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Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 3

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II
MILORD.

Facteurs, mendiants et citadins restèrent encore pendant quelques minutes devant la cour des messageries. Il fallait bien causer un peu de ce dramatique incident qui avait signalé le départ de la voiture. Chacun avait besoin de dire son mot sur le riche Anglais. Et, comme le badaud, lancé dans la boue par le bras d'Étienne, avait le mauvais goût de se plaindre, les sages de l'assemblée lui répondaient qu'on gagne toujours ces sortes d'aubaines à vouloir se mêler des affaires d'autrui.

Tandis que la diligence partait au milieu du bruit, sa modeste rivale, la Concurrence, s'ébranlait à son tour. La Concurrence était venue se loger à deux pas des messageries pour attirer les voyageurs par l'appât du bon marché. Son bureau portait pour enseigne ces deux mots pleins d'attraits: Moitié prix. Mais elle était si étroite et si délabrée, la pauvre Concurrence! ses roues criaient si aigrement; ses chevaux souffraient d'une toux si maligne!

Le postillon, maigre et mal habillé, qui conduisait aujourd'hui les deux pauvres bêtes, fit pourtant de son mieux pour fournir un départ convenable. La rue était pleine; il fallait soutenir l'honneur du rabais. Le postillon fit claquer gaillardement son fouet et tâcha de brûler, comme on dit, l'anguleux pavé de la capitale bretonne.

Mais, hélas! c'était pitié de voir le triste véhicule s'en aller cahin-caha, gémissant et chancelant à chaque tour de roue. Les acclamations qui avaient salué le départ de la diligence se changèrent ici en sifflets.

Par tous pays, le peuple se plaint amèrement d'être exploité, écorché, assassiné. Offrez-lui les choses à bas prix, vous verrez qu'il haussera les épaules en vous disant des injures.

La Concurrence s'en allait piteuse et mélancolique; on ne voyait personne à ses portières éraillées, comme si les gens qu'elle emmenait avaient eu honte de se montrer en si misérable équipage. Les deux petits chapeaux de paille, lorgnés naguère par l'Anglais, avaient poussé la précaution jusqu'à relever les planches figurant des persiennes rouges et servant de stores à la rotonde.

C'étaient deux jeunes filles qui semblaient à peine sorties de l'enfance. Elles étaient seules; elles se pressaient l'une contre l'autre, dans une pose inquiète et craintive.

Il faisait presque nuit dans la rotonde à cause des stores baissés. Néanmoins on eût pu distinguer, sous les chapeaux de paille, deux gracieuses et charmantes figures qui méritaient assurément l'attention de milord.

Les deux jeunes filles étaient arrivées à Rennes, la veille au soir, par la route de Nantes, sur une charrette de paysan.

Elles avaient l'air d'être pauvres. Elles ne voulaient point dire leur nom et refusaient de montrer leurs passe-ports. Heureusement pour elles que la Concurrence était indulgente par état et faisait trêve à toutes questions.

La vieille femme, chargée d'inscrire les places, jugea bien du premier coup d'œil que nos deux voyageuses étaient des filles mineures, désertant le toit paternel; mais en somme, elle n'avait pas à leur demander leur extrait d'âge.

On en voit tant partir comme cela des provinces pour aller chercher fortune à Paris! Sur le nombre, deux de plus ce n'était pas une affaire.

La bonne femme pensa seulement que celles-ci étaient assez jolies pour tirer promptement leur épingle du jeu.

A ce premier instant du voyage, les deux jeunes filles gardaient le silence. Elles se tenaient par la main; il y avait une tristesse grave sur leurs traits pâlis et fatigués. Il y avait aussi comme une vague épouvante. On eût dit qu'elles en étaient à hésiter sur les résultats d'une entreprise étourdiment commencée.

Il était bien tard pour réfléchir. La petite voiture avait déjà dépassé les dernières maisons du faubourg, et l'on n'apercevait déjà plus les tours Saint-Pierre, ces deux sœurs de granit, trapues, carrées, robustes comme les épaules des vieux guerriers bretons.

Toute dédaignée qu'elle était, la Concurrence suivait de près son orgueilleuse rivale. On pouvait même prévoir qu'avant peu elle allait prendre les devants.

Dans le coupé de la diligence, nos deux voyageurs avaient gardé la position que nous leur avons laissée en quittant la cour des messageries. Ils n'avaient pas encore échangé une parole. L'Anglais s'était enfoncé dans son coin et fermait les yeux comme un homme qui prétend écarter toute communication importune. Étienne n'était pas d'humeur à entamer la conversation de force. Il y avait en lui trop de souvenirs joyeux ou tristes qu'il accueillait chèrement, et ce muet compagnon que le hasard lui donnait n'avait garde de lui déplaire.

Sa pensée était à Penhoël. Son cœur lui parlait de Diane, si belle et si aimée, de Diane qui semblait l'avoir fui au moment de l'adieu...

Que s'était-il passé à Penhoël depuis son départ? Était-il regretté? Les yeux de Diane avaient-ils eu des larmes pour accueillir la nouvelle de son absence?

Pauvre Diane!

Il y avait des moments où Étienne se disait:

—Je n'aurais pas dû la quitter peut-être, car elle est malheureuse... Et qui sait si elle n'a pas besoin d'aide dans cette tâche mystérieuse où elle est engagée? Mais comment rester davantage?

Et d'ailleurs, Diane l'aimait-elle?

Oh oui!... du moins il l'espérait du fond de l'âme. Et c'était tout le bonheur de son avenir!

Comme cette route était longue! Il eût voulu déjà être à Paris, dans son atelier, pinceaux et palette à la main. Il sentait au dedans de lui-même une ardeur inconnue; sa pensée fermentait; devant ses yeux, l'horizon s'élargissait tout à coup.

Il était peintre. Il sentait sa force; les obstacles qui l'avaient arrêté jadis lui apparaissaient petits et misérables. C'est à peine si son regard dédaigneux pouvait les distinguer en travers de sa route brillante. De la lutte, il ne voyait plus que le résultat, qui était la victoire.

Et alors, il se reprochait d'avoir tardé si longtemps. Que d'heures perdues à ce manoir de Penhoël! Il remerciait Robert de Blois de l'avoir enfin chassé, car il s'avouait que jamais, de lui-même, il n'aurait eu le courage de quitter Diane.

Il y avait, entre le bourg de Glénac et le marais, une grande allée de châtaigniers qui s'étendait, tortueuse, au bord de l'eau. Les jours d'été, quand le soleil à son déclin se cachait derrière la colline, une brise douce et fraîche s'élevait sur le marais. Étienne se voyait encore assis au pied d'un arbre. C'était l'heure du tacite rendez-vous que nul n'avait donné ni reçu, mais auquel on ne manquait jamais.

Un pas léger se faisait entendre derrière le rideau de châtaigniers; le cœur d'Étienne se prenait à battre, et ses yeux souriants étaient humides.

Diane venait. Qu'elle était belle! Oh! la joie des jeunes amours! Ce qu'ils se disaient, peut-on l'écrire? Et le cœur a-t-il besoin de lèvres pour parler?

Diane! Diane!... Peut-être la veille encore, la belle jeune fille était venue s'asseoir sous l'arbre aimé?

Plus rien; l'absence!...

La tête d'Étienne se penchait sur sa poitrine, et ses mains étaient jointes comme à l'heure où l'on prie.

L'Anglais dormait dans son coin.

Puis le cœur du jeune peintre, un instant amolli, se redressait dans sa force vive. Il se retrouvait lui-même courageux et plein de séve; il comptait par avance ses heures de travail; il fixait son effort. Vaincre! vaincre! pour revenir chercher Diane, qui était le prix du triomphe et la couronne.

A cette heure, Roger s'était acquitté sans doute de la mission confiée. Diane savait le motif du départ d'Étienne: pour la première fois elle avait reçu l'aveu de cet amour qui durait depuis si longtemps.

Qu'avait-elle dit? Étienne aurait voulu voir les grands cils baissés de sa paupière, et la rougeur pudique montant à son front de vierge.

Roger lui écrirait à Paris, mais quand? Mon Dieu! des jours entiers avant de savoir!...

Comme il songeait ainsi, son regard se tourna par aventure vers le compagnon de voyage que le hasard lui avait donné. Il ne l'avait point examiné encore, et ce premier coup d'œil lui fit faire un mouvement de surprise.

L'Anglais était à demi couché sur les coussins de la diligence; ses pieds se perdaient dans la fourrure épaisse; le grand châle de cachemire qu'il avait mis derrière sa tête, pour s'affranchir de tout contact avec les parois de la diligence, retombait sur son front et lui faisait une sorte de coiffure étrange. Ses magnifiques cheveux noirs s'échappaient confusément des plis du cachemire et venaient boucler jusque sur ses épaules.

Étienne fit trêve à ses souvenirs pour admirer le dessin fier et régulier de cette tête si complétement belle. Il ne se rappelait point d'avoir rencontré jamais, dans sa vie d'artiste, un modèle aussi parfait.

Plus il contemplait l'Anglais, plus il découvrait de noblesse intelligente et mâle sur ses traits au repos.

Il dessinait par la pensée ce front, pur comme le front d'un adolescent, et pourtant chargé de rêveries, cette bouche calme où le travail de la vie avait laissé à peine une nuance légère d'amertume.

Ce visage était pour lui comme le reflet d'une âme puissante et blessée. Il allait beaucoup trop loin peut-être dans la poésie de ses suppositions; mais, malgré lui, son admiration d'artiste se mélangeait de respect, parce qu'il pensait deviner toute une vie de souffrances vaillamment supportées.

L'Anglais fit un mouvement dans son sommeil; le jeune peintre détourna les yeux pour ne point paraître indiscret.

Son regard se porta naturellement vers le paysage. On avait fait déjà huit ou neuf lieues; la route courait dans un vallon large et plat entre deux rangs de pommiers rabougris. Sur la droite on voyait des prairies humides où la Vilaine perdait en de capricieux détours son mince filet d'eau.

En somme, l'aspect n'avait rien de remarquable. C'était un de ces paysages de la haute Bretagne qui peuvent se résumer ainsi: des pommiers et un ruisseau.

Mais, tout à coup, la route fit un coude brusque, et le jeune peintre laissa échapper un cri de plaisir qui réveilla son compagnon de voyage.

C'était une sorte de changement à vue. Au lieu du monotone coup d'œil, l'horizon, soudainement élargi, montrait l'admirable paysage au milieu duquel s'assied la vieille ville de Vitré.

Il y avait de quoi ravir un peintre. On inventerait difficilement un tableau plus frappant. Étienne regardait avec des yeux charmés ces maisons de style bizarre jetées pêle-mêle sur le penchant de la colline et s'ameutant pour ainsi dire autour de la grande masse du château. Il lui semblait voir une fantasque danse de pignons antiques et de toits aigus, découpés comme des pièces d'orfévrerie. Le vent chassait les nuages au ciel. Quand un rayon de soleil venait à percer tout à coup, c'était une étrange vie parmi ces masures dix fois séculaires qui grimpaient, serrées et en désordre, aux flancs rocheux de la montagne.

L'œil se perdait à vouloir suivre les innombrables détails du tableau. Depuis la belle prairie où serpentait la Vilaine jusqu'au sommet lointain de la rampe, c'était comme un grand perron aux marches inégales et formées de constructions qui chancelaient de vieillesse. Tout en bas, au-dessus du moulin dont la roue jetait un cri monotone, une cabane s'élevait avec sa toiture de chaume; sur la cabane s'appuyait la maison d'un bourgeois vitriais, entourée d'un porche branlant; sur la maison se dressait un hôtel décharné, gris, maussade, coiffé de girouettes monstrueuses et ceint de longues balustrades de fer; au-dessus, de grands rochers, des églises roides et tristes, des arbres vieux comme la ville elle-même, qui est la doyenne des cités de Bretagne; et au-dessus encore le château, ce débris informe dont le temps a fait une merveille.

N'y a-t-il point là le caprice d'un génie artiste? et n'est-ce que le résultat du patient travail des années? La main de l'homme a-t-elle aidé à cette confusion puissante qui, mêlant le riant et le terrible, va couronner ce sombre géant de pierre d'une chevelure odorante et fleurie.

On ne sait où commence, on ne sait où finit la lourde enceinte, flanquée de tours rondes et ventrues. Elle se perd parmi les maisons; elle disparaît derrière les arbres; on la voit montrer au détour d'une rue sa maçonnerie cyclopéenne, dont la base plonge au fond des vertes douves transformées en jardins. Ce furent des bras de Titans qui portèrent au haut de la montagne ces énormes blocs de granit. Et quel contraste! Sur cette ruine usée, noircie, caduque, des fleurs partout! Chaque crevasse présente son brillant bouquet; chaque meurtrière laisse échapper sa joyeuse guirlande. Au bas des murailles, où commence l'épais manteau de lierre qui voile la décrépitude du géant, la campanule agite à la brise des clochettes légères; les liserons blancs et roses dessinent leurs festons sur le vert foncé des vignes sauvages, et du haut des créneaux à jour, pend la moisson d'or des giroflées.

On dit qu'entre toutes les villes de France, Vitré est la plus indigente; qu'elle se vende à un marchand de curiosités, et sa fortune est faite...

Étienne regardait. A mesure que la voiture avançait, l'aspect changeait pour lui, comme s'il eût mis son œil à la lentille d'un kaléidoscope.

Sans savoir qu'il parlait, il murmurait:

—C'est beau!... c'est beau! sur ma parole.

—Qu'est ce qui est beau? demanda auprès de lui une voix brusque et grondeuse.

Étienne se retourna vivement. A son tour, il avait oublié l'Anglais.

Celui-ci frottait ses yeux chargés de sommeil, et portait sur son visage les traces d'une humeur détestable.

—Vous m'avez réveillé, monsieur, reprit-il, avec vos soubresauts et vos cris... Ne pouviez-vous me laisser dormir en paix?

Étienne, étonné de cette sortie, voulut s'excuser; l'Anglais lui coupa la parole.

—Je vous demande, monsieur, répéta-t-il, où vous prenez ces belles choses qui vous arrachent ces cris d'admiration.

Étienne étendit la main vers la ville et le château de Vitré, que l'on apercevait en ce moment sous leur point de vue le plus pittoresque.

L'Anglais eut un rire sec et provoquant.

—Ah! diable!... fit-il, c'est cela que vous trouvez beau, monsieur? Un sale fouillis de maisons poudreuses, où je ne voudrais pas demeurer si j'étais un mendiant!...

—Mais, milord..., dit Étienne, veuillez donc remarquer...

—Je remarque, monsieur... et je prétends que ces taudis misérables sont la honte d'un pays civilisé!

—Cependant...

—Monsieur, je déteste de toute mon âme cette espèce de badauds qui tombent en admiration devant les vieilles murailles et les maisons lépreuses... De tous les travers, je suis fâché de vous l'avouer, celui-là est, sans contredit, le plus sot que je sache.

Étienne restait abasourdi devant cette attaque brutale et imprévue.

—Milord, dit-il en essayant de sourire, j'ai eu tort assurément de troubler votre sommeil...

—Oui, monsieur! interrompit l'Anglais, grand tort!... mais il ne s'agit pas de cela. Ce qui me déplaît, c'est le genre que vous vous donnez de rester en extase à la vue de ce monceau de poussière... Je vous promets, moi, que vous trouvez cela très-laid.

—Je vous proteste...

—Du tout!... A quoi bon soutenir cette comédie?... Parmi certaines gens à moitié fous et désœuvrés, on est convenu de se pâmer à froid devant ces vilenies.

Étienne fit un mouvement d'impatience.

—C'est comme cela, monsieur!

—Ce qui serait fou, milord, dit le jeune peintre, ce serait de discuter sérieusement avec vous un sujet que vous ne paraissez pas comprendre.

—Comprendre! s'écria l'Anglais dont l'accent britannique semblait en ce moment plus désagréable et plus discord, voilà le grand mot!... Quand on est à bout de bonnes raisons, on se croise les bras, et l'on dit: Profanes que vous êtes, vous ne savez pas me comprendre!

Étienne était un garçon de sang-froid et d'esprit; mais toute cette boutade le prenait hors de garde.

Il examina en fronçant le sourcil cette noble et belle figure de son compagnon de voyage que naguère encore il admirait de tout son cœur. En ce moment il ne voyait plus avec les mêmes yeux. Cette physionomie fière et calme lui semblait méchante, petite, hargneuse.

