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Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 3

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The Project Gutenberg eBook of Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 3

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Title: Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 3

Author: Paul Féval

Release date: February 11, 2014 [eBook #44874]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT; OU, LES ANGES DE LA FAMILLE. TOME 3 ***

Au lecteur:

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LES
BELLES-DE-NUIT.


IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.

LES
BELLES-DE-NUIT

OU

LES ANGES DE LA FAMILLE

PAR

Paul Féval.

TOME III

BRUXELLES.

MELINE, CANS ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS.

LIVOURNE.
MÊME MAISON.

LEIPZIG.
J. P. MELINE.


1850

DEUXIÈME PARTIE.
LE MANOIR.
(SUITE.)

XVI
LE PORTEFEUILLE.

Pendant deux ou trois minutes, Marthe de Penhoël resta comme anéantie.

Le coup la frappait d'autant plus rudement qu'il était plus imprévu; jusqu'au dernier moment, elle avait refusé de croire à un malheur sérieux.

«Que craindre? un enlèvement? Mais qui pourrait avoir l'idée d'enlever cette pauvre enfant, malade et faible? N'eût-ce point été un assassinat?»

Maintenant que Marthe recouvrait la faculté de penser, sa conscience répondait à cette question:

«Les autres ont bien été assassinées!»

Mais la lumière se faisait lentement dans son esprit, et, à mesure qu'elle réfléchissait, les doutes revenaient en foule avec l'espoir.

C'était impossible! qui donc aurait enlevé Blanche? Marthe ne pouvait nommer qu'un seul coupable, et celui-là n'avait pas besoin d'employer les mesures extrêmes. Robert de Blois était le maître au manoir de Penhoël, où, depuis bien longtemps, chacun devait accomplir ses moindres volontés. On n'arrache pas une pauvre fille à son lit de souffrance, quand on peut la garder à vue comme une captive, et qu'on la tient en son pouvoir.

Pourtant, de la place où elle était tombée sur ses genoux, Marthe pouvait voir encore les derniers barreaux de l'échelle dressée contre la fenêtre. Il n'y avait pas à lutter contre cette preuve si évidente; Marthe courbait la tête, et c'était machinalement que sa bouche répétait encore:

—Blanche!... Blanche!... je t'en prie, ma fille, ne te cache plus!...

Il y avait déjà longtemps que Marthe était ainsi prosternée, la tête sur sa poitrine, et ne trouvant point la force de se relever. Elle voulait implorer Dieu, mais sa mémoire lui refusait, en ce moment, ses prières si souvent répétées. Elle ne pouvait prononcer qu'un mot:

—Blanche... Blanche!...

Comme elle essayait, pour la vingtième fois peut-être, de se dresser sur ses pieds, afin de jeter au moins un regard en dehors, la porte s'ouvrit doucement.

Un immense espoir envahit le cœur de la pauvre mère; son âme passa dans ses yeux, qui se fixèrent, avides, sur la porte entr'ouverte.

Personne ne s'y montrait encore.

—Blanche!... murmura Madame; oh! tu me fais mourir!... C'est toi, n'est-ce pas, c'est toi?

La porte s'ouvrit tout à fait, et au lieu de la charmante figure de l'Ange que Marthe s'attendait à voir, ce fut le visage sombre du maître de Penhoël qui apparut sur le seuil.

René avait ses cheveux gris épars, et les rides de son front semblaient se creuser plus profondes. Sa joue était blême, à l'exception de cette tache d'un rouge ardent que l'ivresse mettait, chaque soir, à ses pommettes osseuses amaigries. Il avait les yeux hagards, mais non pas éteints comme à l'ordinaire, et dans sa prunelle sanglante on lisait comme une colère vague et aveuglée.

Il était ivre.

Il se retenait des deux mains aux montants de la porte.

—On vous trouve enfin, madame!... dit-il d'une voix embarrassée. Voilà longtemps que je vous cherche!... Debout et suivez-moi.

La pauvre Marthe tâcha en vain d'obéir.

Et tout en s'efforçant, elle murmurait:

—Ma fille!... par pitié, René, dites-moi où est ma fille!

Les sourcils de Penhoël se froncèrent. Sa figure était effrayante à voir.

—Ne m'avez-vous pas entendu?... s'écria-t-il; ou ne suis-je déjà plus le maître?...

Marthe ne pouvait bouger. René traversa la chambre d'un pas lourd et chancelant. Quand il fut arrivé auprès de sa femme, il se baissa pour lui saisir le bras, et ce mouvement faillit lui faire perdre l'équilibre, tant l'eau-de-vie chargeait pesamment sa tête!

Il ne tomba pas cependant, et Marthe poussa un cri faible, parce que la main brutale de René lui écrasait le bras.

Il la souleva de force et la traîna, brisée, jusque dans le corridor.

Il y avait des années que le maître de Penhoël laissait sa femme dans l'abandon, mais il ne l'avait jamais maltraitée. Aux heures même de son ivresse quotidienne, il avait toujours gardé vis-à-vis d'elle les dehors du respect.

Cette violence soudaine, dont le motif ne se pouvait point deviner, faisait diversion à l'angoisse de Marthe, qui s'effrayait et qui disait:

—Que voulez-vous de moi, monsieur?... Laissez-moi!... laissez-moi!...

René ne répondait point et la forçait toujours de suivre son pas incertain le long du corridor.

Personne ne se montrait sur leur route. Durant cette soirée on eût dit que ce qui restait d'hôtes au manoir affectait de se cacher.

On n'avait vu ni Pontalès, ni l'homme de loi, ni Robert, ni Blaise...

René fit traverser à sa femme le corridor entier, et descendit avec elle le grand escalier du manoir. Il s'arrêta devant la porte du salon qu'il ouvrit.

—Entrez, dit-il.

Le salon était éclairé par une seule lampe qui brûlait sur une table, à côté d'un verre et d'un flacon vides. C'était là que Penhoël avait passé sa soirée.

Marthe fit quelques pas dans le salon et tomba épuisée sur un siége.

René agita une sonnette.

—De l'eau-de-vie!... cria-t-il de loin au domestique dont les pas se faisaient entendre au dehors.

Le domestique s'éloigna, et revint l'instant d'après avec un nouveau flacon d'eau-de-vie.

—Allez-vous-en..., lui dit René, et qu'on serve le souper ici dans une heure.

La porte se referma. Penhoël était seul avec sa femme. Il se versa un plein verre et prit place auprès d'elle.

—Vous êtes pâle, madame, commença-t-il; je crois que vous avez peur... Vous savez donc ce que j'ai à vous dire?...

—Au nom du ciel, monsieur, murmura Marthe, qu'est devenue ma fille?...

Penhoël la regardait en face, et ses yeux avaient une expression effrayante.

Une idée fixe lui restait dans son ivresse, une pensée de colère et de châtiment cruel.

—Votre fille!... répéta-t-il, que m'importe cette enfant?...

—N'est-elle pas à vous, René?... voulut dire Marthe.

—Silence!... Je suis le maître pour une heure encore... J'ai le temps de vous juger et de vous punir!...

Marthe releva sur lui son regard étonné. Penhoël poursuivit en essayant de railler:

—Votre fille?... Nous vous dirons ce qu'est devenue votre fille, madame!...

Et il ajouta d'un accent plus amer:

—L'enfant qu'on appelle l'Ange de Penhoël... la honte... le déshonneur de toute une race!...

—Monsieur!... monsieur!... voulut dire encore Marthe.

—Silence!... il n'est pas temps de parler de votre Ange, madame... vous avez d'autres amours... Et puisque nous sommes seuls tous deux, nous pouvons bien causer affaires de famille!...

Il mit sa main sous sa veste de chasse et en retira un petit portefeuille vert. Marthe ne pouvait plus pâlir, mais elle tressaillit, et sa taille se redressa. Le premier mouvement d'épouvante fut en elle si vif qu'un instant elle oublia sa fille.

Penhoël eut un sourire.

—Comme vous regardez mon portefeuille, madame!... dit-il; c'est une vieille connaissance pour vous!... Je parie que vous auriez donné bien de l'argent pour le ravoir!...

Il parlait vrai cette fois. Le portefeuille était celui que nous avons vu entre les mains de Robert de Blois, lors de son rendez-vous avec Madame, le soir de la Saint-Louis. Et c'était contre Marthe une arme cruelle, sans doute, puisque Robert n'avait eu qu'à montrer ce portefeuille pour vaincre à l'instant même la résistance de la pauvre femme.

L'homme le plus froid aurait eu compassion à voir Marthe en ce moment. Elle n'avait plus la conscience exacte de tous les malheurs qui pesaient sur elle, mais elle sentait son cœur se briser. Ses cheveux détachés tombaient, alourdis et mouillés par une sueur glacée. Son visage exprimait une si terrible angoisse qu'il n'aurait pu changer davantage à l'heure de l'agonie.

Penhoël n'avait point pitié.

—Je comprends bien maintenant, continua-t-il, pourquoi vous m'engagiez, l'autre jour, à vendre le manoir... On vous avait menacée de ceci, madame!... N'est-ce pas que vous auriez donné tout ce que vous possédiez au monde pour ravoir votre secret?

—Pour ma fille!... balbutia Marthe, mais devant Dieu, qui nous entend, je suis innocente, René, je vous le jure.

Penhoël haussa les épaules.

—Vous savez mentir à Dieu comme à moi, dit-il en posant le portefeuille sur la table pour avaler un verre d'eau-de-vie; voilà vingt ans que vous mentez... tous les jours... toutes les heures!... Mais il ne s'agit pas de cela... Moi aussi je l'ai payé bien cher, ce portefeuille!... Autrefois, pour l'avoir, j'aurais donné une métairie, un moulin, une futaie... mais où sont les fermes de l'héritage de Penhoël?... Où sont les beaux champs de mon père... et ses étangs... et ses forêts?... Je n'avais plus rien à donner... Et pourtant il me fallait ces preuves de ma honte!

Marthe joignit ses mains.

—Plus tard, reprit Penhoël en lui imposant silence d'un geste brutal, je vous dirai quel prix j'ai payé ce portefeuille... Maintenant, puisque je l'ai acheté, je veux en jouir... Il nous reste une bonne heure pour lire ensemble ces lettres chères... Ah! nous allons bien nous divertir, madame!...

La voix de Penhoël éclata sourdement, tandis qu'il prononçait ces dernières paroles. Il était impossible de prévoir le dénoûment de cette scène. Comme tous les gens habitués à l'ivresse, Penhoël gardait longtemps un masque de raison et de gravité; mais sous ce masque menteur se cachait une véritable démence.

Il pouvait parler et penser dans une certaine mesure, mais nul frein ne lui restait, et cette froide fantaisie de railler qui le tenait en ce moment ne faisait que retarder l'explosion de sa colère aveugle.

D'ailleurs, il buvait toujours, et la lueur de sens qui éclairait encore sa cervelle troublée allait bientôt s'éteindre...

Marthe était sans défense dans cette maison qui semblait abandonnée. Elle ne pouvait point fuir. Quand son regard cherchait d'instinct autour d'elle un aide ou un refuge, elle ne voyait que portes closes et hauts lambris où pendaient dans leurs cadres antiques les portraits des seigneurs de Penhoël.

La lumière de la lampe, trop faible, ne permettait point de distinguer leurs traits austères; mais Marthe voyait briller çà et là, sous les cadres, les gardes d'or des vieilles épées. Car tous les Penhoël avaient servi le roi, et chacun d'eux gardait, sous son image, ses armes de bataille.

Ce n'était pas la mort que redoutait Marthe. Elle pensait, sans trop d'effroi, que peut-être une de ces armes, entre les mains de René furieux, allait punir son crime imaginaire.

Cette pensée ne l'occupait point. Parmi tous ces portraits, perdus à demi dans l'ombre, il y en avait un sur lequel tombaient d'aplomb les rayons de la lampe.

C'était un tout jeune homme, à la figure heureuse et fière, et dont le regard semblait fixé sur Marthe, en ce moment, avec amour.

Ce portrait, placé à côté du sévère visage du commandant de Penhoël, était le dernier de tous.

Il représentait les traits de l'aîné de la famille, ce Louis dont le nom s'est trouvé si souvent dans ces pages.

Quand les yeux de Marthe tombaient sur ce noble et beau visage, ils ne pouvaient plus s'en détacher. On eût dit qu'elle attendait alors quelque protection mystérieuse.

René de Penhoël ouvrit le portefeuille. Sa main maladroite et tremblante y chercha un papier durant quelques secondes. Tandis qu'il cherchait, Marthe baissait la tête.

Penhoël allait lire. Marthe attendait la première phrase de cette lecture comme un coupable redoute le premier mot de son arrêt: car le portefeuille contenait une lettre écrite par elle, et qui pouvait justifier sa condamnation à des yeux prévenus.

Cette lettre lui avait été dérobée par Robert de Blois.

René avait enfin trouvé ce qu'il cherchait. Marthe entendit le bruit d'un papier qu'on dépliait avec lenteur. Elle n'osait point relever la tête.

—Voilà qui vous a procuré de bien doux moments, madame, dit le maître de Penhoël; je veux avoir ma part de votre joie, et nous allons relire cette bonne lettre ensemble.

Il approcha le papier de la lampe et se prit à déchiffrer péniblement:

«Saint-Denis (île Bourbon), 5 décembre 1803.

«Mon cher frère...»

Marthe ne fit pas un mouvement, mais une nuance rosée vint à sa joue, tout à l'heure encore si pâle. Ses yeux, qui se relevèrent à demi avec une vivacité sournoise, peignaient une surprise profonde.

Évidemment, ce n'était point cette lecture qu'elle attendait.

Penhoël ne prenait point garde et poursuivait:

«Mon cher frère,

«Quand cette lettre vous parviendra, notre Marthe sera déjà sans doute depuis longtemps votre femme. Vous serez heureux, mais vous penserez toujours, je le crois, à celui qui souffre loin de vous.

«Vous êtes l'homme que j'aime le plus au monde, René; je ne sais pas si j'aurais fait à notre vénéré père le sacrifice que j'ai accompli pour vous... Notre père nous quittait souvent, tandis que vous, René, je vous voyais tous les jours... Quand nous étions enfants, nos deux petits lits se touchaient; quand nous avons été jeunes gens, peines et plaisirs, nous avons tout partagé.

«Répondez-moi bien vite, mon frère, car le découragement me gagne, loin de ceux que j'aime; il me semble qu'on m'oublie et que je suis seul au monde.

«Donnez-moi des nouvelles de notre père et de notre mère; dites-moi que Marthe est bien heureuse...»

C'était un dur travail pour la vue troublée de Penhoël que de déchiffrer cette écriture fine et incertaine.

En traçant ces lignes, la main de Louis avait tremblé bien souvent.

Marthe écoutait, immobile et retenant son souffle. L'expression de sa physionomie avait changé complétement. Il semblait qu'un rêve fût venu la bercer. L'angoisse qui contractait ses traits tout à l'heure faisait place à une tristesse douce.

Penhoël était trop occupé pour remarquer cela. Il continuait:

«Je ne sais pas si mon départ vous a surpris, mais je suis bien sûr que vous en aurez éprouvé de la peine: ne m'aimiez-vous pas autant que je vous aimais, mon bon frère? Si vous n'avez point deviné mon secret, il faut que je vous le dise, comme je vous ai dit toujours ce que j'avais dans le cœur. Cela vous attristera, René, mais je suis seul et je souffre. Laissez-moi vous confier tout mon malheur.

«Et puis notre vénéré père se fatiguera de ne plus me voir. Il accusera d'ingratitude le fils sur qui comptait sa vieillesse. René, vous plaiderez ma cause. Vous lui direz que jamais mon amour et mon respect ne furent plus profonds; vous lui direz tout ce que votre cœur vous dictera, mon frère, car mon secret est pour vous, pour vous seul...

«Et notre mère! Oh! je n'ai plus de courage en songeant à ce que j'ai perdu...

