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Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 4

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The Project Gutenberg eBook of Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 4

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Title: Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 4

Author: Paul Féval

Release date: August 24, 2013 [eBook #43554]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT; OU, LES ANGES DE LA FAMILLE. TOME 4 ***

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LES
BELLES-DE-NUIT.


IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.

LES
BELLES-DE-NUIT

OU

LES ANGES DE LA FAMILLE

PAR

Paul Féval.

BRUXELLES.

MELINE, CANS ET COMPAGNIE.

LIVOURNE.
MÊME MAISON.

LEIPZIG.
J. P. MELINE.


1850

QUATRIÈME PARTIE.
PARIS.
(SUITE.)

IV
LE GRENIER.

C'était une chambre petite et presque nue, où se trouvaient pour tout meuble deux chaises et une couchette en bois blanc. Dans un coin se voyait une pauvre petite harpe qui n'était, hélas! ni peinte, ni sculptée, ni dorée comme celle du salon de Penhoël...

Dans la ruelle du lit, au-dessus d'un petit bénitier de verre, pendait une image de la Vierge.

Diane et Cyprienne venaient de rentrer. Les quatre étages qui séparaient leur chambre de la rue avaient achevé d'épuiser leurs forces.

Cyprienne s'était laissée choir sur une chaise. Diane était tombée à genoux devant le lit, et sa tête brûlante se cachait entre ses deux mains.

En ce moment, il n'y avait aucune différence entre les deux jeunes filles: le courage de Diane fléchissait enfin, et son accablement égalait celui de Cyprienne.

Elles ne se parlaient point; un voile était sur leur pensée confuse. Elles se laissaient aller à l'engourdissement du désespoir.

En ce moment de suprême lassitude et d'apathie profonde, elles ne songeaient même pas à la rencontre qu'elles venaient de faire.

Il y avait à peine deux ou trois minutes qu'elles avaient vu Blanche de Penhoël, leur cousine aimée, et nulle parole ne s'échangeait entre elles à ce sujet.

Elles ne pouvaient plus... Et pourtant, par suite de circonstances que nous connaîtrons bientôt, Diane et Cyprienne étaient à même de mesurer l'importance de cette rencontre fortuite.

Diane et Cyprienne n'ignoraient rien de ce qui s'était passé à Penhoël, après la nuit de la Saint-Louis. Elles savaient l'enlèvement de l'Ange, l'expulsion des maîtres du manoir et tout ce qui s'y rattachait.

Elles savaient que Madame, brisée de douleur, Madame, qu'elles aimaient si tendrement autrefois! cherchait sa fille depuis deux mois, courant la ville au hasard et arrêtant les passants, comme une pauvre folle, pour leur demander son enfant!...

Mais il est des heures où l'âme épuisée reste sourde à toute voix. On dit que, dans les vastes solitudes d'outre-mer, le voyageur, accablé, se couche parfois sur la terre. Il reste là, immobile, haletant; il reste, s'il entend au loin la voix menaçante du lion ou du tigre. Et, si tout près de lui, sous l'herbe, ce bruit sinistre se fait ouïr qui annonce l'approche du serpent, il reste encore...

Une demi-heure se passa; puis Diane releva la tête lentement et jeta un regard sur sa sœur.

—Tu souffres?... dit-elle.

Cyprienne serrait toujours sa poitrine à deux mains.

Elle ne répondit pas.

Diane se redressa, galvanisée par un élan de colère. Le sang remonta brusquement à sa joue; elle secoua les masses bouclées de ses beaux cheveux.

—Paris!... s'écria-t-elle avec une amertume déchirante; Paris que nous voyions si beau!... Paris où nous allons mourir désespérées! oh! que de brillants rêves et que de promesses menteuses!... N'était-ce pas plus beau que le paradis même? Du pain, mon Dieu! du pain!... Faut-il nous châtier si cruellement pour avoir été aveugles?... Sainte Vierge! vous savez bien que si nous avons abandonné la maison de notre père, ce n'était pas pour nous! Sainte Vierge, ayez pitié!... du pain! un peu de pain!...

Elle se tordait en une sorte de délire. Et Cyprienne, accablée, morne, ne prenait point garde.

Il y avait deux jours entiers qu'elles n'avaient mangé.

La veille, elles avaient encore un dernier morceau de pain. Mais Marthe de Penhoël, son mari et le pauvre oncle Jean souffraient non loin de là d'une misère pareille. C'étaient eux qui, sans le savoir, avaient mangé le dernier morceau de pain de Diane et de Cyprienne...

Diane poursuivait, soutenue par sa fièvre:

—Pourquoi ces choses sont-elles possibles?... Pourquoi Dieu laisse-t-il ces espoirs insensés entrer dans le cœur de deux pauvres enfants?... Était-ce un crime que de vouloir défendre ceux que nous aimions?... Oh! maintenant que nous voyons notre folie, comment y croire?...

Elle eut un rire amer et désolé.

—Te souviens-tu de ce que nous venions chercher à Paris, ma sœur?... dit-elle; sais-tu encore ce que nous voulions gagner avec nos harpes et nos pauvres chansons?... Cinq cent mille francs pour reconquérir les biens volés de Penhoël!... cinq cent mille francs!...

Sa taille se renversa en arrière, ses mains jointes se levèrent au ciel.

—Et nous avons dépensé les pièces de six livres du pauvre Benoît Halligan..., reprit-elle; et nous avons vendu l'une après l'autre nos robes apportées de Penhoël, nos croix d'or que notre père nous avait données... tout, jusqu'au médaillon où étaient les cheveux de notre mère!... Oh!... maudit sois-tu, Paris! Je te déteste! Pour tous nos efforts, tu nous as donné l'insulte et la misère!... Nous étions venues vers toi chercher la vie, et tu nous as tout pris, Paris impitoyable!...

Cyprienne rendit une plainte faible. Diane s'élança vers elle, et se mit à genoux à ses pieds.

—Si tu savais comme cela me fait mal!... murmura Cyprienne en se tordant les mains; cherche... oh! cherche, ma sœur, s'il y a encore quelque chose à vendre!...

Le regard de Diane fit le tour de la chambre.

—Rien!... murmura-t-elle désespérée; nous n'avons plus rien!

Elle entoura de ses bras le corps de Cyprienne, comme pour la défendre contre la torture qui l'accablait.

Dans ce mouvement, elle sentit un objet résistant sous l'étoffe légère du tablier de sa sœur.

—Qu'est-ce que cela?... s'écria-t-elle.

Cyprienne, réveillée par cette exclamation, porta la main à la poche de son tablier.

Et aussitôt, vous l'eussiez vue bondir sur les pieds, joyeuse et ranimée.

—De l'argent! de l'argent!... s'écria-t-elle. Merci, sainte Vierge! vous avez eu pitié de nous!

—De l'argent!... répéta Diane étonnée.

Cyprienne ouvrit la main devant le regard avide de sa sœur.

Elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre.

Vous ne les auriez point reconnues. C'était la gaieté vive de leurs jours de bonheur. Que le désespoir était loin d'elles! Avaient-elles seulement désespéré?...

Leurs joues se coloraient; leurs yeux petillaient.

Elles étaient jolies comme autrefois, quand le plaisir animait leurs gracieux visages dans le salon de verdure de Penhoël.

Aussi, quel trésor pour elles, qui étaient venues chercher à Paris cinq cent mille francs, afin de racheter le manoir!... Trois gros sous, glissés dans la poche de Cyprienne par le pauvre soldat breton! Un bon grand morceau de pain!...

Pauvre soldat, que Dieu vous le rende! Puissiez-vous, quand vous retournerez au pays, trouver votre fiancée fidèle et les bras ouverts de votre vieille mère!...

Cyprienne descendit l'escalier quatre à quatre. Diane était seule.

Un instant, elle demeura immobile; puis, comme si un souvenir s'était éveillé en elle tout à coup, elle franchit la porte à son tour.

La joie vive qui naguère animait son joli visage faisait place à un grave recueillement.

Elle monta un étage, puis deux. Elle se trouvait sur un étroit carré, souillé de poussière, sur lequel s'ouvrait la porte d'un grenier vide.

Elle entra dans ce grenier, dont la charpente trouée donnait passage au vent froid du soir et aux rayons de la lune.

Une cloison, désemparée et plus trouée encore que la charpente, se trouvait du côté opposé à la porte.

Diane s'en approcha sur la pointe des pieds.

Elle colla son œil à l'une des fentes larges et nombreuses qui séparaient les planches.

Au delà, il y avait un second grenier à peu près semblable au premier, mais qui était habité.

Point de siéges; un seul matelas par terre, où gisait un vieillard pâle comme la mort; une misère navrante, affreuse, auprès de laquelle le dénûment de la petite chambre des deux sœurs était presque de l'opulence.

D'un côté du grenier, sur un soliveau vermoulu, un homme à la figure hâve, creuse et comme stupéfiée, s'asseyait auprès d'une bouteille qui semblait vide. Il portait un habit en lambeaux; sa barbe et ses cheveux gris se mêlaient. Il appuyait ses deux coudes sur ses genoux maigres, et sa tête était entre ses mains. A l'autre bout de la misérable chambre, une femme s'asseyait sur le sol même; ses cheveux noirs dénoués entouraient un visage qui avait la blancheur et l'immobilité du marbre. Elle regardait devant elle d'un œil fixe et sans pensée. On voyait sur ses traits réguliers une douleur si poignante que le cœur en restait navré.

Le vieillard, couché sur le matelas, était le père Géraud, ancien aubergiste du Mouton couronné; la femme accroupie à terre était madame Marthe; l'homme à la barbe grise, assis sur le soliveau, se nommait René, vicomte de Penhoël.

Le temps avait fait de la cloison une véritable claire-voie; elle n'empêchait pas plus d'entendre que de voir. Chaque jour, Diane et Cyprienne venaient là au moins une fois.

Elles ne se découvraient point, parce qu'elles eussent été forcées d'avouer qu'elles faisaient, elles, filles de Penhoël, le métier de chanteuses des rues; parce qu'on les aurait peut-être retenues, et qu'il leur eût fallu renoncer à leurs chimériques espoirs. Mais elles se sentaient moins seules et moins abandonnées, lorsqu'elles avaient rendu leur pieuse visite aux anciens maîtres du manoir.

Ces visites, d'ailleurs, étaient autre chose qu'un culte stérile adressé à de chers souvenirs. Les Penhoël vivaient là, depuis deux mois, bien qu'ils fussent dépourvus de toutes ressources; ils vivaient uniquement grâce aux deux jeunes filles.

Le malheur semble s'acharner sur les vaincus. Le pauvre aubergiste de Redon avait tout quitté pour suivre ses anciens maîtres et pour les servir. Il s'était dit: «Je travaillerai; dans ce grand Paris je trouverai bien de l'ouvrage.» Mais, au lieu de venir en aide à la famille, il se trouvait peser lourdement sur elle, car, dès les premières semaines, le père Géraud était tombé malade d'un excès de travail, et depuis lors il n'avait pu se relever.

Quant au bon oncle Jean, il avait caché sa croix de Saint-Louis et passait ses jours entiers à parcourir la ville, demandant partout de l'emploi, n'importe quel emploi, et n'en pouvant trouver nulle part.

Marthe et son mari n'essayaient même pas. Madame se courbait, anéantie, sous le poids de sa douleur de mère. Elle n'avait plus ni volonté ni force. Parfois, elle restait du matin au soir accroupie dans la poussière, à l'endroit où nous la voyons maintenant, sans bouger, sans parler. D'autres fois elle sortait furtivement, dès l'aube. C'était pour aller au loin, dans Paris inconnu, tant que ses pauvres jambes pouvaient la porter; c'était pour chercher sa fille...

Les gens du quartier la regardaient comme une folle.

René, lui, buvait le plus qu'il pouvait. Dès qu'il n'avait plus de quoi boire, il tombait dans une apathie morne.

Il se passait des semaines sans qu'une parole sortît de ses lèvres.

Chaque soir, il quittait son soliveau, et allait disputer au vieux Géraud malade une part de son matelas.

Marthe et l'oncle Jean couchaient sur la terre.

Tant qu'il était resté un peu d'argent à Diane et à Cyprienne, elles avaient fait passer chaque jour leur petite offrande par les trous de la cloison. Plus tard ç'avait été du pain, le pain dont elles manquaient elles-mêmes!

Telle était l'atonie profonde où s'engourdissaient les pauvres hôtes du grenier, qu'ils ne songeaient point à chercher la source de cette mystérieuse aumône. Penhoël se jetait sur le pain comme une brute affamée. Ce qu'il laissait prolongeait l'agonie de sa femme et du père Géraud.

L'oncle Jean vivait on ne savait comment. Jamais il ne diminuait la part de ses compagnons d'infortune.

Quand l'offrande arrivait, à l'heure ordinaire, la voix de Madame s'élevait parfois pour bénir le bienfaiteur invisible. Les deux jeunes filles, alors, baisaient en pleurant la cloison qui les séparait de Marthe. Leur cœur battait bien fort, car elles n'avaient rien perdu de cette ardente tendresse qu'elles portaient jadis à Madame. Elles étaient obligées de s'enfuir pour ne point s'élancer vers elle et se coucher à ses genoux.

Le silence régnait presque toujours dans la triste demeure, un silence lugubre, interrompu seulement par les plaintes du malade. Parfois, pourtant, vers le soir, Madame causait à voix basse avec l'oncle Jean. Dans ces occasions, elle venait vers la cloison pour s'éloigner de son mari. C'était ainsi que Cyprienne et Diane avaient appris les affaires de Penhoël. Elles savaient dans ses plus petits détails la monotone histoire de l'exil, les regrets amers, les espoirs déçus, la longue torture. Elles connaissaient même le terme fatal, après lequel il ne serait plus possible de rentrer dans la possession du manoir.

Mais les pauvres filles avaient perdu leurs illusions folles. Qu'importait le terme maintenant?...

Diane était derrière la cloison, regardant, le cœur gros, cette scène de désolation muette et morne. Une porte, qui se trouvait au pied du matelas, s'ouvrit en criant sur ses gonds faussés, et la tête blanche de Jean de Penhoël se montra sur le seuil.

Il était moins changé que les autres. C'était bien toujours ce visage vénérable et doux jusqu'à la faiblesse. Il portait le même costume qu'autrefois, seulement sa veste de paysan était bien usée et le ruban de Saint-Louis ne pendait plus à sa boutonnière.

Il traversa le grenier d'un pas lent. Le bruit de ses sabots s'étouffait sur la poussière épaisse.

—Bonsoir, mon neveu! dit-il en tendant la main à René.

René leva sur lui son regard pesant et privé de pensée.

—Bonsoir!... grommela-t-il; je n'ai plus d'eau-de-vie.

Il montra du doigt la bouteille vide, qui était auprès de lui sur le soliveau.

L'oncle Jean fit comme s'il n'avait pas entendu, et gagna le lit du malade.

Penhoël grondait entre ses dents:

—Ils m'ont mis là tous deux!... tous deux!... mon frère et ma femme!...

—Eh bien! mon vieux Géraud, dit l'oncle, comment ça va-t-il ce soir?

Géraud fit effort pour se soulever sur le matelas.

—Que Dieu vous bénisse, Jean de Penhoël!... répliqua-t-il d'une voix épuisée; la fièvre me tient bien fort... Ah! si je m'en allais, ce serait pour le mieux, car je ne pourrai pas travailler de longtemps.

—Vous vous guérirez plutôt, mon brave ami... Et nous verrons tous ensemble de meilleurs jours!

