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Les chasseurs mexicains: Scènes de la vie mexicaine

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—Peut-être serai-je plus heureux que vous. Donnez, je vous prie, l'ordre qu'on le conduise en ma présence.

L'officier se hâta d'obéir; il revint au bout de quelques minutes suivi de plusieurs rancheros qui amenaient, ou plutôt portaient au milieu d'eux, car il refusait de marcher, bien que ses jambes fussent à peu près libres, notre ancienne connaissance, le señor Matadiez.

Le bandit n'avait rien perdu de son effronterie, ni de sa cynique assurance. Le seul changement qui s'était opéré en lui, c'est que ses yeux de chat-tigre semblaient lancer des flammes sous ses sourcils froncés à se joindre, et que l'expression de sa physionomie était encore plus farouche que de coutume.

Don Pablo jeta sur le drôle un regard investigateur, et s'adressant à l'officier:

—Capitaine, dit-il froidement, faites prendre les armes à dix cavaliers et qu'ils se tiennent prêts pour une exécution.

Le capitaine fit un signe, dix rancheros s'approchèrent, la carabine à la main et se placèrent silencieusement en face du prisonnier.

Celui-ci demeura impassible, indifférent en apparence à ces préparatifs dont cependant il comprit toute la menaçante signification.

—Tu es condamné à mort, prépare-toi à mourir, dit don Pablo d'un ton bref en s'adressant au prisonnier.

Le bandit sourit avec dédain.

—Je suis condamné à mort depuis ma naissance, répondit-il d'une voix railleuse; un peu plus tôt un peu plus tard, toute créature humaine doit en arriver là, c'est le but commun, nul être vivant ne le peut éviter. Faites donc de moi ce qu'il vous plaira.

—Tu ne crains pas la mort?

—Pourquoi la craindrais-je, c'est la fin de tout.

—Ou le commencement!

—Peut-être; que m'importe!

—La vie est belle cependant, quand on est jeune, fort et riche.

—Oui, mais quand on est pauvre, elle ne vaut pas la peine qu'on prend à essayer de la prolonger.

—Hum! Si au lieu de te faire exécuter, comme c'est mon droit, je te pardonnais?

—Vous plaisantez, colonel! dit le bandit avec un tressaillement involontaire.

—Suppose un instant que je parle sérieusement.

—A quoi bon supposer ce qui ne saurait être? répondit-il en haussant les épaules. Vous m'avez arrêté en flagrant délit; c'est une partie comme une autre engagée entre nous. J'ai joué, j'ai perdu, je dois payer.

—Alors, tu veux mourir?

—Je ne dis pas cela. Il y a toujours chez l'homme le plus brave un sentiment instinctif qui le pousse à conserver la vie.

—Tu peux vivre si tu le veux.

—Est-ce un marché que vous me proposez, colonel?

—C'est un marché, oui, señor Matadiez.

—Hein? s'écria le bandit dont l'œil lança un fulgurant éclair, vous me connaissez?

—Oui, je te connais.

—Et me connaissant vous me feriez grâce?

—Non seulement je te ferai grâce si tu le veux; mais encore je te rendrai riche.

—Bon; alors on peut s'entendre. Il est inutile de me tenir ainsi plus longtemps garrotté comme un novillo; ordonnez qu'on détache mes liens et qu'on nous laisse seuls.

—Si je fais ce que tu désires, tu n'essaieras pas de t'échapper?

—Ma foi, non; la vie me pèse, j'irai de moi-même me placer devant les carabines de vos soldats, je vous le jure, quand vous me l'ordonnerez; si vous me connaissez, vous savez qu'on peut avoir confiance en ma parole.

Don Pablo fit un signe d'assentiment.

—Déliez cet homme, dit-il.

On obéit; le bandit poussa un rugissement de joie et fit sur place un bond prodigieux sur lui-même, comme pour s'assurer qu'il était réellement rentré en possession de toutes ses facultés.

Les soldats s'éloignèrent; le colonel et le bandit demeurèrent seuls.

En recouvrant sa liberté, Matadiez avait repris toute son insouciance.

—Alors, fit-il en riant, ce ne sera pas encore pour cette fois.

