changeait d'expression à toute minute, maintenant épanouie en un large sourire, et l'instant d'après toute renfrognée par le souci ou froncée par la colère.

Gloussements de poules et de dindons.

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Maître Jacques Bonvarlet, tout au contraire, était un petit homme d'aspect doux et timide, âgé déjà et tout grisonnant, mince et maigre, les cheveux un peu rares, avec une barbe courte en pointe. Sobre de gestes et de paroles, il s'était remis à l'ouvrage après sa réponse, et l'outil avec lequel il grattait la pierre ne faisait pas plus de bruit que lui.

Grognements aigus de petits cochons roses.

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—Ces braves vendeurs de légumes et de poulailles ne lèvent pas le nez, cria Jehan d'un air vexé, nous sommes bien bons de nous donner du mal pour embellir les bâtiments et édifices de la ville, ils ne regardent même pas!... Pour satisfaire qui travaillons-nous ainsi, maître Bonvarlet?

—Nous! répondit laconiquement le sculpteur.

Attablés à l'auberge.

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—Vous dites bien vrai, fit Jehan des Torgnoles avec un éclat de rire en se laissant glisser en bas de l'échafaudage, au grand émoi d'un groupe de paysannes surprises de le voir tomber du ciel sur leurs têtes.

L'instant d'après Jehan des Torgnoles était attablé devant un broc d'hydromel à l'auberge de la Fleur de Lys, ouverte sur la place toute pleine et bourdonnante en ce jour de marché, dans un vacarme de conversations et de cris d'animaux, gloussements de poules ou de dindons, couins couins de canards, bêlements de moutons, grognements aigus de petits cochons roses serrés dans des caisses de planches, clameurs de protestation de porcs gras, entraînés vers de sombres destins par quelque charcutier faiseur de boudins et de saucisses.

En vérité Jehan des Torgnoles semblait avoir oublié ses bonnes résolutions; à le voir trinquer et rire plein d'animation avec quelques gaillards rubiconds, il paraissait bien avoir remis à plus tard son intention de délaisser ses déplorables habitudes et de s'amender le plus vite possible.




II

COMMENT JEHAN L'YMAGIER JETA LE TROUBLE DANS LE MARCHÉ DE COMPIÈGNE

Ceci se passait en la bonne ville de Compiègne, serrée entre ses murailles le long de la rivière d'Oise, à l'entrée de la forêt, sur les confins du Valois et de la Picardie. On était au plus fort de la guerre avec l'Anglais, en l'an 1429, année fameuse qui avait vu surgir des marches de Lorraine la bergère de Vaucouleurs, et la victoire revenir avec elle sous les bannières de France si longtemps poursuivies par le malheur. Après cette merveilleuse délivrance d'Orléans assiégé, il y avait eu la campagne rapide et vigoureuse de Jehanne d'Arc; l'un après l'autre les chefs les plus renommés des bandes anglaises étaient battus, chassés ou pris, l'une après l'autre les villes retombaient au pouvoir du dauphin Charles;—chevauchée héroïque d'une petite armée qui, abattant ou renversant tout devant elle, venait de pousser jusqu'à Reims pour y faire sacrer le roi dans la vieille cathédrale.

Délivrance d'Orléans.

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Tout n'était pas dit et la guerre continuait, mais l'espérance, à peu près morte si longtemps, était revenue dans les cœurs. Les Anglais tenaient encore bien des villes, leurs partis battaient l'estrade en bien des provinces. Comme toutes les places fortes, villes ou châteaux de la région, Compiègne se gardait soigneusement; quelques centaines de soldats commandés par messire Guillaume de Flavy, capitaine à la main dure et bon homme de guerre, étaient prêts à faire bonne défense.

Entrée en ville.

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Les guerres duraient depuis si longtemps, l'habitude en était si bien prise que les gens ne semblaient pas trop soucieux; les ménagères bavardaient par groupes en faisant leur marché, les bourgeois à mine placide tournaient autour des paniers à volaille et des corbeilles de fruits, ou plaisantaient avec les paysans, et ceux-ci semblaient peu se préoccuper de l'appareil guerrier entrevu aux remparts, alors qu'avant de leur laisser franchir les portes, les soldats de Flavy les examinaient prudemment dans l'avancée, par crainte de surprise.

Cependant les amis de Jehan des Torgnoles, ayant quitté les brocs, après les avoir consciencieusement vidés, stationnaient maintenant sur le parvis de Saint-Corneille, juste sous les échafaudages. Le nez en l'air, ils se poussaient du coude et riaient aux éclats depuis quelques minutes. Il suffit qu'une personne dans la rue lève le nez, même quand il ne se passe absolument rien dans les régions supérieures, pour que tous les passants s'arrêtent intrigués et braquent leurs regards vers les nuages qui filent.

Tous braquent leurs regards vers les nuages qui filent.

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Il en fut bientôt ainsi sur tout le marché; paysans et chalands s'interrompirent dans leurs négociations sur le beurre et les œufs, les légumes ou les volailles, et à leur exemple, dans les rues débouchant au parvis, du Change, de Saint-Antoine ou du pont, les commères regardèrent en l'air sur le pas des portes, les ouvriers se mirent aux fenêtres.

Seul Jehan des Torgnoles assis sur un banc à la porte de l'auberge, contemplait d'un air détaché des choses de ce monde l'enseigne de la Fleur de Lys.

—Qu'est-ce qu'il y a de si joyeux dans le ciel? dit enfin un bourgeois en tapant sur l'épaule d'un des amis de Jehan qui continuait à s'esclaffer.

—Ce n'est pas dans le ciel, c'est sur le toit de Saint-Corneille, aux balustrades, vous ne voyez donc pas!

—Quoi? demandèrent ensemble sept ou huit badauds.

—Cette gargouille toute neuve qui allonge son vilain museau... vous ne reconnaissez pas?

—Celle qui est laide à faire fuir un diable d'enfer?

—Regardez! Regardez!

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—Oui... Et bien, vous avez donc tous la vue brouillée? Cette vilaine bête qui ouvre si grandement une gueule édentée et qui serre une bourse dans ses griffes... une bourse volée... c'est tout à fait la ressemblance de...

—Oui! C'est tout à fait, tout à fait maître Thi...

—... baut Rongemaille! s'écrièrent quinze voix au milieu des éclats de rire.

—Comme c'est ça! c'est sa vilaine frimousse, sa grimace... à peine un peu élargie.

—Qu'est-ce que dit ce va-nu-pieds.

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—Par ma foi, je le connais, moi, dit un paysan, et même un peu trop... c'est bien lui, quelle bouche! quel gosier! on dirait qu'il veut avaler d'un seul coup de gosier tous les écus du pauvre monde.

—Hou! hou! Thibaut Rongemaille!

Jehan des Torgnoles, maintenant, s'avançait nonchalamment dans les groupes, les mains derrière le dos.

—Tiens! tiens, fit-il, qu'est-ce qui se passe donc? que diable voyez-vous là-haut?

—Quel diable? Rongemaille l'usurier!

—Le digne maître Thibaut? je le vois d'ici, à la fenêtre de son logis, regardez!

Et Jehan désignait l'original du portrait lui-même, qui avait ouvert une fenêtre et passait la tête pour chercher ce qui mettait en si joyeux émoi les gens du marché. En effet, le personnage ressemblait bien à la longue gargouille grotesque toute blanche et toute neuve, qui des balustrades de l'église tendait la tête vers lui. C'était, à l'exagération près, le même nez pointu, les mêmes joues osseuses et glabres, la même bouche immense aux longues dents, aux lèvres minces, sur un menton rudement équarri. Les yeux cachaient sous une profonde arcature sourcilière leur expression hypocrite; sur le front bas, couturé de rides, les cheveux s'aplatissaient comme pour rejoindre les sourcils.

—Et le voilà également là-haut, le digne maître Thibaut dit un ami de Jehan en levant le doigt vers la balustrade.

Chacun d'un même mouvement, regarda alternativement le portrait et l'original que toutes les mains désignaient, pendant que Thibaut Rongemaille, surpris, s'efforçait de découvrir ce qu'on semblait lui montrer.

C'était le gouverneur lui-même.

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—C'est ma foi vrai! fit Jehan d'un air innocent, c'est bien lui! Je ne l'ai pourtant pas fait exprès, mes chers amis... J'avais à tailler dans la pierre l'image d'une bête horrible représentant un péché capital, l'Avarice, vilain vice qui fait commettre de bien méchantes actions, au détriment de pauvres braves gens trop innocents pour savoir se défendre... Alors il n'est pas étonnant que la ressemblance soit venue tout naturellement sous mon ciseau!

—Qu'est-ce que dit ce va-nu-pieds? s'écria Thibaut Rongemaille qui commençait à comprendre.

—Va-nu-pieds! dit Jehan, je proteste, vous ne m'avez pas pu prendre mes souliers, parce que sans doute je me suis tiré à temps de vos griffes.

—Qu'as-tu fait encore? dit l'abbé.

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—Ce misérable vaurien qui ose s'attaquer à un honnête bourgeois de la ville!... heureusement l'on me connaît...

Un éclat de rire s'éleva dans la foule.

—Oui, oui, on le connaît!

Ceux qui ne connaissaient pas l'homme riaient de confiance ou demandaient quelques explications à leurs voisins, et des mains, l'index tendu, montraient l'ironique image de pierre, ou Thibaut Rongemaille lui-même que la fureur commençait à gagner. Penché hors de sa fenêtre, il criait des injures qui s'entendaient à peine au milieu des rires et du brouhaha général.

—Filou! va-nu-pieds, claque-patins, mendiant sans le sou! je t'en ferai voir! Je vais réclamer justice, gibier de bourreau! échappé du pilori, espoir de la potence!...

Il n'eut que le temps de rentrer la tête, car une carotte et quelques navets arrivèrent soudain, destinés à sa figure et qui endommagèrent un peu le vitrage de sa fenêtre.

—Vous êtes tous des oies, des ânes, des...

La tête de Rongemaille paraissait à la fenêtre, criait une injure et rentrait aussitôt pour éviter les projectiles. Le marché tout entier semblait en joie; on avait abandonné toute transaction, une clameur générale s'élevait, de rires et d'apostrophes joyeuses. Poules et canards eux-mêmes mis en train et quelque peu effarés, se mêlaient au concert.

—Fi! tu te plains, Rongemaille, criait Jehan, au lieu de remercier ces braves gens qui te fournissent de quoi mettre la marmite au feu sans bourse délier... Tiens, reçois encore ces choses pour ton souper, mon ami!

Un tas de trognons de choux et de débris de légumes fournit aux amis de Jehan un supplément de projectiles auxquels répondirent quelques potées d'eau lancées par Rongemaille. Sur ce, quelques cailloux se mêlèrent aux trognons de choux, certaines vitres souffrirent, puis la fenêtre se ferma brusquement, après une bordée d'injures qu'on n'entendit pas, mais l'usurier jaillit de sa porte.

—Je vais réclamer la justice de messire l'abbé de Saint-Corneille, dit-il, et nous allons voir...