—Je ne sais pas..., dit le vieil aubergiste; je ne sais pas, M. Jean!... Me voilà bien bas et je ne suis plus jeune... Si le bon Dieu voulait que je visse seulement le fils de mon commandant et notre pauvre dame tirés de cet enfer, je n'aurais pas de chagrin à mourir... Mais ça dure... ça dure!... Et moi, je ne fais que leur prendre chaque jour la moitié de leur pain...

Il se laissa retomber sur sa couche. L'oncle en sabots se dirigea vers le coin où Marthe était assise. Il se pencha vers elle et prit sa main qu'il baisa. Dans ce mouvement, il mettait, à son insu, un reste de cette grâce noble dont les vieux gentilshommes emportent le secret. Cela faisait péniblement contraste avec la repoussante misère du grenier.

—Bonsoir, Marthe! dit le vieillard doucement.

Madame répondit par un signe de tête.

—Ma pauvre fille, reprit l'oncle, il me semble que vous êtes plus pâle encore qu'hier au soir...

Marthe essaya de sourire.

—Mon Dieu!... mon Dieu! reprit l'oncle dont les grands yeux bleus se levaient au ciel avec une résignation douloureuse, je fais pourtant ce que je puis!... Ce sont mes cheveux blancs qui les arrêtent... J'ai beau leur dire: «Voyez mes bras, je suis vigoureux encore;» on me répond: «Il est temps de vous reposer, mon vieux.» Me reposer... quand ma pauvre belle Marthe souffre!...

Il essuya son front où il y avait de la sueur.

—Je suis bien las, ma fille, reprit-il; Paris est grand... et je n'ai pas pris un seul instant de repos durant toute cette journée... Sais-je à combien de portes j'ai frappé?... Partout où je me présentais, je disais: «Donnez-moi de l'ouvrage... je ne demande pas à choisir la besogne... je ferai ce que vous voudrez...»

—Pauvre père! pensait Diane qui écoutait les larmes aux yeux.

—«Je ne demande pas un gros salaire..., poursuivait Jean de Penhoël; quand j'aurai bien travaillé, vous me donnerez ce que vous voudrez.» La porte se refermait avant que j'eusse fini... Ou bien on me demandait: «Brave homme, que savez-vous faire?» Mon Dieu! autrefois je savais monter à cheval, porter le mousquet et manier l'épée... Je n'ai jamais été obligé d'apprendre d'autre métier, grâce au pain que me donnait Penhoël. Et maintenant que Penhoël n'a plus de pain, je ne peux pas lui en donner moi! Je répondais: «Je sais bêcher la terre des jardins, porter les fardeaux, balayer les écuries... Ayez pitié!... Faites-moi le valet de vos serviteurs!—Non... non...» La même parole toujours!... Dans cet immense Paris où tant d'or se prodigue, quand on est pauvre et qu'on a les cheveux blancs, il faut donc se coucher sur la terre pour attendre la mort!...

Diane collait son oreille aux planches; elle sanglotait tout bas. Marthe de Penhoël restait froide et semblait saisir à peine le sens de ces paroles désolées.

L'oncle Jean s'assit auprès d'elle, et prit ses mains, qu'il serra tendrement dans les siennes.

—Et pourtant, continua-t-il en retrouvant son mélancolique sourire, j'ai tort de murmurer, car aujourd'hui, Dieu m'a envoyé un espoir... Marthe... ma petite Marthe!... si le pauvre vieillard pouvait vous secourir!...

Il baissa la voix comme pour faire une confidence.

—Écoutez! reprit-il, je crois bien que nous ne serons pas longtemps malheureux désormais... Comme je revenais ce soir, harassé de fatigue et le découragement dans l'âme, j'ai entendu, par la fenêtre ouverte d'un rez-de-chaussée, un bruit bien connu à mon oreille... des fleurets qui se choquaient... et le coup de fouet de la sandale, claquant contre le sol... J'étais auprès d'une salle d'armes... Autrefois, du temps de ma jeunesse, je faisais un fier tireur, ma petite Marthe!... C'est moi qui donnai des leçons à notre Louis, la plus forte lame de Bretagne!...

A ce nom de Louis, le regard fixe de Madame eut un rayonnement soudain et fugitif.

Jean de Penhoël continua sans prendre garde:

—Comme il se tenait sous les armes!... Il me semble le voir encore ferme sur ses jarrets d'acier, vif à l'attaque, prompt à la parade... Ah! il était devenu plus fort que son maître, le cher enfant!... Mais parlons de nous, ma fille... Je suis entré dans la salle... ils étaient là une vingtaine de jeunes gens prenant leçon ou faisant assaut. Moi qui ai vu Saint-Georges, Fabien et la Boëssière, je puis bien dire cela... on ne se bat plus comme autrefois, et les belles manières sont perdues!

Son bon sourire se teignit d'un peu d'ironie.

—Vraiment, s'écria-t-il emporté par une distraction soudaine, ces beaux messieurs d'à présent sont incroyables! Si vous les voyiez, Marthe, saluer négligemment et tirer le mur comme par manière d'acquit, cela vous ferait pitié, ma pauvre fille!... Plus de grâce!... une tenue gauche et en même temps fanfaronne!... A les voir courir, souffler, crier et se fendre comme des compas pour se donner, au hasard, quelques méchants coups de fleuret dans les cuisses, on dirait une douzaine de paires de boutiquiers qui se battent avec leurs aunes.

L'oncle en sabots eut un petit rire sec et décidément moqueur.

Puis tout à coup sa figure redevint grave.

—A qui vais-je parler de cela?... Et devrais-je censurer, moi qui demande l'aumône?... Je me suis approché du maître, du professeur, comme on les appelle maintenant, et je lui ai dit en rassemblant tout mon courage:

«—Monsieur, avez-vous besoin d'un prévôt pour votre salle?

«Le professeur m'a toisé d'un regard dédaigneux.

«—Est-ce qu'on faisait des armes avant le déluge? m'a-t-il demandé.

«Toujours mes malheureux cheveux blancs!

«—Je pense bien que l'art a fait des progrès..., ai-je répondu, et sous votre direction savante...

«—Mon vieux, on n'apprend plus rien à votre âge!

«—C'est que j'ai grand besoin...

«—Je vous demande si cela me regarde!...

«Je m'en allais tristement, lorsqu'il se ravisa pour mon bonheur.

«—Au fait, dit-il, je n'aime pas à renvoyer comme ça les pauvres diables... J'ai besoin de quelqu'un pour balayer la salle, moucheter les fleurets et mettre tout en ordre... vingt francs par mois: l'ancien, ça vous va-t-il?...

«Si cela m'allait, ma pauvre petite Marthe!... vingt francs par mois!... Comme je l'ai remercié!... Et j'entre en fonctions dans huit jours... Entends-tu bien?... nous n'avons plus qu'une semaine de misère!»

Le pauvre oncle Jean ne se possédait pas de joie.

—Eh bien! reprit-il voyant que Marthe ne répondait pas, vous ne dites rien, ma fille?...

Marthe secoua la tête:

—Huit jours!... murmura-t-elle d'un ton si bas que Diane ne put l'entendre à travers la cloison, c'est bien long!... c'est trop long!

Et comme l'oncle Jean l'interrogeait du regard, elle ajouta:

—La main qui nous jetait chaque soir un morceau de pain s'est lassée, sans doute...

Elle n'acheva point sa pensée, mais ses deux mains touchèrent sa poitrine avec ce mouvement dont nous avons parlé déjà, funeste pantomime, signal de détresse que tout le monde comprend.

La tête du vieillard se pencha vers la terre.

Diane n'avait rien entendu de ces dernières paroles, mais elle avait vu le geste de Marthe, et cela suffisait.

Elle s'élança tremblante d'émotion. En trois sauts elle eut regagné sa chambre où Cyprienne rentrait, à ce moment, tout essoufflée.

Cyprienne, joyeuse et consolée, mordait à belles dents un gros morceau de pain qu'elle rapportait.

—Ils souffrent là-haut..., dit Diane; Madame a faim!

Les dents de Cyprienne, qui venaient de rompre avidement la croûte appétissante et dorée, lâchèrent prise aussitôt.

—Et moi qui ne pensais pas!... s'écria-t-elle; vite, ma sœur!... Heureusement que je ne leur ai pris qu'une bouchée!...

Elles remontèrent, lestes comme des sylphides, les marches vermoulues des deux derniers étages, et l'instant d'après le pain, glissant entre deux planches, tomba sur le sol poudreux du grenier.

Marthe poussa un cri de soulagement.

Les deux jeunes filles la regardaient manger. Elles souriaient toutes deux.

—Ma sœur..., disait Cyprienne; à voir cela, on n'a plus faim.

V
MADAME COCARDE.

Il y avait cinq minutes que Diane et Cyprienne étaient rentrées dans leur chambre, dont la porte restait entr'ouverte. Elles étaient agenouillées toutes deux, côte à côte, devant l'image de la Vierge, collée au mur, dans la ruelle du petit lit. Elles disaient ensemble leur prière du soir.

Quand elles eurent achevé de réciter avec recueillement la série d'oraisons que l'usage catholique réunit en un pieux faisceau pour consacrer les heures du sommeil, Diane ajouta d'un ton simple, qui révélait l'habitude de chaque jour:

—Sainte Marie, mère de Dieu, intercédez auprès de Jésus, votre fils, afin qu'il nous envoie cinq cent mille francs pour racheter les biens de Penhoël!...

—Ainsi soit-il!... répondit Cyprienne.

Pauvres enfants!

—Faites, bonne sainte Vierge, reprit Diane, que notre cousine Blanche soit gardée de tout mal, et que nous puissions la rendre à sa mère; sainte Marie, ayez pitié de Penhoël, de Vincent, de Madame et de notre bon père. Faites que notre oncle Louis revienne enfin, pour nous porter secours.

C'était une formule bien souvent répétée.

Cyprienne dit encore:

—Ainsi soit-il!

Puis, elles restèrent un instant agenouillées et priant tout bas. Parmi les paroles que leur cœur prononçait, à défaut de leur bouche muette, on eût trouvé sans doute les noms d'Étienne et de Roger...

Tout à coup, elles se levèrent en tressaillant. La porte entr'ouverte de leur chambre avait crié, en même temps qu'on y frappait trois petits coups discrets.

—Madame Cocarde!... dit, sur le palier, une voix cassée et chevrotante, mais flûtée, sucrée et gardant évidemment des prétentions à la douceur; êtes-vous couchées, mes tourterelles?

—Pas encore, répondit Diane; cependant... il est bien tard!

—Mais non! mon ange d'amour, repartit la voix sucrée, cassée, etc.; pas encore neuf heures à ma montre qui va comme l'hôtel de ville... Ah çà! on peut entrer, je pense?... Pauvres mignonnes! comme elles étaient jolies ainsi à genoux et disant leurs petites drôleries de prières!...

En 1820, les dames du genre de madame Cocarde étaient païennes comme une chanson de Béranger. De nos jours, revenues à des sentiments meilleurs, elles ont des croix d'argent doré à leur ceinture et une chaise à coussins de velours rouge dans la nef folâtre de Notre-Dame de Lorette.

Madame Cocarde entra tout doucement et referma la porte.

C'était une petite femme pâlotte et blonde, aux traits courts, un peu effacés, aux grands yeux d'un bleu délayé, tendres, comme on dit, craignant la lumière et cernés d'un cercle gris, empruntant cette couleur à une myriade de rides imperceptibles. Elle souriait d'une assez gentille façon; sa taille bien prise dans une robe de chambre de taffetas nankin paraissait rondelette et potelée. De loin, un myope l'eût prise assurément pour une de ces jolies femmes arrivées à la trentaine, qui conservent des allures enfantines et mignardes, un peu au delà de l'âge convenable.

Mais de près l'aspect changeait notablement. Sa figure était comme sa voix, quelque chose de flétri et d'usé: une ruine à grand'peine replâtrée, et que toutes les réparations du monde ne pouvaient point empêcher d'être une ruine.

Non pas que madame Cocarde eût dépassé de beaucoup la trentaine. Ces femmes-là n'ont pas précisément d'âge. Parmi des signes d'une vieillesse précoce, elle gardait certains indices qui parlaient encore de jeunesse. Madame Cocarde avait probablement vécu à fond de train.

On se fait ainsi parfois une position bien honnête. Madame Cocarde avait l'estime de son quartier. Elle possédait des rentes; elle était principale locataire des trois derniers étages de la maison où nous sommes. On ne faisait point de bruit chez elle. Et bien que certaines langues méchantes se permissent un narquois sourire en parlant du genre d'affaires auxquelles se livrait madame Cocarde, tout ce qui vendait vin, sucre, café, viande ou légumes dans la rue Sainte-Marguerite la déclarait une femme comme il faut, et qui eût trouvé plus d'un mari, si elle n'avait pas été trop fine pour tomber dans ce travers-là.

Madame Cocarde traversa la chambre d'un pas sautillant et vint s'asseoir à côté du lit, en ayant soin de tourner le dos à la lumière. Cyprienne et Diane restaient debout; il était facile de voir que cette visite attardée ne leur faisait point un plaisir infini; mais on pouvait deviner également qu'elles avaient intérêt à ménager la visiteuse.

Madame Cocarde souriait et les caressait du regard.

—Ça va bien à de petits chérubins comme vous d'être dévotes, reprit-elle quand elle fut assise; le bon Dieu, la bonne Vierge, les bons anges gardiens!... Moi aussi, je croyais à tout cela quand j'étais petite fille... Ah! mes pauvres belles! lorsqu'on arrive à vingt-cinq ans... vingt-six ans... ces enfantillages-là sont déjà bien loin... et l'on songe à des choses plus sérieuses!

Elle fourra ses deux mains dans les poches de sa douillette.

—Savez-vous qu'il fait frais chez vous?... reprit-elle en se pelotonnant sur elle-même avec un mouvement frileux. Il y a déjà six semaines que je fais du feu, moi... Je sais bien qu'il y a la différence des situations... mais c'est égal, mes anges, vous devriez avoir un petit poêle et l'allumer le soir en rentrant.

—Nous verrons..., dit Diane, quand l'hiver sera venu...

—C'est qu'il vient, ma pauvre biche... Il approche à grands pas!... Moi qui vous parle, j'ai mis mes robes d'été dans l'armoire... Et je trouve que les jupons ouatés ne sont pas de trop.

Elle toucha l'étoffe de la robe de Cyprienne qui se trouvait le plus près d'elle.

—De l'indienne!... s'écria-t-elle; et encore de la petite indienne!... Mes chers cœurs, comme vous devez grelotter avec ça!

La principale vertu de Cyprienne n'était point la patience.

—Mon Dieu, madame, dit-elle en reprenant sa robe avec un geste brusque, nous faisons comme nous pouvons, et nous ne nous plaignons pas.

—Est-ce que je vous aurais fâchée, ma perle?... demanda madame Cocarde dont la voix flûtée prit des accents plus doucereux encore; je ne me le pardonnerais pas, car je vous aime de tout mon cœur!... Voyez-vous, c'est dans votre intérêt que je parle... Un rhume est bien vite gagné... puis vient la fluxion de poitrine... Mes petits enfants, je sais bien qu'il y a la différence des situations... Je ne vous dis pas de mettre des robes de soie, comme moi... mais de bons corsages en laine bien doublés... voilà ce que je voudrais vous voir!

Elle sortit de sa poche un petit couteau d'écaille un peu plus long qu'une épingle, et s'en servit en guise de cure-dent.

