← Retour

Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 4

16px
100%
—O Richard! ô mon roi!
L'univers t'abandonne!...

—S'il était possible de croire!... murmura le jeune peintre.

—A la bonne heure!... s'écria Roger, te voilà parti!... Du diable si l'on peut prévoir où nous allons aller sur cette route-là!... Mais, mon pauvre garçon, elles sont toutes deux au manoir bien tranquillement, et Diane ne pense pas plus à toi que Cyprienne à moi, je te le promets bien!

—Des malheurs!... répéta Étienne; c'est que le malheur menaçait, en effet, quand nous sommes partis de Bretagne!

—Bah!... fit Roger qui se vengeait à force de scepticisme de l'effort vertueux qu'il avait fait pour lâcher le joli bras de mademoiselle Delphine; on n'a mangé personne, je te le garantis!

Étienne poursuivait sans l'écouter:

—Si cette voix, qui est venue nous éveiller au milieu de notre rêve, était un écho de leurs voix!...

—Tudieu!... à cent lieues de distance!... voilà un troubadour d'écho!...

—Pauvres enfants!... si elles croyaient que nous les avons oubliées!...

Étienne et Roger étaient à l'endroit le plus sombre du jardin, et cependant une simple charmille les séparait du bal qui se ranimait, plus joyeux, après quelques instants de repos.

Roger prit le bras d'Étienne pour l'entraîner vers la fête. Ils se retournèrent ensemble. Les deux inconnues étaient là derrière eux.

—Elles ne croient plus rien! dit celle qui portait une ceinture rouge en répondant aux derniers mots du peintre; ignorez-vous donc ce qui s'est passé au manoir?

Étienne garda le silence, partagé entre l'impression produite sur lui par ces paroles, et l'idée qu'il gardait que tout cela était une comédie.

Roger murmura entre ses dents:

—Je sais une chose, moi!... c'est qu'on n'a pas daigné répondre à mes lettres... et que, s'il s'agit d'oubli, ce n'est pas moi qui ai commencé!... Mais milord me payera cette mascarade!

—Vous ne répondez pas!... reprit la ceinture rouge dont la voix inconnue éveillait pourtant, au fond du cœur d'Étienne, une émotion étrange. N'avez-vous rien appris, vraiment, de cette funeste histoire?... Je vais donc vous la dire, moi... Tous ceux que vous avez connus autrefois au manoir... le maître, Madame, que vous aimiez tant, M. Roger de Launoy! le pauvre oncle Jean...

—Eh bien?... dit Étienne avec une nerveuse impatience.

—On les a chassés!... Ils se meurent de misère et de faim, eux qui étaient si charitables!...

Roger, malgré son parti pris de ne rien croire, ne put retenir une exclamation d'étonnement.

Étienne ne raisonnait plus. Que ce fût ou non une scène préparée par le nabab, ses souvenirs, violemment évoqués, envahissaient son cœur. Il croyait.

—Tout ce que nous avons est à eux!... s'écria-t-il; où les trouver?

D'un mouvement involontaire, il avait saisi la main de l'inconnue, qui était froide.

La ceinture verte n'avait point parlé encore. Ce fut elle qui répondit. Sa voix sèche et irritée semblait aller à l'adresse de Roger.

—On n'a pas besoin de vous..., dit-elle. Ceux qui n'ont point abandonné Madame et son mari à l'heure de la détresse se chargeront de les secourir...

—Ce n'est pas tout encore..., reprit l'autre jeune fille; Blanche... celle que vous appeliez l'Ange... des misérables l'ont enlevée à sa mère!

—Nous voilà prêts à faire tout ce qui est possible pour la retrouver, dit Étienne.

—D'autres se chargeront encore de ce soin..., répliqua la ceinture verte. On n'a pas besoin de vous!

—Mais..., reprit Étienne en hésitant: vous ne nous parlez plus de celles... que nous aimons?

Les deux inconnues gardèrent le silence.

Elles étaient immobiles, dans l'ombre du berceau, et se tenaient par la main.

Roger s'était rapproché.

—Je vous en prie!... dit Étienne, nous aurions pu chercher à savoir qui vous êtes et nous ne l'avons pas fait... Je vous en prie, donnez-nous des nouvelles de Diane et de Cyprienne?...

—Diane est morte..., répondit la ceinture rouge à voix basse.

Et la ceinture verte ajouta de même:

—Cyprienne est morte.

Les deux jeunes gens demeurèrent anéantis. En ce premier moment d'angoisse, toute idée de supercherie s'évanouissait.

Ce fut seulement au bout de quelques secondes que Roger s'écria tremblant d'indignation:

—Tout cela n'est que mensonges odieux!... Étienne... viens!... laissons ces femmes!...

Il voulut entraîner le peintre, mais celui-ci résista.

—Qui que vous soyez, dit-il d'une voix brisée par l'émotion, ayez pitié de nous, au nom de Dieu!... Si vous êtes venues vers nous, par l'ordre de Berry Montalt, pour railler un amour qui est notre espoir et qui est notre vie, soyez pardonnées!... Mais, en grâce, dites-nous, oh! dites-nous bien vite que tout cela n'est qu'une comédie!

—Diane est morte!... répéta la ceinture rouge.

—Cyprienne est morte!... dit l'autre jeune fille.

Mais leurs voix avaient changé d'accent.

Elles tremblaient.

Roger se couvrit le visage, et des larmes jaillirent entre ses doigts.

—O Cyprienne!... Cyprienne!... murmura-t-il parmi ses sanglots.

Étienne était immobile et glacé comme une statue.

—Elles sont mortes..., reprit la ceinture rouge, assassinées...

Étienne fit un pas en arrière, et sa poitrine rendit une sorte de rugissement.

—Assassinées par un homme qui danse à cette belle fête!... acheva la jeune fille.

—Son nom?... s'écrièrent à la fois Étienne et Roger.

Puis Roger ajouta, se reprenant malgré lui à l'espoir:

—Mais c'est impossible, mon Dieu!... nous l'aurions su!...

—Elles vous aimaient, les deux pauvres jeunes filles!... prononça lentement la ceinture rouge; puisque vous dites leur avoir écrit, si elles n'ont point répondu à vos lettres, il faut bien qu'elles soient mortes!...

—Une lettre!... s'écria Étienne, que ce mot sembla ranimer tout à coup; j'ai une lettre!... ah! nous allons savoir...

Il fouilla vivement dans la poche de son habit et en retira le message, portant le timbre de Redon. Ses mains tremblaient si fort qu'il ne pouvait l'ouvrir.

Quand il eut fait sauter enfin le cachet, soit que ses yeux fussent troublés, soit que l'obscurité fût trop grande, il ne put parvenir à déchiffrer l'écriture.

Roger avait un voile sur la vue.

Ils s'élancèrent tous les deux vers la lumière. La lettre était du confrère d'Étienne, et confirmait tout ce que les deux jeunes gens venaient d'apprendre.

Pontalès était maître du manoir. Les Penhoël dépouillés erraient on ne savait où; les deux filles de l'oncle Jean, pauvres belles-de-nuit, disait l'artiste breton en faisant allusion à la légende de Bretagne, avaient été enterrées dans le cimetière de Glénac...

Roger pleurait comme un enfant; Étienne, les yeux secs et le visage livide, retourna précipitamment sur ses pas. Un vague espoir lui restait.

Sous le berceau touffu, à la place où étaient restées les deux jeunes filles, il n'y avait plus personne.

Étienne chercha de tous côtés; ce fut en vain.

Roger et lui appelèrent. Point de réponse.

Seulement, comme ils se laissaient choir sur le gazon, épuisés et l'âme navrée, une voix vint jusqu'à leurs oreilles, voix mélancolique et douce, qui sonna comme l'écho d'une plainte lointaine, parmi les gais accords de l'orchestre.

Cette voix disait ces mots:

—Belles-de-nuit...

IX
UNE BONNE HISTOIRE.

—Mais vous ne buvez pas, M. le chevalier! disait Montalt en décoiffant un troisième flacon de vin du Rhin.

Robert tendit son verre; ses joues étaient pourpres, et son regard s'alourdissait.

—Ah çà! murmura-t-il en clignant de l'œil avec mystère, je ne voulais pas vous en dire si long!... Mais je sais bien à qui je m'adresse... et du diable! si vous n'aimerez pas mieux faire des affaires avec moi que de me trahir!

—Vous trahir?... Fi donc!

—Et puis, quand vous le voudriez... vous ne savez ni les noms ni les adresses, mon cher lord!... Et de Rennes jusqu'à Brest, il y a plus d'un manoir rococo, plus d'une famille assommante, et plus d'un benêt de mari dans la position... vous m'entendez bien?... Allez donc mettre la main justement sur mon brutal!... Ah! mais... où en étais-je?

Montalt sourit paisiblement.

—Vous en étiez, répondit-il, à cette lettre que vous enlevâtes à Madame avec une adresse si consommée...

Robert remercia d'un grave signe de tête, et porta son verre à ses lèvres.

En ce moment où il ne pouvait observer le nabab, la physionomie de celui-ci eut comme un voile de tristesse. Durant un instant de raison, ses traits détendus exprimèrent un découragement profond et amer. Cela dura bien peu; car, lorsque Robert posa son verre vide sur la table, Montalt avait repris son sourire placide et légèrement ennuyé.

—Peste! dit Robert, je crois que j'ai un succès! L'histoire vous amuse donc, puisque vous vous rappelez comme cela les détails?

—Jamais histoire ne m'a mieux diverti, répliqua Montalt avec ce ton de politesse froide que prennent les auditeurs résignés.

—Vous n'êtes pas dégoûté, mon cher lord!... Et pourtant Dieu sait que je passe d'excellentes aventures... C'est votre faute... Vous nous avez traités royalement, et nous autres, Espagnols, nous avons la tête facile à échauffer... Nous disons donc que j'en étais à la lettre... Mais, bah! bien avant ce temps-là, j'avais le secret de la pauvre femme... Si vous saviez comme ces bonnes gens sont spécialement créés et mis au monde pour être trompés! Une idée, milord!... Voulez-vous que notre première affaire se fasse en Bretagne?

—Chevalier, je ne dis pas non..., répliqua Montalt.

—Je me suis laissé dire que vous détestez la Bretagne.

—Raison de plus pour y faire des affaires...

—Ah! diable!... ah! diable! s'écria Robert; voilà un mot, ma parole!... Il n'est pas fort, mais pour un Anglais... Dame! milord, vous êtes chez vous, ne vous gênez pas! Comprenez-vous la position? La fortune de notre homme était déjà entamée assez passablement, et Capulet, le fameux ennemi héréditaire, avait déposé chez maître la Chicane de bons petits actes, qui nous constituaient, de compte à demi, propriétaire de la moitié des biens de Montaigu...

Robert, qui était un drôle quelque peu lettré, avait trouvé pour Pontalès et Penhoël ces deux pseudonymes romantiques.

—Mais, poursuivit-il, nous avions madame Montaigu, la mère de l'Ange qui, malgré l'infidélité de son époux,—vous savez, il en tenait pour Lola,—exerçait sur lui une dangereuse influence... Madame Montaigu est encore une belle femme, morbleu! et si j'avais eu le temps, je me serais fait aimer d'elle, sans trop de répugnance, pour arranger la chose tout d'un coup... Mais, en définitive, c'eût été payer bien cher quelques mille francs de rente... Je vous prie de croire, milord, que je ne me prodigue pas comme cela!...

Montalt ne sourcilla pas. Pourtant un regard, plus perçant que celui de Robert, eût distingué peut-être, à travers cette enveloppe de tranquillité impassible, un signe de malaise bientôt réprimé.

Mais Robert n'avait garde; il suivait laborieusement les fils de son récit, et c'était tout au plus s'il parvenait à ne point s'y perdre; car le nabab lui versait toujours à boire, et l'ivresse venait à grand train.

—Vous ai-je déjà parlé de l'autre?... demanda-t-il en s'interrompant brusquement. Oui... j'ai dû vous toucher quelques mots déjà de l'oncle d'Amérique... une autre variété de fossile qui est, dit-on, puissamment riche, et dont j'espère bien hériter quelque jour...

—Vous êtes un homme admirable!... dit le nabab.

—Merci bien!... Je vous parle de l'oncle d'Amérique, parce que la lettre lui était adressée.

Un imperceptible tressaillement agita la face de Montalt, qui baissa les yeux, comme s'il eût craint, cette fois, de croiser son regard avec celui de Robert.

—Quel crime innocent... mon cher lord! s'écria ce dernier, et que de tonneaux de larmes, pourtant, versées à l'occasion de ce crime comme on n'en fait plus!... Vous diriez une page mouillée des pleurs de trois cents grisettes et arrachées à un roman puéril et honnête de ce bon M. Ducray-Duménil!... Figurez-vous deux enfants bien élevés, qui cueillent le fruit défendu en tremblant et qui se voilent ensuite la face, ne sachant comment faire pénitence de cet horrible péché!...

Il s'interrompit pour rire de tout son cœur. Il était ivre.

—Ah! ah! ah! continua-t-il en se tenant les côtes; n'est-ce pas que c'est drôle?... Et du drame, corbleu, dans ce paradis terrestre!... Ève aimée par les deux frères... L'aîné qui la cède au cadet... En voilà un présent!... Et le cadet épousant Ève, sans se douter que le goût de la pomme fatale ne lui était déjà plus absolument inconnu... Un verre de quelque chose, s'il vous plaît!... Et l'aîné, partant pour la Syrie, toujours avec des larmes dans les yeux!... Vivent les larmes!... A votre santé... milord. Oh! oh!... Qu'y avait-il donc dans ce vin?... Vous devinez ce que contenait la lettre, j'en suis sûr. Madame Montaigu disait dans un style à fendre l'âme:

«Pourquoi m'as-tu menée sur la coudrette?... Pourquoi m'as-tu abandonnée?... Pourquoi ton frère m'a-t-il épousée?... Pourquoi, pourquoi, pourquoi?...

«Et je souffre!... et je suis bien malheureuse!... Et des larmes encore!... des fleuves entiers de larmes!...»

La ligne bleuâtre qui était sous les yeux de Montalt semblait se creuser et prendre une teinte plus foncée. Par intervalles, un mouvement convulsif agitait sa lèvre. Mais son beau front restait calme, et il souriait toujours.

Il n'avait rien à cacher, sans doute, sinon son dégoût pour la barbare gaieté de ce bourreau, qui raillait impitoyablement ses victimes. Et pourtant, derrière cet obstiné sourire, ce n'étaient pas seulement la fatigue et la répugnance que l'on voyait percer. Il y avait plus. On aurait cru parfois deviner de l'angoisse, parfois la tempête terrible, toute prête à éclater.

Robert ne voyait rien de tout cela. Et peut-être était-ce tout simplement le jeu de la lumière lointaine qui venait, glissant à travers le feuillage, écrire de capricieuses pensées sur le visage immobile de Montalt...

—Bref, reprit Robert, la lettre était compromettante comme tout ce qui tombe de la plume naïve de la vertu... Il y en avait dix fois plus qu'il ne fallait pour monter la tête de mon brutal; d'autant mieux que ledit buveur d'eau-de-vie avait reçu de son côté un message... une lettre du frère aîné, qui ne pouvait pas se tenir en paix dans son exil, et qui envoyait, par la poste, un volume de pathos... Ma foi, milord, je donnerais vingt louis pour avoir dans ma poche ces deux morceaux d'éloquence... Nous les lirions ensemble, et cela vous réjouirait, j'en suis sûr.

—D'après ce que vous m'en dites, M. le chevalier, répliqua Montalt dont la voix était ferme, cela devait être curieux, en effet.

—Vous ne vous figurez pas!... Je me procurai aussi cette seconde lettre, pensant bien qu'à l'occasion ce larcin retomberait tout naturellement sur Madame, car Montaigu ne la lui avait jamais montrée.

—Ah! fit le nabab involontairement.

Robert le regarda.

—Ma parole! s'écria-t-il, c'est un plaisir que de vous conter des histoires!... Vous n'êtes pas excessivement impressionnable, milord... mais au moins vous écoutez, et c'est flatteur...

«Une fois les deux lettres dans mon portefeuille, la chère dame n'avait plus un mot à dire... Je la tenais... au moindre signe de révolte, je faisais le geste de mettre la main à ma poche... et tout aussitôt elle courbait la tête comme si j'avais eu un talisman à lui montrer.

«Aussi tout alla comme sur des roulettes... Montaigu vendait, vendait!... Capulet achetait, achetait!... Si bien qu'un beau jour, Montaigu n'eut plus à vendre que l'héritage de son frère absent.

«Il fallait pour cela une procuration.

«M. de la Chicane, cet honnête homme de loi, qui est déjà de votre connaissance, lui fournit un moyen tout simple pour sortir d'embarras.

«—Imitez la signature de votre frère..., lui dit-il.

«Montaigu ne fit point trop le difficile... Un soir que sa bouteille d'eau-de-vie s'était vidée plus lestement que de coutume, il fit un premier faux... Les autres vinrent sans effort ni douleur.

«Il faut vous dire que ce pauvre diable de Montaigu avait bien quelque répugnance à mener ce métier-là; mais, outre que nous ne laissions jamais un louis dans sa caisse, il croyait se venger ainsi de son coquin de frère, car je l'avais endoctriné admirablement. Le frère, après avoir fait la sottise de s'en aller, avait fait la sottise de revenir, un beau jour, bayer aux corneilles sous les murailles du manoir.

«La date de cette romanesque visite correspondait justement avec la naissance de l'Ange. Comme bien vous pensez, je n'étais pas homme à négliger cette coïncidence...

—Je m'en fie à vous!... dit Montalt, au front duquel brillaient quelques gouttes de sueur, amenées là sans doute par la chaleur croissante qui régnait dans le jardin; vous fîtes croire à notre homme que l'Ange n'était point sa fille...

—Précisément!... Et le voilà de plus en plus enragé contre son pauvre frère qui n'en pouvait mais.

«Dès ce moment l'affaire eût été dans le sac, si nous n'avions rencontré sur nos pas un obstacle d'un genre assez fantastique.

«Pardieu, milord, nous sommes dans le pays des lutins, il faut bien que mon récit contienne quelques diableries.

«L'obstacle dont je vous parle consistait en deux petits démons qui nous ont donné bien du fil à retordre... Mais il me semble que vous ne versez plus à boire!»

Montalt, en effet, jugeait que son partenaire était en bon point. Il ne voulait pas embarrasser davantage la langue et les idées de Robert. Mais arrêtez donc un homme ivre! Le chevalier saisit la bouteille, et se versa lui-même un plein verre.

—Deux petits démons..., reprit-il en cherchant le fil perdu de sa pensée, deux petits démons... Ah çà! Blaise et Bibandier vont-ils passer leur soirée à me faire des signes stupides derrière les arbres? Morbleu!... ajouta-t-il en se levant et en menaçant nos deux gentilshommes, qui, demi-cachés par le tronc d'un platane, cherchaient, en effet, à attirer son attention, jouez, perdez, trichez! cela ne me regarde pas... Je fais une affaire avec mon ami Montalt; vous voyez bien... Si j'aperçois encore vos figures de déterrés, je vous brise une bouteille sur le crâne!

Blaise et Bibandier disparurent. De cet incident, le nabab ne parut pas s'émouvoir plus que du reste.

—Au diable!... fit Robert en se rasseyant, les brutes ne savent pas de quoi il s'agit, et je veux être pendu si nous partageons avec eux!... Où en étais-je?

—Deux petits démons...

—Bien, bien!... deux monstres d'enfants!... les filles de l'oncle crustacé... Je ne peux pas vous dire, moi, tout le mal qu'elles nous ont donné... volant nos actes, déchirant nos quittances, forçant nos secrétaires... Ah! si le Montaigu n'avait pas été une poule mouillée... ou si seulement ces deux petites viragos avaient porté des pantalons au lieu de jupons, ma foi! je ne pourrais pas dire ce qui serait arrivé...

«Mais, en définitive, avec toutes leurs jongleries, les petites n'ont pu que retarder de deux ou trois mois le dénoûment de l'histoire.

«Et le dénoûment fut beau, milord... Je vous en fais juge...»

Ici Robert s'interrompit pour se recueillir un instant. Puis il commença le récit des événements survenus à Penhoël, depuis la nuit de la Saint-Louis jusqu'à cette autre nuit, qui vit le départ de la famille dépouillée.

Loin de chercher à gazer les faits, il amplifiait et il exagérait, tant il avait à cœur de passer auprès de Montalt pour un coquin de première force.

Montalt écoutait d'un air de complaisante attention. Il n'avait point perdu son sourire, et la pâleur qui était maintenant sur son visage pouvait certes provenir de la fatigue, car l'histoire durait depuis bien longtemps.

C'était toujours ce front tranquille et fier, sans rides, comme le front d'un jeune homme.

Rien n'avait changé, ni dans son attitude, ni dans l'expression de sa physionomie.

Seulement, ses yeux baissés ne se relevaient plus, et sa main s'était plongée sous sa chemise ouverte.

Aux beaux moments du récit, alors que l'éloquence de Robert atteignait à son comble, on voyait cette main s'agiter imperceptiblement à travers l'étoffe des habits de Montalt.

Cette dernière nuit de Penhoël, cette nuit sombre et pleine d'épouvante, où René avait levé l'épée sur Madame, fut racontée par Robert avec une sorte d'enthousiasme.

L'auditeur le plus froid eût donné là quelque signe d'émotion. Il n'en fut pas de même de Montalt.

Sa respiration resta égale et calme. Il ne fronça les sourcils qu'une seule fois, et encore si faiblement! Ce fut lorsque Robert lui montra Madame, se traînant aux pieds de son mari, et demandant grâce pour la mémoire de l'absent...

—Elle aimait donc encore ce frère absent? murmura le nabab.

—Peuh!... fit Robert; comédie! comédie!... puisque je vous dis qu'avec un mot, un geste, avec moins que rien, j'aurais été l'amant de cette femme-là... Quant au vieil oncle antédiluvien, il mangeait le pain de la maison, ménageant assez bien la chèvre et le chou... Pardieu! en définitive, on s'occupait bien du frère absent!... C'est moi, moi tout seul qui donnais de l'importance à ce fantôme... C'est moi qui ressuscitais cette prétendue passion, et je puis dire sans vanité que j'ai bâti mon château sur la pointe d'une aiguille.

Il se renversa sur le dos de son siége.

—Le frère!... reprit-il en riant; qui songeait au frère? Ah çà! milord, un verre de vin, s'il vous plaît... J'ai fini... Ma conduite en tout ceci vous semble-t-elle convenablement adroite?

—C'est le sublime de l'art, répliqua Montalt, et je m'estimerais heureux d'avoir un associé de votre force.

—A la bonne heure!... Tel que vous me voyez, je vous avais deviné, moi!... Et quoique je vous visse jouer comme une dupe, là-bas, au Cercle, je savais bien que vous n'étiez pas un homme à préjugés... Il ne vous manque qu'un peu de triture...