Au même instant la porte des bâtiments de l'Abbaye sur la droite du parvis s'ouvrait toute grande et laissait voir messire l'abbé lui-même, accompagné de quelques moines, pendant que de l'autre côté de la place une quinzaine de soldats accouraient du poste du pont, où le tumulte de la place du Marché avait donné l'alarme. Un gentilhomme à cheval, en demi-armure, les conduisait, et ce n'était rien moins que le gouverneur lui-même, Guillaume de Flavy, chevalier de haute taille et de forte corpulence, à poing rude et mine sévère, bien propre à refréner vite toute idée de désordre parmi les plus turbulents.

—Eh bien, qu'est-ce? une sédition?... ouvrez vos rangs, bonnes gens, que nous y mettions bon ordre! criait le sire de Flavy en poussant son cheval sans regarder s'il bousculait un peu les paniers de légumes et cages à poulets.

—Pourquoi tout ce vacarme? dit l'abbé levant la main, pourquoi cette bagarre? qui vient réclamer justice?

—Moi, dit Rongemaille blême de fureur, moi qu'on massacre et qu'on assassine, comme vous voyez!

Un éclat de rire s'éleva, l'abbé réclama le silence.

—Pour un homme massacré, vous avez encore bonne voix, maître Rongemaille, dit l'abbé; voyons, de quoi vous plaignez-vous? que demandez-vous?

—Je demande... je demande... qu'on le pende!

Un nouvel éclat de rire lui coupa la parole.

—Pendre? s'écria l'abbé, comme vous y allez! qui donc?

—Tous! cria Rongemaille, ou plutôt un, pour le moins, celui-ci, monseigneur, qui se cache derrière les autres.

Ce disant, Rongemaille montrait Jehan des Torgnoles qui avait pris subitement l'air innocent d'un des petits angelots sculptés sur le portail.

—Moi? fit Jehan s'avançant, et pourquoi donc, maître Rongemaille, pourquoi me voudriez-vous voir cruellement attaché à la potence?

—Ah! ah! dit l'abbé se tournant vers Jehan, encore toi garnement! Voyons, que te reproche-t-on? Qu'as-tu fait encore?

—Rien, monseigneur, rien qu'essayer, avec mon art et mes faibles moyens, de travailler à l'édification et à l'amélioration de mon prochain, voilà tout!

—Ce qu'il a fait, monseigneur, s'écria Rongemaille, tenez, regardez en l'air! voyez cette gargouille!

—Regardez cette gargouille!

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L'abbé, les moines et Flavy levèrent la tête, ébahis.

—Quoi? Eh bien? Cette gargouille?

—Ah! dit Flavy en riant, je vois, moi. Ah! Ah! malepeste, maître Rongemaille, votre effigie au portail de la noble abbaye, quel honneur, et vous vous plaignez!

—Je me plains, messire, d'être ainsi pourtraicturé en animal diabolique, d'être exposé à la risée de tous les passants, car voyez comme ce misérable gueux m'a représenté?

—Mon ami Jehan, tu es coupable, dit l'abbé sévèrement, maître Rongemaille a raison de se plaindre, tu n'avais pas le droit de le pourtraicturer ainsi...

—J'ai voulu représenter l'Avarice qui est un bien vilain péché capital, monseigneur, fit Jehan la mine contrite, ce n'est pas ma faute si maître Rongemaille veut absolument se reconnaître... Il est certain qu'il n'est pas joli, joli, mais est-il vraiment aussi laid que ma gargouille?

—Entendez-vous le gueux! s'écria Rongemaille. Monseigneur! je demande justice! Ça ne peut pas se passer à moins d'une pendaison!

—Je t'avais pourtant averti, Jehan, fit l'abbé; il y a déjà dans tes autres sculptures certaines oreilles d'âne qui ont chagriné un honnête bourgeois... cette fois, je reçois une plainte formelle, je suis obligé de sévir...

Certaines oreilles d'âne.

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—Justice, monseigneur! faites bonne et sévère justice! clama Rongemaille.

—Monseigneur! dit Jacques Bonvarlet qui était descendu du portail et s'était approché de l'abbé, vous savez que Jehan n'est pas un méchant garçon... il a eu tort, c'est certain, mais il y a certaines excuses à son méfait...

—Je sais, fit l'abbé, je sais, maître Bonvarlet, inutile de plaider pour votre élève. Je dois bonne et prompte justice à tous sur le territoire de l'Abbaye et je veux faire justice. En conséquence, toutes choses vues et entendues, je reconnais le bien-fondé de la plainte portée en mon tribunal par maître Rongemaille, homme notable, bourgeois de Compiègne connu et apprécié, et je condamne Jehan des Torgnoles à la prison, au pain et à l'eau...

—Je réclame, monseigneur, dit Rongemaille, j'aimerais mieux la potence pour ce va-nu-pieds, et justement sa gargouille pourrait en servir...

—Silence! dit rudement Flavy.

—Je le déclare coupable de médisance envers son prochain et je le condamne à la prison, au pain et à l'eau... pour deux heures!

—Je demande qu'on les pende tous!

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Un formidable éclat de rire, en dépit de tout respect, accueillit la sentence de l'abbé. Jehan baissa la tête comme un homme accablé, tandis que Rongemaille levait en signe de protestation ses deux bras en l'air.

—Allons! cria Guillaume de Flavy après avoir ri comme les autres; la cause est jugée et bien jugée! Qu'on se retire! Comme capitaine de la ville, j'entends maintenir la tranquillité. Or donc, que tous marchands qui ont à vendre, vendent, que tous ceux qui ont à acheter légumes ou poulaille pour leur cuisine achètent, et que les autres s'en aillent à leurs affaires... Nous sommes en guerre, je ne permets ni bruit ni tumulte!

—Mais!... dit l'obstiné Rongemaille.

—Vous! maître Rongemaille, n'ameutez point le populaire pour faire juger si vous êtes plus beau ou plus laid que cette image. Si vous ne vous taisez, je prie le seigneur abbé de faire grâce entière au coupable.

Au fond des cachots.

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III

LES ÉMOTIONS DE GUILLEMETTE ET DE MARTINOTTE

Le sculpteur Jacques Bonvarlet habitait une petite maison dans un quartier fort tranquille, en vue des prairies où la rivière d'Oise coulait nonchalamment, en bonne petite rivière prenant ses aises, aimant à s'étaler sous les saulaies et même, quelquefois, après les pluies, à s'en aller vagabonder à travers champs, jusque vers les collines de Picardie qui l'encadrent à courte distance.

Ce quartier solitaire s'éparpillait dans les anciens jardins d'un palais des rois carlovingiens, le palais de Charlemagne, comme l'appelait le populaire, abandonné ou détruit; il en restait près de la rivière une grosse tour, la tour Beauregard, qui subsiste encore aujourd'hui après dix siècles, et ruinée seulement depuis trois cents ans.

 
 
Au pied de la tour Beauregard.

Sur l'emplacement du palais de Charlemagne, il y avait alors un couvent de Jacobins; et quelques rares maisons. L'une de ces maisons était celle de Bonvarlet, ancienne dépendance du palais sans doute, bâtie sur terrain élevé. Les fenêtres de son unique étage regardaient d'un côté par-dessus le rempart, vers la tour Beauregard et le pont traversant l'Oise. De l'autre côté, c'était la ville, des toits et des toits, des pignons, des flèches d'églises et la forêt bleuissant au loin. De vieux murs croulants, encadraient le verger rempli de grands et gros arbres, poiriers, pommiers, pruniers, dont quelques-uns semblaient presque d'âge à avoir vu passer dans le palais Charlemagne et le paladin Roland, et ne portaient plus sur leurs branches tordues que les pampres d'une vigne envahissante.

En cette maison enfouie sous les arbres, Guillemette Bonvarlet, la fille du maître sculpteur, n'aurait rien appris du tumulte occasionné à cinq minutes de chemin, au parvis Saint-Corneille, par l'élève de son père, Jehan des Torgnoles, si la servante Martinotte, en rentrant du marché, ne s'était hâtée de monter en sa chambre pour lui raconter l'événement.

Guillemette était une enfant blonde et fraîche, aux traits réguliers et fins, avec un nez d'une ligne idéalement pure, des yeux de candeur profonds et doux comme un ciel de printemps, limpides et claires fenêtres de son âme. Essayer d'esquisser un portrait plus détaillé est bien inutile, Guillemette ressemblait à toutes les statues de Vierges et de saintes que son père sculptait depuis vingt-cinq ans. Elle n'était pas née que déjà son père taillait son image dans la pierre, ce qui s'explique très naturellement, car Guillemette était le vivant portrait de sa mère défunte. Vingt-cinq ans auparavant, c'était le visage de la mère que, sans le vouloir, le sculpteur reproduisait; c'était maintenant celui de la fille.

Guillemette Bonvarlet.

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Assise devant une grande table sur laquelle était étalé un grand dessin de rinceaux pour une frise sculptée, Guillemette travaillait à reproduire ces rinceaux avec son aiguille et des fils de nuances diverses, sur une toile destinée à quelque somptueuse crédence. Elle leva la tête à la brusque entrée de la servante, comprenant à son allure que celle-ci devait avoir sur la langue quelque nouvelle la démangeant fortement.

—Eh bien, Martinotte, dit-elle malicieusement, que rapportez-vous du marché? Beurre frais, très cher, choux et poireaux, seulement pas encore de cerises, n'est-ce pas?

—Attendez deux mois pour les cerises, si elles osent mûrir avec ces Anglais de malédiction, qui sont par les champs! Aujourd'hui vous l'avez dit, le beurre est encore augmenté... Mais vous ne savez pas autre chose?

—Non, quoi donc?

—Un malheur! Votre père vous le dira en détail quand il va venir, moi je peux seulement vous le dire en gros...

Martinotte.

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—Quel malheur? fit Guillemette épouvantée en jetant ses aiguilles.

—Un malheur arrivé au pauvre Jehan l'ymagier, au portail Saint-Corneille... Jehan des Torgnoles, le pauvre garçon qui était toujours si tant plein de gaîté... plutôt trop même... C'est bien fini!...

—Ah, mon Dieu! il est tombé du portail... il s'est tué?...

—Non, il n'est pas tombé, non, il ne s'est pas tué, vu qu'il était encore bien portant il y a cinq minutes quand j'ai quitté le marché, mais il n'en vaut guère mieux...

—Comment? Pourquoi?

—Est-ce que je sais, moi! Je me tue à vous expliquer que je n'y ai rien compris, vu que j'étais un peu loin, mais tout ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est condamné et qu'il est à cette heure au fin fond des prisons de l'Abbaye...

—En prison?

—Au pain et à l'eau sa vie durant... ce qui ne sera pas long, car on connaît ses goûts...

—Pourquoi condamné? Pourquoi en prison?

—Quelque chose qu'on lui reproche... je ne sais quoi... Mais c'est grave et il a avoué... vous demanderez à votre père...

Au pain et à l'eau.

