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Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 2

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The Project Gutenberg eBook of Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 2

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Title: Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 2

Author: Paul Féval

Release date: January 7, 2014 [eBook #44613]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT; OU, LES ANGES DE LA FAMILLE. TOME 2 ***

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LES
BELLES-DE-NUIT.


IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.

LES
BELLES-DE-NUIT

OU

LES ANGES DE LA FAMILLE

PAR

Paul Féval.

TOME II

BRUXELLES.

MELINE, CANS ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS.

LIVOURNE.
MÊME MAISON.

LEIPZIG.
J. P. MELINE.


1850

DEUXIÈME PARTIE.
LE MANOIR.
(SUITE.)

III
MYSTÈRES.

La partie grave et discrète de l'assemblée, qui se respectait trop pour prendre part à la danse, commençait à trouver le bal monotone et long. Les commérages languissaient, parce qu'on avait déjà médit de tout le monde. L'évanouissement de Blanche fit à l'ennui naissant une diversion tout agréable et vint raviver l'entretien.

Ce cercle respectable se composait de trois vicomtes, qui avaient été des hommes à succès dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne, d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on avait laissés se décrasser et mettre un de au-devant de leurs noms, parce qu'ils avaient mille écus de rente, et d'un nombre à peu près égal de dames antiques, portant, avec une solennité impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de leur toilette et la laideur choisie de leurs visages.

On remarquait surtout trois petites personnes, toutes trois également jaunes, sèches, roides et vêtues de robes de soie violette d'une ancienneté incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires, aux environs de la cinquantaine, ce qui déprécie, elles donnaient le ton à la société, parce que leur talent de médire était hors ligne, et que chacun de leurs coups de langue emportait net le morceau. Leurs rivales elles-mêmes, madame la chevalière de Kerbichel, épouse de l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire Lebinihic, jeune veuve à peine âgée de quarante-cinq ans, autour de laquelle soupiraient les trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la supériorité des demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.

Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. L'aînée, mademoiselle Amarante, chantait, en s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; la seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante romance; la troisième, mademoiselle Héloïse, attaquait, toujours avec la guitare, le grand morceau de caractère.

A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à qui tout était permis parce qu'il était l'héritier de son père, les avait surnommées en masse les trois Grâces, et en détail l'Ariette, la Romance, et la Cavatine.

Elles avaient un petit frère, M. Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se tenait un peu à l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins, passait pour un fort agréable joueur de reversi.

Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut emmené Blanche, l'imposante réunion se rassit. Ses membres se regardèrent durant quelques secondes en silence.

—Voilà déjà deux fois que la pauvre petite demoiselle se trouve mal aujourd'hui!... dit le père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde aigre et roide, représentait l'élément charitable.

—Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, murmura madame Claire Lebinihic, mais c'est tout à fait comme cela que j'étais la première année de mon mariage.

Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois vicomtes eurent un sourire très-égrillard.

—Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier de Kerbichel, hobereau taillé en Hercule et qui portait de jolies petites boucles d'oreilles, avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait des yeux au Robert de Blois quand mademoiselle est tombée?

—C'est un joli garçon!... répliqua la Romance.

—Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette et la Cavatine en donnant à ce mot une acception toute flatteuse.

—Ce que je voudrais bien savoir, reprit la Romance, c'est le sentiment de M. de Penhoël sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame Lola...

Le cercle entier sourit.

—Madame Lola!... madame Lola!... répéta la chevalière de Kerbichel, ces créatures ont des noms à elles.

—Quant à cela, madame, repartit la Romance qui se crut attaquée dans son doux nom d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de s'appeler Suzon ou Fanchette, comme les filles du commun!...

Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le cercle rit encore, excepté le chevalier-adjoint, qui secoua le tabac de son jabot d'un air mortifié.

—Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, qu'il se passe de drôles de choses dans cette maison!... Les maîtres font les honneurs, Dieu sait comme!... Voici madame partie; où est monsieur?

—En conférence avec le marquis de Pontalès, répondit le frère Numa.

—En bonne conscience, voulut dire le père Chauvette, on peut bien avoir des affaires...

Mais personne n'avait la simplicité d'accorder la moindre attention au pauvre maître d'école.

—Toujours avec le marquis! poursuivit l'Ariette.

—Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine.

—Ah! dit la Romance d'un ton capable, des gens bien informés prétendent que Penhoël file un mauvais coton, pour parler comme les gens du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent au marquis, et l'homme de loi le Hivain sait des choses qui étonneraient bien du monde!

—C'est que la Lola aime trop les dentelles! dit l'un des vicomtes.

—Et les cachemires, ajouta un second vicomte.

—Et les diamants, ajouta le troisième vicomte.

—Et tout cela coûte de l'argent! fit observer madame Claire Lebinihic: rien que mon châle de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait cent cinquante écus...

—Et puis tant de charges! reprit la chevalière de Kerbichel; c'est la maison du bon Dieu que ce manoir!... On y mange et on y boit toute la journée... Je vous demande un peu si ce n'est pas de la folie que de nourrir à rien faire ce grand garçon de Roger de Launoy?

—Et ce barbouilleur qui est venu de Paris pour mettre du rouge et du bleu sur les murailles? dit la Romance.

—Permettez, chère sœur, interrompit le frère Numa qui était méchant, lui aussi, quand il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si complétement inutiles que vous voulez bien le dire.

—A quoi servent-ils, s'il vous plaît?

—A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous me demandiez à qui...

—Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, Héloïse et Amarante, enchantées de l'esprit de leur frère; voilà qui est adorable!

Et comme une partie du cercle ne comprenait point, la Romance ajouta en baissant pudiquement ses paupières jaunes et dépouillées:

—Mon frère veut dire qu'ils servent aux deux petites filles de l'oncle Jean...

Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; gros rires de l'assemblée en chœur. Le mot valait bien cela.

—Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... commença le bon maître d'école avec reproche.

Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint de Kerbichel, qui avait l'intelligence lente et qui riait toujours après coup.

Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché par le succès qu'il venait d'obtenir, désira un nouveau triomphe.

—Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il d'un air innocent, si c'est à madame de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de Blois fait attention?

—A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel.

—A la mère, ripostèrent les vicomtes.

—En vérité, ceci est une question, dit gravement la Romance. Je ne sais pas si vous avez vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait certains signes avec Madame pendant la contredanse?...

—J'ai vu cela, dit Kerbichel.

—Moi aussi!

—Moi aussi!

—Et avez-vous remarqué la manière dont Madame a repoussé M. de Blois quand celui-ci a voulu relever Blanche évanouie?

Tout le monde répondit affirmativement.

La Romance poursuivit en baissant la voix et en prenant cet air timide qui annonçait toujours quelque méchanceté noire:

—Quand on repousse ainsi un homme, c'est qu'on le connaît beaucoup... beaucoup!... beaucoup!!...

—C'est juste... dit avec goguenardise la partie masculine de l'assemblée.

—Comme mademoiselle Églantine sait ces choses-là! murmura la chevalière de Kerbichel, qui avait une vengeance à exercer.

—En outre, reprit la Romance, comment expliquer ce mouvement si brusque, sinon par un petit grain de jalousie?...

—C'est vrai!... opina derechef l'assemblée convaincue; c'est pourtant vrai!...

Le pauvre maître d'école n'essaya pas même de protester, tant il se sentait faible contre le sentiment général.

—Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; M. de Penhoël achète des cachemires à la Lola... il fait peindre son manoir du haut en bas pour la Lola... il plante des salons de verdure, il tend de soie les vieilles chambres que ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant ce temps-là madame s'ennuie... Elle est bien conservée au moins!...

—Elle est encore très-jolie femme!

—Que faire quand on est délaissée?... Elle remarque un beau cavalier... Mon Dieu, je n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu merci, qui voudrais faire des cancans sur une famille riche et respectable... mais je dis que si cela était... Enfin, soyons de bon compte, tout est possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à l'égard de la pauvre dame...

—Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, Penhoël ne l'aurait pas volé!...

Le bal se poursuivait, mais languissant et triste désormais. Diane et Cyprienne, qui tout à l'heure égayaient si franchement la fête, ne pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient encore pourtant, et semblaient s'exciter mutuellement à sourire.

A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient vers l'entrée du salon de verdure.

On eût dit qu'elles restaient là maintenant à contre-cœur, et qu'une mystérieuse tâche les appelait loin du bal.

L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de Penhoël avait franchi l'enceinte du jardin et produit plus d'effet encore, peut-être, sur l'aire que dans le salon de verdure. La danse rustique avait fini; tandis que le feu de joie éteignait ses dernières lueurs, jeunes gars et jeunes filles s'étaient rassemblés en cercle autour des vieillards, assis à la porte de la ferme.

Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que M. Blaise, qui se promenait les mains dans ses poches et affectait de ne point vouloir mêler son importante personne à toute cette populace.

On parlait bas dans le groupe des paysans, justement à cause de M. Blaise, qui passait pour avoir l'oreille fine.

Le père Géraud tenait le centre du groupe et interrogeait un petit garçon qui venait de sortir du jardin, où il avait servi des rafraîchissements aux hôtes de Penhoël.

—Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, disait le bon aubergiste du Mouton couronné.

—Tout le monde regardait la Lola, répondit l'enfant. Quelle belle fille tout de même! Je ne sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui brille comme des charbons allumés... mais les dames et les messieurs disaient qu'il y avait là de quoi racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un coup la petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les autres, et je l'ai vue couchée par terre... Il n'y avait auprès d'elle que M. de Blois... Quand il a voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler...

—Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud.

—Non fait!... mais on voyait bien qu'elle avait son idée... C'est M. de Blois, bien sûr, qui a fait du chagrin à l'Ange!...

Un menaçant murmure courut parmi les paysans.

Le père Géraud passa le revers de sa main sur son front.

—Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet homme-là est le malheur de Penhoël!... Et c'est moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!... Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec brusquerie en s'adressant aux vieux métayers qui l'entouraient. Il arriva chez moi... il me parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas ces choses-là, bien sûr qu'il a connu notre M. Louis quelque part!... Quand il me dit qu'il était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné le dernier écu de ma bourse!...

Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et poussa un gros soupir.

—Allons, allons, père Géraud, dit le fermier du Port-Corbeau, les temps sont mauvais pour nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant à ce qui est de vous, tout le monde sait bien que vous êtes un bon cœur!... Penhoël est riche, après tout!...

—Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; si vous saviez!...

Les métayers se rapprochèrent curieusement.

Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire davantage.

—C'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir! répéta-t-il, comme si cette idée l'eût poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!... avant de monter jusqu'à la ferme, je suis entré tantôt chez Benoît Haligan, qui est bien près de mourir... car tous ceux qui aiment Penhoël s'en vont les uns après les autres!... le pauvre Benoît a le grolet[1] sur sa paillasse. Ce n'est pas d'hier qu'il a dit pour la première fois que l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël feraient trois pauvres belles-de-nuit, avant le déris de l'hiver qui vient... Il m'a dit encore, poursuivit le père Géraud en baissant la voix davantage, que notre M. Louis reviendrait quelque jour... mais qu'il reviendrait trop tard!

[1] Le râle de la mort.

Le père Géraud se tut, et il se fit un silence autour de lui.

Chacun avait le cœur serré. Cette fête, commencée dans la joie, s'achevait morne et lugubre.

La plupart des paysans rassemblés dans l'aire n'avaient pas donné grande attention jusqu'alors aux vagues menaces qui pesaient sur la maison de Penhoël; mais, ce jour-là, personne ne doutait: on sentait en quelque sorte le malheur planer au-dessus du manoir.

Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à leurs promises, et le tonneau de cidre, encore plein aux trois quarts, ne couronnait plus de mousse petillante la grande écuelle qui, dans ces sortes d'occasions, faisait si joyeusement d'ordinaire le tour de l'assemblée.

Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un pauvre diable maigre comme un clou, qui buvait avec acharnement, couché tout de son long dans la poussière.

Personne ne daignait lui parler, pas même l'Endormeur, bien que le pauvre diable fût sa vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier.

Bibandier fumait sa pipe en philosophe et semblait se soucier assez peu du mépris général. Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à vider tout seul le grand tonneau de cidre.

Dans le groupe rassemblé à la porte de la ferme, ce fut le petit Francin qui rompit le silence.

—M. Blaise!... dit-il tout à coup.

Le domestique de Robert de Blois s'avançait en effet à pas comptés vers le groupe des paysans.

—Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, ne boit-on plus à la santé du roi et de M. le maire?

Personne ne répondit. Le père Géraud s'était redressé.

—Petit Francin, murmura-t-il rapidement, retourne au jardin... Tu viendras nous dire s'il y a du nouveau...

Puis il ajouta en se tournant vers les vieux métayers assis à ses côtés:

—Vous autres, j'aurai à vous parler après la veillée... Il ne sera pas dit que personne n'a fait un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!...

Blaise entrait dans le cercle tenant à la main la grande écuelle pleine.

Le petit Francin remontait en courant vers le jardin du manoir.

La partie grave de l'assemblée était en ce moment maîtresse du terrain. Les trois demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres membres de la société avaient quitté leurs postes pour envahir le gazon, occupé naguère par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques gens avisés voyaient venir avec effroi le moment où Églantine, Héloïse et Amarante allaient demander leur redoutable guitare, sous prétexte de ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient ces aimables personnes de faire entendre, savoir: Amarante son ariette, Églantine sa romance, et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, leur donnait des airs un peu moins revêches et les empêchait surtout d'invectiver trop aigrement les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs hôtes au beau milieu de la soirée.

Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de verdure, aucun représentant de la famille. Le maître du manoir était toujours dans son appartement; Madame n'avait point reparu, non plus que l'oncle Jean. Enfin Cyprienne et Diane, qui avaient présidé si longtemps à la danse, s'étaient éclipsées tout à coup et avec une sorte de mystère, puisque leurs cavaliers eux-mêmes les avaient cherchées en vain parmi la foule.

Étienne et Roger avaient déserté à leur tour le salon de verdure, pour explorer sans doute les allées du jardin.

C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola qui, en qualité d'habitants ordinaires du manoir, faisaient les honneurs.

Le jardin était illuminé, comme nous l'avons dit, d'un bout à l'autre, et l'on n'y eût pas trouvé un endroit pouvant servir de cachette.

Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se prévenir mutuellement. Ils se rencontrèrent face à face au détour d'une allée.

Étienne était tout pensif. Les cheveux de Roger étaient baignés de sueur.

Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre.

—Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il vivement.

—Non, répliqua Étienne.

—Je vais chercher encore, dit Roger qui voulut reprendre sa course.

Le jeune peintre l'arrêta.

—Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis que tu cherchais à gauche, moi je cherchais à droite... A nous deux nous avons parcouru tout le jardin... Elles n'y sont pas.

—Alors où sont elles?

—Je ne sais.

L'agitation de Roger de Launoy semblait croître à chaque instant. Étienne, au contraire, restait calme, bien que sa voix si gaie d'ordinaire eût un vague accent de tristesse.

—Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, tout cela est bien étrange!

—Étrange!... interrompit Étienne en souriant; pourquoi?... Nous doivent-elles compte de leurs actions?

—Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger.

Le peintre garda le silence; mais sa main serra plus fortement le bras de son ami.

—Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... Quand je suis auprès d'elle, je ne sais plus qu'admirer et croire... Son sourire est si pur, et on voit si bien son cœur sur son visage... J'ai honte de mes soupçons.

—Tu as donc des soupçons?... demanda tout bas Étienne.

Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout de suite.

—Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant sa main contre son front mouillé de sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... j'ai vu...

Il hésita.

—Qu'as tu vu?... demanda Étienne.

Et comme Roger se taisait encore, il ajouta d'un accent triste et lent:

—Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien des choses!

Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On eût dit qu'il avait gardé un vague espoir de s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout la certitude.

—Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le peintre; mais Diane a un secret... Il y a longtemps que je le sais.

—Et ce secret?...

—J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais je n'ai cherché à le surprendre.

—Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, moi, je me défie!... C'est tout mon bonheur et tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne en aimât un autre!

Il s'arrêta, et reprit avec amertume:

—Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... Et comment ne me viendrait-elle pas?... Tu dis que tu as vu bien des choses!... Mais il y a voir et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, que j'hésite à le confier même à mon meilleur ami. Et pourtant, poursuivit Roger après avoir attendu une question qui n'était point venue, cela me pèse trop sur le cœur!... Te souviens-tu, Étienne, de cette soirée que nous passâmes à parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté de Glénac?... L'heure nous surprit... Quand nous rentrâmes au manoir, le souper était fini depuis longtemps, et tout le monde dormait... Nous le croyions du moins... Nous prîmes chacun sans bruit le chemin de notre chambre.

«La lampe du grand corridor était éteinte... Il me semblait entendre devant moi un bruit de pas légers et timides... Je m'avançai les bras tendus, touchant des deux côtés les murs du corridor...

«Le bruit avait cessé à mon approche... Je croyais m'être trompé, lorsque je sentis sous mes doigts deux coiffes de toile qui glissèrent au premier contact, et que je ne pus retrouver dans l'ombre. Les pas se faisaient entendre de nouveau, légers et rapides, dans la partie du corridor que je venais de parcourir. On fuyait... mais au moment où ma main s'était refermée, une des coiffes de toile avait laissé son attache entre mes doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de ma chambre, parce que je me disais: «J'ai là de quoi savoir laquelle des servantes de Penhoël va courir la nuit le guilledou!»

«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit ruban de soie bleu que j'avais vu dans la journée à la coiffe de Cyprienne...»

Roger de Launoy se tut, attendant évidemment une parole d'étonnement; mais le peintre ne parla point.

Il demeurait pensif et la tête inclinée.

—Eh bien?... dit Roger.

—Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement Étienne.

Roger était presque désappointé du peu d'effet produit par son histoire.

—N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il.

—Ce n'est rien.

—Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire?

—Tu en jugeras, répondit le peintre.

—Alors il faut parler.

—Tout à l'heure... continue.

—Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques jours après, je revenais de Redon à pied... C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais au loin sur la bruyère le galop de deux chevaux... Je ne prenais point garde, et je poursuivais ma route... Au moment où les deux chevaux passaient près de moi lancés à pleine course, je levai la tête... Les deux chevaux étaient montés par des femmes... Je criai: «Diane! Cyprienne!» Nulle voix ne me répondit. Je voulus courir; mais les deux femmes se perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs chevaux s'étouffait au loin sur la lande.

—Il était tard? demanda Étienne.

—Onze heures du soir.

—Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas à Redon?...

Roger se frappa le front.

—Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès étaient à Redon!

—Mais était-ce bien elles?... dit le peintre.

—Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité de les rejoindre... Après avoir fait quelques pas en courant comme un fou, je repris le chemin de Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux Benoît si quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée.

«Il me répondit:

«—Personne.

«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... Pourtant, une fois arrivé au manoir, il me restait des doutes... Au lieu de gagner mon lit tout de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience de ce que je faisais, vers la chambre de Diane et de Cyprienne...

«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait aucun bruit.

«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma pauvre Cyprienne!... Je suis un misérable fou!...

«Et cependant, ma main s'appuyait malgré moi sur le bouton de la porte. La porte s'ouvrit. Je reculai d'abord, effrayé de mon action...

«Puis mon regard se glissa dans la chambre. Les rayons de la lune tombaient d'aplomb sur les deux petits lits blancs, qui étaient vides.»

—Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis que Roger passait le revers de sa main sur son front où perlaient des gouttes de sueur.

—Si c'est tout!... murmura Roger; mais que veux-tu de plus?

—Je crois en elles... dit le peintre.

—Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je crois en elle... Je l'aime tant!... Quand je la vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... Mais quand je me retrouve seul, face à face avec moi-même, je me souviens, et je souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de parler et d'implorer une explication... mais elle paraissait me deviner... Son regard souriait, se reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais bien que je n'oserai jamais l'interroger!

Tout en causant, ils marchaient le long des allées du jardin. Ils s'éloignaient d'instinct du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête basse et l'air consterné; Étienne portait sur son visage qui voulait sourire les traces d'une émotion contenue. Peut-être se faisait-il plus fort qu'il ne l'était réellement.

—Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce que j'ai vu est plus étrange encore... Ce mystère qui les entoure, j'aurais pu le percer peut-être... mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré une fois Diane et Cyprienne dans les corridors du manoir au milieu de la nuit... J'étais caché par la saillie d'une embrasure: elles ne m'apercevaient point... Je les vis traverser sans bruit la galerie... Elles dépassèrent ta chambre, la chambre de Penhoël, et je crus qu'elles allaient entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent aussi la porte de Madame... Il n'y a rien au delà, sinon l'appartement occupé par M. Robert de Blois.

—C'était chez lui qu'elles se rendaient?... demanda Roger vivement.

—Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie fait un coude... Elles disparurent.

—Et tu ne les suivis pas?...

—Je ne les suivis pas.

—Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser et de détester! murmura Roger de Launoy.

—Elles méprisent aussi, elles détestent les deux Pontalès, dit Étienne dont la voix baissa involontairement, et pourtant je les ai vues s'introduire au château après minuit sonné!

—Au château de Pontalès?... s'écria Roger stupéfait.

—Au château de Pontalès... La nuit était sombre, cette fois, et je ne les aurais pas reconnues si je n'avais entendu la douce voix de Diane sur la lisière de la forêt.

«—Aide-moi, disait-elle.

«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille du parc. Cyprienne s'appuya des deux mains contre le mur, et, avec son secours, Diane franchit la clôture.»

—Après?... fit Roger, dont le souffle haletait.

—Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua le peintre, mon cœur battait et mon front brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger, et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre des filles de Jean de Penhoël... J'enfonçai les éperons dans le ventre de mon cheval, qui m'emporta au travers des taillis...

—Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu n'aimes pas!

—Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, répliqua le peintre, je ne me marierai jamais... Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, parce que l'avenir, c'est elle... Tu es rassuré quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un doute pouvait me venir, il me viendrait en ces moments... Mais que de fois, parmi la joie feinte, que de fois j'ai surpris des larmes dans les yeux de Diane!... C'est un cœur vaillant et fort contre la souffrance!... Sous cette frêle beauté de jeune fille, j'ai deviné le courage d'un homme... Ces larmes furtives qui me serrent le cœur, je les bénis et je les admire... Oh! que Diane garde son secret!... Au fond d'une âme comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles élans et de saintes pensées!...

La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait le silence.

—Chacun dans le pays sait cela, reprit le peintre, les plus pauvres comme les plus riches. Il y a un grand malheur sur la maison de Penhoël... Dieu se sert parfois du faible courage d'un enfant pour combattre la force des méchants...

Étienne s'interrompit brusquement, et sa voix, qui était lente et rêveuse, se fit brève tout à coup et décidée.

—Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. Je faisais un songe charmant... Le réveil est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange ou une pécheresse, je la verrai demain pour la dernière fois.

—Que dis-tu là?... demanda Roger en tressaillant.

Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait la rampe descendante au passage de Port-Corbeau. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et le peintre s'accouda contre la balustrade de pierre.

—Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui paraît être maintenant le maître au manoir, m'a payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on n'avait plus besoin de moi.

—Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit la main de son ami; tu aurais dû voir Penhoël.

—J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont l'accent mélancolique prit une nuance d'amertume, et je pars demain pour Paris...

Au moment où le jeune peintre prononçait ces derniers mots, un faible cri se fit entendre au pied de la terrasse.