—Vous serez mon maître, M. le chevalier.

—Et nous irons loin ensemble, milord!... Examinez-moi donc le nœud de cette intrigue!... Comme c'est arrangé!... Comme tous ces personnages y jouent leur rôle sans le savoir!

Robert oubliait, volontairement bien entendu, que c'était M. le marquis de Pontalès qui avait tenu en réalité dans sa main les fils de cette merveilleuse intrigue, et que lui, Robert, y avait joué un rôle, important il est vrai, mais au profit de M. le marquis.

Il continua, tandis que Montalt s'inclinait en signe d'approbation entière et sans réserve:

—Il n'y a pas à dire!... Ce n'est point là une histoire de poignard et de poison, où des bandits subalternes jouent quelques milliers de francs contre la chance du bagne... Pas de moyens violents... rien que des combinaisons où la loi pénale n'a rien à voir... On entre chez les gens... on s'assied à leur place... on les prie poliment de sortir... et voilà!

Montalt se leva, et ce mouvement, qui mit en lumière les beaux traits de son visage, montra en même temps d'une façon plus apparente la pâleur de son front et le cercle bleuâtre qui se creusait au-dessous de ses yeux. Il avait toujours la main droite appuyée contre son sein sous la toile de sa chemise.

—Pas un moyen violent! reprit Robert en cherchant quelques gouttes de vin au fond du dernier flacon vide; pas un meurtre...

Derrière lui, une voix s'éleva qui perça le feuillage du berceau.

—Tu mens!... dit-elle.

Robert se leva en sursaut et retomba pesamment sur son siége.

Montalt se tourna lentement vers l'endroit d'où la voix était partie.

—Est-ce vous qui avez parlé, milord...? balbutia Robert.

—Non..., répliqua Montalt.

La voix se fit entendre de nouveau derrière les arbres, faible, basse, et arrivant à peine aux oreilles du nabab et de son compagnon.

—Tu mens! répéta-t-elle; tu as assassiné... non pas des hommes forts... mais deux pauvres jeunes filles que la main de Dieu vengera, Robert de Blois!

L'Américain semblait frappé de la foudre.

—Nous venons de parler du pays des apparitions surnaturelles, M. le chevalier, dit froidement le nabab que rien ne pouvait étonner. Vous avez évoqué des fantômes...

Il salua d'un geste plein de courtoisie, et laissa Robert seul dans le berceau.

Blaise et Bibandier s'y élancèrent aussitôt.

Le nabab rentra dans le bal; il avait pour coutume de se retirer longtemps avant la fin de ses fêtes. Ce fut donc sans étonnement qu'on le vit se diriger vers le perron de l'hôtel.

Il traversa les groupes joyeux en s'inclinant à droite et à gauche, sans retirer la main qui pressait toujours sa poitrine.

Sa figure pâle avait ce même sourire qu'on lui avait vu au moment où l'orchestre donnait le premier signal de la danse.

Il franchit le péristyle jonché de fleurs, et rentra dans l'hôtel.

Quand il eut fermé sur lui la porte de son appartement, tout ce calme qui était sur ses traits disparut comme par magie. Ses sourcils se froncèrent, des rides se creusèrent à son front. Un feu sombre brûla dans son regard. Sa gorge, oppressée, rendit un gémissement.

Il se laissa tomber sur un divan, comme si ses jambes n'avaient plus la force de le soutenir.

Vous eussiez dit un patient qui vient de subir la longue et intolérable torture...

Quand il retira sa main cachée dans sa poitrine, la toile de sa chemise, en touchant son sein palpitant, se teignit d'une large empreinte de sang...

X
LE BOUDOIR.

Il est de ces natures excentriques et vigoureuses qui se plaisent aux tours de force, et prodiguent volontiers, sans but, l'effort d'un héroïsme inutile. Donnez-leur, à ces Hercules, un monde à soulever, ils essayeront; ils réussiront peut-être. Jetez-les au milieu de la vie commune, ils s'endormiront dans cette oisiveté paresseuse, compagne inséparable de la vigueur qui se sent et qui ne voit point de travaux dignes d'elle.

Mais que surgisse l'occasion, l'ombre de l'occasion, ils vont tendre les muscles de leur corps ou les ressorts de leur âme. Vous les verrez bondir à l'attaque ou demeurer fermes à la défense, comme ces grandes roches que la mine déchire, mais ne peut point ébranler.

Si l'occasion n'arrive pas, ils se lasseront en des batailles imaginaires; ils dépenseront à plier un roseau la puissance qu'il faudrait pour déraciner un chêne.

Montalt était un de ces cœurs robustes et fougueux qui se laissent engourdir par l'indolence découragée. Il ne savait plus où allait sa vie. S'il s'éveillait parfois, c'était pour prodiguer sa force en des luttes vaines.

Il venait de soutenir le plus épuisant combat qu'il eût affronté jamais. Pendant de longues heures, il s'était forcé à rester froid, calme, souriant, avec l'enfer dans le cœur...

Mais pourquoi cet effort gigantesque? Était-ce une gageure folle tenue contre lui-même? Et cette souffrance, d'où venait-elle?

Avait-il, à savoir toutes ces aventures racontées par Robert, un intérêt assez grand pour compenser son martyre?

A cette question, il n'aurait pu répondre lui-même peut-être, car tout était ténèbres et doute au fond de son esprit.

Pourtant, à faire même largement la part de cette tendance bizarre dont nous venons de parler, il fallait bien qu'il y eût quelque chose de réel derrière le labeur exagéré de cette lutte. La souffrance, à tout le moins, était vraie. Il suffisait, pour s'en convaincre, de regarder les traits ravagés de Montalt, et cette main qui sortait, sanglante, de sa poitrine déchirée.

Il y a des ressemblances étranges, des rapports tout gros de souvenirs, où l'esprit vient se heurter à l'improviste, et qui font renaître au vif l'angoisse, morte depuis des années...

Montalt, qui passait sa vie dans un sophisme perpétuel, reniant ce qu'il aimait, exaltant ce qu'il méprisait, Montalt, le contempteur acharné de la vertu, de l'honneur, de l'amour, devait avoir à l'âme une blessure envenimée.

Cette philosophie qu'il s'était faite ne lui allait point. Le froid scepticisme jurait dans sa bouche, où l'on n'eût deviné que des paroles généreuses et chevaleresques. Il se mentait à lui-même, ou bien il poursuivait la vengeance insensée des cœurs déçus...

Tout en lui semblait provenir d'une réaction funeste, et poussée jusqu'à ses plus extrêmes conséquences. Cet homme avait dû adorer passionnément tout ce qu'il conspuait désormais.

On aurait pu reconstruire son passé rien qu'avec ses haines.

Il y en avait une, puérile en apparence et qui nous a fait parfois sourire: nous voulons parler de son aversion pour la Bretagne. Peut-être eût-on trouvé, dans ce sentiment même, la source de l'intérêt si grand qu'il prenait au récit de Robert. Nous disons peut-être, car, avec ces natures exceptionnelles, il faut se méfier des inductions, et si Montalt avait un secret, il ne l'avait confié à personne...

Il y avait bien un quart d'heure qu'il était sorti du bal. Depuis ce temps, il restait immobile et comme anéanti. Ses bras tombaient le long de son corps; sa belle tête, renversée sur les coussins du divan, exprimait la détresse amère et désespérée.

Il se redressa au bout de quelques minutes, et passa le revers de sa main sur son front que baignait une sueur froide.

—Non!... murmura-t-il, je ne veux pas avoir pitié... Je veux sourire... sourire comme tout à l'heure, dût mon cœur se briser, en songeant qu'ils peuvent être malheureux aussi... que la main de Dieu, s'il y a un Dieu, a pu s'appesantir sur eux!... qu'ils souffrent!... qu'ils se meurent!...

Il se couvrit le visage de ses mains.

—Oh! fit-il avec un sanglot dans la gorge, n'y a-t-il pas des années que je les déteste?... Tant mieux! tant mieux! si le hasard me venge!...

Il se leva brusquement et se prit à parcourir la chambre à grands pas.

—Et puis..., poursuivit-il en rejetant en arrière les boucles de ses cheveux, qui se collaient à son front humide, que m'importe cela? Est-ce que je connais ces gens?... Faut-il que je devienne fou parce que trois ou quatre misérables coquins ont mis au pillage une gentilhommière de Bretagne?...

Il eut un sourire contraint et saccadé.

—Sur ma parole, reprit-il, j'ai souffert comme s'il se fût agi de quelque chose... J'avais trop bu peut-être... Est-ce que je prendrais le vin tendre en vieillissant?... J'aime mieux croire que mes nerfs seuls étaient en révolte... et que j'avais tout simplement la fièvre, à force d'écouter ce lâche coquin qui me contait ses prouesses contre une femme... Par le nom de Dieu! s'interrompit-il en contenant sa voix qui voulait éclater, je crois que je me serais guéri, si je l'avais broyé sous mon talon comme une vipère!...

Son pas se ralentit et ses lèvres eurent un sourire amer.

—Et pourquoi cela?... continua-t-il en se répondant à lui-même: que m'a fait cet homme?... N'a-t-il pas le droit d'être un empoisonneur et un assassin?... Est-ce un crime de vaincre en tromperie la femme astucieuse et perfide? Encore une fois, que me fait tout cela?... Pourquoi ma tête est-elle en feu?... Pourquoi mon cœur se déchire-t-il dans ma poitrine?...

Ses yeux s'égaraient. Il se laissa choir de nouveau sur le divan.

—Mon Dieu!... fit-il après un long silence, pendant lequel sa physionomie, changeant peu à peu, vint à exprimer une rêverie douce et mélancolique; pauvre Bretagne!... pauvre petite église où l'on priait Dieu du fond du cœur!... Pauvre enfant, qui aimait peut-être et qu'on abandonna pour l'ombre d'un extravagant héroïsme!... Que de souvenirs bons et chers!... Tout le reste ne fut-il pas un rêve pénible?... Qu'y eut-il après ces années heureuses?... Vingt années d'efforts fiévreux, de luttes entreprises pour s'étourdir et pour oublier... le jeu terrible des batailles... de l'or conquis sans joie... une vie perdue!...

Sa tête se pencha sur sa poitrine.

—Et tant de bonheur là-bas!... murmura-t-il: l'autre n'avait-il pas raison de défendre son trésor?... Mon Dieu! mon Dieu!... se reprit-il en tressaillant, sais-je où va ma pensée?... S'il était vrai!... si ma souffrance avait un écho tout au fond de son cœur!... A ma plainte le silence a répondu... mais entendit-elle ma plainte?... Oh! l'histoire de cet homme! Ne lui cacha-t-on pas mes regrets et ma misère?

Sa main se glissa dans son sein, et il en retira cette boîte de sandal, dont le couvercle était chargé de diamants.

Il la contempla durant quelques secondes en silence, et ses yeux devinrent humides.

Mais, au moment où il allait l'ouvrir, ses sourcils se froncèrent; il la remit dans son sein d'un geste plein de courroux.

Il se leva encore une fois, révolté contre lui-même.

—Folie!... folie! s'écria-t-il; que reste-t-il d'un rêve?... Je suis Berry Montalt, l'homme qui n'a ni regret, ni espérance!... J'ai mis un voile sur mon passé!... Je ne crois pas à l'avenir!... Je suis seul, et je suis fort!

Il s'arrêta en face d'un miroir et regarda sa taille haute et fière. Ses cheveux noirs bouclaient autour de son front. Il était jeune, brillant, superbe.

La glace lui renvoya l'orgueilleux défi qui était sur son visage.

Il sonna.

Séid montra sa face noire à la porte de la chambre à coucher.

—Mon opium!... dit Montalt, et déshabille-moi!

Il y avait bien longtemps que le nabab appelait ainsi, chaque soir, le sommeil rebelle à son chevet.

Tandis que Séid préparait le breuvage, on frappa doucement à la porte extérieure.

Montalt fit signe d'ouvrir.

C'était M. Smith, tout de noir habillé, comme il convient à un homme décent et qui sait vivre.

Montalt le reçut le verre à la main.

—Pardon, milord..., dit M. Smith que son emploi léger n'empêchait pas de garder en toute occasion une gravité puritaine; Votre Seigneurie me paraissait occupée, cette nuit, d'affaires si importantes que je n'ai pas osé la déranger... J'avais pourtant une bonne nouvelle.

—Qu'est-ce?... demanda Montalt en buvant une gorgée.

—Nos deux intraitables ont enfin pris leur parti, répliqua M. Smith.

—Ah!... fit Montalt; Étienne et Roger?...

—Non pas, s'il plaît à Votre Seigneurie, dit M. Smith. Je veux parler des deux charmantes miss que nous convoitons depuis si longtemps.

—Mes deux petits chapeaux de paille!... s'écria le nabab; elles ont enfin consenti à vous entendre?

—Mieux que cela!

—Elles ont promis de venir?

—Elles sont venues, milord.

—Seules?...

—Conduites par une honorable lady de ma connaissance... mistress Cocarde.

Montalt tenait son verre à la hauteur de ses lèvres.

—Il n'y en a donc pas une!... murmura-t-il; toutes... toutes pour un peu d'or!...

Il avala d'un trait le reste de son breuvage.

—Pardieu! dit-il en se dirigeant vers la porte qui avait donné passage à Séid, je vais donc m'endormir gaiement!


Il était un peu plus de neuf heures du soir quand madame Cocarde et ses deux protégées descendirent de voiture dans une de ces ruelles désertes qui côtoyaient alors les Champs-Élysées, entre l'avenue Marigny et les terrains de Beaujon. Elles traversèrent une courte allée de tilleuls, joignant les communs d'une maison de grande apparence, qui semblait illuminée pour une fête.

Diane et Cyprienne, tremblantes, se laissaient conduire par madame Cocarde, laquelle était, au contraire, fort à son aise et paraissait connaître à fond les localités.

Les deux jeunes filles ne portaient plus le costume que nous leur avons vu quelques heures auparavant dans l'avenue Gabrielle. Par une sorte de pieux instinct, au moment d'affronter le danger suprême, elles avaient repris leurs vêtements bretons: le bonnet collant des Morbihannaises, le chaste mouchoir de cou et la petite jupe en laine rayée.

Madame Cocarde avait un chapeau à haute plumes frisées et un cachemire Ternaux de qualité supérieure.

Elle sonna, un domestique vint ouvrir; puis arriva un monsieur en habit noir qui accueillit madame Cocarde avec une politesse digne.

—Votre servante, M. Smith, dit la principale locataire d'un air dégagé, vous ne m'attendiez pas à pareille heure, je parie?

—Il est toujours temps, belle dame..., commença M. Smith.

—Bien!... très-bien!... interrompit madame Cocarde; je me suis un peu pressée... et voilà de petits anges qui prendraient bien quelque chose... Entrons!

M. Smith mit le binocle à l'œil et braqua sur les deux jeunes filles un regard connaisseur.

—Ah! oh!... fit-il, modulant malgré lui les tons chromatiques de l'interjection anglaise; Very pretty maiden, by God!...

Puis il ajouta tout bas:

—Est-ce que ce sont elles?

Madame Cocarde cligna de l'œil et répondit:

—En propre original.

M. Smith salua et passa devant. On monta un petit escalier dont les marches disparaissaient sous la laine moelleuse d'un tapis, et M. Smith, qui montrait le chemin, ouvrit bientôt une porte au premier étage.

Il s'effaça et salua encore.

—Donnez-vous la peine d'entrer..., dit-il en indiquant la porte ouverte.

Diane et Cyprienne hésitaient.

—Allons, mes perles!... s'écria madame Cocarde, c'est de vous qu'il s'agit... Moi, je suis trop vieille..., ajouta-t-elle avec un soupir, pour entrer là dedans... on va vous servir à souper.

—C'est fait, interrompit M. Smith.

—Alors, bon appétit, mes mignonnes!... dit madame Cocarde qui poussa ses deux protégées dans la chambre, et referma la porte sur elles.

M. Smith prit un carnet dans sa poche et en sortit deux ou trois chiffons soyeux qu'il déposa dans la main tendue de madame Cocarde.

Celle-ci fit une belle révérence et disparut.

Cyprienne et Diane restaient immobiles auprès de la porte fermée. Elles n'osaient point lever les yeux, parce qu'elles croyaient voir là, quelque part, devant elles, l'objet de leur vague terreur.

Un homme sans doute, en définitive; mais cet homme aux proportions fantastiques, ce monstre que rêve la frayeur des jeunes filles.

Ce fut Cyprienne qui se hasarda la première à relever les yeux, bien lentement d'abord et bien timidement. Elle vit une pièce de moyenne grandeur, doucement éclairée par deux lampes à verres dépolis, et tapissée de velours sombre depuis le parquet jusqu'au plafond, où des caissons sculptés encadraient de fraîches peintures.

Sur le velours des lambris tranchait un cordon de cadre d'or dont la forme élégante et les mignardes ciselures allaient bien aux toiles charmantes qu'ils renfermaient.

Les meubles étaient, comme tous ceux de l'hôtel, de la première époque du règne de Louis XV: c'étaient de véritables joyaux qu'on avait dû payer un prix fou. Dans une embrasure, une harpe, soulevant la draperie de mousseline des Indes, montrait à demi la courbe gracieuse de son accolade incrustée.

La couleur chatoyante des étoffes et l'or sculpté des membrures tranchait sur le fond sombre de la tapisserie, qui doublait leur coquette fraîcheur.

Où l'or ne se montrait point, l'émail luisait, jetant ses guirlandes de fleurs sur les consoles en bois de rose.

Il était impossible d'imaginer un boudoir plus délicieux...

Et la main qui l'avait orné ne s'était livrée ici à aucune confusion bizarre. Les souvenirs d'Asie faisaient trêve et ne venaient point, comme dans le reste de l'hôtel, contrarier le style fleuri de notre xviiie siècle.

On avait opté, il s'agissait d'amour, entre l'Asie savante en volupté et la France de Louis XV. On avait choisi la France de Louis XV, grand honneur pour elle assurément.

Cyprienne, dont la paupière se relevait à demi, poussa un petit cri de joie, non pas peut-être à la vue de toutes ces merveilles, mais à l'aspect d'un guéridon aux pieds de bronze, dont la tablette incrustée supportait un souper adorable. L'eau vint à la bouche de Cyprienne, qui ne put s'empêcher de sourire.

Mais elle baissa les yeux, parce que ce premier regard n'avait pas éclairé tous les coins de la chambre, et que la jeune fille gardait une bonne part de sa frayeur.

Diane, immobile et pâle, avait l'air d'une victime qui attend.

Ses idées étaient autres et plus graves que celles de sa sœur; peut-être devinait-elle mieux la nature du danger et l'étendue du sacrifice...

La paupière de Cyprienne s'ouvrit une seconde fois, et ses narines s'enflèrent pour saisir toutes les effluves aromatiques que lui envoyait la table servie.

—Diane!... dit-elle tout bas.

Et comme sa sœur ne répondait point, elle lui secoua le bras doucement.

—Vois donc!... reprit-elle, il n'y a personne...

Les longs cils bruns de Diane se relevèrent, et son regard triste fit le tour de la chambre.

Sa poitrine oppressée rendit un soupir.

—Personne, répéta-t-elle; mais on va venir...

Cyprienne traversa la chambre sur la pointe des pieds, et comme si elle eût craint de réveiller Barbe-Bleue endormi.

Il y avait sur la table des petits pains tendres, dorés, appétissants. La pauvre fille avança la main, la retira, puis l'avança encore. Était-ce du poison?

Elle prit un petit pain et l'approcha de ses lèvres, qui étaient toutes pâles. Elle n'osait guère.

Mais qu'ils semblaient bons, ces petits pains! Comme ils cédaient, en craquant, sous les doigts de Cyprienne, qui n'avait pas mangé depuis deux jours!...

Sa bouche s'ouvrit; ses dents blanches et fines attaquèrent la croûte blonde, et le petit pain disparut comme par enchantement.

Elle en saisit deux autres et revint vers sa sœur en sautant.

—Tiens, Diane!... dit-elle en lui présentant la moitié de sa proie, il n'y a rien dedans, j'en suis sûre!

Diane, qui n'avait pas laissé échapper une plainte, était exténuée autant que sa sœur, et souffrait de la faim, davantage peut-être, car la dernière bouchée avait été pour Cyprienne.

Elle jeta sur le petit pain un regard de convoitise. Elle hésita, puis sa main s'ouvrit à son tour...

Elle mangea.

—Sens-tu ces viandes froides?... dit Cyprienne, nous n'en avions pas vu depuis le grand dîner de Penhoël!... Si nous y goûtions?

Diane ne répondit point.

Cyprienne fit une seconde fois le voyage, et mit deux blancs de faisan sur une assiette: mais, au retour, elle s'arrêta à moitié chemin.

—J'y pense..., dit-elle, nous serons mal là-bas... pourquoi ne resterions-nous pas auprès de la table?

Elle n'était plus si pâle, et son joli sourire mutin se montrait à demi, déjà, autour de sa lèvre.

Diane ne bougeait pas.

—Viens donc!... reprit Cyprienne; je te dis que nous serons mieux auprès de la table... Ce souper-là est à nous.

Ces derniers mots parurent produire une impression pénible sur Diane, qui tressaillit et leva les yeux au ciel.

Mais Cyprienne, tout entière à sa fantaisie, la prit par le bras et l'entraîna, bon gré mal gré, vers la table.

—C'est moi qui fais le ménage!... dit-elle en roulant deux siéges sur le tapis; commandez, mademoiselle... on vous servira.

L'instant d'après, elles étaient assises toutes deux, côte à côte, devant leurs assiettes pleines. Il y avait, ma foi, du vin dans leurs verres, et le faisan avait subi une attaque assez notable.

Diane avait résisté, mais devant cette tentation d'une table bien servie, sa faim l'avait vaincue.

Et puis là n'était pas le danger; la prudence ne conseillait-elle pas, au contraire, de prendre des forces pour se défendre contre le péril inconnu?

Durant les premiers instants, les deux jeunes filles se tenaient assises sur l'extrême bord de leurs siéges; au moindre bruit qui se faisait dehors, elles frissonnaient de la tête aux pieds, laissant échapper couteaux et fourchettes.

Mais personne ne venait. Elles s'enfoncèrent plus avant dans leurs fauteuils douillets. Leur verre se vida deux ou trois fois. On ne peut dire que leur frayeur se calma, mais du moins fut-elle un peu oubliée.

Les yeux de Cyprienne commencèrent à briller; son sourire s'épanouit plus franchement. Le front soucieux de Diane elle-même perdait peu à peu ses nuages.

C'étaient deux enfants, et les luttes récentes où les avait jetées leur enthousiaste dévouement leur avaient appris la témérité.

