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Les assiègés de Compiègne, 1430

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—Oui, messire, c'est moi!

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—Messire, dit tout bas Bonvarlet, pendant que vous chevauchiez en quête de bons coups de lance, je fus chargé par le capitaine de Compiègne, messire de Flavy, d'aller voir les gens du roi Charles à Orléans, pour remettre lettres et en rapporter argent pour les nécessités de la guerre. Je ne suis pas homme de bataille, je ne me crois aucune vaillance, et je serais d'une faible utilité dans un assaut, vous vous en doutez à me voir, n'est-ce pas? Je vous avoue donc humblement que je n'eus pas le cœur très réjoui de la mission... Messire de Flavy, pour m'amadouer, parla de la confiance qu'il mettait ainsi en moi, sur la recommandation du seigneur abbé de Saint-Corneille, il ne me cacha point les dangers qui pouvaient m'attendre en chemin, ce qui n'était pas pour me rassurer...

—Oui, oui, fit La Hire.

—Messire de Flavy pour m'amadouer...

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—Ces dangers vous feraient rire, mais moi cela me gênait tout de même quelque peu, mais enfin je suis parti, j'ai rempli ma mission assez heureusement jusqu'ici et je reviens...

Jehanne d'Arc et la troupe de secours.

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—Vous revenez avec des finances?

—Oui, dit tout bas Bonvarlet, mon pourpoint est cousu de pièces d'or. C'est une riche armure, mais je ne voudrais point me heurter sur la route à des routiers de Bourgogne ou d'Angleterre. Je vais de ce pas à Senlis où je dois laisser une partie de cet or. Averti des dangers possibles, j'ai pris par le plus long, je serai à Senlis dans quelques heures par chemins détournés et j'en repartirai demain pour Compiègne.

—Gardez-vous bien, dit Pothon de Xaintrailles, maître Bonvarlet, la force manque peut-être à vos bras, mais non le cœur en votre poitrine, vous êtes un brave homme!

—Oui, gardez-vous bien! reprit La Hire, et que Flavy continue à bien garder Compiègne; avertissez-le que nous serons chez lui dans deux jours prêts à bien faire. Tenez, maître Bonvarlet, voici Jehanne, notre bergère capitaine, qui s'avance avec son frère et son écuyer. Regardez-la, elle chevauche hardiment comme un vieux chevalier, son cœur déborde de flamme quand elle voit l'ennemi, et elle a force de rude soudard pour bouter en avant dans un assaut ou une charge.

Un groupe de cavaliers arrivait en pressant le trot de leurs chevaux fatigués. Jehanne marchait parmi eux reconnaissable à ses cheveux très courts pour une femme, un peu longs pour un homme, et au grand surcot qui couvrait son armure. Son casque, un bassinet en tout semblable à celui des hommes d'armes, pendait accroché au chanfrein de son grand cheval. Elle semblait de taille moyenne, mais tout en elle respirait la force et la vaillance. Il était difficile de discerner à première vue ce qui lui donnait cet indéniable ascendant sur tous ces rudes soldats éprouvés par tant de guerres, peut-être son regard franc, la simplicité de ses allures et ce courage sans hésitation ni défaillance, qui la faisait se jeter au plus fort du combat en méprisant les volées de flèches, les boulets des bombardes et les épées levées sur elle.

A côté d'elle marchaient son frère Pierre d'Arc, robuste soldat lui aussi, et son écuyer d'Aulon qui portait sa bannière particulière, semée de fleurs de lys et ornée de peintures.

—Et bien, messire La Hire, nous nous arrêtons?

Quelques bons joueurs de bombarde.

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—Pour ouïr des nouvelles de Compiègne, répondit La Hire, Flavy est toujours le capitaine vaillant que nous avons vu; soldats et bourgeois combattent de leur mieux, mais cela fait toujours peu d'hommes de guerre aux remparts.

—C'est vrai, dit Bonvarlet, mais je ne suis plus inquiet, messire, si vous y venez avec la vaillante Jehanne, avec messire Pothon de Xaintrailles.

—J'irai voir mes bons amis de Compiègne.

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—Les assiégeants sont nombreux, les Bourguignons ont rejoint les Anglais, ils veulent la ville, fit Xaintrailles la mine soucieuse, et nous avons peu de gens à mener à la rescousse contre l'armée du comte d'Arundel et du duc de Bourgogne, nous ferions peut-être bien d'attendre à Crépy d'avoir réuni plus de monde.

—Bah! nous avons cinquante lances, trois cents bonnes épées, quelques arbalètes, plus quelques gaillards qui sont bons joueurs de bombardes et couleuvrines et qui l'ont bien prouvé au siège d'Orléans.

—Juste comme messire de Flavy en réclame pour le rempart, fit Bonvarlet.

—En route.

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—Tous de vaillantes gens qui n'ont pas voulu laisser rouiller leurs épées dans l'inaction de l'autre côté de la Loire, s'écria Jehanne, et qui viennent de bon cœur au combat, les Anglais l'ont vu hier à Lagny. On nous promettait défaite et trahison, et vous voyez, la déroute a été pour l'ennemi, comme à Beaugency, comme à Patay...

—Oui, c'est assez pour donner bon aide à ceux de Compiègne, acheva La Hire en faisant sonner son gantelet sur son genou, un jour de repos à Crépy pour laisser souffler hommes et chevaux et ensuite nous boutons en avant!

—C'est dit. Pour moi, après-demain, déclara Jehanne, quoi qu'il arrive, j'irai voir mes bons amis de Compiègne...

—Et nous tombons sur l'Anglais. Allez votre chemin, maître Bonvarlet, continua La Hire tout bas, et aussitôt à Compiègne, prévenez Flavy qu'à l'aube d'après-demain nous arrivons par la forêt et que tout soit prêt pour l'attaque.

—Que Dieu vous garde! fit Bonvarlet d'une voix grave en levant son bonnet.

Déjà la petite troupe reprenait sa marche, le groupe des chevaliers, avec Jehanne au milieu, s'éloignait dans un bruit de fer froissé, d'épées frappant sur les jambards des hommes, sur les bardes des chevaux. On entendait en avant quelques voix de soldats qui reprenaient une chanson pour égayer un peu la marche en cette journée maussade et pluvieuse.