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Guillemette ne put tirer d'autre explication. Une chose était certaine. Jehan avait commis quelque épouvantable crime, et, pris sur le fait, on l'avait, après jugement immédiat et condamnation régulière, jeté pour le reste de ses jours au fond des cachots de l'Abbaye. Quel terrible événement!—Qui aurait pu penser, dit Martinotte, que ce Jehan des Torgnoles à l'air si bon enfant, compagnon joyeux et insouciant, s'était trouvé capable d'un forfait aussi noir que le crime inconnu à lui reproché? Un gaillard toujours de belle humeur, riant et chantant si bien d'habitude, que l'on se demandait s'il chantait pour se distraire en travaillant, ou s'il travaillait un peu pour s'occuper en chantant! Ah! il cachait bien son jeu!

Pour Guillemette terrifiée, Jehan était presque un ami d'enfance. Petite fille encore, elle l'avait vu venir, grand garçon de quinze ans, montrer ses essais à son père et lui demander des conseils; elle l'avait toujours vu travailler à côté de Bonvarlet aux menus travaux de sculpture, d'abord au dégrossissage des figures de pierre ou de bois, ornements de poutres et poutrelles pour quelque pignon, chapiteaux de colonnes, angelot de portail, écusson lambrequiné pour le manteau de quelque noble cheminée, figure de roi, de prophète ou de saint destinée à quelque église.

Quelle catastrophe pour le pauvre Jehan! La prison perpétuelle! châtiment immérité certainement, car il devait être innocent de ce dont on l'accusait... Pourtant il avait avoué... non, c'était impossible.

Guillemette se perdait dans les plus étranges suppositions lorsque son père, qu'elle attendait avec une impatience fébrile, arriva enfin. Il avait la mine soucieuse. Guillemette lui trouva l'air navré.

—Eh bien, père? dit-elle, le malheureux Jehan?

—Ah, tu sais déjà?

—C'est donc vrai!

—Oui, c'est vrai!

—Martinotte m'a dit qu'il avait... qu'il était... enfin qu'il avait été pris, jugé et condamné...

—Et mis tout de suite en prison, c'est exact.

—Ah mon Dieu! et pour... combien d'années?

Maître Bonvarlet se mit à rire.

—Combien d'années?... Qu'est-ce que cette bête de Martinotte a bien pu te raconter?

Menus travaux de sculpture.

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—Est-ce que je sais, moi, s'écria Martinotte froissée, j'ai dit ce qu'on m'avait dit, je l'ai pas inventé, pour sûr, même que j'allais quasiment pleurer tout à l'heure avec demoiselle Guillemette qui me mettait en train...

—Tranquillisez-vous, Jehan a été jeté dans les oubliettes de Saint-Corneille à midi, condamné à la prison dure, au pain et à l'eau, mais lorsque deux heures sonneront à l'horloge de l'Abbaye, il sera rendu à la liberté.

—Alors, son crime?

—Ça sentira le brûlé!

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—Pas bien gros. Une imprudence plutôt mais elle peut lui coûter plus cher que les deux heures de prison auxquelles messire l'abbé, qui doit justice à tous, l'a très justement condamné... Jehan a eu bien tort et je l'en blâmerai fortement... Il s'est fait un ennemi dont il ne faudrait pas rire, surtout dans les circonstances actuelles...

—Qu'a-t-il donc fait, mon Dieu?

—Il a offensé cruellement un homme vindicatif et méchant, qui se vengera s'il le peut, et même qui a déjà commencé... Messire de Flavy, le gouverneur, n'est pas content. Mais nous causerons de cela tout à l'heure, je n'ai pas le temps, il faut que je retourne à l'Abbaye.

—Et le dîner? fit Martinotte qui avait mis la table et approché déjà trois escabeaux, ça va refroidir à cause de ce brigand de Jehan!...

—Nous dînerons avec un peu de retard, tu remettras sur le feu...

—Ça sentira le brûlé!

—Tu m'ennuies!

Maître Bonvarlet était venu changer ses habits de travail et prendre son surcot et son chaperon des dimanches; il avait à parler à l'abbé de Saint-Corneille pour des complications survenues à l'affaire de Jehan depuis son emprisonnement. Il était bien près de deux heures, il lui restait juste le temps de courir à l'Abbaye avant la sortie du prisonnier.

A la fenêtre.

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Guillemette conduisit son père jusqu'au tournant de la tour Beauregard et revint se mettre à une fenêtre avec Martinotte, toutes deux formant mille conjectures sur l'événement. Martinotte, qui avait de l'imagination, émettait les suppositions les plus extraordinaires. Tantôt Jehan des Torgnoles avait voulu vendre Compiègne au roi d'Angleterre, mais dans ce cas, les deux heures de prison n'étaient vraiment pas une punition suffisante: tantôt il avait battu et mis en chair à saucisses une douzaine de notables bourgeois... dans ce cas le châtiment semblait encore trop bénin... Il fallait que maître Bonvarlet fût réellement un monstre d'égoïsme pour traîner ainsi avant de venir dire ce qu'il y avait au juste!

Comme elle donnait sa langue au chat, on aperçut tout à coup maître Bonvarlet dans le jardin avec le criminel lui-même qu'il tenait par un bras et qu'il semblait morigéner avec animation. Les deux hommes venaient d'arriver par une ruelle détournée passant derrière le rempart. Jehan avait un paquet de hardes à la main et un bâton comme un homme qui se prépare à partir en voyage.

—Allons, Martinotte, un quatrième escabeau et à table le plus vite possible. J'espère qu'il y aura assez de soupe pour un appétit de plus, dit maître Bonvarlet.

L'ex-prisonnier des geôles de l'Abbaye ne semblait pas avoir pâti dans son cachot malgré sa terrible condamnation, et vraiment il semblait prendre bien légèrement les événements qui faisaient une mine si grave à son maître.

—Bonjour, demoiselle Guillemette, bonjour, respectable Martinotte, fit Jehan. Vous voulez bien qu'une espèce de vagabond comme moi, d'échappé de prison, prenne place à côté de vous? Je n'ose vraiment pas... je dois sentir la potence! Vous ne trouvez pas?

Un sourire parut sur la figure de Guillemette tandis que Martinotte fronçait les sourcils.

—Faudrait tout de même savoir? grommela celle-ci.

—Ne riez pas! dit Bonvarlet, la chose est sérieuse... Toi, mon garçon, assieds-toi, mange ta soupe, tu n'en auras peut-être pas toujours à discrétion... Enfin, la bêtise est faite, il faut en subir les conséquences. Ce matin, sur le marché, tu avais les rieurs de ton côté, mais ne rit bien que celui-là qui rit le dernier!... C'est au tour de l'autre maintenant... L'ennemi que tu t'es donné n'a pas perdu de temps, il est allé trouver le gouverneur qui avait ri ce matin et qui se fâche maintenant.

Il est allé trouver le gouverneur.

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—Vraiment, interrompit Jehan, messire de Flavy aurait pu s'informer, il n'y a pas dans toute la rue des Lombards pire voleur, plus méchant homme, ni finassier plus habile à manger le bien de son prochain.

—Tant que tu voudras, mais c'est pour le gouverneur un homme à ménager. Ce Rongemaille est en relations avec les gros marchands de France, de Bourgogne et de Flandre et avec bien du monde. Il est riche, il est habile, il est rusé... Or, le trésor du roi Charles paraît bien à sec, ses argentiers sont bien démunis et messire de Flavy, dit-on, ne voit pas souvent venir d'écus pour la paye de ses gens de guerre. La Touraine est loin et Rongemaille, en cas de disette d'argent, peut être utile...

—Oui, oui, mais je ne vois pas Rongemaille faisant sortir ses écus...

—N'importe! messire de Flavy ne peut tolérer le désordre dans une ville presque assiégée, quand les ennemis sont aux champs et battent les environs prêts à profiter de toute occasion; or, tu as causé ce matin trouble et bagarre, un gouverneur ne peut permettre querelles et dissensions dans sa ville, il t'a réclamé à l'abbé de Saint-Corneille pour te chasser de Compiègne. L'abbé de Saint-Corneille ne pouvait, pour tes beaux yeux, entrer en conflit avec le gouverneur. Donc...

—Donc, il me met hors de ses prisons et de l'Abbaye en même temps!... Je ne travaillerai plus à votre beau portail... J'espérais pourtant, avec le temps, y montrer un peu mieux le savoir que j'ai acquis en travaillant sous vos yeux, d'après vos conseils...

—Mon ami, personne n'y va plus guère travailler... Plus tard, quand les temps seront meilleurs, on reprendra l'ouvrage, les moines me l'on dit, et tu reviendras... En attendant, tu dois partir, mon pauvre Jehan, mais le bon abbé qui sait que tu n'es qu'un vaurien désordonné toujours à court, m'a chargé de te remettre cet argent en y joignant toutes les admonestations possibles pour tes fautes passées, toutes les recommandations pour l'avenir... Prends donc l'argent et les bons avis, tu auras besoin de l'un et de l'autre. Prends, mon garçon, et ménage-les, ces écus, un peu mieux que les autres. Nobles à la rose, écus de Tours ou de Paris, cela file vite, et par le temps qui court cela ne revient pas facilement!

—Remerciez pour moi l'abbé de Saint-Corneille, un jour, j'espère, je pourrai témoigner ma reconnaissance.

—Tu vas donc partir...

—Pauvre Jehan! fit Guillemette émue.

—Bon, bon, dit Martinotte, faut-il pas pleurer? Ça vaut toujours mieux que d'être pendu... ou enfermé au pain et à l'eau pour le restant de ses jours, comme on disait.

L'abbé de Saint-Corneille.

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—Et je te donnerai, moi, une lettre pour le maître architecte de la cathédrale de Tours, j'espère qu'il te trouvera quelques belles figures à tailler dans la pierre... on ne chôme pas partout, et je te le répète, les mauvais jours passés, il y aura bien encore des édifices en la ville de Compiègne qui auront besoin des embellissements du noble art de sculpture... Finis de dîner, prends des forces...

Dame Martinotte garnit l'assiette de Jehan avec les trois quarts du plat de bœuf aux choux. Maître Bonvarlet emplit son verre d'un petit de vin de Venette, aigre, mais franc et très guilleret.

—Et va-t'en! mon cher garçon, plus tôt tu seras parti, mieux cela vaudra. Il faut que tu sois déjà loin à la brune, quand se fermeront les portes de la ville.

—Bah! quand même les portes seraient fermées, pensez-vous que cela me gênerait pour m'en aller, malgré messire le gouverneur? Ce ne serait pas la première fois que je trouverais le moyen, les portes closes, de passer dehors... Je connais certain endroit dans un angle, près de l'ancienne poterne, où la descente n'est pas trop malaisée pour un garçon qui n'a pas ses jambes dans ses poches...

—Non, non, pas de cela, tu partiras par la porte et je te conduirai moi-même tout à l'heure, pour être certain que tu ne feras pas nouvelles bêtises!


