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Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 2

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«C'est bien vous qu'on voit sous les saules:
«Blanches épaules,
«Sein de vierge, front gracieux
«Et blonds cheveux...»

Ce chant, que nous avons entendu tomber si doux des lèvres de Cyprienne et de Diane enfants, prenait, en passant par la bouche du vieillard, des modulations funèbres.

Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui de sa sœur.

—Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons...


Au sommet de la colline, tout près de l'endroit où les deux jeunes filles s'asseyaient naguère, deux hommes s'arrêtaient au pied des châtaigniers.

Si les deux sœurs avaient tardé une minute, elles n'auraient point descendu la montée, parce qu'elles auraient entendu les nouveaux venus prononcer à voix basse, dans une conversation animée, le nom de Madame et celui de René de Penhoël.

VIII
MAITRE LE HIVAIN.

Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au bout de la muraille gothique sous la Tour-du-Cadet sortaient de l'appartement de René de Penhoël.

C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, homme de loi des bourgs de Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès.

Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, une partie s'était engagée, suivant la coutume, chez le maître de Penhoël.

C'était vers le tomber du jour, une heure environ avant que le feu de joie fût allumé sur l'aire. Robert de Blois était là, en ce moment, ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître le Hivain.

La partie avait lieu dans la chambre à coucher de Penhoël, comme si l'on avait voulu en faire mystère au commun des hôtes du manoir.

Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement du maître. L'ameublement tout neuf était à la dernière mode de Paris. Trois ans auparavant, si nous avions pénétré dans cette chambre simple et modestement ornée, nous y eussions trouvé les portraits du commandant de Penhoël, de Louis enfant et de Marthe.

Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait dans un cadre splendide: c'était celui de Lola.

Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée plutôt que masquée par d'éclatantes draperies de velours; c'était la porte de la chambre de Lola.

Évidemment, on ne prenait même plus la peine de dissimuler. Le désordre avait pris droit de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant comme un bouclier de sa lourde apathie, ne s'inquiétait point de savoir si sa conduite était un scandale ou passait inaperçue.

Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait derrière cette grande et belle autorité du chef de la famille, qui avait servi jadis l'austère vertu de ses ancêtres.

Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, auprès de qui s'asseyaient les deux Pontalès. A sa droite, la charmante Lola, en costume de bal, s'étendait paresseusement dans une bergère; à sa gauche, maître Protais le Hivain, portant sur son nez coupant et long de rondes lunettes de fer, suivait le jeu d'un œil avide.

Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. L'homme de loi, au contraire, prodiguait les siens avec une remarquable générosité.

Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante que pour emplir de sa jolie main, couverte de bagues, un verre placé sur la table à côté de Penhoël.

Et Penhoël buvait! buvait!

Ces trois années avaient pesé sur lui d'une façon véritablement extraordinaire. Bien qu'il eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un vieillard; son épaisse chevelure blonde avait blanchi entièrement; son front s'était ridé: sa haute taille s'était courbée. Il n'y avait plus ni volonté ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié par une ivresse de chaque jour.

A peine aurait-on pu reconnaître dans cette figure bouffie et pâle, que tachaient çà et là d'ardentes piqûres, les mâles traits de René de Penhoël.

L'effet produit sur sa nature morale par ce laps de temps si court était du reste plus désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du moins autrefois une part de cette vaillance énergique qui était comme l'héritage de sa race.

A présent, plus rien. De cet homme jeune et fort, que nous avons vu jadis bondir dans le chaland vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une manière de cadavre, un vieillard impotent et lourd, sans force ni pensée.

L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses dont une seule suffit à exalter l'homme, pouvaient à peine, réunies, galvaniser sa morne inertie.

Il tenait ses cartes d'une main tremblante et comme engourdie. A mesure que la partie avançait, des gouttes de sueur plus grosses coulaient dans les rides de son front, et les taches rouges qui marbraient sa face livide s'allumaient plus brillantes.

En face de lui Robert, souriant et calme, causait avec les Pontalès, intéressés sans doute dans sa partie.

Le jeune comte Alain de Pontalès était un assez joli garçon, qui ne se cachait point trop pour lancer du côté de Lola des œillades suffisamment significatives.

Son père, le marquis, était un petit vieillard: cheveux blancs comme neige, œil vif, sourire bon et spirituel. A juger l'homme seulement par les dehors, ce devait être le plus aimable marquis du monde.

Les gens qui regardent de très-près, et prétendent voir mieux que le vulgaire, auraient peut-être découvert, sous son avenant sourire, un petit fonds de sécheresse et de moquerie. Mais c'était peu de chose, et d'ailleurs quelque légère nuance de scepticisme voltairien s'allie merveilleusement, comme on sait, à la riante bienveillance de ces vieux gentilshommes.

Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, c'étaient la finesse et la bonté. Ce devait être un homme souverainement adroit, et sa bonhomie devait empêcher son adresse d'être dangereuse.

Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués à cause de ses soixante mille livres de rente, prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il n'en avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas le diable.

C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, dans ce pays patriarcal, où l'estime publique est en raison directe de la somme portée au bordereau du percepteur, la médisance n'avait pas beau jeu contre M. le marquis de Pontalès.

La société le reconnaissait pour roi. Il possédait l'estime éclairée du chevalier adjoint et de la chevalière adjointe de Kerbichel; il avait l'admiration des trois vicomtes, épris de madame veuve Claire Lebinihic; les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient volontiers employé le reste de leur jeunesse à chanter ses louanges à l'univers avec accompagnement de guitare.

Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement en sa faveur auprès de tout homme non prévenu, c'était l'empressement mis par lui à terminer cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir et le château. Pontalès s'était prêté vraiment de bien bonne grâce à cette réconciliation; l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était bornée à une simple démarche après laquelle M. le marquis, quoique le plus âgé, le plus riche et le plus haut titré, avait fait immédiatement les premiers pas.

Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de tout le monde, avait profité plus d'une fois de sa bonne volonté. Cet excellent marquis montrait une obligeance inépuisable. Pour n'en donner qu'un exemple et fournir d'un seul coup la preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons qu'il avait été jusqu'à renoncer au titre de maire de Glénac pour donner à la vanité de Penhoël cette satisfaction enviée.

Il y avait bien une heure que la partie engagée durait. Les enjeux étaient lourds, et l'on jouait argent sur table. Penhoël perdait.

Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale qui avait tout juste la probité d'un homme de loi campagnard, de l'autre par une femme ayant droit au titre d'aventurière, son malheur constant aurait pu n'être point naturel. Lola était admirablement placée pour faire des signes, et la longue figure de maître Protais le Hivain pouvait dire bien des choses.

Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était pas à user de ces fraudes élémentaires. C'était un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du moins une grâce charmante et une habileté de premier ordre.

Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains loyales, toujours à découvert, et qui battaient les cartes avec une nonchalante aisance.

D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois ne se montrait guère empressé de jouer. Ce n'était jamais lui qui entamait la partie, et il fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât sérieusement, pour que le jeune M. de Blois voulût bien consentir à lui gagner ses doubles louis.

Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui être agréable, tant il avait de généreux désintéressement. Chaque fois qu'il était contraint par le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait retenir les marques de sa mauvaise humeur.

Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement sombre du joueur dépouillé. Depuis trois ans il avait perdu des sommes énormes. Il voulait les regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour les fermes, les moulins, les forêts qui composaient l'héritage de son père. Il prétendait rompre la veine funeste et reconquérir tout cela.

Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt inflexible du sort, mais rien ne tue l'espoir tenace du joueur.

Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la même place que la veille. Sa main avide et tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours contraire. Il perdait. Durant quelques heures, il restait là le feu dans la poitrine et la sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de compassion, le tendre et bon jeune homme, lui refusât une dernière revanche!

Robert venait de gagner une partie et Penhoël cherchait au fond de sa poche, tout à l'heure pleine, les quelques pièces d'or qui lui restaient.

—Je donnerais vingt louis pour vous voir gagner cette partie, dit le jeune M. Robert, un bonheur comme le mien ne se conçoit pas et finit par être fatigant!...

Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa de remplir.

—On dit qu'on ne peut pas être heureux à la fois au jeu et en amour..., murmura le fils de Pontalès en fixant sur le maître un regard où il y avait de la moquerie.

Le marquis lui fit un signe de sévère reproche.

—Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, dit-il avec la bonhomie douce qui distinguait ses manières, tous mes vœux sont pour mon ami Penhoël... C'est une veine comme on n'en a jamais vu!... Dérangez un peu votre chaise, vicomte; on dit que ces choses-là changent le sort.

Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet avec cette docilité superstitieuse et stupide du joueur vaincu dont la tête se perd.

Ses sourcils étaient froncés violemment; sa respiration s'embarrassait dans sa poitrine. Il ne prononçait pas une parole.

Le vieux marquis, non content d'avoir donné à son hôte un généreux conseil, changea les deux bougies de place, et dérangea un peu la table.

Grâce à ces manœuvres classiques, il était bien difficile, on en conviendra, que la veine ne fût pas coupée comme avec un rasoir.

Penhoël perdit encore.

Le vieux marquis joignit les mains avec découragement.

—C'est folie de lutter quand le diable s'en mêle!... murmura-t-il.

Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où il n'y avait plus rien.

—Trente louis sur parole!... dit-il d'une voix creuse et sonore.

C'était le premier mot qu'il eût prononcé depuis une heure.

Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent un rapide regard.

—Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous savez bien que je ne voudrais pas vous refuser... je jouerais contre vous des millions sur parole... mais, dans ce moment, ce serait vous voler votre argent... Nous resterions là jusqu'à demain que vous perdriez toujours!

—Trente louis! répéta Penhoël dont la main tremblante serrait machinalement son verre plein d'eau-de-vie.

Robert mêla les cartes avec une répugnance visible.

Au moment où Penhoël coupait, un domestique entr'ouvrit la porte de la chambre.

—On attend M. le maire, dit-il, pour allumer le feu de joie.

—Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël.

Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient levés déjà.

Quand le maître vit son adversaire lui échapper ainsi, son front s'empourpra, et sa lèvre blême trembla de colère.