«Parfois, ma pensée franchit la grande mer, si longue à traverser; je reviens à Penhoël; je vous revois tous: les cheveux blancs de mon père, ma mère accourant à ma voix, et vous qui sautez de joie, René; et Marthe, dont les grands yeux bleus hésitent entre les pleurs et le sourire...»

Deux larmes coulaient sur les joues de Madame.

La respiration du maître de Penhoël était pénible. On n'eût point su dire si c'était toujours la colère ou bien une émotion nouvelle qui pesait ainsi sur sa poitrine.

«Le bonheur!... le bonheur! reprit-il, en poursuivant sa lecture; hélas! quand je m'éveille après ce doux songe et que je me retrouve seul et maudit!...

«Je n'ai pas vingt-deux ans! Ma vie sera bien longue encore peut-être. Que ferai-je en ce monde? Je n'ai plus de famille; mon avenir est sans but et mon passé n'est qu'un regret amer...

«Mon Dieu! avais-je mesuré mes forces quand j'ai accompli ce sacrifice?

«Je ne m'en repens pas, mon frère; je vous voyais dépérir et changer, vous dont l'adolescence était naguère si belle; je cherchais à deviner votre mal, et un jour, couché dans votre lit où vous clouait la fièvre, vous me dîtes:

«—Je vais mourir, parce que je l'aime...

«Dieu me dicta mon devoir.

«Vous me devinez, n'est-ce pas?... Je vous vois d'ici René; vous avez des larmes dans les yeux et vous dites:

«—Pauvre frère, il l'aimait donc lui aussi!...»

René interrompit sa lecture en effet, mais ce fut pour boire un grand verre d'eau-de-vie. Il s'endurcissait à plaisir, et l'épais sourire qui raillait naguère autour de sa lèvre était revenu.

Il y avait de l'horreur dans le regard timide que Marthe jetait sur lui.

«... Pauvre frère, il l'aime lui aussi, répéta-t-il comme un enfant qui épelle.

«Car, poursuivait la lettre, quand je vous ai dit en partant que je ne l'aimais pas, je vous ai trompé, mon frère.

«Je l'aimais... je l'aimais, je l'aime encore, je l'aimerai toujours!...

«Et à cause de cela, mon exil doit durer autant que ma vie. Je ne reverrai plus la France. Notre père et notre mère mourront sans me donner leur bénédiction... Priez pour moi, René, car je vous ai donné tout mon bonheur...»

Un sanglot souleva la poitrine de Marthe.

—Silence!... dit le maître de Penhoël sans tourner la tête. Toutes ces belles paroles ne l'ont pas empêché de trahir son frère, madame!... Il ment dans cette lettre comme il a menti toute sa vie.

—Il n'a jamais menti!... murmura Marthe.

—Silence!... répéta René; contentez-vous donc de voir comme on vous aime!... Nous n'avons encore employé qu'une dizaine de minutes et j'ai besoin d'être patient durant toute une heure!... Pleurez, madame, mais pleurez tout bas, au souvenir de cette âme généreuse qui a fait de son frère le plus misérable des hommes!

«... Je ne reviendrai pas, continuait encore la lettre, parce que je me crains moi-même... Peut-être n'aurais-je pas ce qu'il faut de force pour supporter la vue de votre bonheur, car vous êtes heureux et vous la rendez heureuse, n'est-ce pas, René?

«Oh! si quelque jour j'apprenais que mon dévouement lui a été fatal!... si j'allais savoir!...

«Mais non, c'est impossible! Je ne veux même pas y arrêter ma pensée; vous êtes noble et bon, René; quant à elle, c'était un enfant; vous aurez trouvé son âme docile; vous lui avez appris facilement à vous aimer...

«Ne comptant point revoir la France, et n'ayant nul besoin de la part de fortune qui doit me revenir par héritage, je remets mon patrimoine entre vos mains, à la charge par vous de le rendre intact, sans en rien distraire ni aliéner, aux enfants que Dieu pourra donner à Marthe...

«En cas de mort, je veux et j'entends que cette partie de ma lettre soit regardée comme un testament...

«Et maintenant, adieu, mon frère. Dites à Marthe que je la chéris comme une sœur, afin qu'elle entende au moins prononcer mon nom... Parlez de moi à notre père et à notre mère... et surtout écrivez-moi bien vite, car ma seule consolation est de vous aimer et de penser que vous m'aimez.

«Votre frère,
«Louis de Penhoël

Marthe avait la tête penchée et des larmes coulaient sur ses mains jointes.

René la regardait avec un sourire cruel.

—Voici une longue lettre..., dit-il, et nous en avons ici de plus longues. (Il frappait sur le portefeuille.) Je vous l'ai lue tout entière, parce qu'on procède ainsi quand on est juge, madame... mais je sais parfaitement que vous la connaissez mieux que moi.

Parmi la douleur de Marthe, il y avait comme une joie recueillie; chacune des paroles d'amour contenues dans la lettre était descendue jusqu'au fond de son cœur.

Aux derniers mots de son mari, elle releva la tête et l'interrogea du regard.

—Je ne vous comprends pas..., murmura-t-elle.

René toucha du doigt le papier encore déplié.

—Il y a bien des larmes sur cette lettre!... dit-il. Je ne sais plus celles qui sont à mon généreux frère et celles qui sont à vous.

—Monsieur, répliqua Marthe, vous ne m'aviez jamais dit que Louis de Penhoël vous eût écrit depuis son départ.

—Vous l'aviez apparemment deviné?...

—C'est la première fois que j'entends parler de cette lettre, monsieur.

L'accent de Marthe était si simple et si vrai, que le maître de Penhoël eut un instant de doute. Le sang lui monta violemment au visage à l'idée d'avoir mis lui-même sous les yeux de Marthe ce message qui devait réveiller tant de souvenirs; mais ce fut l'affaire d'une seconde. Il était prévenu.

—Fou que je suis!... s'écria-t-il avec son rire moqueur; je me vois toujours sur le point de vous croire... J'oublie toujours que vous êtes simple et pure à peu près comme il est généreux et dévoué!...

—Je vous affirme sur l'honneur..., commença Marthe.

—Sur l'honneur!... répéta Penhoël d'un ton rude et insultant; je vous dis que je sais tout, madame!... ne prenez plus la peine de feindre... Cette lettre était dans mon secrétaire; elle disparut il y a environ dix-huit mois... C'est vous qui me l'aviez volée...

—Au nom du ciel, croyez-moi, René!...

—A quoi bon mentir?... L'homme qui m'a remis ce soir le portefeuille l'avait pris dans votre chambre... où il avait sans doute ses entrées...

—Oh!... fit Marthe qui n'avait pas prévu cet excès d'outrage.

Penhoël eut un sourire parce que l'insulte avait porté au cœur. Rien de cruel comme le cœur faible qui trouve une victime sans défense sur qui frapper.

—Pensez-vous donc qu'on soit aveugle? reprit-il. Il y a des mois que je vois le manége de ce Robert autour de vous... C'est un audacieux coquin qui a ruiné le père, déshonoré la mère et séduit la fille... mais ce sont ces gens-là que les femmes adorent!

—Ma fille!... s'écria Marthe comme si elle se fût éveillée tout à coup; vous m'aviez dit que vous m'apprendriez où est ma fille?...

—Chaque chose aura son temps, madame... et je vous le promets encore... Mais patience! nous n'en avons pas fini avec notre correspondance...

Il tira du portefeuille une seconde lettre, ou plutôt un petit paquet composé de plusieurs feuilles assemblées.

—Je ne serais pas étonné, dit-il en l'ouvrant, de vous voir nier aussi votre propre écriture, et dire que vous ne connaissez pas non plus ceci...

A la vue du cahier, Marthe avait couvert son visage de ses mains.

—Oh! murmura-t-elle, je le reconnais... ceci est mon seul crime... que Dieu me punisse si je suis coupable!...

XVII
L'ÉPÉE DE PENHOËL.

Le roman pèche, dit-on, quand il veut se guinder jusqu'aux régions de la haute philosophie; il pèche plus grièvement encore quand il s'égare le long des sentiers impossibles de la science sociale ou qu'il pérore, monté sur une borne, dans cette grande route de l'économie politique, pavée de lieux communs humanitaires et de sentimentales fadaises.

Pauvre roman! ne joue-t-il pas auprès du public-roi le rôle de bouffon et d'esclave? S'il veut enseigner, par hasard, qu'il se fasse bien humble tout d'abord et qu'il déguise soigneusement la leçon, car vous lui crieriez de se taire...

A peine a-t-il le droit modeste de montrer çà et là un petit coin de la vie réelle, au milieu de sa fable; à peine lui permet-on de glisser un exemple timide, pourvu qu'il se prive de toutes réflexions et de toute théorie.

Le roman est essentiellement frivole. A tout le moins, faudrait-il être grave pour se draper avec avantage dans le roide manteau du pédantisme.

Hélas! la plume aimerait à se reposer pourtant. Tout le monde n'a pas la magnifique analyse de Balzac ou la puissante invention de Soulié. L'esprit le moins paresseux s'endormirait parfois avec joie dans quelque bonne petite dissertation. La chaire du professeur contient toujours un commode fauteuil.

Mais le roman doit marcher et ne jamais s'asseoir...

Quand ce rude axiome nous a coupé la parole, nous allions entamer notre chapitre par une phrase dogmatique, et dire, à propos du maître de Penhoël, quelque chose comme ceci: La faiblesse morale peut entraîner plus loin, sur la pente du mal, que la méchanceté même...

Nous le tenons pour dit.

Depuis bien longtemps Penhoël était jaloux. Nous l'avons vu autrefois, au milieu de son bonheur tranquille, tourmenté par de vagues soupçons. Dès ce temps-là, il y avait comme un fantôme entre lui et Blanche. Il adorait son enfant, mais derrière cet amour on devinait de sombres inquiétudes.

Et pourtant, à cette époque, le maître de Penhoël respectait sa femme à l'égal d'une sainte.

On ne peut pas dire, du reste, que sa jalousie fût absolument sans motifs. Le lecteur a pu deviner, d'après la lettre qui a passé sous ses yeux dans le chapitre précédent, une partie de l'histoire intime de la famille de Penhoël. Les circonstances qui accompagnèrent le mariage de Marthe avec René étaient elles-mêmes de nature à laisser toujours un doute au fond du cœur de ce dernier.

Alors que les fils du commandant de Penhoël étaient enfants tous les deux, les rôles qu'ils devaient jouer plus tard se dessinaient déjà. Louis était le plus fort et le plus intelligent; à cause de cela, il se dévouait toujours et restait victime de sa supériorité. On l'aimait mieux, on l'estimait davantage; mais sa générosité renvoyait à René la plus grande part des cadeaux et des caresses.

René profitait et abusait de cette position. Son caractère était ainsi fait. Entre les deux frères, il y avait eu pendant vingt ans échange d'amitié vraie; mais les sacrifices avaient constamment été du même côté.

Et comme il arrive toujours, l'affection du plus fort pour le plus faible s'était accrue par ces sacrifices mêmes. Tandis que René apprenait à profiter toujours du sacrifice, Louis s'habituait de plus en plus à s'oublier lui-même sans cesse: de sorte que l'égoïsme de l'un grandissait en proportion de l'abnégation de l'autre.

Un jour vint où les deux frères se trouvèrent en face de la même femme. C'était une belle jeune fille au cœur aimant et doux, une âme haute, un esprit gracieux, celle qu'on désire pour épouse et qui réalise le beau rêve des premières amours.

Louis eut l'avantage, comme en toute autre circonstance. Entre lui et son frère le cœur de Marthe ne pouvait point hésiter: il fut aimé.

Impossible de penser que René n'avait point deviné cet amour. Et pourtant il joua l'ignorance.

Sa passion était vive et profonde. Ce fut son frère qu'il choisit pour confident. Louis ne savait pas lequel il aimait le mieux de René ou de Marthe. Un instant il hésita, car il y avait entre lui et la jeune fille un lien mystérieux que nous n'avons point dit encore.

Son cœur saigna; durant toute une nuit sans sommeil il pleura sur sa couche brûlante. Le lendemain, avant le jour, il entra doucement dans la chambre de son père et de sa mère et les baisa endormis tous les deux...

Il ne devait plus les revoir en cette vie.

Il quitta le manoir, sans dire adieu à Marthe, après avoir pressé son frère contre son cœur.

Louis de Penhoël avait vingt et un ans quand il fit cela. Ce fut après une nuit de fièvre et en un moment où son amitié pour René s'exaltait jusqu'à l'enthousiasme.

En froide morale, Louis de Penhoël, malgré l'héroïsme de son dernier dévouement, commettait une faute grave, car il n'avait plus le droit d'abandonner Marthe, qui était à lui.

Mais il avait vu René tout pâle et les larmes aux yeux; René lui avait dit: «J'en mourrai!» Il avait suivi l'élan de son cœur généreux et il avait trouvé dans le premier moment une sorte de jouissance douloureuse au fond de ce suprême sacrifice.

Quant à Marthe, c'était une enfant de seize ans. Le lien qui la rattachait à lui eût été sérieux et même indissoluble à tout autre point de vue. Mais ce lien résultait d'une aventure bizarre et devait être un mystère, dans la pensée de Louis, pour la jeune fille elle-même...

En ceci Louis se trompait.

Il se disait que Marthe l'oublierait. A l'âge qu'elle avait, les impressions ne peuvent être durables. C'était un beau jeune homme que René de Penhoël, et c'était un bon cœur. A la longue, Marthe ne pourrait se défendre de l'aimer.

En cela Louis se trompait encore.

Le lendemain de son départ, avant le lendemain peut-être, alors que sa fièvre fut passée, il changea sans doute de sentiment. Son action lui apparut ce qu'elle était en réalité: généreuse d'une part, condamnable de l'autre, mais pouvait-il revenir sur ses pas?

Les jours se passèrent, et l'amertume de ses regrets s'envenima, loin de s'adoucir. Il y avait en lui un remords, parce qu'il ne s'était pas sacrifié tout seul. Il y avait surtout une douleur incurable et profonde, parce qu'il sentait son amour grandir, et qu'il comprenait bien que son malheur était de ceux qui ne finissent point.

Il n'avait pas mesuré ses forces; il ne savait pas lui-même jusqu'à quel point il aimait.

Nous apprendrons tout à l'heure comment fut vaincue la résistance de Marthe, et par quel moyen René devint son mari.

Cette répugnance avait été vive et obstinée. Une fois marié, le maître de Penhoël s'en souvint. Les longs refus de la jeune fille, combinés avec l'amour probable qu'elle avait eu pour l'absent, laissèrent dans le cœur de René un fonds d'inquiétude indestructible...

Trois ans s'étaient écoulés, cependant. L'union de Marthe et de René, après avoir été stérile, promettait un héritier au nom de Penhoël. Le commandant et sa femme étaient morts.

Un soir, c'était comme un rêve, René rentrait au manoir après la chasse; on était au commencement de l'hiver, et la nuit tombait déjà, bien qu'il fût à peine quatre heures.

En montant le sentier qui menait du passage de Port-Corbeau au manoir, à travers le taillis, René entendit un pas au-devant de lui dans l'ombre.

Il hâta sa marche, pensant que c'était un hôte qui arrivait à Penhoël.

C'était un hôte, en effet, mais la porte du manoir qui, d'ordinaire, s'ouvrait à tout venant, devait rester fermée pour lui.

L'étranger s'arrêta sous la vieille muraille, et René put le rejoindre. Il reconnut en lui l'aîné de Penhoël.

René seul aurait pu dire ce qui se passa en cette circonstance entre lui et son frère. Au bout d'une demi-heure, Louis redescendit le sentier qui menait au bac de Port-Corbeau.

Il avait la tête penchée sur sa poitrine.

Avant de passer l'eau, il jeta un dernier regard vers la maison de son père et cacha son visage entre ses mains.

Le nom de Marthe tomba de ses lèvres.