IV

UN VOYAGEUR AFFAMÉ ET DES ROUTES PEU SURES

Un hiver a passé, depuis que Jehan des Torgnoles a purgé sa peine de deux heures de prison au pain sec et à l'eau claire, dans les geôles de l'Abbaye de Saint-Corneille. Nous le retrouvons un soir de printemps pluvieux, sur une route entre Normandie et Picardie; un léger bagage dans un sac sur son dos, il marche dans les flaques de boue, la tête basse pour veiller aux ornières, relevant à peine le nez de temps en temps pour regarder sur sa gauche le soleil qui se couche, triste et jaune, derrière des nuages couleur d'ardoise.

Le vent souffle dans les arbres où le feuillage est encore grêle, des moulins à vent tournent mélancoliquement sur les collines bleuâtres au pied desquelles un petit village tout frissonnant dévide dans le ciel des fumées que la bise bouscule et emporte rapidement.

Jehan est triste, plus triste que l'an dernier sur son échafaudage du parvis Saint-Corneille, et il nous faut avouer qu'il y a bien de quoi.

Voilà plus de six mois que les sculptures du portail sont terminées, plus de six mois qu'il a quitté les chantiers de l'Abbaye, où, seul, maître Jacques Bonvarlet avait encore quelques statues d'autel à terminer. Les temps sont durs et mauvais. Depuis six mois Jehan de Compiègne erre, cherchant du travail dans les bonnes villes; mais il n'y a plus de travaux, partout la guerre sévit ou menace, partout les villes ferment, partout les bourgeois guettent avec inquiétude, du haut de leurs remparts, les bandes ennemies qui, de temps à autre, surprennent quelque place et la mettent à sac.

Tous ces soudards et routiers, Anglais, Bourguignons, Flamands, vivent sur le pays, pillant et saccageant, brûlant les villages qui résistent, mettant à rançon les châteaux ou les bourgs intimidés. Il y eut bien trêve avec le duc de Bourgogne, mais que valent les trêves pour des routiers qui, lorsque l'occasion est bonne, passent sous les bannières anglaises! Que fait-il, l'excellent Jacques Bonvarlet, au milieu de toutes ces bagarres, dans le fracas des armes, lui si paisible et si doux, âgé déjà et de santé médiocre, resté seul avec sa fille Guillemette, qui brodait de si belles fleurs d'or et de pourpre sur les aubes des moines de Saint-Corneille?

Jehan rit amèrement en se remémorant les bons conseils que lui a donnés maître Bonvarlet lorsqu'il lui fit ses adieux aux approches de l'hiver, il y a plus de six mois: «Si tu as quatre écus en ta pochette, mon ami, ne te crois point pour cela riche à jamais et ne fais pas le magnifique seigneur par les hôtelleries, avec tous ces bons amis que la moindre piécette d'or nous fait si facilement découvrir! Apprends à compter!...»

Les bourgeois guettent avec inquiétude.

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—Oui, maître Bonvarlet, dit tout haut Jehan des Torgnoles en posant le pied par distraction au milieu d'une flaque, j'apprends à compter, maître Bonvarlet!... ou plutôt non je ne peux plus, comme je n'ai plus même la monnaie d'un écu dans mon escarcelle, ni même d'escarcelle, je ne saurai bientôt plus si un et un font deux ou zéro seulement!... ah, maître Bonvarlet!

Jehan soupira.

Rêves douloureux.

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—Que me disait-il encore?... Ah oui, «fuis la gaîté, crains, redoute, fuis la gaîté, mon ami Jehan. Je n'en dirais pas autant à tout le monde, chacun n'a pas comme toi une âme disposée à faire explosion à toute minute en rires et en chansons! Non, mais toi, je te connais, je sais que ta gaîté naturelle te joue de vilains tours et je te dis de prendre garde! Quand tu te sentiras l'âme en fête, que des chansons te reviendront aux lèvres, force ton esprit à penser à des choses tristes, broie du noir si tu peux, mon ami, tu t'en trouveras bien!»

Jehan donna un coup de bâton dans un buisson d'orties.

—Je m'en trouverai bien? cria-t-il, non, maître Bonvarlet, non! Je pense à de tristes choses, à des choses douloureuses... aïe, à mon estomac qui crie la faim, par exemple... Je pense à cette chose vraiment lamentable qu'est l'appétit... et je ne m'en trouve pas bien. Je broie du noir toute la journée et je m'en trouve mal, très mal, horriblement mal!

Où est-elle ma gaîté naturelle? Ce digne maître Bonvarlet, en me parlant de ma gaîté naturelle, prenait des mitaines pour me faire entendre que je devais fuir les hôtelleries, les compagnons rubiconds et joyeux, les tables trop avenantes, trop bien garnies d'oies farcies, andouillettes, jambons, flacons de vins de Touraine, d'Anjou ou de Gascogne... Halte-là, ne nous gargarisons pas avec ces mots délicieux, qui donneraient soif et fringale à un estomac repu, ce qui n'est pas le fait du mien!... Parlons-lui bien vite d'abstinence, de navets crus, de racines coriaces... Broyons du noir?... maître Bonvarlet, vos conseils ont été entendus, je suis maintenant d'une frugalité extraordinaire, obstinée, farouche, d'une frugalité à toute épreuve!

Jehan des Torgnoles envoya d'un coup de bâton une pierre voler à trente pas.

Le vieux tirait sur le licou d'une vache.

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—Pour le reste de vos conseils, maître Jacques Bonvarlet, vous me pardonnerez de les oublier... car j'ai la ferme intention de ne pas les suivre du tout.—«Réforme ton caractère, ne sois plus si prompt aux colères, si querelleur et chercheur de noises... tu t'enflammes, tu t'emportes, tu te fais des ennemis partout... Tâche de prendre du calme et de la modération... etc., etc..»—Eh bien, maître Bonvarlet, j'en suis fâché, mais je ne vais pas chercher à devenir un agneau bêlant, au contraire, et je vais me plonger délibérément dans les noises et dans les bagarres, je vais chercher les coups tout exprès, on m'appelle Jehan des Torgnoles, je vais cogner, cogner, cogner!!!...

Il exécuta un terrible moulinet avec son bâton, puis tout à coup se jeta sur le côté de la route comme pris d'une panique soudaine, ce qui semblait démentir bien vite ses déclarations; mais derrière son buisson, tout en restant les jeux aux aguets vers l'horizon, il tirait de son bissac le fer d'un gros marteau et l'ajustait à son bâton.

Réfugiés dans les caches des bois.

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—Quels sont ces gaillards qui viennent là-bas, traînant une vache et portant des paquets? Soudards ravageurs revenant du pillage ou simples paysans? Français ou Anglais? Bah! ils ne sont que trois, qu'ils soient n'importe quoi, ce n'est pas pour me faire peur...

Jehan, la main sur les yeux, regarda si rien n'apparaissait au loin sur la route derrière les trois silhouettes, puis sortit délibérément des broussailles.

—Bon, ce sont des laboureurs qui rentrent au logis, dit-il, ils ralentissent le pas, je crois qu'ils ont peur de moi...

 
 
Les pillards.

Il leva son bonnet en l'air comme une manifestation pacifique pour rassurer les survenants qui bientôt se rapprochèrent.

C'étaient en effet des paysans: un vieux à cheveux blancs tout cassé et deux hommes jeunes et robustes, à l'air inquiet. Le vieux tirait sur le licou d'une vache et les jeunes, quoique chargés de paquets de hardes, avaient en la main droite chacun une fourche.

—Bonsoir, bonnes gens, cria l'ymagier quand il fut à vingt pas d'eux.

—Bonsoir, dirent les paysans, la mine défiante.

—Bon, ne me montrez pas les dents de vos fourches, dit Jehan, je ne suis Anglais ni Brabançon, au contraire! Rien de mauvais sur la route d'où vous venez?

—Rien de bon non plus, dit le vieux.

—Il y a danger?

—Peut-être. Les Anglais tiennent bourgs et châteaux à sept ou huit lieues, leurs bandes viennent au butin dans les villages tout près d'ici... Tenez, voyez-vous là-bas ces fumées noires qui traînent, c'est un village brûlé avant-hier; plus loin à gauche, ce qui fume encore un peu, c'est un groupe de fermes avec le manoir du seigneur, brûlés aussi après pillage et saccage!... Quelle existence pour de pauvres laboureurs dans ce pays ravagé! Nos champs restent en friches, le pain est rare, nos femmes et nos enfants sont dans les caches des bois, non pas en sûreté, hélas! mais un peu moins en danger... et voilà notre dernière vache que je conduis là-bas pour la sauver des brigands, si c'est encore possible...

—Quelle tristesse! dit Jehan.

—D'ailleurs, comment s'en tirer sans dommage, avec toutes les bandes qui courent le pays? fit un des paysans. Si ce sont des soldats du roi, ils nous disent: «Donne ta vache, bonhomme, il faut bien que nous mangions!» Si ce sont des routiers anglais ou bourguignons, ils prennent la vache, nous étranglent à moitié et nous assomment aux trois quarts en nous appelant: Chiens d'Armagnac! Et c'est grande chance quand ils ne mettent pas le feu à la grange et à la maison! Hélas, quand verrons-nous la fin de tant de misères? On parle tout bas de miracles et de prodiges qui l'annoncent, mais en attendant il faut se sauver dans les bois.

—Et vous, mon garçon, reprit le vieux, où allez-vous?

—A Compiègne.

—On disait Compiègne pris par les Anglais.

Devant Compiègne.

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—Que non pas! Les trêves venant d'être rompues avec le duc de Bourgogne, Anglais et Bourguignons sont devant Compiègne, mais pas dedans! La ville est forte... Il paraît aussi que Jehanne, la Pucelle d'Orléans qui s'est faite chef de guerre et bat l'Anglais à chaque rencontre, avec l'épée de l'archange saint Michel, dit-on, marche pour délivrer Compiègne comme elle a délivré Orléans l'an dernier. J'y vais donc aussi et ne serai pas le dernier à cogner sur l'ennemi...

—Allez et bonne chance! mais faites attention sur votre route, observez bien les gens, défiez-vous de tout... Descendez sur le Valois pour ne pas tomber dans les bandes de routiers, évitez Creil qui vient d'être pris par les Anglais, passez par Senlis qui est aux gens du roi Charles VII.

—Bonne chance aussi dans vos bois, gardez-vous bien, et bon espoir tout de même!

Les paysans tirèrent sur leur vache et poursuivirent leur route vers les forêts qui barraient l'horizon au Nord, tandis que Jehan piquait vers le Sud, juste dans la direction des fumées sinistres dont les paysans lui avaient révélé l'origine.

Depuis six mois la situation était redevenue bien sombre; après la succession de victoires rapides et surprenantes, presque miraculeuses de l'année précédente, après la foudroyante campagne de cette bergère lorraine devenue chef d'armée, enflammant par sa seule présence le cœur des gens de guerre, lançant hommes d'armes et piétons, chevaliers, ducs, princes, archers, piquiers, vieux routiers ou simples soudards des communes, animés de la même ardeur, hérissés de la même fureur, à l'assaut sur les Anglais, bientôt démoralisés à tel point, que des renforts appelés d'Angleterre refusaient de s'embarquer par terreur des «maléfices et enchantements de la Pucelle»; après cette triomphale chevauchée d'Orléans à Reims, qui promettait une complète et rapide délivrance du royaume, les choses avaient brusquement tourné.