Sa langue épaissie balbutia des reproches inintelligibles.

Robert et Pontalès le prirent chacun par un bras, tandis que Lola s'éclipsait avec le jeune vicomte Alain.

Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer au fourreau.

—Allons, allons, Penhoël!... disait cependant le marquis de cet accent paternel qu'on prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous pas faire crier toute la paroisse?... Prenez une demi-heure pour remplir votre devoir... et, après cela, parbleu! nous vous donnerons votre revanche...

—Puisque vous êtes un enragé!... ajouta Robert qui l'entraîna au dehors.

Avant de sortir, il avait fait signe à maître le Hivain de ne pas s'éloigner.

Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de joie fut allumé à l'aide d'une torche bleue fleurdelisée, et il y eut le nombre convenable de salves d'acclamations parmi les pétards.

Pendant que la flamme montait, tortueuse et bleuâtre, le long des fagots amoncelés, Penhoël, qui avait jeté sa torche, errait dans la foule et cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés les paysans le saluaient respectueusement, et il ne les voyait point.

Quand le brave père Géraud du Mouton couronné vint à son tour lui tirer sa révérence, le maître lui demanda d'un air absorbé:

—N'as-tu point vu M. Robert de Blois?

Puis il se détourna sans attendre la réponse du vieil aubergiste qui secoua la tête en murmurant:

—Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir!...

A défaut de Robert et des Pontalès, qui se faisaient maintenant invisibles, Penhoël rencontrait partout sur ses pas maître Protais le Hivain. Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais il ne perdait jamais de vue René de Penhoël et semblait attendre l'occasion de l'aborder.

—Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria enfin René à bout de patience.

Macrocéphale s'approcha aussitôt.

—Je pense que M. le vicomte veut parler de ces messieurs..., dit-il. Sans doute qu'ils auront attendu M. le vicomte dans sa chambre...

—C'est vrai!... dit René, allons-y!

L'homme de loi lui présenta son bras, sur lequel René appuya sa marche lourde et pénible. En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta, et un murmure sourd gronda dans sa gorge. L'orchestre jouait une hongroise que Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès.

—Elle aimerait mieux être avec vous que là, M. le vicomte!... murmura Macrocéphale; partout où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a l'air de s'ennuyer!

—Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël.

—Regardez plutôt!

Ceci était audacieux, car Lola semblait être aux anges. Mais René eut un vague sourire, et reprit, content, le chemin de sa chambre.

Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni Robert de Blois.

—Ils vont venir..., dit Macrocéphale en installant René dans son fauteuil avec les soins empressés d'un valet de chambre. S'il m'était permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront que trop tôt!...» Bon Jésus! ces hommes-là vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël!

—Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, dit Penhoël au lieu de répondre, il faudra bien que la veine change un jour ou l'autre!...

—Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale dont le laid visage grimaçait le dévouement, il y aurait longtemps que la veine aurait changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas faire de grandes phrases, moi, mais je n'aime que vous parmi les gentilshommes du pays... Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille morceaux pour votre service!

—Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël.

L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, tout auprès de lui.

—Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous pourrions bien causer un peu d'affaires.

Une expression d'effroi et de répugnance invincible se peignit sur le visage de René.

—Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui!

—C'est que nous sommes bien bas!...

—Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. Allez-vous me rappeler encore ce qui a été fait? Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers le crâne...

—Un jour venant, répéta l'homme de loi d'un ton qui voulait dire: «Ce jour-là est plus proche que vous ne pensez.»

Puis il ajouta doucereusement:

—Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne vous parlerai point des signatures fausses... Ne craignez rien; personne ne nous écoute!... Je voulais vous demander seulement s'il vous reste beaucoup d'argent sur le prix de la forêt de Quintaine.

La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine.

—Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il en crispant ses doigts autour des bras de son fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis!

—Et pourtant vous voulez jouer encore?

—Je veux gagner!

—Mais si vous perdez?

—Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le maître en se redressant tout à coup. Blanche de Penhoël est-elle faite pour mendier son pain, monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes étangs, mes métairies!... et avec cela tous les biens que Pontalès a volés à mon père!...

—Je donnerais mon bras droit pour que cela pût arriver, Penhoël!... Mais si vous n'avez plus d'argent...

—Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut faire venir de Rennes une nouvelle parure...

—Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se fit une mine plus allongée encore que de coutume: pour vendre, il faut avoir.

René tressaillit et le regarda en face.

—Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc plus rien?

—Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le vicomte possède encore son manoir de Penhoël, quitte de toute hypothèque.

—Et avec cela?...

—Rien..., repartit tout bas Macrocéphale.

Penhoël demeura un instant immobile et muet. On eût dit un homme foudroyé. Puis il se couvrit le visage de ses deux mains.

—Le manoir de Penhoël, reprenait cependant l'homme de loi, est une magnifique propriété; nous en trouverions assurément un bon prix... et je suis sûr que M. le marquis de Pontalès...

—Jamais! interrompit René avec angoisse. C'est ici qu'est mort mon père... Jamais!

—Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le vicomte le conseil de vendre le manoir, poursuivit Macrocéphale en prêtant à sa voix une expression plus humble et plus insinuante; mais, ayant l'honneur d'être le conseil de M. le vicomte, je me permettrai de lui faire observer que le manoir est pour lui une lourde charge... Avec une habitation si belle, il faudrait des rentes...

—Et je n'en ai plus! murmura Penhoël.

—Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... D'un autre côté, comme vous le disiez tout à l'heure, la veine peut changer... et avec des fonds...

Penhoël laissa retomber ses deux mains sur ses genoux. La douleur profonde qu'il ressentait réveillait son apathie. La torture avait trouvé un coin vif au fond de son cœur engourdi.

Ces trois ans écoulés passaient comme une vision rapide au-devant de ses yeux.

—J'étais heureux..., pensait-il tout haut, j'étais riche... le nom de mon père restait pur... Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il venu pour me prendre le salut de mon âme et la vie de mon corps?...

—Une observation qu'il est important de faire, poursuivait l'homme de loi, c'est que toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à ce jour, sont conditionnelles et frappées d'une clause de réméré... Dans le cas où vous feriez une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec un autre... on pourrait obtenir des conditions pareilles.

—Le terme du réméré est-il le même pour tout ce que j'ai aliéné? demanda Penhoël.

—Le même... Il finit au 1er novembre de la présente année.

—Et nous sommes à la fin d'août! repartit Penhoël.

—En deux mois et onze jours, on peut faire bien des choses, M. le vicomte!... Dans le cas où il vous plairait de mettre en vente le manoir, je pourrais tâter Pontalès ce soir même.

René de Penhoël ne répondit point tout de suite. Quand il prit enfin la parole, ce fut tête haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée en lui.

—Je vous défends de me reparler jamais de cela!... dit-il. Je ne sais pas ce que Dieu décidera de mon sort, mais la maison où ma fille unique est née ne sera jamais vendue par mon fait.

—Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec un brusque attendrissement; ah! vous êtes un vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, j'en suis bien sûr, la fin de tout ceci!

—Laissez-moi!... dit le maître.

Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. Mais avant de quitter la chambre, il eut le temps de dire encore:

—Si vous saviez comme cela me fend le cœur, chaque fois qu'un des domaines de Penhoël passe comme cela en des mains étrangères... Je n'ai rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni contre personne... mais je suis, avant tout, le serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des trésors, je saurais bien à quoi les employer!...

Il fit un salut respectueux, et prit congé du maître, qui était retombé dans son immobilité stupéfiée.

Au bas du perron, donnant sur le jardin, il rencontra Robert de Blois, qui l'attendait sans doute, et qui passa vivement son bras sous le sien.

—Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, qu'avons-nous fait?

Maître le Hivain hocha la tête.

—Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme cela sa dernière chemise sans gronder quelque peu!

—Il accepte, en attendant?

—Il refuse.

—Diable!... grommela Robert, ça nous retarde encore!... Avez-vous bien fait tout ce que vous avez pu?

Macrocéphale prit un accent pénétré.

—M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de ces choses-là... Je ne vous connais que depuis trois ans, mais je vous aime comme si vous étiez mon propre fils!...

—Je suis bien reconnaissant..., répliqua Robert.

L'homme de loi l'interrompit.

—Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... dit-il. Aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou contre Pontalès... mais il n'y a pas à balancer: votre intérêt avant tout... voilà ma règle.

—En temps et lieu, maître le Hivain, dit Robert, vous verrez que vous n'avez pas eu affaire à un ingrat... Pour commencer, dès demain je consulterai votre expérience sur quelques petites contestations qui pourraient bien nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir.

—A vos ordres, mon cher M. Robert.

—Mais pour revenir à l'affaire qui nous occupe, vous ne voyez pas la possibilité...?

—Par moi, non, répondit Macrocéphale.

—Alors il faut employer les grands moyens, n'est-ce pas?

—C'est mon avis... et s'il m'était permis de vous donner un conseil...

—Cela vous est permis, pardieu! M. le Hivain.

Depuis quelques minutes, tout en suivant la conversation, Robert réfléchissait. En ce moment il semblait sourire à une excellente idée.

—Le conseil que je me permettrais de vous donner, poursuivit l'homme de loi, serait celui-ci... La charmante madame Lola possède sur Penhoël un pouvoir sans bornes...

—M. le Hivain, interrompit Robert, vous êtes un observateur extrêmement spirituel... Lola nous a déjà servis, la chère fille, presque autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui j'ai mieux que cela encore!

—Mieux que cela?... répéta Macrocéphale d'un air galamment incrédule.

Robert ôta son bras de dessous le sien.

—On est bien mal ici pour parler d'affaires, reprit-il; veuillez chercher M. le marquis de Pontalès, et allez m'attendre avec lui quelque part où l'on puisse causer sans témoins.

—Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous voulez?...

—Soit!... La place est excellente, et vous ne m'y attendrez pas longtemps... Avant une demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut mon moyen.

Robert avait une figure triomphante.

Ils se séparèrent.