—Brisons là! dit-il avec un commencement de colère; dans notre position, une querelle serait souverainement ridicule... D'ailleurs, je n'en suis pas à savoir que, sur certains sujets, le diable ne ferait pas concorder l'instinct d'un bourgeois et le sens d'un artiste!

—Ah!... ah!... ah!... fit par trois fois l'Anglais; nous sommes donc artiste, monsieur?... Franchement, j'en suis fâché pour vous... les bras manquent à la culture de la terre... Il n'y a pas assez de boulangers; les tailleurs demandent en vain des apprentis... et il se trouve des gens qui n'ont pas honte d'avouer bonnement leur fainéantise... C'est pitoyable!

Étienne frappa du pied et se redressa; des paroles de défi étaient sur sa lèvre. L'Anglais le regarda encore durant un instant avec son sourire sec et dédaigneux.

Puis au moment où Étienne allait parler, l'Anglais haussa les épaules, ferma les yeux et remit sa tête sur son beau châle de cachemire.

—Pour Dieu! monsieur, dit-il, ne me réveillez plus... j'ai sommeil.

Étienne demeura tout déconcerté. Il garda le silence, rongeant son frein et se demandant s'il avait décidément affaire à un maniaque.

L'Anglais avait repris tout de bon son somme interrompu.

On avait eu des chevaux frais à Vitré; la voiture roulait tant bien que mal sur les confins de la Bretagne et du Maine. A mesure que le temps passait, Étienne reprenait son calme et revenait à ses souvenirs.

Au bout de deux heures, employées par le jeune peintre à rêver et par l'Anglais à dormir, la diligence atteignit un relais.

Tandis qu'on changeait de chevaux, les voyageurs, la tête à la portière, faisaient les questions d'usage:

—Où sommes-nous ici, mon brave?

—Au bourg de la Gravelle, où finit la Bretagne et où commence la France...

L'Anglais bondit dans son coin et se frotta les yeux.

—Ah!... fit-il en poussant un soupir de soulagement; enfin!... nous sommes débarrassés de ce maudit pays!...

Il s'adressait à Étienne, qui lui tournait le dos et faisait mine de ne pas l'entendre.

—Monsieur..., reprit-il:

Point de réponse.

—Monsieur...

Nul signe de vie. Étienne trouvait un charme incomparable à contempler les tristes coursiers qu'on attelait à la voiture.

L'Anglais s'agita dans son coin. Il tira de sa poche un étui mignon, en nacre de Chine, et l'ouvrit.

—Monsieur..., dit-il encore; voulez-vous me permettre de vous offrir un cigare?

—Je ne fume pas..., répliqua Étienne sans se retourner.

—Et l'odeur du tabac vous incommode peut-être?

—Beaucoup... mais je n'ai pas le droit de vous gêner... milord, vous êtes chez vous.

L'Anglais referma son étui à cigares, et le remit tristement dans sa poche.

Étienne, qui s'était retourné à demi, suivait ses mouvements du coin de l'œil.

L'Anglais s'était croisé les bras sur sa poitrine d'un air de bonne humeur.

—Monsieur, poursuivit-il en se rapprochant du jeune peintre, je vous sacrifie là une habitude de vingt ans... A tout le moins, causons pour faire quelque chose.

—Ma foi, milord, répliqua Étienne d'un ton piqué, je trouve que nous avons causé suffisamment tout à l'heure.

—Allons donc!... s'écria l'Anglais; vous me gardez rancune... Faut-il vous demander pardon?

Il y avait dans les inflexions de sa voix une franchise si communicative et si bonne qu'Étienne ne put s'empêcher de se retourner tout à fait. L'Anglais souriait, son sourire attirait comme un charme; son accent britannique lui-même, si désagréable tout à l'heure, s'adoucissait et n'était plus qu'une sorte d'assaisonnement à son langage.

—S'il ne vous faut que des excuses, reprit-il avec une grâce avenante et pleine de rondeur, je vous en offre bien volontiers... Chacun a ses travers en ce monde: un peu plus, un peu moins... Moi, j'en ai un peu plus... mais, voyez-vous, je suis déjà un vieil homme... et j'ai bien souffert en ma vie... Allons, prenez ma main et soyons amis.

Étienne n'eut même pas la pensée de refuser. Ce sentiment de sympathie respectueuse qu'il avait éprouvé en contemplant l'étranger pour la première fois se réveillait plus vif en lui, et déjà toute trace de rancune était effacée.

Il donna sa main; l'Anglais la toucha cordialement et poursuivit:

—C'est cet odieux ciel de Bretagne, qui me donnait la migraine et me rendait nerveux comme une vieille femme!

—Ah çà!... dit Étienne en souriant, vous détestez donc bien cette pauvre Bretagne?

Il se souvenait de la question singulière que l'Anglais lui avait adressée avant de l'admettre en sa compagnie.

Le front de milord se rembrunit quelque peu.

—On ne sait pas expliquer ces choses-là..., répondit-il. J'arrive de Brest... J'ai fait malgré moi quatre-vingts lieues en Bretagne, et je promets bien qu'on ne m'y reprendra plus!... C'est peut-être un travers... mais ces trois jours m'ont paru plus longs que trois années... J'avais envie de contrarier quelqu'un, de blesser, de me venger.

—Et vous m'avez pris pour victime?

—Je trouverai bien l'occasion d'expier ma faute, mon jeune camarade... Pour commencer, je vous dirai que Vitré est un admirable point de vue.

—Franchement?

—Franchement... Que de poésie dans ces ruines antiques!... J'avais à peu près votre âge... Je voyageais à pied, un bâton de houx à la main et mon petit paquet sur le dos. Je me souviens que je m'arrêtai au détour de la route, à l'endroit même où vous avez poussé ce cri qui m'a réveillé en sursaut... Je m'assis au revers d'un talus, et je restai là une grande demi-heure en extase.

—Que trouviez-vous donc de remarquable en ce monceau de ruines poudreuses, qui est une honte pour un pays civilisé?...

—Vous êtes méchant!... J'y trouvais ce que vous y trouvez vous-même... des souvenirs du temps passé... une voix qui parle au cœur... que sais-je?... La jeunesse a des émotions délicieuses qu'un autre âge s'efforce en vain d'évoquer et de faire renaître... Mais parlons de nous, s'il vous plaît, et faisons connaissance... A moi de m'exécuter le premier... Je suis Anglais d'origine: je m'appelle Berry Montalt, ancien général en chef des armées de l'iman de Mascate... Vous n'avez peut-être jamais entendu parler de ce petit prince?

—Si fait... mais vaguement.

—En Arabie, où est sa capitale, et sur les côtes d'Afrique, il possède quelques provinces grandes comme la France à peu près, mais plus riches.

—Ah!... fit le jeune peintre étonné.

—Oui... vos gros richards de Paris et de Londres seraient des mendiants à Mascate, la ville des perles et des diamants... l'entrepôt de l'Inde... Mais il y fait trop chaud... Je reviens en France parce que je m'ennuyais là-bas... L'iman avait fait la paix avec l'Égypte, et mes soldats cipayes n'avaient plus de besogne... J'ai laissé mon palais, mes femmes et vingt-cinq lieues de côtes qu'on m'avait données... Je rapporte à peine quelques millions... A votre tour, mon jeune camarade.

III
DEUX PETITS CHAPEAUX DE PAILLE.

Montalt avait énuméré ses titres pompeux avec une grande simplicité, mais cette simplicité même parut au jeune peintre un surcroît de fanfaronnade. Elle le mit en défiance et rompit tout à coup le charme qui l'entraînait vers son compagnon de voyage. Ce charme, d'ailleurs, agissait contre son désir. Il était bien jeune et tenait d'autant plus à la dignité de sa moustache naissante. Il eût voulu montrer plus de constance dans sa rancune; il se reprochait un peu la rapidité de son facile pardon. En somme, la conduite de l'Anglais avait été insultante; ses tardives excuses ne pouvaient effacer qu'à demi la grossièreté de son procédé.

Et puis, qui ne sait que ces excuses, octroyées de bon cœur et sans qu'on les demande, ont l'air parfois d'une aumône faite à la faiblesse?

Étienne se disait tout cela depuis dix minutes et bien d'autres choses encore. S'il ne pouvait point parvenir à froncer le sourcil, c'est que Montalt le dominait déjà par l'attrait de sa nature séduisante et sympathique.

Mais en ce moment on se moquait de lui par trop à découvert; sa susceptibilité engourdie se réveilla. Pour répondre à la question du nabab, il tâcha d'aiguiser son sourire le plus railleur.

—Parbleu! milord, dit-il, nous n'avons pas eu de chance!... Attendre si longtemps pour nous rencontrer, quand nous étions si près l'un de l'autre... Tel que vous me voyez, je suis premier ministre démissionnaire de Sa Majesté le bon roi de Lahore.

—Vous ne me croyez donc pas?... demanda Montalt sans perdre son sourire ami.

—Pourquoi cela?

—Parce que vous me répondez comme on fait à ces hâbleurs d'auberge, connus pour raconter des aventures impossibles.

Étienne se pinça la lèvre avec triomphe: le coup avait porté.

—Il me semble, dit-il, que si vous avez été général en chef des armées de l'iman de Mascate, je puis bien...

—Enfant que vous êtes! interrompit Montalt; sur ma parole, l'ignorance est plus incrédule encore que l'expérience!... Mes dignités passées et mes millions vous semblent une plaisante rodomontade, parce que vous me trouvez dans une voiture publique, n'est-ce pas?

—Le fait est...

—Vous voyez bien ces deux bonnes chaises de poste qui courent au devant de nous?... interrompit encore Montalt.

Depuis quelques heures en effet, deux chaises de poste avaient dépassé sans effort la lourde diligence et semblaient ne point vouloir la perdre de vue.

—Eh bien?... dit Étienne.

—Eh bien! mon jeune camarade, tout ce que contiennent ces chaises de poste est à moi, quoique j'aie laissé à Brest les cinq sixièmes de mon bagage.

—Ah!... fit Étienne, et pourquoi prendre la diligence, alors?

—Je suis très-capricieux... Mais ne trouvez-vous pas que ces chaises de poste nous envoient beaucoup de poussière?

—Si fait.

—Attendez!

Montalt mit sa tête en dehors et siffla, comme il l'avait fait déjà sous la voûte des messageries.

Les deux chaises de poste s'arrêtèrent immédiatement et du même coup.

Étienne ouvrit de grands yeux.

Quand la diligence passa auprès des chaises arrêtées, Étienne vit, à l'une des portières, deux têtes noires, à l'autre une figure de jeune femme pâle et triste.

Montalt ne prononça qu'un seul mot.

—Arrière...

La jeune femme eut un sourire docile; les deux têtes noires s'inclinèrent silencieusement, et de tout le voyage, on ne revit plus les chaises de poste.

—Je suis très-capricieux..., répéta Montalt en se tournant vers le jeune peintre; et puis, bien que j'aie couru le monde, il me vient parfois des idées naïves qui ressemblent à celles des enfants.

Sa voix prit un accent mélancolique et plus doux.

—Personne ne m'aime en ce monde, continua-t-il, et je voudrais tant être aimé!... Je suis seul, toujours seul... Aux heures de tristesse, nul ne me console... et quand je suis heureux, je cherche en vain un sourire ami qui réponde à ma joie... Vous allez me railler encore, mon jeune camarade, et c'est pourtant la vérité tout entière... Je suis monté dans cette diligence, espérant que les hasards du voyage amèneraient sur mon chemin un être que je pusse aimer...

Étienne l'écoutait avec un étonnement où l'émotion se glissait malgré lui; la voix de Montalt était si chaleureuse et ses paroles semblaient si bien partir du cœur.

—Mais..., dit pourtant Étienne, êtes-vous donc complétement abandonné comme vous le dites?... et pourquoi le seriez-vous?...

—Je ne sais.

Étienne rougit.

—Cette belle jeune femme, reprit-il en hésitant, dont je viens d'entrevoir la figure...

—Mirzé! s'écria le nabab, pauvre fille... Entendons-nous bien, je vous prie!... Quand je dis: Je voudrais être aimé, je ne parle pas des femmes... J'ai mes idées sur les femmes, mon jeune camarade... S'attache-t-on au flacon de Champagne dont le bouchon vient de sauter par la fenêtre?... A-t-on l'idée de chérir le cristal vide où tout à l'heure fraîchissait le sorbet parfumé?

—Ah!... fit Étienne avec reproche; est-ce là votre pensée sérieuse, milord?

—Non..., répondit Montalt dont les sourcils se froncèrent légèrement; si vous voulez ma pensée sérieuse, je changerai de langage... Je hais la femme, monsieur, et je la méprise... cela du plus profond de mon cœur!

Son regard avait un éclat dur et méchant. Sa voix, dont les inflexions sonores exprimaient naguère tant de sensibilité, devenait sèche et froide.

—Mais nous avons le temps de parler de toutes ces choses, reprit-il en rappelant son sourire. Je tiens beaucoup à Mirzé, d'ailleurs... je l'ai achetée mille gourdes, il y a un an... et je ne regrette pas mon argent... Mais vous ne m'avez pas dit encore qui vous êtes, mon jeune camarade.

Au moment où Étienne ouvrait la bouche pour répondre, deux têtes de chevaux, poilues et basses, dépassèrent la portière du coupé; on entendit en même temps le son d'un fouet et une voix enrouée qui criait:

—Hie! Dindonnet! voleur que vous êtes! hie! Coco! vieux fainéant!

Coco et Dindonnet étaient les coursiers de la Concurrence dont le postillon, par un effort désespéré, voulait en ce moment dépasser la voiture rivale.

Le postillon de la diligence lutta tant qu'il put, mais les deux rosses de son adversaire avaient de l'élan, et d'ailleurs il était superflu de ménager leur agonie.

Nos deux voyageurs du coupé virent passer lentement le long de la portière le corps jaunâtre et poudreux de la patache ennemie qui prenait décidément l'avance.

Pendant cela, Étienne déclinait ses noms et qualités; mais Montalt ne l'écoutait plus.

Son regard s'attachait, avide et perçant, à la rotonde de la Concurrence où se montraient, à demi cachées par les bords de leurs chapeaux de paille, deux ravissantes figures de jeunes filles.

—Morbleu!... murmurait Montalt, Dieu sait pourtant que j'en ai vu beaucoup en ma vie!... mais jamais de si délicieuses!

Étienne disait:

—Je n'avais pas de parents... et ma foi, j'acceptai volontiers la proposition de ce gentilhomme breton qui m'appelait pour orner son château... Voilà comment j'ai quitté Paris, milord.

—Laquelle est la plus charmante?... pensait tout haut Montalt dont les yeux brillaient, ardents et fixes; mais, Dieu me pardonne! il me semble qu'elles pleurent, les pauvres enfants...

—J'ai passé là deux ans..., reprenait le jeune peintre qui s'écoutait lui-même et ne prenait point garde à la préoccupation du nabab, deux ans, mon Dieu!... et cela m'a paru à peine plus long que deux journées heureuses...

Montalt se retourna vivement.

—Mais voyez donc!... s'écria-t-il; leurs petites joues sont baignées de larmes...

—Qu'est-ce? demanda Étienne.

Montalt lui montra du doigt la rotonde de la Concurrence, où le jeune peintre ne vit rien, parce que les deux voyageuses venaient de relever le store de leur portière.

Montalt fit un geste de dépit.

—A peine sorties de la coque!... grommela-t-il, elles ont déjà reçu de bonnes leçons du diable... elles savent se cacher à propos pour aiguiser le désir... et tout ce manége d'enfer où se prend le cœur des fous depuis le commencement du monde...

—M'expliquerez-vous? commença Étienne.

—Je suis tout à vous, mon jeune camarade; nous disions que vous avez nom Moreau et que vous marchez sur les traces de Raphaël... Belle carrière, sur ma foi!... La chose qui me ravit en tout ceci, c'est que vous n'êtes pas gentilhomme.

—Quoi! dit Étienne, détestez-vous encore les gentilshommes?

—Bien moins que les Bretons, et pas autant que les femmes... Je vous avertis d'ailleurs que c'est le dernier article de ma liste... A part ces trois catégories d'individus, je suis assez philanthrope...