Au lieu de marcher de l'avant pour profiter de l'effet produit, de l'élan des troupes et du désarroi de l'adversaire, soudain la bannière royale avait viré en arrière! Malgré Jehanne, malgré le duc d'Orléans, malgré tous les rudes compagnons des victoires de Jehanne, Pothon, la Hire, Dunois, l'armée était retournée sur la Loire, le roi de France était redevenu le roitelet de Bourges ou de Chinon, un prince d'apparat vivant au milieu d'une cour corrompue, au lieu de chevaucher avec ses gens d'armes, et tout le fruit de la campagne de 1429 avait été perdu.

 
 
Les Anglais avaient repris les champs.

Les Anglais, rassurés par l'inaction de l'armée royale à demi dispersée, avaient repris les champs; partout leurs capitaines menaçaient les villes demeurées au parti du roi. Les provinces arrachées à l'ennemi par Jehanne d'Arc étaient piétinées et ravagées de nouveau. Noyon était à l'ennemi qui déjà arrivait devant Compiègne, après s'être emparé des petites places des alentours et l'investissait pour forcer le passage de l'Oise.

Des capitaines de Charles VII s'étaient remis en campagne pour leur compte; Lahire avait pris Louviers et Château-Gaillard et de là se lançait dans des courses sur les pays occupés par l'ennemi. Jehanne d'Arc, enfin, avec une petite troupe, quittait l'armée royale et accourait à la bataille. Elle surprenait les Anglais à Lagny et se disposait à secourir Compiègne où déjà elle avait été conférer avec le gouverneur Guillaume de Flavy pour réchauffer le courage de la garnison et des habitants.

Le pauvre Jehan de Compiègne, fatigué d'errer dans les villes et provinces plus ou moins touchées par la guerre, où tout travail manquait, où tous édifices en construction étaient arrêtés et paraissaient plutôt destinés à une ruine prématurée qu'à un prochain achèvement, avait pris son parti. Il s'était dit que ses bras vigoureux habitués à manier le ciseau et le marteau pourraient tout aussi bien tenir une arme et tailler, sculpter les Anglais à grands coups de fauchard, avec une bonne colère patriotique, avec toute la légitime indignation d'un homme qu'on dérange dans ses habitudes et qu'on empêche de manger à son appétit.

Jehanne avait été conférer avec Guillaume de Flavy.

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Il allait se faire soldat et pour trouver rapidement l'occasion de passer sa fureur sur le dos de l'ennemi en coups et horions, il tâcherait de se joindre à la petite armée de Jehanne et de gagner Compiègne, où il combattrait côte à côte avec des amis, où il reverrait son vieux maître Jacques Bonvarlet.

Il marchait d'un pas rapide tout en surveillant soigneusement sa route, en tournant, par crainte de mauvaise rencontre, autour des villages dont l'aspect morne et silencieux ne lui disait rien de bon. La nuit venait, les seules fumées visibles à l'horizon n'étaient pas celles d'honnêtes cheminées où chauffe la soupe du soir, mais bien des traînées sombres d'incendies mal éteints. Le silence de la plaine était lugubre, rompu seulement par des croassements de corbeaux qui passaient en vols nombreux, rasant les terres ou passant sur les collines, comme mis en humeur par tous ces tragiques bouleversements.

Jehan pénétra dans un clos.

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—Et souper? fit tout à coup Jehan. J'oubliais de souper? Voilà des heures et des heures que je marche, je vais, je cours, je tourne, il me semble que j'ai bien gagné mon souper!... Mais ça ne me le donne pas... Où trouverai-je bien mon souper? Je ne vois rien de mangeable dans tous ces champs... l'herbe répugne à mon estomac, il me faut des choses plus succulentes... voyons, voyons?

Il allait d'un champ à l'autre, la tête baissée, sans découvrir autre chose que cette herbe qu'il avait en dédain.

—Des carottes, bombances et festins!

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—Ah! fit-il, voilà un hameau tout près d'ici, avançons, j'ai plus de chances de trouver quelque chose... mais prudence et méfiance, un œil sur les maisons et un œil dans les jardins... Assez misérable, ce hameau... bien sûr je n'y dois pas chercher rôtisseries et cabarets... Ne parlons de ces choses... Bon, rien ne remue par là... Avançons toujours... interrogeons ce clos... Bonté divine, des navets! Dieu du ciel, des carottes! Par mon saint patron, des oignons! je suis sauvé, je vais faire bombance! au souper! au souper!

Par une haie éventrée, Jehan pénétra dans le clos à l'aspect abandonné, où se distinguaient dans l'ombre du soir plusieurs vagues carrés de plantes. Vivement il se pencha sur le sol et arracha quelques légumes tout en continuant à monologuer. Jehan, on a pu le remarquer, était bavard; il aimait à formuler ses moindres pensées avec des mots et à défaut d'auditeurs il causait et discutait avec lui-même; à l'occasion aussi, on l'a vu, il se cherchait querelle, se morigénait, se disait des choses désagréables, parfois un peu dures, qu'il entendait sans se fâcher, malgré son mauvais caractère.

—Carottes, bon! jeunes, tant mieux, plus tendres!... Navets... jeunes, tant pis, fades!... Voyons, voyons, j'ai aperçu oignons, pourtant?... non, c'est poireaux... Contentons-nous-en... Encore carottes... ah? excellent, succulent, raves? je l'avais dit, festin! noces de prince! banquet royal?... C'est assez, pas d'excès, ne retombons pas dans le vice... Gourmandise, fi! Mais prenons déjeuner pour demain... pas gourmandise cela, mais sagesse, prudence!...

Le bissac de Jehan grossissait, il y avait de l'espoir pour le déjeuner du lendemain. Jehan, caché derrière un arbre, réfléchit et observe.

Il eut bien vite escaladé l'étage.

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—Pour souper aussi savoureusement il faut s'installer, dit-il, et ensuite quelques heures de sommeil, car je suis cassé, brisé, rompu... il y a dans ce clos une grange qui me paraît convenable... Endroit tranquille... Brr! tranquille, je devine bien... toutes les portes ouvertes dans la maison là-bas, des fenêtres brisées, les routiers ont passé par ici, il n'y a plus personne, les gens sont dans les bois... Espérons pour eux qu'il sont dans les bois!... Pour rien au monde je n'entrerais dans les maisons, je suis excessivement poltron, mais la grange me paraît un endroit convenable pour ma nuit...

Jehan tourna autour de la grange, écouta, et glissa la tête par la porte. Rien, pas un bruit. Il entra délibérément et à tâtons chercha un endroit convenable pour s'installer. Après s'être heurté à des tas de bois, à des instruments agricoles, herses ou charrues, il finit par atteindre un coin où s'entassaient des bottes de paille. Il s'allongeait déjà voluptueusement sur cette paille lorsque, ses yeux commençant à s'habituer à l'obscurité, il distingua dans une partie de la grange un étage sous le chaume, rempli aussi à ce qu'il semblait, de paille ou de foin.

—Je serai mieux et plus tranquille là-haut, plus chez moi, allons, pas de paresse! Il lança son bâton et son bissac en l'air, puis s'accrochant aux poutrelles, il eut bien vite escaladé l'étage. Dans les bottes de foin il pouvait se faire un lit aussi doux qu'en bas, mieux abrité des courants d'air, bien serré sous le chaume, dans un angle où des toiles d'araignées pleines de poussière faisaient comme de riches courtines de dentelles.

—Soupons! fit Jehan, c'est-à-dire déjeunons, dînons et soupons en même temps, et après le festin, au lit tout de suite, nous aurons de la lune pour une partie de la nuit; dès que cette chandelle indiscrète s'éteindra, je me mettrai en route pour avoir fait quelques lieues avant le lever du soleil et celui de ces canailles de routiers!...


V

DOUCE NUIT DE REPOS TROUBLÉE PAR UNE BANDE DE ROUTIERS

Sous le chaume, bien enfoncé dans le foin, Jehan dormait profondément depuis quelques heures. Il s'étirait un peu en dormant et rêvait. Jehan ayant à peu près dîné, ce qu'il ne faisait plus tous les jours, se trouvant moelleusement installé, bien au chaud, s'était efforcé d'éloigner de son esprit avant de s'endormir les tristesses et les inquiétudes présentes, assuré de les retrouver le lendemain, et cet état de bien-être lui avait procuré des songes agréables. Il rêvait que les moines de Saint-Corneille venaient en procession le supplier de reprendre le ciseau et de leur tailler pour l'Abbaye les statues de tous les saints et saintes du calendrier sans omettre personne. Logé à l'Abbaye, nourri, abreuvé avec une profusion extrême, et même gênante pour son travail, il sculptait, sculptait, sculptait! Faveur extraordinaire et que personne n'avait jamais obtenue, pas même maître Jacques Bonvarlet, les saints et les saintes daignaient venir en personne complimenter l'imagier... Déjà,—il travaillait vite, malgré les cinq ou six plantureux repas quotidiens—déjà Jehan avait exécuté un saint Christophe de deux cents pieds de haut qu'il s'agissait de placer au sommet d'une tour énorme, fabuleusement élevée. Entreprise difficile! Jehan se tournait et se retournait dans son foin, il avait beaucoup de peine à remuer son saint Christophe de deux cents pieds de haut. Il lui en venait des gouttes de sueur au front. Tout à coup il ouvrit les yeux, sortit péniblement de son rêve et se dressa sur ses poings. On parlait dans la grange au-dessous de lui, on parlait et on remuait.

Les routiers.

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Que voulait dire ceci? Il se frottait les yeux et le front pour tâcher de se réveiller tout à fait.—Oui, dans cette grange où il se croyait seul et tranquille, des gens parlaient. Un magnifique clair de lune étincelait au dehors, des rayons passaient par tous les trous du toit, et pénétraient largement en bas par la vaste ouverture sans porte de la grange. Jehan inquiet prêta l'oreille. Les intrus parlaient assez bas, mais de temps en temps une phrase prononcée avec animation par une voix rude, avec un accent autoritaire, s'élevait au-dessus du murmure étouffé des autres voix.

Un saint Christophe de deux cents pieds de haut.

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—Des routiers! se dit Jehan, me serai-je jeté dans la gueule du loup? De quel parti? Ils parlent français ou à peu près, car je ne comprends pas tout... écoutons... Par les cornes du diable! du flamand dans leur jargon... bon! un juron anglais maintenant! C'est une bande de brigands brabançons et anglais... Comment me tirer de leurs griffes sans y laisser ma peau? Combien sont-ils?

Tout à fait réveillé, avec mille précautions pour ne pas faire crier le foin, il se tourna sur les coudes et glissa peu à peu jusqu'à une ouverture où l'argile manquait entre les poutrelles du plancher et risqua un regard par l'ouverture.

Les routiers se trouvaient juste en dessous, assis ou couchés en cercle dans la paille, les uns éclairés en plein par la lune, les autres tout à fait dans l'ombre, taches noires à peine visibles dans le noir, mais sur lesquelles un rayon de lune, passant par un imperceptible trou du chaume, venait çà et là mettre une tache brillante, faire étinceler l'acier d'un corselet, ou le pommeau d'un poignard.