L'homme de loi descendit l'allée qui menait au salon de verdure pour chercher le marquis de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement le perron du manoir.

Au lieu d'entrer dans la chambre du maître de Penhoël, dont la porte se présentait la première dans le corridor, il se dirigea vers l'appartement de Madame.

IX
RENDEZ-VOUS.

Le marquis de Pontalès et maître Protais le Hivain arrivaient sous la Tour-du-Cadet pour attendre Robert de Blois, qui leur avait assigné ce rendez-vous.

La soirée était déjà fort avancée, et le salon de verdure, déserté tour à tour par tous ceux qui pouvaient diriger la fête, restait décidément en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se passaient de main en main la redoutable guitare, et faisaient boire, jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice de leur antique répertoire.

Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant le sentier qui menait à la tour.

—Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait le vieux marquis.

Macrocéphale haussa ses épaules pointues et fit une grimace de dédain.

—Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. Parce que ça sait faire sauter la coupe et pêcher le roi en brouillant les cartes, ça se croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, sans le dévouement profond que je vous porte, je ne resterais pas une minute de plus dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-vous, est un aventurier de bas étage, et je n'aime que les gens comme il faut... Vous, par exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... voilà des gentilshommes!... Ah! je vous parle franchement, je ne m'inquiète guère plus de ce Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant à ce qui vous regarde, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service!

Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire bonhomme, et prenait de tout cela juste ce qu'il fallait.

—Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le Hivain, dit-il, vous êtes en outre un homme de beaucoup de sens, et je crois que vous avez des idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais nous avons encore besoin de lui jusqu'à la fin de cette affaire... Quand il en sera temps (il mit sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez sûr que je saurai faire la part de mes vrais amis... Il y a dans le pays bien des gens qui ne vous valent pas et qu'on regarde comme des gros bonnets, maître le Hivain... Viennent les événements que nous préparons, je vous promets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux entre Redon et Carentoir!

Ces paroles étaient douces comme miel aux longues oreilles de Macrocéphale; il écoutait et faisait d'avance le gros dos en songeant à son importance prochaine.

—Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., reprit le marquis en baissant la voix; je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne s'agit pas de lui enlever la moitié de sa fortune... les deux tiers, les trois quarts... les quatre-vingt-dix-neuf centièmes!... Il faut qu'il soit forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais parler de lui: sans cela, rien de fait!

Macrocéphale se frotta les mains.

—A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à voir comprendre les affaires de cette façon-là!... ça s'appelle au moins trancher dans le vif!... Eh bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... Il me semble que nous sommes bien près de notre but!

Ils arrivaient au bout de la route et touchaient à ces grands châtaigniers derrière lesquels Diane et Cyprienne abritaient naguère leur causerie. Pontalès s'arrêta.

—Plus bas!... fit-il en jetant un regard inquiet autour de lui. C'est ici que Robert doit venir?

—Ici même.

—Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?...

—A moins de choisir le beau milieu de la lande de Renac ou le centre des marais, je ne connais pas de meilleur endroit pour causer tranquillement d'affaires... La muraille est haute; d'un autre côté le taillis s'éloigne tout exprès pour nous enlever la chance d'être écoutés... Derrière nous, la route est découverte.

—Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant du doigt le massif de châtaigniers.

Macrocéphale se prit à sourire.

—C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention évidente de faire une bonne plaisanterie; derrière ces arbres-là, il pourrait bien se trouver quelque revenant aux écoutes.

—Que voulez-vous dire?

—Je demande pardon à M. le marquis de parler avec cette légèreté en sa présence... Le fait est qu'il y a là un espace de quelques pieds carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins n'oserait pas pénétrer après la nuit tombée, parce que le vieux commandant de Penhoël y revient...

—C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence ne nuit jamais... et je voudrais voir...

—Ça peut se faire.

Macrocéphale, toujours complaisant, écarta de la main les branches de châtaigniers qui bouchaient l'entrée du massif et se fraya un passage.

—Veuillez vous donner la peine d'entrer, M. le marquis, dit-il, puisque vous n'avez pas peur des revenants.

Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et Pontalès le suivit.

La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le feuillage touffu rendait l'obscurité encore plus profonde. Sans cette circonstance, l'homme de loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient très-pâles tous les deux et qu'ils avaient l'air assez peu rassurés.

Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement la guérite et le banc, couvert d'herbe longue.

—Comme on se cacherait ici!... murmura le marquis d'une voix légèrement émue.

—Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant de prendre un accent fanfaron, il me semble que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le vieux Penhoël est bien mort... et du diable si les vivants ont l'idée de venir visiter son boudoir!...

Une feuille sèche vint à bruire sous le pied du marquis. Maître Protais le Hivain s'interrompit pour pousser un petit cri de frayeur.

—Avez-vous entendu?... demanda-t-il en retenant son souffle.

Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la guérite étaient également désertes.

—Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de son alerte, j'ai cru... il m'a semblé... Au fait, mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant que nous avons bien dûment inspecté les lieux, M. le marquis, je vote pour que nous retournions sur la voie publique.

—Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, d'arriver ici par un autre passage que la route?

—Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, une muraille de trente pieds et des rampes à pic!... Je propose de lever la séance.

Il écarta de nouveau les branches et poussa un long soupir de bien-être quand il revit le ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.

Pontalès visita une dernière fois tous les recoins de l'enceinte de verdure, et repassa sur la route à son tour.

Le Hivain avait retrouvé sa vaillance.

—A part les revenants, dit-il, il y a pourtant un homme qui aime à se cacher dans ce trou noir comme le fond de mon écritoire.

—Qui ça?

—Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien passeur du bac de Port-Corbeau... Mais je pense bien qu'il n'y montera plus, car il est à l'agonie... Ah! M. le marquis! tout de même, ce que c'est que de nous!... Quand le vieux commandant venait s'asseoir là, sur son banc de gazon, il était le chef d'une famille puissante... A présent, le pauvre Protais le Hivain ne voudrait pas changer de place avec le maître de Penhoël!...

—Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de Pontalès, sera bientôt en position de ne changer son sort contre celui de personne... Mais parlons un peu du présent... Depuis que ces misérables enfants sont venues dans mon propre château de Pontalès enlever, à dix pas de moi, dans ma chambre, ces papiers que je n'aurais pas donnés pour cinquante mille écus, je ne sais plus bien au juste quelles sont nos armes contre Penhoël...

Maître le Hivain cligna de l'œil.

—Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; chaque fois que Penhoël a vendu une pièce de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé les ventes et multiplié les contrats.

—Vous êtes un homme d'or!...

—Je connais assez passablement mon état!... et, sans parler d'autre chose, il m'a fallu, dans le principe, une certaine triture, que j'oserai dire assez rare, pour constituer cet aventurier de Robert qui arrivait un pied chaussé et l'autre nu, pour le constituer, dis-je, en quelques semaines, créancier de Penhoël pour une somme assez importante! Il est vrai que ce coquin de Robert avait attaqué l'affaire avec un entrain admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva au manoir, il y a trois ans, avec son domestique Blaise!... Pour ma part, j'aurais fait serment qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait deux jolies cordes à son arc, cet homme-là: le roi de carreau et la dame de cœur!...

Macrocéphale se mit à rire.

—Vous sentez bien, reprit-il, que je veux parler de la Lola. Ce Robert est un gaillard après tout... Il a beaucoup faibli depuis qu'il a quelque chose à perdre... mais le jour où il redeviendrait un aventurier sans feu ni lieu, je ne voudrais pas me frotter à lui!... Franchement, M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne serez pas encore maître du manoir.

—En temps et lieu j'aurai recours à vos excellents conseils, mon bon ami, répliqua Pontalès. Je ne me donne pas, hélas! pour un diplomate bien habile!... Sans vous, je serais certainement resté en chemin... Mais revenons aux titres qui sont en votre possession... Vous les tenez en lieu de sûreté, j'espère?

—Ma maison n'est pas si forte, ni si bien gardée peut-être que le beau château de Pontalès... répondit Macrocéphale avec suffisance; néanmoins on fait de son mieux!... Et je vous réponds des pièces corps pour corps... Eh! eh! les petites rôdent autour de chez moi comme autour de chez vous... Ce sont des diables incarnés que ces enfants-là!... Avant de soupçonner leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas encore sur mes gardes, je les ai laissées plus d'une fois se moquer de moi... Elles m'ont volé bien des obligations souscrites par Penhoël... Et, sans leurs manœuvres, la chose n'aurait pas duré si longtemps... Mais ma maison est armée en guerre, maintenant... Et je ne pense pas qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat qu'on leur a servi pas plus tard que hier soir.

—J'ai entendu parler d'un coup de fusil... commença Pontalès.

—Deux coups de fusil!... dont l'un a porté bien près du but... car on a trouvé un cheval couché sur la lande avec une balle dans la tête.

—Ce sont des moyens bien violents, maître le Hivain! Et si l'on m'avait consulté...

—M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre à la réputation d'homme prudent... Nos landes cachent assez de bandits pour qu'un honnête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses gens... La loi est dure, mais positive... Quiconque s'avise de forcer une serrure peut s'attendre à trouver, derrière la porte, le maître de la maison prêt à défendre son bien... Si nous passons à la question d'utilité, poursuivit-il en prenant le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai pas de peine à établir, par des raisons impossibles à révoquer en doute, qu'entre tous les obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux petits démons sont à la fois les plus gênants et les plus dangereux... J'aimerais mieux avoir affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne vous y trompez pas: elles savent tous nos secrets aussi bien que nous-mêmes, et si le hasard leur donnait quelque jour un appui, je vous promets que nous aurions, tous tant que nous sommes, bien du fil à retordre!

—Je ne dis pas... cependant...

—Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des moyens violents dans les cas ordinaires... mais dans la circonstance présente, M. le marquis, soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul qui m'anime... Vous avez dépensé trois ans de votre vie et des sommes énormes pour arriver à un but parfaitement légal... Il se trouve que vos adversaires vous attaquent et m'attaquent, moi, votre conseil, par des moyens inqualifiables... Je ne sors pas de la légalité, mais je prends l'arme la plus extrême que la loi puisse donner à un citoyen, et je m'en sers!