Et s'approchant vivement de don Pablo:

—Colonel, lui dit-il sans lui donner le temps de lui adresser la parole, je sais ce que vous désirez de moi; je ne tromperai pas votre attente. Je vous dois la vie, je m'acquitterai loyalement; je n'ai jamais renié mes dettes, et, vive Dieu! celle-là est sacrée. Vous voulez savoir, n'est-ce pas, ce qu'est devenue la jeune fille qui a disparu? Je l'ignore; mais je le saurai bientôt, soyez tranquille. De plus, non seulement je vous aiderai à la sauver, mais encore je m'engage à vous apprendre, quoique je ne le sache pas moi-même, quel est l'homme qui m'avait payé pour m'emparer de la pauvre enfant. Vous ai-je deviné, est-ce bien là tout ce que vous désirez de moi?

—Tu m'as deviné, en effet, et c'est tout ce que je désire de toi; si tu tiens la promesse que tu me fais, je te le dis à mon tour, sois tranquille.

—Bon, ne parlons pas de cela maintenant, reprit-il d'un ton enjoué; après la réussite nous réglerons cette affaire.

—Soit. Un mot encore?

—Parlez.

—Comment te trouvé-je de si bonne composition, toi cependant si...

—Féroce? bah! dites le mot, allez, colonel; deux raisons m'ont engagé à agir ainsi que je le fais; la première, c'est que vous avez été franc avec moi, et que vous m'avez témoigné de la confiance en me rendant ma liberté sur parole; la seconde, c'est que je suis peut-être un tigre, mais qu'à coup sûr je ne suis pas un loup; je tue sans remords un homme, et cela bravement, en face, mais je répugne à enlever les enfants et les femmes, je trouve cela lâche. J'ai été malgré moi entraîné à tenter cette expédition, elle me répugnait; mais j'étais à bout de ressources et je ne voulais pas mourir de faim. Voilà mon excuse, si quelque chose peut excuser une action aussi indigne.

—Bien, je m'attendais à cette réponse, je suis heureux de ne point m'être trompé sur ton compte; allons, tu vaux mieux que ta réputation, je ne désespère pas de te voir revenir au bien.

—C'est bien difficile, colonel, répondit-il en hochant la tête... cependant qui sait?

Don Pablo appela d'un geste le capitaine qui se promenait de long en large à quelques pas en attendant la fin de ce long entretien.

—Cet homme est libre, lui dit-il, rendez-lui son cheval et ses armes.

Le capitaine s'inclina.

—Merci, dit Matadiez, cette dernière faveur achève de m'attacher à vous; adieu, colonel; avant peu vous aurez de mes nouvelles, et j'espère que vous serez satisfait; où vous retrouverai-je?

—Auprès du général Santa-Anna.

—Cela suffit, adieu.

Il salua respectueusement le colonel, reprit ses armes qu'un ranchero avait apportées, caressa son cheval, se mit en selle d'un bond, et partit ventre à terre dans la direction du voladero.

Don Pablo le suivit un instant du regard, puis il pencha son front pensif en murmurant:

—Ce moyen était le seul qui m'offrit des chances de succès; ai-je eu tort de l'employer? Peut-être!

Et il demeura plongé dans ses réflexions.


XI

Miss Anna.

Nous abandonnerons provisoirement le camp des rancheros, et, faisant rétrograder notre récit de quelques heures, nous retournerons sous la voûte du voladero au moment où, sur l'ordre de Matadiez, les torches avaient été éteintes toutes à la fois.

Miss Anna, effrayée par l'obscurité subite qui avait instantanément succédé à la lueur douteuse qui jusque-là avait éclairé le combat, mais conservant cependant toute sa présence d'esprit, s'était, autant que cela lui était possible, rapprochée de son père, dont elle sentait combien il était important pour elle de ne pas être séparée.

Tout à coup elle frissonna; elle avait senti une main presser doucement la sienne et s'appuyer fortement sur la bride de son cheval, qui, obéissant à l'impulsion nouvelle qui lui était donnée, au lieu d'avancer comme elle le désirait, reculait peu à peu, mais par un mouvement continu, de façon à sortir de la mêlée. Inquiète de cette direction donnée malgré elle à sa monture, la jeune fille, soupçonnant un nouveau piège, se tint sur ses gardes, prête à tout événement, et résolue à faire face au danger, quel qu'il fût, qu'elle prévoyait.