VIII

COMMENT JEHAN, MALGRÉ LES ARCHERS DE GARDE, S'INTRODUISIT EN VILLE

Il ne pleuvait plus et la nuit était belle. Lorsqu'une éclaircie se produisait dans les masses de nuages tourbillonnant et roulant dans le ciel, poussée par le vent, la lune apparaissait éclairant la ligne des remparts de Compiègne, du côté tourné vers la forêt près de la porte Pierrefonds, sous une grosse tour en forme de trèfle qui défendait un saillant de l'enceinte. Cette grosse tour, d'aspect très particulier, s'appelait le bastillon de la Vierge, en raison d'une statue placée à la pointe du trèfle, au-dessus des créneaux.

La forêt de Compiègne.

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La forêt qui venait alors presque jusqu'aux murs de la ville, masse sombre aux profondeurs mystérieuses, semblait dans la nuit hostile et menaçante.

Ce n'était pas alors la belle forêt aménagée aux trois derniers siècles, percée dans tous les sens de routes innombrables et de larges avenues que nous connaissons. Cette forêt de Guise ou de Compiègne formait un immense territoire sauvage, à peine traversé par quelques mauvais chemins, comme l'antique voie romaine dite chaussée Brunehaut, les chemins de Senlis, de Crépy et de Pierrefonds; ici fourré impénétrable coupé de gorges profondes, de sombres ravins où venaient se perdre des cours d'eau, ailleurs futaies séculaires autour des étangs, files majestueuses de grands hêtres, chênaies aux arbres formidables étendant leurs grandes branches tordues, cavernes de feuillage où les mystères druidiques avaient été célébrés, taillis enchevêtrés, antres broussailleux habités par toutes les bêtes fauves, où le loup avait son repaire, le sanglier sa bauge, où les hardes de cerfs et de biches passaient sous la protection de vieux mâles farouches aux bois immenses.

Dans cet enchevêtrement très peu pénétrable, il y avait pourtant çà et là en des clairières difficiles à découvrir, des hameaux de bûcherons reliés par des sentiers, des monastères enfoncés dans le silence de quelque vallon perdu, des postes fortifiés pour les sergents forestiers chargés de la garde et juridiction dans l'immense domaine; mais depuis les soixante années de guerre qui ravageaient le Valois, savait-on ce que la forêt recelait de dangers dans ses profondeurs? Où étaient bûcherons et forestiers? Quelques prieurés et ermitages avaient été ruinés, les nonnes de l'abbaye de Saint-Jean-aux-Bois devaient trembler derrière leurs murailles, ou s'étaient réfugiées dans la cité de Compiègne, remplacées peut-être par quelque bande de brigands.

Cependant depuis un mois déjà que la ville de Compiègne était assiégée, le côté du rempart en face de la forêt demeurait libre. Les assiégeants ne tenaient que la rive droite de l'Oise et n'aventuraient de l'autre côté que des partis de batteurs d'estrade qui se risquaient peu en forêt. Depuis un mois la ville faisait bonne défense, mais les forces ennemies augmentaient tous les jours; sentant qu'elle était la clef de l'Ile-de-France, Anglais et Bourguignons avaient décidé de l'avoir à tout prix. Ils tenaient Noyon, ainsi que toutes les places d'alentour, et le château de Choisy, à une lieue de Compiègne, venait de tomber entre leurs mains; ils allaient donc pousser le siège avec vigueur. En attendant un secours des troupes que Jehanne d'Arc, la Hire et Xaintrailles essayaient de réunir, les gens de Compiègne se montraient pleins de résolution.

Dans les ruines.

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Dans les taillis à l'extrémité de la forêt, un homme à figure hâve, aux vêtements déguenillés, boueux et sanglants, s'avançait à grands pas, le corps penché en avant, avec des marques d'extrême fatigue, en s'appuyant sur un énorme bâton, massue plutôt, terminé par un marteau de fer. C'était Jehan des Torgnoles dans un assez triste état. Presque sans repos depuis la nuit précédente, il errait dans les bois entre Senlis et Compiègne, tantôt poursuivant, courant derrière les routiers avec l'espoir d'empêcher le malheureux Jacques Bonvarlet de tomber entre leurs mains, tantôt poursuivi lui-même et traqué dans les halliers.

A travers bois.

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Comme il succombait à la fatigue et à la faim, il avait pu, dans le courant de la journée, en fouillant les ruines d'une ferme brûlée tout récemment par les Anglais de Creil, dénicher un morceau de lard encore accroché dans la cheminée. Grâce à cette bonne aubaine il avait repris quelques forces et retrouvé la lucidité de son esprit troublé par la fièvre de sa blessure, l'extrême tension de ses nerfs et la violente excitation de toutes ces courses éperdues et anxieuses.

Au large! riposta une voix.

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Maintenant c'est fini. Après tant d'heures d'angoisses, il arrive désespéré. Hélas, tous ses efforts ont été inutiles! il n'a pu rejoindre le messager royal, le pauvre Bonvarlet, sans doute tombé dans l'embuscade et gisant à cette heure sans vie dans quelque fourré de cette forêt où rôdent des soudards ennemis. Plusieurs fois dans la journée il a cru l'apercevoir au loin, dissimulant sa marche par les sentiers détournés et s'est lancé à sa suite à travers bois. Mais l'homme entrevu, le sentant à ses trousses, avait trouvé quelque ravin pour disparaître, et c'était ensuite Jehan qui, subitement, se trouvait forcé de détaler devant quelques routiers surgissant au détour d'un sentier.

Enfin, si le pauvre Bonvarlet est pris, il reste la ville à sauver. Et rappelant toute son énergie, Jehan a continué sa route sur Compiègne et il arrive à bout de forces en vue des murailles. Il est déjà tard dans la soirée. Les portes sont closes depuis longtemps. Il faut pourtant pénétrer dans la ville et prévenir le gouverneur. Mais comment se faire ouvrir à cette heure? Va-t-il falloir, pour attendre le matin, chercher asile dans les maisons dévastées des faubourgs? Et si pendant ce temps quelque traître pénétrait en ville avec le message arraché à Bonvarlet?

Double escalade.

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Il faut entrer. Jehan des Torgnoles approche de la porte Pierrefonds sombre et silencieuse dans la nuit. Un petit ouvrage extérieur palissadé défend le fossé; derrière les palissades des sentinelles veillent, car lorsque Jehan sort de l'ombre et se présente dans l'espace éclairé par la lune, un carreau d'arbalète siffle à son oreille. Il se jette vivement de côté et tente de parlementer.

—J'apporte mes bras pour combattre l'Anglais avec vous, bourgeois de Compiègne, et j'ai des nouvelles à communiquer au gouverneur..., ouvrez à un homme seul!