Pontalès gardait le silence.

—Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, j'emploie une figure, car je n'ai pas tiré le coup moi-même... Je ne connais point le maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je dois vous en prévenir, veut aller beaucoup plus loin que cela!... Les petits démons le tourmentent nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre fermée par le trou de la serrure!... Elles s'affublent en fantômes et vont prévenir Penhoël de tout ce que nous méditons contre lui... Elles s'agitent, elles défont tout ce que nous faisons... et Robert est décidé à prendre l'offensive.

—S'il a un expédient convenable... dit Pontalès en cherchant ses mots, un biais... vous m'entendez?... quelque chose d'adroit et de sûr...

Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. On entendait un bruit de pas sur la route, dans la direction de l'entrée du manoir.

Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un peu de la route battue, afin de se mettre à l'écart derrière les premières branches du taillis.

Les pas approchaient; on put bientôt distinguer dans l'ombre deux personnes qui s'avançaient lentement.

—C'est lui, dit Pontalès.

—Avec une femme... répliqua l'homme de loi.

—Lola, sans doute?

Macrocéphale avança la tête en dehors des branches pour mieux voir.

—Non pas!... dit-il d'un accent étonné, c'est madame de Penhoël!...


Quand Robert et la femme qui l'accompagnait furent arrivés tout auprès de la Tour-du-Cadet, quelques mots de leur entretien parvinrent jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le Hivain.

C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, on ne pouvait plus s'y méprendre. Elle donnait le bras à Robert, qui la soutenait cavalièrement et marchait d'un pas de parade.

Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme de loi n'entendaient qu'un murmure; quand, au contraire, le jeune M. de Blois fournissait la réplique, ils ne perdaient pas une parole. La voix de Robert était haute, gaillarde, et dénotait beaucoup de bonne humeur.

—Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël n'a pas été plus heureux ce soir que d'habitude... C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le feu à la pile de fagots qu'on a brûlée dans l'aire, Penhoël avait perdu sa dernière pièce de vingt francs... Vous devriez user de votre influence, belle dame, pour le guérir de cette détestable passion!

—Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne pouvait pas perdre plus d'un louis d'or dans sa soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël...

—Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc bien changé!... Au jeu que joue Penhoël, rien n'est plus aisé que de perdre maintenant dans sa soirée une bonne métairie ou quelques arpents de futaie...

—Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a dans ce Robert du maraud et du grand seigneur!

—Mais comment diable Madame consent-elle à se promener avec lui, en ce lieu et à cette heure?... répliqua maître le Hivain.

Marthe avait répondu quelques mots d'une voix faible et brisée.

Robert reprit:

—Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai dit vingt fois qu'il avait là deux vices pitoyables... On peut aimer à jouer et à boire... mais il joue comme une dupe et boit comme un charretier!

Tout en parlant, Robert jetait ses regards à droite et à gauche; il cherchait évidemment quelque auditeur invisible.

—Je ne veux point vous cacher, belle dame, poursuivit-il, que je vous ai entraînée jusqu'ici pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais, auparavant, permettez-moi de vous demander si l'indisposition de la chère demoiselle Blanche n'a pas eu de suites fâcheuses?

Robert put sentir le bras de Madame tressaillir sous le sien.

—Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore.

Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient.

—Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une voix pénible et sourde, ne le savez-vous pas?...

Robert hésita un instant; puis il répondit d'un ton délibéré, mais peut-être au hasard:

—Ma foi! belle dame, je crois bien que je m'en doute.

Marthe arracha brusquement son bras qui s'appuyait naguère à celui de M. de Blois.

—Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que Robert se pencha pour examiner son visage.

Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût possible de rien distinguer sur une physionomie.

Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, les bras tombants et la tête courbée. On entendait sa respiration courte et pénible.

Robert sentait vaguement qu'il y avait là encore un mystère. Il avait envie d'interroger, mais, pour une confidence d'une certaine espèce, les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage pouvaient bien être de trop...

—Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, d'après votre geste, que vous êtes très en colère... Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces jours, je veux avoir avec vous un entretien au sujet de mademoiselle votre fille...

—Tout de suite! interrompit Madame avec vivacité, au nom du ciel, monsieur!...

—Belle dame, vous me voyez désolé de vous refuser... Ce n'est véritablement pas le moment... Et, si vous le permettez, je vais vous parler du motif de notre entrevue...

—Ah çà!... grommelait Macrocéphale derrière les branches du taillis, est-ce qu'il faudrait ajouter foi, par hasard, à ce que disent les Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait sérieusement quelque chose entre Madame et ce Robert?...

—Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a rien de tel que les saintes... Mais vous, qui avez l'oreille plus jeune que moi, maître le Hivain, entendez-vous ce qu'ils disent?

—J'entends Robert... Et Dieu me pardonne s'ils ne parlent pas de tout, excepté de la vente du manoir!

Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le jeune M. de Blois abordait justement à cet instant le chapitre de la vente, et la réponse de Madame étant probablement un refus, il reprenait, sans abandonner son accent de politesse aisée et légèrement railleuse:

—Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! j'avais absolument compté sur vous... Je ne sais pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre: depuis trois ans que vous me devez toute sorte de gratitude, je ne vous ai pas demandé le moindre service!

—N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de m'avoir fermé la bouche alors que je voyais un abîme au devant des pas de mon mari?...

—Ceci, c'est du silence... un bon office purement négatif!... Pour tout ce qui exigeait un effort quelconque, je me suis toujours adressé à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois que je mets votre obligeance à contribution, allez-vous me repousser?

Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure faible qui annonçait la réponse de Madame.

C'était encore un refus, sans doute, car Robert laissa échapper une exclamation d'impatience. Néanmoins il ne se fâcha pas encore. Il reprit le bras de Madame, et continua son plaidoyer en revenant lentement sur ses pas, le long de la route déjà parcourue.

Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous deux du marquis et de l'homme de loi, qui ne pouvaient même plus saisir le sens des paroles de Robert.

—C'est un fin matois tout de même!... dit Macrocéphale. Il aura su prendre la pauvre femme dans quelque piége diabolique!...

—Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est un homme habile à la façon des intrigants de comédie... Il a comme cela une douzaine de fils qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un fanfaron d'astuce... un bachelier ès tours de passe-passe!... Les hommes de bon sens comme vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les choses, attendent l'occasion, et dament le pion souvent à ces brillants joueurs de gobelets!...

—Belle dame, disait Robert en revenant une seconde fois sur ses pas, c'est un projet arrêté... vous aurez beau vous débattre... il faut que cela soit fait ce soir!

La voix de Marthe était suppliante.

—C'est la dernière ressource de ma pauvre enfant! murmurait-elle. Monsieur!... monsieur, ayez pitié de nous!...

—Je le voudrais, mais c'est impossible... Une dernière fois, consentez-vous?

—Vous savez bien que je ne le puis pas!

Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre qui servait d'abri à Pontalès et à l'homme de loi.

Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche et en retirer un objet de petite dimension, dont l'obscurité les empêcha de connaître la nature.

C'était un portefeuille. Robert l'approcha des yeux de Marthe, qui se couvrit le visage de ses mains.

—Il est pénible d'en venir à ces extrémités, madame, poursuivit Robert en baissant la voix, mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je puis contre vous!...

Il frappa sur le maroquin du portefeuille. Marthe demeurait immobile.

—Voyons! reprit Robert, ne me contraignez pas à faire un coup d'éclat!... Vous savez si j'ai été discret durant ces trois années... Ne soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... Si vous continuez à me refuser, malgré ma répugnance qui est grande, je me déciderai à faire usage de cette arme... Si vous consentez, comme je l'espère encore, vous pouvez compter, autant que par le passé, sur ma discrétion à toute épreuve!

Madame hésita encore durant un instant. La nuit cachait l'angoisse mortelle qui était sur son visage.

—Je ne puis pas vous résister, monsieur... dit-elle enfin d'une voix à peine intelligible, ce que vous ordonnerez, je le ferai!

—A la bonne heure! s'écria gaiement Robert qui remit le portefeuille dans sa poche; avec une femme d'esprit on a toujours de la ressource...

Puis il ajouta en parlant comme un acteur à la cantonade:

—Holà... n'y a-t-il personne ici?

Maître le Hivain sortit de sa cachette.

A sa vue, Marthe se recula effrayée.

—J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble respect, madame, dit Macrocéphale de son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu; et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille de Marthe, humiliée et tremblante, ne savez-vous pas que vous avez en moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher en mille pièces pour votre service?...

—Maître le Hivain, dit Robert, vous allez avoir la bonté de suivre madame de Penhoël au manoir... vous entrerez avec elle dans la chambre de son mari qui, sur sa demande, vous remettra un pouvoir écrit de vendre le manoir et ses dépendances.

Il baisa la main de Madame d'une façon toute galante et ajouta:

—Faites vite, s'il est possible, maître le Hivain... Je vous attends!

X
PRÉDICTIONS.

Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect les filles de Penhoël.

Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa loge.

A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche entr'ouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde, d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche froide des trépassés.

Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient des ombres profondes.

Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder.

La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot de bois sur lequel reposait un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d'où sortaient çà et là, quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les misérables objets qui composaient le mobilier du passeur.

Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine: l'atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent exhaler l'agonie.

Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan.

Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et mêlait un breuvage dans une petite écuelle de faïence.

—Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce soir?... Nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pourquoi vous taisez-vous maintenant?

Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et pénible, était si faible en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.

—Ma sœur... ma sœur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher le vicaire... Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!...

Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les anciennes tombes.

—Benoît... mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que nous vous aimons... pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute... Benoît, répondez-nous, je vous en prie!

Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes chancelaient sous le poids léger de son corps.

Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore:

—Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour boire; pauvre homme!... Vous nous avez appelées... L'heure où nous venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru que nous vous avions oublié!...

Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard.

Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras, afin de lui tâter le pouls.

Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à coup.

—Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue, j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge... C'est un joyeux jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire et l'on danse dans le jardin de Penhoël!... Le pauvre Benoît reste seul... Il met trop de temps à mourir!

Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît secoua la tête en signe de refus.

—J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses serviteurs mourants... Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une autre agonie que celle du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître...

—Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.

—Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire; c'est d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël... Il y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils unique et adoré... A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient mieux et plus loin... Il n'est pas mort... il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon cœur... Quand je vais être là-haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je prierai pour lui et pour vous...

Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller.

—Non!... non!... reprit-il répondant aux paroles qu'il avait entendues naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort; non, je ne suis pas fâché contre vous, mes filles... Je savais que vous viendriez encore aujourd'hui... mais demain...

Il s'arrêta.

—Nous vous promettons de venir... voulut dire Diane.

Le passeur se souleva lentement et avec effort; il parvint à se mettre sur son séant.

—Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces fleurs du manoir!... Oh! oui, si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... Je crois que Dieu ne veut pas!...

Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes.

Les deux sœurs l'écoutaient avec une attention émue.

—Je vois bien des choses! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus, demain je serai seul... car tout le monde a délaissé mon lit de souffrance... Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre!

—Mais nous viendrons, interrompit Diane.

Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire:

—Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père Benoît? moi, qui suis votre médecin!

—Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien, mes filles... abandonné ou non, mes heures sont comptées... La faim, la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont je dois mourir... Je sais le nombre des jours qui me restent à vivre... C'est bien long!... Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille.

Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire les paroles du vieillard comme autant d'oracles.

—Ne dites pas cela!... murmura Diane, vous savez bien que nous avons besoin de tout notre courage!...

Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce n'était plus le même homme. Sa taille s'était redressée; son visage s'inspirait; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves.

—Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. Toutes deux... toutes deux ensemble!... Ne m'interrompez plus, car ce moment de force que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour longtemps!... Je suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... depuis soixante et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant j'ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne ses branches dans la rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps où je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien ceci, car nulle créature humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, enfants, Dieu le veuille!...

«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot de grès... Je les ai mises là une à une, et il m'a fallu bien des années de fatigue!...

«Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il fût dit des messes pour le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande pendant la guerre.

«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.

«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, pour l'absent, qui reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les filles de Jean de Penhoël...

«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus... Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de six livres sont votre bien...»

Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux.

—Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles en même temps.

Le vieillard souriait d'un sourire amer et triste.

—Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre mon conseil.

—Quel conseil?...

—Aujourd'hui, à l'heure même où je vous parle... dites-moi adieu pour l'éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand vous l'aurez, vous passerez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre pourra porter vos pas.

Diane et Cyprienne secouèrent la tête.

—Et notre père?... murmurèrent-elles en même temps. Et Madame... et l'Ange?...

—Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu?... pensa tout haut Benoît Haligan.

Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel.

Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages, qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient une résignation mélancolique.

Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur; toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine. Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir.

Le sacrifice était consommé au fond de leur cœur, sans faste et avec un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre.

Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à lui-même:

—Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles pour prévenir le malheur ou le combattre?... Depuis que cet homme mit le pied sur mon bac, par un soir d'orage... depuis qu'un éclair me montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond de ma conscience... Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil... et je vois toujours la même chose... Malheur!... rien que malheur!...

Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage.

—Oh! si j'avais encore les bras d'un homme!... s'écria-t-il, mais je ne suis plus qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le soir où le moulin des Houssaies fut emporté par l'inondation... Il est arrivé avec les désastres et avec la tempête... C'est un déris qui l'emportera, un déris et une tempête!... Mais avant ce jour-là, il prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël!... De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit... et cette heure-là est bien proche, Diane!... bien proche, Cyprienne! Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la colline... et je me disais: Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes, belles, aimées... Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... Où seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël?

Cyprienne et Diane frissonnèrent.

—Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane à voix basse.

—Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de la Femme-Blanche!...

Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence contre son cœur.

—Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître au manoir... Pauvre Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant sa fille!...

—Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et qui eut une larme pour le sort de l'Ange.

—Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa chevelure, et Penhoël... Oh! qui donc va-t-il tuer?...

Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s'embarrassa dans sa gorge.

—Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié!... c'est votre frère!...

Ses bras retombèrent sur la couverture.

—Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, son corps et son âme!...

Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.

Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.

Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une étincelle sembla se rallumer dans l'œil éteint du vieillard.

—Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. Écoutez!...

Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un son faible et lointain.

—Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième fois, n'entendez-vous pas qu'on parle de vous là-haut, sous la Tour-du-Cadet?

Les deux sœurs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se faire entendre de l'une à l'autre.

—Ils sont là!... poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et avides!... Fuyez!... fuyez, mes filles!... Il en est temps encore!

Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit lentement:

—Ils sont là, vous dis-je!... Si vous ne voulez pas fuir, allez du moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!...

Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de la tour.

Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur eût suffi de sortir pour entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt.

Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile le feuillage du taillis. Les deux sœurs commencèrent à gravir le sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.

Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait d'évoquer en elles.

Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne.

Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs noms, répétés à diverses reprises.

XI
CONCILIABULE.

Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon, où elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de l'enceinte de verdure.

L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par les basses branches des châtaigniers.

Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles aperçurent trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles.

Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et Blaise, le domestique de ce dernier.

C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux sœurs.

L'Endormeur n'était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis que son camarade Robert, dit l'Américain, se prélassait superbement au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et l'humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l'antichambre, car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s'était fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur.

Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait Penhoël, Madame, la société tout entière, depuis les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes; il détestait les domestiques, qui avaient l'impudente prétention de ne lui devoir qu'un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait pourtant de politesse et de sourires.

Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se laissait point trop aller à la tristesse. C'était un gros garçon, assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient eu le front de railler plus d'une fois sa fière importance! Il les haïssait par préférence à tous et du fond de son cœur.

Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle d'un valet ordinaire; il avait mission d'observer, d'écouter aux portes et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille.

En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car une fois la bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers.

Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.

Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus important que d'habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles.

—Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord Robert en l'abordant, savons-nous quelque chose de bon?

Blaise hocha la tête avec lenteur.

—Nous savons quelque chose... répondit-il, nous savons même beaucoup de choses... mais nous ne savons rien de bon!

—Qu'y a-t-il donc?

—Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant ce temps-là, votre partie pourrait bien se gâter.

—Expliquez-vous!...

—Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par où commencer... Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs bâtons,—car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils,—pour venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie?

—Quelle idée!

—Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne me vante pas de l'avoir eue tout seul...

—Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que j'aurais à vous offrir l'hospitalité.

Robert salua. Blaise reprit:

—Pontalès est un bien beau château!... et si l'on y mettait le feu, les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille...

—Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait parler ainsi?

—C'est encore une idée... une idée qui n'est pas de moi...

—Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... demanda Pontalès d'une voix altérée.

—Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot... et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons gars de Glénac et de Bains!

Pontalès essaya de sourire.

—Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise.... murmura-t-il.

—Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de parler en énigmes!

—Je vais tâcher de me faire comprendre... Je vous ai dit bien souvent: «Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce sont des enfants!...» Eh bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée... Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l'heure sur l'aire, pendant le feu de joie!... Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de mourir pour lui comme d'une chose toute simple!... Ils savent vaguement ce qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre, M. Robert, et celui de Lola, qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour en connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... Et qui a pu se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?...

—C'est vrai... dit Robert.

Pontalès gardait le silence.

—J'ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise, mais on ne m'aide pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... Vous les connaissez aussi bien que moi, M. de Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger!

—Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent...

—Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... Ils ont un chef maintenant... notre ancienne connaissance, M. Robert... le vieux Géraud du Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le lieutenant d'un personnage invisible...

—Qui serait?... demanda Robert.

—Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots, répliqua Blaise.

C'était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup derrière les châtaigniers.

Blaise poursuivait:

—Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange... Il a l'air d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle... Mais peut-être y a-t-il encore un autre chef...

—Qui donc?... demandèrent en même temps Robert et Pontalès.

Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; aucune parole ne leur échappait désormais.

—Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa involontairement, on voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai peur que l'absent ne soit de retour.

Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un choc matériel.

Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les battements de leurs cœurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance.

L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de son retour.

—S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois que j'entends parler de cela!... murmura Pontalès.

—D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus de plaisanter... Ce serait une autre histoire que les petites filles ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six douzaines de balourds!... Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?

—Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant... S'il n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à face!...

—Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur avec son ombre?... Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est peut-être un faux bruit... Si l'homme en question était de retour, et qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés poursuivre paisiblement notre besogne?... Allons, messieurs, j'ai mes petits intérêts dans l'affaire... Ma voix compte au chapitre, bien que je sois votre humble valet... Vous avez trop tardé; il faut réparer d'un seul coup le temps perdu!

—Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël.

—Vous avez la signature?

—Nous l'attendons.

Blaise se frotta les mains.

—Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas grand chose sans point d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... Pour un gentilhomme à moitié ruiné, on se dévoue encore... Mais pour un mendiant...

—D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au pays... ajouta Pontalès.

—Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde!

—Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des roulettes... Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean, d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant, s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent à Penhoël... En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui... Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste!

Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses, dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains trop faibles et sans armes.

Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà sans doute...

Elles restaient là, indécises et comme anéanties par le découragement.

—Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert, qui ne partira pas... et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir deux mots d'explication avec vous... Votre fils est fort assidu auprès de Blanche.

Blaise haussa les épaules en aparté.

—Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux.

Pontalès lui tendit la main.

—Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous donner des preuves d'affection plus grandes... Soyez certain que mon fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, une fois pour toutes, qu'entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous comptez faire de mademoiselle de Penhoël?

—Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai peut-être...

Blaise éclata de rire.

—Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me semble que j'entends venir la signature...

Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après on vit arriver maître Protais le Hivain.

—Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons.

Et Pontalès ajouta:

—L'acte est-il bien en règle?

Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes.

—Parlez donc!... dit Robert impatient, s'est-il bien débattu?

Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Personne ne prit encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la promesse de Madame.

Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs.

—Parler!... grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?...

—Eh bien?... fit Robert.