Miss Anna ne ressemblait en rien à ces jeunes filles de notre vieille Europe, qui, abritées sous l'aile tutélaire d'une mère inquiète et attentive, ou derrière les murailles épaisses d'un couvent, rendues faibles et craintives par l'invisible mais toute puissante protection qu'elles sentent planer incessamment autour d'elles, tremblent au bourdonnement d'une mouche qui vole, et s'évanouirent à l'appréhension d'un danger imaginaire; issue de deux sangs fiers et énergiques, l'indomptable volonté et le sang-froid de la race anglo-saxonne se réunissaient en elle au courage patient et dévoué, et à l'angélique douceur de la race hispano-américaine; élevée au Mexique, au milieu des continuelles révolutions qui bouleversent ce malheureux pays, elle s'était, enfant, accoutumée à regarder le danger en face, à ne chercher de protection qu'en elle-même et à agir sous l'impulsion de son propre cœur.

On se tromperait fort si, d'après ce que nous venons de dire, on se figurait miss Anna comme une espèce d'amazone se plaisant au milieu du danger et parfois le recherchant pour se donner la joie d'y échapper par sa force et son courage; il n'en était rien: dans la vie ordinaire, miss Anna était une jeune fille douce, modeste, rougissant au moindre mot et obéissant passivement, sans colère ni impatience, aux ordres souvent un peu durs de son père, heureuse même d'être ainsi délivrée de toute responsabilité personnelle et de pouvoir se livrer en liberté à ses rêves de jeune fille. Mais, dans les circonstances exceptionnelles, son caractère s'éveillait pour ainsi dire; il grandissait avec les événements, et, si graves qu'ils fussent, il la maintenait toujours à leur niveau.

Cette fois encore, à l'approche du danger, miss Anna sentit croître son courage; la situation était pour elle excessivement critique; isolée pour ainsi dire au milieu de tous ces hommes qui combattaient avec acharnement dans les ténèbres, elle comprit qu'elle n'avait de secours à demander à personne, que c'était en elle-même qu'elle devait chercher protection, et que, si elle hésitait à se défendre, elle était perdue.

Son parti fut pris en un instant.

Feignant de se tromper sur les intentions de l'homme qui tenait son cheval, elle cessa d'essayer à dégager sa bride, et, se penchant légèrement en avant:

—Est-ce vous, Remigo Vásquez, demanda-t-elle, qui essayez de me sortir de la mêlée?

—Oui, señorita, répondit une voix étouffée dont l'intonation sinistre aurait dissipé tous ses doutes, si par hasard elle en avait conservé; c'est l'ordre de votre père.

—Bien, dit-elle, approchez-vous et prenez ma valise; elle est à moitié dégrafée. Je ne veux pas qu'elle demeure entre les mains de ces bandits.

Presque aussitôt la jeune fille sentit les mains de l'inconnu sur la croupe de son cheval. Réunissant les rênes, elle appuya vigoureusement les éperons aux flancs de l'animal, qui hennit de douleur, le fit cabrer et le lança en avant avec une rapidité vertigineuse.

Le cheval partit à fond de train, renversant du poitrail tous les obstacles qui s'opposaient à son passage. La jeune fille entendit un blasphème, une balle siffla à son oreille et perça son chapeau: c'était probablement le bandit qui essayait de se venger du tour qu'elle lui avait joué.

La jeune fille ne s'occupa point de cet incident, elle ne songeait qu'à fuir et à sortir de la mêlée; tout à coup un fracas horrible retentit, une masse de terre et de rochers s'était détachée de la voûte et était tombée à deux pas derrière elle; une seconde de plus elle était engloutie sous les décombres.

Le cheval épouvanté redoubla de vitesse, emportant dans sa course furieuse sa maîtresse à travers la campagne.

Miss Anna était sauvée, provisoirement du moins, du péril le plus grand qu'elle avait à redouter.

Les rochers avaient élevé en s'amoncelant une infranchissable barrière entre elle et ses ravisseurs; malheureusement elle était seule, car elle se trouvait séparée à la fois de ses amis et de ses ennemis, et abandonnée au milieu de la nuit dans un désert inconnu.

Elle continua cette course affolée, poursuivie pendant quelques instants encore par les horribles cris d'agonie des misérables écrasés sous les décombres; puis les cris et le tumulte des combats s'éteignirent peu à peu, tout retomba dans le silence et elle demeura seule, essayant vainement de calmer sa monture et de ralentir sa course furieuse qui augmentait à chaque seconde.