Elles étaient femmes par leur sensibilité profonde et aussi par la pudeur; mais, pour tout le reste, vous les eussiez trouvées hardies plus que des pages.

Elles avaient si souvent gardé leur gaieté vive en bravant le danger de mort!

Ici le danger était autre, et les effrayait d'autant plus que leur ignorance ne savait point le définir; mais cette ignorance même laissait à leur esprit romanesque le loisir d'imaginer des choses impossibles et de se bâtir une foule de beaux espoirs.

Et puis le péril s'éloignait, ouvrant le champ libre à leur audace un peu fanfaronne.

Elles se sentaient redevenir vaillantes. La gaieté de Cyprienne gagnait Diane, dont le front se redressait maintenant haut et brave.

Elles mangeaient d'un appétit joyeux, et faisaient maintenant comme chez elles.

Cyprienne servait de tous les plats! de tous! Leur faim tenace était de taille à faire table nette.

Leurs verres se vidaient lestement. Ce qu'il y avait de terrible dans leur position disparaissait à leurs yeux. Elles jasaient, elles riaient de bon cœur. Vous eussiez dit deux espiègles enfants, faisant une équipée folle en l'absence de la famille, et n'ayant rien à redouter, sinon le retour de leur mère...

Et certes, le pauvre soldat breton, veillant aux grilles de l'Élysée, aurait eu peine à reconnaître en elles les deux jeunes filles, abattues par la faim et transies de froid, dont la détresse avait ému son brave cœur, au commencement de cette soirée.

Leurs joues étaient colorées vivement; leurs yeux petillaient; leurs voix se mêlaient, libres et gaies.

Elles étaient jolies à ravir!

Diane repoussa enfin son assiette.

—On ne nous empêchera pas d'avoir bien soupé, toujours!... dit Cyprienne; mon Dieu! que j'avais grand'faim!

—Et moi donc!...

—Et tu ne le disais pas, pauvre sœur... Il n'y a jamais que moi à me plaindre!

Diane l'entoura de ses bras et la baisa au front. Puis elle se renversa sur le dos de son fauteuil.

Son regard souriant fit le tour de la chambre.

—Comme tout cela est beau! murmura-t-elle.

—Oh! dit Cyprienne, la chambre de Lola que nous admirions tant à Penhoël n'était rien auprès de ces belles choses!

—Voilà le Paris que nous avions deviné!... reprit Diane dont les grands yeux noirs se voilèrent de rêverie. Te souviens-tu de ce que disaient nos livres, ma sœur?... et de ce que nous disions dans nos longues promenades au bord du marais?... Nous voyions des richesses pareilles et bien d'autres enchantements!... Et il nous semblait que nous étions déjà au milieu de toutes ces merveilles... assises dans un salon tout de velours et d'or, comme celui-ci... ou demi-couchées sur le gazon, rempli de fleurs et de lumières...

—Je m'en souviens, ma sœur...

—Petites folles que nous étions! C'est que nous en perdions l'esprit!... Moi, d'abord, je voyais cela comme je te vois...

—Et moi aussi!

—Il me semblait que nos pauvres vêtements tombaient, et que nous avions de belles robes de soie... des perles dans les cheveux... des diamants au cou... des dentelles sur les épaules... Comme je te voyais jolie, ma Cyprienne!

—Et comme tu me semblais belle, Diane!

—Et, sous ces brillantes parures, nous traversions toutes ces féeries... Te souviens-tu?... A la fin, il venait toujours un bon génie... et comme son sourire était doux!... qui nous disait: «Mes filles, tout cela est à vous... voici de l'or pour sauver Penhoël... je vous donne le choix; restez ici ou retournez en Bretagne.»

—Et nous répondions bien vite, s'écria Cyprienne: «Merci, merci, bon génie!... nous voulons revoir ceux que nous aimons!»

Elles se tenaient par la main, et leurs regards se croisaient.

—Qui sait? reprit Cyprienne en baissant la voix; le bon génie va venir peut-être...

Diane secoua la tête gravement.

—Ma pauvre petite sœur..., dit-elle, tu parles comme un enfant... il n'y a plus de bons génies.

—Oh! s'il venait..., s'écria Cyprienne en suivant son idée, il faudrait tout d'abord délivrer l'Ange...

—Dès cette nuit!... appuya Diane entraînée à son insu.

—Mettre Madame et Penhoël dans une belle maison...

—Avec notre bon père!

—Et puis courir, courir bien vite jusqu'à Penhoël pour racheter le château.

—Nous aurions le temps, dit Diane.

—Et comme ils seraient heureux!

—Comme le pauvre Ange nous sourirait doucement!

—Et Madame...

—Et tous! tous!... Ah! c'est trop de bonheur!

Cyprienne se leva en frappant dans ses mains. Elle se jeta au cou de Diane dans un mouvement d'enthousiasme, et toutes deux se tinrent embrassées. Elles avaient des larmes de joie dans les yeux.

En ce moment le son d'une musique lointaine et suave arriva jusqu'à leurs oreilles. Elles se séparèrent pour écouter. C'était un mouvement de valse, lent, gracieux, balancé, qui empruntait à l'éloignement une douceur étrange.

—Qu'est-ce que cela?... dit Cyprienne.

Diane avait la tête penchée; elle écoutait avec ravissement.

Les pauvres filles ne buvaient que de l'eau d'ordinaire. Les quelques gouttes de vin qu'elles avaient bues exaltaient leurs têtes ardentes et vives.

Cyprienne ne se rendait plus compte du motif qui les avait amenées. Elle s'élança vers la porte de sortie tout simplement pour entendre de plus près cette délicieuse musique.

La porte était fermée.

Il y en avait une autre au bout opposé de la chambre; Cyprienne y courut et l'ouvrit. Aussitôt que les battants sculptés eurent tourné sur leurs gonds, les deux sœurs poussèrent un cri de surprise: une lumière éblouissante inondait le boudoir.

La porte donnait sur une chambre, déserte comme la première, mais dont la fenêtre, large et haute, s'ouvrait sur le jardin illuminé.

Juste en face de la fenêtre, derrière les branches à demi dépouillées d'un platane, une splendide girandole était suspendue.

Cyprienne s'élança dans la chambre, les bras tendus et la bouche béante; puis elle s'arrêta muette d'étonnement.

La musique se faisait entendre maintenant plus rapprochée. Cyprienne fit encore quelques pas afin de voir. Elle se mit à la fenêtre et risqua un regard au dehors.

—Oh! ma sœur... ma sœur!... dit-elle en plaçant ses deux mains devant ses yeux éblouis; c'est le jardin de notre rêve!... Nous sommes dans le palais des fées!

De la fenêtre, en effet, le jardin présentait un aspect magique. Derrière la girandole, dont les cristaux mouvants masquaient en quelque sorte la croisée, une double ligne de feux dessinait les rampes d'un cavalier, planté d'arbustes et de fleurs. Cette partie du jardin, correspondant à l'aile gauche de l'hôtel, était déserte, mais le regard en se portant à droite découvrait à travers les feuilles clair-semées d'un rideau de tilleuls l'illumination des parterres et des pièces de gazon, où déjà commençait le bal. Les jets d'eau reflétaient en gerbes colorées l'éclat des mille lumières courant le long des charmilles et marquant le dessin élégant des arcades de verdure; partout où l'œil pouvait percer, ce n'étaient que feux étincelants et guirlandes de fleurs.

Diane et Cyprienne s'accoudaient toutes deux au balcon de la fenêtre, et ouvraient de grands yeux charmés.

Leur esprit était ébloui plus encore que leurs yeux. Les émanations tièdes et odorantes, qui montaient du jardin jusqu'à elles, les retenaient dans une sorte d'ivresse.

Elles n'avaient rien vu jamais, même dans leurs songes d'enfants, qui pût se comparer à ces splendeurs enchantées.

Quand la danse fit trêve, au delà des tilleuls, quelques couples se dirigèrent vers cette partie du jardin qui, jusqu'alors, était restée déserte.

Diane et Cyprienne quittèrent la croisée, afin de n'être point aperçues.

Ce mouvement les força d'examiner la pièce où elles se trouvaient.

Il n'y avait là aucun miracle nouveau, et pourtant les deux jeunes filles durent s'étonner encore.

C'était une pièce assez vaste, ayant deux portes dont l'une communiquait avec le boudoir, et dont l'autre était fermée à clef. Quelques siéges modestes en formaient tout l'ameublement, avec trois ou quatre armoires vitrées. Mais, dans ces armoires et entre chacune d'elles, le long des boiseries, pendait un pêle-mêle de costumes d'une richesse extrême. Il y en avait de tous les pays; il y en avait de tous les temps. On eût pu se faire là, suivant sa fantaisie, Turc ou Turque, Persan ou Persane, brahmane ou devedaskee, châtelaine du moyen âge, dame du temps de Louis XIII, marquise Pompadour ou déesse de la Raison, car les costumes féminins étaient en majorité; et parmi ceux de l'autre sexe, le plus grand nombre, par leur taille et leur coupe, semblaient encore destinés à des femmes. Il y avait de jolis petits uniformes, des sabres mignons, des poignards d'Andalouse; des dominos de toutes nuances, des masques de toutes formes. Il y avait même des redingotes à fine taille et des pantalons renflés aux hanches, comme ceux que portent nos libres amazones, aux jours consacrés du carnaval.

C'était un vrai magasin.

De fait, l'hôtel Montalt possédait un théâtre, et chaque fois que le nabab donnait bal, Nehemiah Jones, le majordome, montait quelque danse de caractère.

Cette chambre qui communiquait, par une courte galerie, à l'appartement de Mirze, remplissait l'office d'une grande armoire où s'entassaient, le lendemain des fêtes, toutes les défroques du plaisir.

Diane et Cyprienne étaient femmes. La vue de ce trésor de chiffons, de ces précieuses étoffes, de ces fines broderies, de ces dentelles, les intéressait presque aussi vivement que le jardin merveilleux. Elles touchaient la soie épaisse; le moelleux velours; puis elles regardaient en soupirant l'étoffe grossière de leurs petites robes de laine.

Il y avait surtout deux costumes qui excitaient leur admiration.

Ils avaient dû, sans doute, être préparés pour la fête de ce soir, car ils étaient étendus sur des siéges, et semblaient attendre la main de la camériste.

C'étaient deux vêtements complets de bayadères indoues: le pantalon bouffant de mousseline pailletée d'or, la courte tunique et la veste collante; le diadème de perles, la riche ceinture de cachemire.

L'œil de Cyprienne allait de ces costumes à la fenêtre, et trahissait naïvement la pensée qui venait de naître dans son esprit.

On entendait des voix sous la croisée.

—Rentrons, ma sœur..., dit Diane.

—Le bal est bien beau!... répliqua Cyprienne en soupirant.

Elle retourna vers la fenêtre et se pencha pour jeter un dernier regard.

Sous la girandole, au pied du cavalier, une femme s'était arrêtée, seule.

Elle essuyait son front en sueur.

Au moment où le regard de Cyprienne tombait sur elle, cette femme, qui venait de quitter la danse, ôta son masque.

Cyprienne étouffa un cri, et attira vivement sa sœur vers la fenêtre.

Le visage de la femme démasquée était éclairé en plein par les feux de la girandole.

—Regarde!... murmura Cyprienne.

—Lola!... prononça Diane tout bas.

A son tour, son regard glissa de la fenêtre aux costumes étendus sur les chaises.

—Elle ne peut être seule dans ce bal..., dit Cyprienne dont les yeux petillaient d'audace et de désir; si nous pouvions nous mêler à la fête, nous saurions peut-être bien des choses!...

—Notre pauvre Blanche!... pensa tout haut Diane dont le regard rêvait.

—Si elle l'avait amenée..., insinua Cyprienne.

Diane ne répondit point, mais son front, plus pensif, s'inclinait sur sa poitrine.

—Et puis, reprit Cyprienne en baissant la voix involontairement, qui sait si nous ne trouverions pas leurs traces?...

Et comme Diane gardait encore le silence, elle ajouta:

—Je parle d'Étienne et de Roger.

L'œil de Diane se tourna de nouveau vers les costumes, qui paraissaient coupés juste à la taille des deux jeunes filles.

—C'est impossible!... murmura-t-elle en secouant la tête.

—Pourquoi impossible?... s'écria Cyprienne qui frappa le parquet de son petit pied impatient; nous sommes seules; personne ne nous voit... La fenêtre est basse... et nous avons pour échelle les branches du platane...

Elle prit sa sœur par la main et l'entraîna doucement vers les costumes.

Tout en se jouant, elle dénoua le bonnet de Diane et plaça un diadème de perles sur ses cheveux bouclés.

—Si tu savais comme te voilà jolie!... dit-elle.

Diane se prit à sourire tristement.

—Petite folle!... murmura-t-elle; tu veux donc me tenter...

—Oh!... s'écria Cyprienne, ce serait bon pour moi!... Mais toi, ma sœur, si tu cèdes, je sais bien que ce sera pour l'Ange...

Elle attacha le diadème de perles.

—Écoute, reprit-elle d'un ton sérieux, quelque chose me dit que nous trouverons là des nouvelles de ceux que nous aimons... Mes pressentiments ne me trompent guère, tu le sais bien... Et si nous sommes venues jusqu'ici, est-ce pour fuir le danger?...

Tout en parlant, elle dégrafait le corsage de Diane qui se laissait faire.

La petite robe de laine tomba, et fut remplacée par le pantalon bouffant de mousseline, par la tunique de drap d'or et par la veste collante.

Cyprienne sauta de joie.

—Je vais donc être ainsi!... s'écria-t-elle en remplaçant par des babouches orientales les chaussures de sa sœur. A ton tour de faire la femme de chambre, Diane.

La seconde toilette fut moins longue encore que la première, Cyprienne s'y prêtait de si bon cœur!

Quand elle fut habillée des pieds à la tête, elle se regarda, rouge de plaisir.

—S'ils nous voyaient!... murmura-t-elle.

Puis elle saisit deux masques de velours, un pour elle, un pour sa sœur.

Il ne restait plus que les ceintures à nouer.

Celle que choisit Cyprienne était verte. Diane en prit une de cachemire rouge à franges d'or.

Au jardin la danse avait recommencé. Il n'y avait plus personne entre le cavalier et la fenêtre.

Cyprienne jeta ses bras autour du cou de sa sœur.

Elle était un peu pâle, et son cœur battait bien fort; mais c'était de plaisir autant que de crainte.

—Une... deux... trois!... dit-elle en frappant ses petites mains l'une contre l'autre, pour donner le signal.

Au troisième coup, elle sauta légère comme un oiseau sur l'appui du balcon. L'instant d'après, elle retombait sur ses pieds, au bas du platane, et recevait dans ses bras Diane qui tremblait.

XI
LE REGARD D'UNE FEMME.

Au sortir de son appartement, Montalt se dirigea de suite vers le boudoir, en dehors duquel les deux noirs restèrent en faction.

C'était encore là une réminiscence de l'Asie, où l'on met volontiers un esclave ou deux aux portes, en guise de verrous.

Montalt entra. Diane et Cyprienne étaient assises côte à côte, tremblantes toutes deux, à l'autre extrémité du boudoir. Elles avaient eu le temps de reprendre leurs vêtements de paysannes bretonnes.

Rien ne trahissait leur récente escapade, sauf la porte de la chambre aux costumes, qu'elles avaient oublié de refermer et qui laissait voir les illuminations du jardin.

Montalt ne prit point garde.

Il s'arrêta tout auprès du seuil pour examiner les deux jeunes filles, qui avaient les yeux cloués au parquet, mais qui le voyaient néanmoins parfaitement: le nerf optique des femmes ayant, comme chacun sait, le pouvoir de percer la membrane de leurs paupières.

Elles n'en étaient pas moins déconcertées pour cela, et craintives, les pauvres enfants!

Cyprienne sentait le cœur lui manquer; Diane rassemblait tout son courage, mais, en ce premier moment, la peur était la plus forte.

C'était l'heure terrible. Elles allaient savoir...

Le nabab traversa la chambre à pas lents. Diane, qui était la plus rapprochée de lui, ne perdait pas un seul de ses mouvements.

Montalt prit un siége qu'il roula au-devant d'elles, mais il resta debout. Ses yeux peignaient une légère surprise: c'était la première fois qu'il voyait les deux jeunes filles sous leur costume de paysannes. Cette surprise, du reste, n'avait rien de pénible; au contraire, à mesure qu'il les contemplait en silence, son visage exprimait une sorte d'émotion attendrie.

—Pauvre Bretagne!... murmura-t-il enfin d'une voix si basse que les deux sœurs ne l'entendirent point.

Cette exclamation, qui sortait du fond de son cœur, avait l'accent doux et triste qu'on prend pour plaindre un ami méconnu.

Il va sans dire que, du premier coup d'œil Diane et Cyprienne l'avaient reconnu, non-seulement pour le voyageur du coupé, mais pour l'homme du rendez-vous de Notre-Dame et aussi pour l'interlocuteur de Robert dans la scène qui venait d'avoir lieu au jardin, sous le berceau. Car elles avaient assisté à la fin de cette scène, et c'étaient elles qui avaient jeté, à travers la charmille, le double et mystérieux démenti.

De leur cachette, elles avaient vu le calme obstiné que gardait Montalt en écoutant l'odieuse histoire; mais elles avaient vu aussi,—et c'était maintenant pour elles un vague sujet d'espoir,—la figure du nabab se décomposer tout à coup et trahir l'amertume profonde qui était sous sa feinte froideur.

Comme son œil noir avait brillé soudainement! et quelle menace dans le feu sombre de sa prunelle!

En cet instant si court où Montalt avait laissé tomber son voile d'indifférence glacée, Diane avait entrevu en lui un juge du crime. Un prisme s'était mis entre son œil ébloui et cet homme si beau, si puissant, le maître de toutes ces merveilles, le roi de ce palais enchanté! Le romanesque penchant qu'elle avait à voir les choses sous un aspect surnaturel s'était réveillé.

Ce qu'elle pensait, ce qu'elle sentait surtout, elle n'aurait point su l'exprimer peut-être, mais son âme se recueillait en une émotion respectueuse, comme aux heures de la prière.

Elle espérait. Quelque chose l'entraînait à respecter Montalt dont elle ne savait pas même le nom, et à croire en lui.

Et, à ce moment, où, de retour dans le boudoir, les deux jeunes filles attendaient, reprises par leur inquiétude effrayée, c'était bien Montalt que Diane s'attendait à voir paraître...

Quand la porte s'ouvrit, il n'y eut que Cyprienne à tressaillir.

Diane était immobile et droite sur son siége, l'œil au guet, l'oreille tendue. Elle ne tremblait point; son sang-froid l'étonnait elle-même. Cyprienne se rassurait presque, à la voir si tranquille.

Montalt les contemplait toutes deux en silence, et la rêverie semblait le prendre. L'opium agissait sur lui, déjà, du moins, comme calmant, et rendait à son visage toute sa noble sérénité.

—Pourquoi ce déguisement?... dit-il enfin d'un accent affable et bon; vous n'en avez pas besoin pour être jolies comme des anges.

—Ce sont les vêtements de notre pays..., répondit Diane à voix basse et sans lever les yeux.

—Ah! fit Montalt; l'aimez-vous bien, votre pays?

A cette question inattendue, Cyprienne risqua un timide regard. Puis elle tourna la tête aussitôt pour cacher sa rougeur.

Mais elle avait eu le temps de voir en face Montalt, dont le sourire s'imprégnait en ce moment d'une sorte de bonté paternelle.

Le fardeau d'épouvante qui pesait sur le pauvre cœur de Cyprienne fut allégé de moitié pour le moins.

—Si nous aimons notre pays!... dit Diane. Nous sommes Bretonnes!

—Ah!... fit encore Montalt dont la voix changea légèrement; c'est une grande gloire que d'être Bretonne à ce qu'il paraît, mes belles enfants!... A tout hasard, je vous en fais mon compliment sincère.

—Il y a longtemps que vous savez d'où nous venons..., murmura Diane.

—Oh! oh!... s'écria le nabab dont le sourire devint plus franc; vous m'aviez donc remarqué sur la route?

Cyprienne fit un petit signe de tête affirmatif.

—Alors pourquoi cette longue résistance?... demanda Montalt, car il y a longtemps que je désirais votre visite... Aviez-vous peur de moi?

—De vous moins que d'un autre..., répondit Diane qui raffermissait peu à peu sa voix pénétrante et douce.

Le nabab s'inclina.

—Moins que d'un autre..., répéta-t-il; c'est beaucoup encore... J'espère que vous avez perdu ce reste de crainte... Voulez-vous que je sois votre ami?

—Oh!... répondit Diane vivement; nous le voulons de tout notre cœur!

Une nuance d'embarras vint se refléter dans le regard de Montalt. On eût dit qu'il hésitait à donner un sens à cette réponse.

Le silence régna de nouveau, durant quelques secondes, dans le boudoir. Montalt promenait son regard incertain de l'une à l'autre des deux jeunes filles.

Il contemplait avec une émotion croissante ces beaux fronts, tout brillants de candeur, ces traits purs et charmants, auxquels le petit bonnet des paysannes morbihannaises était comme une virginale couronne.

Ceux qui le connaissaient auraient deviné qu'une pensée généreuse et bonne livrait combat, au dedans de lui-même, aux théories de son scepticisme entêté; mais le scepticisme était bien fort, et le temps avait fait pénétrer ses racines jusqu'au cœur.

Il se redressa et prit une attitude dégagée, qui cadrait vraiment à merveille avec les grâces jeunes de sa taille et de sa figure.

—Ma foi, mes belles, dit-il, j'ai honte de vous l'avouer!... Dans le principe, ce n'était pas pour moi que je désirais votre venue... Fou que j'étais! Il faut vous avoir vues de près pour connaître toute votre valeur... Je promets bien que je ne vous céderai à personne!

Il n'y a point de complète ignorance. Diane devint pâle, tandis qu'une épaisse rougeur tombait du front de Cyprienne jusqu'à ses blanches épaules.

La ressemblance des deux sœurs disparaissait en ce moment où la même émotion exagérait les caractères différents de leur beauté.

Cyprienne n'était qu'une pauvre enfant, effarouchée et surprise; Diane avait la fierté assurée d'une reine.

—Nous ne savons rien..., dit-elle d'une voix lente et basse; à peine pourrions-nous dire ce qui nous blesse dans vos paroles, monsieur... et pourtant, de confiantes que nous étions, nous voilà tristes et humiliées... On est venu vers nous, au moment où la détresse nous accablait et où ma pauvre sœur, trop faible contre sa souffrance, parlait de mourir... Auprès de nous, se prolongeait l'agonie d'une femme sainte que nous aimons comme si elle était notre mère... Et je ne vous fatigue pas du compte de nos autres douleurs!... On nous a donné une espérance qui, bien longtemps, nous a semblé un rêve... Pourquoi le cacher? Derrière les promesses qui nous étaient faites, plus d'une fois nous avons entrevu la honte. Mais quelquefois aussi, pauvres ignorantes que nous étions, il nous semblait que Dieu devait avoir mis sur la terre, parmi tant d'hommes méchants, cruels, impitoyables, quelques cœurs généreux, pour que le ciel ne soit point une solitude après cette vie... Ne nous demandez pas si nous avons raisonné notre espoir, car notre conscience nous disait de rester... Et si nous sommes ici, c'est ma faute... oh! ma faute, à moi toute seule... Ma sœur ne voulait pas venir...