—Il n'y a rien d'ennuyeux comme les cuisses de bécasse pour rester comme cela entre les dents!... poursuivit-elle sans ponctuer par le moindre silence son intrépide bavardage. Aimez-vous la bécasse, mes amours?... C'est un gibier qui coûte toujours assez cher... mais, Dieu merci! ma situation me permet de ne pas trop regarder à la dépense... Asseyez-vous donc là sur votre lit, mes belles... car il n'y a plus qu'une chaise... Vraiment, pour bien peu de chose vous pourriez avoir un joli petit mobilier... Je ne vous parle pas d'acheter des meubles comme les miens... la différence des situations... mais enfin...

—Madame, interrompit Diane, ce que nous avons nous suffit.

—A la bonne heure, mes trésors!... s'écria madame Cocarde; on peut dire que vous n'êtes pas difficiles à contenter... Mais si vous ne vous asseyez pas, je croirai que vous voulez me renvoyer.

Manifestement, madame Cocarde avait le droit, en effet, de croire cela; car les deux jeunes filles demeuraient devant elle muettes, froides, embarrassées. Néanmoins, elles obéirent à ce dernier appel et prirent place toutes deux sur le pied du lit avec une politesse contrainte.

Madame Cocarde était, comme nous l'avons dit, principale locataire de la maison, et grâce à l'intercession des deux sœurs, elle consentait à ne point chasser les Penhoël de leur misérable grenier.

C'était là tout le secret de la déférence que lui montraient Diane et Cyprienne.

—Bien, mes petits enfants!... reprit-elle. Comme cela, au moins, on peut causer à son aise!... J'ai beau avoir les dents bien rangées, ces coquines de bécasses ont de petits nerfs qui entrent partout!... Et puis, c'est peut-être une arête, car j'ai mangé du bar... Ah! mes petits enfants, l'excellent dîner que j'ai fait!... Il faut que je vous en conte le menu... Un potage en tortue délicieux... Pour relevé, un bar au court bouillon... Pour entrée, une blanquette de volaille, que mon cordon bleu réussit toujours à merveille... Pour rôti, cette scélérate de bécasse... Après cela, une crème à la vanille, un raisin et mon café... Je n'ai jamais mieux dîné de ma vie!

Durant cette complaisante énumération, Diane et Cyprienne avaient les yeux baissés. On rouvrait en quelque sorte leur plaie vive; on appuyait le doigt brutalement sur cette intolérable souffrance, la faim, qu'elles essayaient en vain d'oublier.

Madame Cocarde les lorgnait par-dessous sa paupière clignotante.

—Je ne suis pas ce qui s'appelle une gourmande..., poursuivit-elle; mais j'avais déjeuné plus matin qu'à l'ordinaire... et c'est si bon de manger quand on a grand'faim!

Cyprienne poussa un gros soupir. Chacune de ces paroles doublait les déchirants élancements qui tiraillaient son estomac vide. Diane souffrait autant que sa sœur; mais elle restait forte comme toujours, et aucun signe de malaise ne paraissait sur son visage.

—Et vous, mes belles..., reprit gaiement madame Cocarde, comment avons-nous dîné aujourd'hui?... Je m'intéresse à cela, moi, parce que je vous aime.

Les deux jeunes filles ne répondirent point. Sous la paupière brûlante de Cyprienne, il y avait une larme d'angoisse.

—Eh bien?... continua la principale locataire; on ne veut donc pas me dire ses petits secrets de ménage?... On a honte peut-être?... Mon Dieu! mes anges, je fais la part des différences de situation... Je pense bien que vous ne vivez pas d'ortolans... Tenez, voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous avez mangé aujourd'hui... Une bonne soupe... un bœuf aux choux et du fromage...

Pour la faim mortelle des deux pauvres filles, ce simple menu était plus appétissant que la carte la plus recherchée du dîner de madame Cocarde.

—Mon Dieu! mon Dieu! fit tout bas Cyprienne.

Le rouge monta au visage de Diane.

—Vous avez deviné à peu près, madame, dit-elle; mais, je vous le répète... nous sommes contentes de ce que nous avons.

—Voilà de la vraie philosophie, mon ange!... Eh bien! moi, je suis désolée... désolée de voir de charmantes filles comme vous dans la misère...

—Madame...

—Pas de colère, mon enfant!... Se montrer orgueilleuse vis-à-vis d'une véritable amie, c'est avoir un mauvais cœur!... Fâchez-vous tant que vous voudrez, du reste, vous ne m'empêcherez pas de dire ce que je pense... J'ai le cœur serré, voyez-vous, chaque fois que j'entre dans cette chambre... Deux pauvres chaises, un grabat... Cette harpe qui est seule maintenant, parce que vous avez vendu l'autre, je parie...

—Madame!... dit encore Diane.

La principale locataire prit ses deux mains qu'elle joignit avec celles de Cyprienne:

—Je vous assure que je vous aime, mes pauvres enfants!... prononça-t-elle d'un accent pénétré; ayez confiance en moi, je vous supplie!... Je suis plus vieille que vous... J'ai plus d'expérience... Laissez-moi vous sauver!

Ce n'était pas la première fois que madame Cocarde parlait ainsi. Diane et Cyprienne avaient leurs raisons pour suspecter la franchise de ses paroles; et pourtant, telle est la confiance de cet âge, que les deux jeunes filles relevèrent sur la principale locataire leurs regards émus et presque crédules.

—Des robes d'indienne en plein hiver, reprit madame Cocarde, pas de feu!... à peine une misérable chandelle... et pour soutenir ces jolis corps si délicats, si charmants, une nourriture grossière... peut-être insuffisante...

Elle sentit frémir la main de Cyprienne.

—N'est-ce pas?... poursuivit-elle, insuffisante?...

—Oh!... murmura Cyprienne, par grâce, ne nous parlez plus de tout cela, madame; si vous saviez ce que je souffre!...

—Hein? fit madame Cocarde avec curiosité.

Diane regarda sa sœur à la dérobée; son front devint pourpre; elle releva les yeux sur madame Cocarde et dit à voix basse:

—Elle souffre... parce qu'il y a deux jours qu'elle n'a mangé.

—Deux jours!... répéta froidement la petite femme; moi qui ai mal à l'estomac quand j'oublie mon second déjeuner... C'est bien long!

Elle retira sa main pour la replonger dans la poche de sa douillette.

—Deux jours!... répéta-t-elle encore, mais cette fois avec lenteur et comme en faisant un retour sur elle-même; moi aussi... ces choses-là ne s'oublient pas... moi aussi, j'ai été deux jours sans manger... Bon Dieu! mes filles, tout le monde a passé par là... C'est le coup d'éperon qui force à faire le premier pas... et je vous promets que les autres pas ne coûtent guère...

Cette froideur subite refoulait l'émotion des deux jeunes filles, et Diane regrettait déjà son aveu.

—Oh! oh! continua la petite femme en suivant le cours de ses réflexions; je savais bien que vous n'étiez pas millionnaires! mais deux jours sans manger!... Ah çà! le métier ne va donc pas du tout, du tout?...

Comme Diane ne répondait point, madame Cocarde tourna les yeux vers elle et changea brusquement de visage. Sa froideur disparut pour faire place à cette douceur mielleuse et riante qu'elle savait donner à sa physionomie.

—Vous me voyez anéantie, mes beaux anges, dit-elle. Comment!... si près de moi... de moi qui vous porte un intérêt si véritable!... Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que je vous ai dit dans le temps?

La voix de Diane prit un accent hautain et sévère.

—Nous avons tâché de l'oublier, madame..., répliqua-t-elle.

—Comme vous êtes ravissante ainsi, mon ange!... s'écria madame Cocarde qui la regardait avec une sincère admiration; la fierté vous sied comme à une reine!... Ah! que je voudrais jeter au feu cette petite robe qui m'impatiente et mettre à la place de la soie, du velours, des dentelles!... Ce serait si facile! et vous me remercieriez tant lorsque vous seriez devenues plus raisonnables!

Diane, le front haut, les yeux baissés, la joue en feu, était belle, en effet, belle comme l'orgueil de la pudeur.

—Nous sommes obligées de nous lever dès le matin, madame, dit-elle, et voilà qu'il est bien tard.

—C'est-à-dire que vous me chassez! s'écria la petite femme, moi, votre meilleure amie!... Et pourquoi?... Parce que je veux changer votre misère en bonheur... parce que je suis franche et que je ne puis pas cacher mon dépit de vous voir comme ça sans ressource, vous qui pourriez avoir une maison et de beaux meubles, et tout!

Elle se leva dans un mouvement tragique, appris quelque part au théâtre, et qui rendait tant bien que mal l'amertume du dévouement méconnu; puis elle ajouta sans s'éloigner encore:

—Souvenez-vous de ce que je vous dis là!... J'ai l'expérience... et je vous promets que vous vous mordrez les doigts, mes poulettes, plutôt dix fois qu'une, à cause de votre conduite de ce soir... Mais dame! qui refuse muse!... On n'attendra pas ces demoiselles jusqu'à la fin du monde... Ah! mon Dieu! mon Dieu! comme si on ne savait pas ça par cœur!... Nous sommes toutes la même chose!... On se rebiffe; on fait la petite rageuse; on rejette bien loin la fortune... Puis on se lasse, je dis les plus fières! Et telle qui a repoussé tout l'or de la terre, des bijoux, des toilettes, des rentes... une situation, quoi! prononça madame Cocarde avec emphase, se laisse prendre par un artiste ou un va-nu-pieds.

Diane fronça le sourcil.

Madame Cocarde haussa les épaules et se dirigea vers la porte.

—Voilà comme ça se joue!... grommela-t-elle en levant les yeux au plafond. Quand je pense que ces petites bégueules-là se laissent mourir de faim auprès de la soupière pleine!... car je vous le dis encore, quoique ce soit, en conscience, jeter des perles... je m'entends bien!... oui, mesdemoiselles sans le sou, il y a un monsieur, un millionnaire, qui en fait, pour vous, des pas et des démarches!... un homme tout ce qu'il y a de mieux!... et si vous vouliez, demain vous auriez équipage.

Point de réponse. Diane releva l'oreiller du lit pour faire la couverture.

Les yeux tendres et clignotants de madame Cocarde eurent un éclair, et sa bouche pincée fit une grimace méchante.

—Équipage, mademoiselle Diane, répéta-t-elle, vous qui n'avez plus de souliers... entendez-vous?

Ceci fut dit avec une explosion d'aigreur et de malice. La petite femme mettait bas décidément son masque doucereux pour lâcher bride à sa langue barbelée, mauvaise, griffue comme la patte d'un chat en colère.

Elle avait encore deux ou trois pas à faire pour atteindre la porte. On allait en entendre de belles.

La pauvre Cyprienne n'écoutait plus. Diane, elle, avait laissé la couverture à moitié faite. Sa tête se penchait sur son épaule. Un sourire étrange errait autour de sa lèvre. Son front était pensif, et ses grands yeux, perdant leurs regards superbes, étaient devenus tout à coup rêveurs.

—Entendez-vous?... reprit madame Cocarde exaspérée par le sourire de la jeune fille; je vous jure bien, mesdemoiselles en haillons, que vous attendrez longtemps une occasion pareille! Je me serais fait fort de vous obtenir, moi, tout ce que vous auriez voulu... Trente bonnes mille livres de rente, car cet homme-là est fou!... Des créatures comme ça refuser trente mille livres de rente!... Dites donc, avez-vous l'argent de votre mois pour me payer? Ah! ah! j'ai été trop bonne avec vous! Demain soir, foi d'honnête femme, les gens du grenier iront coucher dans la rue!...

Diane restait toujours calme. A la voir, on eût dit que toutes ces paroles insultantes ne lui étaient point adressées.

A ces derniers mots, pourtant, elle se tourna vers madame Cocarde avec lenteur.

La principale locataire, qui crut à une attaque, mit le poing sur la hanche d'un air intrépide; mais ses bras tombèrent lorsqu'elle entendit la jeune fille lui demander froidement:

—Combien faut-il d'argent pour faire trente mille livres de rente?

—Comment dites-vous, mon cœur?... balbutia madame Cocarde. Combien il faut d'argent, en capital?...

—Oui.

—Six cent mille francs au denier vingt.

—Six cent mille francs!... répéta Diane en regardant sa sœur à la dérobée.

La petite femme se rapprochait.

—Est-ce que nous allons être gentilles?... murmura-t-elle avec un retour subit de caressante douceur.

Diane pensait.

Puis elle dit d'un ton tranquille:

—Cet homme... pourrait-on y aller ce soir?

Madame Cocarde recula d'un pas, et Cyprienne releva la tête en sursaut pour jeter à sa sœur un regard stupéfait. Elle se croyait le jouet d'un rêve.

Il n'y avait pas la moindre trace d'émotion sur le beau visage de Diane.

—Peste!... fit la petite femme; ce soir!... Comme on y va maintenant!... Ah çà! mignonnes, vous vous êtes donc joliment moquées de moi?...

—Diane! prononça tout bas Cyprienne.

Diane lui imposa silence d'un geste glacé.

—Je vous demande, dit-elle en s'adressant à la principale locataire qu'elle regardait en face, si on peut aller chez cet homme ce soir?

—Mais... je ne vois pas..., balbutia madame Cocarde; sans doute...

Elle ajouta en aparté:

—Au fait, je ne réponds de rien, moi!... C'est lui qui les a dénichées!... Mais, tudieu! il paraît que les petits anges savent déjà ce que parler veut dire!... Tout de suite, mon séraphin! reprit-elle en souriant à Diane, et je vous promets que vous serez bien reçues... et que vous trouverez là un souper tout servi!

—C'est bon..., dit Diane; voulez-vous nous y conduire?

—Oh! ma sœur!... fit Cyprienne en joignant les mains.

—Si je le veux!... s'écria la petite femme; je passe un châle; je mets un chapeau, et j'envoie chercher une voiture... Attendez-moi, mes biches!... je suis à vous dans deux minutes!

Elle sortit en courant.

Les deux jeunes filles restèrent seules.

Cyprienne regardait sa sœur avec de grands yeux ébahis, et ne pouvait point trouver de paroles pour l'interroger.

Diane était immobile, la taille droite, les bras croisés sur sa poitrine.

—Six cent mille francs!... dit-elle enfin... de quoi racheter Penhoël!

—Oh!... mon Dieu! fit Cyprienne.

—Écoute!... reprit Diane, pendant que tu allais acheter du pain, j'étais là-haut, moi, et je les voyais souffrir! Comme Madame est changée!... Ses yeux n'ont plus de larmes... Et notre vieux père qui va chaque jour de porte en porte, repoussé partout... abreuvé partout d'insultes et de mépris!...

Cyprienne pleurait.

—C'est vrai!... c'est vrai! dit-elle parmi ses larmes. Mais la honte!...

Diane la prit entre ses bras et la couvrit d'un regard de mère.

—Tu as raison, pauvre enfant!... murmura-t-elle; ne viens pas... car c'est encore un combat... et si l'on échoue, cette fois, il faudra bien mourir...

—J'irai..., dit Cyprienne.

VI
L'HOTEL MONTALT.

Nehemiah Jones, le majordome de Montalt, était un gentleman et un homme de goût parfait. Il avait acheté pour son maître un des plus confortables hôtels du faubourg Saint-Honoré; un hôtel largement séparé de la voie où fourmille la foule bruyante et gênante, isolé au beau milieu de la grande ville, ombragé par des arbres centenaires et ouvrant la haute porte de ses salons sur des jardins de prince.