Elle n'avait échappé au péril d'être enlevée et peut-être assassinée par les bandits que pour se voir presque aussitôt exposée à être précipitée dans quelque fondrière ou brisée sur les rochers de la route par un animal emporté que la terreur rendait fou.

La nuit était claire et étoilée, la route large, la jeune fille ne désespéra pas de son salut; renonçant à arrêter son cheval, elle se borna à le diriger autant que possible en ligne droite, tout en lui parlant et en le flattant doucement avec la main, attendant avec le stoïcisme d'un esprit énergique qui a la conviction d'avoir tout fait pour se sauver, soit que le cheval buttât contre une pierre invisible et roulât avec elle sur le sol, soit, ce qui était moins probable, qu'il s'arrêtât de lui-même; préparée à l'un ou à l'autre événement, la jeune fille adressa à Dieu une fervente prière et continua, résignée à ce que le ciel ordonnerait d'elle, sa course fiévreuse dans la nuit.

Depuis plus d'une heure déjà, semblable au coursier-fantôme de la légende allemande, le cheval filait silencieusement dans l'espace, portant courbée sur son cou et cramponnée à sa crinière la jeune fille que, malgré tout son courage, la terreur commençait à envahir; les arbres échevelés fuyaient à droite et à gauche de la route, les accidents du paysage se noyaient dans les teintes mates de l'horizon.

Ce steeple-chase effroyable continuait avec la même vertigineuse rapidité; le cheval soufflait du feu par les naseaux; il faisait entendre des rauquements sourds et des ahans de fatigue; un nuage de fumée grisâtre l'enveloppait comme un linceul, et malgré les efforts de la jeune fille, il maintenait toujours cette allure affolée qui menaçait d'aboutir à une épouvantable catastrophe.

Cependant l'aspect du paysage peu à peu se modifiait, la route devenait meilleure, les arbres plus resserrés et plus touffus prenaient l'apparence d'une alameda, tout semblait présager qu'on approchait d'un pueblo ou du moins d'une ranchería; déjà se voyaient, à une assez courte distance, se détachant de la masse sombre de l'horizon sur laquelle ils tranchaient, ces murs en adobe, blancs et peu élevés qui, au Mexique, aux environs des villages, servent à clore les champs et les propriétés rurales.

Miss Anna releva doucement la tête et jeta un regard anxieux autour d'elle, l'espoir lui remontait au cœur: les villageois quittent le lit de bonne heure pour aller soigner les bêtes au corral et commencer les durs travaux des champs. Tout n'était pas perdu; la jeune fille pouvait être sauvée, si Dieu, qui jusque-là l'avait si évidemment protégée, consentait une fois encore à lui venir en aide.

Cependant, à droite et à gauche du chemin, perdus dans la brume, commençaient à apparaître des ranchos épars çà et là, sentinelles perdues du village qui nécessairement ne devait pas être loin.

Peu à peu les ranchos se rapprochèrent à droite et à gauche, s'alignèrent de chaque côté de la route, puis enfin ils se joignirent et se soudèrent pour ainsi dire les uns aux autres, et formèrent une large rue. Miss Anna, toujours emportée par son cheval, entrait dans un pueblo.

L'aube commençait à rayer les nuages de nuances plus claires; à l'horizon, des teintes blanchâtres envahissaient le ciel, le soleil ne tarderait pas à se lever, le jour à paraître; derrière les fenêtres de quelques ranchos, des lumières tremblotantes annonçaient le réveil des habitants; au bruit saccadé du galop précipité du cheval, plusieurs portes s'entrouvrirent. Miss Anna poussa alors des cris de détresse en demandant du secours.

Tout à coup un cavalier apparut à l'extrémité opposée du village; un coup d'œil lui suffit pour comprendre la situation désespérée de la jeune fille.

—Courage! lui cria-t-il, redressez-vous sur la selle!

La jeune fille devina plutôt qu'elle n'entendit cette recommandation et obéit instinctivement, car, malgré tout son courage et sa force de volonté, la pauvre enfant, en proie à un vertige horrible, n'avait plus pour ainsi dire conscience de ce qui lui arrivait. Le cavalier inconnu s'élança à toute bride et arriva comme un ouragan au-devant de la jeune fille, en faisant tourner son lasso autour de sa tête.