Les deux amis se penchèrent en même temps sur la balustrade et virent deux formes blanches se glisser entre les châtaigniers des taillis.

—Ce sont elles! s'écria Roger.

Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de force.

—Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, veille sur elles pour les protéger, et non pas pour les épier!

IV
MÈRE ET FILLE.

C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un petit lit entouré de rideaux blancs, dont la mousseline transparente laissait voir dans la ruelle une image de la sainte Vierge, ornée d'un laurier-fleur bénit, quelques siéges brodés par Madame et représentant des sujets enfantins et gracieux, de jolies estampes de piété le long des lambris, et dans une bibliothèque mignonne, en bois de rose, des livres du premier âge.

Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on la jeune fille. C'était l'enfant qui se montrait encore, l'enfant candide et insouciante.

Quelque chose disait que cette couche calme ignorait jusqu'à ces rêves vagues qui bercent, à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, au seuil de la puberté. Elle tardait à naître femme.

Et encore ce qui souriait dans cette chambre gentille, ce qui était frais, gracieux, coquet, n'appartenait pas à Blanche toute seule. C'était Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour la retraite de son enfant. Elle était redevenue jeune à penser pour sa fille; et si parfois un peu d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire, c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs son doux ange dormait, ignorant à la fois les angoisses du présent et les menaces de l'avenir.

Chacun, si malheureux qu'il soit, possède aussi, au fond de son cœur, une sorte d'asile où abriter sa pensée. Il est toujours un coin de l'âme où Dieu clément laisse un rayon d'espoir.

Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, les menaces s'accumulaient. Son pauvre cœur, blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le passé n'avait que des regrets amers, le présent que navrant martyre, l'avenir... hélas! il y avait là de si cruelles tortures, que mieux valait fermer les yeux, et attendre comme le condamné à qui la suprême pitié de la loi met un bandeau sur la vue...

C'était quelques instants après l'accident qui avait troublé le bal, au salon de verdure. Le bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient d'arriver dans la chambre de cette dernière.

Blanche était pâle encore, et semblait prête à perdre de nouveau ses sens.

Madame, qui l'avait assise dans une bergère, l'entourait de ses bras. La pauvre femme essayait de sourire, mais il y avait sur son visage un découragement mortel.

L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. L'effort qu'il avait fait pour soutenir la jeune fille avait ramené sur sa joue les mèches légères et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, qui était d'ordinaire sur ses traits, faisait place à une profonde désolation.

Il regardait les deux femmes, et ses yeux étaient humides.

L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir produit ces émotions poignantes, et derrière le hasard de cet événement, il devait y avoir bien d'autres douleurs anciennes et cachées.

Blanche renversait sur le dos de la bergère sa tête charmante, dont les contours délicats et purs semblaient taillés dans de l'albâtre.

—Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une voix qui voulait être gaie, mais où se devinaient les sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre enfant?...

Blanche porta sa main à sa ceinture.

—J'étouffe!... dit-elle.

Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un tressaillement d'angoisse.

Elle répéta pourtant d'un accent morne et brisé.

—Ce ne sera rien!...

Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, immobile, au montant de la porte, et lui fit signe de se retirer.

Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A travers la porte refermée, on entendit un instant le bruit de ses sabots dans le corridor.

Il allait d'un pas lent et la tête courbée. Quand il passait devant l'une des fenêtres, et que les lumières répandues dans le jardin arrivaient jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser son front de ses deux mains tremblantes.

Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était pas à cause de la présence de l'oncle que Madame se forçait à sourire, car son regard devint plus caressant encore.

—Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta robe est peut-être trop serrée.

—Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, qu'on a élargi ma robe il y a quelques jours...

—Qu'importe! si tu souffres.

—Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua la jeune fille, qui se révoltait naïvement contre l'évidence; je grandis, bonne mère... mais en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... N'as-tu point eu cette maladie quand tu étais jeune fille?

La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit point.

—Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant ses deux mains contre sa poitrine oppressée, je crois que tu as raison, mère... mon corset m'étouffe!... Si cela continue, il faudra me faire faire des robes à cœur comme madame l'adjointe... Je suis bien malheureuse!

—Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir un peu pour devenir une grande et belle demoiselle.

—Mes cousines Diane et Cyprienne sont grandes... elles sont bien jolies... et je ne les ai jamais vues souffrir ainsi...

—C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre Blanche!

La jeune fille poussa un soupir où son enfantine coquetterie avait plus de part que les élancements de son mal. Elle fit effort pour se soulever à demi, et Madame, passant derrière elle, détacha les agrafes de sa robe.

Dans cette position où elle ne pouvait être vue, Marthe de Penhoël ne se contraignit plus. Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait naguère sa figure, faisait place à une tristesse morne et découragée.

La robe de Blanche portait en effet les traces du travail de la couturière; mais ce n'était pas une fois seulement, comme elle le croyait, qu'on avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière son corsage, trois plis, défaits un à un, et les deux premiers à son insu, par la propre main de sa mère.

Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant le corset. Entre les baleines du corset, il y avait un large espace vide.

—Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait l'Ange dont la respiration devenait de plus en plus pénible.

Les doigts de Madame tremblaient, tandis qu'elle cherchait à débrouiller le nœud du lacet.

—Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la jeune fille haletante.

Les mains de Madame, maladroites et comme engourdies, serraient le nœud au lieu de le lâcher. Plus elle s'efforçait, plus le filet de soie s'enchevêtrait en des nœuds nouveaux et inextricables.

Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée et trancha le lacet.

Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés de la pression qui les étranglait. Elle poussa un cri de bien-être.

Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à gauche, et cachait maintenant ses baleines jusque sous l'étoffe de sa robe.

—Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche soulagée tout à coup; c'était ce vilain corset qui me faisait souffrir... Il me semble, à présent, que je suis dans le paradis!

Elle respirait avec délices.

L'œil de Madame se fixait avidement sur les reins de sa fille, où les plis de la chemise demeuraient aplatis et collés en quelque sorte à la chair, endolorie par la récente pression des baleines. Puis son regard mesura l'écartement des deux parties du corset, comme si elle eût voulu se rendre compte de la force soudaine qui les avait séparées.

Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore agrafée, Blanche gardait la taille d'une jeune fille; mais cette apparence de juvénile finesse était due tout entière au moule élastique qui modelait ses reins.

Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait déformée.

Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une larme roula sur sa joue. On eût dit qu'une pensée odieuse et toujours combattue entrait malgré elle dans son âme.

—Que fais-tu donc là, mère?... demanda Blanche.

Madame essuya vivement sa paupière humide, et sépara doucement les beaux cheveux blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un baiser, rempli d'ardent amour.

—Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, que ce ne serait rien... Les jeunes filles ont comme cela des malaises étranges... Il n'y faut plus songer.

Blanche lui rendait ses caresses, et disait:

—Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui me guéris et me consoles!... Sans toi, quand ces souffrances me prennent, j'aurais peur de mourir!

—Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui s'assit auprès d'elle et l'attira sur ses genoux.

—Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, durant ma petite enfance, j'étais souvent malade... mais cela ne ressemblait point à ce que j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque chose tressaille en moi: mon souffle s'arrête et le cœur me manque...

Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante dans le sein de sa mère, et ajouta tout bas:

—Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur!

Le regard de Madame se perdait dans le vide. Les paroles de l'Ange glissaient sur son esprit inattentif. Elle n'écoutait pas.

Pendant le court silence qui suivit, le rouge et la pâleur se succédèrent plusieurs fois sur sa joue. A deux ou trois reprises, elle ouvrit la bouche comme si une question se fût pressée sur sa lèvre.

Elle n'osait pas.

Au bout de quelques secondes, elle serra sa fille contre sa poitrine avec une sorte de brusquerie. Un effort soudain qu'elle fit sur elle-même donna une apparence de gaieté vive à sa physionomie.

—Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois sur mes genoux, Blanche!... Te souviens-tu que tu aimais à t'endormir ainsi tous les soirs?

—On est si bien auprès de ton cœur!... murmura l'Ange en fermant ses paupières à demi, et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux de sa mère.

—Avant de t'endormir, poursuivit Madame, tu me disais tout ce que tu avais fait dans la journée... En ce temps-là, tu n'avais pas de secret pour moi...

—En ai-je donc à présent?... demanda Blanche étonnée.

L'hésitation de Madame devint plus forte. Évidemment, elle voulait interroger, et quelque scrupule arrêtait ses questions au passage.

—Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes filles aiment à faire du mystère...

—Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit l'Ange qui souriait, candide comme la Vérité même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à Dieu.

Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le visage de Marthe de Penhoël. Elle poursuivit en tenant sa bouche contre la joue de Blanche et en coupant chaque parole par un baiser:

—Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être autrement?... Ne sais-tu pas combien je t'aime?... Et cependant...

Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà sur sa joie.

—Et cependant?... répéta Blanche en se jouant.

«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame dont la sérénité d'emprunt cachait mal son angoisse revenue; faites que je me sois trompée, et doublez le fardeau de mes autres douleurs!...»

—Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il n'y a pas de ta faute, ma pauvre Blanche... Les enfants ne savent pas voir clair au fond de leur propre cœur... Je me souviens du temps où j'étais à ton âge...

—Que tu devais être belle et aimée!... murmura Blanche, qui regardait Madame avec l'admiration de son amour filial.

—J'étais comme toi, Blanche, moins jolie que toi, et j'avais perdu ma mère... Oh! il me semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi comme tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... il me semble que ma vie eût été autrement... Mais que vais-je dire là? se reprit-elle en retrouvant dans son courage la force de sourire encore; je te ferais croire que je suis malheureuse!

Blanche, qui s'était redressée un instant avec inquiétude, posa de nouveau sa tête paresseuse sur le sein de sa mère. En ce moment où sa souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des fatigues de la journée. Ses paupières battaient appesanties, et le sommeil effleurait déjà son beau front.

Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait réussir à formuler enfin la question qui était toujours sur sa lèvre.

Pour quiconque aurait pu observer à nu cette âme brisée par une suprême angoisse, la scène, si calme en apparence, aurait pris un caractère terrible et à la fois souverainement touchant.

Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, il y avait une fatalité mystérieuse. Madame avait deviné un secret funeste, une chose cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire jusqu'à paraître impossible.

Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il y avait un mystère du même genre, qui la faisait crédule, et pouvait lui donner foi à l'impossibilité...

Elle avait douté d'abord, cependant. Comment ne pas douter en face de cette pure et radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait en quelque sorte plus haut que l'évidence elle-même.

Dès que venait le doute bienfaisant, Madame l'accueillait avec ardeur. Elle espérait; ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, elle croyait de nouveau et retombait au plus profond de son découragement...

Et, depuis quelques jours, sa vie se passait en ces alternatives. Toutes ses autres souffrances faisaient trêve; toutes ses autres craintes se taisaient...

En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. Marthe de Penhoël venait de voir et de toucher, pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité dure et implacable, se plaçait le tranquille visage de l'enfant; ce front calme était comme le miroir sans tache où se reflétait une âme ignorante de tout mal.

La question qui se pressait depuis si longtemps sur la lèvre de Madame aurait mis fin sans doute à son incertitude, mais Madame ne trouvait point de paroles pour la formuler à son gré. La pudeur des mères est, entre toutes les pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et parfois, en interrogeant, on enseigne...

Marthe cherchait.

Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient presque sous ses paupières alourdies.

—Ne vas-tu pas retourner à la danse?... demanda tout à coup Madame, qui affecta un redoublement de gaieté.

En même temps, elle ouvrit ses bras comme pour inviter Blanche à se lever.

La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre le sein de sa mère.

—Je suis si lasse!... murmura-t-elle.

—Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu avais beau être lasse, tu ne le disais pas!...

—J'étais une enfant!... répliqua Blanche.

—Cela ne t'amuse donc plus?

Blanche rouvrit à demi les yeux.