—En abhorrant à peu près les trois quarts de l'espèce humaine?

—Le compte n'y fait rien... Passons à un sujet plus intéressant... Mon jeune camarade, vous me plaisez... En pouvez-vous dire autant de moi?

Les yeux noirs et brillants de Montalt laissaient voir l'importance singulière qu'il attachait à la réponse d'Étienne. C'était une déclaration d'amitié à brûle-pourpoint.

Le jeune peintre hésita franchement, et le visage de Montalt eut le temps de se rembrunir.

—Milord, dit enfin Étienne avec un peu de froideur, vous êtes un homme puissant... moi je suis un pauvre diable d'artiste, à la bourse légère, aux pinceaux inconnus... Que peut vous importer ma chétive opinion?

—C'est-à-dire que je ne vous plais pas.

—Permettez!... S'il me semblait convenable de parler avec liberté entière...

—Parlez! s'écria l'Anglais dont le dépit ne se cachait point. Pour Dieu, monsieur, je ne vous demande pas de grâce!

—Eh bien, milord, au premier regard que j'ai jeté sur vous, j'ai ressenti une impression étrange... Quelque chose m'entraînait à vous respecter...

—Je ne veux pas de respect!

—A vous aimer... Puis est arrivée votre bizarre boutade...

—Vous y songez donc toujours?...

—Mon Dieu, non!... Et, pour achever en un seul mot, ce qui me... comment dirai-je cela?... ce qui me repousse en vous, ce sont vos haines fantasques et le mépris odieux que vous avez pour les femmes.

—Oh! oh!... vous êtes amoureux, M. Étienne?

—Éperdument, milord.

—Peste!... à votre âge... j'aurais dû m'en douter... Ah çà! c'est une chose bien merveilleuse que les femmes puissent ainsi me faire du mal, même quand je les fuis comme la fièvre jaune!... Si vous saviez..., ajouta-t-il en portant la main à son front, dont les rides se creusèrent tout à coup; si vous saviez!...

Il y avait un souvenir aigu et douloureux derrière ces paroles, qui sonnaient comme une plainte.

Étienne se repentit.

—Pardonnez-moi, milord, dit-il doucement, mon intention n'était pas de réveiller des chagrins...

—Des chagrins!..., interrompit Montalt en se redressant, quels chagrins?... N'allez-vous pas me prendre pour une victime de l'amour?... Morbleu!... mon jeune camarade, gardez votre pitié pour une occasion meilleure... Je n'ai jamais aimé, moi, et c'est sur votre sort que je m'apitoie sincèrement.

Étienne eut un sourire triste.

—Je ne suis pas comme vous..., dit-il en secouant la tête, je ne repousse pas la pitié... car je souffre.

Montalt lui prit la main dans un mouvement d'irrésistible affection.

—Elle ne vous aime pas?... murmura-t-il.

—Je crois qu'elle m'aime.

—Vous croyez?... Oh! elles vous prennent ainsi jeunes, beaux, généreux, pour exalter d'abord vos cœurs jusqu'au délire et pour vous briser ensuite sans pitié!... Elles se sentent invulnérables, parce qu'elles ne boivent point leur part du philtre mortel...

—Vous ne parlez pas d'elle, n'est-ce pas? dit Étienne.

—Je parle de toutes les femmes.

—Vous ne parlez pas d'elle!... répéta Étienne d'un ton impérieux, car je ne permettrais pas qu'on lançât, même au hasard, l'insulte qui pourrait retomber sur sa tête... Tant pis pour vous, milord, si vous n'avez jamais rencontré en votre vie une jeune fille à l'âme angélique et sainte... Tant pis pour vous si Dieu vous a refusé la joie d'aimer!... Votre malheur ne vous donne point le droit de calomnier ce que vous ne connaissez pas... Elle est pure, entendez-vous?... Elle est noble! et c'est à genoux que je l'aime!

La joue du jeune peintre s'était colorée vivement; ses yeux brillaient; l'émotion faisait trembler sa voix.

En l'écoutant, Montalt s'était pris à rêver.

—Toujours la même histoire! murmura-t-il; et ce sont les plus belles âmes que Dieu choisit pour les frapper de cette folie!... Écoutez!... reprit-il en s'adressant à Étienne; mon amitié peut être plus forte que mes aversions... Qui sait si vous n'allez pas me convertir, mon jeune camarade?... Voulez-vous me parler d'elle et me confier le roman de vos amours?...

—A vous?... se récria Étienne.

—A moi qui suis déjà votre ami..., répliqua l'Anglais avec prière, à moi qui l'aimerai si elle vous aime...

Il avait mis dans ces derniers mots cette éloquence persuasive et vraie qu'il semblait prendre tout au fond de son cœur.

Étienne résista faiblement, puis il parla. C'est un bonheur si grand que de confier certains secrets, ne fût-ce qu'à demi. A l'âge qu'avait Étienne, l'âme s'épanche avec tant de joie! Et puis Montalt souriait en l'écoutant; on eût dit que ces jeunes souvenirs lui réchauffaient le cœur.

Étienne, sans prononcer aucun nom, raconta son arrivée au château et cette douce pente qui l'avait entraîné à son insu vers Diane. Il dit les premiers sourires de la jeune fille et ces vagues espoirs qui d'abord avaient fait battre son cœur.

Ce n'était pas un roman comme l'avait pensé le nabab, c'était une simple histoire: la vie tendre et confiante de deux enfants, qui s'aimaient sans se le dire.

Il n'y avait point d'incidents, car Étienne taisait une partie de la vérité. Ce n'était pas au sceptique étranger qu'il eût voulu confier ce mystère qui entourait, depuis si longtemps, la conduite des deux sœurs. Sur ce point le silence lui était d'autant plus facile que jamais il n'avait soupçonné.

Et quoiqu'il n'y eût rien dans le récit pour réveiller une curiosité blasée, rien qu'un pur et doux tableau d'amour, le nabab écoutait les yeux baissés et le front rêveur. Parfois, lorsque la narration du jeune peintre s'animait au passage d'un souvenir plus cher, on aurait vu Montalt sourire avec mélancolie.

Son regard s'élevait alors furtivement sur Étienne. Ce regard ému exprimait-il de la compassion encore ou déjà de l'envie?

Étienne laissait dire son cœur. Tout ce qu'il avait ressenti durant ces deux belles années, il se le rappelait tout haut avec délices. Aucun détail, si petit qu'il fût, ne se perdait dans sa mémoire emplie. On reconnaissait les mots charmants et timides qui tombent d'une bouche de vierge; on devinait l'aveu muet que laisse échapper le sourire; on sentait trembler la petite main blanche sous le baiser dérobé...

C'était gracieux comme le premier amour lui-même.

Et le jeune peintre, qui s'était fait prier d'abord, ne tarissait plus maintenant. Il cherchait, au contraire, à prolonger la confidence; il caressait, comme en se jouant, la poésie chaste des détails de son histoire.

Montalt ne l'interrompit point; mais que de fois son visage mobile avait changé pendant le récit!

Tantôt il écoutait pour Étienne, et alors ses beaux traits gardaient ce sourire tout plein de tendresse et de paternelle protection. D'autres fois, la ligne fière de ses sourcils se brisait tout à coup; une pensée d'amertume venait assombrir sa figure pâlie. C'est qu'alors il écoutait pour lui-même et qu'il faisait un retour sur son propre cœur.

—Oh! milord, s'écria le jeune peintre en joignant les mains, et tout cela est fini!... J'ai vingt ans, et c'est du passé que je vous parle. Diane!... ma pauvre Diane!... sais-je si je la reverrai jamais?

Montalt avait les lèvres serrées et appuyait sa tête contre les parois de la voiture. Il était en un de ces moments où l'amertume d'un souvenir lointain semblait raviver et faire saigner de nouveau quelque vieille blessure de son âme.

Étienne ne prenait point garde.

—Vous... vous-même, reprit-il dans son enthousiasme, vous qui niez tout, milord, vous l'auriez aimée comme moi, j'en suis sûr... Que ne puis-je vous la montrer sous les grands ombrages de ce pays enchanté!...

Il ferma les yeux, comme pour la retrouver en un rêve.

—Dix-huit ans!... reprit-il d'une voix plus basse; un front naïf comme celui d'un enfant, mais qui se redresse parfois orgueilleux et vaillant comme le front d'une reine... Des yeux rieurs où les larmes mettent une tristesse céleste... La taille d'une fée, la voix d'un ange... Et un cœur!... Dites, milord, qu'eussiez-vous fait à ma place?

Montalt se redressa avec lenteur et le regarda fixement.

Le jeune peintre tressaillit sous ce regard froid et lourd.

—A votre place, M. Étienne, répliqua Montalt d'un ton de sécheresse, je n'aurais pas laissé la pauvre enfant languir comme cela pendant deux longues années.

Étienne, qui s'était rapproché involontairement durant son récit, s'éloigna jusqu'à l'autre angle du coupé.

Montalt avait retrouvé son sarcastique sourire.

—Chacun a sa manière de voir..., reprit-il; vous me demandez mon sentiment, je vous le dis... Si cette déité bretonne est aussi charmante que vous le prétendez, ma foi! mieux eût valu en profiter que de la laisser en proie à quelque hobereau mal peigné du voisinage.

—Mais,... dit Étienne, j'étais pauvre... je ne pouvais pas être son mari.

—J'entends bien... moi, j'aurais été son amant.

Le jeune peintre devint pâle. S'il eût obéi au fougueux mouvement de colère qui s'empara de lui, cet entretien, commencé d'une façon si amicale, aurait fini par une bataille. Mais il se retint et se contenta de lancer au nabab un regard de sanglant reproche.

Montalt n'en tint compte. Sa bizarre humeur avait tourné. Il s'étendit dans son coin, les bras tombants, la tête renversée, reprenant cette pose indolente où toutes ses facultés semblaient sommeiller à la fois.

Le silence régna dans le coupé pendant une grande heure.

Quiconque eût assisté au dénoûment de la dernière scène, aurait cru sans doute que c'en était fait de cette liaison si rapidement nouée. Étienne, suivant toute apparence, ne devait plus se laisser prendre aux avances de cet être fantasque qui comblait les gens de caresses pour les blesser ensuite plus sûrement et mieux.

C'était là, du moins, le sentiment d'Étienne lui-même. Mais il comptait sans le nabab.

Celui-ci avait de merveilleux secrets pour faire oublier ses incartades. Il savait s'excuser avec une grâce si bonne et demander pardon, sans perdre absolument rien de cette dignité innée, qui avait plus d'une fois mis le mot respect dans la bouche d'Étienne, depuis le commencement du voyage.

On avait beau s'irriter, la colère ne tenait point contre cette gracieuse franchise de l'homme, évidemment supérieur, qui revenait de lui-même, repentant et contrit.

Car Montalt se repentait sincèrement, quitte à pécher de nouveau, à ses heures.

Et puis, sous le scepticisme provoquant et brutal dont le nabab semblait faire montre, son noble caractère perçait si souvent malgré lui: c'était un fanfaron d'incrédulité.

Derrière ce cynisme de parade, on découvrait une âme élevée, un esprit d'élite et une sensibilité poussée parfois jusqu'à cette délicatesse qu'ordinairement l'âge mûr ne connaît plus.

Les contrastes séduisent. A son insu, Étienne subissait le charme de Montalt, et s'étonnait de voir ses grands courroux se dissiper au moindre vent.

En vérité, cet homme le traitait comme un enfant. Étienne s'indignait; Étienne se cabrait, et au beau milieu de sa colère, il se sentait apaisé par un sourire, par un mot, par un rien.

Entre la Gravelle et Laval, le nabab et lui se fâchèrent bien trois ou quatre fois, et cependant, aux approches de cette dernière ville, vous les eussiez pris pour des amis de vingt ans.

Leur liaison, qui datait à peine de quelques heures, s'était serrée comme par enchantement, et comportait déjà de ces coquetteries, qui font de la brouille la plus sérieuse en apparence un pont joyeux, conduisant tout droit à la réconciliation.

Et à mesure que le temps passait, le nabab faisait petit à petit la conquête de son franc parler. Étienne repoussait bien encore les désolantes théories de son compagnon de route, mais il ne se croyait plus obligé de tourner le dos à la moindre parole offensante pour le beau sexe. Il écoutait; il discutait, quoique, sur le terrain de la moquerie, il ne fût vraiment pas le plus fort.

La diligence arrivait au faubourg de Laval, ayant toujours devant elle la victorieuse patache, dont les chevaux se tuaient héroïquement pour soutenir leur triomphe.

—Eh bien! dit Montalt, vous voyez que je ne suis pas si fou d'avoir laissé mes noirs se carrer en chaise de poste pour prendre, moi, la voiture publique... J'ai rencontré ce que je cherchais... et je vous promets bien que je ne vous lâcherai pas, M. Étienne!

—Tout ce que je puis dire, milord, c'est que votre caprice a été pour moi une excellente chance...

—Eh! eh!... fit Montalt, nous nous querellerons bien encore pourtant plus d'une fois avant d'être arrivés à Paris, s'il plaît à Dieu!... Mais il y a déjà un progrès dans votre humeur... et sous deux ou trois jours, que je sois sage ou fou, vous m'écouterez sans colère aucune... parce que vous reconnaîtrez toujours la voix d'un ami.

—Mais qui donc nous force de choisir ces sujets où nous ne pouvons pas nous entendre?

—Mon cher Étienne, justement parce que je vous aime, je prétends vous convertir... Il est déplorable de voir un charmant garçon tel que vous s'affadir dans des principes d'une naïveté ultra-bourgeoise... Tenez, vous ne m'empêcherez pas de vous dire que votre conduite à ce manoir dont j'ignore le nom...

—Milord!... milord!... par grâce!... interrompit Étienne.

—Si fait!... au temps de la chevalerie errante, ces manières-là eussent été très-spirituelles... mais aujourd'hui, nos jeunes filles, croyez-moi, préfèrent des façons plus gaillardes... Heureusement, les anges ne sont pas rares en notre bon pays de France... Nous trouverons à nous consoler.

Étienne protesta par un gros soupir.

—Sans aller bien loin, reprit Montalt, nous avons là deux petites almées comme je n'en ai pas rencontré souvent, moi qui ai vu pourtant bien du pays! Que dites-vous de leur minois, jeune troubadour?

—Je ne les ai pas encore aperçues.

—Vraiment!... s'écria Montalt; vous êtes le roi des amants fidèles!... Le fait est qu'elles se cachent comme deux petites coquettes qu'elles sont probablement... Mais cependant, moi qui n'ai nulle raison de conscience pour mettre mes yeux dans ma poche, j'ai pu les lorgner déjà une douzaine de fois depuis Rennes... Ah! mon jeune ami, j'ai peine à croire que votre ange et sa sœur soient de moitié aussi jolies que ces deux enfants-là!

Étienne haussa les épaules.

—Je vous dis que ce sont des perles!... Et quelles singulières créatures!... Vous ne pouvez vous figurer cela... Tantôt, je vois leurs grands yeux rouges de larmes, tantôt j'aperçois un espiègle sourire autour de leurs lèvres roses... Elles pleurent comme des Madeleines, elles rient comme des folles!... Qu'elles pleurent ou qu'elles rient, elles sont toujours délicieuses!... Patience!... une fois à Paris, je compte bien les voir de plus près...

—Comment!... dit Étienne avec reproche.

—Eh! mon ami..., s'écria le nabab, votre austérité tourne au grotesque... Si ce n'est pas moi, ce sera quelque mauvais étudiant du quartier Latin, ou quelque pauvre commis en nouveautés... Le commis et l'étudiant, après un mois d'orgie à vingt-deux sous, les laisseront choir doucement dans la boue... Moi, après une semaine fleurie et tout ornée de champagne, je les quitterai heureuses et riches... Lequel vaut mieux pour elles?

—Mais si elles sont vertueuses...

Le nabab éclata de rire.

—Je cherche à me rappeler une comédie où il y ait un Philinte de votre force, M. Étienne!... dit-il, mais d'honneur, je n'en trouve pas!... Vous avez, comme cela, une douzaine de mots, qui ne sont que des mots, mais des mots ennuyeux..., vertu, pureté angélique, céleste... que sais-je, moi!... Si Dieu était juste, vous auriez pour mission en ce monde de couronner des rosières depuis le matin jusqu'au soir!...