Nehemiah Jones avait trouvé cela entre les Champs-Élysées et la place Beauveau. C'était une retraite choisie d'où la vue rencontrait partout des arbres, du gazon, des fleurs, et nulle part l'autre côté de la rue, cette odieuse barrière qui borne l'horizon parisien! nulle part la fenêtre curieuse du voisin; nulle part le dos de ces civilisés qui passent des heures en contemplation devant les vitres des cordonniers ou des marchands de parapluies.

Et c'était charmant! Une sorte de riant palais, bâti sous le règne de Louis XV, alors que les bosquets de Beaujon étaient bien loin de Paris encore et cachaient seulement les façades mignonnes des folies nobles ou financières.

L'hôtel Montalt, comme on l'appelait déjà dans le faubourg, affectait la forme régulière d'un château du xviiie siècle dessiné par Péronnet ou Gabriel.

C'était un corps de bâtiment carré, flanqué de deux pavillons symétriques. Au-dessus du deuxième étage, dont chaque fenêtre avait à son sommet des têtes rieuses de nymphes ou de satyres, régnait une galerie ajourée, tournant autour du toit et le masquant presque entièrement. Sur le fronton triangulaire, Coustou le jeune avait taillé deux dryades, couchées à demi et soutenant un écusson de marbre.

Sous le fronton, quatre colonnes doriques supportaient un large balcon, dont la saillie abritait la dernière marche d'un perron circulaire, où s'étageaient douze paires de vases à fleurs.

En quittant la cour plantée d'arbres pour monter les degrés du perron, vous trouviez un spacieux vestibule, soutenu par un péristyle d'ordre corinthien en marbre violet, avec chapiteaux de bronze; l'œil enfilait le corps de logis, percé à jour, et allait se reposer sur la belle verdure du jardin situé derrière l'hôtel.

Aux deux côtés du vestibule, pavé en mosaïque romaine, s'ouvraient, à droite, le salon, la galerie, la bibliothèque, le tout en enfilade; à gauche, sous une tête de cerf monstrueuse, la salle à manger, où pouvaient s'asseoir cinquante convives.

En face du perron, l'escalier d'honneur montrait sa haute rampe d'acier ciselé, rehaussé de volutes d'or, de pampres et de fleurs. Du côté opposé à la rampe, au-dessus d'un lambris en marbre violet comme celui des colonnes, Desportes avait mis quelques-unes de ses larges peintures, sur lesquelles le dôme transparent qui terminait l'escalier jetait la lumière à grands flots.

La terrasse, tournant deux fois sur elle-même avec ses balustrades de marbre blanc, s'ouvrait au delà du vestibule et descendait au jardin. C'était un vrai petit parc, qui s'étendait à gauche de l'avenue Marigny jusqu'aux maisons du faubourg d'une part, de l'autre, jusqu'aux abords des Champs-Élysées.

On était là surtout en plein xviiie siècle. Après le beau parterre, venait le boulingrin Pompadour et les tilleuls énormes, taillés en arcades. Puis c'étaient des statues, habillées de mousse et cachées dans des niches de verdure, des jets d'eau qui voulaient être rustiques, des naïades, des tritons, Neptune, Amphitrite, etc., le tout entouré d'un cercle de buis centenaires à qui le ciseau avait donné mille formes architecturales ou fantastiques.

Par delà les grands buis, il y avait des labyrinthes ombreux où Cupidon et sa sœur se jouaient, aimaient, souriaient, se groupaient sous la feuillée, suivant le lascif caprice de l'art au siècle de Louis XV.

Lors de son arrivée, Montalt avait trouvé ce mythologique paradis en pleine verdure et en pleines fleurs. Il n'avait eu garde de regretter son froid palais de Portland-Place, à Londres. Mais quand vinrent les jours pluvieux de septembre, adieu la riche feuillée des grands arbres, adieu les corbeilles de fleurs.

Le nabab était inconstant par système. Il se serait fatigué bien vite des fleurs et des arbres, mais il n'aimait pas à voir son caprice contrarié avant l'heure de la satiété.

Il fit appeler Nehemiah Jones, son majordome, et il lui dit:

—M. Jones, ne pourrait-on mettre mon jardin en serre?

—Si c'est la volonté de milord, répliqua Nehemiah Jones le plus simplement du monde, pourquoi non?

Il eût semblé, en vérité, à entendre ce brave Anglais, que la volonté de milord était la règle de l'univers.

Milord répondit:

—C'est ma volonté, M. Jones.

Nous ferons remarquer en passant que ce titre de lord, appliqué à Montalt, était de pure convention. L'Angleterre ne prodigue pas ainsi la seigneurie: seulement, tout million est noble pour les pauvres gens. Montalt, d'ailleurs, n'y tenait point, et se vantait volontiers d'être sorti du peuple.

Nehemiah Jones salua et se retira. Quelques heures après, une armée d'ouvriers envahissait le jardin, au-dessus duquel s'éleva comme par enchantement une toiture transparente.

Cela coûta un prix insensé. Mais Nehemiah Jones revint dire à Montalt un beau matin:

—Milord, on a mis en serre le jardin de Votre Seigneurie.

C'était bien la perle des majordomes, que ce Nehemiah Jones.

Paris s'est ému, un jour, ému pour tout de bon vraiment, parce qu'on lui a ouvert, moyennant un franc d'entrée, un Éden qui se nommait le Jardin d'Hiver, et qui était grand comme la salle des Pas-Perdus, au Palais de Justice. Le parc de Montalt aurait contenu à l'aise une demi-douzaine de Jardins d'Hiver.

Jugez si Paris se mit en fièvre! Les premiers qui entendirent parler de cette merveille n'y voulurent point croire; puis, comme on racontait des détails précis, vraisemblables, circonstanciés, les moins curieux désirèrent voir.

Mais il ne s'agissait pas ici de donner un franc et de confier au contrôle sa canne ou son parapluie: personne n'entrait, sinon les amis de Montalt, ou encore les protégés de Nehemiah Jones.

C'est à peine si, des fenêtres hautes du faubourg, on voyait briller à travers les arbres, dans ce pays de jardins et de bosquets, l'immense voûte de verre; mais on n'en grimpait pas moins aux mansardes et c'étaient souvent de belles dames qui laissaient en bas leurs équipages pour entreprendre cette ascension.

Il y eut des grisettes aussi pauvres qu'honnêtes qui gagnèrent trois cents livres de rente à prêter ainsi leur modeste asile, d'où l'on apercevait le dôme des Invalides, le Val-de-Grâce, l'Institut, la Salpêtrière, mais non du tout le mystérieux paradis du nabab.

Le champ était ouvert aux suppositions, aux descriptions apocryphes, à la poésie des nouvellistes rêveurs, et Dieu sait que nul ne se faisait faute d'avoir en poche son petit plan du jardin miraculeux! On en comptait les berceaux, les grottes et les statues. Plus il était difficile d'y pénétrer, plus il y avait de véritable gloire à dire: «Je l'ai vu.»

Personne ne s'en privait. Et comme le thème descriptif était varié par l'imagination de chacun, l'idée que s'en faisaient les simples dépassait toutes les limites du merveilleux.

Les uns, frottés de saine littérature, refaisaient tout doucement les bosquets d'Armide, ou l'Éden de Milton; les autres prouvaient certaines connaissances d'histoire naturelle en décrivant les mille plantes des plates-bandes et des corbeilles; d'autres enfin, prenant soin d'animer la scène, montraient le beau nabab errant sous ses féeriques ombrages, au milieu d'un essaim d'almées.

Car l'idée du sérail de Montalt avait franchi le détroit, et ceux qui avaient aperçu, par hasard, Séid et son noir compagnon, leur confiaient tout naturellement la garde d'un harem nombreux et choisi.

Quant à l'idée qu'on se faisait de la richesse du nabab, c'était quelque chose de prodigieux et de fou. Ceux qui ne voulaient pas exagérer disaient seulement qu'il était plus riche que le roi; mais le commun des croyants ne cherchait pas même une comparaison.

Les hâbleurs parlaient de fourgons chargés d'or...

Et de tout cela se dégageait une sorte de crainte superstitieuse. Un homme qui disposait de tels trésors devait être au-dessus des lois du monde et se rire des barrières imposées à la foule.

Parmi tous ces on dit, le vrai avait sa part, le faux la sienne. Ce qu'il faut affirmer, c'est que ce fameux jardin n'avait point peut-être son pareil en Europe.

Quant à l'hôtel, œuvre d'une ère sensuelle s'il en fut, Montalt l'avait orné suivant son goût bizarre. Là, se mêlaient aux voluptueux souvenirs de notre xviiie siècle, les molles délices des mœurs asiatiques. Le confort anglais brochait sur le tout et doublait l'originalité de cet hybride accord.

Boucher se trouvait avoir jeté en grappes ailées ses Amours dodus sur les panneaux d'une salle que Montalt avait fait daller de marbre et où des tuyaux lançaient l'eau tiède et parfumée des bains, suivant la mode de Tebriz ou de Dir. Sous les tentures se montraient encore les guirlandes de fleurs et de fruits. Les vives couleurs des pans de cachemire faisaient tort aux nuances un peu passées qui chatoient encore aux robes des marquises-bergères de Watteau.

Et tout près, à dix pas de ces coussins paresseusement amoncelés, l'attirail austère du sport britannique.

Le palais de Montalt réunissait la mollesse du xviiie siècle aux mollesses de l'Orient, sans craindre le voisinage des modes roides du gentlemanry pur sang.

Car Montalt, malgré toute sa puissance, ne pouvait façonner que le dedans à sa guise. Entre les murs de l'hôtel ses souvenirs pouvaient prendre une forme et lui rendre aisément l'aspect aimé de sa vie indienne; il pouvait se croire encore à Mascate, ou parcourant en vainqueur, avec ses cipayes, un coin de la Perse, une province du Kaboul...

Mais au dehors, c'était l'Europe. Impossible de refaire les mœurs de tout le monde. Au lieu du palanquin asiatique aux balancements indolents, il fallait le fougueux attelage.

Et point n'est besoin de dire que les écuries du nabab n'avaient pas de rivales dans Paris.

La richesse, le luxe prodigue et somptueux étendaient comme un vernis sur les contrastes trop heurtés qui eussent pu déparer la demeure de Montalt. Le désordre est plus beau parfois que toute symétrie. Cela était beau comme le désordre.

Montalt était là, d'ailleurs, servant lui-même de lien vivant à toutes ces choses disparates, et adoucissant les contrastes, à force de présenter en sa propre personne tous les contrastes réunis.

C'était son œuvre; l'œuvre achevée, il n'y songeait plus guère, et vivait là comme il eût vécu ailleurs, indifférent à ces merveilles créées avec tant de passion.

Suivant la morale commune, qui est assurément la meilleure, il menait là, dans sa délicieuse retraite, une existence assez peu exemplaire.

Les trois dieux idiots du vaudeville: le jeu, le vin, les belles, étaient sa religion.

Il buvait comme un vrai lord; il jouait comme un possédé du diable; il aimait comme don Juan. Où son inconstant amour n'avait-il pas été, depuis les pécheresses divinisées par la mode et se faisant une gloire de leur galanterie, jusqu'à ces Madeleines modestes qui glissent et tombent derrière le voile? Depuis Lola, notre belle Lola, madame la marquise d'Urgel, jusqu'à telle jolie dame, que Lovelace lui-même eût craint d'attaquer.

Il est vrai de dire, pourtant, que Montalt n'opérait jamais de séductions et n'abusait de personne. Il n'avait ni le temps, ni le vouloir. Pour séduire, il faut au moins un semblant d'amour, et la comédie jouée eût fatigué Montalt presque autant que la réalité même...

Elles l'eussent aimé, car il était généreux, noble, brave et beau comme un demi-dieu; elles l'aimaient peut-être. C'était malgré lui et à son insu. Lui n'aimait rien et donnait tout à ses sens qui s'éveillaient, ardents et jeunes, à côté du sommeil lourd de son cœur.

On est ainsi parfois, à la suite d'un de ces amours mortels où l'on avait mis tout son être et que la déception a brisés. Mais le nabab disait bien souvent que jamais il n'avait aimé...

C'était sa nature, sans doute.

Il fallait croire cela, bien que difficilement on pût concilier ce vide glacé du cœur, ce matérialisme sans contre-poids avec la belle générosité qui perçait, non point dans ses paroles, mais dans ses actions.

Il y avait tant de contrastes dans cet homme!

Ceux qui l'approchaient le plus intimement n'auraient point osé le juger, encore moins le définir. En principe, son âme semblait perdue; il n'y avait plus rien en lui que doute, négation, blasphème. Tout ce qui est bon, tout ce qui est saint, excitait son mépris ou sa raillerie. Il ne voulait croire qu'au mal. Et pourtant, à part les fautes de sa vie systématiquement dissolue, il ne faisait que le bien.

C'était comme une lutte entre sa nature bonne, sensible, miséricordieuse, et quelque système impie, qu'il s'était imposé de force à lui-même. C'était, si l'on peut s'exprimer ainsi, un homme arrivé à la religion du vice, et tâchant d'expier ses vertus. C'était surtout, du moins aurait-on pu le croire s'il n'avait pris à tâche de le nier constamment, un homme blessé par le sort injuste et qui avait cette folie bizarre de tourner sa vengeance contre Dieu même.

Ses bonnes actions, il les cachait avec un soin minutieux et jaloux, avec un soin presque égal à celui qu'il mettait à se parer de ses fautes. Vis-à-vis même du serviteur chargé de répandre ses bienfaits, il s'en excusait comme d'une faiblesse honteuse. Par un raffinement d'ironie, ce même serviteur remplissait auprès de lui un emploi sans nom.

C'était un Anglais appelé Smith. Des sommes énormes passaient par les mains de ce Smith. La plus grande part était affectée à des aumônes, bien que Montalt fît semblant de croire parfois que le tout passait au budget de ses plaisirs.

Le soir, en revenant du jeu, Montalt entrait dans une chambre ornée de tout ce que le luxe peut offrir de plus merveilleux. Une fois sortie de cette chambre, la femme qui y était entrée n'y devait plus rentrer jamais. Ce n'était pas néanmoins un exil, car elle avait droit dorénavant de franchir la porte close de l'hôtel et d'assister aux magnifiques fêtes du nabab.

Ce qui n'était pas un mince privilége.

M. Smith n'avait pas encore été au dépourvu, et pas une fois, la chambre consacrée ne s'était trouvée vide à l'heure où le nabab rentrait d'ordinaire.

Mais celui-ci, en cela comme en toute autre chose, avait ses caprices soudains et impérieux. Il lui arrivait bien souvent de passer franc devant la chambre, au devant de laquelle veillaient les deux noirs, sans même jeter un regard à l'intérieur.

Ces soirs-là, il entrait seul dans son appartement, dont il fermait la porte à double tour. On l'entendait se promener longtemps et à grands pas sur le parquet de sa chambre à coucher. Parfois, ses serviteurs curieux prétendaient avoir ouï, à travers la porte, comme un sourd gémissement...

Le lendemain, on le trouvait sur son lit, pâle et brisé de lassitude. On n'osait point lui adresser la parole; à peine prenait-on le courage de regarder à la dérobée son visage défait et bouleversé.

Ces jours-là, il ne mangeait point. Il restait jusqu'au soir assis sur son divan, tandis que ses deux nègres, immobiles et muets, attendaient ses ordres.

Ceux qui eussent pu pénétrer le secret de sa vie auraient remarqué que ces tristesses mornes et profondes le prenaient chaque fois que les hasards du jeu le forçaient à enlever un diamant au couvercle de sa boîte de sandal.