Il appela Benoît Haligan, qui ne le reconnut point, peut-être parce que le haut collet de son manteau de voyage remontait jusqu'au bord de son chapeau.

Louis avait fait bien des centaines de lieues pour venir visiter son frère; il repassa la mer, et depuis on ne le revit plus.

Marthe donna le jour à l'Ange de Penhoël.

En regardant sa fille, René se disait parfois que Louis était peut-être resté plus d'une nuit dans les environs du manoir.

Mais il avait honte de lui-même lorsqu'il pensait cela; et pendant longtemps, pour calmer ses craintes folles, il lui suffit de contempler un instant la sereine et pure beauté de Marthe.

Les choses furent ainsi jusqu'à ce soir d'orage qui amena au manoir M. de Blois, son domestique Blaise et Lola.

Ce fut la ruine et la malédiction de Penhoël. Robert s'insinua dans la confiance du maître et domina bientôt à sa guise cet esprit trop faible pour lui résister. Robert était un homme habile et savait surtout prendre d'assaut le secret le mieux gardé. Dès qu'il devina la jalousie de Penhoël, et ce fut tout de suite, Penhoël fut à lui.

Ses mesures, prises de main de maître, méritaient en vérité la victoire. Il s'était assis tranquillement dans ce manoir conquis entre le maître, qu'il tenait d'abord par son secret, ensuite par Lola, et qu'il devait tenir bientôt en troisième lieu par la main crochue de Macrocéphale, et Madame, dont il s'était fait le confident de vive force.

Personne n'était capable de lui résister.

Penhoël ne l'essaya même pas. Il suivit, dès l'origine, l'instinct de sa faiblesse, prenant pour oreiller les vices qui endorment et qui enivrent.

A de longs intervalles il s'éveillait encore; mais Robert savait faire tourner au profit de son intrigue habile ces rares éclairs d'intelligence et de volonté. Malgré son amour pour Lola, René, par une contradiction bien commune, restait jaloux de sa femme: c'était par là que Robert l'attaquait toujours.

Robert laissait échapper des demi-mots, et ménageait d'adroites réticences. Le maître était convaincu que Robert avait entre ses mains des preuves de son propre malheur.

Un reste de respect qu'il ne pouvait point secouer, et la conscience qu'il avait de sa conduite coupable, lui faisaient garder certains dehors envers Marthe; mais tout au fond de son cœur il y avait une ancienne rancune, et ses torts personnels, au lieu de contre-balancer les griefs qu'il croyait avoir, ne faisaient que les envenimer.

Cependant, malgré toutes ces raisons d'être cruel au moment de la vengeance, pour expliquer la barbarie froide de Penhoël vis-à-vis de sa malheureuse femme, il faut revenir toujours à la faiblesse originelle de son caractère. Ces êtres qui ont un bon fond, comme dit le langage usuel, arrivent, dans de certaines circonstances, à des excès de férocité incroyable. Que rien ne dérange le cours de leur existence, ils atteindront leur dernier jour sans avoir tué une mouche; mais que viennent le désordre, la lutte, où le courage leur manque, la défaite, en face de laquelle ils se trouvent sans force, vous les verrez tourner le dos lâchement à l'ennemi vainqueur, et chercher autour d'eux quelque victime sur qui décharger leur impuissante rage.

Et alors, point de pitié! ce qu'ils ont souffert ils veulent le rendre au centuple; ils s'acharnent à leur métier de tourmenteur; ils savourent la torture infligée et se consolent en disant au martyr: «C'est toi qui es cause de tout ce qui m'arrive!...»

Telle était exactement la position de René vis-à-vis de Marthe.

Celle-ci restait dans cet état d'accablement nerveux qui suit l'angoisse trop forte. Dieu clément a posé des bornes au delà desquelles la douleur humaine n'augmente plus et semble s'engourdir. Quand il s'agit de souffrances physiques, le patient tombe dans l'atonie; quand il s'agit de souffrances morales, l'âme s'endort en quelque sorte et perd également la sensibilité.

Marthe, abattue et brisée, ne pensait plus guère. Tous ces chocs répétés l'avaient écrasée, en quelque sorte, et anéantie.

Tout sommeil a ses rêves. Ce qui restait à Marthe de pensées se portaient vaguement vers le passé. Un songe confus la ramenait vers les jours de sa jeunesse.

Après tant d'années écoulées, le hasard lui apportait, bien tardivement, hélas! un baume pour la première blessure qui eût fait saigner son cœur.

Jusqu'alors, elle avait cru que Louis l'avait abandonnée pour courir le monde. Elle n'avait jamais eu de ses nouvelles. Tous ceux qui l'entouraient, excepté un pourtant, avaient pris à tâche, dès le principe, de lui enlever toute espérance.

Sauf le bon oncle Jean, la famille entière s'était réunie jadis pour la forcer à devenir la femme de René.

Durant les premiers mois, Marthe avait espéré fermement, malgré tout ce qui se disait autour d'elle. Louis était la loyauté même, et Marthe le savait engagé d'honneur à revenir. Pour lui enlever son espoir, il fallut le mensonge patient et l'obsession infatigable.

Marthe s'était lassée de combattre; elle avait cédé enfin, mais elle ne s'était jamais résignée.

Il y a des prisons dont les fenêtres, grillées de fer, donnent sur la campagne libre ou sur de beaux jardins en fleur. Marthe, enchaînée à sa misère accablante, voyait tout à coup l'horizon s'éclairer et s'ouvrir.

Ce bonheur si grand, si complet, d'aimer et d'être aimé, Marthe l'avait eu; on le lui avait dérobé.

Louis ne l'avait point délaissée. La lettre était datée de 1805, ce qui faisait déjà une longue année d'absence, et la tendresse de Louis semblait s'être accrue encore dans la solitude.

Que de félicités perdues remplacées par le malheur froid, long, implacable!...

Marthe ne se faisait point un raisonnement tout entier; elle s'arrêtait à moitié route, au mot bonheur, et son intelligence ébranlée se perdait en quelque douce chimère.

Son visage, derrière le voile que lui faisaient ses deux mains, avait comme un sourire.

La menace n'avait plus de prise sur elle, et la brutale parole du maître de Penhoël bruissait comme un vain son autour de son oreille inattentive.

C'était un repos de quelques secondes peut-être; mais au milieu de l'immense désert, l'ombre de l'oasis a d'indicibles charmes.

René continuait à plaisir son rôle de bourreau; il croyait deviner des larmes derrière les deux mains de Marthe, et cela lui plaisait.

—Vous ne niez pas, cette fois, madame!... disait-il en feuilletant les pages de la seconde lettre; êtes-vous donc déjà lasse de mentir?... J'attendais mieux de vous, sur ma parole!... Faites-moi la grâce de m'écouter, je vous prie... Nous ne sommes pas au bout des plaisirs de cette soirée... et ce qui nous reste à lire est de beaucoup le plus intéressant.

Marthe ne répondit point. Penhoël avait beau affecter une tranquillité railleuse, son ivresse augmentait, sans qu'il s'en aperçût lui-même; sa voix balbutiait, épaisse et lourde; il y avait des moments où ses yeux mornes s'allumaient tout à coup pour jeter un brûlant éclair.

—Nous changeons de manière..., reprit-il; nous n'avons ici ni date ni suscription... on a écrit cela au jour le jour... On a bien pleuré en l'écrivant... C'est un titre curieux... Attention! je commence:

«Voilà vingt fois que je prends la plume, et vingt fois que je déchire ma lettre. Comment vous exprimer tout ce que j'ai dans le cœur? Comment vous apprendre ce qui s'est passé? Comment vous dire pourquoi j'espère encore en vous, moi qui suis la femme d'un autre?...»

—Ce n'est pas une raison..., interrompit René. Avez-vous la bonté de m'écouter, madame?

Marthe fit un signe de tête muet.

Ces formes courtoises, employées de temps en temps par Penhoël, dans le but d'aiguiser son sarcasme, manquaient leur effet par un double motif. D'abord, ses coups tombaient sur un corps inerte et presque insensible; ensuite, la raillerie émoussait son dard en passant au travers de son ivresse. Les paroles qu'il voulait faire ironiques tombaient de sa bouche pesantes et brutales comme l'insulte que gronde un laquais pris de vin.

«... Car je suis mariée... poursuivit-il, j'ai résisté tant que j'ai pu... tant que j'ai gardé une lueur de l'espoir qui me soutenait!...

«Mais ils étaient tous contre moi... votre père et votre mère... Ils me disaient, à moi, pauvre fille, recueillie au manoir dès mon enfance, et vivant de leurs bienfaits, ils me disaient: «N'êtes-vous entrée dans notre maison que pour la perte et le malheur de nos deux fils?... Louis est parti à cause de vous... et voici notre René qui se meurt pour vous!

«C'était vrai, mon Dieu! si vous aviez vu René comme il était changé! Il restait des semaines entières seul dans sa chambre; il ne voulait plus s'asseoir à la table commune. Il parlait de se tuer. Le commandant et madame, qui m'a servi de mère, me disaient, les larmes aux yeux: «Oh! Marthe! Marthe! sa vie est entre vos mains. Ayez pitié, au nom de Dieu, et gardez-nous notre dernier enfant!»

«S'il n'avait fallu que mon sang pour le sauver!... Mais je ne pouvais pas... Vous savez bien que je ne pouvais pas!...»

Les lèvres de René grimacèrent un sourire.

—Oh! oui... murmura-t-il, mon généreux frère savait cela, madame... et quand il est revenu, trois ans après, il vous a donné sans doute l'absolution de votre crime!...

—Revenu? répéta Marthe étonnée.

René haussa les épaules.

«Ils me disaient encore, poursuivit-il en reprenant sa lecture, que vous aviez quitté le manoir pour fuir la vue de mes larmes; et comme je ne les croyais pas, ils me dirent une fois que vous étiez mort...

«Pendant sept mois, tout fut inutile. Louis, ma plume se refuse à écrire le motif de ma résistance. Alors même que je n'eusse pas cru à la nouvelle de votre mort, je n'aurais pas pu me marier en ce temps-là...

«Je me trompe, d'ailleurs, en disant que tout le monde était contre moi. Votre oncle Jean et sa femme, qui n'est plus, hélas! me soutenaient et m'encourageaient à vous attendre. Sans eux, il m'aurait fallu mourir de douleur et de honte...»

René s'interrompit encore.

—Il y avait longtemps que je me doutais de cela! dit-il; notre excellent oncle me trahissait tout en mangeant mon pain... Son tour viendra, et je lui garde sa digne récompense.

Avant de continuer, il tourna le bouton de la lampe, dont la mèche, déjà trop longue, jetait une flamme haute et fumeuse.

—On n'y voit plus!... grommela-t-il.

C'était le sang qui aveuglait ses yeux.

«... Si cette lettre parvient jamais entre vos mains, reprit-il en faisant pour lire des efforts de plus en plus pénibles, priez pour la femme de Jean de Penhoël, qui a fait pour moi plus que ma propre mère! Et si jamais vous revoyez la France, rendez en bienfaits à Jean de Penhoël le dévouement dont il m'a comblée...

«C'est lui qui me console et qui sait le fond de mon cœur; c'est avec lui seul que je puis parler de vous...»

—Oh!... dit René qui essuya son front en sueur; c'est long, madame, et je ne trouve pas dans tout cela ce que je cherche! Je suis bien sûr de l'avoir lu pourtant, au milieu de vos jérémiades amoureuses... Il est vrai qu'un autre œil plus perçant que le mien me montrait la ligne et la page... Que le diable emporte cette lampe! j'ai beau la monter, on n'y voit plus du tout!...

Il but un grand verre pour s'éclaircir la vue.

—Allons! poursuivit-il, je saute trois ou quatre pages de pleurs et de sanglots... Nous n'en sommes plus à savoir que vous aimiez mon généreux frère comme une folle... Voyons si j'ai la main heureuse:

«... Vous avez des devoirs à remplir dont vous ne vous doutez pas, Louis. A Dieu ne plaise qu'un reproche tombe de ma plume pour aller troubler vos joies si vous êtes heureux, ou accroître vos peines si vous souffrez... mais il faut bien vous le dire: Descendez au fond de votre conscience et souvenez-vous... L'exil volontaire n'est permis qu'à celui qui se voit seul au monde, et vous n'êtes pas seul!...»

—En ai-je trop sauté?... s'écria René qui retourna la page; le diable s'en mêle, je crois!... je ne comprends plus... La lampe s'éteint, et mon flacon se vide... Ah! si Robert de Blois était là pour m'aider!...

Comme il tournait les feuillets au hasard, le papier s'échappa de sa main tremblante. Il se baissa pour le ressaisir; les veines de son front se gonflèrent.

—Je suis de sang-froid..., murmurait-il; j'ai fait exprès de ne pas boire... Il faut du calme pour juger... Écoutez, écoutez!... Voici bien ce que je cherchais!...

«..... Revenez, Louis, je vous en supplie, revenez...»

—Mais qu'y a-t-il donc ensuite?... Oh! oh!... l'encre a blanchi! le papier et l'écriture sont de la même couleur!... Et cette lampe du démon!...

Il tourna encore le bouton; le verre lui éclata au visage.

Il se leva furieux.

—On ne veut pas que je lise!... s'écria-t-il; mais qu'importe tout cela?... J'ai vu, vu de mes yeux... Blanche de Penhoël est sa fille!... sa fille, entendez-vous?

Il y avait longtemps que Marthe restait immobile et protégée par son engourdissement inerte. Comme toujours, le nom de Blanche secoua son apathie.

—Blanche!... répéta-t-elle. Vous ne m'avez pas dit encore ce que vous avez fait de ma fille...

Puis elle ajouta en frissonnant:

—Est-ce que vous vous seriez vengé sur elle?...

Son intelligence s'éveillait. Elle comprenait vaguement que Robert, abusant de l'ivresse de René, lui avait fait voir dans la lettre les choses qui n'y étaient point.

Penhoël était debout et faisait effort pour garder l'équilibre. Ses jambes avinées pouvaient à peine le soutenir. Marthe se laissa glisser, agenouillée, à ses pieds.

—Elle est votre fille, murmura-t-elle. Oh! René, je vous le jure... au nom de Dieu, ayez pitié de votre enfant!

Son cœur, qui recommençait à battre, avait envoyé un peu de sang à sa joue; ses yeux retrouvaient des larmes; ses grands cheveux blonds, dénoués, inondaient son visage et tombaient jusque sur ses épaules.

René se prit à la contempler tout à coup en silence. Sa physionomie changea. Quand il prit enfin la parole, il y avait dans sa voix une émotion triste et presque tendre.

—Oh! je sais bien que vous êtes belle!... dit-il; si vous aviez voulu, nous aurions été bien heureux... Je ne demandais qu'à vous aimer en esclave, Marthe... Vous souvenez-vous?... Il y a longtemps!... Mais moi, je n'ai point oublié comme mon cœur battait à votre vue... Depuis, une autre femme m'a pris mon cœur et ma raison... Lola... qui est bien belle aussi!... Lola, qui m'abandonne lâchement à l'heure où je souffre!... Mais ce n'était pas le même amour... Oh! non... En ma vie je n'ai aimé que vous, Marthe, et je n'aimerai que vous!...

Il se rassit à côté de Madame et prit à deux mains ses beaux cheveux pour les ramener en arrière.

—Vous souvenez-vous, continua-t-il, de mes prières et de mes larmes?... Je ne savais pas tout mon malheur, mais je sentais qu'on ne m'aimait pas... Mon Dieu! si la voix de quelque génie m'avait dit: «Veux-tu donner ta vie tout entière pour une semaine de bonheur... une semaine pendant laquelle on te rendra tendresse pour tendresse?...» Oh! Marthe, comme j'aurais donné ma vie!...

Marthe baissait les yeux.

—Ma fille!... dit-elle tout bas; vous ne me parlez pas de ma fille!

René se leva une seconde fois, et repoussa son fauteuil qui roula jusqu'au milieu du salon.