Il s'interrompit et serra brusquement le bras d'Étienne.

—Tenez!... s'écria-t-il, les voyez-vous, cette fois?

Les deux jeunes filles de la Concurrence venaient en effet de relever leur portière pour respirer un peu d'air frais, et montraient à la fois leurs figures gracieuses et souriantes; mais au moment où Étienne cherchait des yeux, pour obéir au geste du nabab, la Concurrence tourna l'angle d'une rue et les deux jeunes filles disparurent avec elle.

Montalt frappa du pied avec impatience.

—Les amoureux platoniques, grommela-t-il, ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre... Vous avez fait exprès de regarder trop tard, Étienne, tant vous aviez grand'peur de manquer à vos serments de constance!... Mais c'est égal; on ne peut pas tout faire le premier jour... nous verrons bien!

La diligence s'arrêtait dans une sombre rue de la vieille ville, à l'hôtel où les voyageurs devaient prendre leur repas et passer la nuit.

Il va sans dire que Montalt et le jeune peintre soupèrent ensemble; c'étaient deux inséparables. On ne se querella guère que deux ou trois fois durant le repas, et Montalt but, sans trop d'ironie, à la santé de Diane, à la santé de Cyprienne, et même à la santé de Roger, le Pylade absent...

Étienne venait de se retirer dans sa chambre à coucher. Durant toute cette journée, il était resté sous l'empire d'une sorte de fascination. Maintenant qu'il se retrouvait seul, il cherchait, mais en vain, à dépouiller Montalt de son bizarre prestige et à le juger froidement. Montalt échappait à tout examen; son image, évoquée, apparaissait à l'esprit d'Étienne plus fugitive encore et plus capricieuse que la réalité même.

Étienne faisait d'inutiles efforts pour fixer ce fantôme insaisissable; il le voyait à la fois bon, méchant, généreux, cruel, sincère, menteur et mille autres choses impossibles à concilier; il l'aimait, il le maudissait, il le craignait, et le nabab avait presque gain de cause, en définitive, car on ne pensait guère à Diane ni au manoir de Penhoël.

Étienne se promenait dans sa chambre, repassant au fond de sa mémoire toutes les phases de ce long entretien qui l'avait tour à tour effrayé, indigné, enchanté. Il s'arrêta court au milieu de sa promenade. On frappait vigoureusement à sa porte.

—Encore quelque nouvelle imagination!... pensa Étienne. Milord, que voulez-vous?

Mais ce ne fut point la voix du nabab qui répondit.

—C'est moi, Étienne! cria-t-on à travers la porte. Ouvre vite... je tombe de lassitude.

Étienne s'élança; il ne pouvait en croire ses oreilles. La porte s'ouvrit; Roger était dans ses bras.

—Déjà!... dit le jeune peintre, quand la première émotion passée lui permit de parler.

—Mon pauvre ami, répliqua Roger, tu avais deviné juste... on m'a renvoyé comme toi... Mais sois tranquille... ta commission est faite tout de même... Avant de partir, j'ai écrit une longue lettre à Cyprienne... et Dieu sait que j'ai parlé de toi encore plus que de moi!

—Merci..., dit-il, mais pouvait-on croire que mes craintes se réaliseraient sitôt?... Toi, mon pauvre Roger, qu'on aimait tant au manoir de Penhoël!...

—On m'aimait, je le crois, et je n'en veux pas aux maîtres du manoir, car ils ont dû me défendre tant qu'ils ont pu contre la haine des étrangers... mais ils ne sont pas les plus forts, maintenant... et ce qui me désole, Étienne, c'est de n'être plus là pour veiller au besoin sur ceux que nous aimons.

—As-tu donc appris quelque chose depuis mon départ?

—J'ai quitté Redon deux heures après toi... mais, pendant ces deux heures, j'ai causé avec le vieux Géraud... Il paraît que les affaires de Penhoël sont dans un bien triste état!... Géraud ne m'a pas dit tout ce qu'il sait, car sa discrétion égale son dévouement... mais le peu qu'il m'a confié donne déjà bien à réfléchir!... Figure-toi que Penhoël en est réduit, et cela depuis longtemps, à emprunter de l'argent au vieil aubergiste.

—Ils l'ont ruiné, murmura le jeune peintre.

—Ils l'ont ruiné!... répéta Roger; et je me trouble en songeant que Cyprienne et Diane n'ont pas d'autre ressource en ce monde que l'appui de René de Penhoël.

Les deux amis étaient assis l'un près de l'autre sur le lit d'Étienne; il y eut un silence; tous deux baissaient la tête et se donnaient à leurs réflexions tristes.

—Mais foin de l'inquiétude! s'écria tout à coup Roger en sautant sur ses pieds; Penhoël a toujours bien quelques mois devant lui... pendant ce temps, nous travaillerons... Et si Dieu nous aide, les deux filles de l'oncle Jean n'auront plus besoin de la protection de personne... Fais-moi servir à souper, veux-tu? car j'ai dépensé mon dernier sou en route et j'ai une faim de possédé!

Étienne sonna, et Roger fut bientôt devant les restes à demi froids du repas des voyageurs.

—Tout n'est pas malheur..., reprit-il la bouche pleine, et j'ai à remercier le hasard qui m'a fait te rejoindre enfin!... Si je t'avais manqué ici, j'étais un homme perdu... Impossible d'aller en avant ou de retourner en arrière... car j'ai laissé ma montre à Penhoël, et mon costume de chasse ne vaut pas un louis... Vive la cuisine d'auberge, ma foi!... c'est détestable, et cela se mange avec un plaisir!...

—Parlons donc un peu du manoir..., dit Étienne.

—Non pas!... J'ai besoin de tout mon courage pour achever ces côtelettes... Verse-moi plutôt un verre de vin... Mon pauvre Étienne, ma gaieté te blesse peut-être, mais je suis si content de t'avoir retrouvé!... Le commencement de mon tour de France a été rude, vois-tu!... De Redon à Rennes, je suis allé tantôt à cheval, tantôt à pied, tantôt en charrette... A Rennes, je pensais bien te rattraper; mais la diligence était partie depuis deux heures... J'ai pris la petite voiture de Vitré... une boîte antique, spécialement destinée à transporter les solennels bourgeois de ladite ville et leur famille. A Vitré, même histoire, tu venais de partir!... J'avais encore deux écus de six livres... j'ai pris un cheval vitriais qui portait la tête basse entre ses jambes poilues, et dont la queue rouge eût fait honte à la chevelure d'Absalon... Pauvre bête! j'ai violemment dérangé ses habitudes en la faisant galoper six heures durant... A quatre lieues de Laval, elle est tombée devant un bouchon où je l'ai laissée à la grâce de la cabaretière... Quatre lieues, cela se fait à pied quand on sent un ami au bout du voyage... Je suis arrivé, je t'ai embrassé, j'ai soupé... A ton tour de me conter tes aventures!

L'histoire d'Étienne ne fut pas longue apparemment, car une demi-heure après, nos deux amis dormaient tranquillement côte à côte.

Le lendemain matin, un domestique de l'hôtel vint frapper à la porte et prévenir M. Moreau que milord l'attendait pour déjeuner.

—Qu'est-ce que c'est que milord?... demanda Roger.

—C'est ce singulier personnage dont je t'ai parlé hier..., répondit Étienne.

—Ah! ah!... l'ennemi des gentilshommes, des Bretons et des femmes!... le général en chef des armées du roi de je ne sais où!... Je serai enchanté de faire son illustre connaissance.

—Ne va pas te moquer! interrompit Étienne; le coupé lui appartient jusqu'à Paris, et la voiture est pleine... Si tu n'as pas le bonheur de lui plaire, tu peux être bien sûr d'avance que tu resteras à Laval.

Les deux jeunes gens étaient habillés; ils descendirent au salon.

—Milord, dit Étienne, encouragé par les bontés que vous avez bien voulu me témoigner...

Montalt lui prit la main et la secoua rondement.

—Que le diable vous emporte!... s'écria-t-il. Hier soir, vous me parliez comme il faut... Une nuit a-t-elle suffi pour nous replonger jusqu'au cou dans l'ennui des cérémonieuses formules?... Mais qui avons-nous là?

Étienne se tourna en souriant vers Roger.

—J'ai l'honneur de vous présenter Pylade..., dit-il.

—Oh! oh!... fit gaiement Montalt, le vrai Pylade?

—Le vrai Pylade.

—Le compagnon des courses poétiques dans la grande allée des châtaigniers, l'enfant du romanesque manoir... l'amoureux de l'autre ange! M. Roger, nous savons du moins votre nom de baptême... Soyez le très-bien venu... Au lieu de deux amis nous serons trois, voilà tout!

Il tendit la main à Roger qui se prêtait de la meilleure grâce du monde à cet accueil, moitié moqueur, moitié cordial.

Roger, bien plus qu'Étienne, était fait pour les brusques liaisons d'aventures.

A la fin du déjeuner, vous eussiez dit une petite famille, composée de deux neveux parfaitement insoumis, et d'un oncle trop jeune pour parler en sage.

On se remit en route sous de joyeux auspices, non sans avoir fait sauter deux ou trois bouchons de champagne. (Il y a du champagne à Laval.) Nos trois compagnons étaient d'une gaieté folle, et, durant cette journée, il se dit dans le coupé de la diligence des choses extrêmement jolies.

Roger, peut-être parce qu'il avait été prévenu d'avance, ne se montra point trop scandalisé des hérésies de Montalt en fait de sentiment. Il était placé entre Étienne et le nabab; lorsque les deux adversaires discutaient, il jugeait les coups. Bien qu'il donnât le plus souvent raison à Étienne, parfois, nous devons le dire, la facile morale de Montalt trouvait un écho au fond de sa nature un peu molle et sensuelle.

Étienne, au contraire, demeurait ferme comme un roc; toute l'éloquence du nabab se brisait contre sa vertu héroïque.

Les heures passaient vives et rieuses.

La Concurrence se montrait encore quelquefois aux relais, où elle prenait pour un instant les devants. Montalt ne manquait jamais alors de lancer un avide coup d'œil à la rotonde. Roger aussi regardait de tous ses yeux, car on lui avait fait un ravissant tableau des deux petits chapeaux de paille. Mais, précisément depuis que Roger était venu se mettre en tiers dans le coupé, les deux jeunes filles ne montraient plus la même confiance.

Pendant la première partie de la route, et tant que le nabab avait été seul à les poursuivre de ses œillades, les deux petits chapeaux de paille s'étaient montrés bien des fois à la portière de la rotonde.

Maintenant que Roger regardait aussi, elles affectaient de se cacher. Leur portière restait obstinément fermée, en dépit de la chaleur, et Roger, malgré son envie, n'eut pas une seule occasion de les entrevoir.

La journée avait passé comme un rêve; le nabab, quand il lui plaisait de mettre de côté ses paradoxes favoris, racontait, avec une verve entraînante, de ces histoires étranges qui réveilleraient la curiosité d'un mort. Il avait tant vu de choses et tant parcouru de pays! Les fabuleuses légendes de l'Inde prenaient, en passant par sa bouche, un attrait nouveau; et quand il peignait à grands traits les mœurs inconnues de ces lointaines régions où s'était écoulée la moitié de sa vie, les deux jeunes gens immobiles et bouche béante ne pouvaient point se lasser de l'écouter.

Quand on eut laissé derrière soi Alençon, Dreux, Mortagne, quand on vit prochaine la fin du voyage, Étienne et Roger furent pris d'un sentiment de tristesse, à la pensée de la séparation.

Les idées de Montalt se portaient peut-être vers le même sujet, car depuis quelques minutes il gardait le silence, contemplant tour à tour les deux jeunes gens avec une expression de mélancolie.

—A quoi pensez-vous, milord?... dit enfin Roger.

—Je pense, répliqua Montalt, que voilà deux beaux garçons, loyaux, intelligents, braves tous deux, je voudrais en faire la gageure!... ayant enfin tout ce qu'il faut pour faire leur chemin dans le monde... et que ces deux enfants-là se sont attachés, de gaieté de cœur, une pierre au cou...

—Comment donc?... voulut dire Roger.

—Ne vois-tu pas, s'écria Étienne, que milord remonte sur son dada... Il veut parler de nos amours!

—C'est vrai, mon cher ami... et je donnerais beaucoup pour avoir tort... Vous, Étienne, vous avez du talent, j'en suis sûr.

—Vous êtes bien bon...

—Laissez!... Vous, Roger, vous êtes un spirituel enfant, et votre caractère aimable vous ouvrirait toutes les portes... Vous m'avez confié que vous étiez pauvres tous les deux... Écoutez-moi, je ne raille plus... Vous allez commencer une lutte dont l'issue sera votre bonheur ou votre malheur... Quand on marche au combat, dites-moi, est-ce l'instant de se lier bras et jambes?

—C'est le moment de prendre un drapeau, interrompit Étienne vivement; quelque chose qui vous guide dans la bonne chance et qui vous soutienne dans la mauvaise... Nous ne sommes pas des philosophes, nous, milord!... Nous sommes cousus de préjugés, vous savez bien!... Faire fortune ne serait pas un but pour nous, si nous n'avions pas à partager avec quelqu'un de cher le bonheur conquis par nos efforts...

Roger serra la main d'Étienne comme pour dire: «Il a parlé pour nous deux.»

—C'est bien là le diable!... soupira Montalt; ce sont toujours les cœurs généreux qui tombent dans ce travers!... Ah! si j'avais à convertir certains jeunes messieurs sachant compter et ne sachant que compter, ma besogne serait bientôt faite... Mais, répondez, avez-vous confiance en moi?

—Certainement.

—Eh bien! je vous affirme du fond de ma conscience que l'amour, comme vous l'entendez, est un obstacle qui arrête tout élan, un fardeau qui accable toute vigueur, un poison qui énerve et qui tue...

—Mais je sens le contraire en moi!... s'écria Étienne qui mit la main sur son cœur; l'amour, comme je l'entends, est un aiguillon pour le courage, un cordial pour l'âme qui faiblit, un appui pour la volonté qui cède...

—Enfants!... enfants!... murmura Montalt d'un ton sérieux, je parlais de la pierre qu'un malheureux se met au cou pour se noyer... De toutes les pierres, la plus lourde, la plus tenace, la plus mortelle, croyez-moi, c'est une femme aimée...

Étienne savait désormais le moyen de clore ces discussions sans issue.

—Vous parlez en homme qui a fait de cruelles expériences..., répliqua-t-il.

Le nabab sauta comme s'il eût trouvé la pointe d'un poignard sous le coussin de la diligence.

—Nous avons donc un petit peu de mauvaise foi malgré notre vertu, mon jeune camarade?... dit-il avec impatience. Faut-il vous répéter encore que je n'ai jamais aimé?... S'il en fallait une preuve, j'ai fait fortune, moi!... mais j'ai vu de si terribles exemples! j'ai vu des cœurs si robustes anéantis et broyés!...

Il passa la main sur son front. On eût dit qu'il allait parler encore, mais sa tête se pencha sur sa poitrine, et il garda le silence.

Au bout de quelques minutes, il se redressa. La sombre expression qui était naguère sur ses traits avait disparu pour faire place à une gaieté communicative.

—Eh bien! mes fils, s'écria-t-il, gardez vos infirmités... Il m'est évident que votre commune maladie ne peut pas être traitée par des remèdes violents... il faut un régime... je serai votre médecin malgré vous... Et, en attendant, nous commencerons tout doucement notre petite fortune.

Étienne et Roger le regardaient sans oser l'interroger.

—Mon majordome m'a précédé à Paris..., reprit Montalt, je pense que nous allons le trouver au bureau des messageries, où il m'attend sans doute comme c'est son devoir... Il a dû m'acheter un hôtel... quelque chose de très-beau... le prix m'est indifférent... J'aurai besoin d'un peintre pour décorer mes salons...

—Ah! milord! interrompit Étienne avec émotion, je ne suis qu'un apprenti dans mon art... et vous ne connaissez rien de moi...

—Je vous dis que vous avez du talent!... Est-ce que vous allez me refuser?

—J'en réponds, moi, qu'il a du talent!... s'écria Roger en prenant la main de Montalt; vous êtes un noble cœur, milord... et si Étienne refuse, je me brouille avec lui pour tout de bon!

—J'accepte..., dit le jeune peintre à voix basse.

—Et moi je vous remercie, mon ami... Quant à notre joyeux camarade Roger...