Tout à coup le lasso s'abattit sur le cou de l'animal; le cheval, effaré, fit un effort terrible, poussa un hennissement de douleur et s'abattit foudroyé sur les genoux, frissonnant de terreur et soufflant avec force.

La jeune fille lâcha la bride, ferma les yeux, et, adressant une suprême prière à la Divinité, elle s'évanouit.

Mais elle ne toucha pas le sol, des mains empressées l'avaient enlevée de selle et empêchée de se briser le crâne sur le cailloutis pointu qui pavait la route.

Lorsqu'elle reprit ses sens, il faisait grand jour, plusieurs femmes l'entouraient et lui prodiguaient des soins.

La jeune fille souleva péniblement sa tête alourdie par la douleur et jeta un regard anxieux autour d'elle, essayant de rappeler ses idées confuses encore et de se souvenir de ce qui s'était passé.

Miss Anna était à demi couchée sur une butaca dans une chambre modestement meublée, mais très propre; le soleil entrait joyeusement par les fenêtres ouvertes et donnait un air d'indicible gaieté à cette pauvre demeure.

La pitié la plus sincère, l'intérêt le plus réel animaient le visage des femmes qui entouraient la jeune fille; elle sourit doucement en les regardant avec reconnaissance et referma les yeux.

Mais cette fois elle n'était plus évanouie, le calme renaissait peu à peu dans son esprit, l'intelligence voilée par le choc de tant d'événements terribles reprenait son empire et recommençait à se faire jour, la souffrance s'éveillait de nouveau avec le souvenir.

Quelques minutes s'écoulèrent sans que le plus léger bruit vînt troubler le silence religieux qui régnait dans la chambre; enfin miss Anna sentit qu'on lui prenait délicatement la main, en même temps une douce voix murmura à son oreille:

—Pourquoi pleurer ainsi, señora, votre souffrance redoublerait-elle? Au nom de la sainte Vierge de Guadalupe, ayez confiance en nous, nous serions si heureuse de vous soulager.

Miss Anna rouvrit ses yeux pleins de larmes, la douleur l'avait vaincue, elle pleurait.

—Merci, répondit-elle en essayant de sourire, merci; vous êtes bonnes et je vous rends grâce des soins si touchants que vous avez prodigués avec une délicatesse si grande à une étrangère. Dieu vous récompensera.

—Nous n'avons fait que notre devoir, señorita, reprit la femme qui déjà lui avait parlé; mais Dieu soit loué, vous êtes sauvée maintenant.

—Hélas! murmura la jeune fille en sentant redoubler sa douleur, c'est vrai, mon Dieu! je suis sauvée.

La jeune Indienne, pauvre fille aussi ignorante qu'elle était bonne, se trompa à l'expression de ces paroles.

—Vous pourrez continuer votre voyage aussitôt que vos forces seront revenues, dit-elle avec douceur; votre cheval n'est point blessé, on en a pris le plus grand soin; et puis, voyez, votre valise est là près de vous, sans que rien y manque.

—Oh! fit-elle avec un geste de nonchalance charmante, ce n'est point de cela que je voulais parler.

—Comment vous sentez-vous à présent, señora?

—Mieux, beaucoup mieux; j'espère que dans quelques heures mes forces seront assez revenues pour me permettre de continuer mon voyage.

—Ne vous hâtez pas autant de vous remettre en route, señora; bien que nous ne soyons que de pauvres Indiens, grâce à Dieu, si restreintes que soient nos ressources, elles nous permettent encore d'offrir une hospitalité, sinon luxueuse, du moins décente aux voyageurs dans votre position.

—Merci, mon enfant; comment vous nommez-vous?

—Anita, señora, pour vous servir, répondit-elle avec une révérence; mon mari a été pressé il y a quelques jours, et a été forcé de se rendre à l'armée que son Excellence le président a rassemblée à San Luis de Potosí, pour battre les hérétiques.

—De sorte que vous êtes seule ici maintenant, mon enfant, reprit miss Anna, amusée par le gentil babil de la pauvre fille.

—Hélas! oui, señora, répondit-elle en portant ses mains à ses yeux mouillés de larmes, et bien triste, allez.