Cyprienne se rapprocha de Diane, et appuya sa tête contre le sein de sa sœur.

—Je t'aurais suivie au bout du monde!... murmura-t-elle.

—Écoutez, reprit Diane; quand je vous ai reconnu, j'ai senti au dedans de moi-même une joie que je ne peux pas expliquer... Mon espoir m'a semblé moins fou... La crainte qui me serrait le cœur s'est calmée... Que sais-je? quand nous étions toutes deux dans notre misérable chambre, nous nous étions souvenues de vous... Et votre image nous était parfois apparue... Mon Dieu! nous avons fait tant de rêves, en notre vie, qui tous ont été suivis d'un dur réveil!... A l'instant, quand vous avez parlé, mes yeux se sont ouverts... Le nuage qui était au devant de ma vue s'est dissipé pour me montrer l'abîme au bord duquel nous sommes... Monsieur, n'abusez pas de notre folie et laissez-nous sortir de cet hôtel...

Montalt l'avait écoutée sans même essayer de l'interrompre. Son visage avait repris cette indifférence fatiguée, qui était le masque derrière lequel son émotion se cachait toujours.

—Mes belles..., dit-il avec un sourire glacé, quand on est entré chez moi, ce n'est pas ainsi qu'on en sort.

Cyprienne se couvrit le visage de ses mains.

—Ayez pitié! dit Diane; nous sommes les filles d'un gentilhomme.

—Peste!... fit Montalt qui semblait s'endurcir dans son ironie, c'est extrêmement flatteur pour un vilain tel que moi!...

—Ayez pitié!... répéta Diane dont les longs cils baissés laissèrent échapper une larme; notre père est bien vieux... Et si nous sommes déshonorées, il ne reverra jamais ses filles...

Elle attendait une réponse, la tête haute et les yeux baissés.

La réponse ne vint pas.

—Écoutez..., reprit-elle d'une voix ranimée; nous sommes deux ici... contentez-vous d'une victime.

—Je veux bien..., dit Montalt: laquelle restera?

—Moi! moi!... s'écrièrent en même temps les deux jeunes filles.

—A merveille!... reprit Montalt; c'est maintenant à qui ne s'en ira point!

—Oh!... murmura Diane, ma pauvre Cyprienne!... Je t'en prie! je t'en prie!...

Cyprienne se jeta dans ses bras et la pressa contre son cœur.

—Nous mourrons ensemble..., dit-elle.

Diane, en ce moment, releva pour la première fois ses yeux sur Montalt, et le regarda en face. Sa prunelle brûlait; le sang colorait vivement ses joues, naguère si pâles. Mais toute cette indignation tomba comme par magie.

Montalt avait beau retenir son masque: le regard perçant de la jeune fille avait vu au travers.

Elle n'avait eu besoin que d'un coup d'œil, et sa paupière, qui se baissait de nouveau maintenant, voilait presque un sourire.

Elle avait vu la physionomie du nabab démentir énergiquement ses cruelles paroles; elle avait vu la bonté derrière sa grimace impitoyable. Elle avait même cru voir ses yeux humides.

Montalt avait mis grande hâte à recomposer sa physionomie; mais gagnez donc de vitesse le regard d'une femme!

En se voyant découvert ainsi à l'improviste, il fronça le sourcil, et cette fois tout de bon.

—Femmes, Bretonnes et filles d'un gentilhomme! murmura-t-il avec une amertume non feinte; pardieu! mes belles, vous êtes bien tombées!

Il repoussa le siége sur lequel il s'appuyait, et se mit à marcher dans la chambre tout en poursuivant:

—Et vous venez me parler d'honneur!... Et vous venez me dire, comme dans les comédies: «Nous préférons la mort à la honte...» Mademoiselle, vous eussiez fait une actrice passable... L'honneur!... s'interrompit-il en haussant les épaules, savez-vous bien à qui vous vous adressez?... Je ne crois pas à l'honneur, moi, mes belles!... pas plus à l'honneur des femmes qu'à l'honneur des hommes... L'honneur des hommes est une stupidité sauvage... L'honneur des femmes est une niaiserie grotesque!... Et quant aux menaces de mort qu'on fait en pareil cas, cela ressemble beaucoup à ces simagrées des chanteurs qui passent la moitié de la journée à se faire prier et l'autre moitié à gémir leur romance, quand personne ne veut plus les entendre...

Tandis qu'il parlait ainsi en s'indignant à froid et en gesticulant de toute sa force, Diane s'était penchée à l'oreille de Cyprienne et lui glissait quelques mots à voix basse.

Puis les deux jeunes filles se prirent à regarder le nabab à la dérobée.

Il y avait maintenant presque autant de curiosité que de crainte dans les jolis yeux de Cyprienne.

Quant à Diane, tout son courage était revenu...

XII
CINQUANTE PIÈCES DE SIX LIVRES.

Cet étrange pouvoir, elles l'ont toutes. Ici, l'ignorance importe peu, la candeur ne fait rien; la plus innocente, comme la plus astucieuse, a ce regard divinateur qui met l'âme à nu et perce tout voile.

Il suffit d'être femme.

A moins que la femme n'aime. En ce cas, deux phénomènes contraires se produisent indifféremment. Parfois, la passion rend plus subtile encore cette perspicacité qui dépasse alors les limites du vraisemblable, et devient tout bonnement de la seconde vue, du mesmérisme, de la sorcellerie. Plus souvent l'Amour attache, en riant, sur ses beaux yeux jaloux, son mythologique bandeau.

Que deviendrait ce malheureux don Juan, si le fils de Vénus portait toujours des lunettes?...

Tandis que Montalt déclamait ses harangues incendiaires et se croyait le plus barbare tyran du monde, les deux jeunes filles se rassuraient tout doucement. Diane avait deviné ce cœur fantasque et bizarre... deviné, non pas peut-être au point de l'expliquer ou de le définir, mais assez pour donner une clef à ses capricieuses boutades, et ne plus voir, en chacune de ses actions, une énigme insoluble.

Elle était, en ceci, beaucoup plus savante que Montalt lui-même, qui, surtout à cette heure, ne savait ni ce qu'il voulait ni ce qu'il faisait. Son paradoxe favori, joint à la crainte de s'attendrir, le rendait intraitable. Il se roidissait de toute sa force contre lui-même; il se battait les flancs afin de se montrer sans pitié, justement parce qu'il sentait l'émotion déjà victorieuse...

Elles étaient si charmantes toutes deux! l'une si douce et si naïve, l'autre si naïve et si fière! Et puis elles parlaient de malheur...

L'émotion actuelle se mêlait, chez Montalt, à cette autre émotion, récemment éprouvée durant le récit de Robert. Et tout cela le ramenait vers un passé lointain, mais qui vivait encore, malgré lui, au fond de ses souvenirs.

Car le genre de suicide où s'obstinait Montalt est heureusement impossible. On ne peut tuer son âme, et sous les glaces factices que la misanthropie amasse laborieusement, la sensibilité immortelle dort et attend le réveil; surtout quand la sensibilité fut exquise aux jours de la jeunesse; quand le cœur, blessé dans un premier élan, s'est replié dédaigneusement et tout de suite en lui-même.

S'ils savaient, ces misanthropes, que le mépris et la haine sont de purs poisons en médecine morale, et que l'unique traitement applicable aux malades d'amour est l'homœopathie!

Dût-on être trompé deux fois au lieu d'une, trois au lieu de deux, quatre fois, cinq fois, dix fois, il faut faire le brave et ne se point frapper la tête contre les murailles, pour quelques illusions perdues, comme l'empereur Auguste pour ses trois légions germaniques. Fi donc, César! trois légions perdues, six de retrouvées!... Et le cœur humain n'est-il pas plus riche en chimères que Rome impériale en soldats?...

Dieu avait fait Montalt généreux à l'excès, facile à toutes impressions, ardent à aimer, dévoué, miséricordieux, sincère.

Montalt avait essayé de tourner en vice chacune de ces vertus, cela très-sérieusement.

A cette œuvre, il avait employé toute la fougue de sa jeunesse, toute la force de son âge viril; mais il n'avait pas réussi.

Dieu était resté le maître.

Tout ce que Montalt avait pu faire, ç'avait été de se tromper lui-même et de se regarder comme un damné de première force.

Cette croyance était son orgueil et sa joie, d'ordinaire. Aujourd'hui pour la première fois depuis bien longtemps, elle faisait naître en lui de vagues remords; car, tout au fond de sa conscience, un doute avait surgi; et il ne savait plus si cette longue et terrible vengeance, exercée contre son propre cœur, avait un motif ou seulement un prétexte.

Il ne savait plus. Les douces voix des deux jeunes filles lui rappelaient confusément une autre voix. Leurs costumes bretons lui parlaient d'une terre haïe, mais bien aimée, autrefois, peut-être...

Aussi se montrait-il, à plaisir, implacable.

Cependant à de certains signes, on pouvait prévoir que cette redoutable colère allait se fondre tout à coup. Le sarcasme amer était sur le point de se changer en caressantes paroles.

Car le nabab était fait ainsi, et ce soir bien plus encore que d'habitude, son caprice tournait à tous vents.

Il était inquiet. Au dedans de lui, une voix répétait sans cesse: Si tu t'étais trompé!... si l'on t'aimait! s'il y avait vingt ans de souffrances partagées!...

Et, pour l'achever, l'opium commençait d'agir, préludant à cette ivresse douce qui précède le sommeil.

Comme il finissait de parler, son regard glissa vers les deux jeunes filles qu'il supposait terrifiées.

Il était séparé d'elles par toute la largeur de la chambre.

Diane jouait, calme et souriante, avec les beaux cheveux ondés de Cyprienne.

Montalt eut un mouvement de dépit et de surprise.

Les deux sœurs semblaient ne plus faire attention à lui. Il s'arrêta et croisa ses bras sur sa poitrine.

—Mes belles, dit-il en soutenant son ton de raillerie, ne me faites-vous plus la grâce de m'écouter?

Diane se tourna aussitôt vers lui, le front libre, les yeux hardiment ouverts.

Cyprienne avançait sa tête, plus timide, derrière celle de sa sœur.

Montalt avait beau faire; son regard s'adoucissait à les contempler si jolies.

—Pourquoi nous chagriner ainsi?... murmura Diane: nous qui voudrions tant vous aimer!

—Vraiment!... fit Montalt avec un dernier effort d'ironie, ceci me paraît léger pour deux filles de gentilhomme.

—Bon!... répliqua Diane librement et comme si elle eût parlé à un vieil ami, vous voilà plus sévère que nous maintenant!... Ne voulez-vous plus que nous vous aimions?

Montalt détourna la tête et poursuivit sa promenade.

Cette scène prenait, sans qu'il se fût présenté la moindre péripétie, un caractère singulièrement inattendu.

Vous vous souvenez de cette gracieuse allégorie du bonhomme la Fontaine dont on a fait tant de tableaux, jolis ou laids: une blonde enfant qui coupe en riant les griffes d'un lion de taille effroyable...

Il y avait ici quelque chose de pareil: seulement le lion de la fable se laissait faire, et Montalt résistait tant qu'il pouvait.

Mais ses griffes n'en tombaient pas moins une à une.

Depuis qu'il était entré dans cette chambre, il éprouvait un de ces sentiments soudains et impérieux contre lesquels sa systématique indolence ne se révoltait jamais d'ordinaire.

Nous l'avons vu se jeter littéralement à la tête d'Étienne et de Roger, dans le coupé de la diligence de Rennes.

Le charme qui l'entraînait vers les deux jeunes filles était du même genre et bien plus irrésistible.

Mais il y avait une différence essentielle: Étienne et Roger étaient des hommes, et, dans le cas présent, il s'agissait de femmes, c'est-à-dire d'êtres misérables et méritant tous les dédains; de ces créatures qui, suivant la doctrine de Montalt, naissaient avec tous les vices; de ces serpents gracieux et empoisonneurs, créés pour le malheur de l'homme; de ces ennemis faibles et formidables, menteurs, traîtres, cruels, qu'un honnête homme devait, en toute circonstance, écraser et flétrir.

Le moyen de se laisser aller sans démolir tout l'édifice de son système!...

Pour comble, il se trouvait que les deux petites fées avaient deviné le silencieux combat dont sa conscience était le théâtre! Elles souriaient au lieu de trembler. Les rôles étaient si complétement intervertis, que lui, l'autocrate, le tyran, était à la torture, tandis que les victimes contemplaient paisiblement sa peine...

Mon Dieu! elles n'abusaient point de leur victoire, et il y avait dans leurs regards, pleins de clémence, un sincère désir d'accorder la paix au plus vite.

—Les filles d'un gentilhomme..., reprit Diane qui étouffa un soupir; c'est vrai, nous l'étions... mais, à présent, nos actions ne regardent plus que notre conscience...

—Votre père est mort?... demanda Montalt du bout des lèvres.

—Non, grâce à Dieu!... s'écrièrent ensemble les deux jeunes filles.

Puis Diane ajouta en secouant la tête:

—C'est nous qui sommes mortes.

Le nabab interrompit sa promenade pour les regarder d'un air sévère.

—Je ne raille pas..., reprit Diane avec mélancolie; nous sommes bien mortes pour tous ceux que nous aimions... Nous avions entrepris une tâche qui dépassait les forces de deux pauvres jeunes filles... Il y avait contre nous des hommes sans cœur ni pitié... Une nuit, on nous fit tomber dans un piége, préparé lâchement... et un assassin subalterne fut chargé de nous tuer...

Montalt s'était rapproché jusqu'au milieu de la chambre.

—Tout cela est bien vrai..., s'interrompit Diane, et je ne voudrais pas vous mentir, car quelque chose me dit que vous nous aimerez... Nous étions bien pauvres, mais un vieux serviteur de notre famille, que Dieu a sans doute rappelé à lui maintenant, car il était alors sur son lit d'agonie, nous avait fait héritières d'un petit trésor amassé pendant toute une vie de travail.

«On allait nous noyer. Nous étions couchées au fond d'un bateau, la bouche bâillonnée et de grosses pierres attachées au cou...»

Montalt fit deux pas de plus, comme à contre-cœur.

Diane poursuivait en attachant sur lui le regard de ses grands yeux noirs.

—L'eau était profonde, et nous n'avions point de secours à espérer dans cette nuit solitaire.

«Je donnai mon âme à Dieu, et je me tournai vers ma pauvre sœur, pour la voir encore une fois.

«Notre assassin eut pitié en ce moment suprême et nous rapprocha l'une de l'autre, pour que nous pussions nous embrasser avant de mourir...

—Oh! murmura Cyprienne qui était toute pâle à ce souvenir, et qui entourait Diane de ses bras, comme je priais Dieu de prendre ma vie et de garder la tienne, ma sœur!

Le nabab était maintenant tout près des deux jeunes filles; ses yeux humides souriaient.

Diane baisa sa sœur au front et continua:

—Je tâchai de parler à l'assassin avec mes yeux, car nos bras étaient garrottés... Il y avait de l'émotion sur son visage, et un espoir m'était venu.

«Il me comprit; mon bâillon fut dénoué. Je lui dis:

«—Si vous voulez nous laisser la vie, nous vous donnerons cinquante pièces de six livres et l'on n'entendra plus jamais parler de nous dans le pays.

«Cet homme était pauvre.

«—Cela fait trois cents francs!... murmura-t-il, et je puis bien enterrer des cercueils vides... Mais vous partirez tout de suite, et vous irez bien loin, bien loin!

«—Nous irons bien loin, et nous prierons Dieu pour vous.

«—Quant à ça, ce sera par-dessus le marché...

«Le trésor du pauvre vieux serviteur de notre famille contenait cent écus de six livres. Nous en donnâmes la moitié, suivant notre promesse, et nous partîmes pour Paris.»

Le nabab s'était assis au devant d'elles et les regardait avec un sourire de père.

—Mais mon histoire vous fatigue..., s'interrompit Diane justement à cet endroit.

—Coquette!... murmura Montalt d'un accent plein de caresse, vous savez bien que non!

Diane lui tendit la main; Montalt prit celle de Cyprienne et les réunit toutes deux dans les siennes.

Il ne cherchait plus, dès lors, à cacher son intérêt, excité au plus haut degré; mais l'opium agissait, et le sommeil qui venait appesantissait déjà sa paupière.

—C'est alors que je vous rencontrai sur la route de Paris?... demanda-t-il.

—Précisément... Vous étiez avec deux jeunes gens que nous avions vus parfois au pays.

—Parfois..., répéta Montalt, dans l'esprit duquel une idée venait de surgir; ne les connaissiez-vous pas particulièrement?

Diane hésita peut-être au dedans d'elle-même, mais son hésitation ne parut point.

—Non..., répondit-elle.

—Au fait..., pensa le nabab, Étienne et Roger m'auraient parlé de cette histoire.

Cependant, pour ne garder aucun doute, il ajouta tout haut:

—Voulez-vous me dire comment vous vous nommez?

—Louise..., répliqua Diane qui serra le bras de sa sœur.

—Berthe..., dit Cyprienne en baissant les yeux.

—J'aurais voulu que ce fussent elles! pensa le nabab.

Il y avait un peu d'embarras dans la voix de Diane lorsqu'elle reprit:

—Il ne faut pas juger de pauvres campagnardes comme des jeunes demoiselles bien élevées... Nous eûmes tort peut-être de nous adresser à ces jeunes gens... Mais si vous saviez quelle hardiesse cela donne d'être mortes!... Rien ne coûte et rien ne fait peur! Quand nous hésitons, ma sœur et moi, depuis que nous sommes à Paris, un seul mot lève tous nos scrupules... Et, ce soir encore, lorsqu'on a voulu nous entraîner chez vous, ni ma sœur ni moi nous n'eussions accepté si je n'avais pas dit comme toujours: «Nous ne sommes plus rien sur la terre... Ce qui arrête les jeunes filles heureuses qu'on surveille et qu'on aime ne peut pas nous retenir... Les belles-de-nuit sont libres comme le vent qui les emporte sous le feuillage.»

—Les belles-de-nuit!... répéta le nabab; c'est ainsi que vous aviez signé vos deux billets.

Mais il ne demanda point l'explication de ce surnom mystique.

—Et depuis deux mois, reprit-il, vous avez dû bien souffrir, pauvres enfants?

—Nous avons eu à passer des heures cruelles, répliqua Diane; car, si nous étions seules, il y avait une autre misère à côté de la nôtre... Mais le bon Dieu nous a faites courageuses et gaies... Nous avons eu plus d'un moment de répit... Tant qu'ont duré les beaux jours, les passants s'arrêtaient volontiers pour écouter nos chansons... Et parfois nous revenions riches... Ma petite sœur chante si bien!

—Et toi, donc!... s'écria Cyprienne; si vous saviez comme les beaux messieurs la regardaient et l'écoutaient!

—Mais l'hiver est venu..., reprit Diane; on n'a plus voulu nous entendre... Il nous restait bien peu de chose, quand nous sommes arrivées, sur nos cinquante écus de six livres... Nous avons vendu peu à peu tout ce que nous avions... Et ces pauvres gens qui recevaient de nous le pain de chaque jour, sans nous connaître puisqu'ils nous croient mortes, ont eu faim dans leur misérable retraite... Oh! s'il ne s'était agi que de nous!... mais il fallait les sauver, et nous sommes venues...

XIII
CHANSON BRETONNE.

Montalt se trouvait au centre d'une trame dont tous les fils venaient aboutir à lui tour à tour.

Le hasard avait amené sur ses pas l'un après l'autre tous les personnages d'un seul et même drame, et chacun d'eux lui en avait dit assez pour que la somme de ces confidences diverses pût former, à bien peu de chose près, un récit complet et sans lacune.

Ç'avait été d'abord Vincent de Penhoël, le pauvre matelot breton de l'Érèbe;

Puis Étienne et Roger, dans la diligence, sur la route de Rennes;

Puis Robert de Blois, avec ses acolytes Blaise et Bibandier;

Puis enfin les deux filles de l'oncle Jean.

Mais Vincent, ombrageux et fier, avait jeté un voile sur sa noble famille; mais Étienne et Roger, qui avaient à se plaindre de Penhoël, tout en conservant pour lui leur vieille affection, n'avaient eu garde de prononcer son nom; mais M. le chevalier de las Matas, ceci pour cause, avait prêté généreusement des pseudonymes à tous les personnages de son histoire. Quant à Diane et à sa sœur, embarquées dans une entreprise au moins audacieuse, elles avaient caché jusqu'à leurs noms de baptême.

Malgré cette commune discrétion, Montalt aurait découvert assurément la coïncidence des événements racontés, si, d'une part, ses perpétuelles railleries n'avaient obligé depuis longtemps Étienne et Roger à une réserve entière, et si, de l'autre, Robert n'eût pris grand soin d'arranger un peu les faits à sa guise. Nous avons vu, entre autres choses, qu'il avait glissé sur ce qui regardait les deux jeunes filles.

Et cependant, deux ou trois fois, un soupçon vague avait traversé l'esprit de Montalt. Il y avait d'abord ce fantastique démenti jeté derrière la charmille; il y avait en outre ce double rendez-vous donné à Étienne et à Roger lors de l'arrivée à Paris.

Mais le moyen de penser que les deux jeunes gens eussent fait près de cent lieues sans voir, au moins une fois, les jolies voyageuses de la Concurrence!

Et puis, ces noms de Louise et de Berthe égaraient le nabab dès ses premiers pas dans le champ des conjectures.

Montalt, d'ailleurs, avait une intelligence vive et haute; mais il n'était pas homme à chercher bien fort ni bien longtemps. Cette nuit, son indolence habituelle était augmentée par l'effet de l'opium, qui agissait maintenant avec une force croissante, et enveloppait déjà ses idées dans une brume confuse.

Il résistait, parce qu'il se sentait heureux et qu'il voulait prolonger la joie imprévue de cet entretien.

La situation avait tourné complétement. Montalt ne songeait plus à se révolter contre le charme qui l'avait saisi à l'improviste. L'idée ne lui venait pas d'élever l'ombre d'un doute sur la romanesque histoire que Diane avait racontée.

C'étaient des faits étranges, mais comment ne pas croire les paroles, toutes les paroles qui tombaient de cette charmante bouche si pure et si sincère? Ce beau regard pouvait-il accompagner le mensonge?