—Ah! par exemple, quant à moi, interrompit celui-ci en secouant la tête, vous serez bien habile, milord, si vous pouvez trouver ce à quoi je suis bon... Je ne sais rien faire.

—Ce sont les paresseux qui disent cela, M. de Launoy!... Si vous vouliez accepter près de moi, votre ami, une position dont je n'abuserais jamais, je vous jure... j'ai absolument besoin d'un secrétaire.

Roger avait des larmes dans les yeux. Mais le nabab semblait plus ému que lui encore.

—Je sais bien..., reprit-il avec un embarras qui avait sa source dans la plus exquise des délicatesses, qu'un jeune homme bien né... habitué jusqu'à présent à une vie... mais, je vous le répète... je suis votre ami avant tout.

—Milord... milord! interrompit Étienne, vous voyez bien que Roger accepte... et qu'il est heureux comme moi de ne pas se séparer de vous.

—Est-ce ainsi?... s'écria joyeusement le nabab; eh bien! je ne sais pas comment vous remercier, mes amis!... Et je ne donnerais pas pour mille guinées la bonne fantaisie que j'ai eue de m'embarquer dans cette diligence!... Ah! vous serez mes fils et mes frères... et, si vous voulez, jamais nous ne nous séparerons!

—Jamais! répétèrent Étienne et Roger tandis que leurs mains étaient dans celles de Montalt.

La diligence venait de s'arrêter à la barrière de Passy. La Concurrence, arrêtée un instant auparavant, subissait, la première, la visite de la douane. Les voitures se touchaient de telle sorte que la portière de la Concurrence était à un demi-pied seulement de la portière du coupé.

Le store qui cachait les deux petits chapeaux de paille restait clos hermétiquement.

Mais, à l'instant où la petite voiture s'ébranlait, laissant la diligence subir la visite à son tour, une main mignonne souleva le store baissé, et deux papiers, jetés adroitement, tombèrent aux pieds de nos trois voyageurs.

Ce fut Montalt qui les ramassa.

—Enfin!... s'écria-t-il; elles nous donnent signe de vie!... Je savais bien que mes œillades ne pouvaient pas être perdues!

Ses yeux tombèrent sur les deux papiers, et il fit un geste de désappointement comique.

—Oh! les femmes!... les femmes!... reprit-il; toujours le même esprit contrariant et à l'envers!... C'est moi qui les ai regardées... et c'est vous, mes amis, qu'elles choisissent!

—Nous?... dirent en même temps les deux jeunes gens.

—Elles se seront procuré vos noms, poursuivit le nabab, auprès du conducteur à Laval ou à Alençon... Ce qui est certain, c'est que vos noms sont sur les adresses...

L'un des billets portait, en effet: A M. Étienne Moreau. L'autre: A M. Roger de Launoy.

On en fit l'ouverture. Ils étaient tous deux pareils et contenaient ces seuls mots:

«Ce soir, à huit heures, devant l'église Notre-Dame.»

Les billets portaient la même signature, tracée par deux mains différentes; on lisait au bas de chacun d'eux: «Belle-de-nuit

Si Étienne et Roger avaient quitté un jour plus tard le manoir de Penhoël, ce mot: belle-de-nuit aurait fait sur eux une impression bien pénible. Tout de suite leur mémoire eût évoqué la légende douce et triste que Cyprienne et Diane chantaient si souvent naguère; ils eussent songé aux deux pauvres filles mortes...

Mais ils ne savaient rien. Quand ils avaient vu pour la dernière fois Diane et Cyprienne, elles dansaient, riantes et belles, au salon de verdure. Ils ne virent rien sous cette appellation mystérieuse, sinon quelque voluptueux défi et un commencement d'aventure.

Belle-de-nuit!... murmura le nabab; c'est très-joli, cela... c'est de la fine fleur de poésie!... Pourtant, nous avons affaire à des provinciales renforcées, puisqu'elles donnent rendez-vous à Notre-Dame. Elles croient sans doute que tout le monde va se promener là, le soir, comme on fait devant l'église de leur bourgade... C'est égal, vous êtes d'heureux coquins!

—Nous n'irons pas..., dit Étienne.

Roger fit une légère moue.

—Bravo! s'écria Montalt; don Quichotte n'aurait pas mieux dit!...

—Je ne verrais pas grand mal..., commença Roger.

Étienne se pencha à son oreille.

—A l'heure qu'il est, murmura-t-il avec reproche, Cyprienne relit peut-être ta lettre en pleurant...

—Nous n'irons pas! répéta résolûment Roger.

—Alors, dit le nabab, il faudra donc que j'y aille, moi!...


Quelques minutes après, on arrivait à la cour des messageries, où M. Jones, le majordome de milord, attendait son maître, en bel habit noir et chapeau bas.

Roger, Étienne et le nabab montèrent, de compagnie, dans une élégante calèche qui les emporta, au galop de deux chevaux magnifiques, vers le faubourg Saint-Honoré.

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE.

QUATRIÈME PARTIE.
PARIS.

I
TROIS GENTILSHOMMES.

On avait vu s'établir, depuis six semaines ou deux mois, au grand hôtel des Quatre Parties du monde, situé rue de Valois-Batave, devant le Palais-Royal, une colonie composée d'étrangers assez marquants.

Ils étaient trois hommes et deux femmes, sans compter les domestiques, et vivaient en famille, bien qu'ils portassent tous des noms différents.

En 1820, les hôtels nombreux, groupés autour du Palais-Royal étaient encore habités presque exclusivement par ce peuple cosmopolite de joueurs et de viveurs qu'attiraient la roulette et la gloire européenne des déesses parquées dans les galeries.

Le Palais-Royal était le centre des joyeux mystères; les goutteux de province en parlaient avec onction à leurs coquins de neveux. Sa renommée était aussi brillante aux froides rives de la Néva qu'aux bords de la Tamise, ce brumeux Pactole qui roule des guinées; Vienne, Berlin, l'Italie, envoyaient à ce temple, ouvert à tous les désirs, d'innombrables dévots. Les sauvages de l'Amérique en racontaient les merveilles dans leurs wigwams, en buvant des petits verres d'eau-de-feu, et les bons musulmans de Turquie nourrissaient le secret espoir que c'était là précisément le paradis annoncé par le prophète.

Dans ce monde bigarré qui se renouvelait sans cesse aux abords du Palais-Royal, il y avait presque autant de véritables grands seigneurs que d'aventuriers de bas lieu, et certes, il était bien difficile de reconnaître les uns d'avec les autres; aussi ne se donnait-on point pour cela beaucoup de peine. Il y avait une sorte de mesure qui servait à tous indistinctement dans ce peuple de comtes et de barons, où l'égalité sainte, comme on dit au dessert des banquets politiques, était religieusement pratiquée.

On ne divisait point les hommes en chrétiens et en païens, en royalistes et en libéraux, en nobles et en vilains; il y avait seulement des bourses vides et des bourses pleines.

Les bourses pleines constituaient les gens comme il faut; les bourses vides donnaient droit au titre de polisson.

Et comme le hasard régnait là en dieu unique et suprême, tout polisson pouvait devenir homme comme il faut en une heure, et réciproquement.

Quant à la morale, on ne s'en occupait guère. Chez les maîtres d'hôtel, la rigueur la plus puritaine allait parfois jusqu'à exiger un passe-port.

C'était le comble. Il va sans dire qu'on n'avait point la folle idée de s'enquérir si M. le marquis un tel avait des parchemins vrais ou faux, ni de prendre le plus petit renseignement sur la question de savoir à quelle source abondante et cachée le prince ***ski puisait ses billets de banque.

Dans une société, constituée sur ce pied de libérale tolérance, la petite colonie de l'hôtel des Quatre Parties du monde devait jouir d'une considération très-distinguée. Il y avait, en effet, de l'argent dans la caisse commune; on menait bonne vie, on jouait gros jeu, on dînait royalement, et la gêne n'avait pas encore montré une seule fois son menaçant bout d'oreille.

Aussi nos cinq étrangers n'étaient-ils pas de ces émigrants à la douzaine qui abandonnent leur pays on ne sait pourquoi. Ils voyageaient, les hommes du moins, pour affaires politiques, et cachaient sous des apparences frivoles le maniement des plus graves intérêts.

Le chevalier de las Matas préparait la révolution qui chassa Ferdinand de Madrid; le comte de Manteïra jetait les bases de la charte portugaise, et le noble baron Bibander de Berlin venait communiquer aux libéraux de France les précieuses idées de l'illuminisme allemand.

Avec eux voyageait madame la marquise d'Urgel, veuve d'un grand d'Espagne de première classe et sœur du chevalier de las Matas. Cette marquise était une adorable femme, ardente comme une Andalouse et pas plus cruelle qu'une Parisienne.

Elle n'avait habité l'hôtel que durant un mois ou cinq semaines; après quoi on l'avait vue partir avec une jeune dame, dont il nous reste à parler. Elle demeurait maintenant dans un autre quartier, mais elle venait plusieurs fois par jour à l'hôtel.

La jeune dame qui l'avait suivie, et que nous devons faire connaître aussi au lecteur, semblait à peine sortie de l'enfance. A l'hôtel des Quatre Parties du monde, on n'avait fait que l'entrevoir au moment de l'arrivée. Depuis lors, elle n'avait pas quitté sa chambre une seule fois.

Elle était souffrante, sans doute, et c'était la camériste de madame la marquise qui seule avait le droit de lui donner des soins.

Les gens de l'hôtel parlaient quelquefois entre eux de cette jeune dame autour de qui tombait comme un voile mystérieux. Bien qu'on ne l'eût aperçue qu'une seule fois, chacun se souvenait de sa beauté douce et vraiment exquise. En traversant les corridors pour se rendre à cette chambre reculée qu'elle ne devait plus quitter, sinon pour suivre la marquise à sa nouvelle habitation, la pauvre enfant avait l'air bien triste. Son visage pâle exprimait l'abattement et l'effroi.

On avait pu penser d'abord qu'elle était la jeune sœur de la marquise, mais leurs physionomies présentaient un entier contraste, et d'ailleurs le teint blanc et la blonde chevelure de l'enfant démentaient une origine espagnole.

Quoi qu'il en fût, la camériste de madame la marquise se plaisait à vanter l'attachement de sa maîtresse pour la jeune femme.

—Ah! celle-là, disait-elle à tout propos, peut remercier le bon Dieu!... C'est soigné dans du coton... c'est caressé toute la journée!

—Mais elle ne vient donc jamais voir ces messieurs?... demandaient parfois les gens de l'hôtel.

—Ne m'en parlez pas!... ripostait la soubrette; c'est si indolent... quand on ouvre seulement la fenêtre, ça croit que ça va mourir.

C'était environ deux mois après les événements qui avaient eu lieu au manoir de Penhoël; on était en octobre, et la température commençait à fraîchir.

Dans le salon de l'appartement occupé par notre petite colonie à l'hôtel des Quatre Parties du monde, le chevalier de las Matas, le comte de Manteïra et le baron de Bibander se trouvaient réunis.

Il y avait un bon feu dans la cheminée, pour chauffer ces trois nobles personnages, et la table qui restait dressée au milieu de la chambre gardait les débris d'un copieux déjeuner.

Il était impossible de se méprendre: la vue seule de nos trois gentilshommes, à part même l'accent exotique que chacun d'eux avait au plus haut degré, suffisait pour les placer dans la classe des étrangers.

La France, en effet, a son galbe particulier, qui change suivant la mode et le temps, mais qui tranche toujours avec les physionomies des peuples voisins.

A l'époque où se passe notre histoire, les visages parisiens étaient rasés soigneusement. A peine voyait-on quelques petits favoris dessiner un étroit demi-cercle et joindre l'oreille aux ailes du nez, qui surmontait une lèvre dépourvue de toute espèce de moustache. Les cheveux courts se frisaient à la Titus. Donc, pour se donner un air d'étranger, il suffisait de porter les cheveux longs et la barbe entière.

Les cheveux de nos trois gentilshommes tombaient sur leurs épaules, et leurs barbes eussent fait envie au Juif errant.

En leur qualité de fils de la Péninsule, le comte et le chevalier étaient bruns comme des corbeaux; le baron Bibander, en revanche, avait une de ces longues perruques germaniques qui ressemblent à des quenouilles chargées de filasse.

C'étaient, en vérité, des personnages assez remarquables pour mériter une description détaillée; mais nous avons un moyen d'abréger en disant tout de suite au lecteur que le chevalier de las Matas, le comte de Manteïra et le baron de Bibander étaient tout bonnement ses anciennes connaissances Robert dit l'Américain, Blaise surnommé l'Endormeur, et Bibandier, l'ancien chef des uhlans de Bretagne.

Les deux premiers avaient jugé à propos de se déguiser complétement et de changer de nom, pour parer aux poursuites de la police, qui possédait en portefeuille leurs signalements et leur histoire.

Quant à l'ancien uhlan, son cas était le même avec un danger moindre, car il avait eu l'adresse de ne jamais compromettre en justice son beau nom de Bibandier.

Robert et Blaise s'étaient dirigés sur Paris immédiatement après leur expulsion du manoir. Ils laissaient derrière eux Lola, mais ils emmenaient la pauvre Blanche que Robert avait cachée comme une proie dans l'ancien trou de Bibandier, sur la lande de Bains. Cet enlèvement avait lieu contre l'avis formel de l'Endormeur, qui n'aimait pas plus aujourd'hui qu'autrefois les bouches inutiles. Mais Robert s'était roidi dans sa résolution. Il avait son idée, et à présent, moins que jamais, il eût consenti à se dessaisir de l'héritière de Penhoël.

A peine hors du manoir, Blaise et lui étaient redevenus, du reste, les meilleurs amis de la terre. L'Endormeur osait à peine discuter au sujet de Blanche, tant il avait regret, le bon garçon, de cette scène faite à son vieux camarade dans le salon de Penhoël.

Maintenant qu'il n'y avait plus moyen de s'administrer sans partage les vingt mille livres de rente, Blaise était tout repentir.

Robert, cependant, ne songeait même pas à lui faire un reproche. Le triomphe les avait désunis; la défaite commune les rapprochait. Ils avaient encore besoin l'un de l'autre et ne demandaient pas mieux qu'à se liguer plus étroitement, pour recommencer la lutte sur de nouveaux frais.

Robert, d'ailleurs, avait trop de choses en tête pour trouver le temps d'entamer une vaine querelle. C'était, nous l'avons dit, une nature admirablement organisée pour les difficultés de la lutte, mais qui s'amollissait dans la fortune et perdait une bonne part de son audace, à mesure que le bien conquis amenait avec soi les chances de perte.

Il fallait à l'Américain, pour exécuter ses escamotages hardis, des poches vides et des mains libres.

En ce moment, loin de courber la tête sous le coup qui le frappait, il se redressa plus vaillant que jamais. Les dix mille francs qu'on lui avait jetés comme un os à ronger n'étaient qu'une première mise de fonds pour recommencer la partie. Il se retrouvait lui-même; les idées abondaient dans son cerveau, et ce n'était pas sans joie qu'il songeait à cette grande mêlée parisienne où il allait se précipiter de nouveau, armé de toutes pièces.

Dès ce premier moment, il pouvait compter plus d'une corde à son arc; et Blanche lui paraissait être la meilleure de toutes. Mais comment emmener Blanche malgré elle? Cent lieues à faire avec une jeune fille qui résiste, qui pleure, qui appelle au secours, c'est assurément l'impossible.

Robert avait pour mentir un talent de premier ordre, et la pauvre Blanche était si facile à tromper! Quand Robert la plaça en croupe derrière lui sur la lande de Bains, Blanche le supplia les larmes aux yeux de la reconduire à sa mère.

Robert lui dit d'un air étonné:

—Pensez-vous donc que j'aie agi à l'insu de Madame?... Vous ignorez donc tout ce qui se passe au manoir?...

L'Ange ouvrait déjà ses grands yeux timides et crédules.

—Hélas! pauvre enfant, reprit Robert; Madame vous aime tant!... Elle vous a caché le malheur jusqu'au dernier moment... Mais n'avez-vous jamais vu, alors qu'elle se croyait seule, des larmes dans ses yeux?...

—Oh! si!... murmura l'Ange, bien souvent!

—Et ne vous êtes-vous jamais aperçue qu'elle me cherchait parfois pour m'entretenir en secret?