Et assurément, ce n'était pas la perte elle-même qui le navrait ainsi, car on n'avait jamais vu au Cercle des Étrangers un joueur plus calme et plus impassible.

Les jours dont nous parlons, personne ne pénétrait près de lui, pas même Étienne et Roger qu'il aimait tant à voir d'habitude.

Car, en ceci du moins, le nabab avait fait exception à son inconstance. Cette amitié de hasard, nouée dans le coupé d'une diligence, eût gardé pour bien des gens, dans son origine même, un germe de rupture. Mais, pour Montalt, c'était tout le contraire; il se disait avec un souverain plaisir que cette liaison n'avait aucune cause logique: on n'était ni parent ni voisin; on n'avait point été élevé ensemble; on ne s'était point dévoué mutuellement l'un pour l'autre: donc, il y avait chance que l'on pût s'aimer...

Pour sa part, il aimait les deux jeunes gens beaucoup plus que le premier jour. Il était fou du talent d'Étienne; il applaudissait de tout son cœur aux moindres saillies de Roger. Vous eussiez dit parfois, lorsqu'ils étaient ensemble, un père entre ses deux fils chéris tendrement.

Mais c'était plus souvent encore un joyeux camarade, et alors il n'était plus possible de ramener la moindre idée paternelle. Montalt, jeune comme eux par la beauté, par l'esprit, par l'élégance exquise, pouvait passer facilement pour le frère aîné, à qui deux ou trois années de plus donnent du poids et de l'aplomb.

Il poursuivait avec une héroïque patience l'œuvre entamée sur la route de Rennes à Paris. Chaque fois que les deux jeunes gens et lui se trouvaient ensemble, il prêchait; c'était sa manie. Il voulait faire d'Étienne et de Roger des philosophes à son image; il voulait leur donner surtout ce profond mépris de l'espèce féminine qu'il affectait en toute occasion.

Pour en arriver là, il faisait mieux que raisonner, il tentait. A plusieurs reprises, Étienne et Roger s'étaient trouvés en face d'occasions charmantes et imprévues; mais le nabab avait beau les entourer de séductions, Étienne et Roger résistaient vaillamment; Étienne surtout dont le cœur était plus fort.

Du reste, ils se laissaient aller tous deux sans trop réfléchir, et avec l'insouciance de leur âge, à la pente de cette bonne et molle vie que le hasard leur faisait. Étienne travaillait et recevait de son labeur une récompense royale; Roger ne travaillait point, mais il portait le titre de secrétaire de milord et touchait, sous ce prétexte, des appointements magnifiques.

Tout, dans la maison du nabab, voitures, chevaux, valets, était à leurs ordres.

Charmants cavaliers comme ils l'étaient, distingués, spirituels, élégants, et riches par la grâce du hasard, ils faisaient, en vérité, figure dans le monde.

Au commencement, et d'un commun accord, ils s'étaient promis de mettre à exécution ce cher dessein qu'ils avaient fait un soir dans le jardin de Penhoël, thésauriser, thésauriser comme des avares, pour revenir bien vite en Bretagne où les attendait le bonheur.

Étienne restait fidèle à son projet. Chaque somme que lui donnait le nabab était religieusement placée, et le jeune artiste tressaillait d'aise en voyant s'augmenter rapidement son trésor, car c'était la dot de Diane, de Diane qui était son rêve de toutes les heures, son amour unique et passionné.

Car, à travers l'éloignement, Étienne la voyait encore plus noble et plus belle.

Roger pensait bien, lui aussi, à Cyprienne, mais sait-on comment l'argent se dépense à Paris? La dot de Cyprienne était lente à venir.

Il aimait pourtant, le bon garçon; mais plus d'une enchanteresse, placée sur son passage par ce perfide Montalt, lui avait semblé bien adorable.

Tandis qu'Étienne peignait des panneaux ou esquissait des cartons, Roger allait se promener. Quand il revenait et qu'Étienne le questionnait en frère, Roger ne faisait pas toujours confession générale.

Une chose cependant rapprochait les deux jeunes gens et les réunissait en une commune inquiétude, c'était l'absence de nouvelles de Bretagne, le silence complet et inexplicable des amis qu'ils avaient laissés derrière eux.

Étienne avait écrit à Diane plusieurs fois; Roger avait écrit à Cyprienne et à Madame. Point de réponse.

Des lettres avaient été adressées au vieux Géraud qui, de tout temps, avait témoigné à Étienne et à Roger une affection sincère. Point de réponse encore.

Les semaines s'étaient écoulées; on attendait toujours. Étienne et Roger faisaient mille suppositions et s'ingéniaient à chercher le mot de l'énigme. Jamais, dans leurs hypothèses, ils n'arrivaient à côtoyer même la triste réalité!...

En désespoir de cause, Étienne avait écrit à un de ses confrères dont la famille habitait les environs de Redon; et il comptait les heures en attendant la réponse, qui, cette fois, ne pouvait pas lui manquer.

VII
LE DESSERT.

Le nabab traitait magnifiquement. Il avait pour chef un de ces hommes choisis qui portent notre glorieux nom français jusqu'au fin fond des cuisines russes, anglaises et autrichiennes. Son repas était au-dessus de toute description, et la plume de faisan des poëtes culinaires qui continuent Antonin Carême se fût émoussée devant tant de splendeur.

Par exemple, il faut bien l'avouer, les convives assis autour de cette table éblouissante étaient un peu mêlés. Nous parlons seulement de la première table, car il y en avait deux, et la seconde, réservée aux dames, n'était pas mêlée du tout.

Dans ce monde errant et bien titré qui se groupe autour d'une maison de jeu, dès qu'une maison de jeu s'ouvre, il est vraiment bien difficile de distinguer l'aventurier du gentilhomme. En effet, l'aventurier se frotte si aisément au gentilhomme, et le gentilhomme si fatalement à l'aventurier, qu'ils déteignent l'un sur l'autre, si bien que tel vrai marquis, possédant un nombre rond de quartiers sincères, vous fait l'effet d'un aigrefin, tandis que tel bachelier ès tours d'adresse, cachant soigneusement ses diplômes, vous miroite à l'œil comme le plus pailleté des marquis.

Il y a longtemps que la mode française est à l'anglomanie. Montalt avec ses millions, sa romanesque histoire où il n'y avait pas un seul mensonge, sa grande mine et la haute distinction de sa personne, n'aurait eu qu'à se laisser faire pour devenir le lion des salons aristocratiques.

On eût abaissé à plaisir les roides barrières de l'étiquette devant ses fantaisies, et, de par l'audace même de ses caprices, il eût conquis la royauté de la mode.

Mais il n'en voulait pas. Il lui plaisait, par exemple, d'attirer chez lui le faubourg Saint-Germain et de ne point lui rendre sa visite.

Il lui plaisait d'amuser tout ce monde orgueilleux, mais en l'humiliant à sa manière.

Chez lui, le plaisir ne s'arrêtait jamais avant d'atteindre aux folles nuances de l'orgie; on le savait. Il se divertissait à voir les puritains passer le seuil de son enfer.

Autour de la table de Berry Montalt, il y avait assurément de vrais grands seigneurs, mais on y voyait aussi, à part même nos gentilshommes de l'hôtel des Quatre Parties du Monde, un nombre assez notable de chevaliers d'industrie. Les uns et les autres, du reste, s'emboîtaient passablement et formaient un très-noble ensemble.

On voyait là, réunis, des représentants de trois ou quatre aristocraties, et la crème de cinq ou six tripots.

Le Cercle des Étrangers surtout, alors dans toute sa gloire, fournissait un contingent remarquable. Tous les pays du globe étaient représentés. Les plus minces convives se nommaient pour le moins M. le chevalier. Il y avait des quantités de comtes... trois marquis et un duc. Il y avait même cet illustre et trop infortuné polonais le prince Bottansko, dont les affidés de la Russie parlaient avec mépris, mais qui était, en réalité, un ancien modèle d'atelier, honorablement connu parmi les rapins de l'empire.

C'était merveille de voir l'élégante et spirituelle courtoisie qui se dépensait autour de la table. Montalt donnait le ton, et il était en veine de charmantes saillies. Ce qu'il y avait d'alliage dans cette noble réunion disparaissait vraiment sous l'or pur.

D'ailleurs, les grecs de 1820, bien que cette appellation antique ne fût pas encore retrouvée, valaient nos grecs de 1847. Ce genre est évidemment d'élite et donne à ses adeptes un vernis inappréciable.

Entre les plus élégants, M. le chevalier de las Matas se faisait remarquer; il méritait à tous égards l'honneur que lui avait fait milord en le plaçant auprès de lui. Nos deux autres gentilshommes ne brillaient pas à beaucoup près autant, mais le Portugal et l'Allemagne sont des pays où l'esprit de conversation ne croît pas en pleine terre. M. le comte de Manteïra et le bon baron Bibander étaient, en somme, convenables: c'était tout ce qu'il fallait exiger d'eux.

En arrivant à l'hôtel du nabab, nos trois gentilshommes avaient eu une alerte assez vive. Ils n'avaient vu jusqu'alors Montalt qu'au Cercle des Étrangers, et ils ignoraient entièrement la composition de son intérieur.

Lola était bien venue à l'hôtel, comme tant d'autres femmes; mais, comme toutes les autres, elle n'avait fait que passer.

En entrant, ce soir, les premières figures aperçues par Bibandier, Blaise et Robert, avaient été justement deux visages de connaissance, qu'ils ne s'attendaient certes point trouver là; nous voulons parler d'Étienne et de Roger.

Les deux jeunes gens étaient aux côtés de Montalt, et faisaient avec lui les honneurs.

La surprise de nos trois gentilshommes fut si grande, qu'ils pensèrent se trahir au premier moment.

Mais ils étaient bien déguisés; l'aplomb leur revint d'autant mieux qu'ils purent voir tout de suite qu'on ne les reconnaissait point.

Par le fait, Étienne et Roger étaient à cent lieues de songer à M. Robert de Blois, à Blaise, son domestique, ou même au pauvre fossoyeur Bibandier.

L'alerte était passée depuis longtemps. Le dîner marchait suivant les règles de l'art. Le sommelier de milord, personnage classique et nourri des traditions les plus respectables, dirigeait avec méthode et sang-froid son bataillon de porte-bouteilles; les vins étaient non-seulement choisis, ce qui est beaucoup, mais servis selon le code de la gastrologie, ce qui est davantage.

Il faut ici le coup d'œil et la science. Il faut savoir alterner le chaud madère avec le bordeaux, ce roi des vins; il faut placer à propos le chambertin généreux, le porto, cher aux palais britanniques, le syracuse, le chypre et le lacryma-christi, ces vins romantiques, que l'on boit au théâtre dans des coupes de carton doré; le constance, fouetté par les tempêtes, et le johannisberg, diplomatique ambroisie, qu'on n'achète, dit-on, qu'avec de l'esprit ou de la gloire.

Quant au champagne, cette pâle et froide potion qui met les collégiens en goguette et fait chanter les étudiants à la barrière, nous aurions pudeur de prononcer son nom bourgeois parmi tant de noms illustres.

On causait fort gaiement déjà. Le baron Bibander, une fois la glace rompue, se prenait à baragouiner d'une si triomphante façon, que le bon Graff était tout fier de son élève.

Montalt avait des prévenances pour chacun, mais il donnait la principale part de son attention à M. le chevalier de las Matas, qui l'entretenait avec une rare vivacité.

Montalt lui répondait, lui souriait, et ne laissait jamais son verre vide.

Le moyen de ne pas boire quand on avait milord lui-même pour échanson! M. le chevalier, bonne tête pourtant, était déjà un peu exalté au commencement du second service.

Mais cela ne tirait point à conséquence, attendu que les trois quarts des convives marchaient en avant de lui. Le prince Bottansko, surtout, afin de faire honneur à sa nationalité, buvait avec une vigueur au-dessus de tout éloge.

Dans la galerie voisine, un brillant orchestre exécutait tantôt des airs à la mode, tantôt des mélodies indiennes, fournies par Mirze, l'ancienne esclave du nabab.

Au bout de la galerie s'ouvrait une seconde salle, décorée exactement comme la première, et au milieu de laquelle se dressait aussi une table servie.

Cette table était entourée par un cercle de charmantes femmes qui buvaient, ma foi, le mieux du monde.

Mirze présidait au banquet féminin, Mirze que nous avons vue toujours mélancolique et muette.

Mais le nabab lui avait dit d'être gaie, de chanter, de sourire...

Elle était gaie, la pauvre âme esclave, elle chantait, elle souriait.

Presque toutes ces dames avaient obéi, du reste, à la fantaisie de Montalt; elles avaient, pour la plupart, des costumes asiatiques, et douze ou quinze d'entre elles, sous la direction de Mirze, s'étaient déguisées en bayadères de Mysore.

Bien entendu, autour de cette table, on n'eût pas trouvé une seule femme laide. Ceci était la moindre chose. Mais il y en avait de ravissantes et qui faisaient le plus grand honneur au goût de M. Smith, le galant distributeur d'aumônes.

Parmi les plus charmantes, il fallait distinguer deux petites danseuses de l'Académie royale de musique, qui venaient pour la première fois à l'hôtel. M. Smith, on peut le dire, avait eu ici la main particulièrement heureuse. C'étaient deux petits lutins au sourire naïf et mutin, toutes jeunes, gracieuses comme des fées.

Des bijoux, enfin!

Ces deux demoiselles avaient été convoquées en vue d'Étienne et de Roger. Le nabab voulait en finir une bonne fois avec la chevaleresque niaiserie de ses deux favoris; et vraiment, pour opérer une tentation efficace, on ne pouvait trouver mieux que mesdemoiselles Delphine et Hortense, les deux plus nouvelles acquisitions du corps de ballet de l'Opéra.

Étienne et Roger n'avaient qu'à se bien tenir!

De temps en temps, pendant le dîner, Montalt les regardait en souriant à l'idée de sa victoire prochaine, et tout en écoutant les discours animés du chevalier de las Matas, qui lui soumettait peut-être, en ce moment, le plan de sa fameuse martingale, Montalt faisait de loin aux deux jeunes gens des signes de joyeuse menace.

Étienne et Roger comprenaient parfaitement, et levaient leurs verres en signe de bataille acceptée.

Malgré l'incontestable talent de M. Smith, les délicieuses pensionnaires de l'Académie royale de musique n'étaient cependant pas précisément ce que Montalt aurait voulu.

Il s'agissait de convertir les deux jeunes gens à sa manière de voir, et, sur ce sujet, la fantaisie de Montalt s'était développée outre mesure. La résistance de Roger et d'Étienne l'avait piqué au vif. C'était désormais une gageure qu'il prétendait gagner à tout prix.

Aussi se montrait-il ici bien plus difficile que pour lui-même. Il ne s'était pas confié en aveugle, comme d'ordinaire, à l'expérience habile de M. Smith. Il avait donné des instructions spéciales; il avait désigné lui-même deux jeunes filles qui n'étaient ni mademoiselle Delphine, ni mademoiselle Hortense.

Mais, chose que le nabab ne voulait plus concevoir depuis longtemps, il est des vertus, des entêtements, pour parler son langage, qui sont encore capables de résister à tout l'or du monde.

Cela en plein xixe siècle!

C'est triste à penser, mais le nabab venait d'en avoir une preuve éclatante.

Il s'agissait de deux pauvres enfants sans ressources, et que nul conseil ne soutenait dans la droite voie, de deux enfants, placées sur cette pente glissante où nulle jeune fille ne garde l'équilibre, au dire des romanciers païens et des philosophes de l'école transcendante, de deux chanteuses des rues, puisqu'il faut nommer les choses par leur nom.