—M. le marquis... commença Macrocéphale.

—Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M. Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et moi nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois que je vous le répète!...

—A la bonne heure, M. le marquis... C'est juste!... voilà vingt fois que vous me le dites!... je vais parler.

L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir.

—Diable d'homme!... diable d'homme!... dit-il d'un ton lamentable, il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... il m'a même battu! et très-grièvement!...

—Et l'acte? demanda le trio.

—Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine... un très-fort coup de poing!... Il m'a pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!...

—Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... l'acte?...

—L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste mouchoir, j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce soir, et qu'il n'y a rien à faire!...

Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce résultat.

Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu de tout leur cœur.

Ce fut Pontalès qui se remit le premier.

—Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?...

—Formellement!

—Et Madame?... demanda Robert avec menace. M'aurait-elle trompé?

—Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est fier comme Artaban, ce soir, et ne veut rien entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation, ou que le diable lui a donné les moyens d'y faire face!...

—Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; peut-être en sait-il plus long que nous à cet égard?

Robert frappa du pied.

—Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il d'une voix étouffée par la colère. Tant pis pour lui!...

—Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il m'a fermé la bouche... «Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!»

—Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; je savais bien que j'oubliais de vous dire quelque chose!... Ce n'est pas que Dieu qui s'oppose à la vente du manoir... Ce sont tout bonnement les petites filles!... Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son chevet le rôle d'apparitions...

—Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa rage sourde.

—C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut...

Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre; elles avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles entendaient retentissait au fond de leur cœur et voulait dire: «Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...»

Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs âmes à l'espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue.

C'était Robert qui parlait.

—A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces petites filles meurent!

—S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, je me retire.

—M. le marquis, on se passera de vous!

—Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit à son tour Macrocéphale, je m'abstiens.

—Monsieur l'homme de loi, on se privera de vos services!... Mais il ne sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré la route! Où est Bibandier?

Cette question s'adressait à Blaise.

—Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique; il boit à la santé du roi.

—Peut-on toujours compter sur lui?

—Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Blaise, pour le tenir en haleine... Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse.

Robert se retourna vers Pontalès.

—M. le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit, doit avoir sa part de besogne... Il faut que tout soit fait demain matin, car il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous repentirions-nous toute notre vie d'avoir perdu quelques heures dans les circonstances où nous sommes... Je me charge des petites filles.

—Où les trouverez-vous? demanda Pontalès.

—Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Blaise.

—Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, vous vous chargerez de Penhoël... Maître le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous?

—Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, depuis que les petits démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les carreaux de mon cabinet de travail... Dérangez mon fauteuil et enlevez une toile, vous avez la chose!

Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux, échangèrent un signe de muette intelligence.

—Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et je vous réponds, moi, que nous aurons cette nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain va nous rapporter les pièces... Quand Penhoël verra qu'on lui met sous la gorge comme un pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, nous verrons bien s'il résistera!

—En route, M. le Hivain! dit Pontalès, nous jouons notre dernière partie!

Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste d'observation. Elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre.

—Ma sœur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la maison de M. le Hivain... nous savons maintenant où sont les papiers qui menacent Penhoël!

—Allons bien vite!... murmura Cyprienne.

Elles échangèrent un dernier baiser; puis Diane dit encore d'un ton de résignation simple et douce:

—Ma sœur, nous allons risquer notre vie... si l'une de nous deux meurt, l'autre continuera la tâche commencée... si nous mourons toutes deux, nous prierons Dieu là-haut pour Penhoël!...

Diane s'élança la première dans le sentier conduisant au bord de l'eau et s'y laissa glisser sans bruit; mais au moment où Cyprienne allait descendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha aux piquants d'une touffe de ronces.

L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite.

Robert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient, lorsque le bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles.

—Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale.

Personne ne répondit.

Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés déjà de l'autre côté du rempart de verdure.

L'enceinte fut fouillée en un clin d'œil; elle était vide.

—Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès d'une voix altérée.

Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il regagnait son logis après la nuit tombée.

La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons virent d'abord leurs propres visages pâlis et bouleversés par la peur.

Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres recoins de l'enceinte.

—Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la guérite; et ce lieu est sans issue.

—Ce sera quelque lièvre, commença Blaise.

Mais la voix de Pontalès l'interrompit.

—Voici une issue! dit-il; un véritable sentier qui descend à la rivière!...

Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser quelque chose:

—Qu'est-ce que cela?

Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson de ronces.

Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un silence consterné.

—J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une voix basse et brève, et vous avez raison, M. de Blois... Elles en savent trop long désormais... Il faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... qu'elles meurent cette nuit même!

—Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu'elles sont à la maison de maître le Hivain...

—En avant! s'écria Blaise; sans sortir des bornes respectables de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le Bibandier!...

XII
PETITS DÉMONS.

Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point par le petit sentier à pic où venaient de s'engager les jeunes filles, mais par la route qui longeait les anciennes fortifications.

Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait en toute hâte au manoir, pour avoir la clef du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin de trouver Bibandier.

Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitairement sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le même cœur qu'autrefois. Il avait laissé dans les taillis de Bains son armée de manches à balai habillés en brigands; son chien était mort de faim depuis longtemps; et s'il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c'était vocation irrésistible, car jamais le hasard ne l'avait payé de ses peines.

Que faire en un pays où les poches ne contiennent que des gros sous, et où les bâtons sont des massues?

Bibandier avait dû espérer un instant un sort meilleur en voyant deux de ses camarades intimes occuper une bonne position dans le pays; mais Robert et Blaise l'avaient systématiquement tenu à distance, et le pauvre diable n'avait jamais pu réclamer trop haut, parce que le bagne de Brest est un bercail incessamment ouvert, où les brebis égarées comme lui rentrent au premier mot.

Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas moins. Cependant, c'était un coquin assez débonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses anciens camarades n'atteignait pas des proportions bien tragiques.

D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir de temps à autre un meilleur avenir. Bien qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu'une lutte était engagée. On pouvait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui donner sa part de l'aubaine...

En attendant, Blaise lui jetait çà et là une pièce blanche pour l'empêcher de s'impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait obtenir, par son crédit, une petite position officielle.

Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appointements fixes de douze francs par an, plus le casuel.

Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s'étaient établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion.

Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, sous le tonneau de cidre qu'on avait mis en perce dans un coin de l'aire. Bibandier était couché paresseusement dans la poussière; sa tête reposait sur une de ses mains, et l'autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait légèrement; son œil cave veloutait son regard; il y avait dans sa physionomie un repos content et parfait.

Il restait là depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie couleur de rose. C'était son jour de fête. Il ne buvait ainsi, à sa soif, qu'une fois tous les ans.

Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas dans l'oreille, il quitta sa pose nonchalante et se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu le voir alors dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres étiques et osseux ballottant dans un vêtement de futaine trop large, et qui n'avait plus que la corde.

—Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des chers petits anges!... ça me paraît très-faisable!

Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent, et l'expression de son visage restait si débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de lui dire:

—Me comprends-tu bien?

—Parfaitement!... répliqua Bibandier sans rien perdre de sa tranquillité sereine; quand quelque chose démange, on se gratte, mon fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il?

—C'est lui qui monte le coup.

—Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé dans ce genre-là... mais chacun gagne sa vie comme il peut... pas vrai?

On eût dit que Blaise s'était attendu à plus de résistance, car il regardait Bibandier d'un œil surpris et même un peu inquiet.

Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait dans l'esprit. Il emplit l'écuelle et la lui présenta d'un geste cordial.

—On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant du doigt le groupe des paysans qui se pressaient autour du père Géraud à la porte de la ferme; voilà deux heures qu'ils oublient le tonneau pour écouter les sornettes du vieux gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... Je savais bien que Robert et toi, vous en viendriez là quelque jour, et je vous attendais.

Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine usée de sa veste.

—J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, grand besoin!... L'Américain et toi, vous n'avez pas été gentils avec un vieux camarade... Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien... pas vrai?... Je dis donc que je suis content d'avoir l'occasion de travailler pour vous...

—Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; sois tranquille... Tu seras payé comme il faut!

—Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai mon prix moi-même en temps et lieu... Tu dis que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons!

Blaise ne bougea pas; son regard exprimait toujours la même défiance.

Le fait est qu'il était difficile d'accorder les paroles de Bibandier avec l'expression de douceur patiente qui était sur son pauvre visage, maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que son vieux camarade souriait aussi par trop débonnairement en parlant de meurtre.

—Ah çà! reprit-il d'un ton d'hésitation, es-tu bien sûr de ne pas faiblir?... Elles sont si jeunes... si jolies!...

—Ça ne me fait rien... répondit l'ancien uhlan; chacun pour soi!... Je ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres chérubins comme ça!... J'espère bien qu'on me laissera la liberté de m'y prendre à ma guise?

—Carte blanche!... pourvu que ce soit fait.

—Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement!

—Viens donc, dit Blaise, qui se mit en marche.

Bibandier but une dernière écuelle de cidre, et n'eut besoin pour le rejoindre que d'allonger un peu le pas de ses grandes jambes.

Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en détail ce qu'on attendait de lui; Bibandier, tout en écoutant, fredonnait avec sa voix de basse-taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant d'arriver au Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court pour lui dire:

—Du diable si je te comprends, mon vieux! Moi qui n'ai pas le cœur tendre, je ne pourrais pas chanter à l'heure qu'il est!

—C'est que tu manges tous les jours, toi!... répliquait Bibandier doucement et le sourire aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon régime, tu m'en dirais des nouvelles!

Et cela était dit si bonnement! C'était de la quintessence de férocité...

En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Blaise, qui continuait ses instructions.

—Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire des petites est réglée, et tu seras content de moi... Quant aux dépenses de l'entreprise... c'est deux mouchoirs et quelques bouts de corde... Mais l'Américain n'est pas seul!... Qui diable avons-nous là?

Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, trois hommes se tenaient en effet debout.

M. de Blois seul avait le visage découvert; les deux autres cachaient soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de paysans.

Bibandier, qui était toujours d'excellente composition, fit semblant de ne pas les reconnaître.