—Combien sont-ils? se demandait Jehan s'efforçant de les compter. Un, deux, trois, quatre... cette cotte de maille qui brille à gauche, cinq, à côté, six, oh, les yeux de celui-là, sept, ça fait sept... un nez là-bas que frappe la lune, un grand diable de nez en bec d'oiseau qui ne me dit rien de bon; ils sont huit! Rien à faire qu'à se sauver, s'il y a moyen...

C'était vraiment une bande de sacripants que ces huit routiers que les yeux de Jehan, s'habituant à la demi-obscurité, arrivaient à distinguer plus ou moins. Des gaillards de sac et de corde, faces patibulaires, glabres ou mal rasées, sombres figures du Midi et nez crochus s'allongeant hors d'une barbe hérissée, sous des salades ou bassinets de formes diverses. Costumes de guerre ayant fait déjà nombreuses campagnes, gambisons de cuir matelassé, brigantines, surcots où brillaient les clous de cuivre maintenant la doublure de plaques d'acier, corselets de fer, hauberts de mailles rouillées. Les armes aussi étaient variées, les routiers avaient à portée de la main quelques arbalètes, des vouges et des fauchars. Redoublant de précautions, Jehan se retourna sur le dos pour examiner son grenier à foin. Il ne fallait pas songer à se sauver par en bas, était-il possible de trouver une issue par en haut, dans le chaume? Jehan poussa un soupir de satisfaction, la lune lui montrait le chemin. Son grenier avait une espèce de lucarne à cinq ou six pieds au-dessus du plancher, il s'agissait de se hisser par là sur le toit de chaume et de se laisser couler ensuite dans le clos.

—C'est simple, il n'y a qu'à ne pas descendre du côté où cette bande de malandrins pourrait m'apercevoir dans le clair de lune, il n'y a qu'à ne pas faire le moindre bruit en sautant, et surtout à ne pas se casser une patte ou se fouler bêtement le pied! Et ne perdons pas de temps, car il pourrait leur prendre l'idée de venir s'allonger sur mon lit de foin, où l'on est plus au chaud qu'en bas...

—Il y a des rats là-haut!

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Doucement, bien doucement pour ne pas faire crier la paille ou le bois, Jehan se glissa vers la lucarne. Ses bras pourraient l'atteindre, mais passerait-il, n'était-elle pas trop étroite? Il se hissa à la force du poignet, oui, il pouvait passer, c'était juste, mais suffisant. Il allait enjamber la lucarne lorsqu'il se ravisa. Il oubliait son bâton ferré. Comment se défendrait-il, s'il tombait plus loin sur quelque routier?

La Hire est avec elle.

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Avec un redoublement de prudence, il revint à son lit de foin et chercha son arme en tâtonnant. Ses mains rencontrèrent son bissac, hélas il ne pouvait l'emporter, sa provision de carottes et de raves l'empêcherait de passer par l'ouverture. Enfin il mit la main sur son bâton. En cherchant il dut faire tomber des poussières ou des brins de paille sur les gens d'en bas, car l'un d'eux leva le nez en grognant et dit:

—Il y a des rats ou un chat là-haut...

Jehan s'aplatit un instant sans bouger sur le plancher, puis reprit sa route vers la lucarne.

—Laissons les rats et résumons! dit un autre des routiers dont la voix avait un accent d'autorité. Vous avez bien compris? Il nous faut cet homme, ce messager du dauphin Charles soi-disant roi de France, il nous faut le message... L'argent qu'il porte au gouverneur de Compiègne sera la récompense de ceux qui l'auront tué. Il ne faut pas qu'il passe. Parti d'Orléans il y a quatre jours, il doit arriver sans doute à Senlis demain soir; si on peut le saisir avant Senlis, tant mieux, sinon l'embûche doit être dressée à la sortie. Si vous le laissez prendre par les Anglais de Creil qui doivent être en campagne aussi, vous perdrez la récompense.

—On l'aura avant eux!

—Ce messager ne sera pas difficile à dépêcher. Rappelez-vous bien que ce Jacques Bonvarlet est un homme petit et maigre, à barbe blanche...

—Sorcière grommela une voix.

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Au nom de Jacques Bonvarlet, Jehan qui déjà se dirigeait vers le toit s'arrêta brusquement, le cœur battant. Que tramaient les brigands d'en bas contre maître Bonvarlet? Il avait entendu confusément qu'il s'agissait de guetter un homme chargé d'un message...

—Notre ami de Compiègne, qui nous a bien renseignés jusqu'ici, nous a dépeint ce Bonvarlet pour que nous ne nous laissions pas berner. Petit et assez vieux, barbe blanche, c'est compris?

—Soyez tranquille, messire, on ne laissera passer aucun petit vieux, avec une barbe grisonnante.

—Une fois son message entre nos mains, monseigneur le duc de Bourgogne saura s'en servir pour tendre quelque bon traquenard au gouverneur de Compiègne. Mais il faut réussir vite, car cette damnée Jehanne la Lorraine marche sur la ville avec une troupe assez faible, mais composée de soudards solides, et La Hire est avec elle.

—Sorcière! grommela une voix dans l'ombre.

—Tu grognes, l'Anglais, fit un routier en riant, tu sens encore les horions qu'aux Tournelles d'Orléans et à Patay elle vous a fait pleuvoir sur les épaules, cette bergère capitaine...

—Tu aimes trop tes aises!

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—Avec l'aide du diable encore un peu de patience et nous l'aurons aussi. Nous aurons Compiègne et nous aurons Jehanne!

Jehan oubliait toute prudence, la tête presque en dehors du plancher, au-dessus des routiers, il écoutait, le cœur battant d'émotion.

Ainsi, il y avait dans Compiègne assiégé un traître essayant de livrer la ville, ainsi des pièges se tendaient pour prendre enfin par trahison la vaillante bergère lorraine, pour arracher de ses mains cette bannière aux fleurs de lys qu'elle avait plantée sur les bastilles anglaises à Orléans, qu'elle avait fait flotter victorieusement sur tant de villes arrachées aux soudards d'Angleterre, et qu'elle avait portée devant le roi Charles, dans la cathédrale de Reims, au grand jour du sacre.

Et ce messager envoyé au gouverneur de Compiègne, l'homme que ces malandrins parlaient de prendre et tuer, c'était Jacques Bonvarlet, le pacifique et timide Bonvarlet, mêlé de façon extraordinaire à des aventures guerrières.

Que faire? Comment arriver à mettre obstacle aux trahisons qui se tramaient? Comment sauver le pauvre Jacques Bonvarlet? Jehan, les mains sur son front, écoutait tout en se creusant la tête.

—J'étais tailleur de mon état.

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—Il y a huit ou neuf bonnes lieues d'ici la ville de Senlis, disait le chef des routiers, vous allez dormir deux heures, puis en route, il faut que demain vers midi nous soyons au-dessous de Senlis...

—Bon! grommela l'un des routiers, encore une nuit de perdue! Chien de métier! Comme si l'on ne serait pas mieux à rester dans la bonne paille jusqu'au matin?

—La grasse matinée, n'est-ce pas? fit un autre. Toi, Maclou Longbec, tu aimes trop tes aises pour faire jamais un bon et franc soudard!

—Famine et misère! Quand je me suis fait soldat, j'ai été plus bête à moi tout seul qu'un troupeau d'oies! C'est vrai, j'étais tailleur de mon état; voilà un métier tranquille, camarades! Bien au chaud, assis à la fenêtre dans une belle rue de Rouen, je tirais l'aiguille... Niaiserie de la jeunesse! je me suis dégoûté d'un métier assis! Je trouvais que c'était contraire à ma santé... Par saint Maclou, mon patron! qu'est-ce que je dirais aujourd'hui?

—Allons, silence, cria le chef; qu'on m'écoute! Vous allez donc dormir deux heures, sauf Longbec...

—Oh! fit le routier à demi-voix, toujours debout alors!

—Eh! par la barbe du diable, tu viens de dire que tu n'aimais pas les métiers assis, fit un autre avec un terrible accent de Gascogne.

—Le diable soit ton cousin, Loupias! Veux-tu prendre ma place?

—... Sauf Longbec et Geoffroy Canteleu, reprit le chef, qui vont partir tout de suite.

—Qui vont partir tout de suite, gémit Longbec, chien de métier!

—Vous connaissez le pays, vous vous rappelez, à une bonne lieue au-dessous de Senlis, le petit bois où déjà nous nous sommes mis à couvert... Le ravin si broussailleux et la petite butte d'où l'on peut surveiller la route au loin...

—Oui, oui.

—Vous commencerez par faire le tour de Senlis en approchant le plus près possible pour voir s'il n'y a rien d'alarmant par là.

—Oui, mais si je vas trop près, dit Geoffroy Canteleu, moi je connais peut-être des gens de la garnison, mauvaise affaire!

—C'est vrai, tu viens de l'armée du dauphin Charles, double traître, tu as l'audace de me rappeler que tu étais l'ennemi il y a un an ou deux!

—Le pillage rapportait davantage.

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—Mon père était Bourguignon, ma mère Champenoise, et dame, il y a dix-huit mois, avant que je vous aie rencontrés, je suivais le côté de ma mère, j'étais Champenois... Mais l'année d'avant, c'était le côté de mon père qui l'emportait, j'étais piéton dans les armées du duc... On avait du bon temps, le pillage rapportait mieux... c'est maigre aujourd'hui, même avec vous!

—Donc, après avoir fait le tour de Senlis et tâché d'éventer toute embuscade, vous reviendrez au petit bois que vous connaissez, vous y trouverez Touquart, Goldenbach et Craeswerbrouck. C'est assez, cinq gaillards comme vous pour venir à bout de ce Bonvarlet... Mais ne vous trompez pas, n'arrêtez aucun autre! Il vous tomberait sous la patte un gros marchand chargé d'écus, que vous devriez ne pas le voir, pour ne pas donner l'alarme au vrai gibier...

Les routiers ricanèrent.

—Moi, reprit le chef, j'attendrai l'homme au delà de Senlis, pour le cas où vous auriez été assez bêtes pour le laisser passer.

—Tu es couché sur mon arbalète!

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—Ah bien, gémit tout bas Maclou Longbec, on ouvrira l'œil! D'abord moi j'en ai assez! Je quitte l'arbalète, je ne suis plus homme d'épée, je redeviens homme d'aiguille et avec ma part de prise, je m'établis à Rouen ou à Paris! La tranquillité, quelle douceur! Et puis, vois-tu, Loupias, Gascon sec et dur comme un caillou, moi je suis un homme doux et paisible et sujet aux rhumes... Hein! quel temps!... Et ce chien de métier de soldat n'est guère bon pour la santé... Craeswerbrouck, animal de Flamand, tu es couché sur mon arbalète, tu ne t'en aperçois pas, tant tu es bardé de lard!

Saisi par une jambe.

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—Alors, bâilla Canteleu, on va se resangler au lieu de dormir...