—Si..., dit encore l'Ange.

—C'est que j'étais son confident, mademoiselle... Je savais combien elle souffrait, la pauvre sainte femme! Je tâchais de la consoler, mais je n'ai pas pu la défendre...

—Mon Dieu!... mon Dieu! murmura l'Ange, qu'est-il donc arrivé à ma mère?...

—Le maître de Penhoël a vendu petit à petit ses métairies, ses moulins, son manoir..., répliqua Robert à qui la vérité donnait ici une grande force de persuasion; Pontalès lui a tout acheté... Pontalès qui se disait son ami!... Et votre bonne mère qui a confiance en moi, mademoiselle Blanche, m'a prié de vous conduire à Rennes où elle viendra vous retrouver.

Blaise, qui trottait en avant, s'émerveillait qu'on pût dépenser tant de bonne fourberie tout exprès pour se mettre sur les bras une petite fille pleurnicheuse et malade, une héritière ruinée, une bouche inutile, s'il en fut jamais!

—Mais, demandait l'Ange, pourquoi ma mère ne m'a-t-elle pas conduite elle-même?

L'Américain baissa la voix comme pour faire une grande confidence.

—Pauvre demoiselle!... répliqua-t-il, c'est qu'il fallait vous défendre contre votre père!

—Contre mon père!...

—Je n'ose pas vous dire cela... votre père est à la merci des Pontalès... Et le jeune comte Alain vous aimait...

—Oh!... fit Blanche effrayée.

Puis elle ajouta en se serrant contre Robert:

—Merci, M. de Blois... merci de m'avoir sauvée!

Blanche ne gardait pas l'ombre d'un doute. Elle monta en voiture à Redon, confiante et pleine d'espoir de retrouver sa mère.

Comme elle n'avait aucune idée des distances, la route de Redon à Rennes put s'allonger pour elle bien au delà des limites de la Bretagne, et quand elle montra enfin quelques soupçons, Robert en fut quitte pour inventer une nouvelle histoire.

Ils voyageaient en chaise de poste et avec une grande rapidité. Ils arrivèrent à Paris quelques heures après la diligence qui portait Montalt et nos deux jeunes gens.

Tout d'abord, ils descendirent dans leur ancien quartier, afin de prendre langue et de connaître un peu l'état de la place.

Blanche, malade, passait ses jours au lit et demandait sa mère.

Au bout d'une demi-semaine, on vit arriver Lola, que le vieux Pontalès avait mise honnêtement à la porte. Au bout de la semaine entière, le bon Bibandier entra un matin dans le garni borgne où nos deux compagnons s'étaient provisoirement installés, et les serra tous deux contre son cœur avec effusion.

—Pas de reproche!... dit-il, je vous ai balancés pas mal l'autre jour... mais j'ai quinze mille francs, moi... et je mêle!

Les cœurs bien nés n'ont point de rancune. On fit monter du vin et l'on tint un conseil, à la suite duquel nos trois amis et Lola changèrent de noms pour faire figure convenable dans le beau quartier.

Le soir même, le chevalier, le comte, le baron et madame la marquise, emmenant Blanche avec eux, firent leur entrée au grand hôtel des Quatre Parties du Monde.

Les affaires s'annonçaient à merveille, et nos trois gentilshommes eussent vécu dans la concorde la plus parfaite, sans Blanche qui était un perpétuel sujet d'inquiétude et de discussion.

Blaise et Bibandier voyaient là, en effet, un danger qui était réel. On était contraint de claquemurer la jeune fille pour l'empêcher de communiquer avec les gens de l'hôtel, et cette séquestration commençait à faire jaser.

Blaise disait:

—Notre situation est bien assez précaire par elle-même, pour que nous n'allions pas en augmenter le danger de gaieté de cœur... Il convient d'éloigner de nous ce qui peut attirer les regards; et puisque l'Américain compte avoir tous les bénéfices de l'enlèvement, qu'il prenne les risques pour lui tout seul!

Bibandier prêtait à cette opinion l'appui de son éloquence.

M. le chevalier de las Matas fut obligé de céder.

Il eut recours à Lola, qui ne lui refusait jamais rien. Ce n'était pas chez la belle marquise amour proprement dit ou amitié bien définie, c'était tout bonnement vieille habitude d'obéir.

On choisit un quartier modeste, de l'autre côté de la Seine, et madame la marquise d'Urgel y prit un appartement à son nom.

L'endroit choisi fut cette partie du quartier Saint-Germain qui n'est déjà plus la patrie des écoles turbulentes, mais qui n'est pas encore tout à fait le noble faubourg.

A l'entrée de la rue Sainte-Marguerite, du côté de l'Abbaye, il y avait une maison d'honnête apparence qui semblait vraiment faite pour une vertueuse dame et sa pupille. Ce fut dans cette maison que Lola prit ses quartiers, et nos trois compagnons, quittes de soucis, purent donner tous leurs soins à l'amélioration de leur industrie.

La matinée s'avançait: le chevalier de las Matas et le comte de Manteïra étaient encore en robe de chambre, mais le baron de Bibander s'occupait déjà de sa toilette.

Le chevalier était assis, les pieds au feu, devant une petite table portant tout ce qu'il fallait pour écrire. Il avait sous la main une large feuille de papier, couverte d'écritures et de chiffres. Autour de lui s'ouvraient quatre ou cinq ouvrages d'arithmétique et d'algèbre qu'il consultait d'un air fort entendu.

De l'autre côté du foyer, M. le comte de Manteïra fumait sa pipe en biseautant fort adroitement un jeu de cartes.

Le baron de Bibander se tenait à l'autre extrémité de la salle devant une glace, où il se mirait avec une complaisance extrême.

Ils étaient vraiment assez bien déguisés tous les trois. La barbe et les cheveux longs allaient parfaitement à la figure pâle de Robert, qui était un fort passable cavalier espagnol. L'Endormeur, lui, avait été obligé de raser ses cheveux d'un blond tirant sur le roux et de se munir d'une perruque noire pour se donner une physionomie portugaise. Il avait teint, en outre, sa barbe, et son meilleur ami aurait eu quelque peine à le reconnaître. Quant à Bibandier, ces quelques semaines d'abondance l'avaient refait si bellement, qu'à la rigueur son embonpoint nouveau aurait pu seul lui servir de masque.

Son teint, naguère si jaune, fleurissait maintenant; ses joues décharnées s'étaient arrondies. Il commençait même à prendre du ventre.

—Ah çà!... dit Blaise en passant l'ongle sur la tranche de son jeu de cartes, est-ce que tu n'as pas bientôt fini de mettre ton corset, M. le baron?

—C'est étonnant comme j'engraisse!... répliqua Bibandier en se souriant à lui-même dans le miroir; mais j'avais dit à ce coquin de coiffeur de venir mettre des papillotes à ma barbe... vous verrez que le drôle me fera faux bond!

—Américain!... dit Blaise.

Robert leva la tête en sursaut.

—Regarde donc un peu M. le baron... est-ce que tu ne le trouves pas plus laid encore qu'autrefois?

—Beaucoup plus laid, répliqua Robert qui se renfonça aussitôt dans son algèbre.

Bibandier fit une pirouette et haussa les épaules.

—Mes petits, murmura-t-il, on vous laisse dire... vous êtes jaloux, ça se voit.

Il continua de se sangler à tour de bras et de faire exécuter à sa grande figure hâlée toutes sortes de grimaces mignonnes.

Il mettait à se trouver charmant une bonne foi non suspecte.

—Voilà le jeu arrangé!... dit Blaise; si tu avais le temps de me montrer un peu à faire danser Sa Majesté, Américain?

Robert fit un geste d'impatience.

—Tu vois bien que je suis perdu au milieu de mes chiffres..., répliqua-t-il; chaque fois que tu viens me conter comme cela quelque fadaise, je suis obligé de recommencer des calculs du diable... Sans toi, étourneau que tu es, je tenais ma martingale!...

—Ah! ah!... fit l'Endormeur, un bel oiseau que ta martingale!... mets-lui un grain de sel sur la queue!

—Voyons! s'écria Robert; veux-tu me laisser en paix oui ou non?

Blaise se reprit à battre ses cartes biseautées.

—Sois calme, Américain, dit-il; on respecte ta martingale, mon fils... et on va tâcher de travailler tout seul.

Il étala ses cartes sur un coin de table et commença une série de tours d'adresse qui n'étaient pas sans mérite.

On frappa doucement à la porte.

—Ah! fit Bibandier avec joie; voilà mes papillotes.

Blaise avait abrité lestement son jeu de cartes dans la manche large de sa robe de chambre.

La porte s'ouvrit, et l'on vit apparaître un museau long et jaunâtre, tenant par un énorme col de crinoline à un uniforme de soldat du centre.

L'Alsace seule a le secret de produire ces excellentes têtes de troupiers, toutes en menton, et dont les joues, le nez, le front semblent se reculer humblement pour faire ressortir deux triomphantes mâchoires, capables d'exterminer une armée de Philistins.

—Ah!... dit Bibandier désappointé. Ce n'est que mon maître d'allemand... Bonjour, Graff.

Le soldat porta la main à son shako.

—Ponchur, messié, et la gombagnie..., dit-il en entrant. Ça fa-t-il gomme fus fulez?...

—Ça fa gomme nus fulons, répliqua le noble baron Bibander.

—Pas mal, pas mal!... fit Blaise... Seulement ça ne me paraît pas assez senti... J'ai eu un portier qui était de Colmar et qui disait: Ça fa-t-il gômme fi filez?

—Voyons!... s'écria Bibandier, tout ça dépend des dialectes... Il ne s'agit pas de plaisanter ici... Vous autres, vous en prenez à votre aise... Toi, M. le Portugais, tu n'as qu'à nasiller comme un canard et à mettre de la bouillie dans ta bouche pour prononcer les s... Vous, seigneur chevalier de las Matas, il vous suffit d'enfler les mots comme un marchand de vulnéraire et de gasconner un peu en faisant ronfler les nasales... Ah! si je n'étais qu'une Essépagnoleu ou un Pourteungais, ajouta-t-il en nasillant à outrance, mon rôle serait bien facile... Mais un baron du saint-empire, morbleu!...

—Morplé!... si ça fus est écâl..., dit Graff.

—Je commence à être pas mal fort..., reprit Bibandier; mais cet Alsacien manque de méthode.

—De guoi? demanda Graff.

—De méthode! mon brave ami... Et cela tient à ce qu'on a négligé ton éducation première... Est-ce que tu saurais me mettre des papillotes, toi?

—Je grois pien! répliqua le soldat; ché suis lé pârpier di pâtaillon.

—Répétez cela! M. le baron, s'écria Blaise; voilà une phrase qui contient en germe tous les principes du baragouinage.

Mais le baron était allé chercher du papier à papillotes.

L'Alsacien riait.

—Si ché sais mettre les babiotes, répétait-il en montrant son énorme mâchoire; ché suis né tans les babiotes..., mon bère était pârpier... mon crand-bère il était aussi pârpier..., le bère de mon crand-bère...

—Et ainsi de suite, interrompit Blaise.

Ia, graff! dit le soldat en se mettant au port d'armes.

Il se tut durant un instant, mais cette coïncidence qui faisait un même mot de son nom à lui et du titre du prétendu Portugais lui sembla probablement très-bouffonne, car ses deux grandes mâchoires s'ouvrirent de nouveau.

Ia, Graff!... répéta-t-il; fus êtes graff... moi ché suis Graff, burguoi je m'abèle Graff... mais fus c'est bârce que fus êtes graff..., fus gombrenez?

—Parfaitement..., dit Blaise.

Robert se frappait le front et perdait le fil de ses calculs.

—En besogne! s'écria Bibandier qui apportait une main de papier à papillotes.

Il s'assit devant la glace, et Graff s'empara de sa tête poilue.

Tout en maniant la chevelure épaisse et rude de M. le baron, l'Alsacien répétait entre ses dents:

—Si ché gonnais lés babiotes! Mon bère était pârpier... mon crand-bère...

—Allons, Graff!... dit Bibandier, faisons d'une pierre deux coups: donne-moi ta leçon!

—Che feux pien... Dâgez te faire adention... Si fus endrez chez dés pourgeois, fus tites: Ponchur, messié, mestâmes...

—Ponchur, messié, mestâmes, répéta Bibandier.

—Et la gombagnie, ajouta Graff.

—Et la gombagnie, ajouta également le baron. Après?

—Abrès, fus tites: Il vait crand jaud!...

—Il vait crand jaud.

—U bien: Il vait crand vroid!...

—Il vait crand vroid...

—Ein vroid te gien, Matâme, ou messié!

—Assez là-dessus!... Après?

—Abrès, fus tites: matâme, aimez-fus pien à brentre eine temi-dasse abrès le tîner?

Le baron, docile, répéta encore cette phrase tant bien que mal.

—Après?

Graff se gratta le front.

—Abrès... abrès... fus tites: Matâme, aimez-fus pien à brentre eine betite ferre abrès vodre temi-dasse?

—Le café et le pousse-café..., dit Blaise.

—Impossible de s'y retrouver! grommela Robert.

—Messié Pipandre, reprit Graff, fos babiotes sont insdallées.

Bibandier était charmant, la tête couronnée de papier rose.

Durant une bonne minute, il fit à son image reflétée par la glace des yeux en coulisse, puis il se pencha vers son professeur alsacien.

—Et quand on veut faire la cour à une femme..., prononça-t-il tout bas, que faut-il dire?

—Ah tâme!... répliqua Graff avec embarras, fus tites: Mâtemoiselle, fulez-fus brentre guelgue josse tessus le gontoir?

Blaise battit des mains et cria bravo.

—Imbécile!... s'écria Bibandier, est-ce que les duchesses à qui je fais la cour prennent des petits verres sur le comptoir?...

—Ché sais bas, moi, messié Pipandre...

—Tu n'as donc aucune idée de ce que c'est qu'une femme du grand monde?... Va-t'en! On n'a plus besoin de toi!

Graff remit son shako sur sa tête plate et rase, mais il ne se pressa point de sortir.

—Eh bien?... fit le baron.

—C'est que, messié Pipandre, répliqua l'Alsacien qui remonta timidement sa buffleterie, fus m'afiez bromis eine betite à-gonte...

—C'est juste, dit Bibandier qui fouilla dans sa poche.

Puis il ajouta:

—Mais je n'ai que des billets de banque, mon fils... ce sera pour une autre fois.

Le pauvre Graff salua à la ronde d'un air résigné.

—Ponsoir, messié..., dit-il, et la gombagnie.

A peine fut-il sorti que M. le chevalier de las Matas se leva brusquement et frappa un grand coup de poing sur la table.

Archimède devait avoir cet air radieux lorsqu'il parcourut, dans son négligé historique, les rues de Syracuse étonnée.

—Je la tiens!... s'écria-t-il; je la tiens!...

—Ta martingale?... demandèrent à la fois Blaise et Bibandier.

Robert s'essuya le front.

—Ça n'a pas été sans peine!... répliqua-t-il; mais, de par tous les diables, Montalt me la payera mon pesant d'or!...

II
LA MARTINGALE.

Blaise et Bibandier avaient l'air également incrédule.

—Américain, dit Blaise, tu as du talent pour ce qui est des cartes... ça, c'est une chose incontestable... mais voilà bien des fois que tu la trouves ta martingale!

—Ta martingale..., fit observer Bibandier, c'est comme le merle blanc ou le trèfle à quatre feuilles.

Il s'occupait en ce moment de boutonner, par-dessus son pantalon d'un bleu vif, un superbe gilet de velours ponceau, à boutons brillantés.

—Vous n'entendez rien à tout cela!... s'écria M. le chevalier de las Matas. Je connais maintenant Berry Montalt comme si je l'avais inventé, voyez-vous... J'ai cru d'abord qu'il faisait un peu comme nous et que sa grande fortune était dans les nuages... mais j'avais tort de croire cela... Il est riche... il est puissamment riche!... Et tout ce que possédait ce pauvre diable de Penhoël n'aurait pas pu fournir à milord son argent de poche seulement!

—Ça ne prouve pas que tu aies trouvé ta martingale?... dit l'Endormeur.