Montalt aurait voulu seulement interroger, pour entendre encore cette voix sympathique et douce, qui descendait tout au fond de son cœur.

Mais le temps lui manquait. Il sentait le sommeil vainqueur courber sa volonté forte; ses paupières battaient; sa tête, appesantie, allait tomber sur sa poitrine.

Tout, autour de lui, vacillait déjà, comme les objets que l'on voit en songe.

Il y avait dans cet état quelque chose de délicieux. Montalt se laissait aller voluptueusement à ce demi-sommeil qui le berçait. Il ne dormait pas encore, mais il rêvait déjà...

Quelques minutes à peine s'étaient écoulées, depuis l'instant où sa voix, railleuse et dure, arrivait à l'oreille des deux pauvres filles comme un sarcasme et une menace. Maintenant, sa voix était douce, tendre, presque soumise, et ses yeux, qui nageaient dans une langueur molle, semblaient implorer l'amour.

Non point l'amour que le maître du harem demande à ses esclaves, non pas l'amour que vous avez quêté, jeunes gens, aux genoux de la maîtresse idolâtrée. Que dis-je? Il y avait de la passion pourtant dans ce regard, une passion profonde et recueillie.

La tendresse paternelle est austère. Pour trouver un objet de comparaison, il faudrait se représenter la jeune mère qui se penche, heureuse, sur le berceau de son enfant.

Et toute cette adoration s'était fait jour, non point à cause du récit de Diane, mais pendant le récit, qui lui avait servi seulement de prétexte et de transition.

Tandis que le nabab raillait naguère, il aimait déjà, et la moquerie déchirait son propre cœur.

Ce cœur, fermé de force à toute tendresse, et qui, depuis vingt ans, souffrait d'un immense besoin d'aimer!

Montalt tenait toujours les mains des deux jeunes filles entre les siennes et les serrait doucement contre sa poitrine.

Diane et Cyprienne souriaient, sans crainte ni défiance. Elles ne sentaient point trop ce qu'il y avait d'inexplicable dans la tournure que prenaient les choses.

Et, par le fait, pour tenter cette démarche téméraire, il fallait bien qu'elles eussent espéré un dénoûment de ce genre.

En faisant la part la plus large possible à leur romanesque ignorance, il fallait bien encore, pour expliquer comment cet espoir insensé avait survécu à leur entrée dans l'hôtel du nabab, supposer qu'il y avait en elles quelque secrète pensée.

Cela était en effet. Tandis que les deux sœurs, abritées par le feuillage, contemplaient la belle figure de Montalt, causant avec Robert de Blois, Diane avait serré tout à coup le bras de sa sœur.

Quelques mots rapides étaient tombés de ses lèvres.

Puis elle avait dit:

—Regarde!... oh! regarde!...

Et Cyprienne avait joint ses deux petites mains en murmurant:

—Que Dieu le veuille!...

Ceci avait lieu au moment où Montalt, se croyant à l'abri de tout regard, détendait pour quelques secondes sa physionomie, et laissait voir le profond dégoût que lui inspirait le récit de Robert.

Et Dieu sait que, pour partir et s'élancer dans les espaces infinis, l'imagination de nos deux jeunes filles n'avait pas besoin d'un point d'appui bien large. Impossible d'imaginer rien de plus frêle que l'hypothèse bâtie par Diane, mais c'était assez, et à dater de cet instant leur esprit travaillait, travaillait...

De sorte que, indépendamment de leurs caractères, qui eussent suffi peut-être à les entraîner sur cette pente, le nabab d'un côté, les deux jeunes filles de l'autre, avaient, pour se rapprocher, de secrets motifs.

Pour le nabab, c'étaient ses souvenirs et de vagues remords, éveillés dans cette soirée; pour les deux sœurs, c'était une mystérieuse promesse qui leur montrait le ciel ouvert...

—Ma belle Louise, dit Montalt en baisant leurs mains qu'elles ne songeaient point à retirer, ma jolie Berthe, comme je vais vous aimer!

—Oh! tant mieux!... dirent les deux sœurs, car, nous aussi, nous vous aimerons bien!

—Voulez-vous être mes filles?

—Si nous le voulons!... s'écria Diane; Dieu a donc pitié de nous!...

Et Cyprienne murmurait avec son gracieux sourire:

—Je savais bien que vous étiez bon... Oh! vous ne me faisiez pas peur!

—Écoutez..., reprit le nabab dont la voix se voilait, tout va changer dans cet hôtel... Vous y serez maîtresses et reines... Voilà bien longtemps que je souffre... Vous m'apportez le salut et l'amour... Vous ne me quitterez plus, n'est-ce pas?

Les deux jeunes filles hésitèrent à répondre.

—Eh bien?... reprit Montalt.

—C'est que..., répliqua Diane, il y a notre pauvre père... et Madame.

—Puisqu'ils vous croient mortes!...

—Oh! s'écria vivement Cyprienne, nous ne nous cacherons plus, quand vous nous aurez donné de l'argent pour les sauver.

A d'autres oreilles, cette parole eût peut-être sonné mal. Montalt attira la jeune fille sur son cœur pour la remercier.

Diane, dont le front s'était couvert d'abord d'un nuage d'inquiétude, leva les yeux au ciel avec reconnaissance.

Si beau qu'eût été son rêve, la réalité semblait vouloir le dépasser encore.

—Je vous donnerai donc de l'argent? demanda le nabab en caressant Cyprienne du regard.

—Puisque vous êtes si bon..., répliqua la jeune fille, et que nous en avons besoin pour soulager ceux qui souffrent...

Puis elle ajouta brusquement, comme pour ne pas perdre une idée soudain venue:

—Vous ne savez pas?... Si vous nous donnez une chambre dans votre hôtel, nous irons chercher l'Ange... Vous ne lui refuserez pas un asile, n'est-ce pas?

Et comme Montalt la contemplait sans répondre, elle ajouta en joignant les mains:

—C'est notre cousine... oh! si vous la voyiez, elle est bien plus belle que nous!... Et sa pauvre mère pleure, parce que les méchants la lui ont enlevée...

—Nous avons encore bien des choses à vous dire, reprit Diane; mais comme vous semblez las et accablé!

Montalt, en effet, cédait malgré lui à l'effort de l'opium.

—Nous avons demain..., répondit-il, après-demain, toute la vie pour causer, pour nous aimer... vous pour me conter vos désirs... moi pour les exécuter à l'instant même... Oh! mes enfants!... mes filles chéries!... si vous saviez comme vous me faites heureux!... Mais ce soir je ne vous entendrai pas plus longtemps... Avant de venir ici, comme j'avais la mort dans le cœur, j'ai pris un breuvage pour appeler le sommeil... et le sommeil va venir... mais tant que je puis encore vous écouter, parlez-moi... demandez-moi ce que vous voulez.

Diane baissa les yeux.

—Nous voulons beaucoup d'argent..., répliqua-t-elle.

—Combien d'argent?

—Cette femme qui nous a conduites ici nous disait que vous nous donneriez trente mille livres de rente.

—Ah!... fit le nabab étonné.

—Et que trente mille livres de rente, ajouta Cyprienne, cela faisait six cent mille francs... Six cent mille francs!... c'est plus qu'il n'en faut pour racheter le manoir où nous sommes nées!... Nous les porterions à Madame qui redeviendrait heureuse.

Un instant les sourcils de Montalt s'étaient froncés; mais, à mesure que la jeune fille parlait, son front se déridait et il retrouvait son sourire.

—S'il ne vous faut que cela, reprit-il gaiement, nous vous les trouverons.

—Vrai?... s'écrièrent les deux jeunes filles en se levant toutes deux et en bondissant de joie.

—Mais, reprit Montalt, quand j'ai bu de l'opium, je dors tard dans la matinée... et les pauvres gens dont vous parlez ont sans doute besoin de secours... Séid!

A cet appel, prononcé pourtant d'une voix assourdie déjà par l'abattement, la figure du noir se montra aussitôt sur le seuil.

Les deux jeunes filles reculèrent effrayées.

—Prends deux bourses de perles, dit le nabab, mets cent louis dans chacune... et reviens tout de suite.

Le noir disparut et revint au bout d'une minute, rapportant les deux bourses qui valaient chacune quatre ou cinq fois ce qu'elles contenaient.

Cyprienne et Diane les regardaient, posées qu'elles étaient sur la table, le rouge au front et les yeux petillants de plaisir.

—Regarde bien ces deux enfants, dit encore Montalt à Séid qui se retirait; tu es à elles comme à moi... tout ce qu'elles te diront, fais-le.

Les yeux brillants du nègre s'attachèrent sur les deux sœurs, mais son noir visage n'exprima aucune surprise.

Il s'inclina et sortit.

—C'est à nous, ces belles bourses?... demanda Cyprienne.

La tête du nabab oscillait sur ses épaules et ses yeux se fermaient.

—Pas encore..., répliqua-t-il, tandis qu'un sourire vague errait sur sa lèvre; il faut que vous les achetiez.

Son doigt, étendu, montra la harpe d'or demi-cachée par la draperie dans un coin du boudoir.

—Une fois que je passais, reprit-il tandis que son accent s'imprégnait de mélancolie, je vous entendis chanter une chanson qui me plut, mes filles... Voulez-vous me la dire? Je m'endormirai en l'écoutant, et je rêverai de vous...

Cyprienne s'élança vers la harpe.

—Quelle chanson?... demanda Diane.

—Je sais bien laquelle, moi!... s'écria Cyprienne dont les jolis doigts couraient déjà sur les cordes de la harpe, en exécutant le simple et doux prélude de la mélodie bretonne: Les Belles-de-nuit. N'est-ce pas que c'est cela? ajouta-t-elle en s'adressant au nabab.

Montalt fit un signe affirmatif, et sa tête se renversa sur le dossier de son fauteuil.

Les deux jeunes filles étaient debout au milieu de la chambre.

Quand le prélude cessa, elles chantèrent toutes deux, mariant leurs voix charmantes aux accords de la harpe.

Belle-de-nuit, fleur de Marie,
La plus chérie
Des êtres que l'ange avait mis,
Au paradis;
Le frais parfum de ta corolle
Monte et s'envole
Aux pieds du Seigneur dans le ciel
Comme un doux miel...

A travers ses paupières demi-fermées, Montalt fixait sur elles un regard enchanté.

Pendant que Diane et Cyprienne disaient les autres couplets, une expression de bonheur intime se répandait sur les traits de Montalt. On eût dit que l'air et les paroles de ce chant faisaient revivre en lui tout un monde de souvenirs aimés.

Ses lèvres s'entr'ouvraient pour donner passage à son souffle facile. Sa joue était colorée doucement. Tout en lui annonçait le repos bienfaisant et heureux.

—Plus bas!... murmura Diane; le voilà qui s'endort.

La main de Cyprienne ne fit plus que caresser la harpe dont les accords se voilèrent.

Le dernier couplet tomba de la bouche des deux jeunes filles comme un murmure:

C'est bien toi qu'on voit sous les saules,
Blanches épaules,
Sein de vierge, front gracieux
Et blonds cheveux...
Cette brise, c'est ton haleine,
Pauvre âme en peine;
Cette eau qui perle sur les fleurs,
Ce sont tes pleurs!...

Les voix moururent en même temps que les dernières notes de la harpe.

Montalt sommeillait. Ses yeux s'étaient fermés, souriants. Un songe délicieux semblait bercer déjà son repos.

Les deux sœurs s'étaient rapprochées sur la pointe des pieds et se tenaient debout à ses côtés.

Dans cette position, elles se trouvaient juste en face de la fenêtre donnant sur le jardin, et la girandole les éclairait vivement à travers la porte ouverte de la chambre aux costumes.

Cyprienne, qui s'était retournée par hasard, crut apercevoir, sur le cavalier, derrière la girandole, deux ou trois ombres qui se mouvaient.

Mais les myriades d'étincelles, jaillissant des cristaux, éblouissaient sa vue. Et puis, qu'importait ce qui se passait au dehors? Elle n'essaya même pas d'en voir davantage.

Elle ramena son regard vers Montalt, que Diane, pensive, contemplait toujours en silence.

Les deux sœurs restèrent ainsi pendant quelques minutes. Elles ne parlaient point, mais leurs cœurs s'entendaient. Elles s'agenouillèrent, afin de prier pour lui.

Le bonheur mettait au front de Montalt comme une merveilleuse auréole. A voir la mâle et fière beauté de son visage, entre ces charmantes figures de jeunes filles, vous eussiez dit deux séraphins du ciel, veillant sur le sommeil de l'archange.

—Dieu nous a exaucées!... dit Diane en se relevant. Le voilà, notre bon génie!...

—Et comme il nous faudra l'aimer, ma sœur! répondit Cyprienne.

Diane porta la main de Montalt à ses lèvres.

Cyprienne se haussa sur la pointe de ses petits pieds, et sa bouche effleura le front du nabab...

On entendit un cri au dehors. Les deux jeunes filles se retournèrent effrayées. Sur le cavalier, ces ombres, aperçues déjà par Cyprienne, et que l'éclat de la girandole rendait indistinctes, s'agitaient et parlaient.

Diane s'élança et rabattit la draperie qui fermait la chambre aux costumes.

Mais il était trop tard, sans doute, car, l'instant d'après, un bruit confus et violent se fit derrière la porte principale.

Les deux sœurs, pâles et tremblantes, croyaient distinguer des voix connues.

Le nabab dormait paisiblement, et souriait à ses rêves.

XIV
PAR LA FENÊTRE.

Dans le jardin, Étienne et Roger erraient comme des âmes en peine, cherchant toujours ces deux inconnues qui avaient interrompu si brusquement leur tête-à-tête avec mesdemoiselles Delphine et Hortense.

On ne songeait plus à celles-ci; elles étaient oubliées, et Roger lui-même ne pensait point à regretter sa blonde bayadère. De leur côté, mademoiselle Delphine et mademoiselle Hortense ne témoignaient point un chagrin trop profond de leur déconvenue. Elles avaient pris le bras du premier consolateur qui s'était offert, et dans tout le bal on n'eût point trouvé de danseuses plus allègres et plus folâtres.

Tel est le charmant caractère de ces dames. Fi de la mélancolie! Est-ce pour pleurer qu'on aime?...

Le seul malheur en ce monde, c'est de sentir sa taille s'affaisser, son jarret mollir; de voir branler la première dent, de découvrir dans le jais ondé d'une belle chevelure ce fil d'argent qui brille et qui menace.

C'est l'âge impitoyable, cet escalier que chacun descend, dont les premières marches sont d'or, et dont les derniers degrés se perdent hélas! si bas, qu'on n'ose presque le dire...

Le temps marche, et ces dames ne sont que les locataires de leur opulence. Ont-elles même un bail? Ces moelleux tapis que foulent leurs pieds mignons, les hautes draperies de brocart qui entourent ce beau lit sculpté, ces meubles merveilleux, ces cachemires, ces parures, tout cela les quittera un jour.

Mouiller de pauvres brodequins dans la boue du trottoir, quand on s'est étendue, si gracieuse et si fière, sur les coussins d'un noble équipage!

Oh! c'est là le malheur! le malheur odieux, inévitable!

S'il est loin encore, tant mieux! il faut rire. S'il se rapproche, il faut rire plus fort, et repousser toujours la tristesse qui enlaidit et se garder des larmes qui vieillissent!

Mais où vont nos maussades pensées? Hortense et Delphine n'avaient pas vingt ans...

Depuis plus d'une heure, nos deux amis parcouraient le jardin dans toutes les directions, sans jamais rencontrer leurs inconnues. Ils avaient fouillé les moindres recoins, et arrêté, l'une après l'autre, toutes les femmes qui portaient le costume de bayadère.

Parmi celles-ci, nulle ne manquait à la fête. Elles étaient bien douze, comme à l'ouverture du bal.

Mais cela ne faisait qu'augmenter le mystère, Étienne et Roger avaient acquis la certitude que leurs deux inconnues ne se trouvaient point parmi ces douze danseuses.

Plus d'une fois, ils avaient poursuivi dans les bosquets quelque fine taille, serrée par une ceinture de cachemire rouge à franges d'or ou par une ceinture verte, mais l'illusion ne durait guère; au premier mot prononcé, ils s'éloignaient pour continuer leurs recherches vaines.

Ce n'étaient plus les voix tristes et douces entendues sous le bosquet...

Ils désespéraient, et leur esprit tâchait en vain de deviner le mot de l'énigme.

Tous deux avaient la même pensée. Plus ils réfléchissaient, plus cette idée prenait d'empire.

Qui pouvaient être ces femmes, sinon Diane et Cyprienne elles-mêmes?

Ce n'avait d'abord été qu'un soupçon vague, et ce soupçon, ils l'avaient repoussé comme une folie, tant que les deux inconnues étaient restées sous leurs yeux.

Ils étaient si loin de penser alors que les filles de l'oncle Jean eussent pu quitter Penhoël!

Mais maintenant ils se souvenaient de ces longues causeries où Diane et Cyprienne ramenaient toujours l'entretien sur Paris. Ils donnaient un sens à certains détails qui les avaient frappés autrefois.

C'était, chez les deux sœurs, une véritable passion que ce lointain amour pour les merveilles devinées de la grande ville.

Et pourtant comment croire? Elles aimaient tant Madame et leur vieux père!

Mais il y avait la lettre de Redon, qui disait que Marthe de Penhoël et l'oncle Jean avaient été chassés du manoir.

Hélas! la lettre disait encore que Cyprienne et Diane étaient mortes...

L'esprit des deux jeunes gens se perdait dans un dédale d'émotions confuses.

Mortes! Ils n'osaient point prononcer cette parole funeste, mais leurs questions échangées disaient ce qu'ils avaient au fond du cœur.

—Si nous avions pu voir..., murmurait Roger; mais ce berceau était si sombre!...

—Ces costumes, d'ailleurs, répliquait Étienne, nous eussent-ils permis de les reconnaître?

—Non, certes... Et pourtant il me semble que la ceinture verte avait la taille de ma pauvre Cyprienne.

—Oh! quand la ceinture rouge s'est approchée de moi, son diadème de perles était juste à la hauteur de ma bouche, comme autrefois les cheveux de Diane...

—Ce sont elles! ce sont bien elles!

Puis les doutes arrivaient en foule.

Par quel inexplicable hasard auraient-elles pu se trouver à l'hôtel du nabab? Pourquoi se seraient-elles cachées? Pourquoi auraient-elles fui?...

—C'est moi, c'est moi! s'écriait Roger en se frappant la poitrine; tu avais gardé ta raison, toi, Étienne!... Mais j'étais fou!... cette Delphine m'avait ensorcelé... Si ce sont elles, quelle a dû être leur pensée en nous voyant avec ces femmes?...

—Mon Dieu!... et ne pouvoir ni les rassurer ni obtenir notre pardon!...

Ils étaient rentrés par hasard dans le berceau où avait eu lieu leur entretien avec les inconnues.

—Ce qu'elles ont dit me revient mieux en cet endroit..., reprit Roger. Aucune de leurs paroles ne m'échappe... Qui connaîtrait ainsi Penhoël?...

—Nous n'avons jamais rien précisé, répondit Étienne, dans les confidences que nous avons faites à milord... Il n'y aurait que cette Lola dont j'ai aperçu tout à l'heure le visage...

—Peut-être..., dit Roger qui entrait dans un nouvel ordre d'idées. Mais encore elle ignorait nos relations avec lui... Quel intérêt aurait-elle eu à raconter cette histoire?... Et puis, il y a des détails qu'elle ne pouvait pas connaître... Oh! ce sont elles!

Étienne venait de reprendre à la main la lettre qu'il avait reçue dans la soirée.

Ils étaient là un Breton et un Parisien. Ce fut au Parisien que vint l'idée bretonne.

Étienne serra le bras de Roger et sa voix trembla, tandis qu'il murmurait:

—C'est ici... derrière ces arbres que nous avons entendu cette voix qui disait: «Belles-de-nuit...»

Il s'arrêta comme si sa bouche se fût refusée à prononcer des paroles trop cruelles.

—Eh bien?... fit Roger.

—Eh bien! reprit le jeune peintre avec effort, si c'étaient elles, en effet... mais si elles étaient mortes!...

Roger frissonna et garda le silence.

Il n'en était plus à ces heures de joyeux scepticisme où le plaisir cuirassait son esprit contre toute superstitieuse atteinte. Les souvenirs de Bretagne, qu'il avait plein de cœur, lui rendaient cette crédulité vague où il avait vécu depuis son enfance.

—Belles-de-nuit!... répéta-t-il; est-ce que tu crois cela, toi, Étienne?

Le peintre avait son front brûlant dans sa main.

Il lâcha brusquement le bras d'Étienne.

—Je ne sais..., répliqua-t-il d'une voix où l'émotion tremblait; mais quand j'ai touché sa main, sa main était froide comme du marbre...

Il se laissa tomber sur un banc de gazon et se couvrit le visage. Son exaltation était au comble.

—Mon Dieu!... murmura-t-il avec passion, morte ou vivante, faites que je la voie encore une fois, afin qu'elle sache tout ce que j'avais dans l'âme... car je ne lui ai jamais dit comme je l'aimais!... Elle ne sait pas qu'elle était mon seul espoir de bonheur en ce monde!... Oh! mon Dieu! mon Dieu! morte ou vivante, que je la revoie!...

Dans l'état de fièvre où il se trouvait, ces paroles étaient pour lui une sorte d'évocation. Il releva la tête comme s'il se fût attendu à voir quelque blanche forme sortir du massif et glisser à ses pieds.

Roger lui-même regardait tout autour du berceau avec un superstitieux effroi.

Mais ils ne virent rien, ni l'un ni l'autre, sinon deux têtes masculines et très-barbues, qui semblaient en observation au coin de la charmille. Ces deux têtes disparurent précipitamment, mais leur aspect avait suffi pour rompre le charme. Étienne se releva, brusquement éveillé de son rêve, et prit le bras de Roger pour rentrer dans le bal.

Les propriétaires de ces deux têtes masculines et barbues, dont nous venons de parler, s'effacèrent dans l'ombre, pour leur livrer passage, et les suivirent de loin.

Il y avait déjà longtemps qu'ils se livraient à ce manége. Ils semblaient avoir envie d'aborder nos deux jeunes gens et ne point oser.

C'était M. le comte de Manteïra et le noble baron Bibander.

Nous savons qu'ils avaient eu, eux aussi, leur apparition fantastique. Depuis lors, ils restaient fort inquiets, sous le coup de cette pensée qu'il y avait dans le bal deux personnes au fait de leur histoire; deux personnes ennemies sans aucun doute.

Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu, en premier lieu, pour rejoindre les deux bayadères, ensuite pour attirer l'attention de Robert, leur conseil habituel, et l'homme à ressources de l'association.

Le tout inutilement. Les bayadères s'étaient évanouies comme de véritables feux follets, et Robert avait refusé obstinément de rompre son entrevue avec le nabab.