Jehan des Torgnoles en savait assez. Il fallait maintenant partir au plus vite, s'évader de ce guêpier, arriver à tout prix à tirer le pauvre Bonvarlet du terrible danger qui le menaçait, d'autant plus qu'en le sauvant on sauvait peut-être la ville de Compiègne et la bergère qui avait rendu l'espoir et le courage aux gens de guerre, et qui combattait si vaillamment avec eux pour la délivrance du malheureux pays de France.

Profitant de ce que les routiers faisaient un peu de bruit, les uns se préparant à partir, les autres en s'allongeant sur la paille, il se leva vivement et gagna la lucarne. Quand il se fut hissé dehors sur le chaume, il tira vers lui son bâton ferré et se laissa couler avec précaution.

Le chaume descendait par bonheur assez bas, en se pendant par les bras il n'y aurait qu'un saut de quelques pieds à faire. Jehan inspecta les environs. Rien ne bougeait, la solitude semblait complète. Sans abandonner son bâton ferré, il s'accrocha aux dernières brindilles de chaume et s'apprêta à sauter avec le moins de bruit possible.

Tout à coup comme il allait lâcher les mains, il se sentit saisir par une jambe. Juste au-dessous de lui un homme jaillissait de l'embrasure d'une porte où il se tenait enfoncé, invisible pour Jehan sous la saillie du toit de chaume.

—Alerte! par saint Georges! alerte! cria l'homme.

D'un violent coup de pied de la jambe libre, Jehan se dégagea et sauta sur le sol. Il y eut un éclair d'épée sous un rayon de lune. Jehan, d'un brusque mouvement de côté, put éviter la lame qui allait lui trouer la poitrine, mais une estafilade lui déchira l'épaule. Il rugit de douleur et de colère et son redoutable bâton ferré, massue formidable, s'abattit sur son adversaire. Un bruit sourd, un second rugissement et l'homme tomba la face contre terre; la massue avait rencontré la tête.

Jehan ne prit pas la peine de regarder en arrière. Il entendait les routiers sortir de la grange. En trois bonds il traversa le courtil, passa au travers de la haie et fila tout droit d'instinct vers un petit bois qui par bonheur se perdait dans un pli de terrain à l'abri de la lune.

Son bâton ferré s'abattit.

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Les routiers en désordre étaient tombés sur leur camarade; ils avaient hésité un instant avant de se lancer à la poursuite de l'ombre qu'ils avaient à peine entrevue.

—Allons donc! allons donc! cria le chef, laissez là l'imbécile qui s'est fait assommer et attrapons l'homme... Camarades nous étions épiés, l'homme a certainement entendu, il nous le faut ou tout est manqué... Hardi, compagnons, du jarret! nous le tenons!

Les routiers sortaient de la grange.

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Jehan fonçait à travers le taillis comme une trombe, le bois par malheur n'était pas profond et de l'autre côté c'était la plaine découverte en pleine lumière, sous un ruissellement d'étoiles, dans la nuit claire et froide. Mais il avait une avance de plus de deux cents pas et une fois sous les arbres, invisible aux poursuivants, Jehan pointa sans hésiter vers la gauche, suivit le bois dans sa plus grande longueur pendant que les routiers perdaient quelques minutes en hésitations.

—Par ici! par ici! cria le chef, je l'ai entendu! Éparpillez-vous à dix pas les uns des autres, faites silence et gagnez vivement le bout du bois.

Par bonheur, au bout du bois, Jehan rencontra un terrain en partie défriché, encore rempli de broussailles, avec de grosses souches çà et là, et des troncs abattus. Plus loin, le sol s'escarpait, formant une ligne de collines ondulées. Courbé, sautant de buisson en buisson, presque à quatre pattes parfois, évitant les points éclairés, Jehan atteignit le haut de la colline. Il était temps, les routiers sortaient du bois. Il les vit après un court conciliabule gravir la pente en sondant chaque trou, chaque repli broussailleux.

—Bons chiens de chasse, se dit Jehan après avoir soufflé une minute, mais vous ne tenez pas encore votre gibier, détalons vite! Heureusement ma mère m'a donné de bonnes jambes...

Détalons!

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VI

UNE POURSUITE MOUVEMENTÉE

Le soleil se levait blafard derrière les masses de nuages qui promettaient encore de la pluie pour la journée. Depuis trois heures peut-être Jehan courait ou marchait, le plus possible à couvert sous bois, quand il rencontrait des bois, ou dans des sentiers accidentés, à travers champs. Le gibier ne s'était pas laissé prendre. Pendant longtemps il avait senti les chasseurs sinon sur ses talons, du moins à courte distance. Maintenant il croyait être sûr de les avoir dépistés ou distancés.

Il n'y avait plus de danger immédiat. Mais Jehan, les coudes au corps, réglant le mieux possible sa respiration, courait toujours, l'œil et l'oreille aux aguets, évitant les villages et les grandes routes. Où se trouvait-il exactement? les villages étaient-ils en la possession de l'ennemi? Il l'ignorait. Mais il se savait à peu près dans la bonne direction, marchant du côté de la rivière d'Oise, vers le pays de Senlis. Car son parti était pris, coûte que coûte, il lui fallait arriver là-bas avant les routiers pour sauver Bonvarlet, lui faire quitter sa route pour aller avec lui à Compiègne, avertir le gouverneur Flavy et Jehanne la Lorraine des trahisons qui se préparaient.

Il y laisserait sa vie si le sort le voulait, mais plutôt que de voir le pauvre Bonvarlet tomber dans l'embuscade, il attaquerait les routiers, même seul.

Ils étaient donc neuf, pensait-il en sa route, j'en ai abattu un qui, je crois, est mal en train de courir maintenant... Reste huit... Je connais leur plan, quatre dans l'embuscade en avant de Senlis, quatre en arrière de la ville. Je vais en avant. Oh! j'arriverai! Je verrai Bonvarlet avant eux et l'avertirai, ils ne le tiennent pas, quand je devrais leur tomber dessus... J'ai une faim de loup... Courir ainsi creuse... Et je n'ai plus mon bissac! Rien dans les champs! Il me faudrait passer près des villages pour trouver des jardins, des raves et des oignons... Mon dîner d'hier qui était le seul repas de la journée est loin! Tais-toi, mon estomac, ne réclame pas... sois raisonnable, je te revaudrai ça un autre jour, si je peux!... d'ailleurs tu devrais commencer à t'habituer à la diète!...

En passant près d'un petit ruisselet, Jehan se jeta à terre pour boire un peu et se reposer cinq minutes à l'abri d'un bouquet d'arbres. Son estafilade à l'épaule, à laquelle il ne pensait pas en courant, lui fit faire une grimace douloureuse. Il eut un instant la tentation de mettre un peu d'eau fraîche sur sa blessure, mais le sang avait séché et collé ses vêtements, il valait mieux n'y pas toucher.

Jehan se jeta à terre.

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—Quelle chance, se dit-il, que ce soit à l'épaule gauche! A l'autre cela m'empêcherait de manier convenablement mon assomme-brigands, mon brise-carcasse à routiers! Mais la droite est bonne et je le leur montrerai!

Il se leva et fit un rapide moulinet avec son bâton ferré.

—Tout va bien! en route!

Pas de routiers à l'horizon. Certainement ils avaient abandonné la poursuite et repris la route de Senlis. Jehan chercha à s'orienter. C'était à quelques lieues de Gisors qu'il avait eu cette heureuse chance de rencontrer les routiers et d'être mis au courant de leur plan. Il avait dû obliquer vers le Sud pour leur échapper, mais il avait depuis repris la bonne route. Senlis devait être encore à sept ou huit lieues. Il fallait aller passer l'Oise du côté de Beaumont et piquer ensuite le long des forêts pour couper la route de Bonvarlet avant l'endroit dangereux.

Sous les averses.

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Par malheur la pluie qui menaçait depuis l'aube commença bientôt à tomber. Petite pluie d'abord, averse violente ensuite. Le vent soufflait; quand un nuage avait crevé, un autre arrivait en grande course du fond de l'horizon et se déversait sur la plaine et sur le pauvre piéton trempé bien vite jusqu'aux os.

Jehan ne s'en inquiétait pas. Ce qui le consolait c'est que la pluie tombait aussi sur les routiers. Il se les représenta pataugeant derrière lui sous l'averse, dans les chemins boueux; cela le fit rire et lui redonna des jambes. Cette pluie lui fit même gagner trois quarts d'heure. Comme il ruisselait sous la bourrasque, il songea qu'il était bien inutile d'aller chercher un pont pour traverser l'Oise. Le plus simple c'était de marcher droit à la rivière et de la franchir à la nage. Il n'en serait pas beaucoup plus mouillé.

Sortie de la rivière.

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Des collines bordant la rivière il put apercevoir une étendue de pays, bien mélancolique sous la bourrasque qui faisait rouler les gros nuages et crever les averses. Des plaines parsemées de masses vertes, de gros bouquets de bois qui peu à peu se serraient et se réunissaient pour ne plus former qu'une immense forêt occupant tout l'horizon, presque sans solution de continuité, sous divers noms: forêt de Chantilly, forêt de Halatte, bois divers à perte de vue, se reliant sous Verberie et Béthisy à la grande forêt de Guise ou de Compiègne. Jehan dévala au grand trot la pente de la colline et sauta sans hésitation dans l'Oise. Oui, vraiment, on n'y était pas plus mouillé qu'à travers champs.

En abordant sur l'autre rive il se secoua comme un chien mouillé et reprit sa course. Un rayon de soleil vint un instant entre deux nuages le réchauffer un peu sans le sécher tout à fait.

Il se défiait des bois propices aux embuscades et se tenait à la bonne distance de la ligne sombre de la forêt.

—Où vas-tu donc, pauvre garçon? lui cria au passage dans un hameau de bûcherons, une bonne femme apitoyée par sa figure hâve et ses vêtements mouillés, est-ce qu'on te poursuit?

—Vous n'avez pas vu de routiers anglais par ici? demanda Jehan s'arrêtant pour souffler un instant.

—On n'en avait pas vu depuis une semaine au moins, fit un homme passant la tête à une fenêtre, mais...

—Mais quoi?

—Mais il vient de passer tout à l'heure, là-bas, à l'entrée du bois, quatre ou cinq gaillards à mines d'écorcheurs... Entre te sécher ici, il vaut mieux que tu ne les rencontres pas!

—Merci, dit Jehan, je n'ai pas le temps... Ce sont mes brigands qui courent à leur embuscade, pensa-t-il, raison de plus pour me dépêcher, je marchais, il faut que je coure!

—Il a froid et faim aussi, peut-être, dit la bonne femme, prends au moins ce morceau de pain, mon garçon, il est de la quinzaine passée, mais tu as de quoi mordre!

Jehan attrapa le morceau de pain au vol et reprit sa course en expédiant le pain à grands coups de dents.

Enfin Jehan atteignit un chemin qu'il reconnut. C'était bien la route de Senlis. Là devait passer Bonvarlet pour s'en aller vers les routiers qui le guettaient.

La route, aussi loin que le regard pouvait la suivre, était déserte. Pas une âme, pas une charrette. Chacun devait se rencogner chez soi et ne se risquer dehors que pour des raisons sérieuses, par ce mauvais temps, avec la crainte des gens de guerre courant les champs.