—Je vous crois, chère petite, et je vous plains sincèrement. Nous reviendrons sur ce sujet, ajouta-t-elle avec intention.

—Je suis à vos ordres, señora.

—Mais dites-moi, ma chère Anita, quel est l'homme généreux qui m'a si providentiellement sauvée d'une mort horrible?

—Je ne le connais pas, señora, il est forastero, étranger,—et entrait en même temps que vous dans le village.

—C'est Dieu qui l'envoyait à mon secours, murmura pieusement la jeune fille.

—Oh! bien certainement, señora.

—Et qu'est-il devenu? A-t-il continué sa route?

—Non, señora; il a déclaré qu'il ne s'éloignerait pas avant de savoir comment vous êtes, et il attend qu'il vous plaise de le recevoir.

—Pourquoi ne m'avoir pas dit cela plus tôt?

—Désirez-vous donc qu'il entre?

—A l'instant, si cela est possible.

—Vous allez être satisfaite. Et la jeune Indienne quitta la chambre, suivie de ses compagnes, auxquelles elle avait fait signe de ne pas demeurer davantage.

En effet, miss Anna était complètement remise de son affreux accident et n'avait plus besoin que de calme et de repos.

Quelques minutes s'écoulèrent; enfin la porte s'ouvrit et Anita reparut, précédant l'homme qui avait si adroitement lacé le cheval au milieu de sa course furibonde, et, selon toutes probabilités, préservé la jeune fille d'une chute mortelle.

L'inconnu entra timidement dans la chambre, marchant sur la pointe du pied pour empêcher ses lourds éperons de grincer sur le sol, et il s'arrêta devant la jeune fille, la tête basse et tournant gauchement et d'un air embarrassé son chapeau entre ses mains.

Miss Anna examina attentivement cet homme et un frisson de crainte la saisit sans qu'il lui fût possible de se rendre compte de l'émotion étrange qu'elle éprouvait à la vue des traits sinistres de cet individu, qui pourtant était son sauveur. Cependant elle surmonta cette première impression, et lui faisant un geste gracieux de la main:

—Approchez, señor, lui dit-elle d'une voix douce et harmonieuse, mais légèrement tremblante, je tenais à vous voir et à vous exprimer moi-même la vive reconnaissance que je conserverai pour le signalé service que vous m'avez rendu.

—Señorita, répondit l'étranger d'une voix sourde, vous ne me devez aucune reconnaissance pour ce que j'ai fait; tout vaquero mexicain sait lacer un cheval emporté; ce n'est pas un grand mérite; il n'y a donc pas là un motif à un remercîment de la part d'une personne comme vous!

—Au contraire, car vous avez agi sous l'impression d'un bon mouvement, puisque je vous suis complètement étrangère.

—En êtes-vous sûre, señorita? répondit-il en relevant enfin la tête et la regardant avec une expression singulière.

—Mais, murmura la jeune fille surprise et troublée de cette réponse à laquelle elle était si loin de s'attendre, je le crois... je le suppose, du moins, je ne me rappelle pas vous avoir jamais vu.

—C'est vrai, señorita, jamais vous ne m'avez vu; j'ajouterai même que jamais, jusqu'à ce moment, je n'avais moi-même eu l'honneur de vous voir, et cependant vous ne m'êtes pas étrangère.

—Je ne vous comprends pas, señor.

—En effet, ce que je vous dis là vous doit sembler bien extraordinaire; lorsque je vous ai rencontrée si providentiellement, señorita, je vous cherchais.

—Vous me cherchiez, moi! s'écria-t-elle avec une surprise de plus en plus grande.

—Oui, señorita, reprit-il froidement, seulement, je conviens avec vous que, lorsque j'ai lacé votre cheval, j'ignorais que ce fût à vous que je rendais ce service, car la nuit était trop sombre, et j'étais trop éloigné de vous pour vous reconnaître.

—Vous me confondez, señor, vous m'effrayez même en me parlant ainsi; comment vous étiez-vous mis à ma recherche, quel intérêt si grand aviez-vous donc à me rencontrer?

—Rassurez-vous, señorita, et pardonnez-moi si je vous parle comme je le fais; mon intention n'est point de vous effrayer, au contraire; un seul mot vous instruira de mes intentions, et, j'en suis convaincu, me fera obtenir votre confiance.