—Attends donc!... Quant à savoir d'où lui vient cette grande fortune, je m'en doute... A Londres on n'a pas besoin d'être un aigle pour faire des coups de tous les diables, et je veux être pendu si Montalt a jamais vu son iman de Mascate autre part que dans l'histoire des voyages... Il aura eu de la chance... Il sera tombé sur une bonne affaire... Et puis l'air de Londres lui aura semblé malsain...

—Si c'est comme cela, interrompit le baron qui mettait ses soins à nouer autour de son cou osseux une cravate de satin blanc à raies couleur de feu, il n'y a rien à faire!

—Par exemple!... s'écria Robert, c'est justement ces hommes-là que j'aime!... Si Montalt était un honnête gentleman comme il veut bien le dire, on n'aurait pas trouvé tout de suite son côté faible... mais j'ai causé avec lui... je l'ai retourné en tous sens... Croyez-moi, Montalt est des nôtres... Il n'a ni foi ni loi... Et après deux ou trois verres de punch il faut voir sa face d'Anglais s'épanouir quand on lui raconte un bon tour!... La seule différence qu'il y ait entre lui et moi, c'est que j'ai soulevé des montagnes pour gagner quelques misérables sous, tandis qu'il n'a eu qu'à se baisser probablement pour ramasser des millions... Car il a des millions, et l'histoire est assez singulière.

—Je sais... je sais, interrompit Blaise. La petite boîte de sandal, dont le couvercle est en diamants... c'est peut-être du stras.

—Mon bonhomme, dit Robert avec gravité, l'autre soir, Montalt avait perdu cinquante et tant de mille francs au trente et quarante des étrangers... Je l'ai vu se lever et se rendre dans un coin de la chambre... Il nous tournait le dos... Il a pris dans sa poche un objet que je n'ai pas pu apercevoir; mais c'était la fameuse boîte, j'en suis sûr!

—C'est une idée à toi..., interrompit Bibandier.

—Après?... dit Blaise.

—Si c'est une idée à moi, jugez-en, reprit Robert; cet objet mystérieux dont je vous parle il l'approcha de sa bouche et l'on entendit un petit bruit sec comme s'il eût cassé un morceau de sucre avec ses dents... L'instant d'après il revint et dit au banquier:

«—Je n'ai pas d'argent sur moi, voulez-vous m'escompter cela?»

Robert s'arrêta.

—Et qu'est-ce que c'était que cela? demandèrent Blaise et Bibandier.

—Cela, c'était un petit morceau de stras, comme dit M. le baron, sur lequel le banquier du cercle des étrangers compta soixante-sept billets de mille francs à Berry Montalt... Sonne un peu, l'Endormeur, et dis qu'on apporte du vin chaud... nous avons à causer de nos affaires aujourd'hui... et il faut tâcher d'en causer le plus gaiement possible.

—Ça va-t-il durer beaucoup? demanda le baron Bibander qui dirigeait vers ses deux oreilles les bouts aigus de sa flamboyante cravate.

—N'avons-nous pas de temps?... répliqua Robert.

—C'est que..., dit l'ancien uhlan avec un joli sourire de jeune fat, j'ai reçu ce matin de mon coquin de tailleur une polonaise dans le dernier goût... J'aurais voulu me montrer un peu au Palais-Royal et sur le boulevard, pour voir l'effet.

—Tu te montreras demain.

—Sans doute... Mais demain, mon coquin de tailleur aura peut-être livré d'autres polonaises pareilles à la mienne... de sorte que je me trouverai en danger de croiser sur ma route le premier faquin venu habillé tout comme moi.

—Ce sera piquant pour le faquin, grommela Blaise. Joseph, ajouta-t-il en s'adressant au garçon qui entrait, un bol de vin chaud pour M. le chevalier, et du punch pour moi.

—Et pour M. le baron?... demanda le garçon.

Bibandier se gratta l'oreille.

—Le punch... le vin chaud..., murmura-t-il, ça fait monter le sang à la tête... et vous devenez rouges comme des homards... Moi, j'aime les teints pâles... Joseph, vous me donnerez un bichof.

—Ah çà!... dit Blaise quand le garçon fut parti, tu oublieras donc toujours que tu es Allemand, toi?

Bibandier s'élança vers la porte.

—Endentez-fus?... cria-t-il à travers les escaliers. Chossèphe!... fus mé tonnerez eine pichof!

Ayant ainsi réparé très-adroitement son étourderie, M. le baron revint s'asseoir au devant de sa glace.

—Pour en finir une bonne fois avec Montalt, reprit Robert, je suis moralement certain que la volonté d'essayer quelque aventure ne lui manque pas... Seulement il n'est pas très-fort, et comme, d'un autre côté, il se sent riche, rien ne le presse... Mais si l'on parvenait à lui persuader que, sans danger aucun, on peut faire une rafle honorable, vous verriez comme il sauterait!

—Le vin chaud de M. le chevalier! dit le garçon.

Les deux autres garçons qui suivaient ajoutèrent:

—Le punch de M. le comte!

—Le bichof de M. le baron!

Les trois gentilshommes se versèrent à boire.

—Je l'ai sondé..., poursuivit Robert; cet homme-là n'a pas du moins le défaut d'être hypocrite... Vous lui diriez que vous avez volé le tronc des pauvres dans une église, qu'il trouverait cela tout simple... Mais ce qui le séduit par-dessus tout, c'est l'idée de faire sauter comme cela, l'une après l'autre, toutes les banques des maisons de jeu de Paris.

—A la santé de ta martingale! dit Blaise.

—A la sandé té dâ mârdingâle!... répéta le noble baron, qui baragouinait de tout son cœur, maintenant que cela n'était plus nécessaire.

—Buvez..., buvez, mes braves!... continua Robert; cela en vaut parbleu bien la peine... Et d'abord, ma martingale, dont vous faites tant de gorges-chaudes, aura, du moins, eu ce résultat de nous valoir notre invitation de ce soir.

—Du tout! se récria Bibandier, ce Montalt a un certain coup d'œil... Il a reconnu en moi un homme comme il faut, et il m'a engagé à lui faire l'honneur de dîner à son hôtel... Quoi de plus simple?

—Le fait est..., dit Blaise, que tu te donnes ici des gants, M. Robert... Le Montalt est venu à moi et m'a dit:

«Cher comte, vous êtes un bon enfant et je m'estimerais heureux de vous voir assis à ma table.»

Robert haussa les épaules...

—Fous que vous êtes! dit-il, et ingrats! Vous verrez que je remplirai vos poches sans avoir droit seulement à la moindre reconnaissance.

—Remplis toujours, Américain, et ne t'inquiète pas du reste!

Robert but à petites gorgées un verre de vin chaud et rassembla les notes éparses sur sa table.

—Voulez-vous que je vous explique ma martingale?... demanda-t-il.

Blaise rapprocha son fauteuil; la figure de Bibandier lui-même prit une expression de curiosité.

Robert se recueillit un instant, puis il commença d'un ton d'emphase vive et avec des gestes d'orateur:

—Mon système peut s'appliquer à tous les jeux de hasard où les chances contraires se répartissent entre un certain nombre de joueurs indépendants, d'une part, et un joueur unique, de l'autre, forcé de tenir toutes les mises: soit au banquier.

«L'avantage de la banque, dans les maisons soumises à une surveillance légale, peut être déterminé par une fraction variable qui d'ordinaire est d'un dix-huitième et que j'élève, moi, à un douzième, pour aller au-devant des objections.

«Nous sommes à une table de roulette... Vous me suivez bien?

—Parfaitement, dirent les deux auditeurs.

—Nous sommes, à une table de roulette, trois associés qui se disséminent parmi les joueurs... Pour l'intelligence de mon système, je donne un nom aux trois associés... Je suis, moi, je suppose, l'agent principal, la cheville ouvrière... vous deux, vous êtes des agents de second ordre; toi, Blaise, tu es le levier..., toi, Bibandier, tu es le contre-poids.

—C'est comme une horloge! murmura l'ancien uhlan.

—Oh! oh! mon vieux, s'écria Robert, tu parles vrai en croyant rire... c'est en effet une mécanique... une mécanique dont les rouages subtils et compliqués s'engrènent d'une façon merveilleuse.

Blaise et Bibandier écoutaient bouche béante. Ils firent seulement un peu la grimace lorsque Robert ajouta:

—Ces notions préliminaires étant posées, je suis obligé d'appeler l'algèbre à mon secours pour expliquer le mécanisme de mes combinaisons.

—Sais-tu l'algèbre, toi, l'Endormeur?... demanda Bibandier.

—Non... Et toi?

—Moi, mon éducation a été tournée entièrement vers la littérature... C'est égal, Américain, va toujours!

—J'établis une progression géométrique..., reprit Robert en feuilletant ses notes comme un avocat qui plaide; le nombre des termes importe peu, et la raison de ma progression est invariablement le nombre deux, puisque la série des coups double toujours la mise pour le gagnant quel qu'il soit, ceci dans le jeu simple.

«Je dis donc: a est à b comme b est à c, comme c est à d... soit: ∺ a : b : c : d : e... etc.

—Comprends pas!... interrompit Bibandier.

—Voilà qui est fatal!... s'écria Robert; inventer une théorie mathématique et transcendante pour venir se briser contre l'ignorance aveugle!

—Ne te désespère pas, Américain..., dit Blaise. J'ai idée que milord sait les mathématiques.

M. le chevalier de las Matas éleva son verre jusqu'à la hauteur de ses lèvres, autour desquelles errait un sourire douteux.

—Il ne faudrait pas non plus qu'il en sût trop long!... murmura-t-il.

Puis il ajouta en reprenant le fil de son explication:

—Mais, au demeurant, c'est si profondément clair et simple, comme toutes les grandes idées, que vous-mêmes vous allez me comprendre.

«Soit mon enjeu premier représenté par la quantité n; ton enjeu, à toi, Blaise, mon agent-levier par la quantité n', et le tien, Bibandier, mon agent-contre-poids, par la quantité n", continua Robert.

«J'établis tout d'abord que n égale a, le premier terme de ma progression par quotient; en outre, n égale n" moins n', attendu que le contre-poids doit représenter, au début de la partie, la somme formée par ma mise n et la mise du levier n".

—Pourquoi cela? demanda Blaise.

—Pour une cause bien simple... Au moment où la partie s'engage, mon levier et moi nous jouons les mêmes chances... Il faut donc que le contre-poids, comme son nom l'indique...

—Parbleu!... fit le baron Bibander, ça va de soi-même... L'Endormeur est bouché comme un cigare de la régie!

—Mais pourquoi l'Américain et son levier jouent-ils les mêmes chances?... demanda encore Blaise.

—Cette question me fait plaisir, mon garçon, répliqua Robert: elle prouve que tu commences à voir plus clair... Mon levier et moi nous allons ensemble parce que le principal danger pour l'inventeur d'une martingale est de se voir deviner par la banque... Toute série de paroli est redoutable pour l'administration... Et en définitive, sans les manœuvres qu'on emploie pour déjouer des calculs qui n'ont rien de condamnable, nous verrions la banque sauter trois ou quatre fois tous les soirs; mais voici ce qui arrive... Dès qu'un homme se présente avec l'intention de martingaler, son jeu est percé à jour à l'instant même... si c'est un maladroit, on le laisse faire... si c'est un habile, on neutralise ses coups à l'aide de coups semblables tenus par quelque affidé de la maison... Moi j'ai mon levier qui me sert à dérouter tout espionnage... Mon levier connaît son rôle... il sait par cœur ses instructions invariables... si bien qu'au moment où le banquier attend mon quatrième ou mon cinquième paroli, je cesse de jouer tout à coup, ce qui lui donne le change... Comprends-tu maintenant?

—Un petit peu..., dit Blaise.

Le baron Bibander, qui vidait, parmi les mèches de sa crinière, un plein flacon d'huile antique, fit un geste de dédain.

—Un petit peu!... répéta-t-il; moi, j'ai beau ne pas savoir l'algèbre, je trouve que la mécanique de l'Américain n'a qu'un défaut, c'est d'être trop simple... Va, mon bonhomme, on te saisit!

—De la seconde équation posée plus haut, reprit Robert, découle cette première conséquence rigoureuse savoir: que si la partie s'engageait et se continuait sur ces bases, la perte et le gain devraient se balancer complétement...

—Sauf les sorties du zéro et du double zéro, interrompit Blaise.

—J'allais y arriver...

—Mais, mon petit, dit Bibandier en s'adressant à Blaise, il allait y arriver!... Tu vois bien que tu nous embrouilles... Donne-nous la paix, au nom de Dieu!

On ne savait, en vérité, si l'ancien uhlan parlait ainsi de conviction ou par raillerie. Ses deux mains se plongeaient ensemble avec action dans les mèches de sa chevelure, que l'huile prodiguée ne pouvait point amollir. Il y allait d'un grand sérieux, et, en apparence, de la meilleure foi du monde.

Mais ceux qui connaissaient Bibandier savaient qu'il gardait comme cela les dehors d'une naïveté crédule, jusqu'au moment où il lui plaisait de mettre les rieurs de son côté.

—J'y arrivais..., poursuivit Robert; sans cet obstacle que présentent les chances réservées au banquier, le problème serait aussi par trop facile à résoudre.

«Loin de méconnaître ces chances, je les exagère en les portant à un douzième, tandis que, de l'aveu même de Blaise, qui parle de deux numéros sur 38, elles ne sont que de un dix-neuvième.

«Entrons dans le raisonnement... Vous voyez bien ce gros livre? (Il montrait un énorme registre ouvert à côté de lui.) Ce gros livre contient les passes des deux couleurs, notées par un piqueur de carte du 113, depuis que l'établissement existe... C'est officiel! Et j'espère que nous avons là plus d'éléments qu'il n'en faut pour fonder un solide calcul de probabilités.

—Ça doit être un bien bon ouvrage!... dit le baron Bibander.

—Un ouvrage excellent!... une fois qu'on y a mis le nez, on ne peut plus se lasser de le feuilleter... D'après mes recherches, je constate une balance à peu près exacte entre les sorties des deux couleurs... Je constate en outre que la plus grande série, pouvant être considérée comme normale, porte au chiffre treize l'exposant le plus fort auquel doive arriver la raison de notre progression géométrique, car il est superflu d'énoncer que nous raisonnons sur les chances probables et non sur des miracles qui arrivent une fois l'an...

Bibandier, qui s'acharnait au grand œuvre de sa coiffure, approuva de la brosse et du peigne.

—Mes prémisses seront complètes, poursuivit Robert, lorsque j'aurai ajouté que de 1 jusqu'à 13 il est des nombres en quelque sorte climatériques où s'arrêtent le plus souvent les séries: je citerai 5, 7 et 10, 7 surtout. D'après l'expérience, je parierais cinquante contre un pour le nombre 7.

—Moi aussi!... dit le baron Bibander.

—Mais, continua Robert, ce sont là de simples étais qui ne font que soutenir, au besoin, les bases solides de mon système.

«Examinons d'abord les séries pendantes. Je place ma mise n = a sur la rouge, le levier fait de même... Le contre-poids met sur la noire n" = n × n'.

«Je perds, et le contre-poids gagne. Rien de fait par conséquent.

«Je pose 2n = b; le levier pose 2n'. Nous perdons.

«La mise du contre-poids qui gagne arrive alors au troisième terme d'une progression que je figurerai  a" : b" : c" : d" : e"...

«Rien de changé jusqu'au cinquième coup. C'est alors seulement que je cesse de jouer, laissant le levier poursuivre son paroli... Il fallait bien tenir compte de la chance climatérique attachée au chiffre cinq.

«Si nous perdons encore, le contre-poids réalise déjà un bénéfice...

«Au sixième coup, le levier s'abstient. Il faut vous dire que le sixième coup est une affaire sûre. Quand on a dépassé cinq, on arrive à sept forcément.

—Je le crois ma foi bien! dit le baron Bibander.

—Au septième, c'est tout le contraire... le septième tour est le terme important de mon système... conversion entière!... Le contre-poids met sa mise dans sa poche et nous allons en grand, le levier et moi.

«Suivant toute probabilité, nous gagnons, cette fois.

«Pour obtenir la somme de notre gain, il suffit d'un petit calcul élémentaire fondé sur cette proposition algébrique que vous trouverez dans Bourdon, dans Raynaud et même dans Bezout: un terme de rang quelconque est égal au premier terme, multiplié par une puissance de la raison d'un degré marqué par le nombre des termes qui précèdent celui que l'on considère...