—Fou que je suis!... s'écria-t-il tandis que la colère empourprait de nouveau la tache ardente qui brûlait au milieu de sa joue pâle; il faut que cette femme me rappelle à moi-même?... Sa fille, n'est-ce pas? poursuivit-il en menaçant du poing le portrait de son frère; sa fille à lui, le menteur et le lâche!... Pas un mot, madame!... Par le nom de Dieu, je ne veux plus vous entendre!... Oh! je suis tombé bien bas... Le fils de Penhoël est pauvre maintenant comme les mendiants qui viennent chercher l'aumône à la porte du manoir... Le fils de Penhoël n'a plus d'asile... Et ce n'est pas le malheur seulement qui pèse sur sa tête... Il y a aussi la honte!... Si les gens qui l'ont ruiné n'ont pas pitié de lui, le nom de son père sera traîné dans l'infamie... Et savez-vous qui a poussé René de Penhoël jusqu'au fond de cet abîme?... ajouta-t-il en mettant sa main lourde sur l'épaule de Marthe. C'est l'homme qu'il aimait et c'est la femme qu'il adorait... c'est vous, l'épouse coupable, et lui, le frère indigne... Je vous dis de ne pas parler: je suis le maître! Vous savez bien que je dis la vérité... Le jour où mon sourcil s'est froncé pour la première fois en regardant le berceau de l'Ange, Dieu avait déjà prononcé mon arrêt... C'était mon dernier espoir qui mourait... Il n'y avait plus rien en mon cœur, et il fallait endormir l'angoisse de ma pensée... J'ai cherché l'oubli dans l'ivresse, dans le jeu, dans l'amour... Et chaque fois que je commettais une faute, c'est vous, vous, madame, qui étiez la coupable!

Il lâcha l'épaule de Marthe, toujours agenouillée, et fit un pas vers le portrait de l'aîné de Penhoël.

—Vous et lui!... reprit-il avec un sauvage élan de colère; lui surtout, le poison de ma vie!... lui, le plus lâche des hommes!

Il s'était avancé jusque sous le portrait. Il leva la main, et son poing fermé tomba sur la toile qui se creva, percée à la place du cœur.

René ne se connaissait plus. Il arracha le cadre et le précipita brisé sur le sol; puis il foula aux pieds l'image de son frère en laissant éclater une joie forcenée.

Le bruit qu'il faisait l'empêcha d'entendre la porte du salon qui s'ouvrait doucement. La lampe, privée de son verre, ne jetait plus qu'une lueur vacillante et fumeuse. Marthe et René ne virent point qu'une personne se glissait entre les battants de la porte et restait immobile dans l'ombre, à côté de l'entrée.

René trépignait sur la toile souillée et déchirée, où l'on n'aurait plus reconnu les traits de son frère.

Marthe le regardait, saisie d'horreur, comme si elle eût assisté à un meurtre.

René s'arrêta enfin, énervé par ce rire épuisant et irrésistible des gens ivres.

—Oh! oh!... fit-il; le vieux Benoît avait bien dit que je l'assassinerais!... A votre tour, maintenant, madame!...

Il gagna, en se faisant un appui de la muraille, le portrait du vieux commandant de Penhoël. Au-dessous de ce portrait, comme nous l'avons dit, pendait un trophée d'armes. René y prit une épée.

Il ne riait plus.

Il se découvrit et fit le signe de la croix.

—Tout est fini pour nous deux, madame..., prononça-t-il d'une voix sourde et résolue. Faites comme moi... dites votre prière.

Il s'appuya sur la garde de l'épée, et ses lèvres remuèrent comme s'il eût récité une oraison.

Marthe se traîna vers lui sur ses genoux.

—René..., murmurait-elle en étendant ses bras suppliants, je veux bien mourir... et je vous pardonnerai du fond du cœur... Mais, je vous en prie, avant de me tuer, dites-moi ce que vous avez fait de ma fille?

René cessa de prier, et montra du doigt le portefeuille qui était à terre auprès de la table.

—Ne vous ai-je pas dit qu'il m'avait fallu payer cela? répliqua-t-il. Je n'avais plus rien... Robert de Blois m'a demandé votre fille en échange de ces papiers... et je la lui ai donnée!

Marthe appuya ses deux mains contre son cœur et poussa un gémissement faible. Puis elle tomba privée de sentiment.

Penhoël éprouva du doigt la pointe de son épée.

En ce moment, il se fit un bruit léger du côté de la porte. La personne qui venait d'entrer et qui restait dans l'ombre décrochait, elle aussi, une des armes suspendues en trophée sous les vieux portraits de famille.

Quelques pas seulement séparaient Marthe évanouie et René de Penhoël.

Celui-ci pencha sa tête sur sa poitrine et marcha vers sa femme en pensant tout haut:

—Elle, d'abord... moi, ensuite!...

Dans son accent comme sur son visage, il y avait une détermination sombre.

Mais, comme il relevait à la fois la tête pour voir et la main pour frapper, il aperçut un homme entre lui et sa victime.

C'était l'oncle Jean qui avait redressé sa grande taille, courbée par la vieillesse, et qui se tenait debout, l'épée à la main, au devant de Marthe.

XVIII
L'HEURE DE L'EXIL.

Dans cet homme, à la pose robuste et fière, qui se dressait, l'épée haute, au devant de sa femme, René de Penhoël ne reconnut pas d'abord le pauvre oncle Jean. Il était si bien habitué à voir la figure du bon vieillard se pencher, humble et douce, sur sa poitrine! Dans ce premier moment, il crut presque rêver.

Il recula d'un pas, et agita son épée en avant, comme s'il eût voulu écarter le fantôme.

Son épée rencontra celle de Jean de Penhoël, et rendit ce bruit de fer qui éveille comme le son d'un clairon.

La lumière de la lampe tombait d'aplomb sur le front du vieillard, couronné par ses cheveux aussi blancs que la neige. Son regard était triste, mais ferme. Au bruit des deux épées qui se choquaient, un fugitif éclair s'était allumé dans sa prunelle.

On voyait à cette heure que Jean de Penhoël, le paisible et bon vieillard, avait dû porter fièrement autrefois le nom de ses pères...

Un instant René demeura muet à le contempler.

—Allez-vous-en! dit-il enfin, et ne me tentez pas!... car, si je n'étais pas à l'heure de ma mort, j'aurais avec vous aussi un compte à régler, mon oncle!...

Le vieillard garda le silence.

—Allez-vous-en!... répéta René dont les doigts se crispaient autour de la poignée de son arme.

L'oncle Jean ne répondit point encore.

Ses grands yeux bleus se fixaient, calmes et résignés, sur la figure décomposée de son neveu.

L'écume venait aux lèvres du maître de Penhoël.

—Allez-vous-en!... répéta-t-il pour la troisième fois; vous savez bien que cette femme est coupable... et qu'un fils de Penhoël n'a qu'une manière de se faire justice...

—Je sais que votre femme est une sainte, répondit enfin l'oncle Jean de sa voix douce et pénétrante, et je sais que mon devoir est d'arrêter la main du fils de Penhoël qui va commettre un lâche assassinat.

René brandit son arme en poussant un rugissement.

—Je suis le maître!... s'écria-t-il; arrière, ou vous êtes mort!

Il s'élança. L'oncle Jean resta droit et ferme. Sa main fit à peine un imperceptible mouvement, et l'épée de René tomba sur le plancher.

René la ramassa en blasphémant, et revint à la charge; mais il portait en vain des coups furieux: on eût dit qu'il s'attaquait à un mur de pierre.

L'oncle Jean ne bougeait point. On voyait toujours sa main haute tenir l'épée au devant de sa poitrine. Il se contentait de parer et ne portait pas un seul coup.

René haletait. Son front ruisselait de sueur. Il s'appuya bientôt, épuisé, à la muraille.

—Ah!... dit-il en grinçant des dents, ce que vous faites là est pour payer les bienfaits de mon père et mes bienfaits à moi, n'est-ce pas, Jean de Penhoël?...

—Que Dieu me donne l'occasion de mourir pour vous, mon neveu, répliqua le vieillard dont le souffle était toujours égal et tranquille; vous verrez si je suis un ingrat!...

René, tout en affectant une extrême lassitude, le guettait de l'œil sournoisement. Quand il crut l'instant favorable, il s'élança d'un bond et lui poussa une furieuse botte en pleine poitrine. L'oncle Jean reçut le choc sans broncher, comme toujours, et l'épée du maître de Penhoël sauta une seconde fois hors de ses mains.

Il voulut se baisser pour la reprendre, mais il avait mis tout ce qui lui restait de vigueur dans son dernier élan. Sa tête appesantie entraîna son corps; il se coucha lourdement sur le plancher, et ne se releva plus.

La fatigue épuisante du combat, l'émotion, l'ivresse arrivée à son comble, se réunissaient pour le clouer au sol, inerte et incapable désormais de faire un mouvement.

L'oncle Jean déposa son épée et passa le revers de sa main sur son front où perlaient quelques gouttes de sueur. Son regard se tourna vers le ciel pour remercier Dieu; puis il s'agenouilla auprès de Marthe dont il soutint la tête décolorée entre ses mains, qui tremblaient à présent.

Madame recouvrait ses sens. Elle prononça le nom de Blanche, car la mémoire lui revenait en même temps que la vie.

—Nous la retrouverons, ma fille..., dit l'oncle Jean.

Le regard de Marthe fit le tour de la chambre, et resta fixé sur la place vide où pendait naguère le portrait de Louis de Penhoël.

—Je me souviens! murmura-t-elle. Oh! pourquoi ne m'a-t-il pas tuée?

L'oncle Jean l'attira sur son cœur.

—Nous la retrouverons, dit-il encore. Je vous promets que nous la retrouverons!...

Il avait de bonnes paroles pour consoler et rendre un espoir qu'il ne gardait point lui-même, car des fenêtres de sa chambre il avait vu Robert emporter son fardeau à travers le jardin et descendre ensuite au grand galop le chemin qui conduisait au bac.

Son premier mouvement avait été de poursuivre le ravisseur, car l'échelle dressée contre la fenêtre de l'Ange lui donnait tout à deviner; mais lorsqu'il atteignit Port-Corbeau, Robert avait déjà passé l'Oust, et courait ventre à terre sur la route de Redon.

C'était Robert que Vincent de Penhoël, revenant au manoir, avait rencontré dans le taillis, à la hauteur du bourg de Bains.

Tandis que l'oncle Jean remontait tristement la colline, Vincent poussait son cheval de toute sa force. Il avait grande hâte d'arriver. Depuis six mois qu'il était parti, aucune nouvelle du manoir ne lui était parvenue. Tout à l'heure, pendant qu'il traversait Redon, ceux qu'il avait interrogés sur Penhoël avaient secoué la tête sans répondre.

Il y avait un endroit dans la ville où l'on savait toujours ce qui se passait à Penhoël. Vincent était entré à l'auberge du Mouton couronné, mais depuis le matin l'auberge avait changé de maître: le vieux Géraud et sa femme, ruinés tous deux, s'étaient retirés au port Saint-Nicolas, de l'autre côté de la Vilaine.

Vincent avait dans l'âme un pressentiment douloureux. Mais, en même temps, son cœur battait de joie. Quelques minutes encore et il allait revoir l'Ange. Comme elle devait être embellie! Ce brusque retour, que rien n'annonçait, allait-il amener un sourire autour de sa jolie lèvre ou une larme dans ses grands yeux bleus?...

Depuis que Benoît Haligan était trop vieux pour remplir son office de passeur, on avait installé de l'autre côté de l'eau une cloche qui s'entendait jusqu'au manoir.

En descendant de cheval, Vincent courut au poteau; il trouva là le bac qui avait servi au passage de Robert.

Au lieu d'agiter la cloche, Vincent sauta dans le bac et fut bientôt sur l'autre bord. Au moment où il touchait la rive, la lueur faible qui éclairait toujours, à cette heure, la loge du pauvre Benoît, frappa son regard. Il monta, en courant, le petit sentier, et pénétra dans la cabane.

—Que Dieu vous bénisse, Penhoël!... lui dit Haligan comme il passait le seuil; voilà l'orage qui vient... je le sens aux douleurs de mon pauvre corps.

—Y a-t-il du nouveau au manoir?... demanda Vincent timidement.

—Le manoir est debout, mon fils... répliqua Benoît qui restait immobile, couché sur le dos et les yeux fixés à la charpente fumeuse de sa loge.

Vincent respira.

—J'avais peur!... murmura-t-il.

Puis il ajouta gaiement:

—Comment se porte mon bon père?

—Ton père se porte comme un homme chassé de son dernier asile..., répondit Haligan.

Vincent recula stupéfait.

—Quoi!... s'écria-t-il, Penhoël a chassé mon vieux père?

—Mon fils, répliqua le passeur, Penhoël ne peut plus donner d'asile à personne... On l'a chassé lui-même du manoir.

—Oh!... fit Vincent qui n'en pouvait croire ses oreilles; et Madame?

—Chassée.

—Et mes sœurs?...

Le vieux Benoît se signa.

—Mortes!... murmura-t-il.

—Mortes?... répéta Vincent qui tomba sur ses genoux; mes sœurs!... mes pauvres sœurs!... Et Blanche?...

Benoît ne répondit point tout de suite.

—Penhoël, dit-il enfin, avez-vous rencontré un homme à cheval sur votre route?

—Oui..., balbutia Vincent.

—Cet homme ne portait-il pas quelque chose entre ses bras?

—Oui..., dit encore le jeune homme.

—Eh bien, reprit Haligan, ce quelque chose, c'était Blanche, votre cousine!

Vincent poussa un cri déchirant.

Le passeur s'était retourné vers la ruelle de son lit.

Au bout de quelques secondes, Vincent se releva d'un bond, passa de nouveau le bac et remonta sur son cheval.

Il allait à la poursuite du ravisseur de Blanche et ne savait pas même son nom. Le ravisseur revenait en ce moment vers le manoir, au trot paisible de sa monture.

Robert de Blois avait enlevé Blanche pour son propre compte, et à l'insu de Pontalès. C'était le résultat d'une idée fixe qu'il avait. A son sens, Louis de Penhoël était revenu, ou du moins il ne pouvait manquer de revenir. Les bruits qui couraient à ce sujet dans le pays prenaient chaque jour plus de consistance. On en était à présent aux détails. On disait que l'aîné rapportait des colonies une fortune très-considérable. Il y avait des gens pour préciser le chiffre de cette fortune.

Par l'enlèvement de Blanche, Robert pensait se ménager une excellente ressource. Connaissant à fond l'histoire intime des Penhoël, et sachant les rapports qui avaient existé entre Louis et Marthe, il se disait: «Si ce brave homme est véritablement riche, l'Ange pourrait bien être la meilleure part du gâteau... Ma foi, vivent les oncles d'Amérique!»

Il aurait bien trouvé un prétexte quelconque d'éloigner Madame, mais le hasard lui épargna ce soin. Marthe, qu'il guettait depuis la tombée de la nuit, sortit, comme nous l'avons vu, pour se rendre au cimetière de Glénac. Robert profita de l'occasion, et comme la porte était fermée à double tour, il planta une échelle contre la fenêtre et monta à l'assaut.

L'Ange dormait. A son réveil, elle se trouva entre les bras d'un homme dont elle ne voyait point le visage, et qui l'emportait enveloppée dans ses couvertures. L'effroi qu'elle ressentit fut trop violent pour sa faiblesse; elle eut à peine le temps de pousser un cri qui s'étouffa sous la couverture, et perdit connaissance.

Tout semblait favoriser le rapt; mais au moment où Robert, chargé de sa proie, mettait le pied dans le jardin, il se trouva face à face avec le maître de Penhoël.

Robert, qui s'était armé à tout hasard, ne songea même pas à faire usage de ses armes. Il y eut entre lui et René une scène courte et caractéristique. René, si bas qu'il fût tombé, gardait bien ce qu'il fallait d'énergie pour défendre sa fille, même contre Robert; mais ce dernier le dominait, pour ainsi dire, par chaque fibre de son être.