—Au large! riposta une voix, et reviens demain matin! Si tu es ce que tu dis, on t'accueillera, si tu es un espion, c'est assez tôt pour être pendu.

Jehan entendait les hommes de garde arriver pour garnir les meurtrières de la palissade, il comprit qu'il était inutile d'insister et battit en retraite. Il n'y avait rien à faire qu'à chercher quelque trou pour dormir jusqu'à l'aube. Comme, d'un pas hésitant, il suivait à quelque distance les contours du fossé, il se rappela un coin des remparts dans l'angle d'une tour, où les débris d'une échauguette au-dessus d'une poterne condamnée, pouvaient se prêter à une escalade. Mais n'avait-on pas apporté des modifications à ce point faible du rempart? Il fallait voir. Jehan s'avança avec précaution. Justement une nouvelle bande de nuages allait masquer la lune pendant quelques minutes. Quand l'obscurité attendue fut venue, Jehan courut vers le fossé et se laissa glisser dans l'herbe humide. Oui, c'était bien là. Pas de changement à l'ancienne poterne. Il y avait toujours les pierres en saillie que Jehan connaissait. Grimpé sur le talus de la tour, il se hissa aux premières pierres avec d'infinies précautions pour ne donner l'éveil à aucune sentinelle et pour ménager aussi son épaule qui le faisait cruellement souffrir à chaque mouvement des bras. Il mesurait de l'œil dans le vague de la nuit la hauteur du mur lorsque, de stupeur, il faillit pousser un cri et lâcher prise. Un homme montait devant lui et cet homme, parvenu en haut, enjambait déjà le parapet!

Encore la trahison.

Jehan, surexcité par la fureur, oublie son épaule; il se hisse rapidement de pierre en pierre et à son tour il enjambe le parapet. Il se trouve sur un rempart terrassé d'où une pente douce descend dans une ruelle bordée de jardins. Tout dort de ce côté, les maisons au fond des petits jardins n'ont pas une lumière. Il fait sombre, la lune est encore voilée.

Sur le rempart.

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Où peut se cacher l'homme qui devant lui a escaladé la muraille? Quelque chose a remué au fond de la ruelle, une ombre s'entrevoit qui disparaît aussitôt dans le noir.

—Ah, brigand! je t'aurai! s'écria Jehan.

L'homme arrivait à Saint-Corneille.

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Son bâton ferré était resté dans le fond du fossé. N'importe, il avait ses poings et saurait s'en servir. Au bout de la ruelle Jehan se trouva un instant embarrassé; il y avait là un carrefour de rues tortueuses dont les unes descendaient vers le centre de la ville, tandis que les autres suivaient la courbe des remparts en remontant derrière des couvents. Laquelle prendre de ces rues, toutes également sombres et silencieuses? Jehan courut d'un côté, écouta, regarda vainement dans tout ce noir et revint au carrefour. Enfin d'un autre côté il devina plutôt qu'il n'entendit un bruit de pas déjà lointains. Il prit sa course, l'homme poursuivi se dirigeait vers ce quartier que Jehan connaissait si bien, au centre de la ville, sous les murailles de l'abbaye de Saint-Corneille.

Comme Jehan la tête en feu, le cœur battant, arrivait sur le parvis, l'homme arrêté sous l'abbaye même, disparaissait dans une petite maison que Jehan connaissait aussi, la maison de l'usurier Thibaut Rongemaille! Jehan stupéfait, se frottait les yeux, mais cela ne faisait pas doute. Il avait vu la porte s'entre-bâiller et l'avait entendue se refermer. D'ailleurs une raie lumineuse apparaissait sous un volet du premier étage. L'homme était bien là.

—Eh bien, non, je suis trop bête de m'étonner, pensa-t-il, s'il y a machination et trahison, il est tout naturel que le Thibaut Rongemaille en soit... Oui, oui, j'y suis, je comprends tout! c'est lui le traître dont parlait le chef des routiers dans la grange! Pas de doute, c'est lui.

Sommeil ou évanouissement.

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Instinctivement, pour éviter d'être aperçu par Rongemaille, Jehan s'était jeté dans l'ombre du portail de Saint-Corneille. Il monta quelques marches et se trouva sous le porche profondément enfoncé; de là il pouvait, sans craindre d'être vu, surveiller la porte de Rongemaille.

—A côté de mon abri de la nuit dernière, de mon trou à grenouilles ou à crapauds, ce porche me semble un appartement douillet et chaud. J'y reste! Demain je tirerai cette affaire au clair avec messire le gouverneur. Un bourgeois traître dans la ville recevant des espions du dehors! Par la fourche du diable! je pense que messire de Flavy, qui n'est pas commode, en fera bonne et prompte justice!

Jehan, allongé sur les dalles, veillait les yeux fixés sur la maison de Rongemaille; mais peu à peu, écrasé par la fatigue, affaibli par tant d'alertes successives, malgré sa volonté de ne pas perdre de vue la maison du traître, ses yeux se fermèrent et il tomba dans un sommeil qui était presque un évanouissement.


IX

LE LOGIS DE THIBAUT RONGEMAILLE

Jehan ne s'était pas trompé; l'homme qu'il poursuivait dans les rues de Compiègne après avoir franchi la muraille derrière lui, avait bien trouvé asile chez l'usurier Rongemaille, mais il tombait comme on va le voir, dans une erreur complète en le qualifiant du nom de traître.

Il allait être onze heures du soir, c'est-à-dire que le couvre-feu, sonné de bonne heure dans la ville assiégée, avait depuis longtemps fait éteindre toutes les lumières. Cependant Thibaut Rongemaille ne dormait pas, il se promenait de long en large dans une chambre aux volets soigneusement clos, éclairée par un pâle lumignon, lorsqu'un coup frappé en bas l'avait fait sursauter. Descendu immédiatement il regarda avec circonspection par le guichet de sa porte; l'homme qui frappait s'était mis le visage en plein sous la clarté de la lune pour être reconnu.

—Comment! s'écria Rongemaille en ouvrant rapidement sa porte, vous, maître Bonvarlet, entrez, entrez vite!

C'était bien maître Bonvarlet, la mine presque aussi défaite que celle de Jehan, les traits tirés, les vêtements boueux. Il suivit Rongemaille et se laissa tomber sur un escabeau que celui-ci lui avançait.

—C'est moi, fit Bonvarlet. Je pensais que je ne reverrais plus Compiègne ni ma pauvre Guillemette!...

—Je vous ai attendu toute la journée, je suis resté jusqu'à dix heures de nuit à la porte Pierrefonds... Mais comment vous a-t-on ouvert sans l'ordre du gouverneur?