Mais des chanteuses comme on n'en voit point, des jeunes filles d'une beauté si merveilleuse et si touchante que le nabab, ce cœur flétri, avait senti quelque chose remuer au fond de son âme, rien qu'à les regarder!

Il les aimait, ces deux belles jeunes filles; il pensait à elles bien souvent, depuis que le hasard les avait jetées, un jour, sur son chemin, et s'il s'obstinait à vouloir faire d'elles les maîtresses d'Étienne et de Roger, c'est que l'idée lui souriait d'avoir ainsi près de lui deux couples beaux, jeunes, heureux.

Sa pensée ne pouvait aller plus loin sans mentir à l'étrange et triste morale qu'il s'était faite; songer au mariage, c'eût été non-seulement folie, au point de vue des exigences sociales; c'eût été surtout fausser et pervertir la ligne terrible de sa philosophie.

Mais ce beau rêve ne pouvait point se réaliser. Les deux jeunes filles qui auraient dû s'y prêter avec tant de reconnaissance s'avisaient de préférer leur pauvreté à ce qu'elles appelaient la honte.

Tant il est vrai que ce malheureux Montalt ne pouvait rencontrer chez les femmes que contradiction et méchant vouloir!

Ah! si elles avaient consenti, la défaite des deux jeunes gens eût été, cette fois, bien certaine! Comment résister à tant de naïveté charmante? Comment rester froid devant ces divins sourires?

Mais elles ne voulaient pas. Tous les efforts avaient échoué. Il n'y fallait plus songer.

Et le nabab donnait aujourd'hui cette fête, en désespoir de cause, pour voir s'il pourrait se passer des petites chanteuses de rues.

Les choses semblaient aller à souhait. Nos deux jeunes gens, placés auprès de compagnons de leur âge, ne se ménageaient point. En somme, ce complot, ourdi contre leur fidélité amoureuse, était assez innocent; et lors même qu'ils eussent découvert le piége où l'on prétendait les pousser tout doucement, peut-être n'en eussent-ils point conçu une horreur très-profonde.

Ils étaient parfaitement disposés ce soir-là. Le nabab pouvait suivre de loin les progrès de leur gaieté toujours croissante. Il voyait leurs joues s'animer, leurs yeux briller, et leurs regards, excellent augure! se tourner parfois, avec une impatience non équivoque, vers la porte qui conduisait au second salon.

Les têtes s'exaltaient, cependant; le dessert, symétriquement aligné, avait subi l'attaque générale et couvrait la table de ses plats en désordre. Trente conversations se croisaient, vives et décousues. C'était l'heure. Le nabab fit un signe. Dans la galerie, l'orchestre frappa un accord long et retentissant. Il se fit un bruit de pas légers et un essaim de femmes se précipita dans la salle, le verre à la main.

Elles étaient masquées, mais de ce masque court et sans barbe qui ne cache ni le rouge éclat des lèvres, ni la fraîcheur jeune et veloutée des joues.

Il y eut à ce coup de théâtre un cri d'enthousiasme parmi les convives. Le baron Bibander seul fut un peu contrarié parce que cette galante surprise le saisissait au dépourvu, et qu'il n'avait pas le temps de consulter son miroir de poche, pour voir si son visage n'avait pas déteint, par hasard.

L'orchestre jouait au dehors un air lent et monotone.

Au moment où les convives descendaient le double perron de la terrasse pour entrer au jardin, dont l'aspect dépassait les étincelantes merveilles des contes de fées, les douze femmes déguisées en bayadères quittèrent brusquement leurs cavaliers et s'élancèrent sur le gazon qui faisait face à l'hôtel.

Au premier plan du tableau, sur le velours des gazons, parmi les corbeilles fleuries, on voyait ces douze femmes, pareilles en beauté, drapées gracieusement dans leurs costumes étranges, tout étincelants de pierreries et d'or, et dont la danse molle réalisait un voluptueux rêve.

Leurs masques étaient tombés au premier signal de l'orchestre. Elles étaient toutes charmantes et jeunes, mais il fallait donner la palme aux élues de M. Smith, à ces deux péris, légères et mignonnes qui devaient tenter la conquête d'Étienne et de Roger.

Elles étaient en vérité adorables, et l'on n'eût point su dire laquelle était la plus ravissante. Hortense avait un visage de brune, piquant et vif, couronné de cheveux noirs comme l'ébène.

Delphine était blonde; mais non point de ces blondes langoureuses dont le regard se noie, pâle et sans rayons. Ses grands yeux bleus souriaient; les boucles d'or de ses longs cheveux se jouaient avec mutinerie sur ses blanches épaules.

Elle était jolie, jolie!...

Étienne regardait Delphine; Roger dévorait des yeux Hortense. Et le nabab souriait, tout en écoutant M. le chevalier de las Matas, qui redoublait ses frais d'éloquence.

L'orchestre, qui avait d'abord voilé ses accords lents et balancés, montait en un crescendo de plus en plus rapide. La danse suivait l'orchestre. On voyait les bayadères se mêler, se perdre, se reprendre, tourner sur elles-mêmes en agitant leurs voiles, et former comme une chaîne vivante dont les anneaux se nouaient et se dénouaient.

A mesure que le rhythme devenait plus vif, une sorte de fièvre enthousiaste s'emparait d'elles.

Les musiciens haletants pressaient la mesure, pressaient toujours.

Un instant encore on vit la troupe charmante précipiter ses pas avec frénésie; puis, tout à coup, l'orchestre se tut. Les danseuses avaient disparu comme un songe.

Delphine appuyait sa blonde tête contre la poitrine d'Étienne. Hortense prenait en souriant le bras de Roger.

Le nabab caressa du doigt sa moustache effilée, et regarda un instant les deux couples avec complaisance. Puis il se tourna enfin vers M. le chevalier de las Matas qui, depuis quelques minutes, prêchait dans le désert.

—Eh bien! milord, demanda ce dernier, que pensez-vous de mon idée?

Sa figure était pourpre; ses yeux brillaient outre mesure, mais ses paupières lourdes avaient ce battement impossible à réprimer qui annonce l'ivresse imminente.

Le nabab lui avait tant et si bien versé à boire!

Comme on fait aux approches de l'ivresse, il s'enfonçait de plus en plus dans son idée fixe et mettait à convaincre Montalt une chaleur obstinée.

Celui-ci le regarda en souriant.

—Je pense, M. le chevalier, répondit-il, que vous êtes un homme très-entendu... mais je n'aime pas beaucoup ces affaires où il faut compter avec le hasard.

—On peut en essayer d'autres!... s'écria vivement Robert; j'ai plus d'une corde à mon arc... et si vouliez, milord...

—Quoi?... fit Montalt avec négligence.

—Vous êtes riche... mais vous avez des goûts de roi!... Quelle fortune serait assez grande pour satisfaire ces prodigalités incroyables?

Il montrait du geste le jardin et semblait supputer mentalement les sommes énormes qu'il avait fallu jeter dans ces féeriques magnificences.

—Le fait est, dit Montalt simplement, que je mange mon capital, M. le chevalier.

—Je savais bien!... Ah! milord, si vous vouliez me comprendre!...

—Mais, M. le chevalier, je vous comprends parfaitement.

—En vérité?... dit Robert qui baissa les yeux; eh bien?...

—Eh bien!... répéta Montalt, je sens qu'avec un homme habile, on pourrait. Mais, M. le chevalier, notre connaissance date à peine de quelques semaines... et je ne sais pas encore...

—C'est vrai!... interrompit Robert; vous ne m'avez jamais vu à l'œuvre!

—Vous comprenez qu'en ces sortes de choses, reprit Montalt dont le sourire devint plus gracieux, ce n'est pas précisément sur la moralité d'un homme qu'on désirerait être fixé...

—J'entends bien!... c'est sur son savoir-faire.

—Vous l'avez dit, M. le chevalier.

Robert se rapprocha de Montalt, et prit la hardiesse de s'appuyer familièrement à son bras.

—Que diriez-vous, poursuivit-il en baissant la voix, d'un pauvre garçon qui serait arrivé un beau jour, sans recommandation ni appui, dans un château où il ne connaissait âme qui vive... et qui, dans l'espace de trois ans, serait parvenu, au moyen de sa seule industrie, à mettre tout bonnement à la porte le maître du château pour s'installer en son lieu et place?

—C'est très-fort, répliqua Montalt.

—J'entends légalement..., reprit Robert; ayant par devers lui, cet homme dont je vous parle, des actes de propriété en bonne et due forme!

—C'est encore plus fort!

Robert lui serra le bras.

—Auriez-vous le temps d'écouter une histoire? dit-il.

—Est-elle longue votre histoire?

—Passablement... mais quand vous l'aurez entendue, vous aurez, mon cher lord, la mesure complète de mes capacités.

—C'est que le jeu s'engage..., dit Montalt avec une hésitation vraie ou feinte; et je voudrais...

—Misère!... s'écria le chevalier en le retenant de force; celui qui a fait vingt mille livres de rente avec néant, milord, peut faire des milliards avec la moitié seulement de votre fortune!... Vous avez le temps de risquer deux ou trois centaines de louis sur une carte... Il faut que vous m'écoutiez!

Montalt jeta un regard de regret au tapis vert, qui s'entourait déjà de joueurs.

—Allons, dit-il, puisque vous le voulez, je suis à vos ordres.

Robert l'entraîna aussitôt vers l'un des massifs de verdure.

Tandis qu'ils traversaient le jardin, des couples de danseurs valsaient sur le gazon. D'autres danseurs causaient, demi-couchés sur des coussins jetés à profusion sur l'herbe. D'autres encore franchissaient les hautes portes percées dans le feuillage sombre des buis, et poursuivaient, le long des berceaux, leur promenade enchantée.

La troupe bigarrée des cipayes circulait dans les bosquets portant des sorbets et des glaces.

Roger valsait avec Delphine, Étienne avec Hortense.

Blaise était au jeu. Le baron Bibander papillonnait avec la femme de son choix et se donnait des airs de don Juan adorables.

Robert et Montalt s'assirent l'un auprès de l'autre.

—Il y a trois ans de cela, dit Robert, nous étions deux... Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais le nom de mon compagnon... C'était M. le comte de Manteïra...

—Ah! ah! fit le nabab, ce gros garçon de comte est-il donc aussi un colosse d'habileté?

—Non pas!... mais il vaut son prix... Vous allez voir... Nous avions été forcés de quitter Paris tous les deux pour des affaires... de famille... Nous nous dirigeâmes un peu à l'aventure du côté de la Bretagne, avec une dame de votre connaissance.

—La marquise?... dit Montalt.

—Madame la marquise d'Urgel, qui avait alors trois ans de moins, et qui était belle comme un ange.

Comme pour confirmer cette assertion, Lola passa, en ce moment, au bras de son cavalier, devant le berceau où Montalt et Robert étaient assis.

—Oui, oui..., dit le nabab en la regardant, madame la marquise devait être bien belle!

—En arrivant dans certaine ville de Bretagne dont le nom importe peu, reprit Robert, nous avions, à nous trois, sept francs cinquante centimes.

—Du vin!... cria le nabab à un cipaye qui passait à sa portée.

Depuis quelques minutes, on voyait circuler dans le jardin des femmes qui n'avaient point assisté au souper. C'était la coutume aux fêtes du nabab, et nul ne songeait à s'en étonner. On appelait cela l'entrée des grandes dames.

Car il était convenu que tous ces masques mignons, arrivant sur le tard, étaient des grandes dames! De très-grandes dames! comme disait Buridan, le capitaine.

L'hôtel Montalt avait sa terrible renommée. On en disait un mal horrible, mais on y allait, mais, pour y aller, on bravait tout de grand cœur: parce que ce n'était point là une de ces réputations menteuses qui promettent beaucoup pour ne rien tenir; bien au contraire, on n'en pouvait prendre une idée exacte à l'avance: chez le nabab, magnificences et féeries étaient fort au-dessus de la renommée. Les descriptions mentaient, non par exagération, mais par impuissance.

Il fallait voir pour croire à ce miracle de la fantaisie et de l'argent.

Mais si ce contingent nouveau de beautés inconnues et un peu dépaysées dans ce monde étrange n'excitait point la surprise, il se passait, à l'insu de tous, un fait assez singulier, et pour lequel les familiers de l'hôtel n'auraient point trouvé d'explication.

Les douze danseuses que nous avons vues ouvrir le bal étaient officiellement enrôlées et faisaient partie, tout comme les cipayes, de la mise en scène de la fête. C'était M. Smith qui leur avait fourni ces gracieux costumes de bayadères. En comptant Mirze, il y avait en tout treize femmes déguisées ainsi. Et il ne pouvait y en avoir davantage, car on eût mis tous les tailleurs parisiens au défi de livrer des costumes pareils.

Ces costumes, qui gardaient un cachet tout particulier d'exactitude, avaient été faits sous la direction de Mirze, dans la maison même.

Et pourtant, si quelqu'un eût songé à compter les bayadères, il en eût trouvé quinze en ce moment, toutes rigoureusement semblables, sauf les nuances différentes de leurs ceintures de cachemire.

Il y en avait deux de trop, deux femmes qui, sans doute, n'avaient point le droit d'assister à ces fêtes, et qui s'y étaient glissées en fraude, à la faveur du déguisement officiel.

Mais par quels moyens s'étaient-elles procuré ce déguisement? Un seul était, à la rigueur, admissible, quoique bien improbable. Mirze, qui était la surintendante des fêtes nocturnes de l'hôtel Montalt, faisait faire toujours quelques costumes de rechange.

Elle avait, dans une chambre voisine de son appartement, une sorte de magasin où se trouvaient rassemblés des déguisements de toute espèce. On s'était introduit dans cette chambre peut-être. On avait volé ces tuniques brodées d'or, ces ceintures flottantes et ces diadèmes de perles...

Quoi qu'il en soit, il n'eût point été malaisé, une fois la fraude éventée, de reconnaître les deux fraudeuses. C'étaient de toutes jeunes filles, accusées par leur embarras même et par la frayeur qui perçait dans leur maintien. Elles se tenaient au bas du perron, serrées l'une contre l'autre, et jetant à la ronde leurs regards ébahis.

Cela dura quelques minutes. Puis elles échangèrent deux ou trois paroles rapides et se séparèrent brusquement.

Leur parti semblait pris. Elles avaient mis de côté tout à coup cet air d'effroi qui aurait pu les trahir.

La première, qui portait en écharpe une ceinture de cachemire rouge à franges d'or, alla droit à la table de jeu, où maître Blaise faisait merveille.

La seconde, dont la ceinture était verte, se dirigea vers le noble baron Bibander, demi-couché sur des coussins auprès d'un massif de fleurs, et qui prenait des poses de satrape en lutinant sa conquête.

Elles prononcèrent toutes deux quelques mots à l'oreille de nos deux gentilshommes.

L'effet fut assez remarquable.

M. le comte de Manteïra laissa échapper ses cartes et devint tout blême.

Le noble baron Bibander se dressa en sursaut, roide comme un bâton.

Il regardait, bouche béante, et avec une indicible surprise, la bayadère à la ceinture verte, qui s'assit tranquillement à ses côtés.

L'autre, la bayadère à la ceinture rouge, prit place à la table de jeu, auprès du comte de Manteïra stupéfait.

VIII
QUATRE BAYADÈRES.

Les paroles prononcées par les deux jeunes femmes inconnues, à l'oreille du baron Bibander et du comte de Manteïra, étaient pourtant bien simples.