Il ne se déconcerta point, et répondit à la première question de René en découvrant le visage de Blanche.

Puis il dit:

—Je l'enlève... Croyez-moi, Penhoël, cela ne vous regarde pas.

C'était toucher du premier coup l'endroit malade. Il y avait trois ans que Robert travaillait à envenimer les soupçons qui étaient au fond du cœur de René; la tâche était presque achevée; à peine fallait-il encore une calomnie.

Blanche fut déposée sur un banc de gazon. Robert tira de sa poche le portefeuille contenant les deux lettres que nous avons lues, et qu'il avait volées l'une à Marthe et l'autre à René lui-même.

Il fit semblant de chercher quelque passage et de déchiffrer quelques lignes. Naturellement il trouvait dans les lettres tout ce qu'il voulait.

Il y trouva, entre autres choses, des phrases improvisées par lui-même et qui se rapportaient à l'apparition de Louis de Penhoël dans le pays quelques mois avant la naissance de Blanche.

Penhoël ressentait une sorte de joie sauvage à se convaincre du prétendu crime de sa femme.

Il ne doutait plus.

Robert avait raison. Que lui importait à lui, Penhoël, l'enlèvement de cette fille de l'adultère?

Il était à moitié ivre déjà. Il mit de la forfanterie à vendre l'enfant pour les deux lettres.

Un cheval attendait à la grille du jardin. Robert partit ventre à terre, emportant Blanche toujours évanouie dans l'ancien trou de Bibandier, car il ne connaissait pas, dans tout le pays, une maison qui eût ouvert sa porte pour favoriser le rapt d'une fille de Penhoël...


René monta au salon pour lire tout à son aise les lettres conquises. Il s'applaudissait de son œuvre et triomphait vis-à-vis de lui-même. Au salon, il rencontra maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, qui l'accueillit avec des saluts plus respectueux encore qu'à l'ordinaire.

Quand il eut achevé de saluer, Macrocéphale entra en matière en disant que la plus chère passion de sa vie était de se faire hacher en mille pièces pour le service du maître de Penhoël.

En conséquence, il s'était chargé d'un message bien fâcheux, afin d'en adoucir les termes dans la mesure du possible.

Le message de maître le Hivain portait en substance que René de Penhoël avait vendu par acte en due forme et sous condition de réméré la terre de son nom à M. le marquis de Pontalès, pour entrer incontinent en jouissance.

—Conséquemment, poursuivait Macrocéphale, mondit sieur de Penhoël ne doit point s'étonner si mondit sieur Pontalès lui fait signifier par les présentes... ou plutôt, se reprit l'homme de loi, lui donne poliment à entendre... car je ne suis pas un huissier, Dieu merci!... qu'il faut déguerpir et vider les lieux... ou pour mieux dire s'en aller tout bonnement... cela dans le plus bref délai, dont acte.

Penhoël écoutait, la tête haute, l'œil fixe. Il semblait ne point comprendre.

Dans la nuit de la Saint-Louis, Robert et Pontalès, après avoir mis tour à tour en usage auprès de lui les menaces et les promesses, avaient enfin frappé le grand coup.

On avait exhibé les papiers enlevés par Cyprienne et Diane à maître le Hivain et reconquis par Bibandier. C'étaient des faux matériels: René avait contrefait l'écriture de son frère et fabriqué de prétendus pouvoirs, à l'effet de vendre le patrimoine de Louis, qu'il croyait mort.

Le véritable instigateur de ces actes criminels était bien maître Protais le Hivain, poussé lui-même par Robert et Pontalès; mais la justice ne connaît que le coupable de fait.

C'était la main de René qui avait tracé les fausses signatures.

Il dut céder.

Il n'avait plus, désormais, un pouce de terre en sa possession.

—Comme M. le vicomte peut le penser, reprit Macrocéphale en grimaçant un doucereux sourire, je me suis mis en quatre pour le tirer de là... Mais où il n'y a plus rien, on ne peut rien faire... Mes efforts dévoués n'ont abouti qu'à obtenir un délai convenable.

—Quel délai?... demanda Penhoël qui n'avait pas encore prononcé une parole.

—Grâce à moi, répliqua Macrocéphale, M. le vicomte aura une heure pour faire ses petits préparatifs de départ.

René fit un geste d'indignation.

—Permettez!... reprit l'homme de loi, je ferai observer respectueusement à M. le vicomte que le manoir a été vendu avec tout ce qu'il contenait. En conséquence, comme M. le vicomte ne peut rien emporter du tout, une heure lui suffira pour arranger ses petites affaires.

Macrocéphale avait beau prendre un air humble et contrit, la joie méchante qu'il éprouvait à remplir ce message perçait malgré lui sous son masque.

—Sortez!... dit René.

—Que M. le vicomte veuille bien me pardonner si je n'obéis à l'instant même, comme c'est mon devoir... Mais je n'ai pas achevé ma commission... La personne qui m'envoie vers M. le vicomte désire le voir s'établir à bonne distance de la commune de Glénac pour éviter la chance de conflits regrettables... Je suis conséquemment chargé de notifier à M. le vicomte que tout fermier de Penhoël ou de Pontalès qui lui ouvrirait la porte de sa maison serait immédiatement congédié... M. le vicomte est trop généreux pour exposer de pauvres diables...

—Sortez!... répéta Penhoël dont la patience était évidemment à bout.

Comme ses sourcils se fronçaient, maître le Hivain eut peur. Il témoigna une dernière fois son désir de se faire hacher en mille pièces pour le service de M. le vicomte, et gagna la porte à reculons, en saluant, à chaque pas qu'il faisait, jusqu'à terre.

Il se rendit chez l'oncle Jean pour lui répéter sa notification.

Penhoël, resté seul, demeura durant quelques secondes anéanti sous le coup qui le frappait. Il avait jusque-là fermé les yeux volontairement pour ne point voir les conséquences de sa ruine. Au bout de quelques minutes, une colère sourde fit place à l'abattement qui l'accablait. Un amer sourire éclaira son visage morne. Il venait de songer à Marthe.

Il se leva.

—C'est elle, murmura-t-il, c'est elle qui est cause de tout!... Je suis le maître pendant une heure encore... J'ai le temps de me venger!

Ce fut alors qu'il se rendit dans la chambre de Blanche.


Dans le salon, Jean de Penhoël soutenait toujours Marthe qui avait repris ses sens, mais qui restait sous le poids d'un accablement insurmontable.

—Il faut retrouver des forces, Marthe, disait le vieillard, car vos épreuves ne sont pas finies... Le malheur est descendu sur notre maison... Et quoi qu'ait pu faire René, votre mari, vous devez l'aider, Marthe, et le consoler dans sa détresse.

Avant que Jean de Penhoël pût s'expliquer davantage, la pendule sonna onze heures de nuit. Le timbre aigu et sonore sembla produire sur René le même effet que si une main rude avait secoué brusquement son sommeil. Il fit effort pour se redresser et appuya ses deux mains sur le parquet où naguère il s'étendait tout de son long.

—Onze heures!... murmura-t-il sans manifester le moindre souvenir de ce qui s'était passé. Que devais-je donc faire à onze heures?

L'oncle Jean ne le savait que trop. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais le cœur lui manqua.

René regardait tout autour de lui.

—Cette salle est bien grande maintenant, murmura-t-il; autrefois, elle paraissait plus petite, alors que nous étions tous ensemble...

Il se prit à compter sur ses doigts avec lenteur.

—Vincent..., dit-il, Diane et Cyprienne, vos trois enfants, notre oncle... Blanche de Penhoël... Roger, notre fils d'adoption... puis, Robert de Blois, ajouta-t-il en parlant plus bas, et Lola... pourquoi nous ont-ils quittés tous ensemble?...

Il s'interrompit, et son corps eut un frémissement.

—Oh!... fit-il en un long soupir, voilà que je me rappelle!

Il se leva. Son ivresse récente avait laissé peu de traces. Il y avait en ce moment sur son visage pâli un reste de noblesse.

—Je me souviens..., reprit-il; c'est l'heure où Penhoël doit quitter pour jamais la maison de son père!

Marthe demeurait immobile et froide. Ces émotions tristes, mais calmes, étaient trop au-dessous des angoisses qui l'avaient brisée. L'oncle Jean, au contraire, était affecté profondément.

—Je suis bien vieux..., pensa-t-il tout haut, et je croyais mourir avant de voir cela. Allons, mon neveu, l'heure est sonnée!... Que Dieu vous donne le courage de ce dernier sacrifice!...

René fit un pas vers la porte, mais sa tête qui se dressait avec fierté se courba de nouveau. Il venait de heurter du pied les débris de ce cadre brisé qui contenait naguère le portrait du fils aîné de Penhoël.

Son regard timide et inquiet glissa jusqu'à Marthe.

—Si du moins on m'aimait!... prononça-t-il avec désespoir.

Marthe se leva enfin et se rapprocha de lui.

—René, dit-elle, tant que vous ne me chasserez pas, je resterai près de vous... et je vous aimerai.

Ce dernier mot tomba de sa bouche avec effort. Elle songeait à sa fille. Elle se tenait, les yeux baissés, auprès de Penhoël qui la contemplait en silence.

—Oh! Marthe!... Marthe!... murmura-t-il enfin, si vous aviez voulu!...

Il se retourna vers l'oncle Jean et lui montra du doigt les deux épées.

—Merci..., dit-il seulement.

Puis il se dirigea vers la porte du salon.

Le vieillard et Marthe le suivaient.

Ils traversèrent ensemble le corridor désert. Ils descendirent ensemble le grand escalier où personne ne vint croiser leur route.

De plus en plus, le manoir semblait abandonné.

On aurait pu les voir marcher tous les trois en silence le long des allées du jardin...

L'oncle Jean ouvrit la porte qui donnait sur le dehors. Il sortit; Marthe en fit autant. Penhoël hésita au moment de franchir le seuil.

—Du courage! mon neveu..., dit la douce voix de l'oncle Jean. Dieu aura pitié de nous.

Penhoël mit ses deux mains sur son visage et sortit sans jeter un regard en arrière.

A peine avait-il passé le seuil que la porte, poussée par une invisible main, se ferma rudement sur lui.

M. Blaise et Bibandier étaient sortis d'un buisson voisin et riaient, les bons garçons, du meilleur de leur cœur...

XIX
LE SOUPER DE PENHOËL.

Derrière la porte, Blaise et Bibandier se frottaient les mains de compagnie: comme si nul drame ne pouvait se jouer en ce monde, sans qu'il y ait à côté la farce honteuse ou bouffonne.

—Ça n'est pas drôle, tout de même, dit le fossoyeur, de recevoir congé à une heure pareille!

—Et par un diable de temps! ajouta M. Blaise: ils vont être fameusement saucés, les pauvres canards... Quel vent!

—Et quelle ondée!... il tombe des gouttes larges comme des pièces de six livres!... Maintenant que nous leur avons fait la conduite, mon opinion est qu'il faut aller voir si M. le maire nous a laissé un peu de sa bonne eau-de-vie.

—M. le maire..., répéta Blaise en ricanant; je retiens son écharpe pour me faire un gilet.

Ils étaient rentrés sous le vestibule du manoir.

Au dehors, René, Marthe et l'oncle Jean descendaient la montée.

L'orage qui menaçait, depuis la brune, venait d'éclater enfin avec une soudaine violence; la pluie tombait à torrents.

—Ce sera une terrible nuit pour ceux qui n'ont point d'asile! murmura l'oncle Jean.

Marthe avait la tête nue, ses cheveux se collaient déjà ruisselants à ses tempes.

—Et nous n'avons pas d'asile!... dit René.

—Parmi les anciens fermiers de Penhoël..., commença Marthe.

—Il n'y faut pas songer, ma fille..., interrompit l'oncle Jean; ceux qui nous chassent n'ont rien oublié... Notre malheur se gagne, et l'hospitalité que nous irions demander à un pauvre homme serait une malédiction pour lui et sa famille.

La pluie et le vent redoublaient; les arbres du taillis étaient trop bas pour offrir la moindre protection. René s'arrêta.

—C'est par une nuit semblable, dit-il, que j'ai ouvert les portes du manoir à l'homme qui nous chasse aujourd'hui... Ne trouverai-je donc pas où abriter ma tête, moi qui n'ai jamais refusé l'hospitalité à personne?... Hormis à un, pourtant! se reprit-il tout bas.

Et il ajouta en pressant à deux mains son front mouillé:

—O mon frère!... mon frère!... Dieu te venge!

—Allons, mon neveu, dit l'oncle Jean qui secoua son abattement et feignit une sorte de gaieté, nous n'en sommes pas là, Dieu merci!... C'est un orage à essuyer, voilà tout!... La belle affaire pour un chasseur!... Au pis aller, nous sommes bien sûrs de trouver un accueil cordial chez notre vieil ami l'aubergiste de Redon.

—C'est vrai!... dit vivement Penhoël, celui-là nous aime... et il est assez riche pour nourrir Marthe, tandis que j'irai, moi, Dieu sait où.

—Où vous irez, je vous suivrai, Penhoël..., répliqua Madame...

René fit comme s'il n'avait pas entendu.

—Il faut que j'aille bien loin, reprit-il; bien loin!... car ces gens conservent une arme contre moi... et tant qu'ils me verront à portée de leurs coups, ils frapperont sans pitié ni trêve... Jusqu'à ma mort, voyez-vous, ils auront peur de me voir rentrer dans la maison de mon père!

—Et bien ils feront, mon neveu! s'écria le vieil oncle en affectant un espoir qu'il n'avait pas; car Dieu est juste, et vous y rentrerez quelque jour... En attendant, je vois de la lumière dans la loge de Benoît le passeur... Entrons là pour laisser passer l'orage, car la pauvre Marthe est bien faible... J'ai bonne espérance... Quand Marthe sera reposée, nous prendrons le bac et nous irons chez notre ami Géraud, qui est riche et dévoué...

L'oncle Jean marchait maintenant le premier. Il s'engagea dans le petit sentier qui menait à la loge. René le suivait avec répugnance. Depuis plus d'une année, il n'avait pas visité le vieux serviteur de son père, qui se mourait dans l'abandon.

Comme Jean de Penhoël approchait de la cabane, il vit en travers de la porte une masse noire dont il ne distinguait point la forme.

Au bruit de ses pas, la masse noire remua. C'était un homme, assis sur la pierre du seuil, la tête entre ses deux mains.

—Est-ce toi, vieux Benoît? demanda l'oncle Jean.

L'homme releva la tête, et l'oncle Jean put reconnaître la bonne figure de l'aubergiste de Redon.

Il eut un véritable mouvement de joie, et frappa ses deux mains l'une contre l'autre.

—Avancez, mon neveu! s'écria-t-il, avancez, Marthe!... voici justement notre ami Géraud qui va nous tirer d'embarras tout de suite.

L'aubergiste se leva en silence, ôta sa casquette avec respect, et se rangea pour laisser l'entrée libre.

Dans le mouvement qu'il fit, la lumière de la résine vint frapper son visage. L'oncle Jean s'arrêta au devant du seuil, tant il vit de tristesse et de découragement sur les traits du vieil aubergiste.

Benoît Haligan s'était mis sur son séant.

—Allumez une autre résine, François Géraud..., dit-il. Faites un grand feu dans la cheminée... Ce n'est pas tous les jours que Penhoël vient visiter son serviteur!

Géraud ne bougeait pas. Il regardait d'un œil morne et consterné les trois hôtes de la pauvre cabane.

Quand Madame entra la dernière, il lui prit la main et la baisa. Il avait des larmes dans les yeux.

—C'est donc bien vrai ce que Benoît vient de me dire?... murmura-t-il d'une voix altérée.

Penhoël tourna vers le grabat un regard plaintif.

—Qu'a-t-il dit?... demanda-t-il.