Tout en lui faisant des signes pour attirer son attention, Blaise et Bibandier s'étaient rapprochés à plusieurs reprises, et quelques mots, saisis à la volée, leur avaient appris le sujet de l'entretien.

Ç'avait été pour eux, alors, une bien autre inquiétude. Robert était un homme habile et surtout prudent. Il buvait volontiers, mais avec mesure et sans jamais s'enivrer.

A cet égard, il avait lieu d'être sûr de lui-même, car, durant les trois années qu'il avait passées à Penhoël, pas une seule fois sa tête n'avait faibli.

D'ordinaire, il s'observait rigoureusement, ses compagnons le savaient. Mais ils savaient aussi qu'à une époque plus ancienne, il en avait été autrement.

Au temps où Bibandier était recéleur, où Blaise méritait son surnom de l'Endormeur, où Robert, enfin, végétant dans les grades subalternes de sa profession, volait encore à l'américaine, on lui reconnaissait déjà de certaines habiletés, quand il était à jeun.

Mais il ne valait plus rien après boire. L'ivresse gâtait tout. Le vin le rendait fanfaron, bavard, imprudent; tout cela dans une proportion terrible pour lui et pour ses camarades.

Il y avait une chose qui faisait le danger plus grand, c'est que, dans ces circonstances, l'Américain, tout en perdant ses facultés, gardait son caractère.

Au beau milieu de ses divagations, il se croyait le plus profond des diplomates, et travaillait de tout cœur.

Blaise et Bibandier n'avaient point oublié cela. Aussi à la vue de sa face avinée qui se penchait vers le nabab avec un air important et satisfait, l'idée du péril leur vint tout de suite.

Ils se demandèrent s'il n'y aurait point sagesse à déserter une partie qui semblait se compliquer fatalement, et peut-être eussent-ils pris la fuite dès lors, si la froide indifférence de Montalt ne les eût rassurés.

Ils attendirent.

Quand Montalt quitta le berceau, ils se hâtèrent de venir prendre sa place.

—Qu'as-tu dit, malheureux?... s'écria Blaise; qu'as-tu dit à cet homme?

Robert le regarda d'un air de dédain suprême.

—Où diable ce coquin de Montalt va-t-il pêcher du vin comme cela?... murmura-t-il; on en boirait une tonne sans pouvoir se griser!

—Mais tu es ivre, Américain!... dit Bibandier en le secouant.

—Tout beau, messié Pipândre!... répliqua Robert; est-ce que vous m'allez seulement à la cheville, vous autres?... Est-ce que vous pouvez juger de mes actions?... Je l'ai fait tourner comme une toupie organisée!... Ah! ah! voilà un homme bloqué!... Ma martingale!... il s'agit bien de ma martingale!... ma martingale ne vaut pas deux sous!... C'est mon histoire qui est bonne!... Capulet, Montaigu... le diable et son train!... Faites vos paquets, mes garçons; nous allons racheter Penhoël.

Blaise et Bibandier l'écoutaient, cherchant à comprendre.

—Nous ferons nos paquets..., dit Blaise; mais je crois que ce sera pour aller à la frontière... Tu ne sais donc pas ce qui se passe ici?

Robert haussa les épaules.

—On boit... on rit... on chante!... répliqua-t-il.

—C'est le diable qui rit!... murmura Blaise en se rapprochant; et les morts reviennent.

Robert tressaillit, car il eut un vague sentiment des paroles entendues naguère sous le feuillage.

—Oh! oh!... balbutia-t-il d'une voix qui s'alourdissait de plus en plus; est-ce que vous les avez entendues, vous aussi?...

—Nous les avons vues!... dit Blaise; et je veux mourir si j'y comprends un mot!... Ce qui est bien sûr, c'est que dans l'hôtel du nabab il y a deux créatures qui peuvent nous perdre.

Bibandier se taisait. Sa figure, comme celle de Blaise, exprimait de l'effroi, mais c'était un effroi d'un autre genre.

—Ne pourrait-on avoir du vin?... dit Robert; me croyez-vous ivre pour me conter toutes ces fadaises?... Nous sommes riches, et je vous promets bien que Montalt nous donnera sa boîte aux diamants, l'imbécile, pour que nous lui fassions des affaires!... Je le sais bien, moi, parbleu!...

Bibandier le secoua encore.

—Écoute..., dit-il; allons-nous-en... Il fait une chaleur d'enfer dans ce jardin... l'air du dehors te remettra.

Il le prit par un bras, Blaise fit de même, et ils essayèrent de le soulever.

Robert riait de tout son cœur.

—Viens!... reprit Blaise; il faut que nous tenions conseil... Qui sait si demain il ne sera pas trop tard?...

Robert les regarda tous deux, tour à tour, d'un air hébété; puis il se dégagea d'un brusque mouvement et croisa ses deux bras sur la table pour se faire un oreiller.

—Bonne histoire!... grommela-t-il; ah! dame oui!... ça s'appelle bloquer un homme!

L'instant d'après, il ronflait comme un bienheureux. Blaise et Bibandier étaient plus embarrassés qu'auparavant.

L'homme qui, d'ordinaire, les tirait de presse dans les cas difficiles, leur manquait. Ils ne voyaient point clair au fond de leur situation, et ne savaient à quoi se résoudre.

Une seule chose leur apparaissait probable, sinon évidente, c'est qu'ils allaient avoir à lutter contre le nabab, et que le nabab serait le plus dangereux de tous les ennemis.

Tandis qu'ils se creusaient la tête en pure perte, évitant d'instinct les endroits où s'ébattait la foule, le hasard les conduisit sur le cavalier qui faisait face à la fenêtre de la chambre aux costumes.

Blaise poussa une exclamation d'étonnement. Un spectacle étrange était devant ses yeux.

Il montra du doigt, à l'intérieur du boudoir, un groupe vivement éclairé par les feux de la girandole.

—Les voilà!... dit-il à voix basse.

Le regard de Bibandier avait suivi la ligne indiquée, et ses joues étaient devenues blêmes.

Le groupe se composait de Montalt et des deux filles de l'oncle Jean.

La main de Blaise pesa sur l'épaule de l'ancien uhlan.

—Les voilà! répéta-t-il, en chair et en os!... Tu ne les as pas tuées, mons Bibandier?

—Sur ma parole sacrée, répliqua celui-ci, je les ai mises au fond de l'eau, les deux pauvres petites... avec une pierre au cou, tu sais bien... ça ne peut être que des fantômes!

Blaise le regarda en face et secoua la tête.

En ce moment, Montalt pressait les mains réunies des deux jeunes filles contre son cœur.

—Des fantômes!... grommela Blaise; je crois que tu t'es moqué de nous, monsieur le baron!... Si c'est comme ça, tu ne le porteras pas en paradis... Mais vois donc, ajouta-t-il en serrant les poings avec colère, comme ils se parlent!... Je suis bien sûr que Montalt sait déjà l'histoire de la nuit de la Saint-Louis!

—Si on filait?... dit le baron Bibander à voix basse.

Blaise était assez de cet avis, mais il avait grande confiance dans l'habileté de Robert à jeun; il sentait que le plus sage était de réserver la situation jusqu'au lendemain.

Comme il hésitait ainsi, Étienne et Roger passèrent au pied du cavalier, pour s'enfoncer dans les massifs.

Blaise se frappa le front.

—Nous avons encore quelque chose à faire ici, dit-il; tu vois bien là-bas nos deux tourtereaux de Penhoël...

—Ils ont l'air de chercher comme nous...

—C'est qu'ils cherchent!... Je ne sais pas bien comment Robert arrangera tout ça demain, mais je sens que j'ai une idée... Penses-tu qu'ils ne nous aient point reconnus?

—J'en mettrais ma main au feu!

—Eh bien! le nabab en verra de dures!... Nous ne sommes pas pincés encore!... Avec ces deux tourtereaux-là... le petit Pontalès qui est à Paris... et d'autres que l'Américain nous dénichera, on peut monter un coup de tous les diables!

—Comment ça?

—Nous aurons le temps d'en causer... Pour le quart d'heure, il faut agir... Suivons les petits, et fais ce que je te dirai.

Ils descendirent la rampe et s'enfoncèrent sous les bosquets en causant à voix basse.

Étienne et Roger étaient devant eux.

—C'est que..., dit le baron Bibander en poursuivant l'entretien, je ne me soucie pas beaucoup d'aller leur tirer ma révérence, moi... Pourquoi n'y vas-tu pas?

—Y penses-tu?... Ils me voyaient tous les jours... j'étais sans cesse sous leurs yeux... Ma voix seule me ferait reconnaître.

—Non pas, l'Endormeur, non pas!... Je t'assure que tu es très-bien déguisé... Ta fausse barbe et tes cheveux postiches...

—Allons donc!... Toi, c'est à peine s'ils t'ont aperçu deux ou trois fois... Et encore, sois bien sûr qu'ils ne t'ont pas remarqué...

—Mais si fait!... On a beau être mal habillé... quand on a une certaine tournure...

—Alors tu ne veux pas?...

—Dame!...

—Fais attention que nous serons deux contre toi, en cas de brouille!... Car l'Américain ne croit guère aux fantômes!...

Depuis le moment où la bayadère à la ceinture verte lui était apparue, ou plutôt depuis la rencontre qu'il avait faite, aux Champs-Élysées, de deux jeunes filles jouant de la harpe, le baron Bibander avait perdu la meilleure part de ses allures victorieuses. C'est à peine si on eût retrouvé en lui l'ombre de ce fier seigneur de l'hôtel des Quatre Parties du monde, qui avait voix au chapitre et qui parlait même plus haut que les autres.

Il se sentait en faute, et plus ses deux associés étaient près de perdre leur position, plus il redoutait leur vengeance.

—Tu sens bien, l'Endormeur, dit-il, que je me soucie de tes menaces comme de l'an quarante, mon bonhomme! L'Américain et toi, et dix autres de votre force ne me feraient pas encore peur!... Mais nous sommes ensemble... il faut bien travailler un peu... Je me dévoue.

—Tu te souviens bien de ce que je t'ai dit?...

—Me prends-tu pour un sot, décidément?... Laisse-moi choisir ma belle, et tu vas voir!

Blaise et lui suivirent encore les deux jeunes gens durant quelques minutes; puis, au moment où ceux-ci rentraient dans le bal, Bibandier, quittant son compagnon, les aborda avec une rondeur toute germanique:

—Ché futrais afoir l'afantache de fus tire ein bédit mot, baragouina-t-il en s'inclinant tout d'une pièce.

Ce qu'avait prévu Blaise arriva. L'idée ne vint même pas aux deux jeunes gens qu'ils avaient pu voir quelque part ce singulier personnage.

—A vos ordres, monsieur, dit Étienne.

—Pien aimaple!... pien aimaple!... fit Bibandier, bardon si ché fus téranche... ché grois que fus cherchez guelgu'ein...

—Mais, monsieur!...

—Bârlons pé, et bârlons pien!... Fus gerchez té bédites témoiselles, hâpillées en pâyadères.

A ces derniers mots, la pensée d'une mystification revint en même temps à Étienne et à Roger.

—Comment savez-vous cela?... dit Étienne avec brusquerie.

Et Roger ajouta d'un ton où perçait déjà la menace:

—Monsieur est donc un des acteurs de la comédie?... Le jeu peut ne pas être très-sûr!

Bibandier ne comprenait pas. Mais il était acteur, en effet, dans certaine comédie, et n'avait aucune prétention à la témérité.

—Mes pons messiés, dit-il en faisant un pas en arrière pour rendre sa retraite possible en cas de malheur, ché suis le pâron Pipândre, gonnu, crâce à Tieu, tans Bâris... Che fulais fus rentre service en fus mondrant les bédites témoiselles, hâpillées en pâyadères... foilà tût!

Ceci fut dit avec une bonhomie germanique si admirable, qu'Étienne et Roger se sentirent à moitié désarmés. Ils regardèrent fixement le baron qui avait une bonne figure, malgré sa barbe horrifique.

—Vous savez où elles sont?... murmura Roger d'un air de doute.

—Ya..., répliqua Bibandier; c'est-à-tire... vui!

—Eh bien!... conduisez-nous.

L'ancien uhlan ne se le fit pas répéter. Il se dirigea aussitôt vers le cavalier, et monta la rampe en précédant les deux amis. Il ne s'arrêta qu'à l'endroit d'où l'on découvrait l'intérieur du boudoir.

Il étendit la main alors d'un geste solennel.

—Tonnez-fus la beine te récârter..., dit-il.

Étienne et Roger poussèrent en même temps un grand cri.

Le hasard avait servi Bibandier. Au moment où les deux jeunes gens suivaient de l'œil sa main tendue, Cyprienne et Diane venaient d'achever leur chant et s'étaient rapprochées du nabab endormi.

Impossible de ne pas les reconnaître, cette fois, car la girandole les éclairait d'une lumière aussi vive que celle du jour.

Ce fut un coup de foudre qui frappa les deux jeunes gens. Ils virent Diane soulever la main du nabab jusqu'à ses lèvres, tandis que Cyprienne le baisait au front.

Ils se retournèrent du côté de leur guide. Le prudent Bibandier avait opéré sa retraite.

En ce moment les deux jeunes filles faisaient retomber la draperie. On ne voyait plus rien.

Étienne et Roger demeurèrent un instant atterrés.

Puis Roger saisit le bras de son ami.

—Nous sommes joués tous les deux! s'écria-t-il d'une voix que la rage faisait trembler. Ah! je comprends maintenant le manége de milord!... Tout ce que nous lui avions dit d'elles excitait sa fantaisie blasée, et c'était pour nous aveugler sur son infamie qu'il attachait à nos pas ces deux femmes perdues!... Ah! se vengera-t-on assez en lui prenant sa vie?

Étienne restait immobile et tête baissée.

—Diane!... Diane..., murmurait-il comme s'il n'eût point voulu croire le témoignage de ses yeux; est-ce possible?...

Roger lui saisit le bras.

—Viens!... s'écria-t-il; viens!... Je sens ma tête se perdre!... Oh! Cyprienne la maîtresse de cet homme!... moins que sa maîtresse: une des sultanes de passage de son sérail infâme!

Il entraînait Étienne à travers le jardin.

Le jeune peintre se laissait faire; sa pensée était comme morte.

Ils rentrèrent dans l'hôtel et parvinrent, au bout de quelques secondes, à la porte du boudoir.

Roger se rua le premier pour forcer l'entrée.

Mais son élan furieux se brisa contre une sorte de mur vivant: les deux noirs étaient debout au devant du seuil.

—Misérables!... s'écria Roger, osez-vous bien nous résister? Place!... il faut que je parle à milord!

Séid et son compagnon gardèrent le silence et ne bougèrent point.

Roger s'élança de nouveau, et n'eut point un meilleur succès.

Il criait; il menaçait; il pleurait.

Comme il allait se précipiter une troisième fois, Étienne le saisit à bras-le-corps et le contint.

—Milord est trop bien gardé ce soir!... murmura-t-il d'une voix profonde et pleine d'amertume.

Puis il ajouta en s'adressant aux deux noirs:

—Dites à votre maître que nous quittons sa maison pour toujours... Mais ce n'est pas un adieu que nous lui laissons... Dites-lui qu'il nous reverra demain.

Il entraîna Roger à son tour, tandis que les deux nègres restaient là, sentinelles impassibles et muettes.


Deux heures s'écoulèrent.

La fatigue et l'ivresse avaient mis fin à la fête du nabab.

Il n'y avait plus personne dans le jardin où les châssis, ouverts, laissaient pénétrer l'air froid de la nuit.

Les valets avaient éteint lustres et girandoles.

Un silence profond régnait dans l'hôtel, naguère si bruyant.

Tout le monde dormait.

Tout le monde, excepté Cyprienne et Diane qui venaient de rentrer dans la chambre aux costumes.

Diane ferma la fenêtre du jardin et choisit, parmi les vêtements pendus à la boiserie, un costume complet de cavalier fashionable.

Cyprienne l'imita.

Elles entamèrent toutes deux, avec une gracieuse gaucherie, l'œuvre difficile de se vêtir en hommes.

Évidemment, ce n'était point pur caprice, et il y avait sous jeu quelque expédition importante, car vous eussiez retrouvé, sur leurs jolis visages, cette vaillance gaie qui les faisait sourire autrefois, à Penhoël, quand l'heure venait de livrer bataille.

C'étaient de bons petits soldats, joyeux au feu et s'enivrant volontiers à l'odeur de la poudre!

—Comme c'est dur, ce vilain cuir! disait Cyprienne en essayant sa seconde paire de bottes; vous verrez que je n'en trouverai pas d'assez petites pour mon pied!...

—Jeune homme, répliqua Diane gravement, vous êtes un fat!

Et Cyprienne de rire de tout son cœur.

Les bottes mises, on passa le pantalon, coupé pour une femme, mais dont la taille n'était pas encore assez fine. Dieu sait qu'on eut toutes les peines du monde à disposer le nœud de la cravate!

Diane voulait la rosette classique; Cyprienne aimait mieux les deux pointes à la diable.

On se disputa presque.

Puis vint le gilet à châle, et la fine redingote collante.

La toilette était achevée. Elles se regardèrent en riant comme des folles, puis Diane prit un air sérieux.

—Ma pauvre Cyprienne..., dit-elle; tu es dix fois trop jolie pour un garçon!

—Jolie toi-même!... s'écria Cyprienne; tu es jalouse!... et tu ne veux pas me dire que je suis bel homme!...

Diane la prit par la main et l'amena devant une glace. La glace, interrogée, leur renvoya les deux plus mignonnes figures d'enfants que l'on puisse imaginer.

Elles secouèrent la tête avec découragement.

—Ça rajeunit de cinq ans!... dit Cyprienne; nous sommes encore au collége.

—Avons-nous fait notre première communion?... demanda Diane.

Puis, au beau milieu de leur gaieté, elles poussèrent ensemble un gros soupir.

—Mon Dieu!... murmura Cyprienne, comment faire pour être laide?

Diane baisa les beaux cheveux châtains dont les boucles ondoyaient autour de sa tête nue.

—Voilà l'impossible!... dit-elle; mais on n'a pas besoin d'être laid pour faire le garçon.

—Je crois bien!... s'écria Cyprienne; Roger était si beau!...

—Avant de courir après les jolies blondes...

—C'est comme Étienne, alors qu'il n'aimait pas les belles brunes...

Elles perdirent leur sourire, repentantes toutes deux d'avoir prononcé ces paroles qui ressemblaient à de la raillerie.

—C'est moi qui ai commencé, ma petite sœur..., dit timidement Diane.

—Et moi, je suis une méchante, dit Cyprienne, car je sais bien qu'il t'aime!... Mais Roger... oh! Roger! il me payera les larmes que j'ai versées, cette nuit, sous mon masque!

Diane l'attira contre son cœur.

—Je demande son pardon, murmura-t-elle. C'est un enfant comme toi... et je suis sûre qu'il est bien triste maintenant.

—Une idée!... s'écria Cyprienne; puisqu'il nous faut être hommes pendant une heure, tâchons de leur ressembler.

—A qui?

—Toi au grave M. Étienne... moi à cet étourdi de Roger... Voyons, mets-toi là!... Étienne a de grands yeux pensifs comme les tiens... Fais son sourire rêveur et sa tête penchée... C'est cela, ma foi, c'est cela!... Bravo! M. Étienne!

Et la folle faisait de grands saluts.

—A mon tour, maintenant! reprit-elle. Je vous représente M. Roger de Launoy, avec son air fanfaron et son regard espiègle.

—Bravo!... dit Diane à son tour; il ne te manque qu'un peu de moustache...

—Oh! si peu!...

—Quelques pouces de plus...

—Je marcherai sur la pointe des pieds.

—Et quelques jolies boucles de moins autour de cette tête sans cervelle!

Cyprienne s'élança vers un guéridon, où elle prit une paire de ciseaux; puis, saisissant à pleines mains les masses soyeuses de sa chevelure, elle se mit à tailler sans miséricorde.

Diane poussa un cri et voulut l'arrêter, mais il n'était plus temps. Les mèches, tranchées d'une main ferme, inondaient déjà le parquet.

—Oh! petite sœur!... dit Diane; tes beaux cheveux que j'aimais tant!

—Moi aussi je les aimais beaucoup... mais ils repousseront... Et puis ne me plains pas trop, reprit-elle en introduisant les ciseaux impitoyables dans la magnifique chevelure de Diane; je vais te mettre à mon régime... Titus générale!

Les ciseaux abattaient, abattaient. Il y avait sur le parquet de quoi faire trois perruques à la Louis XIV.

Les deux enfants riaient en se dépouillant de cette riche parure.

Quand la dernière boucle fut tombée, elles interrogèrent de nouveau la glace qui, cette fois, leur rendit deux minois vifs, espiègles, mutins, deux vraies figures de pages.

Elles sautèrent de joie.

—Un peu de moustache maintenant, si tu veux!... dit Cyprienne; j'en ai vu de toutes les couleurs dans la toilette.

Elle ouvrit un tiroir, et une ligne brune trancha sur le satin de sa lèvre.

Diane ne recula pas devant ce dernier détail. La métamorphose était complète.

Restaient encore pourtant quelques accessoires.

Elles choisirent, par exemple, entre les armes mignonnes disposées sur une étagère, chacune deux petits pistolets qu'elles cachèrent sous leurs redingotes.

Elles bourrèrent leurs poches des louis d'or contenus dans les bourses du nabab, puis elles se dirigèrent vers la porte, coiffées de chapeaux ronds et la badine à la main.

Avant de sortir, leurs doigts, gantés de frais, envoyèrent un double baiser à Montalt endormi.

La porte s'ouvrit.

Les deux noirs, qui veillaient toujours en dehors, les regardèrent avec surprise, et firent mine d'abord de s'opposer à leur passage.

—Milord ne vous a-t-il pas ordonné d'obéir à toutes nos volontés? prononça Diane d'un ton impérieux.

Séid hésita, puis s'inclina en signe de soumission.

—Eh bien! reprit Diane, je vous ordonne, moi, de faire atteler sur-le-champ une voiture... nous voulons aller nous promener.

—A cette heure de la nuit?... murmura le noir.

—C'est notre volonté!... dit Diane.

Le noir s'inclina encore, et s'éloigna pour obéir.

XV
LE PRISONNIER.

Madame la marquise d'Urgel habitait le deuxième étage d'une maison de décente apparence, située rue Sainte-Marguerite, juste en face de la prison militaire.

C'était, suivant l'opinion des gens du quartier, une veuve dans une position de fortune aisée, mais qui ne répondait pas tout à fait au fracas de son grand nom. Elle avait cependant un appartement fort digne, une toilette toujours recherchée et une voiture.