La ceinture rouge frangée d'or avait dit au comte:

—Bonjour, M. Blaise.

La ceinture verte avait dit au baron:

—Bonjour, M. Bibandier.

Et cela tout doucement, d'un ton amical et discret, où il n'y avait certes point de menace.

Le comte de Manteïra chercha d'abord, sous le masque de son interlocutrice, les traits brunis et réguliers de Lola, car quelle autre, dans cette fête, pouvait savoir son nom?

Mais, impossible de se méprendre! l'inconnue, aussi grande que Lola, avait une taille bien plus juvénile, les épaules moins larges, la poitrine moins développée; et, d'ailleurs, Lola était brune, tandis que le diadème de perles, qui servait de coiffure à l'inconnue, laissait échapper à profusion les boucles des plus beaux cheveux châtains que l'on pût voir.

Le comte de Manteïra fit effort pour surmonter son trouble, et reprit ses cartes d'une main qui, malgré lui, tremblait.

—Ne faites pas attention à moi, M. Blaise, dit la ceinture rouge avec simplicité, et continuez votre partie... j'ai du loisir... j'attendrai.

Le comte n'avait pas le choix et ne pouvait faire autrement que d'obéir.

On l'observait, son trouble avait été remarqué; mais on trouvait à cette émotion une cause toute naturelle.

La jeune femme semblait admirablement belle; c'était quelque bonne fortune qui tombait des nues à M. le comte.

La partie engagée était un écarté. Le comte avait quatre points, et son adversaire n'en marquait pas un seul.

—Prenez garde!... dit celui-ci: heureux en amour, malheureux au jeu, M. le comte... Nous allons piquer sur quatre!

Blaise écoutait à peine. Ses yeux, au lieu de suivre son jeu, cherchaient à pénétrer sous le masque de l'inconnue.

L'adversaire marqua le roi et fit la vole.

Le cercle des assistants se prit à rire.

La ceinture rouge se pencha de nouveau à l'oreille de Manteïra.

—M. Blaise, dit-elle, vous saviez jouer autrefois mieux que cela... Vous trichiez à l'office pendant que votre maître trichait au salon... Ne vous gênez pas à cause de moi, je vous en prie... pas de compliments!... faites sauter la coupe.

—Voyez donc, disait-on dans le cercle, comme la main de Manteïra tremble, pendant que la petite bayadère lui chuchote des douceurs à l'oreille!

—Il y a de quoi, vraiment!

—Je gagerais qu'elle est délicieusement jolie!

—Messieurs, le comte est un heureux mortel!...

L'infortuné Blaise avait au front de grosses gouttes de sueur.

Pendant cela, il ne faut pas croire que le noble Bibander fût sur un lit de roses. La ceinture verte avait la langue pour le moins aussi aiguë que celle de sa compagne.

Mais le trouble de l'ancien uhlan ne ressemblait pas tout à fait à celui de Blaise: il avait l'air plus effrayé qu'intrigué; on eût dit qu'il savait à peu près à qui il avait affaire.

—Peste! M. Bibandier!... disait la ceinture verte, nous avons laissé là-bas, je le vois bien, notre pauvre veste de futaine!

—Madame..., balbutiait le baron, je ne vous comprends pas.

—Oh! que si fait, M. Bibandier!... La preuve, c'est que vous oubliez de baragouiner en me parlant... Il fallait dire au moins: Matâme, ché ne fus gombrends bas!

—Matâme!... répéta machinalement le baron.

Et il ajouta en se tournant vers sa conquête:

—Eine bedite indrigue dé chalusie!...

La ceinture verte éclata de rire.

—Bien dit, cette fois!... s'écria-t-elle. C'est pourtant vrai que je me meurs de jalousie!... Je viens de bien loin pour vous chercher... Ah! que je vous aimais mieux, mon Bibandier, avec votre veste trouée!... vous étiez fidèle, alors... Ah! M. le baron, M. le baron!... Vous savez comme les femmes se vengent... J'ai envie de dire à tout ce monde que vous êtes le fossoyeur du bourg de Glénac!

L'ancien uhlan se tournait et se retournait sur ses moelleux coussins, comme s'ils eussent été rembourrés d'aiguilles.

—Je ne vous connais pas..., murmura-t-il. C'est-à-dire... ché ne fus gonnais bas...

La bayadère appuya sa jolie tête sur son coude et se prit à le regarder fixement à travers les trous de son masque.

Le malheureux baron était à la torture.

—Ah çà! reprit la bayadère, nous avons donc fait un héritage?... car les cinquante pièces de six livres n'auraient point suffi à nous poser sur ce bon pied dans le monde...

—Comte! s'écriait-on autour de la table, heureux au jeu, malheureux en amour! Vous avez perdu une belle partie... Piqué sur quatre!

Blaise se leva. Il était très-pâle et gardait un sourire contraint.

—J'ai bien des choses à vous demander, M. Blaise, dit la ceinture rouge en l'attirant hors du cercle des joueurs; et d'abord où est l'Américain, comme vous l'appelez?

—Qui êtes-vous?... qui êtes-vous?... murmura le comte d'un air accablé.

—L'Endormeur! je vous trouve bien curieux!... Vous ne voulez pas me dire où est votre ancien maître?

—Ici.

—A merveille!... J'ai cru apercevoir madame Lola... me suis-je trompée?

—C'est elle qui vous a mise à même de jouer cette dangereuse comédie, n'est-ce pas?... demanda vivement le comte.

—Me suis-je trompée? répéta la jeune femme.

—Non.

—Vous êtes au moins véridique... et vous avez raison, M. Blaise, car je ne suis pas en humeur de vous épargner!...

—Mais qui êtes-vous, au nom du ciel?

—Vous qui avez été si longtemps en Bretagne, vous savez bien que les pauvres jeunes filles, mortes avant le mariage, reviennent sur terre parfois...

Blaise tressaillit. Il lui semblait que les yeux de la bayadère brûlaient, derrière son masque de velours, comme deux charbons ardents.

—Et vous savez bien, reprit-elle en donnant à sa voix des inflexions profondes, que Dieu renvoie parfois ici-bas les victimes pour dévoiler le crime des assassins...

Blaise n'interrogeait plus. Mais il regardait toujours la jeune femme, attachée à son bras, et ses yeux peignaient le comble de la terreur.

—Je vois que vous vous souvenez!... reprit la bayadère, et que je n'aurai pas besoin de vous rappeler la nuit de la Saint-Louis...

—C'est impossible!... balbutiait Blaise qui se croyait le jouet d'un cauchemar; impossible!...

La ceinture rouge lui serra le bras.

—Ne mentez pas..., dit-elle d'un ton impérieux; Blanche de Penhoël est-elle parmi ces femmes masquées?

—Non..., répondit Blaise.

—Malheur à vous si vous me trompez!...

—Je ne vous trompe pas.

—Et..., reprit la jeune femme en hésitant, ces deux jeunes gens qui étaient avec vous à Penhoël...

—Quels jeunes gens?

—Le peintre... et le fils adoptif du maître...

—Étienne Moreau et Roger de Launoy?

Les yeux de la jeune femme se baissèrent, et Blaise profita de ce mouvement pour l'envelopper d'un regard perçant.

—Que sont-ils devenus? murmura-t-elle.

—Ils sont ici..., répondit Blaise.

Ce fut la jeune femme qui tressaillit, cette fois.

Elle avait entraîné Blaise peu à peu jusqu'à un massif sombre et solitaire.

—Merci..., dit-elle, vous m'avez appris tout ce que je voulais savoir... Maintenant, un mot encore... ce mot, répétez-le à vos complices, M. Blaise, car il pourrait devenir votre arrêt... Vous avez envoyé aux pieds de Dieu celles qui étaient trop faibles pour vous combattre sur la terre... Elles sont fortes maintenant; prenez garde!... S'il arrivait malheur à l'Ange de Penhoël que vous tenez en votre pouvoir, vous pourriez dire adieu à votre vie de méfaits et de crimes, M. Blaise! car il y a sur votre tête une main armée... la main de vos victimes, que vous ne pourrez pas tuer deux fois!

Blaise était tout tremblant, et néanmoins son être se révoltait énergiquement contre cette fantasmagorie impossible. Il avait, pour étayer son incrédulité, le bruit et la lumière de la fête. Ce n'était point le lieu d'une apparition.

Peut-être que si pareille vision s'était présentée à lui, là-bas, en Bretagne, sous les murailles noires de la Tour du Cadet, le long des rives mélancoliques du marais de Glénac, peut-être fût-il tombé foudroyé.

Car, en ces lieux tristes et consacrés par les terreurs populaires, tout parle à l'âme un langage mystérieux et surnaturel.

Sous ces grands saules chevelus, les pâles vierges qu'on nomme les belles-de-nuit passent et repassent.

La Femme-Blanche laisse flotter au vent ses longs voiles, blafards comme le suaire des morts...

Et puis le théâtre du meurtre eût été là, tout près!

Et cette jeune femme, qui connaissait les secrets de la nuit terrible, avait, en vérité, la taille et jusqu'à la voix de l'une des deux victimes.

Mais ici, sous ces clartés étincelantes, au beau milieu de ces joyeuses rumeurs, à cent lieues du gouffre où les deux pauvres filles avaient trouvé la mort, c'était déjà beaucoup que d'avoir donné quelques minutes au premier mouvement de la frayeur superstitieuse et irrésistible.

Dès que la réflexion put venir, Blaise se sentit reprendre courage.

—Je ne sais pas qui vous êtes, madame..., dit-il, et je ne vous cache pas que vous m'avez fait grand'peur... Mais laissez là, croyez-moi, les choses de l'autre monde... Vous en savez assez pour nous tenir, voilà le fait, heureux pour vous ou malheureux, suivant que vous jouerez vos cartes... Quant à nous terrifier par des billevesées, cela peut réussir une fois, non pas deux.

Il s'interrompit et poussa un cri étouffé, un cri de détresse et d'horreur.

Tout en parlant, il s'était tourné vers la bayadère pour appuyer d'un coup d'œil ferme et rassuré la péroraison de son discours.

La jeune femme était immobile et droite à son côté.

Elle n'avait plus de masque sur le visage.

Blaise recula, épouvanté, en se couvrant la figure de ses mains.

Il avait vu un fantôme...

Quand il rouvrit les yeux, la jeune femme avait disparu. Il se trouva en face de Bibandier, pâle, l'œil hagard, l'air affolé.

—L'as-tu vue?... demanda-t-il d'une voix étouffée.

—Que veux-tu, mon bonhomme? répliqua l'ancien uhlan qui frissonnait de tous ses membres, le diable s'en mêle... On n'y peut rien.

—Tu l'as vue?...

—Pardieu!... si je l'ai vue!... Il faut prévenir l'Américain.

—Où est-elle passée?

—L'enfer le sait.

Et l'ancien uhlan ajouta tout bas en levant les yeux au ciel:

—Ayez donc un bon cœur... Et vous serez récompensé comme ça...

Le bal se montrait sous un aspect plus gracieux et tout plein de voluptueux repos. La danse faisait trêve; on voyait de tous côtés sur le gazon des couples amis, portant à leurs lèvres, pâles de fatigue, le cristal taillé des verres. Vous avez vu de ces tableaux représentant des fêtes antiques, des groupes souriants sous les grands arbres, des femmes couronnées de fleurs et l'écume rose au bord de la coupe pleine.

C'était ainsi; c'était plus beau.

L'atmosphère tiède du jardin enivrait presque autant que les mille breuvages servis à profusion.

Pauvres souvenirs de Penhoël, où étiez-vous? Y avait-il au monde, en ce moment, pour Roger, une autre femme que la blonde Delphine? Hélas! Étienne lui-même devenait fou à contempler les beaux yeux noirs d'Hortense.

On les avait mises au défi, les enchanteresses, au défi toutes deux! Il fallait voir comme elles faisaient assaut de séductions et d'ardentes paroles. Oh! les divines! elles feignaient si bien l'amour, que l'amour lui-même n'eût point valu mieux: c'est aimer que de tromper ainsi. Et peut-être aimaient-elles...

Qui sait? Il y avait à peine deux mois qu'elles étaient à l'Académie royale de musique. Après deux mois entiers, on a vu là des natures robustes qui gardaient encore un petit peu de cœur.

N'aimaient-elles point, qu'importe! Alors c'était de l'art, un vrai chef-d'œuvre! Il fallait admirer cette science précoce et profonde, qui copiait avec une vérité sublime jusqu'aux élans de la passion.

Roger était vaincu; Étienne chancelait et se débattait encore.

Mais il y avait un symptôme terrible.

Vers le milieu du bal, un domestique lui avait remis une lettre portant le timbre de Redon.

Et cette lettre, si chèrement attendue, Étienne l'avait serrée sans l'ouvrir.

Cette lettre qui parlait de Diane, sans doute...

Étienne avait fait cela, le vaillant, le fidèle!

Hélas! pauvres filles de Bretagne!...

Montalt était le plus fort. Quel noble triomphe! Il avait enfin réussi à tuer l'avenir de deux enfants inconnues...

Il restait toujours auprès de Robert, qui poursuivait son récit.

Tandis que le nabab écoutait, sa belle figure gardait le calme de l'indifférence, et pourtant il fallait bien que les faits racontés par Robert lui inspirassent un intérêt quelconque, car le temps ne lui pesait point trop; il ne songeait pas à quitter la place, bien que l'histoire se prolongeât outre mesure.

Robert avait la parole élégante et facile. En ce moment, son imagination surexcitée brodait sur le fond vrai mille détails curieux. Il mettait à ménager l'intérêt de son récit cette coquetterie du romancier qui tient toujours son lecteur en haleine.

Ils étaient arrivés à Paris presque en même temps, Montalt et lui. Le hasard les avait rapprochés tout de suite. C'était au Cercle des Étrangers que la rencontre s'était faite.

Robert venait là, escorté de ses deux acolytes et armé de toutes pièces contre les injustices du sort.

Montalt, lui, cherchait à tuer le temps, à secouer cet ennui qui le prenait à la gorge, au milieu de sa vie dorée.

Comme le nabab jouait gros jeu, comme il gardait un sang-froid pareil en perdant des sommes énormes ou en amoncelant devant lui des tas d'or, les nouvellistes du cercle firent en sorte de savoir bien vite quelle était sa position dans le monde.

Robert flaira en lui une dupe de première qualité.

Nous savons qu'il était au besoin homme d'excellente compagnie. Les avances qu'il risqua furent discrètes et convenables; on ne les repoussa point.

Au bout d'une ou deux semaines, il put se croire parfaitement dans l'esprit du nabab.

Celui-ci l'accueillait à merveille et semblait faire grand cas de lui.

Néanmoins, il y avait des nuances, qu'un observateur très-clairvoyant aurait pu saisir à la volée, et qui eussent donné à penser que Robert n'avait pas bien serré le bandeau sur les yeux de son nouvel ami.

Montalt le tenait toujours un peu à distance. On eût dit parfois que, sans effort et d'un seul coup d'œil, il avait percé à jour toutes les habiletés de M. le chevalier de las Matas, et que c'était là encore pour lui une manière de passer le temps, une sorte d'étude qu'il faisait tranquillement et à son aise.

Le chevalier posait devant lui, travaillait, s'efforçait, nouait artistement les fils de son intrigue.

Montalt se divertissait à le regarder.

Mais les observateurs se trompent souvent à force d'écarquiller leurs yeux pour tout voir; peut-être n'y avait-il rien de tout cela chez Montalt.