—Où vas-tu donc, pauvre garçon?

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Un monticule couvert de bois dominant des deux côtés une longue partie de la route, parut à Jehan exténué un bon poste pour attendre Bonvarlet. Il trouva dans les branches d'un chêne une place point trop mouillée et assez commode pour surveiller la route.

—Et maintenant patience, patience! monologua Jehan une fois installé, et ne faisons pas le douillet. D'abord, c'est entendu, je ne suis pas fatigué, je n'ai pas faim, je n'ai pas froid, je ne suis pas mouillé! Nous causerons de toutes ces bêtises-là plus tard, quand j'aurai tiré maître Bonvarlet du danger qui le menace... Mais par mon saint patron, qu'il vienne le plus vite possible.

Dans les branches d'un chêne.

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Ce Jehan qui n'avait pas froid et qui n'était pas mouillé, claquait des dents cependant, et son estomac se remettait à crier famine. Et le messager royal envoyé à Compiègne, le digne maître Bonvarlet, attendu ici par Jehan et guetté par les routiers, n'arrivait pas. Jehan maintenant engourdi sur la branche avait de la peine à se tenir éveillé. Il se contait des histoires pour tâcher de ne pas laisser son esprit s'engourdir comme son corps; il se remémorait ses différends avec Thibaut Rongemaille l'usurier, et s'efforçait de se mettre en colère au souvenir des écus laissés entre ses griffes.

Cependant la nuit tombait tout à fait et maître Bonvarlet n'arrivait pas.

Maintenant Jehan des Torgnoles frissonnait tout transi de fièvre; le froid, la pluie, la faim, la fatigue, tout l'accablait; sa blessure lancinante le tenait à peu près éveillé. Il avait presque des hallucinations. Il était sorti du fourré et marchait d'un pas saccadé sur la route. Dans l'obscurité il croyait à tout instant voir arriver sur lui des fantômes à longs bras qui devenaient simplement des arbres quand il se cognait la tête dans les branches.

 
 
Les trois cavaliers s'arrêtèrent.

—C'est vous, maître Bonvarlet? demandait-il à voix basse au moindre bruissement du vent dans les broussailles. Rien! Personne! Les heures passaient. De temps en temps, il se laissait tomber épuisé dans l'herbe mouillée. Tout à coup dans la nuit il perçut, très nettement cette fois, un trot de cheval. Comme il était alors par terre, il se contenta de lever la tête pour écouter. Oui il arrivait sur la route, du côté de Senlis, non pas un cavalier, mais trois au moins. Les cavaliers passèrent. Jehan s'enfonça dans le feuillage, car il avait vu luire des corselets d'acier et distingué de longues épées. La tournure des trois hommes ne lui disait rien de bon. Les cavaliers s'arrêtèrent à quelque distance comme pour tenir conseil. L'un d'eux partit au galop en avant et disparut vers la plaine, tandis que les autres, descendus de cheval, s'asseyaient dans un buisson à deux pas de Jehan.

Celui-ci avait repris toute son énergie et à tout hasard, pour être prêt à tout, serrait entre ses mains son bâton ferré. Il resta bien trois quarts d'heure ainsi, se rapprochant insensiblement des deux hommes et se demandant souvent s'il ne ferait pas bien de les attaquer.

Les deux cavaliers semblaient s'impatienter; de temps en temps ils se levaient, piétinaient pour se réchauffer et se rasseyaient en grommelant.

—Non, non, j'en ai assez du métier, toujours sur ses pattes...

—Bah, puisque le capitaine a pu demander des chevaux aux Anglais de Creil...

—Je n'en suis pas moins fourbu! Chien de métier!

—Tais-toi donc! tu n'aimes pas les métiers assis, tu n'aimes pas les métiers debout, tu réclames toujours. Tu ennuies le diable à la fin! Mais je voudrais te tranquilliser. Vois-tu, il ne faut pas se faire de bile, car tout finit par s'arranger... Sais-tu ce qu'il arrivera?... Tout vient à point à qui sait attendre, tu finiras à ton goût, ni assis, ni debout... tu finiras pendu!

—La corde t'étrangle toi-même, gémit le routier, on ne doit pas parler de ces choses-là entre honnêtes gens, ça porte malheur!

—Je n'en suis pas moins fourbu.

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Jehan ne pouvait plus conserver de doute, il avait devant lui deux des malandrins de la grange. Que faire? Fallait-il tomber dessus en profitant de leur surprise pour en débarrasser la route? Comme il hésitait et cherchait à s'approcher davantage, il entendit au loin dans le silence de la nuit le martèlement d'un galop rapide. C'était l'autre cavalier qui revenait à pleine course: bientôt il fut à portée de voix.

—Holà hé! cria-t-il, Canteleu, Longbec, alerte, en selle!

—Quoi? firent les routiers en se relevant, le messager?

Jehan frémit et se redressa dans l'ombre.

—Non! dit le cavalier arrêtant un instant sa monture; non, par le diable il est passé! Pendant que nous nous morfondions sous bois à tendre nos souricières, il filait d'un autre côté!... Il a dû glisser par je ne sais quels sentiers... Il faut le trouver... Vite, vite, en selle, il s'agit de le rattraper avant Compiègne.


VII

OU MAITRE BONVARLET RENCONTRE JEHANNE D'ARC ET LA HIRE

De l'autre côté des épaisses forêts qui du Parisis au Noyonnais ne faisaient pour ainsi dire qu'une longue masse verte, dans l'après-midi du jour où Jehan de Compiègne, après la mauvaise rencontre des routiers dans la grange abandonnée, se lançait à la recherche de maître Bonvarlet, une belle troupe de gens de guerre, marchant sous la bannière bleue aux fleurs de lys d'or, s'avançait sur la route de Crépy-en-Valois. Il y avait une cinquantaine d'hommes d'armes chevauchant sous la lourde armure de fer, la salade sur la tête ou accrochée à la selle; des écuyers en harnois plus léger ou des coutiliers à pied à côté d'eux, portaient les grandes lances des chevaliers. En avant et en arrière marchaient environ deux cent cinquante piétons, une cinquantaine d'archers, autant d'arbalétriers chargés du grand pavois dans le dos, avec la trousse pleine de viretons au côté, et environ cent cinquante hommes armés de longues piques, de guisarmes, vouges, fauchards à longues lames tranchantes, hérissées de pointes et de crocs pour saisir et accrocher les gens d'armes par leurs armures, éventrer les chevaux ou leur couper les jarrets.

La chanson de route.

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Quelques piétons, pour oublier la fatigue de cette longue route et la pluie qui leur fouettait le visage, de temps en temps chantaient, sans excès d'harmonie il faut l'avouer, quelque vieille chanson, la complainte de l'Homme armé qui disait naïvement les ennuis du soldat, la tristesse des départs, et reprenait quelque gaieté par une ritournelle comique au refrain, la chanson de marche enfin, aussi vieille que les premières armées.

Un homme qui venait de sortir d'un petit bois à la vue des bannières françaises, les regardait passer sur la route. C'était, lui aussi, un voyageur; son bâton, ses chausses couvertes de boue l'indiquaient. Comme un piéton s'arrêtait sur le bord du chemin pour relacer ses brodequins, le voyageur l'interrogea:

—Archer, mon camarade, dit-il, messire La Hire est-il avec vous?

—Il y est, répondit l'archer, tenez, là-bas, le chevalier dont le bassinet a une longue plume rouge. Et celui qui chevauche à côté de lui est messire Pothon de Xaintrailles.

—Je le vois, merci, je vais lui parler.

—Eh, l'homme, dit un soldat qui portait sa salade à la ceinture parce que son front était entouré d'un linge légèrement rougi par places, vous savez qu'il est de mauvaise humeur aujourd'hui...

—Mais non, dit un troisième, il est de très bonne humeur, parce que nous avons joliment battu les Anglais hier à Lagny!

—Il est de mauvaise humeur, te dis-je, parce qu'on a laissé échapper de la déroute une quarantaine d'Anglais, alors que tous, à son compte, auraient dû rester sur le terrain.

—Je vais toujours voir, fit le voyageur en allant au-devant d'un groupe de gens d'armes qui s'avançaient assez lentement sur leurs grands et lourds chevaux à l'air fatigué.

—Messire La Hire est-il avec vous?

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La Hire, un des plus fameux capitaines de Charles VII, de ceux qui, dans la bonne ou la mauvaise fortune, portèrent les plus rudes coups aux Anglais, était alors un homme d'environ quarante-cinq ans, chevalier massif et robuste, aux traits accentués, aux yeux aigus sous des sourcils épais et farouches réunis en un large accent circonflexe noir, justifiant son surnom de La Hire, c'est-à-dire la Colère. Malgré le froncement de ses sourcils, son humeur ne semblait pas trop hargneuse ce jour-là, et même il souriait discrètement à quelque chose d'assez plaisant sans doute que venait de lui dire Pothon de Xaintrailles. Celui-ci aussi avait fière allure; un peu plus jeune que La Hire, grand et solide chevalier aux bras énormes, il redressait sa haute taille dans une armure un peu rouillée aux endroits visibles, recouverte d'un surcot rouge dans lequel se voyaient quelques déchirures.

La Hire et Xaintrailles, toujours en expéditions contre les Anglais, en courses rapides aux terres de Normandie, Bretagne ou Picardie, guettant les occasions, prompts à fondre sur une place forte qui ne les attendait pas, ou à surprendre quelque corps de routiers aventuré, avaient été des compagnons de Jehanne d'Arc pendant la superbe campagne de l'année précédente, conquis tout de suite par la belle vaillance de Jehanne et par cette miraculeuse entente de la guerre que cette bergère de dix-huit ans avait montrée tout de suite.

Le voyageur laissa passer un peloton d'hommes de pied et s'avança ensuite en saluant devant La Hire, qui le regarda tout d'abord d'un air surpris.

—Bonjour, que voulez-vous? fit-il de son air brusque. Tiens, mon hôte de Compiègne, c'est vous, maître Bonvarlet?

L'homme s'inclina.

—Oui messire, c'est moi, dit-il, bien heureux de vous rencontrer et de vous féliciter pour votre victoire d'hier.

Toujours prêts à fondre sur l'ennemi.

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—Oui, messire Pothon me rappelait à l'instant la mine déconfite des Anglais qui rentraient de l'expédition avec du butin lorsqu'ils nous virent et nous sentirent tout à coup leur tomber sur le dos. Vous voyez, en y pensant, je suis presque malade de rire...

Décidément messire La Hire était de bonne humeur, il ouvrait largement mais silencieusement la bouche, pensant probablement rire à gorge déployée.

—Mais, reprit-il, que faites-vous sur les routes, maître Bonvarlet? Quand je fus votre hôte, en votre logis près de la grosse tour Beauregard, lorsque nous allâmes à Compiègne il y a quinze jours avec Jehanne, vous ne m'aviez pas paru aimer beaucoup à courir les champs... Et votre si gente et si douce fille, l'auriez-vous laissée seule en une ville assiégée?

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