Elle ne sortait guère, sinon pour accomplir ses dévotions, comme une Castillane de bon sang, et aussi, le soir, parfois, à l'heure où s'ouvrent les salons du grand monde. Mais, comme elle ne recevait jamais personne, on ne supposait point qu'elle pût être fort répandue.

Tout le monde s'accordait à convenir que c'était une des plus belles femmes de Paris.

Sa nièce, jolie personne de seize à dix-sept ans, à la figure douce et souffrante, vivait encore bien plus retirée. C'est à peine si on l'avait vue sortir deux ou trois fois, jamais à pied.

Dans les rares occasions où la marquise l'emmenait ainsi avec elle, les stores de la voiture étaient soigneusement baissés.

Mais il n'y avait point là de mystère, c'était tout bonnement la santé faible de la jeune fille qui nécessitait ces précautions.

On disait, en effet, que la pauvre enfant se mourait d'une maladie de langueur.

C'était Blanche de Penhoël qui passait ainsi pour la nièce de la marquise.

Blanche était dans cette maison depuis un mois. Avec les quelques semaines passées à l'hôtel des Quatre Parties du monde, cela faisait deux grands mois depuis son départ du manoir, et pourtant elle gardait toujours la pensée qu'on allait la rendre à sa mère. Ces caractères faibles et crédules sont lents à désespérer.

Lola, cœur froid dans un corps de feu, n'était, à proprement parler, ni méchante ni bonne. L'indifférence qu'elle apportait à tout lui avait fait commettre en sa vie bien des actions coupables, mais l'initiative du mal n'était point en elle.

Elle traitait Blanche avec assez de douceur.

Ce n'était peut-être point pitié. Nous l'avons vue poursuivre tranquillement la ruine d'un homme qui l'adorait, cela sans y mettre la moindre passion, et comme elle eût accompli la tâche la plus simple. Le sens moral lui manquait; nulle voix ne parlait au fond de sa conscience.

Ces natures, en quelque sorte négatives, pullulent autour de nous. Seulement, comme un rien peut rompre l'inerte équilibre qui les retient entre le bien et le mal, le moindre enseignement suffit à les parquer dans le troupeau des gens ordinaires, qui n'enfreignent aucune loi essentielle et vivent suivant l'ornière de tout le monde.

Ce sont alors d'honnêtes gens négatifs, passifs pour mieux dire, inutiles par eux-mêmes, sans individualité, sans valeur propre, faisant uniquement nombre et constituant partout l'immense majorité.

Mais le moindre enseignement pervers ou même l'absence de tout enseignement, car la faiblesse humaine a sa pente vers le mal, peut les jeter pour toujours dans une autre voie.

Ce sont alors des instruments de vice ou de crime, passifs encore, mais terribles, à cause de cela même souvent.

Du reste, Blanche voyait Lola tout au plus une fois par jour. La prétendue marquise lui disait alors quelques mots de sa mère, qui était toujours sur le point d'arriver pour l'emmener avec elle en Bretagne.

Blanche n'avait pas l'idée du mensonge. On avait beau la tromper, elle ne se fatiguait point de croire.

Il y avait chez la marquise une femme de chambre de vertu douteuse, mais bonne fille au fond, et d'un caractère serviable, qui avait pris l'Ange en affection.

La pauvre enfant était si douce et si éloignée de la plainte. Thérèse, la femme de chambre, lui tenait compagnie, la soignait et la consolait.

Mais Thérèse avait deux ou trois soupirants parmi la jeunesse studieuse du carrefour Bussy: Blanche restait bien souvent seule, et alors de vagues tristesses venaient l'accabler.

Elle se souvenait de Penhoël, où son enfance s'était écoulée parmi les caresses. Mon Dieu! que de bonheur, et comme on l'adorait! Elle croyait voir la vénérable et belle figure de l'oncle Jean qui lui souriait comme autrefois.

A son réveil, quand ses yeux s'ouvraient, elle cherchait le doux regard de sa mère.

Et Diane, et Cyprienne, ses cousines chéries, si complaisantes, si bonnes, si promptes à deviner ses moindres caprices!

En retournant au manoir, quand on allait venir la chercher, elle retrouverait l'oncle Jean et sa mère; mais Diane et Cyprienne étaient mortes...

Elles, si jolies, si pleines de santé, de force, de jeunesse! Elles, dont la pauvre Blanche avait envié si souvent la gaieté insouciante et heureuse!

Elles ne seraient plus là. Dieu les avait reprises. Et Blanche pleurait en songeant qu'elle irait s'agenouiller, entre leurs pauvres tombes, derrière l'église de Glénac...

Et Vincent, le retrouverait-elle au manoir? Elle ne se rendait point compte de cela, mais, parmi les souvenirs qui visitaient sa solitude, celui de Vincent était le plus assidu.

Elle songeait à lui presque autant qu'à sa mère.

Le malheur enseigne. Là-bas, au milieu du repos tranquille de Penhoël, l'enfant eût tardé longtemps encore peut-être à devenir femme; mais dans cette chambre solitaire, où ses jours s'écoulaient si tristes, son cœur travaillait à son insu.

Elle aimait, non plus de cette amitié douce du premier âge; elle aimait d'amour...

Chaque fois que sa pensée se tournait vers l'avenir, Vincent était là toujours, partageant la joie comme la peine.

Il ne lui semblait pas possible que Vincent pût lui manquer jamais. A cet égard, elle ne se faisait nulle question. Il était là, le compagnon naturel de sa destinée.

Pauvre Vincent! Il y avait maintenant huit grands mois que son départ de Penhoël avait arraché à la jeune fille quelques larmes distraites. Qu'était-il devenu? Pendant ce long espace de temps, point de nouvelles! S'il lui était arrivé malheur!...

A cette pensée, Blanche avait froid au cœur. Tout ce qui lui restait de courage l'abandonnait. L'avenir se voilait pour elle.

Car les choses avaient bien changé pendant ces huit mois, et l'amour était venu durant l'absence.

Mais ce n'était pas seulement la pensée des amis dont elle était séparée qui chargeait de tristesse le pâle front de l'Ange de Penhoël.

Il y avait en elle une inquiétude confuse qui prenait sa source dans la souffrance physique. Le mal qui pesait sur elle n'avait point de nom pour son ignorance. Elle ne savait pas; mais elle était femme, et parfois il se faisait en son esprit une vague lumière.

Quand son flanc tressaillait, quand elle sentait au dedans d'elle un mystérieux frémissement, l'instinct que Dieu met au cœur de toute mère faisait effort pour se révéler.

Parfois Blanche à genoux, brisée de douleur, priait Dieu de la débarrasser d'une pensée qui était un blasphème.

C'est qu'elle se comparait alors, la pauvre fille, malgré l'effort de son cœur pieux, à la sainte Vierge Marie...

Il va sans dire que Lola, Thérèse et même nos trois gentilshommes avaient découvert depuis longtemps son état. Madame en avait donné, du reste, la première idée à Robert, dans la conversation qu'ils avaient eue ensemble, pendant le bal de la Saint-Louis, sous la Tour du Cadet.

Robert avait été plus loin. Il savait à peu près à quoi s'en tenir sur les étranges circonstances de cette grossesse.

Et comme il était homme à profiter de tout, il avait fait entrer l'ignorance de la jeune mère dans les calculs de sa partie.

Ce n'était point chez lui une foi bien arrêtée, parce que cette croyance romanesque sortait tout à fait de son caractère.

Mais l'innocence de Blanche était si manifeste, si radieuse, en quelque sorte, que Robert doutait.

Cela suffisait.

Il s'était dit:

«Si véritablement la petite est vierge de cœur et victime de quelque diablerie, je joue le rôle du diable et me pose en chevalier généreux qui répare noblement sa faute... Corbleu! je reconnais mon enfant, et je deviens le modèle des pères!... Si, au contraire, la petite a caché son jeu, au sortir de la coque elles sont toutes des comédiennes consommées!—si elle s'est passé là-bas, à Penhoël, la fantaisie d'avoir un amant... eh bien! je suis de plus en plus généreux... j'endosse la faute du coupable... Je donne à la candide créature qui va naître, n'importe lequel de mes illustres noms... j'épouse... et je reçois sur mon habit de noce les larmes de joie de toute une famille attendrie... Toujours en supposant que l'oncle d'Amérique nous fasse l'amitié de revenir... car, s'il reste en chemin, il est bien entendu que ce fade roman ne me regarde pas!»

Robert avait agi en conséquence de ce raisonnement, et nous savons que Lola suivait ses ordres à la lettre.

De sorte que l'Ange gardait son ignorance. Personne ne lui avait jamais donné de leçons.

Mais, si discret que l'on puisse être, les faits parlent, et près de l'évidence les moindres indices ont leur signification éloquente.

Lola ne pouvait toujours retenir ses regards, et les yeux de Thérèse disaient bien des choses en se fixant toujours sur la taille épaissie de la jeune fille.

Pour que Blanche continuât de repousser les soupçons vagues qui l'obsédaient, il fallait l'appui de sa conscience virginale et la pureté limpide de ses souvenirs.

La chambre qu'elle habitait dans la maison de la marquise donnait sur le devant, car on ne la traitait point en prisonnière, et son angélique douceur rendait toute précaution superflue.

Eût-on voulu prendre des précautions, sa chambre n'aurait point été encore mal choisie. De l'autre côté de la rue, il n'y avait, en effet, aucune fenêtre d'où les regards indiscrets pussent épier la solitude de la jeune fille.

Du moins, telle était l'apparence, puisque la croisée de Blanche regardait cet espace vide qui se trouve derrière la porte latérale de la prison militaire.

De l'intérieur de sa chambre, elle voyait seulement les derrières de la rue de l'Abbaye et le profil de la façade intérieure de la prison, c'est-à-dire quelques barreaux de fer, faisant saillie hors de l'épaisse muraille.

Mais, à cause de cette position même, si elle ne pouvait rien voir, elle pouvait être vue.

Et, de fait, derrière une de ces croisées, que défendait un solide grillage, il y avait un prisonnier dont les yeux restaient fixés sur elle durant une grande partie du jour.

Une ou deux fois, Blanche l'avait entrevu aux rares instants où le soleil, pénétrant dans la ruelle intérieure de la prison, éclairait d'aplomb son visage. Mais elle n'avait pu distinguer ses traits, parce qu'il y avait les barreaux de fer entre le prisonnier et son regard.

D'ailleurs, elle n'avait point l'esprit assez libre pour se donner à une curiosité vaine.

Comme son âme était bonne, elle priait parfois pour le pauvre prisonnier. C'était tout.

Le prisonnier, au contraire, s'occupait d'elle sans cesse.

Il avait en sa possession la lame d'un couteau qui, ébréchée, lui servait à limer ses barreaux. Toutes les heures de sa nuit se passaient à ce patient travail; mais dès que s'ouvrait la croisée de Blanche, il ne travaillait plus, sa tête s'avançait, avide, et il semblait que son âme s'élançait vers la jeune fille.

Durant des heures entières, il restait en contemplation devant elle, et parfois, lorsque le front de Blanche s'appuyait, plus triste, sur sa main, des larmes venaient aux yeux du pauvre prisonnier.

Bien souvent, il avait essayé d'attirer l'attention de la jeune fille, soit en l'appelant par son nom, car il savait son nom, soit en agitant ses mains à travers les barreaux.

Mais sa voix s'était perdue parmi les chants rauques des autres captifs, et quant à ses signaux, Blanche ne les remarquait point, ignorant qu'ils lui fussent adressés.

Le prisonnier avait nom Vincent de Penhoël.

Dans cette maison, la pauvre Blanche se trouvait, à son insu, entourée de tous ceux qu'elle aimait.

Vincent, qu'appelaient ses larmes muettes, pouvait la voir pleurer; quelques pas, et deux ou trois murs la séparaient de sa mère qu'elle demandait à Dieu chaque jour dans son ardente prière.


Vincent était arrivé jusqu'à Paris, tantôt à pied, tantôt sur la charrette de quelque paysan voyageur, comme il avait pu, enfin.

De Redon jusqu'à Rennes, les traces des ravisseurs avaient été faciles à suivre. A Rennes, au bureau des diligences, il avait acquis la preuve que Blanche était maintenant sur la route de Paris.

Ceux qui l'emmenaient avaient, dès lors, changé de noms, et Vincent ne pouvait deviner en eux les anciens hôtes de Penhoël. Mais que lui importait?

Une fois acquise la certitude que Blanche était à Paris, Vincent ne calcula plus ni ses moyens ni ses forces. Il s'élança sur la route, comme s'il eût espéré joindre la voiture, qui avait sur lui vingt-cinq lieues d'avance.

Il ne lui restait plus que bien peu de chose sur l'argent du nabab. Loin de pouvoir payer sa place à la diligence, il n'avait pas même de quoi vivre durant le trajet.

Il ne songea point à cela.

Courir! courir! atteindre les infâmes qui lui enlevaient Blanche, voilà seulement ce qui l'occupait. Mais l'enthousiasme se lasse, et il y a près de cent lieues de Rennes jusqu'à Paris.

Plus d'une fois, pendant la route, Vincent fut obligé de mendier un gîte et un morceau de pain.

Plus d'une fois, il s'arrêta, vaincu par le besoin ou par la fatigue.

La route s'allongeait devant lui à perte de vue, et des larmes lui venaient aux yeux.

Enfin il arriva! Oh! ce grand Paris ne l'effraya point. Dès les premiers pas il pensait rencontrer des indices. Il se disait: «Je parcourrai toutes les rues, j'entrerai dans toutes les maisons, je visiterai les moindres recoins!... Je trouverai... je trouverai!...»

Il trouva le soir même, comme il dormait, épuisé de lassitude, sur un banc des boulevards, un fonctionnaire public, curieux par état, lequel interrompit son somme pour lui demander son nom et son adresse.

Le pauvre Vincent avait mis six jours pour venir de Rennes, six jours sous la pluie et la poussière. Il était fait à peu près comme notre Bibandier, à l'époque où ce noble baron n'était encore que général de uhlans dans les taillis de l'Ille-et-Vilaine. Il sentait son vagabond d'une lieue.

A la demande du fonctionnaire, il resta fort embarrassé: d'adresse, il n'en avait point, et sa désertion, après le malheureux duel de Madère, ne lui donnait pas grand courage à décliner ses nom et prénoms.

Comme il hésitait, le fonctionnaire public et curieux l'engagea poliment à le suivre. Vincent voulut fuir; ce fut sa perte. Le fonctionnaire se mit en communication avec quelques sergents de ville qui prenaient le frais là, par hasard, et le pauvre Vincent eut un gîte.

Il se trouvait que le rapport du commandant de la station de Madère était arrivé depuis peu au ministère de la marine. Les bureaux venaient d'achever leur travail, et la police avait des notes toutes fraîches.

Vincent essaya bien de mentir, mais c'était un métier nouveau pour lui; on le pressa; il se coupa. La prison de l'Abbaye lui ouvrit ses portes à deux battants, jusqu'au moment où un conseil de guerre, assemblé, déciderait de son sort.

Il était là sous les verrous depuis environ sept semaines.

Pendant la première moitié de ce laps de temps, un découragement lourd et accablant s'était emparé de lui. La pensée de Blanche perdue, de Blanche qu'il ne pouvait plus même essayer de secourir, le navrait. Il voulut se laisser mourir. Mais, un jour qu'il tentait d'entrevoir, à travers les barreaux de sa cellule, un petit coin de cette ville immense où Blanche souffrait peut-être abandonnée, la seule fenêtre qu'il pût apercevoir, de l'autre côté de la rue, s'ouvrit tout à coup, et deux femmes s'y montrèrent.

Il faillit tomber à la renverse, tant sa surprise fut profonde.

L'une de ces deux femmes était Lola, l'autre était Blanche.

Il poussa un grand cri de joie, et des larmes vinrent à ses yeux. Puis ses mains, crispées convulsivement, secouèrent les barreaux solides. Il voulait s'élancer. Il appelait: «Blanche! Blanche!...»

La jeune fille n'entendait pas. Mais elle resta. Vincent la revit le lendemain à la même place; le surlendemain il la revit encore.

C'était là qu'elle demeurait.

Comme elle était changée, mais toujours belle!

Vincent l'aimait mille fois plus qu'au temps du bonheur.

Et toutes ses pensées se tournèrent désormais vers un seul but: fuir pour se rapprocher d'elle, fuir pour la protéger et la sauver!

Son courage revint; sa force doubla.

Oh! s'il avait pu échanger avec Blanche une parole, un signe seulement, son travail eût marché bien plus vite. Mais il avait beau faire, entre lui et la jeune fille le même obstacle se dressait toujours. La pauvre lame ébréchée, que le hasard avait mise entre ses mains, s'usait contre le fer à l'épreuve. La tâche allait bien lentement. Mais Vincent ne se lassait point, et l'œuvre avançait un peu tous les jours.

Une fois le barreau scié, que devait-il faire? Il ne savait: à la grâce de Dieu!...

Cette nuit, tandis que le prisonnier travaillait sans bruit, et constatait que sa lame entrait maintenant tout entière dans le fer du barreau, Blanche veillait, elle aussi, en proie à des douleurs plus vives.

Elle était seule. Madame la marquise d'Urgel avait quitté la maison dès la brune pour se rendre à la fête du nabab, et Thérèse, profitant de l'occasion, avait donné sa soirée à quelqu'un de ses studieux amants.

Blanche était tout habillée sur son lit. Elle se sentait à la fois plus souffrante d'esprit et de corps. De sourdes douleurs déchiraient son flanc, et sa bouche rendait des plaintes faibles, auxquelles nulle voix ne répondait.

Les bruits de la rue diminuaient peu à peu. Les boutiques se fermaient; on n'entendait plus qu'à de rares intervalles le roulement des voitures attardées.

Et personne ne rentrait au logis de la marquise.

La pauvre Blanche avait peur.

Elle sentait que la force allait lui manquer pour souffrir, et offrait son âme à Dieu, pensant que la dernière heure allait sonner pour elle.

La fièvre venait, amenant des visions navrantes ou terribles. L'Ange voyait, autour de sa couche, tous ceux qu'elle aimait; mais ils étaient pâles; ils avaient les yeux pleins de larmes...

Et Blanche se disait:

—Ils sont morts... morts comme je vais mourir...

Elle essayait de prier. Les paroles de l'oraison se mêlaient dans sa bouche. Elle ne pouvait.

Dans sa frayeur, elle appelait, et sa voix, changée, tombant au milieu du silence, l'épouvantait davantage...

Vers une heure du matin, la fatigue, plus forte que la souffrance, ferma enfin ses yeux. Elle s'endormit du sommeil de l'épuisement.

Thérèse rentra, puis madame la marquise elle-même. Blanche ne les entendit point.

Son sommeil, que rien n'avait pu troubler, fut pourtant interrompu brusquement aux environs de cinq heures du matin par un tintamarre diabolique qui se faisait à la porte de la rue.

Blanche s'éveilla en sursaut.

On frappait à la porte; on sonnait à triple carillon, et l'on appelait le concierge à grands cris...

XVI
UNE PAIRE DE FAUBLAS.

Le bruit qui avait troublé le sommeil de la pauvre Blanche venait bien de la porte cochère, dont le marteau, agité à tour de bras, produisait un tintamarre d'enfer.

Cinq heures venaient de sonner à Saint-Germain des Prés. C'est le moment où les couples de portiers, bercés dans leur meilleur sommeil, ronflent intrépidement et rêvent le délicieux paradis de la petite propriété.

On avait beau frapper, un silence obstiné régnait dans la loge.

Mais les assaillants paraissaient d'humeur à ne point abandonner, pour si peu, la partie.

C'étaient ma foi, deux charmants cavaliers, lestes et pimpants, qui venaient de quitter un fort bel équipage, stationnant devant la maison. Leur voiture ne portait point d'armoiries. Elle était timbrée seulement d'un B et d'un M, peints en miniature dans un cartouche doré.

Sur le siége de devant, auprès du cocher, il y avait un grand nègre, vêtu d'une livrée bizarre, et rappelant le costume asiatique; sur le siége de derrière, un autre nègre, en tout semblable au premier, se tenait debout.

A cette heure de nuit, on ne pouvait distinguer leurs traits, mais la clarté des réverbères dessinait en silhouette leur robuste carrure.

Nos deux gentils cavaliers n'avaient fait qu'un saut de la voiture sur le pavé. Ils avaient tous deux de ces fines tailles, de ces tournures gracieuses et à la fois gaillardes que les mères voudraient à leurs fils sortant du collége, mais dont la plupart des adolescents se privent, cet âge étant, quoi qu'en disent les poëtes, l'âge des cheveux plats, des grands pieds, des allures gauches et des mains rouges.

Le bruit qu'ils faisaient était certes de nature à émouvoir la sentinelle placée à quelques pas de là devant la porte de la prison militaire, mais l'honnête soldat ne bougeait point à cause de la voiture. Les voleurs de nuit ont tort de ne pas faire leurs affaires en équipage.

MM. Édouard et Léon de Saint-Remy,—c'étaient les noms de nos deux coureurs d'aventures,—frappaient cependant à démancher le marteau.

Au bout de cinq grandes minutes, une voix endormie s'éleva à l'intérieur de la loge:

—M'ame Gonelle, dit cette voix, le locataire du cinquième a-t-il pris sa clef?

—Oui, M. Gonelle.

—Alors, c'est des intrigants qui veulent nous faire aller, m'ame Gonelle!

Cette conclusion voulait dire que M. Gonelle remettait sa tête chaudement coiffée du bonnet de coton et qu'il recommençait un somme.

Nouveau roulement de marteau.

—Sapristi!... gronda le concierge; ça ne va donc pas nous laisser dormir? Tire un peu voir le cordon, Bichette!

—Tu sais bien que le cordon est démis..., répliqua la portière; sois gentil, M. Gonelle... lève-toi, et va ouvrir.

—Pour gagner la coqueluche, est-ce pas?...

Roulement démoniaque, avec accompagnement de coups de pied dans la porte.

La concierge, effrayée, sauta hors de son lit. Elle saisit un balai à tout événement, et descendit sous la voûte.

—Qui est là?... dit-elle en s'appuyant sur son arme.

—La marquise d'Urgel, répondit bien doucement M. Édouard de Saint-Remy.

—Tiens! tiens! tiens! fit la portière; comme on rêve!... j'aurais juré que madame était rentrée... et que le cocher avait dit: Porte, si plaît!...

—Ouvrez donc, madame Gonelle!...

La concierge se décida enfin à obéir.

—Oh! oh! s'écria-t-elle en se frottant les yeux à l'aspect des deux jeunes gens qui étaient entrés vivement et qui avaient refermé la porte derrière eux, qu'est-ce que ça veut dire?

M. Léon vint mettre sa jolie figure toute rose sous le nez de la bonne femme.

—Nous voulons bien vous avouer, ma chère madame Gonelle, dit-il en riant, que nous ne sommes pas la marquise.

—Cet aplomb!...