C'était un esprit paresseux, un cœur lassé. Une étude de ce genre, qui eût presque supposé le don de seconde vue, n'aurait pu que fatiguer sa molle indolence.

Aussi, M. le chevalier de las Matas, qui était pourtant un homme prudent, n'avait jamais conçu la moindre inquiétude à ce sujet.

Il allait son chemin, et constatait chaque jour des progrès fort honorables.

Montalt devait finir par y passer...

Ils étaient tous les deux sous un berceau, assis bien confortablement devant un flacon de johannisberg. Montalt versait; Robert buvait pour soutenir sa verve.

Il avait déjà raconté, sans prononcer encore aucun nom, son arrivée à Penhoël.

—Voilà quel fut mon début, milord, dit-il en s'interrompant; comment le trouvez-vous?

—Très-joli, M. le chevalier; ces faux bandits, cet orage épouvantable, cette inondation au milieu de la nuit, enfin l'intérieur de cette famille patriarcale... vous êtes un conteur très-spirituel!

—Je suis un historien, milord... Tout ce que je vous ai dit est de la plus rigoureuse exactitude... L'Ange, les deux sœurs habillées en paysannes, le vieil oncle, l'aubergiste... le sorcier, je n'ai rien inventé!

Le nabab s'arrangea sur ses coussins.

—Continuez..., dit-il.

—Dès ce soir-là, reprit Robert, tout fut toisé... Je vis qu'il y avait là les éléments d'une magnifique affaire... Un homme simple, faible, un peu brutal... une femme qui avait un secret... Et tout près de là un ennemi héréditaire, puissamment riche, et qui devenait pour nous un allié naturel.

Les yeux de Montalt se fermèrent à demi, et son regard glissa sur le visage enluminé de Robert.

Bien que cet homme fût la nonchalance même, et qu'il ne prît point la peine, assurément, de composer sa physionomie, on ne savait jamais deviner sa pensée secrète.

En ce moment, par exemple, où tout chez lui gardait l'aspect de la tranquillité froide et presque ennuyée, il y avait pourtant, dans ce regard qui glissait entre ses paupières demi-closes, une finesse aiguë, prompte, subtile. Ce regard révélait toute une situation nouvelle.

On pouvait se demander si tant de froideur était une comédie. On pouvait croire que, malgré la réserve du conteur, qui cachait les noms de ses personnages, Montalt voyait à travers le voile...

Mais que pouvait-il voir? Robert parlait de monsieur, de madame, de l'aubergiste, de l'oncle...

Ces choses-là sont partout.

Tandis que nous tâchons, d'ailleurs, d'imposer une signification à ce qui n'en avait point peut-être, l'œil de Montalt avait perdu cette flamme vive et se tournait, distrait, vers le bal...

Oh! certes, il voyait seulement ce que Robert voulait bien lui montrer, et il ne fallait pas se plaindre de son attention trop curieuse, car c'est à peine s'il daignait écouter maintenant...

Robert poursuivait, racontant, comme un poëte guerrier eût chanté lui-même ses propres exploits, les ténébreuses machinations qui avaient occupé les premiers temps de son séjour à Penhoël.

Il montrait avec complaisance les progrès de ce poison moral versé goutte à goutte au malheureux René: Lola, le jeu, l'ivresse, la jalousie enfin, cette massue qui avait achevé l'œuvre du poison.

A mesure que l'histoire avançait, ce que nous avons essayé de peindre tout à l'heure devenait plus saisissable. Il y avait deux hommes en Montalt: l'un dont le cœur et l'esprit sommeillaient à la fois, l'autre qui suivait avec une attention concentrée chaque phase du récit de Robert.

Cet homme-là se cachait derrière l'autre, et au premier aspect, vous n'eussiez vu que nonchalance et lassitude sur la belle figure du nabab, qui semblait savourer son paresseux repos.

Puis, tout à coup, un tressaillement faible, une lueur qui s'allumait sous sa paupière; un rien vous disait qu'il y avait là un esprit éveillé, une oreille ouverte, un cœur sentant au vif...

Et vous voyiez alors, ou du moins vous croyiez voir, sous ce masque de lourde indolence, des efforts nerveux et inquiets, le désir passionné de comprendre, la lumière qui se faisait tout à coup, puis la nuit revenue...

Car, à supposer qu'on ne se fût point trompé en bâtissant ce tremblant édifice d'hypothèses, en supposant qu'il y eût en effet, sous le sommeil apparent de cet homme, tant de vie fiévreuse et ardente, la chose certaine, c'est qu'il ne savait pas...

Il ne savait pas! Une lueur apparaissait au loin devant son intelligence. Toutes ses facultés se tendaient à la fois. Puis quelques paroles tombaient des lèvres de Robert; la lueur s'éteignait; tout disparaissait.

Et Robert était à cent lieues de se douter qu'il eût provoqué cette sourde tempête.

Son regard interrogeait bien souvent le visage du nabab, où se montrait toujours un calme inaltérable.

C'était au point que Robert s'impatientait, et maudissait la froideur de cette statue en chair et en os, que rien ne pouvait émouvoir.

Il y eut surtout un instant où son amour-propre de conteur fut piqué vivement.

C'était à l'endroit le plus dramatique, à l'endroit où Madame entrait en scène, poursuivie par cette fatalité tragique, qui pesait sur la famille depuis trois ans.

Le nabab se redressa tout à coup; ses yeux s'ouvrirent tout grands, mais ce ne fut point pour regarder Robert.

Quelque chose de plus intéressant attirait l'attention de milord, qui se prit à sourire.

Hortense, appuyée sur Étienne, Delphine, les bras jetés autour du cou de Roger, venaient de s'arrêter à l'entrée du berceau.

Derrière les deux couples qui, désormais, s'entendaient à merveille, deux femmes se glissaient d'arbre en arbre, deux femmes jalouses, il n'y avait pas à s'y méprendre, et semblaient épier curieusement nos amoureux improvisés.

Nos deux couples passèrent pour s'enfoncer plus avant sous les arbres. Les deux inconnues passèrent également.

Montalt, tout entier à ses observations, ne s'était point aperçu que le chevalier de las Matas avait suspendu son récit durant un instant.

Robert avait eu, en effet, lui aussi, sa distraction.

Pendant que le nabab s'accoudait sur la table, derrière sa tête penchée, deux figures étaient apparues à Robert.

Ces deux figures, toutes pâles et bouleversées, appartenaient à nos deux gentilshommes, qui, depuis quelques minutes déjà, s'efforçaient en vain d'attirer son attention.

Blaise toussait discrètement, et Bibandier exécutait, à l'aide de ses grands bras, une série de signaux télégraphiques.

Dès qu'ils virent que Robert les apercevait, ils l'appelèrent du geste en se reculant dans l'ombre. Mais Robert n'avait garde de quitter son poste. Il crut deviner qu'il s'agissait de quelque perte au jeu, et haussa les épaules d'un air superbe.

Blaise et Bibandier eurent beau redoubler leurs appels; Robert tourna le dos et poursuivit son récit.

Comme Étienne et Roger avaient disparu derrière les arbres, le nabab se reprit à écouter.

C'était grand dommage que son œil ne pût percer en ce moment les charmilles, qui étaient entre lui et les deux jeunes couples. L'imbroglio se nouait, en effet, de ce côté: la petite comédie prenait tournure.

Tout à coup, au moment où le feuillage leur cachait enfin la lumière importune, Étienne et Roger s'étaient vu, chacun, deux compagnes au lieu d'une.

Deux bayadères, dont l'une, portant une ceinture rouge frangée d'or, avait pris sans façon le bras d'Étienne, tandis que l'autre, qui avait une ceinture verte, appuyait sa petite main au bras de Roger.

Mesdemoiselles Hortense et Delphine prirent la chose assez gaiement; elles apostrophèrent leurs deux rivales dans le langage convenu des bals masqués. Celles-ci ne répondirent point.

Étienne et Roger n'avaient pas ce qu'il fallait d'expérience pour porter passablement ce manteau de don Juan qu'on leur jetait à l'improviste sur les épaules. Cette bonne fortune non souhaitée les jeta dans un égal embarras.

—Je n'aime que vous, dit Roger à Delphine, et je ne connais pas cette femme!

Étienne, de son côté, disait à Hortense:

—Je vous jure que je ne comprends rien à cela... cette femme m'est tout à fait inconnue.

Hortense et Delphine répondirent, inspirées en même temps par la logique la plus élémentaire:

—Alors renvoyez-la!

Étienne et Roger ne demandaient pas mieux que d'obéir. Ils firent tous les deux un effort pour se dégager, mais nous savons déjà, par l'exemple de nos deux pauvres gentilshommes, que la ceinture rouge et la ceinture verte ne lâchaient pas facilement prise.

Elles restèrent muettes et obstinément accrochées au bras du peintre ordinaire et du secrétaire de milord.

—Allons! dit mademoiselle Hortense, vous êtes un mauvais sujet, M. Étienne!

—Ah! Roger! Roger! soupira Delphine déjà plus familière. J'ai beau vouloir être gaie, cela me fait bien du mal!

Les deux pauvres jeunes gens, innocents au premier degré, se confondaient en protestations, et juraient à l'envi qu'ils n'avaient pas de maîtresse.

Ce serment, qui tombait à la fois des lèvres d'Étienne et de Roger, sembla délier la langue des deux inconnues.

—Et Cyprienne?... murmura la ceinture verte à l'oreille du secrétaire.

—Et Diane?... dit la ceinture rouge au peintre.

L'obscurité, qui régnait sous les arbres, cacha la pâleur subite des deux jeunes gens. Mais Hortense et Delphine n'en ressentirent pas moins le contre-coup de ces paroles, car Étienne et Roger tressaillirent brusquement.

—Qu'y a-t-il donc? demandèrent-elles. Est-ce que décidément vous ne pouvez pas vous débarrasser de cela?...

Étienne et Roger gardaient le silence, immobiles et comme atterrés.

Ils ne répondaient plus à la douce pression des jolis bras de leurs danseuses.

—Il n'y a pourtant que deux mois! dit la ceinture rouge d'une voix basse et lente; deux mois suffisent donc pour oublier?

—Vous la trompiez donc, la pauvre fille, murmurait la ceinture verte d'un accent si triste que Roger en avait le cœur serré, quand vous lui disiez là-bas, dans la grande allée de châtaigniers qui borde le marais: «Je n'aimerai jamais que vous, et je vous aimerai toujours...»

Les deux jeunes gens étaient puissamment émus, et pourtant ils étaient convaincus tous les deux que c'était là une mystification préparée par le nabab lui-même.

Montalt aimait tant à se jouer de leurs souvenirs! Ils avaient eu la bonhomie de lui conter leur histoire d'amour en ses moindres détails. Montalt n'ignorait aucune circonstance, sauf le nom de Penhoël lui-même, qu'un instinct de discrétion et de délicatesse leur avait fait taire. Rien ne lui était plus facile que de les faire intriguer ainsi par la première venue.

Mais le jeu leur était cruel, et cette plainte qui leur arrivait, au moment même où ils oubliaient un instant le passé, sonnait à leur cœur comme un reproche amer.

Étienne se taisait, parce qu'il était impressionné plus fortement. Il était dans le caractère de Roger d'essayer au moins un peu de fanfaronnade.

—Fi! ma chère!... s'écria-t-il en tâchant de prendre un air dégagé, ce sont là des histoires vieilles comme le déluge!

Il sentit trembler les mains de la femme inconnue qui s'appuyait à son bras.

—Oh! oh! fit-il; on vous a soigneusement soufflé votre rôle, ma chère!... Voyons! il faut que cela cesse!... Nous n'avons pas le temps de nous attendrir!

Un sanglot souleva la poitrine de la ceinture verte; Roger l'entendit et ce fut comme si un poids de glace eût pesé sur son cœur.

—Étienne! murmura la ceinture rouge, Dieu vous bénira pour n'avoir point parlé comme votre ami... Bien des malheurs sont tombés sur le manoir, et vous les ignorez sans doute... Faites éloigner ces femmes, et je vais vous dire ce que sont devenus ceux que vous aimiez autrefois.

—Éloigner ces femmes!... répéta mademoiselle Hortense, qu'est-ce que c'est que ce genre-là, petite?

Étienne, dont la tête s'inclinait pensive, se releva brusquement comme un homme qui s'éveille.

—Vous jouez avec des choses bien graves, madame!... dit-il en s'adressant à l'inconnue qu'il repoussa doucement; mais je ne vous en veux point, car vous ignorez sans doute le mal que vous faites.

—Petite, dit Hortense, ça signifie en français: J'ai bien l'honneur!... à l'avantage!... C'est le cas de disparaître et d'aller voir là-bas si nous y sommes.

—Quant à vous, mademoiselle, reprit Étienne qui salua sa jolie danseuse avec une froideur polie, veuillez m'excuser si je vous quitte... Vous auriez désormais en moi un triste compagnon de plaisir... car on vient de me rappeler, par moquerie, ce qu'un homme d'honneur devrait n'oublier jamais!...

Il s'éloigna, laissant Hortense surprise et encore plus désappointée.

—Et vous? dit tout bas la ceinture verte qui était restée auprès de Roger.

Celui-ci hésita un instant, puis il lâcha le bras de Delphine à son tour.

—Oh!... fit la danseuse pathétiquement, va-t-on m'abandonner aussi?...

Roger poussa un gros soupir et suivit avec lenteur les pas d'Étienne.

Les deux danseuses se regardèrent un instant d'un air tragi-comique.

—Ils sont gentils tout de même!... soupira Hortense.

—Gentils à croquer!...

—Mais, par exemple, innocents! oh! innocents!

—Comme des pigeons de volière, ma bonne!... acheva lestement Delphine.

Puis elle ajouta en rajustant les perles de sa coiffure:

—Est-ce ennuyeux?... Moi, d'abord, j'étais sûre du mien!

—Et moi donc!

—Oh! toi, pas tout à fait!... Mais c'est égal, je veux mon billet de cinq cents... On n'avait pas mis dans le marché qu'il viendrait des sauvages de femmes pour nous les prendre sous le nez!

—Moi qui avais eu tant de mal!... dit Hortense. Je n'avais jamais tant soupiré de ma vie!... Mais où sont-elles donc, ces pleurnicheuses?... Je ne les ai pas reconnues, moi.

—Ni moi... Il fait si sombre!...

Elles regardèrent tout autour d'elles.

—Disparues!... s'écria Delphine.

—Évaporées!... Je parie que c'est un tour du vieux Smith pour nous empêcher de passer à la caisse.

—Allons arracher les yeux du vieux Smith!

Hortense fit une pirouette; Delphine en rendit deux. Elles se prirent par la taille et regagnèrent le bal en valsant comme des bienheureuses.

A quelques pas de là Étienne et Roger s'étaient arrêtés.

Étienne semblait absorbé par sa rêverie triste; Roger chantonnait entre ses dents et cassait les branches des lilas, qui ne pouvaient mais de sa mésaventure.

Ce fut le jeune peintre qui rompit le silence.

—Elles ont parlé de malheur..., pensa-t-il tout haut.

—Est-ce que tu fais attention à ces sornettes? grommela Roger sans prendre la peine de cacher sa détestable humeur.

—Je ne sais..., répondit Étienne. J'ai comme un pressentiment...

—Peuh!... siffla le secrétaire.

Étienne poursuivait:

—Le masque change la voix... et ce brillant costume est bien loin des chères petites robes qu'elles portaient à Penhoël...

Roger fit une moue dédaigneuse, et continua de briser des branches de lilas en fredonnant:

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