—Allumez une autre résine, François Géraud..., répéta le pauvre passeur. Faites du feu dans la cheminée et trouvez des siéges, afin que nos maîtres soient reçus comme il convient.

—Qu'a-t-il dit?... demanda encore Penhoël.

—J'ai dit que le manoir avait changé de maître, répliqua Benoît Haligan dont la voix s'adoucit, et je donnerais tout ce qui me reste, sauf l'espoir du salut éternel, pour m'être trompé. J'ai dit que René de Penhoël allait avoir besoin de ceux qui ont mangé le pain de son père...

—Est-ce vrai?... est-ce vrai?... balbutia l'aubergiste; ont-ils eu le cœur de vous chasser, vous, Penhoël... et M. Jean... et Madame?...

—C'est vrai..., dit René.

—Et nous avons compté sur vous, ami Géraud..., ajouta l'oncle Jean.

L'aubergiste secoua la tête.

—J'ai fait ce que j'ai pu, dit-il, comme se parlant à lui-même; maintenant je n'ai plus rien.

—Pas même un asile à donner au fils de ton maître?... demanda l'oncle Jean dont la voix prit un accent d'amertume.

—Pas même un asile à donner au fils de mon maître..., répliqua l'aubergiste; ce matin les gens de loi sont venus dans mon auberge... ils m'ont mis dehors avec la vieille femme, qui pleurait... M. Jean, elle avait cru mourir dans l'aisance... C'est bien dur, à son âge, d'aller demander l'aumône par les chemins!...

René s'était assis sur une escabelle, le plus loin possible du grabat de Benoît.

—C'est moi!... prononça-t-il à voix basse, c'est encore moi qui suis cause de cela... Depuis deux ans, Géraud m'apportait de l'argent toutes les semaines... Le soir de la Saint-Louis, il me donna encore un sac en me disant:

«—Ceci ne vient pas de moi tout seul, car je suis ruiné, notre maître... J'ai dit aux bonnes gens de Glénac et de Bains: «Penhoël a besoin d'argent...» Et le sac s'est rempli...

«Et moi, ajouta René, je perdis cela en une seule partie!

—Tout ce que j'avais était à vous, Penhoël..., murmura Géraud; ce que je regrette, c'est de n'avoir plus rien.

L'oncle Jean s'approcha de l'aubergiste et lui serra la main en silence.

—Mais, reprit ce dernier, ce n'est pas tout, mon Dieu!... Benoît disait encore autre chose... Est-il vrai qu'on peut vous perdre après vous avoir dépouillé?... Est-il vrai que l'honneur de Penhoël est entre les mains de ces démons?...

Personne ne répondit.

La voix creuse du vieux passeur s'éleva dans le silence.

—Il y a une chaîne d'or autour du cou de Madame, dit-il; avec cela on peut aller bien loin.

Madame tendit sa chaîne d'or à l'oncle Jean.

—Il n'y a pas de temps à perdre!... s'écria l'aubergiste; demain, avant le jour, il faut que vous soyez sur la route de Rennes, Penhoël; les scélérats qui vous ont dépouillé pourraient bien se raviser.

—Qu'il reste ou qu'il parte, grommela Benoît Haligan, ils lui prendront son corps et son âme...

On ne l'entendit point.

—J'irai avec vous, reprit Géraud, fût-ce à Paris... car vous n'êtes pas habitué à vous servir vous-même.

—Mais votre femme?... dit Marthe.

—Quand j'étais marin, repartit l'aubergiste, ma femme restait seule durant des années.

—Pauvre comme elle est maintenant, la bonne femme!... voulut objecter encore l'oncle Jean.

L'aubergiste hésita un instant.

—Écoutez!... dit-il ensuite avec simplicité, mais de ce ton péremptoire que l'on prend pour lancer un argument sans réplique, je suis né sur Penhoël...


L'orage était passé. Nos trois fugitifs, accompagnés du vieux Géraud, descendirent vers le passage du Port-Corbeau.

La parole lugubre de Benoît Haligan pesait sur leurs poitrines oppressées.

Tandis que Géraud détachait le bac, Marthe était restée un peu en arrière.

Le vent avait chassé les nuages. La lune brillait à travers les branches mouillées. Marthe se retourna pour jeter un dernier regard sur le manoir.

Dans le sentier, éclairé à demi, elle vit deux formes connues qui se glissaient en se tenant par la main, deux jeunes filles dont la longue chevelure flottait au dernier souffle de l'orage...

Marthe joignit les mains en poussant un cri faible. Elle était tombée sur ses genoux.

L'oncle Jean s'élança vers elle.

—Je les ai vues!... répondit Marthe à ses questions; toutes deux!... La mort ne les a point changées... Elles m'ont jeté un baiser avec un sourire... Oh! je les reverrai bien souvent, car elles savent à présent comme je les aimais!


Malgré son apparence de solitude et d'abandon, le manoir avait bien gardé quelques hôtes. A peine René, Marthe et l'oncle Jean eurent-ils quitté le grand salon, qu'une porte latérale s'ouvrit, donnant passage à M. Robert de Blois.

Robert avait entendu et vu la majeure partie de ce qui venait de se passer; un sourire de profond dédain se jouait encore autour de sa lèvre.

Il se dirigea vers la table où était la lampe, et poussa du pied, chemin faisant, les débris du portrait de l'aîné.

—Quelle brute enragée et stupide!... murmura-t-il. En vérité, la partie était trop aisée à gagner!... C'est qu'il allait la tuer, ma parole d'honneur... sans ce vieux pique-assiette d'oncle en sabots, qui est, ma foi, un gaillard!...

Il jeta un regard sur l'épée, qui était toujours à la même place.

—Tudieu!... reprit-il, quelle garde il vous avait! Il a désarmé l'autre trois fois de suite au demi-cercle!... On n'y voyait que du feu!

Il s'étendit sur le fauteuil où s'asseyait naguère Penhoël, et joignit ses mains sur son estomac avec un air de béatitude.

—Et tout cela est déjà de l'histoire ancienne!... poursuivit-il; la toile est tombée, la farce est finie et nous entamons l'ère sérieuse de notre existence... Il s'agit maintenant d'être un homme grave... et de porter comme il faut notre fortune... On se débarrasserait bien de ce vieux Basile de Pontalès, mais on a besoin de lui pour la députation... Il m'a garanti cent voix de ses créatures au collége de Redon... Les élections approchent... Quand je serai député, du diable si je ne lui joue pas quelque bon tour!

Il agita la sonnette, placée à côté de lui.

—Ma course sur la lande m'a donné grand appétit, reprit-il, mais je n'ai pas perdu ma peine... Blanche est en lieu de sûreté maintenant... et mon arc a toutes les cordes qu'il faut.

Un domestique se montra à la porte.

—Commandez qu'on me prépare à souper, dit Robert.

—C'est déjà fait..., répliqua le valet; notre monsieur avait donné l'ordre qu'on le servît au salon.

—C'est bien..., dit Robert. Je me contenterai du souper de notre monsieur... Allez!

Le domestique sortit.

Robert se frottait les mains et riait dans sa barbe.

—Le pauvre diable!... pensait-il; le pauvre diable!... Allez donc sauver les gens qui se noient!... Pardieu! ce vieux fou de Benoît Haligan parlait comme un livre, après tout!... et la morale de la chose est qu'il faut laisser les gens couler comme des plombs au fond de l'eau.

Second éclat de rire, pendant lequel une main se posa, par derrière lui, sur son épaule.

C'était M. Blaise, vêtu d'un très-bel habit bourgeois, et qui riait, lui aussi, de tout son cœur.

—Nous sommes gais!... dit-il en prenant place à côté de son ancien maître.

—Et je crois que nous en avons sujet, mon fils!... repartit Robert. Je pensais justement à toi... Je me disais: Voilà un garçon qui doit me garder de la reconnaissance!...

—Ah!... fit Blaise, tu te disais cela?...

—Oui... Le fait est que le bien t'est venu en dormant, mon bonhomme!... J'aurais pu admirablement me passer de toi.

—J'ai fait de mon mieux..., dit Blaise avec une humilité feinte; j'ai été un domestique fidèle, soumis, dévoué...

—La perle des valets!... interrompit Robert.

—Et j'ai été encore, poursuivit Blaise, un observateur attentif, un confident discret, un espion adroit.

—Le roi des marauds, enfin!... s'écria Robert, c'est juste... Va, je ne veux pas diminuer ton mérite!... Sois sûr que ta part du gâteau sera suffisante et honnête.

L'Endormeur approcha son siége et prit un air important.

—C'est précisément sur ce sujet-là que je voulais te toucher un mot ou deux, dit-il. De quelle manière entends-tu les partages, toi, Américain?

—Ma foi, mon fils, j'avoue que tu me prends sans vert... Je n'ai pas encore songé à cela... Entre nous, comme bien tu penses, il ne peut pas y avoir de difficultés.

—Assurément non!... Cependant j'ai toujours entendu dire que les bons comptes font les bons amis. On peut discuter un petit peu sans se fâcher... D'abord, je te ferai observer que nous ne sommes pas restés dans les termes de notre premier programme... C'était vingt mille francs de rente chacun que nous devions avoir, si tu t'en souviens...

—Dame! fit Robert; je suis presque content de te voir établir toi-même des différences...

—De très-grandes! interrompit Blaise.

—D'accord!... J'ai fait toute la besogne et tu t'es reposé.

Blaise fourra ses deux mains dans ses poches, et croisa ses jambes pour s'étendre commodément sur le dossier de son fauteuil.

—Mon bonhomme, dit-il, je vois que tu es porté à introduire de l'aigreur dans notre causerie amicale... Si tu as mal aux nerfs, tant pis pour toi!... Moi je suis de bonne humeur et je continue avec une entière bienveillance. Il ne s'agit pas ici de nos mérites respectifs, mais bien des parts qui doivent nous revenir dans la succession de Penhoël... Quand j'ai dit que les circonstances avaient changé, c'est que je vois ici deux héritiers nouveaux, et peut-être trois...

—Qui donc?

—D'abord Pontalès... Ensuite, ce laid coquin de Macrocéphale... Enfin, notre chère Lola, qui ne voudra point, sans doute, s'en aller les mains vides...

—Qu'y faire?

—Voilà!... Diviser le patrimoine en deux portions égales... La première sera pour M. le marquis, lequel se chargera de récompenser maître Protais le Hivain à sa fantaisie... L'autre sera pour nous.

—Et Lola?...

—Elle sera la maîtresse d'un Pontalès quelconque qui la payera ou qui ne la payera pas, je m'en bats l'œil... Quant à notre pauvre part de vingt mille livres de rente, il y aura dix mille francs pour toi et dix mille francs pour moi...

—Mais..., voulut objecter Robert.

—Attends donc!... Ceci en principe... Mais, car moi aussi j'ai mon mais, mais durant l'espace de trois années consécutives, j'aurai la libre disposition de notre fortune indivise, parce que, suivant nos conventions, je serai le maître, et toi le domestique.

Robert le regarda bouche béante.

—Tu veux railler? balbutia-t-il.

—Non pas du tout!... de ma vie je n'ai parlé plus sérieusement!... Mon brave, il n'y a dans les marchés que ce qu'on y met... Le soir où nous fîmes ce bon repas à l'auberge du vieux Géraud sur le port de Redon,—quelle omelette! mon bonhomme... et quel gigot!... non, c'était une épaule,—tu me promis en propres termes d'être mon domestique pendant le même espace de temps que je t'aurais servi...

—Et tu es assez fou pour espérer...? commença Robert en fronçant le sourcil.

—Une simple observation..., interrompit l'Endormeur avec gravité: les rapports nouveaux que nous allons avoir ensemble exigent, à mon avis, de nouvelles formes... S'il m'en souvient bien, tu exigeas de moi autrefois le sacrifice de certaines façons familières... aujourd'hui je te rends la pareille, et franchement tu ne peux pas m'en vouloir...

Robert avait grand'peine à contenir son impatience.

—Quand tu auras fini..., dit-il.

—Encore tu!... s'écria l'Endormeur... Américain, mon fils, vous avez la tête dure... et je commence à craindre de voir notre petite discussion dégénérer en une mauvaise querelle!

Blaise ne souriait plus.

—Voyons..., dit Robert, qui commençait à s'inquiéter, je t'accorde tes dix mille francs de rente, bien que ce soit absurde... Nous ne sommes pas en position de faire un éclat.

—Vous, peut-être, mon ancien seigneur... Mais moi, cela m'est parfaitement égal!... Écoutez donc!... chacun a ses petites faiblesses... Depuis trois ans, je songe tous les jours au plaisir que je me donne en ce moment... Vrai, ajouta-t-il en se prenant à rire, trois ans ce n'est pas trop... car je m'amuse comme un bienheureux!

Robert avait la tête basse et semblait réfléchir.

—Et quand je songe que j'ai trois ans à m'amuser ainsi, reprit Blaise, ma parole, je ne me sens pas de joie!

Robert jeta un regard de côté vers l'épée de l'oncle Jean, qui restait à portée de sa main.

Blaise ne perdit point ce mouvement.

—Oh! oh! fit-il, je croyais que nous n'étions pas en position de faire un éclat!...

La lèvre de Robert tremblait; il était tout blême de colère.

—Blaise!... Blaise!... dit-il d'une voix altérée, ma patience a des bornes...

—Moi, voilà trois ans que je patiente, répliqua l'Endormeur dont le calme semblait imperturbable.

—Tu sais bien que tu demandes l'impossible!... Et ce jeu doit cacher autre chose... En deux mots, que veux-tu?

—Voilà qui est parler!... s'écria l'Endormeur; mon bonhomme, tu as été bien longtemps à me comprendre... On m'a promis vingt mille livres de rente: je veux vingt mille livres de rente.

—Et moi?... dit Robert qui baissait les yeux pour tâcher de dissimuler sa colère.

—Je n'entre pas dans tes affaires personnelles, mon fils... Sur les vingt mille livres de rente qui restent, tu t'arrangeras avec M. le marquis de Pontalès, avec maître Protais le Hivain, avec notre chère Lola et même avec le Bibandier, s'il y a lieu.

—C'est ton dernier mot?... demanda Robert à voix basse et les dents serrées.

—C'est mon dernier mot..., répondit l'Endormeur, et je te promets que je n'en démordrai pas!... Tu me donneras tout, ou bien, morbleu! je mangerai seul le bon souper que tu as commandé, et tu me serviras à table!

—Allons!... dit Robert qui affecta un mouvement de gaieté, je vois bien qu'on ne peut pas raisonner avec toi ce soir... Il faut tâcher de s'arranger autrement.

Tout en prononçant ces paroles avec un accent de bonne humeur, Robert de Blois jouait avec le pied de la lampe. Au beau milieu de son sourire, sa main glissa, rapide comme l'éclair, et saisit sur la table l'épée de l'oncle Jean.

Mais l'Endormeur était sur ses gardes. Si rapide qu'eût été le mouvement, quand Robert se retourna pour frapper, il vit son camarade debout au milieu de la chambre et tenant à la main l'épée du maître de Penhoël.

—Oh! oh! mon bonhomme! dit Blaise qui tomba en garde assez gaillardement; on te connaît depuis le bout de l'oreille jusqu'à la plante des pieds... Tu triches toujours, c'est ton caractère... mais, au jeu que nous allons jouer, à ce qu'il paraît, on ne peut pas filer la carte.

Robert s'était levé. Il n'était peut-être pas brave dans l'acception héroïque du mot, mais il avait ce qu'il fallait de sang-froid et de fermeté pour défendre à l'occasion son intérêt ou sa vie.

—Je te préviens que c'est un duel à mort, dit-il en marchant sur Blaise avec précaution.

—C'est tout ce que tu voudras, mon fils... répliqua l'Endormeur. Dieu merci! j'ai cinq ans de salle.

Ils n'étaient pas encore à portée l'un de l'autre. Robert s'arrêta et se mit en garde à son tour.

—Une dernière fois, dit-il, je te propose la paix.