—Mais, reprit M. Léon, nous sommes ses amis intimes.

—Ses cousins germains, ajouta M. Édouard.

—Ses frères de lait, madame Gonelle!

—Ta ta ta..., fit la portière; je ne vous ai jamais vus, et madame ne reçoit pas à cette heure... Revenez plus tard.

—Vous ne nous avez jamais vus?... se récria M. Édouard.

—Eh bien, Bichette?... fit le portier du fond de sa loge.

—Écoutez!... reprit Léon, nous ne voulons pas vous tenir là entre deux vents, ma chère dame... Il faut que nous voyions la marquise à l'instant même.

—Impossible!

M. Édouard tira de sa poche une demi-douzaine de louis et les mit dans la main de la concierge.

Celle-ci recula jusqu'à la petite lanterne, allumée à la porte de la loge.

Si c'eût été de l'argent blanc, peut-être eût-elle parlementé pour la forme, mais le reflet jaune de l'or lui sauta aux yeux.

Elle lâcha son balai pour faire une belle révérence.

—C'est-à-dire..., se reprit-elle, impossible... Entendons-nous!... vous avez l'air de deux jeunes messieurs bien honnêtes... et il faut bien que vous soyez venus dans la maison puisque vous m'appelez par mon nom de madame Gonelle.

—Mais que fais-tu donc là, Bichette?... criait le concierge.

—La paix, M. Gonelle!... Il est un peu matin... mais les proches parents ça se reçoit à toute heure... et peut-être que madame n'est pas encore couchée.

Elle s'effaça en faisant une seconde révérence.

M. Léon et M. Édouard montaient déjà l'escalier quatre à quatre.

Ils sonnèrent. Ce fut Thérèse qui vint leur ouvrir.

La camériste de madame la marquise d'Urgel venait de déshabiller sa maîtresse, elle était elle-même en négligé de nuit.

La vue des deux jeunes gens la surprit bien autant que la concierge, mais c'était une fille intrépide qui ne perdait pas la tête pour les bagatelles.

—Vous vous trompez, messieurs..., dit-elle en éclairant tour à tour les figures d'Édouard et de Léon; ce n'est pas ici que vous vouliez sonner, je pense?

Les deux jeunes gens, tout en montant l'escalier, avaient opéré dans leur toilette quelques changements.

Leurs chemises de fine batiste laissaient maintenant tomber, hors de leurs redingotes, des jabots froissés et fripés; leurs cheveux s'ébouriffaient à la diable, et ils avaient penché leurs chapeaux sur l'oreille en déterminés tapageurs.

Au lieu de répondre, Édouard fit deux ou trois pas dans l'antichambre en feignant de chanceler.

Léon, pendant cela, caressait sans façon, du revers de la main, la joue de la jolie camériste.

—Bonsoir, Lisette!... dit-il.

—Du tout, Marton, du tout!... ajoutait M. Édouard en faisant le moulinet avec sa badine; nous ne nous trompons pas, mon enfant... nous venons faire une petite visite à ta belle maîtresse.

Il pirouetta sur lui-même, et planta par derrière un gros baiser sur le cou nu de la camériste.

Thérèse n'était point suspecte d'austérité. Elle entendait parfaitement la plaisanterie; mais en ce moment elle avait plus envie de se fâcher que de rire.

—Ah çà! mes petits..., dit-elle, vous êtes ivres ou fous. Pour qui nous prenez-vous, s'il vous plaît?

—Toi, Marton, répondit Édouard, je te prends pour la plus jolie fille que j'aie embrassée depuis une semaine!

—Et quant à ta maîtresse, Toinette, ajouta Léon, nous la prenons pour ce qu'elle est... la belle des belles, morbleu!... la ravissante des ravissantes... Va nous annoncer, mon ange... Le vicomte Léon de Saint-Remy, secrétaire d'ambassade...

—Et le chevalier Édouard de Saint-Remy, gentilhomme de la chambre du roi de Bavière...

Thérèse haussa les épaules.

—Deux échappés de collége!... murmura-t-elle.

Malheureusement, il n'était plus temps de leur fermer la porte au nez. L'ennemi était dans la place. Léon restait bien entre elle et la porte, mais le vicomte Édouard, secrétaire d'ambassade, papillonnait derrière elle et se donnait des airs régence adorables à voir.

La pauvre fille était embarrassée par la légèreté même de son costume et par le bougeoir qu'elle tenait à la main.

C'est à peine s'il lui était possible de se défendre contre les mille lutineries que M. le vicomte et M. le chevalier commettaient à l'envi sur sa personne.

Chaque fois qu'elle voulait protester ou se fâcher, Léon lui prenait le menton en riant à gorge déployée, tandis qu'Édouard s'emparait de sa fine taille.

—Mais c'est indécent!... criait-elle. On n'a jamais vu chose pareille... Finissez! ou je vais appeler au secours!

Et, malgré tout, elle ne pouvait parvenir à se mettre sérieusement en colère.

C'était une connaisseuse que cette bonne Thérèse, et ses adversaires étaient deux si charmants petits scélérats!...

Dans tout le quartier des Écoles, dont elle connaissait le personnel sur le bout du doigt, on n'eût point trouvé des yeux pareils à ceux de M. le chevalier; quant au vicomte, Faublas eût semblé un balourd auprès de lui.

C'était, chez les deux frères, une élégance vive, gracieuse, fanfaronne, à laquelle on ne pouvait point résister.

Et une gaieté si franche! Ils menaient leur folle escapade si bonnement et de si excellent cœur!

Il y avait d'ailleurs du champagne dans ces têtes-là, et Thérèse respectait le champagne.

—Appeler!... se récria M. Édouard; Lison, tu n'y songes pas, ameuter les voisins!... rassembler tout ce qu'il y a de mauvaises langues depuis la loge du concierge jusqu'au sixième étage!... Que t'a donc fait madame la marquise?

—Et que t'avons-nous fait, Angélique?... reprit Léon en parodiant l'accent de la plainte; nous sommes ici pour ton bonheur, petite ingrate!... De par tous les diables, avons-nous l'air de gens qu'on chasse comme des manants?

—Vous avez l'air de deux petits écervelés qui mériteraient de passer le reste de la nuit au corps de garde!... et le corps de garde n'est pas loin!

—La rue à traverser!... s'écria le vicomte; comment, comment, Joséphine, vous descendez à la menace?... Ma fille, nous avons soupé comme des dieux.

—Cela se voit! interrompit la camériste.

—Pure calomnie, Marton!... mon frère et moi, nous boirions douze bouteilles de Champagne sans perdre l'équilibre... Mais voilà que je t'ai assez embrassée pour mon compte, Lisette... et il est temps de parler raison.

—Vous allez vous en aller.

—Indubitablement..., répondit Édouard.

—Ah!... fit Thérèse soulagée.

—Nous nous en irons, reprit le vicomte, dès que nous aurons déposé nos hommages aux pieds de ta charmante maîtresse.

—Encore!...

—Toujours, ma fille!... c'est un parti pris, vois-tu bien... Et tout à l'heure tu vas être des nôtres... Voyons, Toinette, combien faut-il d'argent pour te séduire?

—De l'argent à moi?

—Aimes-tu mieux des baisers? Tu auras l'un et l'autre.

—Impertinents petits fats!... s'écria Thérèse.

Le chevalier Léon, qui était en face d'elle, prit dans sa poche une pleine poignée d'or.

Thérèse rougit et détourna les yeux.

Ce mouvement la mit en face du vicomte Édouard, qui avait à la lèvre un malicieux sourire, et qui avait aussi la main pleine d'or.

—Entre deux feux, ma charmante!... dit-il; je ne vois pas comment tu pourrais résister à cela!...

Thérèse, toute rouge et souriante, regardait tour à tour les deux espiègles, qui faisaient tinter tout doucement les pièces d'or dans le creux de leurs mains gantées.

—En définitive, pensait-elle, ils sont gentils à croquer!... et madame ne déteste pas la plaisanterie! Ah çà! mes beaux messieurs, reprit-elle tout haut, pour or ni pour argent je ne voudrais pas trahir ma maîtresse!

—Cela se voit sur ta figure, Lisette!... interrompit le chevalier.

—On ne m'en passe pas, ajouta le vicomte; j'ai deviné tout de suite que tu étais la perle des soubrettes!

Ce disant, le petit vicomte lui prenait la main droite, tandis que le chevalier s'emparait de sa main gauche.

Thérèse eut un petit frémissement doux au contact de l'or.

—Si j'étais bien sûre...! murmura-t-elle.

—Sûre de quoi, mignonne?... s'écria le vicomte; de notre moralité?... Nous sommes connus pour les plus mauvais sujets de Paris... Tu vois bien que tu n'as rien à craindre!

Thérèse réfléchit un instant. Puis elle posa son bougeoir sur un meuble et ôta tranquillement sa coiffe de nuit, après avoir eu soin de serrer la double offrande dans sa poche.

MM. Édouard et Léon de Saint-Remy la regardaient faire avec surprise.

Elle dénoua d'abord ses cheveux qui tombèrent, épars, sur ses épaules.

—Si je devine juste..., dit le vicomte, tu es une adorable friponne, Lisette!

Thérèse, au lieu de répondre, arracha deux ou trois agrafes de sa camisole, et en déchira, d'un seul coup, l'une des manches, depuis le haut jusqu'en bas.

Puis elle regarda les deux jeunes gens d'un air résolu.

—Voyons si vous êtes de vrais mauvais sujets!... dit-elle.

Avant qu'ils eussent pu répondre, elle s'élança vers l'appartement de sa maîtresse en criant au secours.

Malgré leurs seize ans, le petit vicomte et le petit chevalier semblaient, en vérité, connaître assez bien les femmes. Ils ne parurent point déconcertés de cette fugue soudaine, et entrèrent du premier coup dans la comédie.

—En avant!... s'écria Édouard. Marton aurait dû nous prévenir... Mais elle nous a jugés dignes d'improviser notre rôle!

Ils coururent tous deux sur les pas de la soubrette et s'introduisirent, en la serrant de près, jusque dans la chambre de madame la marquise.

Thérèse criait toujours et tremblait comme la feuille.

Lola, prise à l'improviste, était sérieusement effrayée.

—Qu'est-ce donc?... avait-elle demandé au moment où la soubrette en désordre s'était jetée dans son appartement comme dans un asile.

—Oh! madame!... oh! madame! répliqua Thérèse d'une voix entrecoupée, quels démons!... Je crois que j'en mourrai!...

Les jolies têtes des deux jeunes gens se montrèrent en ce moment à la porte.

Lola, un pied chaussé, l'autre nu, était en train de monter sur son lit. La vue des deux jeunes gens modéra très-manifestement son épouvante, car elle avait redouté un danger d'une autre sorte.

Néanmoins, elle poussa un cri, et jeta un peignoir sur ses épaules nues en prenant des poses de colombe effrayée.

Thérèse était debout, au milieu de la chambre, faisant de grands hélas! et cherchant l'occasion de se trouver mal.

Édouard et Léon étaient entrés, et avaient fermé derrière eux la porte au verrou.

—Messieurs!... messieurs! dit la marquise, voilà une conduite infâme!... Je ne vous connais pas.

—Mon Dieu!... mon Dieu! soupirait Thérèse, quels démons!

Elle se laissa choir sur un fauteuil.

Édouard et Léon étaient restés auprès de la porte. Ils s'inclinèrent respectueusement et firent quelques pas, le chapeau à la main.

—Madame la marquise..., dit Édouard avec lenteur, et comme si l'émotion eût embarrassé sa parole, daignez nous pardonner...

—Vous pardonner, messieurs!

—Nous sommes plus coupables encore que vous ne le pensez peut-être... Nous avons forcé la porte de votre hôtel... Nous avons feint l'ivresse pour avoir un prétexte d'user de violence envers cette pauvre fille...

—Les petits monstres n'avaient même pas bu de champagne! pensa Thérèse qui s'éventait avec un mouchoir; il n'y a plus d'enfants!

—Nous l'avons menacée..., reprit Édouard; nous l'eussions tuée, madame, si elle ne nous avait pas livré passage!

—Mon Dieu!... mon Dieu!... fit Thérèse, je l'ai échappé belle, à ce qu'il paraît!

—Mais..., balbutia la marquise, quel est votre dessein, messieurs?

—Notre dessein, nous allons vous le dire, madame... et nous vous prions de considérer que nous sommes de sang-froid, autant qu'on peut l'être auprès d'une femme délicieuse... Notre nuit n'a point eu d'orgie... Ce que nous promettrons, nous le ferons... et rien au monde n'est désormais capable d'entraver nos desseins.

Lola, tout en feignant de baisser les yeux, les considérait à la dérobée. Ils étaient jolis comme des Amours, et l'aventure, après tout, ne lui déplaisait qu'à moitié. Il y avait pourtant un doute vague dans son esprit; ses souvenirs s'émouvaient; il lui semblait avoir vu déjà quelque part ces charmants visages...

Mais elle ne savait se dire en quel lieu, ni à quelle époque.

Les deux frères, cependant, restaient inclinés devant elle. Le chevalier Léon baissait ses grands yeux timides, et le vicomte la provoquait d'un regard de feu.

Ce fut ce dernier qui reprit encore:

—Vous sentez bien, madame la marquise, que pour en arriver au point où nous en sommes, il a fallu jeter hors de notre cœur toute hésitation et toute crainte... Nous vous aimons tous les deux d'un amour irrésistible et absolu... Il faut que l'un de nous soit heureux... et nous venons vous prier de faire votre choix.

La marquise eut un sourire d'ironie.

—Madame, reprit le vicomte Édouard avec un sourire plus respectueux, je vous supplie de vouloir bien peser mes expressions... J'ai dit: «Il le faut.»

—De sorte que, en tout ceci, répliqua la marquise qui se redressa, ma volonté ne compte pour rien...

—Si fait, madame... J'ai eu déjà l'honneur de vous dire que vous pouviez choisir entre nous deux.

—Vous êtes fous! dit sèchement Lola, et je vous invite à vous retirer, messieurs.

Le vicomte roula un fauteuil jusqu'auprès de la marquise, et lui baisa révérencieusement le bout des doigts en la contraignant à s'asseoir.

—Ce n'est pas votre dernier mot..., dit-il gardant toujours le ton de la prière; nous sommes jeunes, riches, nobles...

—Et qu'importe tout cela? s'écria le chevalier Léon qui n'avait encore rien dit, nous vous aimons, madame... nous vous aimons... Et moi, je passerais ma vie à être votre esclave.

—En voilà un qui fait fausse route, pensa Thérèse; l'autre est beaucoup plus fort!

Édouard jeta sur son frère un regard jaloux.

—Penses-tu donc aimer plus que moi?... s'écria-t-il; si je parle de ma fortune et de mon nom, c'est pour les mettre à vos pieds, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Lola; je voudrais doubler, tripler, centupler mes cent mille livres de rente, pour que vous fussiez puissante comme une déesse et pour voir vos caprices devenir la loi du monde!

—Parlez-moi de celui-là!... se dit Thérèse, ça va se terminer agréablement, j'en suis sûre!

La physionomie de Lola, qui s'adoucissait à vue d'œil, permettait vraiment cet espoir.

Pourtant, on ne pouvait décemment céder ainsi à la première sommation; il fallait garder au moins les honneurs de la guerre.

Lola changea de tactique, et se prit à sourire.

—Messieurs, dit-elle, la gageure était difficile, et vous vous en êtes assez galamment tirés pour votre âge... Vos amis vous attendent sans doute en bas pour vous féliciter de votre vaillance... Allez les rejoindre, messieurs; vous en avez fait assez pour ce soir... Mais je suis curieuse... Combien aviez-vous parié, M. le vicomte?

—Un pari, madame!... Sur notre honneur...

La marquise se leva.

—Ne vous parjurez pas, messieurs, reprit-elle; vous êtes venus ici pour faire ma conquête... Vous avez réussi... Seulement, je vous trouve charmants tous les deux... et, dans une affaire aussi grave, il me faut du temps pour opérer mon choix.

Le vicomte et le chevalier se regardèrent à la dérobée. Ceci était un méchant coup fort malaisé à parer.

—Ne croyez pas que je plaisante!... poursuivit la marquise avec un sourire tout aimable; revenez demain... après-demain... quand vous voudrez... ma maison vous sera toujours ouverte.

Les deux frères restaient immobiles et muets.

—Eh bien!... fit la marquise, est-ce être trop exigeante que de vous demander quelques heures de délai?

—Notre amour..., commença le vicomte.

—C'est convenu!... votre amour est fougueux, entraînant, incomparable!... Mais j'ai sommeil, messieurs, et je vous prie d'avoir pitié de moi.

La chance tournait. Thérèse, qui marquait les points, pouvait constater que les deux frères perdaient leur avantage.

Édouard fut quelque temps avant de répondre.

—Madame..., dit-il en prenant un petit ton dégagé, il est évident que nous devrions tomber à genoux et vous rendre grâce... Mais que voulez-vous? Nous sommes des enfants gâtés... nous avons mis dans notre tête,—mille pardons de vous dire cela, madame la marquise,—que l'un de nous ne sortirait point cette nuit de votre chambre à coucher... Coûte que coûte, il faut que cela soit!

Lola fronça le sourcil.

—Ainsi, monsieur..., dit-elle, vous ne voulez pas m'obéir?

—Nous vous en offrons nos excuses à genoux, madame...

Lola fit un pas vers la cheminée.

—Il faut donc que je finisse par où j'aurais dû commencer! murmura-t-elle; je vais appeler mes gens...

Loin de chagriner nos deux petits Faublas, cette nouvelle tournure que prenait la scène sembla leur causer un plaisir évident; chacun d'eux eut grand'peine à comprimer le triomphant sourire qui voulait épanouir sa lèvre.

D'un bond, le vicomte Édouard s'était placé entre la marquise et la cheminée.

Lola voulut passer outre. Le vicomte, au lieu de l'arrêter, suivit à la lettre les bonnes traditions recommandées par les maîtres en ces circonstances; il saisit sur la cheminée une paire de ciseaux damasquinés et trancha, d'une main habile, les deux cordons de sonnette.

—A moi, Thérèse!... s'écria la marquise.

—Tiens!... fit le chevalier Léon; Marton ne s'appelle pas Angélique!...

Comme la soubrette faisait mine d'aller au secours de sa maîtresse, il l'entoura de ses deux bras.

Une lutte s'engagea. Le chevalier Léon ne brillait pas par la vigueur, car la victoire allait rester à Thérèse sans l'intervention du vicomte.

Celui-ci arrivait, tenant à la main les deux cordons de sonnette.

—Vingt louis si tu te laisses garrotter!... murmura-t-il à l'oreille de la camériste.

Thérèse cessa de résister et se prit a pousser des gémissements lamentables.

Le vicomte lui lia solidement bras et jambes.

—Ah!... disait Thérèse en pleurant, ma pauvre maîtresse! ma pauvre maîtresse!...

Celle-ci avait pris le parti de tomber sur un siége dans une posture agaçante, et de s'évanouir.

Quand le vicomte et le chevalier retournèrent vers elle, après avoir noué un foulard sur la bouche de Thérèse, la marquise leva sur eux ses beaux yeux mourants.

—Je suis à votre merci, messieurs, dit-elle; ayez pitié de moi!...

Le vicomte et le chevalier ne semblaient point trop pressés d'abuser de leur victoire. Ils approchèrent deux siéges et s'assirent en face de l'infortunée marquise en reculant son fauteuil.

Le chevalier Léon riait sous sa fine moustache.

—Veuillez vous calmer, madame, reprit Édouard; maintenant que votre femme de chambre ne peut plus vous défendre ou s'échapper pour appeler du secours, vous n'avez absolument rien à craindre de nous.

Le vicomte s'interrompit pour dessiner du bout de sa badine des arabesques sur le parquet; il hésitait; son minois, tout à l'heure si hardi, peignait maintenant une nuance d'embarras.

—Ce qui nous reste à dire est extrêmement délicat..., poursuivit-il; mais on ne peut pas vous le cacher plus longtemps, belle dame... Ce n'est pas pour vous que nous sommes venus...

Lola tressaillit faiblement et darda un furtif regard par-dessous ses paupières closes. Elle ne répondit point.

Le vicomte hésitait toujours.

—Allons, dit le petit chevalier en fronçant ses jolis sourcils, je crois qu'il faut que je parle... Vous êtes trop galant, monsieur mon frère... Voici le fait, madame la marquise... Vous avez chez vous une jeune fille à laquelle nous nous intéressons tous les deux au plus haut degré...

La marquise ne le laissa pas achever. Oubliant sa faiblesse et sa pâmoison ébauchées, elle bondit sur ses pieds comme une lionne.

—Ah! fit-elle entre ses dents serrées; ce n'est pas pour moi que vous venez!...

A son tour, Léon se leva d'un mouvement violent, comme s'il eût lâché la bride tout à coup à une colère longtemps contenue.

Le vicomte le força de se rasseoir.

—Madame, reprit-il en jetant un regard vers les fenêtres où commençaient à poindre les premières lueurs de l'aube, le temps nous presse et il nous faut hâter le dénoûment de tout ceci... Cette jeune fille dont mon frère vient de vous parler ne doit point rester avec vous... Nous venons la chercher.

Il ne s'agissait plus d'attaques plus ou moins audacieuses, ni de folles galanteries. La marquise entrevoyait le piége. Jusqu'alors, elle s'était forcée à trembler, et son courroux était de commande, comme sa frayeur.

Mais, à présent, tout devenait réel, terreur et colère.

Elle était très-pâle; ses sourcils noirs se fronçaient durement. Ses regards, qui s'étaient portés d'abord vers Thérèse garrottée, se clouaient à présent au sol.

—Veuillez nous répondre, madame, dit encore le vicomte qui reprenait tout son sang-froid; nous livrerez-vous cette jeune fille?

—Non, repartit Lola à voix basse.

—Réfléchissez, s'écria Léon; ce qu'on n'obtient pas de gré, on le prend de force!

La marquise essaya de sourire.

—Ceci est un jeu d'enfants, messieurs, dit-elle. Vous avez lié ma femme de chambre et coupé les cordons des sonnettes... ces moyens-là réussissent seulement dans les vieux contes à dormir debout... Que j'élève la voix, et les voisins, éveillés, vont accourir...

—Cela peut être vrai, madame, répliqua froidement Édouard; mais je vous promets que vous n'élèverez pas la voix.

Il écarta un peu les revers de sa redingote, et prit à la main un petit pistolet mignon; son frère fit de même.

Thérèse ouvrait de grands yeux dans son coin. Au moment où la scène avait changé d'aspect d'une façon si complétement inattendue, elle avait essayé de se débarrasser de ses liens à la sourdine; mais il se trouvait que, tout en se jouant, le vicomte et le chevalier l'avaient attachée de main de maître, et bâillonnée dans la perfection.

Chargement de la publicité...