—Oh! si... toujours! répondit-elle.

—Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, reprit Madame dont la voix trembla légèrement, quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux?

Blanche ne répondit pas tout de suite; puis elle répéta lentement:

—Parmi ceux qui sont à Penhoël?...

—Oui.

—Je ne sais pas...

Madame prenait courage, à mesure qu'elle avançait dans cet interrogatoire, entamé avec tant de crainte.

—Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de Launoy?

—J'aime bien Roger.

—Est-ce Étienne Moreau?

—Il est bon... mais...

—Est-ce M. Alain de Pontalès?

—Non... Il a l'air orgueilleux et méchant.

—Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore Madame en baissant la voix involontairement.

Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda d'un air étonné.

—Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... M. Robert de Blois!

Madame respira et la baisa. Un instant encore, elle oublia le récent témoignage de ses yeux.

—Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, tu ne veux pas me dire qui tu aimes le mieux?

—Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, répondit l'Ange dont la joue devint toute rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la mer, je pense à lui souvent et je le regrette... J'ai bien tort de le regretter, ajouta-t-elle d'un air fâché, car il ne m'a pas même dit adieu avant de partir!...

Madame était devenue tout à coup rêveuse; ses soupçons ne s'étaient jamais portés de ce côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses grands yeux toujours fixés sur Blanche.

Un instant, elle demeura muette et le cœur serré.

—Vincent!... murmura-t-elle sans savoir qu'elle parlait. T'es-tu trouvée quelquefois seule avec lui, ma fille?

Blanche se prit à rire.

—Je me trouvais seule avec lui tous les jours, répondit-elle.

—Tous les jours!... répéta machinalement Marthe de Penhoël. Et te disait-il parfois qu'il t'aimait, Blanche?

—Il n'osait pas...

—Il ne te l'a jamais dit?

—Jamais.

Un instant, Madame avait entrevu l'explication du mystère, mais le mystère devenait plus impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait pas mentir.

Et à mesure que l'interrogatoire avançait, Madame sentait mieux la difficulté de le pousser plus loin.

Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des motifs qui dictaient ces questions, faites sur un ton de gaieté légère; mais un mot de plus allait peut-être la mettre en éveil.

Et pourtant il fallait savoir...

—Pauvre Vincent! dit Madame cherchant une transition au hasard; voilà bien longtemps que nous n'avons eu de ses nouvelles!

—Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... c'est bien long!

Elle avait compté les mois. Madame l'examina à la dérobée. Son joli visage restait tranquille et s'imprégnait à peine d'une légère teinte de mélancolie.

On ne pouvait point s'y tromper, si le cœur de Blanche battait plus doucement au nom de Vincent de Penhoël, c'était une préférence d'enfant, une tendresse naïve et insouciante. Cela pouvait changer plus tard et devenir un autre sentiment; mais ce n'était pas encore de l'amour.

—Tu vois bien, dit Madame en passant ses doigts parmi les ondes soyeuses des cheveux de l'Ange, tu avais un secret que je ne savais pas!...

—Si j'avais su que c'était un secret, répondit Blanche que reprenait le sommeil, je te l'aurais confié bien vite.

Madame hésita encore une fois; puis un incarnat léger vint teindre sa joue, tandis qu'elle murmurait cette dernière question:

—Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas dit qu'ils t'aimaient?

—Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, répliqua Blanche, je me serais fâchée.

—De sorte que tu n'as pas d'autre secret?

—Non, mère.

Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à fait. Les regards de Madame tombaient sur elle, plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la berçait doucement contre son cœur, comme un enfant qu'on veut endormir.

Pendant quelques secondes que dura le silence, la pensée de Marthe de Penhoël sommeilla au contact du sommeil de sa fille. Elle retardait le plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, le réveil trop prochain de sa conscience.

—Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les yeux et de cette voix lente des gens qui s'endorment, je me suis trompée... J'ai un secret... je vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne te l'ai pas dit plus tôt... C'était vers le printemps de cette année... Il faisait chaud comme aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, dans le berceau qui est au bout du jardin... M'écoutes-tu, mère?...

Madame s'était redressée inquiète, attentive. Elle ne répondit à la demande de l'enfant que par la pression plus forte de ses bras.

Blanche poursuivit:

—Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me semblait qu'il y avait un homme là, près de moi, qui me serrait de toute sa force contre sa poitrine... J'étouffais... je sentais son souffle brûlant sur ma bouche... M'écoutes-tu, mère?...

La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue livide; ses yeux grands ouverts et fixes exprimaient une angoisse profonde.

L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse et tranquille:

—C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je dormais... et pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... Il se passait en moi quelque chose d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, ni auparavant, ni depuis... Mais voilà qui est plus étrange encore!... Quand je m'éveillai enfin, je ne saurais trop dire si c'était la suite de mon rêve... je crus voir véritablement un homme qui s'enfuyait sous la charmille...

—Et tu le reconnus?... demanda Marthe d'une voix sourde.

—Non... seulement, comme je retournais au château, je rencontrai sur mon chemin M. Robert de Blois...

—Robert de Blois!... répéta Madame, dont l'œil étincela d'un feu sombre.

—C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore Blanche, dont la paupière s'ouvrit à demi pour se fermer aussitôt.

Son souffle se fit entendre régulier et plus bruyant.

Elle dormait.

Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël n'avait plus rien à apprendre.

Un instant elle demeura comme atterrée; puis, par un mouvement instinctif et violent, sa main tremblante tâta et pressa les flancs de l'Ange qui gémit dans son sommeil.

—Perdue!... dit-elle prononçant pour la première fois ce mot qui était depuis si longtemps au fond de sa pensée; perdue comme moi!... innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, mon Dieu! pour être punie jusque dans mon enfant?

Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, toujours endormie, sur le lit.

Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et couvrit son visage de ses deux mains.

Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient secs et brûlants, des sanglots déchiraient sa poitrine.

—Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle enfin d'une voix étouffée; il y a bien longtemps que je souffre!... Vous m'avez pris mon bonheur dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai point murmuré!... J'ai vu votre main s'appesantir sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle menace suspendue au-dessus de ma tête, et je n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, mon Dieu! ma fille!...

Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts...

—Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; contre ce dernier coup je suis trop faible!... Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour me consoler!... pas une main pour me défendre!...

Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir répondait à sa plainte. Elle ouvrit les yeux.

Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, couvraient ses deux mains de baisers.

V
DIANE ET CYPRIENNE.

Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane n'étaient pas traitées tout à fait comme les filles de la maison. Elles étaient bien de la famille, mais on laissait entre elles et leur cousine Blanche une distance si grande, qu'elles ne pouvaient point se croire placées sur le même degré de l'échelle sociale.

Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle de Penhoël. Bien rarement désignait-on par ce titre les deux filles de l'oncle Jean, que les paysans nommaient les petites demoiselles, et la société simplement les petites.

L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher plus profondément la ligne qui séparait ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il les avait habituées à regarder le berceau de Blanche avec une sorte de respect. Il n'avait point voulu qu'elles s'habillassent comme Blanche, et jamais il ne leur avait permis de porter d'autre costume que celui des paysannes du Morbihan.

Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait à la charge de ses parents de la branche aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait porté l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; mais tandis qu'il se battait à l'autre bout de la France, les gens trop zélés qui représentaient la république dans le district de Redon vendaient à l'encan son modeste héritage.

Quand il était revenu au pays, il avait trouvé un asile chez le vieux commandant de Penhoël, père de Louis et de René. Depuis lors, il n'avait plus quitté le manoir.

C'était un cœur bon et tendre, possédant d'instinct toutes les délicatesses. Le souvenir reconnaissant du bienfait était en lui une religion. Il donna la première place de ses affections aux deux fils de son bienfaiteur.

Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son insu et malgré lui. Louis avait une âme si grande et si noble! Son absence laissait un vide si profond dans le cœur de tous ceux qui l'avaient connu!...

Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un pauvre jeune gentilhomme, à peine plus riche que l'unique fermier de son père. Il ne savait pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait pu donner à ses filles se réduisait à ce double principe, règle fondamentale de sa propre vie: Adorez Dieu; aimez Penhoël!

Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme elles adoraient Dieu. C'était un dévouement passionné, inaltérable, sans bornes, qui avait ses racines aux premiers jours de leur enfance et qui, à mesure que s'écoulaient les années, grandissait, loin de faiblir.

Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur était cher et sacré. Elles respectaient le maître, tout en connaissant mieux que personne les misères de sa nature et les fautes de sa vie; elles avaient pour Blanche une tendresse protectrice et comme maternelle. Quant à Madame, elles allaient bien au delà des prescriptions de leur père; elles l'adoraient à l'égal de Dieu.

Madame semblait bien loin de répondre par une tendresse égale à l'amour expansif et à la fois respectueux que lui portaient Cyprienne et Diane. Elle était bonne et douce pour elles comme pour tout le monde: voilà tout. Et même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer chez elle, vis-à-vis des deux jeunes filles, une nuance de froideur qui n'était point dans sa nature.

Cela était d'autant plus étrange que Marthe traitait l'oncle Jean comme un père, et prenait à tâche de le dédommager des brusqueries souvent brutales du maître de Penhoël.

Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif sans doute. En ce cœur plein il ne restait plus de place pour un sentiment secondaire.

Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. C'étaient toujours le même empressement et la même ardeur. On eût dit parfois, tant elles gardaient de courage à aimer Madame, malgré sa froideur inflexible, on eût dit qu'elles pensaient que cette froideur était feinte.

Elles avaient à peine connu leur mère, qui était morte peu de temps après leur naissance. Enfants, elles avaient été libres et même un peu abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres encore. Personne, au manoir, ne s'avisait de contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait en elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël n'exigeait rien d'elles sinon parfois, le soir, à des intervalles de plus en plus rares, quelques-unes de ces anciennes chansons bretonnes qu'elles disaient en s'accompagnant de leurs harpes. Madame semblait affecter de ne leur demander jamais compte de leur conduite.

Elles allaient et venaient, toujours seules, ou en compagnie d'Étienne et de Roger, qui passaient leurs jours à les poursuivre et qui ne les trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane et de Cyprienne avait son côté mystérieux.

Elles n'avaient point de compagne de leur âge. Rien ne les appelait ici plutôt que là; rien ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir de faire compagnie à Blanche, qui les aimait tendrement pour tout l'amour qu'elles lui témoignaient.

Elles étaient les idoles des bonnes gens du pays, entre Redon et Carentoir. On aimait Blanche, mais il y avait trop de respect dans la tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas assez souvent ni d'assez près, tandis qu'il ne se passait guère de journée sans que les gens des villages voisins eussent occasion de saluer Diane et Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de bon cœur, les chères filles, malgré leur costume de paysanne.

On les rencontrait le jour; et quelques-uns disaient que, la nuit aussi, quand la lumière de la lune glissait, pâle, sur la lande solitaire...

Mais c'étaient là des contes de veillées, où le fantastique et l'impossible entraient à forte dose.

Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient bonnes comme leur père, le meilleur des hommes, et comme leur défunte mère, dont tout le monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus jolies que les anges qu'on voyait sourire dans les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin elles ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils aîné de Penhoël, beau et vaillant comme les héros des traditions antiques.

En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient point su trouver grâce auprès de la société. Le chevalier et la chevalière de Kerbichel, les trois vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, leur jeune frère Numa et autres notables les tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, l'Ariette et la Cavatine déclaraient, à qui voulait les entendre, que ces petites mendiantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la honte du pays.

Elles dansaient comme des effrontées avec leurs jupes de cinq sous et leurs bonnets ronds! Elles montaient à cheval et galopaient comme des garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, à la grâce de Dieu, et criaillaient de vieilles, vieilles chansons d'avant le déluge!

Haine d'artistes...