—On ne m'a pas ouvert... Poursuivi, traqué depuis des heures de buisson en buisson dans la forêt, je croyais avoir enfin dépisté les malandrins et j'arrivais en vue de la ville lorsqu'ils m'ont rattrapé... Je les avais sur les talons, un surtout, acharné à ma poursuite... Impossible d'aller à la porte Pierrefonds, les routiers m'en coupaient la route...

—Et alors?

—Alors, je me suis rappelé un endroit du rempart où l'escalade était possible, à la poterne abîmée au dernier siège... et que je vais signaler au gouverneur... l'endroit m'avait été montré par un certain gaillard qui se moquait bien de la fermeture des portes, mon élève Jehan...

Maître Bonvarlet se mordit les lèvres, se remémorant soudain la grande querelle de Jehan avec l'usurier.

—Oui, oui, grommela Rongemaille, un sacripant!

—Là, j'ai cru vingt fois que je roulerais dans le fossé... Et sur le bord du fossé, maître Rongemaille, il y avait déjà, furieux de m'avoir manqué de la longueur d'une pique, ce misérable routier qui me poursuivait!... Enfin, me voici...

—Votre mission? demanda Rongemaille.

—A réussi... Je rapporte des lettres et l'argent pour la solde de la garnison... Vous allez prendre votre manteau et votre lanterne et nous allons courir chez le gouverneur... j'ai hâte de rassurer ma chère petite Guillemette qui doit trembler pour moi... Dépêchons, maître Rongemaille...

—Vous avez l'or?

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—Un instant... Vous avez l'argent pour le gouverneur?

—Oui, tenez, soulevez mon surcot... je suis cuirassé d'or... et pesez ma ceinture, j'apporte l'or et ce qui est meilleur, de bonnes nouvelles... J'ai vu messires Pothon et La Hire et Jehanne la Lorraine, ils partent cette nuit de Crépy et seront ici demain à l'aube, c'est-à-dire dans quelques heures, pressés de combattre pour notre délivrance...

—Vous avez l'or? répéta Rongemaille.

—Je vous l'ai dit.

—Et vous n'êtes pas entré par la porte Pierrefonds où l'on vous attendait?

—Je vous l'ai dit! Impossible, on me guettait aux abords, j'ai eu peine à échapper...

—Alors, fit Rongemaille se promenant de long en large, alors personne ne vous sait à Compiègne.

—Personne...

—Mettez-vous à l'aise, vous êtes fatigué!

—Je ne le serai plus quand j'aurai vu le gouverneur et embrassé mon enfant.

—Mais asseyez-vous donc, cria Rongemaille en prenant Bonvarlet par les épaules et en palpant ses vêtements, vous avez l'or... Oui, l'or est là, je le sens... Et personne ne vous a vu entrer ici, personne?

Les yeux de l'usurier luisaient étrangement et ses mains s'appuyaient violemment sur Bonvarlet.

—Allons chez le gouverneur, dit Bonvarlet, si vous n'êtes pas prêt, j'y vais seul.

—Jamais!... Seul, avec cet or? imprudent!... ah! ah! les routiers le guettaient, cet or... je vous accompagne, avec cette dague, une bonne dague qui a le fil... Attends! mais attends donc! hurla Rongemaille.

Ses doigts qui cherchaient l'or sautèrent soudain à la gorge de Bonvarlet; celui-ci tomba sur la table en jetant la lumière à terre, la main droite de Rongemaille fit voler en l'air le fourreau de la dague, puis la dague elle-même disparut tout entière dans le dos du malheureux Bonvarlet qui ne poussa qu'un faible cri, étouffé au passage par les doigts crispés de l'usurier. Tous deux étaient par terre, la lampe éteinte, éclairés par un rayon de lune, Bonvarlet râlant, l'assassin à genoux sur sa poitrine et fouillant ses vêtements...

Tous deux étaient à terre.

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X

OU JEHAN DES TORGNOLES SUBIT UN COMMENCEMENT DE PENDAISON

Jehan des Torgnoles avait beaucoup de sommeil à rattraper. Malgré sa ferme intention de rester éveillé, il dormit jusqu'au matin d'un sommeil lourd et fiévreux, coupé de cauchemars et de demi-réveils, pendant lesquels il prononçait vaguement de terribles paroles de menaces, agitait bras et jambes et lançait des coups de poing et des coups de pied à des ennemis invisibles.

Lorsque l'aube dora les toits de la ville, une rumeur s'entendit au loin, se propagea, fit ouvrir des fenêtres et des portes, pousser des cris de joie à des gens qui se précipitaient dehors. Des Angélus sonnèrent. Jehan continuant son rêve ouvrit pourtant ses yeux, tout en restant couché, les membres rompus et engourdis. Des gens couraient toujours; des Noël! Noël! des clameurs joyeuses semblaient voler de rue en rue et arriver jusque vers Saint-Corneille, puis ce furent des froissements de fer, des bruits de chevaux qui s'arrêtaient devant le parvis et des Noël! Noël! plus nourris.

Jehan s'était redressé sans pouvoir pourtant se lever.

—C'est Jehanne! avec messires La Hire et Xaintrailles! Noël! Noël! de la belle chevalerie!... et des archers! Une armée?... Non, rien que l'avant-garde... La ville va être délivrée... le gouverneur accourt... on va attaquer les Anglais...

L'entrée de Jehanne d'Arc.

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Des gens en courant se jetaient ces mots de l'un à l'autre. Jehan cherchait à reprendre ses esprits, mais la fièvre le travaillait; sa blessure à l'épaule s'était rouverte, il souffrait cruellement, son sang coulait et il continuait à demi éveillé le cauchemar qui avait troublé son lourd sommeil. Quoi? Jehanne d'Arc et La Hire? Une sortie? mais les trahisons tramées, le traître entré dans la ville? Il essaya de se lever pour se mêler aux gens du parvis. A sa grande épouvante un cadavre dans une flaque de sang était étendu à côté de lui, le visage contre terre. Il poussa une exclamation. Des gens se retournèrent vers le porche encore dans l'ombre et des cris d'horreur firent taire les acclamations.

Deux corps gisent aux pieds des statues de saints du portail, un cadavre criblé de coups de poignard et un homme couvert de sang, à demi couché à côté de l'autre. Cet homme tremble et balbutie, les yeux effarés. On s'occupe d'abord de l'autre. Le cadavre est descendu sur le parvis. Au bout de la place des gens continuent à fêter les archers et les hommes d'armes, à qui chacun apporte vivres et rafraîchissements; sous le portail on se presse, on se bouscule pour voir le cadavre qu'entoure un groupe de bourgeois. Nul espoir ne reste, l'homme est bien mort.