Il salua respectueusement Robert, et entra le premier dans le bac.

—Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, murmura-t-il; je les rencontre souvent au clair de lune, quand je me promène, la nuit, pour ma santé... Elles auront passé l'eau dans leur batelet, qui doit être amarré là-bas sous les saules.

Robert s'était rapproché de Blaise.

—Eh bien?... demanda-t-il tout bas.

—Un cœur de pierre!... répliqua le gros garçon. Dur comme une lame de poignard!... Je ne le croyais pas si fort que cela!

—Tant mieux!... dit Robert.

Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. Au lieu de se diriger vers la route de Redon, qui lui faisait face, il remonta un peu le courant, pour gagner un rideau de saules qui baignaient leurs basses branches dans la rivière.

A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna contre le bois de sa gaffe.

—Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; perchez un peu, s'il vous plaît, M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous.

Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout du chaland qui passait sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on vit un petit bateau qui s'en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais.

Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit avec un gros rire bonasse:

—Quand les petits chérubins voudront repasser l'eau... c'est elles qui seront bien attrapées!

Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d'or...


Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé l'Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules.

En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, elles se doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur présence et qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient de l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir à l'autre rive qu'à l'aide du bac, dont la clef était au manoir. En outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait en quelque sorte d'un saut jusqu'au bord de l'eau, tandis que la route commune nécessitait un long détour.

Ce n'était pas la première fois que les deux filles de l'oncle Jean couraient un danger prochain et terrible; mais en ces moments leurs forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter avec un enthousiasme fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; Diane demeurait plus calme et se dévouait de sang-froid.

Elles avaient entendu l'entretien des ennemis de Penhoël. Elles savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point contre la colère de ces hommes. Elles n'espéraient point de quartier.

Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, elles y puisaient un nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil enfantin s'élevait. On les craignait! On prenait, pour les combattre, les mêmes armes qu'on eût employées contre des hommes! Elles étaient fières.

N'avaient-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l'aveu de leur puissance? Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait succombé depuis longtemps!...

Leur cœur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte n'avait pas été stérile. Grâce à l'effort de leurs bras d'enfants, René, Madame et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice.

La ruine qui menaçait toujours n'était pas encore accomplie; et, d'après ce qu'elles venaient d'entendre, il ne restait à Pontalès et à Robert qu'une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël.

Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René l'infamie en même temps que le malheur. Des faux! il y avait des faux!... C'était sans doute le résultat de quelque obsession perfide; mais les pièces existaient, et ce n'était plus seulement la misère qui menaçait Penhoël!

Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le secret de ces fausses signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie, en s'introduisant, la nuit, au château de Pontalès. L'autre portion, déposée chez l'homme de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs tentatives.

Mais elles savaient maintenant l'endroit précis où se trouvaient les papiers. Avec l'aide de Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles pouvaient encore sauver Penhoël.

Diane détacha d'une main ferme l'amarre du bateau, caché parmi les glaïeuls, sous la loge de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche.

L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en perchant, les deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit sourd et continu, produit par le tournant de Trémeulé. Dans l'ombre, les vapeurs qui se suspendent au-dessus du gouffre rayonnaient une lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de la Femme-Blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles du marais.

Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de Penhoël gardaient leur illumination brillante; la fête n'était pas finie; quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, arrivaient, par bouffées, jusqu'à leurs oreilles.

Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait remarquer encore du côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour les poursuivre.

Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la route de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître le Hivain, elles se dirigèrent, en courant, vers le marais.

Dans l'immense prairie, où se déroulaient de toutes parts d'étroits filets d'eau, on apercevait un mouvement confus au milieu des ténèbres: c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en liberté sur le pâturage commun.

Tout en courant sur l'herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et Diane appelaient doucement:

—Mignon!... Bijou!...

Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées, allongeaient le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants.

Les deux jeunes filles appelaient toujours...

Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd se fit entendre au loin sur le gazon. L'instant d'après Bijou et Mignon, deux jolis petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient immobiles, la fumée aux naseaux et les jarrets tendus.

Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur leurs dos. En quelques secondes, elles eurent regagné le temps perdu à courir sur le marais.

Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, noirs tous deux, robustes d'encolure, trapus de formes et pouvant soutenir durant des heures leur galop rude et vif.

Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. La voix des jeunes filles les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à travers champs, landes et haies, ressemblait à un tourbillon.

Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s'inquiétaient point des obstacles de la route; quand il y avait un fossé large à franchir d'un bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches dans la dure crinière des bretons; quand il fallait traverser un taillis, elles se couchaient presque sur leurs chevaux et passaient rapides, comme des flèches, au travers du fourré.

Sur la lande rase elles se redressaient.

—Hope! Mignon! hope! Bijou!

Elles caressaient doucement le cou déjà baigné de sueur de leurs montures.

Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l'espace...

Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté jusqu'au jour de sa mort d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se rendant au sabbat!

Vraiment, c'était une course étrange. Les chevaux noirs disparaissaient dans les ténèbres; on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la taille svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des fées légères et gracieuses. L'œil ne pouvait les suivre. L'aile du vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles molles de leurs longs cheveux.

—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...

Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la lande.

Maître Protais le Hivain occupait une maison isolée qui s'élevait à cent pas en avant de l'unique rue du bourg.

Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien des discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pauvres cultivateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille. Mais c'étaient là sa vocation et son plaisir. Maître le Hivain était, en fait de chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de plaider.

Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien souvent autour de sa maison, mais la vigilance rusée de l'homme de loi avait trompé jusqu'alors toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient deux chances nouvelles pour arriver à leur but: d'abord elles savaient où trouver les papiers, ensuite le domestique de maître le Hivain qui, d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la Saint-Louis de l'autre côté de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.

En donnant cette vacance à son domestique, maître le Hivain avait compté sur l'effet du coup de fusil tiré la veille au bord de la lande, et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux filles de l'oncle Jean.

Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là, qu'une servante septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse.

La bonne femme et le chien dormaient sans doute d'un profond sommeil, sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car les deux sœurs purent escalader les murailles du jardin sans éveiller le moindre mouvement dans la maison.

Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point de contrevents. En un clin d'œil, à l'aide d'une échelle que leurs jolies mains eurent bien de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane furent dans le cabinet de travail de l'homme de loi.

Elles battirent son propre briquet, et allumèrent sa propre lampe.

Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu'elles venaient de fournir et par la joie vive du premier succès! Leurs joues se coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux petillaient d'impatience et de désir; un sourire espiègle se jouait déjà autour de leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe!

Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel, puisqu'il s'agissait en définitive du sort de toute une famille aimée; il y avait dans la nature même de leur acte quelque chose d'étrange et de gaillard qui éloignait toute idée tragique.

Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet.

Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même où Macrocéphale ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux.

La vue de ce carnet fit battre bien fort le cœur de Diane et de Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C'était là le salut de Penhoël.

Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides, afin de remercier Dieu.

Elles songeaient à Madame et à la pauvre Blanche...

Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein, et toutes deux redescendirent l'échelle.

La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des bienheureux. C'était une réussite complète.

—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...

Comme elles avaient toutes deux le cœur léger en reprenant la route parcourue! Comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits chevaux! Comme elles étaient heureuses!

—Tiens... dit Diane tandis que Mignon franchissait un large fossé, c'est là qu'on a tiré sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est encore au fond du trou!...

La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux; leurs bras s'enlacèrent et leurs joues s'unirent dans l'ombre.

—C'est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, ma petite sœur, s'écria Cyprienne; ils sont vaincus!...

—Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y a-t-il dans ce portefeuille de quoi rendre à Penhoël la fortune qu'on lui a volée?...

Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta tout à coup le galop de son cheval.

—J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous attendre sur cette route!...

—Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, répliqua Cyprienne que la victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou?

—S'ils ont des armes?

—Nous leur passerons sur le corps!

—Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?...

Cyprienne arrêta son cheval à son tour.

—Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit Diane; mais maintenant nous avons à garder un trésor.

—Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... Nous passerons sur le pont du moulin.

L'avis était bon. Les deux sœurs changèrent aussitôt de direction et se mirent à galoper vers les Houssaies.

Mais il se trouva que d'autres avaient eu la même idée qu'elles, car en arrivant au bord de l'eau, elles virent que la tête du pont était occupée par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.

—Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n'effrayait, et passons.

—Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane; il sera toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage...

La course recommença le long de la rivière.

Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois quarts d'heure qu'elles avaient enfourché pour la première fois leurs vaillants petits chevaux.

Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin de Penhoël montrait toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en avait encore au moins pour une bonne heure.

Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux sœurs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait pris de ne point tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun obstacle ne leur barrait la route.

—Allons! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon port... et nous aurons encore le temps de danser une contredanse...

Diane écarta les branches du saule...

Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie repartie, trois hommes, couchés dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, se dressèrent tout à coup sur leurs pieds.

Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant on mit de presse à leur nouer solidement des mouchoirs sur la bouche...

XIII
DEUX PIERRES.

M. le marquis de Pontalès était un homme prudent, qui n'avait aucun goût pour les aventures. C'était uniquement par nécessité qu'il s'était joint à l'expédition de cette nuit. M. de Blois et lui traitaient en effet de puissance à puissance, et du moment que M. de Blois se mettait à l'œuvre, Pontalès ne pouvait point reculer.

C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. Jusqu'alors il s'était toujours tenu derrière Robert, contribuant volontiers aux frais de la guerre, mais ne combattant jamais en personne.

Cela lui allait mieux.

Et, en vérité, il aurait regardé sans doute comme un imposteur quiconque lui aurait annoncé, le matin même, les événements de cette soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire de soixante mille livres de rente, jouant au loup-garou dans les taillis et bravant la cour d'assises comme un malheureux!...

Mais les circonstances entraînent, et l'homme le plus habile, engagé dans certaines entreprises, doit jouer le tout pour le tout à un moment donné.

Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant la rivière de l'Oust avec ses quatre compagnons, ne fît des réflexions assez chagrines. Il eût vidé sa bourse, sans doute, de grand cœur, pour être transporté tout à coup entre les murailles de son château. On peut penser même que, malgré le désir ancien et passionné qu'il avait de détruire la vieille influence des Penhoël et de se mettre à leur place, il n'aurait point engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, les dangers de cette nuit.