Les deux sœurs en avaient soulevé de plus graves qui se taisaient et qui attendaient. L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, les abhorrait pour cause; M. Robert de Blois et son domestique Blaise les détestaient cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant marquis de Pontalès qui n'eût contre elles une aversion bien décidée.

De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop en apparence. Elles continuaient leur vie solitaire, et qu'on aurait pu croire occupée à quelque œuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge et leur inaltérable gaieté n'avaient repoussé bien loin ce soupçon.

On les voyait, en effet, toujours joyeuses, comme si leur conscience eût souri sur la sereine beauté de leurs jeunes visages.

Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, en des occasions bien rares, leurs fronts soucieux...

Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. Toutes deux étaient de ces natures qu'il faut expliquer, parce qu'on ne les devine point. Malgré leur extrême jeunesse, elles portaient un masque attaché solidement. Ce masque, c'était leur gaieté même.

Au temps où nous les avons vues, dans le salon de Penhoël, poursuivre avec Roger de Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive et franche n'avait rien d'emprunté. La famille était heureuse alors. Madame avait bien quelque peine cachée; le maître montrait bien parfois des inquiétudes et des soupçons inexplicables, mais, en somme, le seul mal que connussent les hôtes du manoir était l'ennui monotone et austère.

Maintenant tout avait bien changé! A ce calme plat de la vie campagnarde, où l'existence est une longue apathie et où l'on arrive à la vieillesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme une sourde tempête.

Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à peine si quelques symptômes vagues laissaient deviner aux bonnes gens d'alentour la mortelle fièvre qui minait la race de Penhoël.

Au dedans même, tous ne comprenaient pas également la gravité du mal. Mais Cyprienne et Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis par l'effet de leur volonté, des secrets terribles.

Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une lutte ténébreuse dont le résultat devait être la ruine et le déshonneur de Penhoël...

D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, Robert de Blois, maître le Hivain, le vieux marquis de Pontalès et d'autres alliés subalternes, tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles, audacieux et forts des avantages déjà remportés.

De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le maître n'avait jamais été un esprit bien robuste; mais ces trois années pesaient sur lui comme un demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Le peu d'énergie qu'il avait autrefois s'était usée par le découragement et aussi par des habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement, comme en un refuge contre l'amertume de ses pensées. Marthe de Penhoël était, au contraire, un cœur haut et vaillant. Au premier moment, elle s'était placée de front entre le maître et ses ennemis; mais, à un instant donné, un coup mystérieux avait soudainement brisé sa résistance. On eût dit que son courage était tombé devant quelque talisman irrésistible. Elle ne se défendait plus.

De sorte que les coups des ennemis ligués contre Penhoël tombaient sur un adversaire sans armes. La ruine avançait, avançait...

Il était même étrange que le combat pût durer encore, et la chute de la maison de Penhoël eût été consommée depuis longtemps si une main mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs et aux vaincus, n'était venue retarder plus d'une fois le dénoûment fatal du drame.

Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. Elles étaient jeunes, isolées; elles ignoraient la vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il y avait un courage viril.

Elles travaillaient, infatigables et alertes, à une tâche qui eût épouvanté des hommes forts.

Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour d'elles; les conseils ne leur avaient point manqué; car une voix prophétique, en qui elles avaient confiance, leur avait souvent dit que la mort était au bout de ce combat désespéré.

La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! Pour elles, qui commençaient à aimer!...

Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes.

Parfois,—quelle jeune fille n'a ses heures où le rêve chéri vient caresser l'âme et l'amollir?—parfois Diane entrevoyait l'avenir bien heureux avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse de la femme prenait le dessus durant un instant; une larme glissait entre les cils baissés de leurs beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient silencieusement, et ce baiser voulait dire: «Pauvre sœur, tu es comme moi, tu l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.»

Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, les bras entrelacés, la tête inclinée...

Quand elles se redressaient, il y avait sur leurs fronts d'enfants une intrépidité calme et sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait combattre et combattre seules, car elles aimaient déjà trop pour mêler Roger ou Étienne à ces sourdes batailles où il s'agissait de mort.

Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, l'idée ne leur serait point venue d'abandonner la tâche commencée.

D'ailleurs, il y avait des moments où elles espéraient la victoire. Et que de joie alors! Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour leur enfance et qui donnait sa maison à leur vieux père sans asile! Avoir sauvé Madame qui se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue, Madame, leur profond et tendre amour! Avoir sauvé Blanche enfin, la pauvre enfant, le doux ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace commune!

Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient plus le monceau d'obstacles qu'il fallait soulever, et leur cœur, ivre, bondissait d'allégresse par avance.

C'était cela qui les soutenait. Le courage, si grand qu'on pût le supposer, n'aurait point suffi; il fallait les illusions et l'espérance.

Et ici leur ignorance complète de la vie, et la simplicité qui leur montrait au loin une route ouverte au travers de l'impossible, étaient puissamment aidées par la nature romanesque de leur esprit.

Tout, depuis leur enfance, avait accru cette prédisposition qu'elles avaient à compter avec le merveilleux.

Elles étaient de ce pays où les traditions sont de beaux contes de fées, et où les imaginations tristes et poétiques tâchent sans cesse à soulever le voile qui recouvre les choses surnaturelles. Leurs premières nuits avaient été bercées par ces étranges récits qui épouvantent et charment les chaumières bretonnes. Nul enseignement raisonné n'avait arraché ces germes qui, au contraire, avaient grandi dans la libre solitude où s'était passée leur enfance. Elles avaient appris à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du manoir, qui se composait presque entièrement d'anciens poëmes et de romans oubliés dans la poudre. Benoît Haligan les avait tenues bien souvent sur ses genoux, toutes petites qu'elles étaient, et leur avait récité, avec sa voix profonde et son mélancolique sourire, les étranges légendes qui emplissaient sa mémoire. Enfin, il n'y avait pas jusqu'au souvenir vivace, laissé dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, qui n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits.

On parlait de sa disparition mystérieuse, et l'on en parlait sans cesse. Pour Diane et Cyprienne, c'était là encore un roman, mais un roman réel qui les touchait de près, et leur servait de pont, en quelque sorte, pour arriver à croire tout ce que disaient les vieux livres de la bibliothèque.

A mesure que les années étaient venues, leur foi s'était néanmoins modifiée. L'élément intelligent et juste qui était en elles avait fait peu à peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais l'amour du merveilleux avait surnagé.

Et par un singulier travail de leur pensée, cette tendance, désormais indestructible en elles, s'était détournée des vieilles fables pour arranger miraculeusement le présent inconnu.

Il était un lieu au monde qui leur apparaissait de loin, environné d'un radieux prestige. Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait jadis aux crédules matelots de l'Espagne les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était Paris.

On ne saurait dire précisément d'où leur étaient venues les idées qu'elles se faisaient de Paris. Elles les avaient prises çà et là, récoltant d'un côté un renseignement, de l'autre un mensonge. Elles avaient écouté d'abord les bonnes gens des environs, pour qui la grande ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable que l'Amérique, au temps de Christophe Colomb. Elles avaient interrogé la bibliothèque, dont les bouquins, un peu plus avancés, leur fournissaient des détails tels quels. En outre, parmi les hobereaux du voisinage, il en était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, dans la capitale du monde civilisé.

Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage ont une manière à eux d'exagérer leurs impressions et d'enluminer la vérité.

Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre bien plus long auprès de Robert de Blois et des deux Pontalès, mais une répulsion énergique les éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles étaient forcées de voir tous les jours, prenait plaisir à entasser fables sur fables.

Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, le jeune peintre. Certes, ce n'était point chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, mais, dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des deux sœurs brillait et s'animait; Étienne les voyait écouter avec une attention si passionnée, qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs du tableau changeaient sous sa parole jeune et vive. Il aimait Paris, lui aussi, et son souvenir avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité disparaissait sous un brillant manteau de poésie.

Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient dans la mémoire de Diane et de Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes comme un trésor cher.

Elles n'avaient nul moyen de distinguer le vrai du faux. Aussi loin que pussent se porter leurs regards, nul point de comparaison n'existait autour d'elles.

La plus grande ville qu'il leur eût été donné de voir était Redon, cité de deux mille âmes.

Il fallait que leur imagination bondît par-dessus toutes choses connues, pour arriver à l'idée de Paris, et c'est justement dans ces conditions particulières que l'imagination enivrée s'exalte et peut élargir à l'infini l'horizon des rêves.

Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous les miracles y devenaient possibles.

C'était le grand trésor du monde, où chacun venait puiser, à proportion de sa force, de son génie ou de sa beauté.

Ce qu'on demandait en échange à la beauté, au génie ou à la force, elles n'en savaient rien, elles n'avaient jamais songé à s'en instruire. Leurs yeux s'éblouissaient à contempler ce magique royaume de la gloire et de la richesse.

Bien souvent elles songeaient au bonheur de ceux qui pouvaient lutter et vaincre dans cette arène splendide. Là, on devenait riche, puissant; on pouvait approcher du roi, dont elles entendaient parler avec une religieuse emphase, et dont le pouvoir leur semblait égal à celui d'un dieu.

On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé d'or...

Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée de cet or conquis, non pas pour elles, les pauvres enfants, mais pour Penhoël, que n'oubliaient jamais leurs âmes dévouées...

Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à Paris! Et puis, il aurait fallu abandonner leur tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient assigné, quitter leur vieux père, et Madame, et l'Ange, qu'elles devaient défendre et protéger.

C'était impossible!

Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à leur âge, l'impossible n'arrête jamais le désir; elles nourrissaient avec amour de folles idées qui leur semblaient être le comble de la sagesse; sur des bases naïvement insensées, elles bâtissaient de beaux plans raisonnables.

Et, comme elles avaient entendu dire que l'art était un sûr moyen de vaincre dans ce grand tournoi, si confus et si brillant à leur pensée, elles quittaient leurs couches bien souvent dès l'aube pour se glisser dans le salon de Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs petites harpes des accords nouveaux...

Pauvres filles! Les provinces sont pleines d'aspirations pareilles, avec moins de candeur ignorante et quelques notions de plus sur les mystères de la vie parisienne.

Et les cent routes qui débouchent dans la ville immense amènent chaque jour bien des vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. Elles sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la vie sourit au-devant d'elles. Combien vont rester mortes sur le champ de bataille! combien vont retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte sur le front et dans le cœur!

Au village, les mères ont raison quand elles disent tremblantes et pâles:

«Paris est un monstre qui dévore les jeunes filles.»

Mais les mères parlent en vain, depuis que le monde est monde...


Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit dans la chambre de l'Ange; elles venaient s'informer et savoir si l'accident du bal n'avait pas eu de suites.

Elles ne virent rien d'abord en dépassant le seuil, parce que la chambre était éclairée seulement par les reflets de l'illumination du dehors; mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la pointe des pieds, elles avaient entendu la respiration pénible et oppressée de Madame.

Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où Marthe de Penhoël s'était laissée choir, après avoir déposé Blanche endormie sur son lit. Marthe se croyait seule et ne retenait point les paroles désolées qui tombaient de sa bouche parmi ses sanglots.

Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins de larmes. Elles écoutaient, navrées, n'osant ni se retirer, ni arracher Madame à sa rêverie douloureuse.

Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement lorsque Madame se découvrit le visage qu'elles annoncèrent leur présence en mettant leurs lèvres sur ses mains pâles et froides.

Le premier mouvement de Marthe de Penhoël fut tout entier à l'effroi.

Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé.

—Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... murmura-t-elle; ai-je parlé?...

Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses mains contre leur cœur.

—Dieu nous garde de surprendre vos secrets, madame! répondit Diane d'une voix douce et triste; nous avons entendu seulement que vous disiez: «Je suis seule... je n'ai personne pour me défendre et pour m'aimer!...» Mon Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que nous sommes là! nous, qui vous aimons tant!... nous, qui voudrions donner notre vie pour vous!...

VI
UN COIN DU VOILE.

Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs yeux humides. Leur âme tout entière était dans ce regard.