... Mais on le connaît! C'est maître Bonvarlet, l'ymagier, le messager attendu par le gouverneur! Le nom circule parmi la foule, des soldats courent prévenir Flavy en conférence avec les chefs du secours.

Jehan des Torgnoles entend le nom, d'ailleurs il a reconnu la tête pâle de l'assassiné, sans doute son cauchemar continue. Il n'a pu sauver le pauvre Bonvarlet! Mais les trahisons qui se préparaient, comment les empêcher?... Soudain il est soulevé à son tour par des gens à figures menaçantes, il est bourré de coups, dans un tumulte de cris et jeté en bas des marches du portail. Il n'y a pas de doute, c'est lui l'assassin du pauvre Bonvarlet! Blessé dans la lutte, il sera tombé sur le corps de sa victime. Il faut pendre le misérable surpris dans son crime, il faut faire justice immédiate! Attendre le gouverneur? A quoi bon? Le gouverneur a bien autre chose à faire que de s'occuper de ce brigand, il va aujourd'hui livrer bataille aux Anglais, les balayer de leurs retranchements et sauver la ville avec le secours amené par Jehanne la Lorraine... Une corde tout de suite, une bonne corde.

A demi assommé.

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C'est l'avis de tous, aussi bien des gens sur la place que de ceux qui garnissent toutes les fenêtres des maisons. C'est notamment l'avis de maître Rongemaille, apparu sur son huis avec la mine d'un homme qui se réveille à peine.

Une corde, une bonne corde? Tout de suite, maître Rongemaille va vous trouver cela. Vous avez bien raison! Inutile de déranger le bourreau pour ce gredin qui a assassiné le messager du gouverneur.

 
 
 
 
La corde impitoyable se tend.

Jehan des Torgnoles, assis à terre, maintenu autant par sa faiblesse que par des poings vigoureux, regarde et entend sans comprendre tout à fait. Hélas, l'horrible rêve continue. Les gens qui l'entourent sont-ils des routiers anglais? Est-ce du populaire de Compiègne? Il ne sait au juste. Est-il en ville ou bien encore dans les halliers de la forêt? Il ne reconnaît vraiment que le pauvre Bonvarlet étendu sur le pavé, figure tragique. Et aussi, au premier rang des gens qui l'entourent et le plus acharné à le maltraiter, l'usurier Rongemaille au rictus féroce.

Quoi? on l'accuse d'avoir assassiné Bonvarlet? C'est un cauchemar causé par la fièvre et qui va se dissiper tout à l'heure! Mais des mains lui passent une corde au cou, on le pousse, on le soulève, on le hisse. La corde est jetée à la première balustrade du portail. Il n'y a plus qu'à tirer et justice sera faite de l'assassin de Bonvarlet.

Cette fois Jehan se débat, il se secoue violemment pour se réveiller et pousse des cris de fureur. Moi? assassin de mon maître Jacques Bonvarlet! Moi qui courais depuis deux jours et deux nuits pour le sauver! Moi qui ai failli tomber sous les coups des routiers qui le poursuivaient!... Je veux voir le gouverneur! Prévenez-le! Il y a dans Compiègne des traîtres qui doivent livrer la ville... A moi, messire de Flavy! Il y a des traîtres... Tenez dans cette maison que je guettais cette nuit...

La main de Rongemaille tire sur la corde. Mais Jehan, hagard, les yeux hors de la tête, a retrouvé toute sa force, il se dégage à demi, étend le bras vers le portail.

—Vierge de pierre, saints et saintes du portail, s'écrie-t-il, je vous appelle en témoignage. Vous avez vu ce meurtre horrible, vous avez vu l'assassin! Est-ce moi, Vierge de pierre? Parlez, je vous adjure! Dites que je ne suis pas coupable de ce crime! Dragons, serpents, basilics sculptés dans la pierre, parlez!

Hélas, sous la fureur de la foule, la corde impitoyable se tend, Jehan va périr.

—L'assassin, crie Jehan à demi étranglé, le traître qui veut livrer la ville aux Anglais, il est dans cette maison, je vous dis... Mais non, il est ici, je le vois le traître, l'homme, des Anglais... c'est...

Un cri de femme lui répond dans la foule. Une jeune fille qui accourait en larmes et venait de s'écrouler sur le corps du pauvre Bonvarlet, a levé la tête et reconnu Jehan porté au-dessus des têtes furieuses.

Elle voit la corde et devine avec horreur l'accusation qui pèse sur le malheureux, l'affreux péril où il se trouve.

—Lâchez-le, ce n'est pas lui! Il est innocent! Oh! Jehan, peut-on t'accuser de m'avoir tué mon père, non, non, c'est impossible, ce n'est pas lui, lâchez-le au nom du ciel, au nom de mon père, il est innocent je le jure!

—Lâchez-le, il est innocent!

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—Merci, Guillemette, murmura Jehan, vous me croyez, vous!...

—Et moi donc! cria d'une voix indignée la servante Martinotte qui avait suivi Guillemette et sanglotait à genoux de l'autre côté du cadavre, je le jure bien aussi, qu'il est innocent, le pauvre agneau. Lâchez-le tout de suite, tas de monstres, ou je vais vous arracher les yeux à tous!...

—Et pourquoi l'aurais-je tué? s'écria Jehan profitant de l'hésitation de la foule, pourquoi?

—Pour voler l'or qu'il rapportait à la garnison, hurla Rongemaille les yeux hors de la tête, et s'efforçant de tirer sur la corde, à la potence, le gueux!

Au même instant, une détonation retentit. C'était une bombarde anglaise, de l'autre côté de l'Oise, qui tirait sur la ville. Quelque chose passa dans l'air avec un sifflement strident, il y eut un fracas de pierres tombant sur le pavé, au milieu des cris d'épouvante de la foule.

Le boulet venait de fracasser une gargouille de Saint-Corneille, juste celle dont la tête était à la ressemblance de l'usurier Rongemaille, et avec elle la balustrade où l'on avait passé la corde pour pendre Jehan des Torgnoles.

Jehan à demi suspendu tomba à terre, lâché par ceux qui le tenaient. Les plus furieux s'écartèrent vivement sous les fragments de pierres qui pleuvaient.

Jehan poussa un cri de triomphe.