Maintenant, il était trop avancé pour reculer. Le péril était en arrière comme en avant, et les chances de salut se trouvaient tout entières du côté du crime.

Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté de l'eau, Bibandier fut choisi tout d'une voix pour diriger les opérations. Ce n'est point déroger que de servir sous les ordres d'un glorieux général. Pontalès était marquis, Robert se disait gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un simple échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de ces exemples, où l'on voit des princes céder le commandement à de vaillants officiers de fortune.

Bibandier se montra tout de suite à la hauteur de son autorité nouvelle. Son premier soin fut de se raviser au sujet du petit bateau qui avait servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.

—Nous allons avoir besoin de ce joujou, dit-il en saisissant la perche du bac.

Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à ce qu'il eût atteint le batelet, entraîné par le courant. Il s'accrocha au moyen de sa perche et l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un de ces mêmes saules qui avaient servi de refuge à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivée à Penhoël.

Puis il revint vers sa troupe tranquillement et sans se presser.

—La petite barque allait tout droit vers le trou de la Femme-Blanche, grommela-t-il; on n'aura besoin que de se laisser mener...

—Ah çà! dit Robert, il faut prendre un parti... Elles doivent avoir de l'avance, et nous aurons de la peine à les rattraper!...

—Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait de meilleures jambes que les nôtres... Si vous les aviez vues comme moi courir la nuit sur la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Ce sont de jolies petites filles tout de même!...

—Mais qu'allons-nous faire?

Bibandier tira de sa poche sa pipe et son briquet.

—Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... dit-il; nous avons joliment le temps d'en fumer une.

—Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença M. de Blois d'un ton impérieux.

D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, l'ancien uhlan mit le feu à son amadou; puis il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma en faisant claquer savamment ses lèvres.

Pontalès avait piteuse mine derrière les bords de son grand chapeau. La froide impertinence de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son cœur, ne lui présageait rien de bon. Maître le Hivain songeait à sa maison dévastée.

Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du pied avec impatience.

—Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, dit-il tout bas, nous n'en ferons rien cette nuit.

—Qu'il s'explique au moins!

—Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant sur l'herbe, on va te faire un programme, Américain!

Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans qu'on ne lui avait donné ce nom, et depuis le même espace de temps, le pauvre Bibandier affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui, le plus profond respect.

L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait sous cape de la déconvenue de son maître:

—Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur et moi!...

Blaise cessa de rire.

—Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, qui se croit si bien caché derrière son chapeau de paille, pourrait vous dire que, dans un procès, le client ne donne pas de conseil à son avocat!...

La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. Le marquis tremblait d'avoir été reconnu à son tour.

Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement le nom de son quatrième compagnon, soit qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, reprit presque aussitôt:

—Quant à l'autre, je ne puis pas parler, n'ayant pas l'avantage de le connaître... Ah çà! ne te fais pas de mal, Américain; voilà le programme des opérations, comme disait Bonaparte: attendre et faire le mort!

—Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on va piller mon domicile!...

—Exactement, père la Chicane!

—Et les pièces seront enlevées!... ajouta Robert.

—Ça me paraît vraisemblable, mon fils.

—Écoute, dit Robert qui voulut essayer de l'autorité; on t'a promis de te payer grassement, mais cela ne te donne pas droit d'insolence... Fais ta besogne, ou va-t'en!

—Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; à Redon?... Dire à M. le procureur du roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en crois pas capable!... Que diable! on est plat comme une galette aujourd'hui pour devenir insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais bien que c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en changeant de ton, sommes-nous donc des enfants, M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et veuillez recevoir mes très-humbles excuses... Entre gentilshommes, ma foi! on ne peut faire davantage.

Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, sa main, que Robert n'osa pas repousser.

—Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... l'honneur est satisfait!... Maintenant, parlons de choses sérieuses... Si nous étions dans un pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller d'un endroit à un autre, je vous dirais: Marchons et poursuivons nos petits anges, l'épée dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il y a une diable de lande, où plus de cent routes se mêlent et se croisent... nous aurons beau nous séparer et prendre chacun notre sentier: il y a dix à parier contre un que les petites passeront entre nos doigts comme des anguilles!

—C'est vrai, dit Blaise.

Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement juste, que personne n'y put trouver d'objection.

—Vous auriez pu vous expliquer tout de suite!... grommela seulement Robert.

—Je pourrais relever cette parole, répliqua Bibandier avec gravité, mais je sacrifie une susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... Il est donc bien entendu que donner la chasse aux petites serait une ânerie... Reste à savoir comment nous les pincerons... Je crois avoir résolu le problème d'avance en vous disant: Attendons.

—Mais si elles passent la rivière ailleurs?... objecta Macrocéphale.

—Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au moulin des Houssaies, car il n'y a pas d'autre passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur que je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent prendre leurs jambes à leur cou et aller garder le pont des Houssaies.

—C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir un prétexte pour s'éloigner du lieu probable de l'action; M. de Blois, je suis à vos ordres.

—Et si elles viennent là-bas... demanda Robert, nous leur barrerons le passage?

—Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous rangerez bien poliment, parce que vous aurez eu le temps d'enlever cinq ou six planches du pont... et que la rivière est large et profonde au moulin des Houssaies.

Pontalès avait froid jusqu'à la ¿moelle des os, malgré l'étouffante chaleur de la soirée.

Robert le prit par le bras, et ils remontèrent le cours de l'eau à grands pas.

—Cinq ou six planches au moins!... plutôt six que cinq!... leur cria de loin le bon fossoyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des chèvres!...

Pontalès et Robert se perdaient déjà dans la nuit.

—Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses deux camarades vers les saules, en faction, s'il vous plaît!... Faites comme moi, M. Blaise; préparez votre mouchoir... Vous, père la Chicane, vous êtes spécialement chargé des cordes... et maintenant, du silence!

Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe.

En combinant la partie de son plan relative au pont des Houssaies, Bibandier avait compté sans l'étonnante vitesse des deux petits chevaux. Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer la première planche, lorsqu'ils entendirent sur la lande le galop de Bijou et de Mignon. Ils se relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du pont, sans savoir ce qu'ils allaient faire.

Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, qui dirigèrent leur course vers le bac.

Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste pour les suivre de loin.

Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent la besogne bien avancée. Cyprienne et Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées solidement toutes les deux, étaient au fond du petit bateau.

Bibandier tenait en main la perche.

—Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes qui liaient les jambes et les bras des deux jeunes filles, voilà qui est proprement fait, et vous savez établir un nœud, père la Chicane!

—Avaient-elles les pièces?... demanda vivement Robert.

—Certainement... certainement!... répliqua Bibandier; ah! avec des petits anges comme ça, on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le trou d'une serrure.

—Donne-moi les pièces!... dit encore Robert.

Bibandier le repoussa tranquillement.

—On ne compte pas les manger, tes pièces, mon bonhomme!... murmura-t-il; mais il faut que les choses se fassent avec régularité... Je rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici là, patience!

—Je veux que tu me donnes ces papiers, répéta Robert d'un ton impérieux.

—Le roi dit: «Nous voulons...» grommela l'ancien uhlan; moi, je veux que tu me laisses tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille, ajouta-t-il en redressant sa taille longue et maigre, je te plante là, mon fils... tu achèveras la besogne à ta fantaisie!...

—N'insistez pas!... murmura Pontalès à l'oreille de Robert; cet homme veut quelques louis de plus; on les lui donnera.

—Maintenant, messieurs, dit Bibandier, faites-moi le plaisir de me souhaiter bon voyage... Je vais partir.

—Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait de vagues soupçons; il faut que Blaise au moins vous accompagne!

Blaise fit la grimace dans son coin, mais il n'eut pas même la peine de refuser.

—Le petit bateau ne porterait pas quatre personnes..., objecta Bibandier sans rien perdre du calme singulier, mêlé d'une nuance de moquerie, qu'il gardait depuis le commencement de l'aventure; je veux bien noyer mon prochain, mais le suicide répugne à mes principes.

Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux à écarter les deux jeunes filles, de droite et de gauche, pour pouvoir manœuvrer sans leur faire de mal.

—Les deux petits chérubins seront là comme dans leur lit! dit-il en donnant au fond de l'eau son premier coup de perche.

Personne, parmi les quatre complices du crime, ne pouvait se défendre d'un serrement de cœur. Tous les yeux se fixaient, par une sorte de fascination, sur les deux pauvres enfants couchées dans le bateau. La gaieté du uhlan assombrissait encore le caractère atroce de cette scène.

Diane et Cyprienne étaient étendues sur le dos, les bras liés en croix.

La lune, qui perçait maintenant çà et là les nuages déchirés, montrait la grâce exquise de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait la résignation du martyre.

Bibandier seul restait parfaitement à son aise en face de ce navrant spectacle.

—Messieurs, dit-il, tandis que le bateau s'ébranlait, je vais vous donner un dernier bon conseil... La fête se continue là-haut... Allez faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est toujours agréable, le cas échéant, de pouvoir établir un alibi.

Ce terme de palais et de bagne sonna comme une menace aux oreilles des trois complices, qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais Bibandier les rappela tout à coup.

—Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; j'oubliais d'embarquer deux pierres, pour empêcher les petites de remonter sur l'eau...

Une sueur froide perça sous les cheveux de Pontalès.

Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux pierres; il pensa se trouver mal en regagnant le bac.

Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver au fil de l'eau, en chantant une de ces chansons lentes et tristes qui mesurent le travail des forçats à la fatigue.

La lune s'était levée tout à fait et mettait des nuances argentées à la colonne de vapeur suspendue au-dessus du tournant de Trémeulé.

La Femme-Blanche semblait grandir et osciller lentement au-dessus du gouffre.

Durant quelques minutes, les quatre compagnons virent la petite barque glisser sur l'eau calme du marais.

Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur qui formaient le vêtement de la Femme-Blanche.

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