Il y avait, au contraire, sur le visage de Marthe de Penhoël, de l'hésitation et de la contrainte. Et quiconque aurait assisté à cette scène, sans connaître le fond du cœur de Marthe, se fût demandé assurément pourquoi tant de froideur obstinée chez cette femme si généreuse et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants qui semblaient implorer chaque jour, à genoux, un peu de sa tendresse.

Que Marthe préférât son enfant à elles, on ne pouvait s'en étonner, mais elle aimait l'oncle Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque fois que les filles du bon vieillard s'approchaient d'elle?

Ce ne pouvait être un pur caprice. Les bonnes langues de la société disaient bien que Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant l'expression des trois Grâces Baboin, de voir les petites mendiantes surpasser en beauté l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner un sentiment si bas dans l'âme haute et digne de Marthe!...

Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. L'Ange de Penhoël méritait bien son nom. Impossible de rêver une figure plus virginale et plus céleste. Mais, dans la régularité même de ce visage exquis, un peu de monotonie s'engendrait. L'ensemble de ses traits mignons révélait une langueur paresseuse qui se retrouvait dans la démarche, dans la pose, partout. Le piquant, d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie trop douce, dont les lignes se fondaient, effacées, sous les masses de cette chevelure blonde, pâle et presque divine auréole qui donnait au front de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable.

Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, tout était mouvement, vie, force, jeunesse. Leurs tailles sveltes et souples avaient une élasticité pleine de vigueur. C'étaient les vierges robustes et hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un bond sur la croupe nue des chevaux du pays et courir, franchissant haies et palissades, sans autre frein que la sauvage crinière de leurs montures. C'étaient aussi les vierges timides, vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher le plaisir et ardentes à poursuivre le mystère inconnu de la vie.

Romanesques et gaies à la fois, sensibles à l'excès et fermes pourtant à l'occasion comme des hommes courageux; de bonnes filles avec cela, simples, franches, le cœur sur la main, et dignes pourtant quand il le fallait: de vraies Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux dans leurs jolis sourires...

Et si vous les eussiez vues, que d'élégance véritable et choisie sous leurs petits costumes de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et leurs souliers à boucles, malgré les petits bonnets ronds, sans rubans ni dentelles, qui avaient peine à retenir la richesse prodigue de leurs chevelures, il était bien impossible de se méprendre. C'étaient des demoiselles! Où avaient-elles pris cette grâce noble et aisée, ce charme indicible qui se respire comme un parfum et qu'on ne peut point définir, ces manières, pour emprunter encore une fois le langage des trois demoiselles Baboin? On ne savait.

Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles étaient adorables, et que jamais jeunes filles n'avaient possédé plus de franches séductions, plus d'entraînements chastes, plus de brillant, plus de piquant, plus de naïfs pouvoirs d'ensorceler les cœurs.

Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants autour d'elles. Roger aimait Cyprienne; Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards qui voulaient épouser quelques sous, pour vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, dans les gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce monde, fût-ce dans la Chaussée-d'Antin ou dans le quartier de la Banque, fût-ce même dans ces ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, on ne compte si bien qu'aux champs.

Le spectacle de la belle nature élève l'âme et détourne des mariages d'amour. Chloé avait des rentes; Estelle était une héritière. Sans cela, Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait la cour. C'est la civilisation qui a trouvé le roman. Les sauvages ne marchandent-ils pas, quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question de se donner une jument ou douze chèvres?

Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un pouce de terre au soleil. Elles n'étaient point le fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains ou de Carentoir, qui pouvaient décemment demander mieux...

Dans tout ce que nous venons de dire, nous avons toujours parlé d'elles collectivement; cependant, il y avait entre elles de grandes différences. Elles se ressemblaient bien cœur pour cœur; mais leur visage et leur esprit n'étaient point pareils.

Diane était plus grande que sa sœur, plus sérieuse et peut-être plus belle. Ses beaux cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient autour d'un front fier et pensif, qui prenait un rayonnement de grâce irrésistible au moindre sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté faisait si doux, rêvaient souvent et perdaient dans le vide leur regard voilé. Il y avait dans ses traits, parmi les indices d'une simplicité presque enfantine, une intelligence vive et forte, et surtout une volonté virile.

Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. Elle avait de ces yeux, d'un bleu obscur, qui petillent et réjouissent la vue. Sa physionomie exprimait la gaieté jointe à une pétulance fougueuse.

Quand on les voyait séparées, l'œil saisissait entre elles une ressemblance très-frappante; quand elles se trouvaient l'une près de l'autre, cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait de chercher en vain ce qu'on avait cru voir. C'est qu'elles étaient, en quelque sorte, et nous l'avons dit déjà, séparées par un type commun duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un et l'autre de leurs jolis visages. Et l'on ne pouvait les comparer à ce type qui n'existait plus...

Agenouillées, comme elles l'étaient en ce moment, aux deux côtés du fauteuil de Madame, l'esprit aurait cherché naturellement dans les beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux dont nous parlons; mais Marthe ne ressemblait à aucune des deux sœurs: elle n'était Penhoël que par alliance.

Diane et Cyprienne tenaient toujours ses mains pressées contre leur poitrine. Madame gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa froide contrainte ne l'abandonnait point.

—Nous serions si heureuses de nous dévouer pour vous! reprit Diane.

—Mourir!... vous dévouer!... murmura Marthe de Penhoël; ce sont des idées étranges que vous avez là, mes filles!...

Elle ajouta en essayant de donner à sa voix un accent de plaisanterie:

—On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un de ces vieux châteaux où les félons chevaliers de vos romans enchaînent et torturent de pauvres victimes...

—Nous vous voyons si souvent pleurer!... interrompit Diane.

Madame retira sa main.

—Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle avec sécheresse, et je trouve que vous voyez trop de choses!

Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane devint pâle.

—Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton soumis; quand vous êtes triste, il nous semble que votre souffrance est à nous... Ah! que n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions tout votre bonheur!...

L'émotion commença à percer sous la froideur de Marthe; son regard glissa, malgré elle, entre ses paupières demi-closes, et partagea entre les deux jeunes filles une œillade furtive.

Diane et Cyprienne n'osaient point relever les yeux. Le joli front de Cyprienne se teignait encore de ce rouge vif qui monte du cœur froissé au visage. La figure de Diane n'exprimait que respect et douceur. Mais quelle que fût la différence de leurs impressions présentes, le dévouement égal et profond qui était au fond de leur âme se lisait à travers la rancune enfantine de Cyprienne comme sur la belle patience de Diane.

Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, qui devinait sur sa lèvre mutine un mot de reproche prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit:

—Si nous nous trompons, madame, et Dieu le veuille, je vous en prie, ne soyez pas fâchée contre nous!...

Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe de Penhoël se pencha au-dessus d'elles et les baisa toutes deux. Elles tressaillirent; Cyprienne ne put retenir un petit cri de joie.

—Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis pas fâchée contre vous... mais, croyez-moi, jouissez en paix des plaisirs de votre âge... Parfois, les années insouciantes et bonnes sont bien courtes pour nous autres femmes!... Qui sait si demain vous ne commencerez pas à penser et à souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez pas de deviner une peine que vous ne pourriez point soulager... L'heure viendra pour vous comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus tristement; pourquoi la devancer?... Avez-vous donc tant de hâte de souffrir?...

—Nous vous aimons, madame..., répondit Diane.

Marthe retira celle de ses mains que tenait la jeune fille pour la porter lentement à son front, comme on fait quand la migraine aiguë et lourde accable le cerveau.

—Nous vous aimons, répéta Diane, et, à cause de cela, l'heure est venue déjà pour nous de penser et de souffrir.

Ses paupières ne se baissaient plus, et ses grands yeux humides se relevaient sur Marthe de Penhoël.

Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui semblait que c'était son propre cœur qui parlait. Elle se sentait trop étourdie pour risquer une parole devant cette pauvre femme que l'excès de son malheur rendait ombrageuse et défiante, mais elle enviait tout bas le rôle de sa sœur, et se payait de son silence, la petite jalouse, en tenant ses lèvres collées sur la main de Madame.

Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard de Diane, qui était une muette question.

—Vous me croyez donc bien malheureuse?... murmura-t-elle en baissant les yeux à son tour.

Et comme Diane tardait à répondre, cette fois Cyprienne répéta tout bas:

—Oh oui! bien malheureuse!...

Madame lui retira sa main.

—Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en retrouvant son accent de sécheresse.

La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette.

—Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru déjà m'en apercevoir plus d'une fois... Je vous défends de m'épier!

Une larme roula sur la joue de Cyprienne.

Diane regardait toujours Madame avec ses grands yeux tristes et doux.

—Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui changea encore de ton, je vous en prie, mes filles, ne cherchez pas à savoir!...

—Oh! madame! madame!... interrompit Cyprienne baignée de pleurs, vous voulez donc nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?...

Marthe se redressa plus inquiète.

—Et Blanche! continua Cyprienne qui ne voyait plus les signes de sa sœur; notre pauvre ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame, quand tout ici menace et parle de malheur?

Marthe jeta un coup d'œil furtif vers le lit où Blanche sommeillait paisiblement.

—Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle d'un ton si bas que les deux jeunes filles eurent peine à l'entendre, quelque chose sur Blanche de Penhoël?...

—Oui..., répondit Cyprienne.

—Non!... répliqua Diane d'un accent qui avait quelque chose d'impérieux.

Cyprienne arrêta au passage les paroles qui allaient s'échapper de sa lèvre. Les deux sœurs s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre elles égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette tendresse même, Cyprienne reconnaissait volontiers la prudence supérieure de Diane, et ne refusait jamais de se laisser guider par elle.

Lorsque Cyprienne se laissait emporter par la fougue étourdie de sa nature, un mot de Diane suffisait toujours pour la retenir.

L'attention de Madame était cependant excitée vivement. Elle attendait, les yeux fixés sur Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, Marthe tourna vers Diane son regard où il y avait une défiance mêlée de reproche.

—Votre sœur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; vous êtes experte aux belles protestations, Diane... mais il ne faut pas toujours vous croire.

Cyprienne, qui était toujours à genoux, se dressa sur ses pieds, le rouge au front. Ses jolis sourcils se froncèrent.

—Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si une autre que vous, madame, accusait ma sœur de mensonge...

Marthe de Penhoël eut comme un sourire à voir l'élan de cette ardente affection.

—J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez raison de vous aimer, mes filles.

Elle tendit ses mains aux deux sœurs. Cyprienne s'était déjà remise à genoux.

La délicate intelligence de Diane lui disait qu'il fallait néanmoins une explication à ce oui et à ce non, tombés en même temps de ses lèvres et de celles de sa sœur.

—Comme le visage de notre ange est beau dans son sommeil! dit-elle en couvrant sa jeune cousine d'un regard ami et tendrement protecteur. Nous n'avons pas le droit de dire que nous l'aimons autant que vous, madame, puisque vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait maintenant, timide, sait parler mieux que moi, quand nous sommes seules toutes deux... Combien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux parts de notre avenir!... et que, pour notre chère Blanche, il pût garder toutes les joies et tout le bonheur!... Vous demandiez tout à l'heure si nous savions quelque chose sur elle... Ma sœur vous a répondu oui... C'est que notre oreille entend de bien loin dès que l'on prononce le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, madame, ce n'est point curiosité vaine... quand on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre cœur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon ce qui se dit chez les pauvres métayers des alentours et dans le salon même de Penhoël...

—Et que dit-on? demanda Madame.

—On dit que l'Ange est une belle jeune fille, douce et bonne comme le nom qui lui fut donné... mais on parle de mystérieux malheurs suspendus au-dessus de sa tête... On répète tout bas que les mauvais jours sont venus pour la race de Penhoël... On raille au salon, dans les fermes on s'attriste, car les bonnes gens se souviennent de tous les bienfaits répandus sur le pays par la main de Penhoël, depuis nos grands aïeux qui possédaient toute la contrée, jusqu'à notre oncle Louis, que Dieu protége dans son exil!