—Moi, répondit Blaise, je te propose une place de valet de chambre auprès de ma personne... sinon je réclame le payement de mes gages pour trois années de service, lesquels gages j'évalue à la somme de deux cent mille francs.

Il n'y avait plus à parlementer. Les pointes des deux épées se joignirent tout doucement. Ce fut comme une caresse.

Ce combat ne ressemblait guère à celui qui avait eu lieu peu d'instants auparavant, à la même place. Les deux adversaires se montraient également prudents.

Ils firent tour à tour une demi-douzaine de passes à distance; quand l'un d'eux se fendait, par aventure, il restait bien six pouces entre la pointe de son épée et le corps de l'adversaire.

Et pourtant l'assaut s'animait; ils frappaient du pied vaillamment, comme à la salle d'armes, et l'on entendait un grand cliquetis de fer.

De loin un myope aurait pu penser que c'était une bataille acharnée et terrible.

Au moment où le bruit de ferraille allait le mieux, un gros rire éclata tout à coup de l'autre côté de la chambre.

Les deux épées se baissèrent à la fois.

La porte par où Robert et Blaise étaient entrés dans le salon venait de s'ouvrir. Sur le seuil on apercevait la taille longue et maigre de Bibandier. L'ancien uhlan se tenait les côtes et riait à gorge déployée.

—Ah! ah! ah! s'écria-t-il dès qu'il put parler; la maîtresse farce!... Voilà deux bons garçons qui se battent comme des diables pour un héritage qui leur passera sous le nez!... Ah! ah! ah!... Et pour un souper qu'un autre mangera!

Robert et Blaise restaient tout décontenancés.

L'ancien uhlan, fossoyeur de la paroisse de Glénac, fit quelques pas à l'intérieur de la chambre. Il tenait à la main des papiers.

—Restez dehors si vous avez peur!... cria-t-il à la cantonade; je promets bien qu'ils ne me tueront pas... Ma parole! reprit-il en s'adressant aux deux combattants, vous êtes drôles à croquer comme cela!... Ah! M. Robert, j'irai te voir à la chambre, bien sûr, quand tu seras député... Ah çà! l'Endormeur, nous voulons donc avoir vingt bonnes petites mille livres de rente qui ne doivent rien à personne. Et, sur le reste, l'Américain pourra s'arranger avec le vieux marquis, avec M. de la Chicane, etc... etc..., et enfin avec le Bibandier, s'il y a lieu... Laissez là vos joujoux, mes enfants; nous allons parler d'affaires sérieuses.

Blaise et Robert se regardaient. Le préambule n'annonçait rien de bon.

Bibandier s'installa dans le fauteuil, auprès de la table.

—Mes amours, dit-il, je m'applaudirai toute ma vie de vous avoir évité la peine de vous embrocher comme des dindons que vous êtes... Quand vous me ferez des yeux de tigre pendant une heure, ça ne changera rien à l'histoire!... Voyez-vous, il n'y a pas moyen de faire les méchants ici, ce soir...

—Mais que signifie donc tout cela?... s'écria Robert; je ne vous avais jamais vu si insolent, mons Bibandier!

—Américain, dit l'ancien uhlan, la nature chatouilleuse de mon caractère ne me permet pas de continuer l'entretien sur ce ton... Ah! ah! ah!... se reprit-il en éclatant de rire, j'ai envie de prendre, moi aussi, une de ces vieilles flamberges, et nous mènerons la danse à trois... Mais c'est assez folâtrer... Viens te mettre à ma droite, l'Endormeur... Américain, prends place à ma gauche... Il s'agit d'une communication officielle.

Robert et Blaise s'approchèrent machinalement.

—M. le marquis de Pontalès, poursuivit Bibandier, a bien voulu me donner auprès de vous une mission de confiance... Il m'a dit:

«—Mon ami Bibandier, je répugne à voir ce Robert et ce Blaise...»

—Comment!... s'écrièrent ceux-ci en même temps.

—Si vous m'interrompez, nous n'en finirons pas... M. le marquis m'a donc dit:

«—Mon ami Bibandier, épargne-moi la peine de voir ces deux coquins de Robert et de Blaise!...»

—Ah!... fit M. de Blois, Pontalès a dit cela!...

—Comme j'ai l'honneur, mon fils... Et je crois bien que c'est pure modestie... Le marquis, tout en vous comblant de bienfaits, veut se soustraire aux marques de votre reconnaissance... Jugez-en... Il m'a dit encore:

«—En définitive, ces drôles m'ont été d'une certaine utilité... Je prétends qu'ils ne s'en aillent pas les mains vides.»

—Nous en aller!... se récria Blaise.

Et Robert ajouta en raillant à son tour:

—Ah çà! M. le marquis croit donc que nous sommes gens à tirer les marrons du feu pour nous laisser ensuite mettre à la porte comme des enfants?

—Le marquis est un fameux lapin, M. Robert!... dit l'ancien uhlan avec emphase; et s'il mange les marrons à lui tout seul, vous devez encore vous estimer heureux qu'il veuille bien vous en jeter les pelures!...

—C'est ce qu'il faudra voir!...

—C'est tout vu!... Pour en revenir, Pontalès m'a chargé de vous dire qu'il a besoin de son manoir de Penhoël... et qu'il serait flatté de vous voir disparaître ce soir même.

—Il faut que le brave homme soit tombé en enfance! murmura Robert qui véritablement ne comprenait rien à cet acte d'hostilité brutale. Le manoir est à nous bien plus qu'à lui... Nous possédons des contre-lettres dont les doubles se trouvent entre les mains de maître le Hivain.

—Les doubles, et les originaux aussi..., riposta Bibandier.

—Du tout!

—Si fait! c'est moi-même qui ai crocheté votre secrétaire ce soir... Pas de jeux de mains, M. Robert, ou j'introduis dans la discussion un argument nouveau.

Sa main droite, qui était passée sous le revers de sa veste de paysan, sortit armée d'un pistolet de taille recommandable.

—Causons comme des amis, reprit-il, et ne nous emportons pas avant de savoir... Je gagne ma vie, que diable!... Si vous aviez été les plus forts, soyez certains que j'aurais travaillé pour vous... car je n'ai pas de rancune, moi... et je ne me souviens déjà plus des grands airs malhonnêtes que vous avez pris avec moi pendant trois ans. Voici donc une chose entendue... Il ne faut plus compter sur vos contre-lettres.

—Nous avons d'autres moyens..., dit Robert. Et si Pontalès nous pousse à bout!...

—Mes amours, vous serez doux comme des agneaux!... C'est moi qui vous en réponds!... Je vous dis que ce vieux Pontalès est un lapin de première force!... Et un brave homme... car il vous propose une indemnité, lui qui pourrait vous renvoyer tout bonnement comme des vagabonds.

—Quelle indemnité?... demanda Blaise.

—Une dizaine de jolis billets de mille francs à partager entre vous.

—Juste la moitié d'une année de notre revenu!... se récrièrent à la fois les deux amis; c'est de la démence.

—Acceptez-vous?

—Jamais!... dit Robert.

—J'aimerais mieux m'aller pendre!... ajouta Blaise.

—Ancien style!... fit observer Bibandier; la guillotine a remplacé cette forme féodale et vieillie... Plaisanterie à part, mes garçons, vous ne comprenez pas du tout votre situation... Permettez-moi de mettre sous vos yeux de légers documents que ce finaud de Pontalès a fait venir de la capitale.

Il déplia l'un des papiers qu'il tenait à la main.

—Premier document:

«Extrait des rôles de la préfecture de police. Bureau des renseignements.

«Robert Camel...»

La surprise arracha un cri à Robert.

Blaise et lui changèrent à ce moment de visage. Jusqu'alors ils avaient cru pouvoir combattre à armes égales.

«... Robert Camel,» reprit Bibandier, «dit Wolf, dit Belowski, dit l'Américain, à cause du genre de vol auquel il se livre habituellement. Origine inconnue; vingt-huit ans; repris de justice; trois condamnations en police correctionnelle et deux en cour d'assises; condamné en 1815 pour vol qualifié à cinq ans de reclusion; s'est évadé de la Force au bout d'un mois, et n'a pu être ressaisi par la justice...»

—Deuxième document:

«Extrait des rôles de la préfecture de police. Bureau des renseignements.

«Blaise Jolin, dit l'Endormeur, à cause du genre de vol auquel il se livre habituellement...»

Bibandier se mit à rire:

—Vous avez comme ça, tous deux, des habitudes, mes chéris!... dit-il.

«... Auquel il se livre habituellement; repris de justice; condamné par contumace le 5 janvier 1816 à dix ans de travaux forcés, à la marque et à l'exposition...»

L'ancien uhlan replia soigneusement ses papiers pour les mettre dans sa poche.

Robert et Blaise avaient la tête basse; ils semblaient atterrés.

—Mauvais ragoût!... dit Bibandier, dix ans et le pilori... tu as tout de même bien fait de t'évanouir, l'Endormeur!... Mais ne nous perdons pas dans des digressions inutiles, comme disait le gros avocat qui m'a envoyé à Brest... Il nous reste à savoir s'il vous plaît, M. Robert, de faire vos quatre ans et neuf mois de reclusion... et si vous éprouvez le besoin, M. Blaise, de purger votre contumace?...

Les deux amis gardaient le silence. C'était là un coup aussi rude qu'inattendu. Blaise, surtout, qui s'était cru au sommet des prospérités, retombait à plat et se sentait incapable de résistance.

Robert essaya du moins de faire tête à l'orage.

—Tout cela est très-bon..., dit-il en relevant sa tête blêmie, et je devine la part que vous y avez prise, mon vieux camarade... Mais si nous sommes perdus, Pontalès pense-t-il être à l'abri?

—Oh! oh!... répondit Bibandier, quand vous le pincerez, celui-là!...

—On peut essayer!... Ce qui s'est passé la nuit de la Saint-Louis...

—Pas de témoins! interrompit Bibandier.

—Il y en avait un, du moins.

—Oui... c'est vrai... Mais je suis tout seul à le connaître... et M. le marquis me paye.

Robert fit un geste de rage impuissante.

—Quoi qu'il arrive, s'écria-t-il, nous résisterons!... Nous ne sommes pas encore sous la main de la justice, et nous avons le temps de nous retourner.

—Pas beaucoup..., dit l'ancien uhlan avec douceur.

—Donnons-nous la main, Blaise, reprit Robert en se tournant vers son camarade. Nous sommes unis, n'est-ce pas, maintenant?... A nous deux, nous le mènerons loin, je vous jure, votre marquis de Pontalès!...

—Oui... oui..., balbutia l'Endormeur; je ferai tout ce que tu voudras!

—Ah!... s'écria Robert, on croit nous tenir!... A l'appui de ces belles menaces, M. le marquis aurait dû nous montrer quatre gendarmes...

—Il y en a huit à l'office..., répondit Bibandier en souriant; c'est l'Endormeur qui a été les chercher à Redon.

Robert se tourna vivement vers Blaise, qui murmura en se frappant le front:

—C'était au cas où les paysans se seraient révoltés pour les maîtres de Penhoël.

Robert ne dit plus rien; il était vaincu. Dans le silence qui se fit, on entendit la petite toux sèche de Macrocéphale, qui attendait toujours derrière la porte.

—Patience! lui cria Bibandier; voilà qui est fini.

Il tira de sa poche un portefeuille et compta sur le coin de la table dix billets de banque de mille francs.

—Mes amours, reprit-il, on ne vous demande même pas de reçu, tant est grande la confiance que vous nous inspirez... Seulement votre signalement est donné à toutes les gendarmeries du département... Si vous êtes encore dans les environs au lever du soleil, vous pourrez bien éprouver quelques désagréments... En vue de ce danger qui vous menace, je vous ai fait préparer deux excellents chevaux, lesquels vous attendent de l'autre côté de l'eau.

—Partons!... dit Robert qui prit cinq des billets étalés sur la table.

Blaise serra les cinq autres d'un air désespéré.

—Nous nous entendons bien, poursuivit Bibandier; si fantaisie vous prenait de revenir, coffrés en deux temps, sans rémission!...

Les deux amis se dirigèrent vers la porte. Bibandier se leva pour les reconduire poliment.

—J'espère que nous n'avons pas de rancune, leur dit-il chemin faisant; en somme, je vous ai réconciliés, mes petits... Chacun gagne son pain comme il peut, vous savez bien... Et, tenez! j'espère que je vous rejoindrai bientôt là-bas, à Paris... Nous ferons encore plus d'une bonne affaire ensemble. A vous revoir, mes braves!... Ah! j'oubliais... maître le Hivain, qui n'ose pas entrer de peur des épées, et qui vous a joué le présent tour, me prie de vous dire qu'il ne mourra pas content à moins de se faire hacher en mille pièces pour votre service!...

Robert et Blaise avaient disparu.

Quelques instants après, un domestique entra, portant le souper commandé par le maître de Penhoël. Bibandier et maître Protais le Hivain s'attablèrent gaiement.

C'était plaisir de les voir se frotter les mains et rire, avant d'attaquer la succulente poularde qui fumait au milieu de la table.

—Il fallait bien que ce souper-là fût mangé enfin par quelqu'un!... dit Macrocéphale.

—A votre santé, M. de la Chicane! riposta Bibandier en versant deux pleines rasades. Nous sommes les maîtres ici pour ce soir!

Chacun d'eux porta son verre à ses lèvres; mais, au lieu de boire, ils se levèrent vivement et avec respect.

M. le marquis de Pontalès, qui était entré sans bruit, venait de se mettre à table.

L'ancien uhlan et l'homme de loi restaient debout, le verre à la main, tout décontenancés.

Pontalès avait sur le visage son bon petit sourire, doucement moqueur.

Il attira la poularde et se servit une aile.

Le Hivain et Bibandier attendaient qu'il leur dît de s'asseoir.

Pontalès mangea son aile de volaille et but un verre de vin avec un plaisir manifeste.

Puis il partagea entre ses deux compagnons un signe de tête protecteur.

—Je suis content de vous, mes enfants... dit-il avec sa tranquille bonhomie. Allez manger un morceau à l'office...

FIN DE LA SECONDE PARTIE.

TROISIÈME PARTIE.
LE VOYAGE.

I
LA COUR DES MESSAGERIES.

Le XIVe siècle trouva l'architecture, le XVe inventa la poudre, le XVIe restaura la peinture, le XVIIe fixa la langue, le XVIIIe compila l'Encyclopédie et mangea ces petits soupers trop fameux qui nous coûtent tant de vaudevilles! Le XIXe siècle a perfectionné les moyens de transport.

C'est là sa gloire. On pourra contrôler ses autres titres: planètes devinées, conserves de tragédies, romans à la vapeur et goguettes humanitaires, mais nul historien n'aura le cœur de lui contester le macadamisage, les bornes kilométriques, le cornet à piston du conducteur, et la lampe merveilleuse qui chauffe en hiver les pieds des voyageurs.

Nous ne parlons pas même des chemins de fer. La diligence seule eût suffi pour créer à notre âge une spécialité honorable.

La diligence si dédaignée!...

L'empire n'est pas encore bien loin de nous, et pourtant si nos jeunes messieurs les voyageurs du commerce voyaient surgir tout à coup une de ces lourdes et incommodes machines auxquelles étaient réduits leurs devanciers, les simples commis voyageurs, ces aimables fils, frémiraient jusque dans leurs breloques.

La restauration fit des progrès, il faut l'avouer; mais, en 1820, les voitures publiques avaient encore cette physionomie de coucou qui révolte et fait honte. On mettait trois jours et trois nuits pour aller de Rennes à Paris. On couchait en route; on faisait des relais de sept lieues avec deux ou trois rosses asthmatiques. Enfin des choses qui semblent dater du déluge!

Il a suffi d'une vingtaine d'années pour aplanir les montagnes, combler les fondrières, civiliser les pataches, guérir les chevaux et mettre dans tous les compartiments des diligences restaurées cette jolie petite revue, qui porte aux points les plus reculés de notre France la renommée de la pâte Regnault et les épiques dissensions des dents osanores.