—Je vais vous le montrer, le traître, l'assassin! Vous voyez bien que je suis innocent, que je n'ai pas commis le crime, vous voyez bien, la bombarde anglaise elle-même a proclamé mon innocence, et elle a montré le coupable... A moi, braves gens, à moi, accourez, le traître, je vous le livre, le voici!

Le boulet fracassait la gargouille.

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Et, traînant la corde toujours attachée à son cou, bousculant bourgeois et soldats, Jehan sauta à la gorge de Rongemaille terrifié.

—L'assassin, c'est lui! Croyez-moi, braves gens! c'est lui! lui!... J'y suis maintenant, je comprends tout!... l'homme entré devant moi par le rempart c'était maître Bonvarlet, c'est lui que j'ai suivi jusqu'ici et que j'attendais sous le portail... Celui qui l'a assassiné, c'est Rongemaille... Le traître qui est dans Compiègne et dont j'ai entendu le chef des routiers parler, le traître qui doit livrer la ville aux Anglais, c'est Rongemaille!... Voyez comme il tremble! Assassin, tu avoues! A moi! à nous! tenez-le! mais tenez-le donc!

Rongemaille et Jehan avaient roulé à terre, hagards tous les deux, Rongemaille de terreur, Jehan hors de lui par la fureur et par la douleur que lui causait son épaule. De plus la corde qu'on lui avait passée au cou le serrait toujours, il se trouvait à demi étranglé, et Rongemaille cherchait à lui enfoncer sa dague dans la poitrine, la dague qui avait tué Bonvarlet. Enfin, d'un effort violent, Rongemaille se dégagea et bondit en arrière, renversant quelques bourgeois. Sa porte derrière lui était ouverte, il se jeta dans sa maison et on l'entendit tout de suite qui barricadait l'huis aux montants solides.

—L'assassin, c'est lui!

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Personne ne doutait plus maintenant; les plus acharnés contre Jehan tout à l'heure se montraient les plus indignés et les plus enragés contre Rongemaille.

—Le brigand! le traître! Il ne faut pas le manquer, lui!...—Il a bien une tête d'assassin! Où avions-nous les yeux tout à l'heure?—Pauvre Jehan, qu'allions-nous faire?—Oh, moi, j'ai toujours prédit que le Rongemaille finirait mal!... Hardi! Enfonçons la porte! Portons-le à messire de Flavy!...

Il barricadait l'huis.

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Cependant la foule, avec Jehan en tête, se jetait sur la porte de Rongemaille pour l'enfoncer. Elle eût résisté longtemps si des compagnons forgerons ne s'en fussent mêlés avec des haches et des leviers. Aussitôt enfoncée, les assaillants se précipitèrent. Le logis n'était pas grand, on eut bien vite parcouru les chambres du rez-de-chaussée et de l'étage. Personne. Rongemaille avait disparu. Dans une chambre on aperçut quelques pièces d'or par terre sur un parquet fraîchement lavé. On grimpa au grenier, le grenier était vide. Comment Rongemaille pouvait-il avoir disparu? Dans quelle cachette s'était-il jeté? On sondait les murs, on regardait dans le puits, on explorait la cave, profonde comme elles sont dans toutes les vieilles cités et qui pouvait communiquer avec les caves voisines ou même les souterrains de l'abbaye. Rien. Personne! Le misérable Rongemaille semblait s'être littéralement évaporé.

Pendant que Jehan et quelques hommes fouillaient de fond en comble le logis de Rongemaille sans parvenir à mettre la main sur le misérable, le corps du pauvre Bonvarlet était porté dans sa maison sous la tour Beauregard, suivi seulement de quelques amis de l'ymagier, qui s'efforçaient de soutenir Guillemette à moitié évanouie, et la grosse Martinotte suffoquant sous les sanglots.

Des compagnons forgerons s'en mêlèrent.

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Jehan aurait voulu rejoindre les deux pauvres femmes pour pleurer avec elles, mais il avait d'autres devoirs, il devait rendre compte au gouverneur de ce qu'il avait vu et entendu en essayant de sauver le messager, et l'avertir de la trahison préparée pour livrer la ville. Guillaume de Flavy connaissait déjà la fin de Bonvarlet. Comme il accourait pour recevoir la troupe de secours amenée par Jehanne d'Arc, La Hire et Xaintrailles, on lui avait appris la funèbre découverte faite sous le porche de Saint-Corneille, mais il croyait que la foule avait immédiatement fait justice du meurtrier pris sur le fait.

La petite troupe, hommes d'armes et piétons, se reposait de sa marche de nuit; les chevaux dans les écuries des hôtelleries, aux approches du pont, recevaient bonne provende; les hommes, dans un vaste enclos, débris de l'ancien palais de Charles le Chauve, au-dessous de la vieille tour Beauregard, étaient fêtés joyeusement par les Compiégnois; ils arrosaient du vin guilleret des coteaux de l'Oise, cru dédaigné aujourd'hui, un repas suffisamment plantureux pour un festin d'assiégés, et se préparaient pour le combat prochain.

Pendant ce temps, le gouverneur s'en allait avec les chefs faire le tour des remparts, pour reconnaître la force de la ville et les positions de l'ennemi sur les coteaux de la rive droite de l'Oise.

Les défenses étaient encore bonnes, malgré les dégâts des sièges précédents; Compiègne, depuis moins de douze ans seulement, avait été pris et repris cinq ou six fois, par les Bourguignons, par les troupes royales, ou par les Anglais qui l'avaient conservé de 1423 à 1429, mais grâce aux réparations et renforcements on avait une enceinte de murs solides, des tours nombreuses suffisamment rapprochées l'une de l'autre, avec quatre portes et deux poternes.

Repos et rafraîchissements avant la bataille.

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L'ennemi ne menaçait encore que la partie du rempart baignée par la rivière d'Oise. Il occupait, en face du pont, à deux portées d'arbalète le village de Margny, et plus loin à droite et à gauche, ceux de Clairoix et de Venette.

Face à l'ennemi, le pont chargé de maisons et de moulins sur un côté de ses piles, était défendu par de bonnes tourelles appuyées à la massive tour Beauregard et par une grosse bastille extérieure sur la rive droite, entourée elle-même d'un fossé.

Les derniers préparatifs de la sortie s'achevaient, les hommes de la garnison étaient rassemblés, des soldats garnissaient toutes les défenses de la tête de pont, des bateaux couverts de solides pavois étaient amenés, pour recevoir des archers chargés de garder la rivière et de soutenir au retour les hommes de la sortie.