—L'avenir n'appartient à personne..., murmura Madame; mais, dans le présent, ne dit-on pas que la fille de René de Penhoël est heureuse et riche?

Diane secoua la tête lentement et garda le silence.

—Répondez!... reprit Madame; je vous en prie... et je le veux!

—Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin Diane. On dit que l'avenir assombrit déjà le présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui heureuse et riche... du moins on est bien sûr qu'elle l'était hier... mais on se demande si elle le sera demain...

Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle demanda encore:

—Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma fille?

—Au salon, personne ne le dit, repartit Diane; dans les fermes, on répète que le jour où les étrangers sont entrés au manoir fut un jour de malédiction et de malheur!...

—Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable du pays? murmura Marthe, tandis que la honte mettait un fugitif incarnat à sa joue.

—Nous sommes vos nièces, madame, répondit la jeune fille; chacun nous parle avec respect à cause de vous... On se borne à nous dire que cet homme et cette femme sont la cause de tout le mal... C'est elle qui entraîne le maître à sa ruine... C'est lui qui a ramené au manoir l'ennemi mortel de nos pères... Pontalès, dont le fils parle déjà comme s'il était possesseur des biens de Penhoël.

Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et faire sur elle-même un effort pénible.

—Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant les yeux, n'est-il jamais prononcé, que vous sachiez, en même temps que mon nom?...

—Au salon, peut-être... Chez les anciens vassaux de Penhoël, qui donc oserait joindre le nom d'un homme détesté comme un démon au nom de la femme que tous vénèrent à l'égal d'une sainte?

Une autre question se pressait sur les lèvres de Madame. Diane la devina, et répondit à voix basse:

—Je n'ai jamais rien entendu moi-même à ce sujet... mais Cyprienne...

Madame se tourna vivement vers cette dernière.

—Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune fille; des menteurs et des méchants!... Je n'ai pas bien compris leurs paroles, mais voici ce qu'ils disaient:

«—Le maître de Penhoël ne peut rien refuser à M. Robert, et M. Robert veut que l'Ange de Penhoël soit sa femme...»

«Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient encore:

«—Madame est dans le même cas que le maître, elle ne peut pas dire non... Pourtant, comme elle est fière et que les femmes bravent tout quelquefois quand il s'agit de leur enfant, M. Robert s'est arrangé pour que Marthe de Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre dans sa main la main de mademoiselle Blanche.»

—C'est donc bien lui!... murmura Madame sans savoir qu'elle parlait.

Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides tremblaient dans les mains des deux jeunes filles.

Elle se leva brusquement et s'approcha du lit de Blanche.

Un instant elle contempla le visage tranquille et pur de l'enfant, qui semblait sourire.

—Venez!... dit-elle d'une voix brève et sourde.

Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes.

—A genoux!... reprit Marthe.

Les deux sœurs s'agenouillèrent.

Marthe dit encore:

—Priez!...

Puis elle ajouta avec exaltation:

—Priez du fond du cœur et comme vous n'avez jamais prié en votre vie!... Vous dites que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez donner pour moi votre sang et votre bonheur!... Eh bien! priez Dieu qu'il prenne votre bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit heureuse!

Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et répétèrent du fond du cœur la prière que leur dictait Madame.

Celle-ci appuyait son front baigné de sueur contre la couverture de son lit, et murmurait dans ses sanglots déchirants:

—Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour elle!... Ayez pitié de mon enfant!...

Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, et un rouge vif colorait son visage. Diane et Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux une sorte d'égarement.

Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, comme si elle n'eût point su ce qu'elle faisait.

—Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, votre sang et votre bonheur!... Tout pour elle!... Pourquoi cela?...

—Parce qu'elle est votre fille..., murmura Cyprienne.

—Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne plus comprendre.

—Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane tristement, et qu'on ne nous aime pas!...

Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si étrange et si brûlant, que les deux jeunes filles tressaillirent jusqu'au fond de l'âme.

—On ne vous aime pas?... prononça Marthe d'un accent plaintif et doux: c'est vrai!... pauvres enfants, on ne vous aime pas!...

Un sourire indéfinissable vint se jouer autour de sa lèvre. Elle les attira vers elle d'abord tout doucement; puis, d'un geste plein de véhémente passion, elle les pressa toutes deux contre sa poitrine haletante.

—Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers leurs fronts unis.

Puis, sa voix éclatant malgré elle:

—On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec folie, on ne vous aime pas, vous!... Oh! mon Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!...

Diane et Cyprienne demeuraient muettes d'étonnement. Elles ouvraient de grands yeux pour regarder Madame, dont la joue se couvrait d'une rougeur ardente et dont l'œil était de feu.

Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et aussi de vagues espoirs.

Elles sentaient battre avec violence le sein de Madame, dont les bras tremblaient.

—Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment est venu... Il faut tout vous dire!... Sait-on qui est la plus aimée des trois filles de Penhoël? Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre femme ont pleuré; son cœur a saigné! Quand vous dormez, voyez-vous parfois votre mère en songe?...

Diane cherchait à comprendre. Cyprienne écoutait comme on suit un rêve.

Avant qu'elles pussent répondre, Madame reprit encore d'une voix plus sourde et en perdant son regard plus troublé dans le vide:

—Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!...

Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. Les deux jeunes filles, qui attendaient, la sentirent chanceler. Son visage se couvrit tout à coup d'une pâleur livide.

Les jeunes filles n'eurent que le temps de la soutenir. Elle s'affaissa, faible et privée de mouvement, entre leurs bras.

Diane et Cyprienne la déposèrent sur un siége. Elle n'avait point perdu le souffle, mais on eût dit une morte, tant son corps immobile était glacé.

Durant quelques minutes, les deux filles de l'oncle Jean s'empressèrent autour d'elle. Au bout de ce temps, la poitrine de Madame se souleva en un long soupir; ses yeux tombèrent sur Diane et Cyprienne qui interrogeaient avec effroi son visage.

—Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas à danser?...

Sa voix était calme et froide.

Les deux jeunes filles ne savaient que répondre.

—Le bal est-il donc fini déjà?... reprit Marthe.

Il y avait entre sa froideur présente et la fièvre qui l'emportait naguère un contraste étrange. Évidemment, elle ne se souvenait plus...

Diane fit effort pour oser. Elle prit la main de Madame et la baisa respectueusement.

—Il y a longtemps que nous sommes ici..., murmura-t-elle; nous parlions de vous, madame, et du danger qui menace votre fille...

Marthe sourit d'un air incrédule.

—Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; un danger pour Blanche!... Qui donc serait assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant?

Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le sommeil paisible n'avait point été troublé.

—Des dangers!... répéta-t-elle en touchant du doigt la joue de Diane avec un sourire protecteur et distrait, les jeunes filles se font comme cela des idées!... Allez rire et danser, mes enfants... Il n'y a de malheurs et de mystères que dans vos petites têtes folles!... Voici notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux musiciens de jouer leur air le plus joyeux... Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses hôtes s'amusent!

VII
SOUS LA TOUR-DU-CADET.

Cyprienne et Diane venaient de quitter la chambre de l'Ange. Elles marchaient côte à côte, sans se parler, le long des corridors du manoir. Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et les illuminations du jardin restaient intactes. Des fenêtres de la galerie, on pouvait voir les longues lignes de lumière qui marquaient les allées et le cercle plus brillant du salon de verdure.

On entendait, dans cette dernière direction, comme un bruit sourd de casseroles fêlées, dominé par des cris déchirants et insensés. C'était mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, la Cavatine, qui chantait son grand morceau d'opéra avec accompagnement de guitare.

En écoutant ces prodigieuses clameurs, un étranger n'aurait pas manqué de concevoir des idées sinistres et de penser à quelque attentat commis dans le voisinage; mais les deux filles de l'oncle Jean ne pouvaient point s'y méprendre; elles connaissaient trop la voix de la plus jeune et de la plus timide des Grâces Baboin.

Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en rentrant dans le jardin pour gagner le bal, elles descendirent l'escalier menant à la cour. Les domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine et l'office se trouvaient déserts. Diane et Cyprienne sortirent du château, sans être aperçues, par la porte de la cour.

Cette issue donnait sur le seul chemin praticable aux voitures, et pouvant conduire du Port-Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix endroits différents le taillis de châtaigniers.

Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui longeait d'abord, pendant une centaine de pas, cette robuste et gothique muraille, aboutissant d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant de terrasse aux jardins de Penhoël.

Elles marchaient lentement, perdues qu'elles étaient dans leurs réflexions. Aucune d'elles n'avait rompu encore le silence.

Elles songeaient à ce qui venait de se passer dans la chambre de l'Ange. Bien des fois déjà, elles avaient surpris la douleur de Marthe de Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles avaient vu jusqu'alors à ce qu'elles venaient d'entendre et de voir! Qu'il y avait loin des larmes de Madame, silencieuses et résignées, à ce transport subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire!

Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?...

Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, dont l'objet apparent n'était plus ni le danger de Blanche, ni la ruine prochaine de Penhoël?...

Un instant, elles avaient pu croire que cette angoisse fougueuse se rapportait à elles, Diane et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant contre son cœur avec ivresse que Marthe avait prononcé ces bizarres paroles?

Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque jour à genoux quelque distraite caresse, avaient pu se croire un instant adorées à l'égal de Blanche elle-même!

Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet ardent baiser qui les avait réunies sur le sein palpitant de Marthe, quel froid sourire et quels mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à l'indifférence, il leur semblait qu'on les avait congédiées, cette fois, avec plus de dédain encore qu'à l'ordinaire.

Que croire? Cyprienne avait beau mettre son esprit à la torture, elle cherchait en vain. Diane elle-même perdait l'effort de son esprit clairvoyant et subtil à vouloir soulever le voile.

Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; mais c'était une chose si invraisemblable, si impossible!...

Diane repoussait la supposition accueillie; elle retombait au plus profond de ses doutes, et se retrouvait en face du problème insoluble.

Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, outre les douleurs qu'elles avaient déjà devinées, avait une autre torture plus mystérieuse encore, et qu'il ne fallait point espérer de guérir!...

Elles allaient la tête penchée; leurs mains s'étaient unies à leur insu, et bien qu'elles ne se parlassent point, leurs pensées se répondaient.

Au moment où elles arrivaient sous la partie des anciennes fortifications qui servait maintenant de terrasse aux jardins du manoir, elles s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque et commun.

Elles prêtèrent l'oreille.

Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, et quelques mots descendaient jusqu'à elles.

Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille leur cachait les illuminations du jardin; mais les mille feux allumés le long des allées mettaient un rayonnement dans l'atmosphère épaisse et lourde. Il y avait comme un fond lumineux derrière la ligne noire de la terrasse.

Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se détacher deux têtes connues. C'étaient Étienne et Roger qui poursuivaient là leur conversation entamée dans le jardin.

Nous savons que les noms des deux filles de l'oncle Jean revenaient bien souvent dans leur causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir le sens des paroles, mais elles entendaient leurs noms prononcés, et toutes deux restaient.

Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles avaient, il faut peu de chose pour faire diversion aux préoccupations les plus graves.

A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la gaieté naturelle de leur caractère revenait au galop. Quand c'était Roger qui parlait, un sourire se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; quand la voix d'Étienne se faisait entendre, la charmante figure de Diane s'éclairait à son tour.

Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles bien plus qu'elles ne le croyaient elles-mêmes.

Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient là, écoutant et tâchant de relier en se jouant les lambeaux de phrases qui tombaient jusqu'à elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur la balustrade de la terrasse. Les deux jeunes filles se rapprochèrent davantage de la muraille et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de houx qui en masquaient les fondements. Dans cette nouvelle position, elles pouvaient tout entendre.