Il était environ huit heures du matin. Dans la cour de l'hôtel des messageries, à Rennes, on faisait beaucoup de bruit et l'on se donnait beaucoup de mal. C'était le départ pour Paris. Au milieu de la cour, stationnait une voiture jaune, étroite par la base, large par le haut, et dont la construction semblait calculée pour obtenir le plus d'accidents possibles. Autour de cette voiture, à laquelle s'attelaient déjà trois chevaux, réformés pour diverses maladies, un monde de facteurs, de voyageurs et de mendiants se pressait.

Il y avait là cette famille qui occupe l'intérieur des diligences depuis le commencement des temps: le père avec son bonnet de soie noire et le grand sac de nuit; la mère qui porte le panier aux provisions, bourré de veau froid, et dont le couvercle trop petit laisse passer le goulot des bouteilles; les deux demoiselles qui se sont coiffées de chapeaux antiques pour mettre ceux du dimanche dans la malle; et la bonne revêche, avec les trois petits enfants, payant demi-place, dont le roulement de la voiture va bientôt déranger les jeunes estomacs...

Cette famille encombre à elle seule une cour de messageries, tant elle a d'amis qui viennent pleurer sur son départ et lui souhaiter bon voyage. Elle se charge des commissions de toute une ville; quand elle part, la malle-poste n'a plus rien dans ses coffres.

Il y avait, pour la rotonde, le petit jeune homme qui va faire son droit à Paris, emportant avec lui le cher manuscrit de cette tragédie que le Théâtre-Français, hélas! ne voudra point jouer; la petite fille, sournoise et pauvre, que vous rencontrerez peut-être, au bout d'un mois, pimpante et bien changée dans une loge de l'Opéra; enfin, la nourrice discrète, vaste, rouge, qui va voir si Paris lui garde un rejeton royal à allaiter.

Pour l'impériale, deux hommes à moustaches et à pipes.

Restait ce compartiment aristocratique: le coupé, que l'on nommait à Rennes, en ce temps, le cabriolet.

Dans la foule bavarde et attendrie qui entourait la voiture, on se disait qu'un monsieur, venant de Brest, avait pris le cabriolet pour lui tout seul. On ajoutait, entre deux poignées de mains arrosées de larmes, que ce monsieur était un Anglais, et que les Anglais sont des originaux qui ne font rien comme tout le monde.

Les mendiants et les désœuvrés qui l'avaient vu arriver, la veille au soir, affirmaient qu'il était bel homme et militaire, pour sûr.

Il était descendu à l'hôtel de France, dont les portes donnent sur la cour même des messageries. Là, il avait trouvé deux grands nègres et une dame avec ses servantes. Toutes ces personnes, qui semblaient faire partie de sa maison, étaient arrivées à Rennes en même temps que lui, mais dans deux chaises de poste surchargées de bagages.

Pourquoi voyageait-il seul dans le cabriolet, tandis que la dame était en chaise de poste? Pourquoi surtout les deux grands nègres s'étalaient-ils dans une commode berline, tandis que leur maître présumé allait en diligence?

Les Anglais!... les Anglais, cela fait de si drôles de corps!...

Et les anecdotes de rouler! L'un avait connu un Goddam qui mangeait son potage au dessert; l'autre avait fréquenté un gentleman qui ne voyageait jamais qu'avec son cheval, seulement ce gentleman tenait toujours son cheval par la bride, et autres raretés de la même force.

Plus on parlait des drôleries britanniques, plus les regards se fixaient, curieux, sur la porte de l'hôtel de France, par où l'Anglais devait passer pour entrer dans la cour des messageries.

L'heure du départ avait sonné; l'Anglais se faisait attendre.

La famille de l'intérieur, le petit étudiant et la vaste nourrice commençaient à murmurer contre les priviléges des gens riches.

—Viendra-t-il aujourd'hui ou demain, l'Englishman? disait la bonne.

—S'il s'agissait d'un pauvre malheureux, grondait la nourrice, on le laisserait prendre ses jambes à son cou et courir après la diligence!

Les mendiants gémissaient:

—Bonnes âmes charitables... bons chrétiens, pour l'amour de Dieu!...

Les facteurs criaient:

—Une caisse pour Alençon, quarante livres... deux paniers de poisson pour Vitré!...

Et auprès de la portière de l'intérieur:

—Vous ne nous oublierez pas auprès de M. et madame Grimblet, n'est-ce pas?...

—Bien des choses à l'avoué surtout et à son épouse.

—Si vous m'en croyez, vous entortillerez vos pieds dans la paille... les matinées sont fraîches...

—Ah! vous allez trouver sur la route de quoi vous distraire!... Tous les regrets sont pour ceux qui restent!...

—Amitiés à Victor, à Joseph, à Sophie... Vous auriez mieux fait de mettre le chien sur l'impériale.

Au beau milieu de ces caquetages croisés, le silence se fit tout à coup. La porte de l'hôtel de France venait de s'ouvrir, et les deux grands nègres de l'Anglais se montraient sur le seuil.

—Beaux brins d'hommes, ma foi! murmura la nourrice.

C'étaient en effet des noirs magnifiques, vêtus d'une riche livrée et coiffés de turbans blancs, qui faisaient ressortir l'ébène luisante de leur peau.

Ils traversèrent la cour sans s'occuper de tous ces regards fixés sur eux avidement, et déposèrent dans le coupé un manteau, un châle de cachemire et un coussin de fourrure de toute beauté.

—Avec ça, dit l'un des hommes à moustaches et à pipes de l'impériale, le milord ne gagnera pas la coqueluche!

Le petit étudiant, philosophe par nécessité, lançait au riche manteau et à la belle fourrure des regards de mépris stoïque.

Les deux noirs s'en allèrent en silence, comme ils étaient venus, et l'Anglais parut, à son tour, sur la porte de l'hôtel.

C'était un homme d'aspect noble et véritablement remarquable. Cette épithète d'original, que la province accorde au premier paltoquet qui laisse croître ses cheveux ou sa barbe et porte un chapeau ridicule, ne lui allait pas à la cheville.

Il y eut dans la foule un murmure d'étonnement, nous allions dire de respect.

L'Anglais ne portait cependant qu'un costume de voyage assez simple. Une redingote à brandebourgs, comme c'était la mode alors, serrait sa taille haute et d'une rare élégance. Pour coiffure il avait une petite casquette anglaise de laquelle s'échappaient, en boucles naturelles, ses cheveux noirs, soyeux et lustrés.

Tandis qu'il traversait la cour lentement, chacun put admirer son visage noble et fier, et le dessin régulier de ses traits, brunis par le soleil.

Une nuée de ces mendiants sales et hideux, qui pullulent dans les rues de Rennes, se pressait sur son passage en faisant assaut de criailleries et de lamentations.

La foule pensait que l'Anglais allait les combler de gros sous; mais celui-ci n'eut pas même l'air de les apercevoir et monta dans le coupé, dont il ferma la portière sur lui.

—En route!... cria le conducteur en se pendant à la courroie de l'impériale.

Le postillon fit claquer son fouet.

—Bonne âme charitable!... chantait le chœur plaintif des mendiants; bon chrétien, pour l'amour de Dieu!...

Et le même chœur grondait en aparté:

—Coquin d'Angliche! si nous pouvions t'étrangler tout vif!

Les badauds s'étonnaient et disaient:

—Le fait est qu'il pourrait bien leur donner quelques pièces de deux sous, ce richard-là!... Mais les Anglais, ça a le cœur dur comme un caillou!

Au moment où la voiture s'ébranlait, une main blanche et fine sortit de la portière du coupé, et une pleine poignée de louis d'or tomba sur le pavé de la cour.

Ce fut alors une épouvantable bataille entre les mendiants ameutés.

De mémoire de gueux, on n'avait jamais vu à Rennes une magnificence pareille. Les badauds ouvraient de grands yeux, et plus d'un, parmi eux, avait bonne envie de prendre part à la mêlée.

Tandis que les mendiants, hommes, femmes et enfants, se ruaient les uns contre les autres avec une ardeur digne de l'aubaine, la diligence, à peine lancée, subissait un temps d'arrêt à la porte même de la cour. Tout le monde s'élança de ce côté, dans l'espoir d'un accident, mais ce n'était qu'un voyageur, portant pour bagage une petite valise assez plate, et demandant une place pour Paris.

En pleine rue, on ne se fût certes pas arrêté pour ouïr les instances de ce voyageur inconnu, mais sous l'étroite voûte qui sépare la voie publique de la cour des messageries rennaises, un seul homme fait obstacle et peut disputer le passage au postillon le plus absolu. Il faut parlementer.

Le conducteur se pencha sur son siége et dit:

—Monsieur, la voiture a sa charge... Après-demain, vous aurez un autre départ.

Le voyageur n'était rien moins que notre ami Étienne Moreau, le peintre, arrivant de Redon avec son léger bagage.

—Il faut pourtant que je parte aujourd'hui..., répliqua-t-il.

—S'il n'y a pas de place.

—Je ne suis pas difficile... je me mettrai n'importe où.

—Voilà un être entêté!... grommela le conducteur; puisque je vous dis que la diligence est comble!... Adressez-vous en face à la Concurrence... Il n'y a pas de danger qu'on refuse un voyageur dans cette boutique-là!

—J'en viens pourtant, dit Étienne; et l'on m'a refusé.

—Alors, au large, s'il vous plaît!... En avant, postillon!

Le postillon fit claquer son fouet; les chevaux piaffèrent sur place. Étienne resta ferme au beau milieu du défilé, comme un Spartiate des Thermopyles.

Gueux et badauds se pressaient dans la cour à l'entrée de la voûte et cherchaient en vain à reconnaître la nature de l'obstacle qui arrêtait ainsi la diligence dès le début de sa carrière.

—Il y aura un cheval malade..., se disait-on.

—Mais Dieu de Dieu! voilà-t-il un milord qui a bon cœur!

—Quand ça se met à être généreux, ma parole, c'est pire que des princes!

Les plus fluets tâchaient de se couler dans l'espace étroit qui restait entre les roues et les murailles de la voûte; les plus avisés prenaient bravement, pour gagner la rue, à travers le rez-de-chaussée de l'hôtel de France.

Étienne, cependant, ne se décourageait point.

—Ah çà! conducteur, disait-il sans quitter sa position au beau milieu du passage, c'est mauvaise volonté pure! Je vois d'ici qu'il y a, pour le moins, deux places vides dans votre coupé.

—Elles sont retenues par milord, répliqua le conducteur.

—Est-ce que vous vous moquez?... Votre milord a-t-il besoin de trois places pour lui tout seul?

A cette dernière apostrophe, on vit se pencher à la portière du coupé la belle et froide figure de l'Anglais. Durant une ou deux secondes, l'Anglais examina d'un air profondément indifférent notre jeune peintre qui gesticulait au devant de la voiture.

Puis l'Anglais bâilla et remit sa tête au coin rembourré du coupé.

—Faudra-t-il que je descende?... s'écria le conducteur en colère. Puisqu'il vous faut une place, mon joli garçon, si vous ne vous rangez pas à l'instant même, je vais vous en procurer une au bureau de police, moi!

—Qu'est-ce qu'il y a donc?... qu'est-ce qu'il y a donc? demandèrent à la fois gueux et badauds qui avaient enfin gagné la rue.

Le conducteur répondit en mettant pied à terre:

—C'est cet olibrius qui veut prendre les places de milord!

—Les places de milord!... cria la foule indignée; on va lui en faire voir de drôles à ce petit-là!

—Qui m'a donné un vagabond pareil?

—Postillon, un coup de fouet! Sanglez-lui proprement la figure!...

Les mendiants retroussaient les manches de leurs chemises noirâtres; les bourgeois eux-mêmes prenaient des poses belliqueuses. Il n'y avait là personne qui n'eût la généreuse velléité de faire un peu le coup de poing pour un homme dont les poches étaient si bien garnies.

Étienne avait l'air bien résolu à subir toutes les conséquences de son équipée. Il avait déposé à terre son petit paquet, et regardait en face la foule menaçante.

L'Anglais remit sa tête à la portière, et cette fois, sa physionomie exprimait de l'impatience et de la mauvaise humeur.

—Eh bien!... dit-il avec un fort accent britannique, cela va-t-il finir?

Ce fut comme un signal; le conducteur et le postillon d'un côté, la foule de l'autre, se ruèrent en même temps sur Étienne. Celui-ci se défendit vaillamment, et, malgré l'inégalité de la lutte, il réussit, durant deux ou trois secondes, à tenir ses nombreux adversaires à distance.

La figure de milord s'éclaira.

Aoh!... fit-il en modulant sur trois notes étranges cette fameuse exclamation que Beaumarchais ne connaissait pas quand il a fait du mot goddam le fond de la langue anglaise.

En ce moment, Étienne, poussé à bout, s'adossait contre la muraille et lançait un coup de poing qui envoya le plus gros des bourgeois rouler au milieu du ruisseau.

Aoh!... répéta l'Anglais sur un mode presque joyeux: it is a true gentleman!

Sa tête rentra dans le coupé et l'on entendit un coup de sifflet aigu. Les deux grands noirs parurent comme par enchantement aux portières. Milord prononça quelques mots; les deux nègres s'élancèrent.

Le conducteur fut repoussé d'un côté, non sans quelque rudesse, et les bourgeois de l'autre; mais Étienne n'eut pas le temps de se réjouir de cette délivrance inattendue, car l'un des noirs le saisit à bras-le-corps et l'apporta littéralement à son maître.

La foule, battue, applaudit à tout hasard.

—Laissez ce gentleman, dit l'Anglais à son nègre.

Étienne se sentit aussitôt sur ses pieds et libre.

—Monsieur, lui dit l'Anglais dont la voix s'adoucit jusqu'à devenir courtoise, un peu plus de prudence dans la garde et vous boxeriez comme Colburn, pardieu!... Voulez-vous me permettre une question?

—Faites..., répondit Étienne.

—Êtes-vous Breton?

—Non, milord.

—En ce cas, je me ferai une vraie joie de vous offrir une place dans cette voiture.

—Et moi, j'accepte de grand cœur, milord!... s'écria Étienne qui ramassa son paquet.

L'un des noirs ouvrit la portière, et notre jeune peintre s'installa triomphalement dans le coupé.

Il allait se mettre en devoir de renouveler ses remercîments, mais il s'aperçut que milord ne faisait plus d'attention à lui. Milord regardait de tous ses yeux de l'autre côté de la rue où la Concurrence faisait, elle aussi, ses préparatifs de départ.

C'était une pauvre petite voiture, étroite et maigre, traînée par deux chevaux à qui l'attelage poussif de la diligence faisait honte.

Pour singer en tout son opulente rivale, la Concurrence était divisée en trois compartiments, mais il n'y avait que deux places de front dans chacune de ces boîtes étroites et basses.

Ce qui attirait en ce moment l'attention de l'Anglais, c'étaient deux petits chapeaux de paille qu'on apercevait à demi dans la rotonde de la Concurrence.

Du moins, Étienne ne voyait-il que les deux petits chapeaux de paille. Mais ceux-ci coiffaient deux jeunes filles, que l'Anglais avait aperçues au moment où elles montaient en voiture.

Et il fallait que ces jeunes filles fussent bien charmantes pour attirer son attention à ce point, car nous pouvons dire que milord ne perdait pas pour peu de chose son flegme britannique et sa nonchalante indifférence.

La planchette qui servait de store à la Concurrence se releva; les deux petits chapeaux de paille disparurent. Les noirs s'en étaient allés comme ils étaient venus.

Dans ce petit incident, la bonne ville de Rennes allait avoir matière à conversation pour toute la journée, et même pour le lendemain. Aussi, lorsque la diligence s'ébranla définitivement, une dernière acclamation s'éleva dans la foule.

L'Anglais s'enfonça dans un coin du coupé et ferma les yeux, comme s'il eût oublié complétement la présence de son compagnon.

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