Ainsi, massés tout près de l'ennemi, n'ayant plus que le pont à traverser pour se précipiter sur lui, ils attendaient avec confiance l'instant où Jehanne, la bannière royale à la main, viendrait se mettre à leur tête.

Cortège funèbre.

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XI

UN TRIO DE MALANDRINS

Rongemaille épouvanté n'avait pas perdu de temps; aussitôt sa porte fermée, il s'était jeté dans sa cave, avait gagné un caveau qui n'était séparé d'une cave voisine que par une barrière de planches. Avec une agilité qu'il ne se soupçonnait pas, il escalada la barrière, remonta chez le voisin sans mauvaise rencontre et se trouva de l'autre côté des maisons du parvis, sur le Marché aux Herbes. Toute la population courait du côté où passaient Jehanne et La Hire. Personne en vue. Rongemaille se glissa dans un quartier de ruelles sombres et désertes, à peine larges de quelques pieds, circulant derrière des hôtelleries et des maisons du marché. Il respira un instant. Mais où aller? A qui demander refuge? Comme il débouchait sous l'Hôtel-Dieu, il fit un brusque saut en arrière. Un cortège s'avançait, une civière suivie de deux femmes en larmes. C'était le corps de Bonvarlet que l'on portait chez lui; Rongemaille se rejeta dans les ruelles, tourna sur lui-même et quelques minutes après se trouva devant la porte du pont. Comme il passait sous une fenêtre ouverte, une main s'allongea et le saisit par l'épaule. Il eut un haut-le-corps de terreur et tenta de reculer, une seconde main lui tomba sur l'autre épaule. Rongemaille allait se débattre avec rage, mais, se retournant vers ces deux poignes, il poussa un soupir de soulagement. Il avait affaire à des amis.

—Vous! Gauthier Longbec. Vous, Canteleu! C'est vrai, je vous oubliais depuis hier... Vous êtes de garde au pont... Vous m'avez fait une belle peur! fit-il à voix basse. Mais vite, cachez-moi!

—Qu'y a-t-il?

—Nous sommes pris! Cachez-moi vite!

Gauthier Longbec et Canteleu sursautèrent à leur tour.

—Hein? Quoi? Chut!... et les autres?...

—Je vous expliquerai, mais pas ici... allons vers le bastillon de l'autre côté du pont.

Vivement les trois hommes s'engagèrent sur le pont, parlant à voix basse.

—Belle idée, gémissait Geoffroy Canteleu, de nous avoir fait entrer dans Compiègne pour prendre service dans les archers de messire de Flavy! J'avais bien besoin de me souvenir que ma mère était Champenoise. J'aurais dû rester Bourguignon comme mon père.

—Misère! je sens déjà la corde.

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—Tout est découvert, mais ne désespérons pas, dit rapidement Rongemaille. Vous trouverez bien dans la tour un coin pour me cacher. Menez-moi là-bas comme un bon ami qui vient faire une petite causette.

—Misère! gémit Longbec, je sens déjà la corde!...

—Je suis découvert, mais vous ne l'êtes pas, vous ne courez aucun danger immédiat... tranquillisez-vous et tâchez de me tirer de là... dans votre propre intérêt!...

—Vous serez pendu, c'est votre affaire, mais vous avez répondu de nous au gouverneur hier, et le premier soin de messire de Flavy, vous expédié, sera de nous faire passer par la même cérémonie, et, dame, ça nous touche davantage!

—C'est beaucoup plus ennuyeux et décourageant, fit Canteleu.

—Encore une fois, faisons tête au danger... tâchons d'exécuter le plan convenu et de livrer une porte à votre capitaine... et le plus vite possible.

—Ou de nous échapper la nuit prochaine... ce serait plus sain...

—Oui, mais si nous pouvons entre-bâiller seulement une porte ou une poterne aux Anglais, nous aurons la récompense, dit Canteleu, et alors plus de périls, Longbec, nous sommes riches...

 
 
Alerte! voilà le gouverneur.

—Alerte! s'écria Longbec en se retournant, voilà le gouverneur avec une troupe qui arrive! Glissez-vous là, maître Rongemaille, et filons! Alerte, Canteleu, ayons l'air joyeux! Mais, barbe du diable! que je voudrais donc encore être avec les camarades, en forêt comme hier! Oui, la poursuite de ce maudit messager peut nous coûter cher... Entrer dans Compiègne, nous donner pour de bons garçons de soudards français échappés aux pattes des Anglais, c'était trop risquer! Vois-tu, Canteleu, mon idée valait mieux, lâcher la bande du capitaine, attirer l'homme de Compiègne, ce Rongemaille maudit dans un bon buisson désert et le mettre à rançon... Assez de fatigues et de dangers! Avec ma part de ses écus, je quittais l'épée, je me refaisais tailleur...

—Attention, le gouverneur... Oh! oh! La Hire, Jehanne...

C'était en effet Flavy qui s'engageait sur le pont avec une troupe de cavaliers. A côté de lui marchaient Jehanne, en armure complète recouverte d'un surcot cramoisi déchiqueté en longues bandes, Xaintrailles et La Hire, Pierre d'Arc et une demi-douzaine de chevaliers.

Les soldats du poste s'étaient rangés après la voûte de la porte, les deux routiers parmi eux, la vouge au poing. Juste derrière, Jehan des Torgnoles, qui venait de faire le tour des remparts sans pouvoir joindre Flavy, se tenait appuyé au mur, soutenu, porté presque par ceux qui l'avaient à demi assommé tout à l'heure, devenus maintenant ses meilleurs amis.

—Allons, allons, malpendu, lui criait du ton le plus aimable un ami qui lui avait précédemment poché un œil et presque démis un bras, tu lui parleras tout à l'heure, au gouverneur!

—Puisque tu es si pressé d'obtenir audience, disait un autre, il fallait nous laisser faire... une fois hissé à la potence, il n'aurait pas manqué de te voir et tu aurais pu lui faire à ton aise un discours sur cette canaille de Rongemaille, et sur les traîtres qu'il a introduits en ville... Un peu de patience, on les trouvera et on ne les manquera pas, les gueux!

Longbec ne perdait pas un mot de la conversation, il frémit et donna un coup de coude à son acolyte qui se garda bien de se retourner.

Longbec donna un coup de coude.

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XII

APRÈS LA CATASTROPHE

La sortie a lieu.

A peine reposées les troupes de secours amenées par Jehanne d'Arc, renforcées par cent cinquante hommes de la garnison, vont assaillir les positions des assiégeants.