Aussi, lorsque Étienne annonça son départ pour Paris, un cri d'étonnement douloureux s'échappa de la poitrine de Diane.

Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui se penchèrent vivement en dehors de la balustrade; mais déjà les deux jeunes filles se perdaient derrière les branches du taillis.

Diane courait, entraînant maintenant sa sœur à travers les pousses des châtaigniers. On aurait pu croire qu'elle avait un but qu'il lui fallait atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait pas où elle allait.

Cyprienne la suivait en silence.

En quelques minutes, le taillis fut traversé. Les deux sœurs se trouvaient de l'autre côté de la maison, au bout de l'antique muraille et sous la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient au-dessus de leurs têtes.

Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main à son front brûlant, puis à son cœur qui battait douloureusement.

—As-tu entendu?... murmura-t-elle.

—J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma pauvre sœur!...

Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta dans ses bras en pleurant.

—Demain..., disait-elle parmi ses larmes, dans quelques heures, je l'aurai vu pour la dernière fois!... Oh! sait-on comme on aime?... Hier j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de son départ!...

—Si tu lui disais de rester..., murmura Cyprienne, il resterait.

Diane garda le silence. Un instant, les deux sœurs se tinrent encore embrassées; puis Diane se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où restaient quelques pleurs.

—Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai pas de rester!... Autour de nous il n'y a que malheur... Ce malheur est à nous, qui sommes les filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à ceux que nous aimons?... Qu'il parte, dût-il m'oublier!... Si Dieu exauce mes prières, il sera bien heureux...

Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente et pensive s'inclinait sur sa poitrine. Il y avait dans sa voix un accent de tristesse profonde. Elle sentait aujourd'hui, pour la première fois peut-être, qu'à son insu son cœur s'était donné tout entier.

Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et songeait en frémissant que Roger pourrait partir aussi à son tour.

Elle cherchait en vain quelque bonne parole d'espérance et de consolation. Ce fut Diane qui rompit le silence. Sa voix était changée. Une fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout à l'heure.

—Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de nous-mêmes, dit-elle. Étienne est jeune et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à protéger et à défendre... Songeons à Penhoël, ma sœur, et hâtons-nous... car quelque chose me dit que l'heure mortelle approche...

Cyprienne serra la main de sa sœur contre son sein.

—Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je t'en prie, cherchons un moyen de le retenir!...

—Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... répondit Diane dont les grands yeux se levaient au ciel avec une résignation angélique; cherchons un moyen de sauver Madame et de sauver la pauvre Blanche!

Le lieu où elles se trouvaient en ce moment formait l'extrême sommet de la colline. Vers l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y avait rien qu'une rampe rocheuse descendant à la lande. Entre cette rampe et le chemin qui longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée, protégeant une poterne, se collait aux fondements de la tour. En cet endroit, le taillis plus touffu faisait à la guérite un impénétrable abri de verdure.

Comme la vue était magnifique de ce point culminant, on avait ménagé, sous les châtaigniers, une étroite esplanade, où régnait un banc de gazon.

Les vieux paysans se souvenaient que le commandant de Penhoël aimait particulièrement ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, appuyé sur le bras de son fils Louis, le favori de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous les deux derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux qui passaient alors dans le chemin pouvaient entendre la voix grave du vieux marin, enseignant à l'aîné de sa maison les nobles sentiments qui avaient guidé sa propre vie.

La mémoire du commandant de Penhoël était vénérée comme celle d'un saint. D'année en année, lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis, on respectait toujours les quelques châtaigniers groupés autour de la guérite. Les châtaigniers étaient devenus de grands arbres, dont les troncs robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière de verdure qui entourait toujours leurs pieds.

Depuis la mort du commandant, le maître actuel du manoir semblait, en vérité, craindre tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé. Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter ce lieu, où il aurait revu les images unies de son père mort et de son frère absent. Le passage qui conduisait de la route au banc de gazon disparaissait maintenant, à demi bouché par les broussailles et les pousses du taillis.

En revanche, on aurait pu remarquer un autre passage, pratiqué dans la direction opposée, et donnant sur un petit sentier à pic qui descendait au bord de l'eau.

La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement au-dessus de la cabane de Benoît Haligan, le passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué ce sentier à travers les taillis, en venant presque chaque soir s'agenouiller à la place occupée jadis par son vieux maître.

Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature grande et sombre, des souvenirs tristes et des pensées de mort.

Maintenant que la maladie et la vieillesse le clouaient à son grabat, ce qu'il regrettait le plus au monde, c'était l'heure qu'il passait tous les soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet.

Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte de feuillage. Elles étaient assises sur le banc de gazon.

—Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je n'ai jamais eu la pensée de reculer!... mais nous sommes trop faibles, ma pauvre sœur, et ils sont trop puissants... Un instant j'ai cru que nous avions réussi à les effrayer en faisant courir le bruit du retour de notre oncle Louis... L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël est si grand!... Ils se sont arrêtés; ils ont hésité durant quelques jours... Hélas! notre oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié leur épouvante... Que faire désormais?... Nous avons épuisé toutes nos ressources! Nos efforts ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... mais, à mesure que nous détruisons une arme prête à le frapper, une arme nouvelle est forgée... d'autres piéges se tendent... et deux pauvres enfants comme nous peuvent-ils défendre toujours l'homme qui ne se défend pas lui-même?...

—Ce sont des gens habiles, répliqua Diane avec amertume; ils ont commencé par empoisonner son cœur et par aveugler son intelligence!... Puis on lui a pris sa force... Chaque soir, on l'assoit à une table de jeu, entre cette créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée, et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever le reste de sa raison!... Ils sont là, les lâches! rangés autour de cette proie facile... Oh! quand je vois le front de Penhoël se rougir, son œil s'éteindre et sa voix trembler en mêlant les cartes déloyales, il me semble que la justice de Dieu nous abandonne!

—Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement Cyprienne, je pense que, si j'étais homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre frère Vincent a-t-il quitté le manoir?...

—Si notre frère est heureux, reprit Diane, que le ciel soit béni! N'y a-t-il pas ici assez de cœurs à souffrir?... Ma sœur, il vaut mieux que nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne nous fallait que des bras forts et des cœurs vaillants, n'aurions-nous pas Étienne et Roger?

Cyprienne baissa la tête.

—Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux que nous soyons seules... Étienne et Roger voudraient combattre à visage découvert, et nous savons trop que ces hommes ne reculeraient pas devant l'assassinat...

Elle baisa Diane au front et reprit avec une sorte de gaieté:

—Pardonne-moi, ma sœur... Tu sais bien que je suis brave, malgré mes instants de faiblesse!...

—Je sais que tu es un cœur dévoué, ma pauvre Cyprienne, répondit Diane qui lui rendit son baiser avec une tendresse de mère; je sais que tu es prête à donner ta vie pour ceux que nous aimons... toi si jeune et si belle!... toi qui pourrais être heureuse avec le mari de ton choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de chances de vaincre... et ce que nous faisons toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite sœur chérie...

—Je te laisserais seule en face de ces maudits, n'est-ce pas?... s'écria Cyprienne indignée; je tâcherais de fermer les yeux pour ne point voir que tu meurs à la peine!...

—N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura Diane.

Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où la colère et la tendresse se mêlaient à doses presque égales.

—Si c'est assez d'une victime, ma sœur, dit-elle, Étienne part, Étienne vous aime... Que n'allez-vous avec lui à Paris?...

Elle passa son bras autour de la taille de sa sœur.

—Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne m'abandonne pas!... Que ferais-je sans toi?... Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes, je t'en prie!...

Diane l'attira contre son cœur.

—Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... Je t'aime tant et j'aurais tant de joie à te voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, ma pauvre sœur! on commence à nous combattre comme si nous étions des hommes!... S'ils allaient te tuer avant moi!...

—Me tuer?... répéta Cyprienne.

—Hier, dans notre chambre, poursuivit Diane, je t'ai fermé la bouche au moment où tu allais me rendre compte de ta soirée... moi-même je ne t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est que notre chambre n'est plus à nous, ma sœur!... Nous sommes épiées à notre tour... et dans le corridor qui mène aux appartements de Penhoël, j'avais entrevu la figure de Blaise qui nous suit comme notre ombre.

—En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, j'ai pensé que tu n'avais pas réussi.

—Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était à son bureau... Je crois savoir dans quel casier de son secrétaire sont les papiers qui peuvent perdre Penhoël.

—Alors, il faut y retourner ce soir; car je sais, moi, qu'ils redoublent d'obsession auprès de Penhoël, et que c'est tout au plus s'il pourra résister un jour encore!...

—J'y retournerai, dit Diane.

—Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; c'est à mon tour!

—Puisque je sais où sont les papiers...

Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de sa sœur, et reprit à voix basse:

—Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... Il y a là un danger plus grand que de coutume... et tu veux encore l'affronter toute seule!... C'est toi qui penses pour nous deux, ma sœur... Dans la guerre que nous faisons, je ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine... Laisse-moi au moins ma part de travail!

La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se redressa en ce moment, et sa voix prit un accent de gaieté.

—Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu pousseras ce soir une reconnaissance jusque dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave comme la poudre, mais il faut bien pourtant te prévenir... Hier, dans une escarmouche pareille à celle que tu vas engager, ton pauvre capitaine a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères en rien, quand tu parles de bataille, ma sœur... Cette nuit, on m'a tiré deux coups de fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi!

Diane sentit sa sœur tressaillir entre ses bras; ce n'était pas de la crainte.

Au contraire, le cœur impétueux de la jeune fille s'exaltait à ce danger nouveau.

—Et tu voulais y retourner toute seule!... s'écria-t-elle.

Puis elle reprit avec pétulance:

—Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets de Roger, toi, ceux d'Étienne, et les lâches qui ont tiré sur toi verront beau jeu!...

Diane souriait. Mais au bout de quelques minutes, elle secoua la tête et poursuivit d'un ton plus grave:

—A ce genre de combat, ma pauvre sœur, nous ne serions pas les plus fortes... ce qu'il nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu...

Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait voir qu'elle renonçait avec chagrin à l'idée de faire le coup de pistolet.

—Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier?

—Ce que nous faisons chaque soir tour à tour, répondit Cyprienne. J'ai joué mon rôle d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, et qu'il fallait résister avec courage... Mais Penhoël n'a plus de force... Il ne sait que trembler et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il faudra le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, acharnés à sa perte, ils triomphent, ma sœur... Ils se voient au bout de leur peine... et je les entendis hier se dire entre eux que cette nuit même Penhoël leur abandonnerait le dernier morceau de pain de sa femme et de son enfant!

—Le manoir?...

—Il a vendu la semaine dernière ce qui restait des biens donnés en partage à notre oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!... Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute autour de lui... Robert, Pontalès et cette femme qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, ils le menacent de ces papiers qui sont entre leurs mains une arme si terrible!...

Diane se leva.

—Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous rester cette fois sur la place... Partons, ma sœur!

Cyprienne était toujours prête quand on parlait d'agir. Les deux jeunes filles descendirent ensemble le sentier roide et difficile qui conduisait au bord de l'eau.

A mesure qu'elles descendaient, une sorte de chant rauque et lugubre arrivait jusqu'à leurs oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir, au travers du taillis, la lueur faible qui sortait de la loge de Benoît Haligan, elles reconnurent la voix et le chant.

C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait lentement et avec peine les versets du De profundis.

Diane et Cyprienne continuèrent leur route. Au moment où elles passaient devant la loge, la voix du vieillard, éteinte et creuse, interrompit son chant pour prononcer leurs noms.

Cyprienne hésita.

—Ma sœur, dit-elle, quand je vois cet homme, et que j'entends ses sombres menaces, je n'ai plus de courage...

—Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua Diane, et tout le monde l'abandonne...

La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; mais ce n'était plus le De profundis.

Il disait:

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