«D'où il suit que le gain est représenté ici par a" × 2 à la sixième puissance.

«D'où l'équation g" = a" × 26...

«Est-ce clair?...

—Comme le jour!... fit Bibandier.

Blaise perdait plante.

—Ce sera bien, dit-il, si tu gagnes...

—Oh!... oh!... oh!... fit Bibandier avec dégoût, voilà un garçon véritablement terrible!... Mais, mon Dieu! nous ne sommes pas à l'heure... donne-nous le temps de nous expliquer!... En attendant, j'empoche, moi, contre-poids, a" × 26, et je dis à l'Américain: Mon petit, tu m'intéresses; veuille poursuivre...

—Il est évident, reprit ce dernier, que l'on peut perdre; sans cela, M. le fermier des jeux ne payerait pas un si beau bail au gouvernement... Mais, à l'aide de ce registre, je vous prouverai quand vous voudrez que toutes les chances sont pour nous dans ce cas particulier.

«La série gagnante suit la même marche, en sens contraire, et je regarde comme superflu, mon cher lord...

—Comment! mon cher lord!... interrompit Blaise; tu bats la campagne.

—L'Endormeur!... prononça gravement Bibandier, j'ai parcouru la France depuis Paris jusqu'à Brest... et je n'ai jamais rencontré un animal aussi honteusement dépourvu d'intelligence que vous, mon cher ami... Vous croyez donc que l'Américain s'est donné la peine d'inventer toutes ces drôleries pour nos beaux yeux?

—Mais ce sont des faits sérieux!... se récria Robert.

—J'entends bien, mon petit..., répliqua le baron; c'est même plus que sérieux, c'est assommant! Mais que demandes-tu à Montalt pour ces diables de progressions géométriques qui vont lui faire un matelas de billets de banque?

—Deux cent cinquante-sept mille cinq cent trente-huit francs quatre-vingt-quinze centimes..., répondit Robert; tout est calculé, voyez-vous, avec une précision rigoureuse... Tu ris, maître Bibandier, et toi, Blaise, tu n'y vois goutte!... Mais si vous vouliez prendre la peine de lire mon livre d'un bout à l'autre...

Les deux gentilshommes firent un geste d'effroi en regardant le monstrueux registre.

—Américain, dit Bibandier, tu tiens ton affaire! voilà le véritable argument des arguments... Emporte avec toi ton registre et dis à Montalt: «Milord, lisez ou payez!...» Je veux que le diable m'enlève si tu t'en reviens les mains vides!

Robert n'était pas en train de goûter la plaisanterie.

—Puisque je vous dis, s'écria-t-il en frappant du pied, que c'est une combinaison certaine!... La ferme des jeux fait sa fortune avec un misérable surcroît de chance de un dix-neuvième... Savez-vous quelle est notre chance, à nous?... Un sixième et quelque chose, messieurs, presque un cinquième!

Bibandier le regarda d'un air étonné.

—Ah çà!... murmura-t-il, est-ce que l'Américain, à force de mentir aux autres, serait arrivé à se tromper lui-même?... Ce serait très-fort... Messieurs, si vous avez encore quelque chose à dire, faisons remplir les bols, car nous sommes à sec.

Robert repoussa la table où se trouvaient ses calculs, et mit ses pieds au feu.

—Sonne, Blaise!... dit-il, et approchez-vous tous les deux... Que mon système soit vrai ou faux, je veux en faire de l'argent dès ce soir, et vous ne rirez plus, mes camarades, quand vous verrez notre caisse pleine... Du punch, Joseph!... et lestement!

Une fois les bols remplis, nos trois gentilshommes trinquèrent fraternellement, et Robert reprit:

—Je regarde l'invitation de Montalt comme le commencement d'une ère nouvelle pour nous trois, mes enfants... Avec un peu d'adresse et de tenue, cet homme-là nous mènera très-loin... Mais il faudra jouer serré... Blaise et moi nous avons fait là-bas à Penhoël une école qui nous vaut bien vingt ans d'expérience... Ne donnons rien au hasard, croyez-moi, et faisons un peu le bilan de notre situation... Blaise et moi, nous avons apporté chacun dix mille francs à la masse.

—Et moi, dit Bibandier, quinze mille que ce vieux grigou de Pontalès a eu bien de la peine à me lâcher... Voilà un gaillard que ce vieux Pontalès!

Les sourcils de Robert se froncèrent.

—Entre lui et nous, murmura-t-il, la partie n'est peut-être pas finie... Il a escamoté la première manche, grâce à toi, mons Bibandier... Mais gare à la seconde!

—Allons!... allons!... dit l'ancien uhlan, ne revenons donc pas sur nos vieilles rancunes!... J'ai donné cinq mille francs de plus que ma mise pour racheter votre précieuse amitié, mes braves... Et, si vous me l'avez rendue, ajouta-t-il avec sentiment, c'est le meilleur marché que j'aie fait de ma vie... Quant à Pontalès, je le déteste au moins autant que vous... Ah! le vieux coquin!... Quand vous fûtes partis, si vous saviez comme il nous traita, maître le Hivain et moi! Pour Macrocéphale, je ne dis pas: un gratte-papier poudreux!... un misérable fesse-mathieu, laid comme une douzaine d'huissiers râpés! Mais moi..., un homme comme il faut!... Il arriva là au moment où j'introduisais le couteau sous l'aile de la fine volaille, cuite à point... Il me dit... Vous croyez qu'il me dit: «Mon garçon, asseyons-nous là et trinquons...» Non pas!... il prit sa voix de l'ancien régime et me tint à peu près ce langage: «M. Bibandier, voici une excellente poularde et du meilleur vin de la cave de Penhoël..., mais tout cela vous passera sous le nez, M. Bibandier, parce que vous n'êtes pas digne de vous asseoir en mon illustre compagnie... Allez, mon brave M. Bibandier, allez à l'office souper avec vos pareils...» Saperlotte!... Le vieux malhonnête!... Je ne lui pardonnerai jamais cela!

—Deux fois dix mille et quinze mille, reprit Robert qui avait attendu patiemment la fin de la précédente tirade, font trente-cinq mille francs... Depuis six semaines nous vivons là-dessus et nous vivons bien... pourtant, grâce à notre commerce, nous avons une cinquantaine de mille francs en caisse.

—Ça ne va pas trop mal.

—Sans doute... mais pour réaliser certaine idée que je veux vous soumettre, cela va beaucoup trop lentement... Certes, nous sommes en belle passe... si, comme je le crois d'après les nouveaux renseignements pris là-bas, l'aîné de Penhoël, notre fameux oncle d'Amérique, est de retour en France; nous arrivons, par ma chère petite fiancée Blanche, à un superbe héritage...

—Nous! répéta Bibandier d'un ton caressant.

Blaise secoua la tête.

—Mes bons amis, dit Robert, il est manifeste que nous n'épouserons pas tous les trois ma jolie fiancée... mais il y a dix à parier contre un que l'oncle d'Amérique fera le diable... Vous savez qu'il passe pour un rude gaillard!... J'aurai besoin de votre aide, et toute peine mérite salaire... Il ne s'agira pas probablement de bagatelles, voyez-vous bien, et il faudra de la résolution... mais je m'en fie à vous... l'ami Blaise est connu... Et toi, Bibandier, nous n'avons pas oublié ce que tu as fait pour nous sur le marais de Glénac, la nuit de la Saint-Louis...

Bibandier, à qui le bichof donnait de belles couleurs, devint pâle tout à coup et baissa les yeux à ce souvenir brusquement éveillé.

—Moins tu parleras de cette nuit-là, M. Robert, dit-il d'un ton sec, mieux cela vaudra pour nous tous!

—A la bonne heure... je croyais te faire un compliment... Si, au contraire, l'oncle d'Amérique est une chimère, eh bien! on rendra l'Ange à sa mère éplorée, et l'on se livrera à l'exploitation sérieuse de Berry Montalt, ancien général en chef des armées du roi des Antipodes... et je vous réponds de celui-là corps pour corps... Mais, dans l'un et l'autre cas, il faudrait attendre... voir venir... et nous ne le pouvons pas.

—Pourquoi?... dit Blaise, nous avons de l'argent devant nous.

—Oui... mais le terme du réméré tombe dans quelques jours.

—Quel réméré?

—Celui de nos fermes, moulins, prairies et futaies de Penhoël.

—Tu songes encore à cela, toi?... s'écrièrent ensemble Blaise et Bibandier.

—Je ne songe qu'à cela!... répliqua Robert. Peste! mes fils... vous oubliez que c'est l'héritage légitime de ma chère petite femme... J'y tiens énormément... et si vous aviez du cœur, vous y tiendriez autant que moi... Ne serait-ce pas charmant de corriger, mais là, sévèrement, ce vieux routier de Pontalès?

—Pour ça, dit Blaise, il nous a joués d'une polissonne de manière!

—Quand je songe au sourire narquois qu'il avait en me mettant à la porte..., appuya Bibandier, vrai! ça m'a été plus sensible que s'il m'avait seulement traité comme vous deux!... parce que mon fort à moi, comme vous savez bien, c'est la délicatesse.

—Vengeons-nous!... s'écria Robert, rachetons Penhoël!

—Qu'en dis-tu, toi, l'Endormeur?... demanda Bibandier; moi, le pays me plaît assez...

—Un pays de Cocagne!... murmura Blaise; quelle bonne vie nous faisions dans ce manoir, l'Américain et moi!

—Il y aurait où nous mettre tous trois, reprit Robert; tous trois à l'aise... et une fois là, quelles croupières nous taillerions à M. le marquis!... Une chose certaine, c'est que les paysans le détestent... On leur monterait la tête... et qui sait si un beau jour nous ne chasserions pas le vieux renard de son propre château de Pontalès?

Le baron Bibander se frotta les mains.

—Je me chargerais de l'exécution, s'écria-t-il. Ah! M. le marquis... ce serait drôle, allez!

Il cambra sa longue taille et fit mine de chiffonner son jabot.

—Allez, mon cher! reprit-il en s'adressant à Pontalès absent, avant de partir, je vous permets de manger un morceau à l'office... L'insolent! s'interrompit-il.

—Avant tout, dit Blaise, il y a un petit inconvénient... N'est-ce pas à cinq cent mille francs que s'élève le taux du réméré?

—Juste.

—Nous ne les avons pas, ce me semble?

—Gagnons-les.

—Je le veux bien... mais comment?

—Je ne dis pas que ça se fera tout seul... mais, ce soir, nous aurons un pied à l'hôtel de milord: profitons-en... Que chacun de nous prenne sa part de besogne... Toi, Blaise, avec ton air sans-souci, lève un peu la carte des localités... Toi, Bibandier, tâche de savoir où se nichent ces diamants qu'on arrache avec les dents, comme des morceaux de sucre candi... Moi, je resterai dans mon rôle... Je tâterai... je chercherai le joint... Soit avec ma martingale, soit avec autre chose, je compte bien le bloquer... Mais, en définitive, si on ne pouvait pas, resterait à tenter le grand coup de force... Que diable! ce n'est pas la mer à boire que de fouiller la poche d'un homme ivre ou de crocheter un méchant petit secrétaire en bois de rose!...

—Moi, ça m'irait assez!... dit le baron Bibander; ma main se gâte...

—Moi aussi..., ajouta Blaise. Je me fierais mieux à ce jeu-là qu'à la meilleure des martingales... Mais il y a encore un autre obstacle.

—Quoi donc?

—C'est René de Penhoël tout seul qui a droit au rachat.

—C'est ma foi vrai!... murmura l'ancien uhlan: voilà l'Endormeur qui a une idée.

—Mes fils, dit Robert d'un ton doctoral, croyez bien que quand je propose une affaire, ce n'est pas à l'aveugle... Me prenez-vous donc pour un bambin?... C'est toujours au nom de Penhoël que j'ai compté agir pour solder le réméré... Vous savez cela aussi bien que moi... Penhoël est un pauvre diable qui nous donnera sa procuration pour un morceau de pain.

—Si on peut le trouver..., interrompit Blaise.

—On le trouvera.

—Tu sais où il est?

—Un peu, mon bonhomme.

—Ce diable d'Américain!... murmura Bibandier avec admiration.

—Où est-il?... demanda Blaise.

—A Paris, mon fils, répliqua Robert. Et je me charge de lui faire signer tout ce que nous voudrons.

La pendule du salon sonna cinq heures.

Nos trois gentilshommes se levèrent.

—Oh! oh!... fit le baron Bibander. Le temps passe vite, quand on est comme cela entre bons camarades... Vous n'avez plus qu'une heure pour vous habiller, mes garçons.

—Bah!... dit Robert, les gens de bon ton se font toujours un peu attendre.

—Et la voiture que nous devons choisir en passant aux Champs-Élysées? reprit Bibandier. Allons!... allons!... pour une première fois, il ne faut pas arriver trop en retard...

Le jour commençait à tomber. Le chevalier de las Matas et le comte de Manteïra prirent des bougies pour se retirer dans leurs chambres et procéder à leur toilette.

Resté seul, Bibandier poussa un sourire de soulagement.

—J'ai cru qu'ils ne me laisseraient pas un instant pour faire mes petites affaires! murmura-t-il; il n'y a pourtant pas moyen de se présenter comme cela!... ajouta-t-il en lançant une œillade amoureuse à son miroir, je suis rouge comme un homard... Et c'est très-mauvais genre!

Il regarda tout autour de lui d'un air inquiet, et poussa discrètement les verrous des deux portes; puis il prit dans son secrétaire une petite cassette, fermant à clef, qu'il ouvrit.

Dans cette cassette il y avait une grande quantité de tampons de soie et de pots de fard, rangés en bon ordre.

Bibandier en saisit un qui contenait du blanc végétal, et revint sur la pointe des pieds vers son miroir.

Un tampon de soie tout neuf fut trempé dans la liqueur réparatrice, et l'ancien uhlan, le sourire aux lèvres, étendit sur son visage une couche d'intéressante pâleur.

Pour qui l'eût connu autrefois en Bretagne, alors qu'il couchait dans son trou de la lande de Bains et qu'il se contentait de ses misérables haillons, cette coquetterie soudainement venue aurait pu paraître curieuse.

Mais Bibandier avait pris fort au sérieux son rôle nouveau de gentilhomme, et pour trouver un terme de comparaison qui lui fût applicable, besoin serait de remonter jusqu'au pauvre beau Narcisse, se mourant à contempler sa propre image.

Bibandier resta un gros quart d'heure devant sa glace, s'admirant de bonne foi et se faisant à lui-même des mines fort agaçantes.

Puis il serra les trésors de son teint dans sa petite cassette, et attendit ses deux compagnons de pied ferme.

Quand ceux-ci revinrent, ils le trouvèrent la canne et le chapeau à la main, ganté de frais, orné d'épingles d'or, de chaînes d'or et de breloques. Son costume éblouissant se complétait par un habit de drap violâtre, à reflets lilas, qui chatouillait l'œil de la plus séduisante façon.

Il était laid à se montrer pour de l'argent.

Nos trois seigneurs sortirent de l'hôtel. Le temps était sec et très-froid. Ils gagnèrent à pied les Champs-Élysées où ils avaient commandé un équipage.

La nuit se faisait. Les Champs-Élysées étaient déjà presque déserts. Seulement, au tournant de l'avenue Gabrielle, deux petites chanteuses des rues s'étaient établies entre deux chandelles, dont le vent tourmentait la flamme fumeuse, et disaient des chansons en s'accompagnant de la harpe.

En passant devant elles, Blaise, qui parlait avec action, renversa du pied une des deux chandelles et poursuivit sa route, sans même donner un regard aux deux pauvres filles, qui avaient interrompu leur chanson.

Il n'en fut pas de même de Bibandier, qui marchait en avant et qui se retourna.

A la vue des deux jeunes filles, l'ancien uhlan s'arrêta court, comme si une main de fer l'eût saisi au collet.

En ce moment son blanc végétal ne lui servait à rien, car il était pâle comme un mort.

—Qu'as-tu donc?... demanda Robert.

—Rien... rien!... balbutia le baron: un éblouissement subit... J'ai cru que j'allais me trouver mal.

Il poursuivit sa route avec rapidité et comme on prend la fuite.

On entendait les voix tristes et tremblantes des deux pauvres filles qui continuaient leur chanson, pour gagner le pain de la soirée.

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