Des bombardes placées à l'avancée tirent sur les barricades élevées devant les défenses du pont, puis le pont-levis de l'avancée se baisse, hommes d'armes et piétons se précipitent, Jehanne, La Hire et Xaintrailles en tête. A grands coups de vouges et de guisarmes, chevaliers et piétons ouvrent des brèches sanglantes au plus épais des rangs ennemis bousculés et refoulés. Il semble que Jehanne encore une fois, apporte la victoire dans les plis du glorieux étendard d'Orléans.

Jehanne d'Arc prisonnière.

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Mais des renforts nombreux arrivent des cantonnements anglais; de tous les côtés des bandes de soudards furieux tombent sur les gens de la sortie, à leur tour obligés de reculer. Les flèches et les carreaux d'arbalète pleuvent sur eux. Ils sont ramenés et poussés en désordre par la masse des assiégeants jusqu'au bastillon du pont, au bruit lugubre du tocsin sonnant à toutes les églises de Compiègne.

Tout est silencieux sur le pont.

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On s'égorgeait dans un étroit espace, le long des barrières conduisant au premier pont-levis et sur la berge, où les survivants purent être recueillis par les bateaux couverts. Jehanne, la dernière, soutenant la retraite avec quelques hommes d'armes, allait rentrer en ville, lorsque, panique des soldats de garde ou trahison, pendant que Flavy, dans la tour, dirigeait archers et arbalétriers qui couvraient de traits les assaillants, le pont se releva et Jehanne, jetée à bas de son cheval, resta aux mains de l'ennemi.

. . . 

C'est la nuit après la catastrophe. Tout est silencieux sur le pont de Compiègne. Au fond d'un ciel livide et traversé de gros nuages, la lune se lève rouge, couleur de sang. Pas un bruit derrière les sombres remparts, dans la ville assiégée, lugubre, toute à sa douleur. Les soldats qui veillent autour d'un falot, à l'abri des palissades de l'avancée, sont mornes.

Dans ce noir, dans cette tristesse de la nuit sinistre, une des sentinelles du pont eut comme une vision.

Tout à coup le silence du côté de la ville fut troublé par un bruit de pas précipités et du noir de la voûte, au bout du pont, un homme apparut, jaillit plutôt, un homme effaré, haletant, les yeux comme des points blancs, écarquillés par l'horreur, la bouche ouverte pour un cri qui ne sortait pas, les bras tremblants levés en l'air.

L'eau sembla bouillonner.

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Et l'homme fuyait sur le pont, poursuivi dans le ciel par des bêtes fantastiques au vol silencieux, dragons aux gueules formidables, guivres cornues au rictus effrayant, aux griffes tendues, chimères à têtes farouches, aux ailes griffues, bêtes étranges qu'on ne voit pourtant qu'aux balustrades des cathédrales, sculptées dans la pierre, solidement accrochées au-dessus des contreforts! Elles allaient, ayant ainsi quitté les murs des églises de Compiègne, elles volaient, déchirant l'air dans un coup de vent silencieux, menaçant l'homme du bec, des dents, des griffes, tandis que dans le fond au-dessus de la ville, apparition vague, un archange se dressait, l'épée flamboyante à la main...

Le traître.

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Ainsi le rapporte la légende. L'homme c'était Rongemaille le traître, qui, dans la bagarre, à la rentrée des soldats repoussés, a levé, aidé par Longbec et Canteleu, le pont qui laissait Jehanne aux mains de l'ennemi sur le revers du fossé,—Rongemaille le traître, qui, profitant de la nuit, s'était glissé en ville jusqu'à sa maison pour prendre son or, l'or du crime.

Poursuivi, happé par les becs, déchiré par les griffes de pierre, Rongemaille hurlant et gesticulant, semant son or sur les pavés, sauta d'un bond sur le parapet entre deux moulins et se précipita dans la rivière. L'eau sous le choc sembla bouillonner et se referma. La lune se voila d'un nuage, dragons et guivres de pierre disparurent subitement et la figure de l'archange s'effaça.

. . . 

Au matin, sur les talus de la bastille défendant le pont, les assiégeants purent voir s'élever deux potences auxquelles furent accrochés les deux routiers complices de Rongemaille, Canteleu et Longbec.

Guillaume de Flavy continua pendant six longs mois à défendre énergiquement la ville confiée à sa garde, plus étroitement serrée et plus rudement attaquée après la prise de Jehanne d'Arc, et il eut le bonheur de la conserver jusqu'au jour où, avec l'aide d'un nouveau corps d'armée de secours, les Compiégnois assiégèrent à leur tour les Anglais dans les bastilles construites devant les murs ébréchés, les prirent d'assaut et forcèrent l'ennemi à décamper.

Jehan des Torgnoles fut de ceux qui bataillèrent avec le plus de cœur et aussi les meilleurs bras, tant sur les remparts attaqués, que dans la sortie dernière, à la délivrance de la ville, superbe occasion pour lui de se laisser aller franchement à son appétit pour les bagarres et les coups. Il en eut tout son compte, c'est-à-dire ce qui eût amplement suffi pour quatre, mais finalement, par bonheur pour la pauvre Guillemette restée sans famille, il se tira de toutes les mêlées sans horions par trop graves.

Redevenu de soldat ymagier, passé homme grave, il reprit avec ardeur le ciseau et le marteau pour se remettre aux sculptures de Saint-Corneille et mener à bonne fin les statues du portail laissées inachevées par son infortuné maître Bonvarlet.

Il reprit avec ardeur le ciseau.

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TABLE DES CHAPITRES

Préface 1
CHAPITRE PREMIER
Le sculpteur de gargouilles 3
CHAPITRE II
Comment Jehan l'Ymagier jeta le trouble dans le marché de Compiègne 12
CHAPITRE III
Les émotions de Guillemette et de Martinotte 25
CHAPITRE IV
Un voyageur affamé et des routes peu sûres 39
CHAPITRE V
Douce nuit de repos troublée par une bande de routiers 55
CHAPITRE VI
Une poursuite mouvementée 71
CHAPITRE VII
Où maître Bonvarlet rencontre Jehanne d'Arc et La Hire 82
CHAPITRE VIII
Comment Jehan, malgré les archers de garde, s'introduisit en ville 93
CHAPITRE IX
Le logis de Thibaut Rongemaille 103
CHAPITRE X
Où Jehan des Torgnoles subit un commencement de pendaison 107
CHAPITRE XI
Un trio de malandrins 120
CHAPITRE XII
Après la catastrophe 125

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