—Parlez, au nom du ciel, señor.

—Señorita, j'ai juré cette nuit même au colonel don Pablo de Zúñiga, qui m'a généreusement donné la vie, que je lui ramènerais miss Anna Prescott. Me comprenez-vous maintenant, señorita? Est-il besoin de plus amples explications?

—Oh! mon cousin! mon cher et loyal don Pablo! s'écria-t-elle avec élan; où est-il?

—A quelques lieues d'ici à peine, avec votre père; arrivé trop tard pour vous sauver, il vous a vengée, du moins, et d'une façon terrible.

—Et mon père? Parlez-moi de mon père.

—Votre père est sain et sauf, señorita, auprès de don Pablo, je vous le répète; mais son désespoir est grand, car il ignore où vous êtes et ce qui vous est arrivé.

—Oh! je ne veux pas demeurer un instant de plus ici; conduisez-moi auprès de mon père.

—Vous avez donc confiance en moi, à présent, señorita?

—Oui, confiance entière. Ne venez-vous pas de la part de don Pablo de Zúñiga?

—C'est vrai, señorita, dit-il avec un sourire.

—Partons, partons le plus tôt possible.

—Croyez-vous que vos forces soient assez revenues pour faire une longue traite à cheval, señorita? Peut-être vaudrait-il mieux attendre encore une heure ou deux.

—Non, pas une seconde; partons, je vous en prie.

—Je vous obéis, señorita, répondit-il en s'inclinant; dans dix minutes les chevaux seront sellés.

—Merci... Attendez! Pensez-vous pouvoir vous procurer un cheval dans ce pueblo?

—Le vôtre est frais et reposé, señorita.

—Aussi n'est-ce pas pour moi, répondit-elle en souriant; c'est pour cette chère enfant.

—Pour moi, señorita! dit Anita avec une surprise joyeuse.

—Oui, je vous emmène avec moi; j'espère avant peu vous rendre votre mari.

—Oh! señora, fit-elle en tombant à ses genoux et en baisant ses mains avec effusion, que vous êtes bonne et que je vous aime!

—Relevez-vous, chère petite, ne pleurez pas. Bientôt vous serez heureuse, je vous le promets. Je n'aime pas les dettes, ajouta-t-elle avec un charmant sourire, et je veux m'acquitter avec vous. Ainsi c'est convenu, hâtez-vous de faire vos préparatifs, nous n'avons pas de temps à perdre.

Ainsi qu'il l'avait promis à miss Anna, Matadiez, car nos lecteurs ont sans doute reconnu déjà ce digne personnage, revint au rancho, conduisant par la bride trois chevaux soigneusement sellés et harnachés.

—Partons! s'écria joyeusement la jeune fille, et elle s'élança vers la porte.

—Attendez! dit tout à coup Matadiez en la retenant par le bras, il se passe dans le pueblo quelque chose d'extraordinaire; laissez-moi m'informer.

Et il sortit sans attendre la réponse de la jeune fille.

En effet, une rumeur étrange de cris et de trépignements de chevaux, mêlés à des rires et à des blasphèmes, se faisait entendre au dehors.


XII

Dans les serres du vautour.

Matadiez, ainsi que nous l'avons dit, surpris des rumeurs subites et de mauvais augure qui s'étaient élevées dans le village, s'était précipité au dehors, dans le but d'obtenir des renseignements et de rassurer miss Anna, qu'il avait laissée inquiète et soucieuse dans la chambre, interrompue dans ses préparatifs de départ. Mais à peine eut-il mis le pied dans la rue, que la surprise le cloua stupéfait sur le seuil même du rancho au spectacle étrange qui s'offrit soudain à ses regards, stupéfaction qui ne tarda pas à se changer en épouvante lorsque lui fut révélée toute la portée de l'événement qui s'était accompli en si peu d'instants et s'était, comme un coup de foudre, abattu sur le malheureux village.

Une troupe nombreuse de cavaliers, qu'à leur costume il était facile de reconnaître pour des soldats des États-Unis, avait fait irruption dans le pueblo, dont elle gardait toutes les issues.

Un bivouac avait immédiatement été établi sur la place même du village, et pendant que les soldats visitaient tous les ranchos afin de s'approvisionner des vivres dont ils avaient besoin, ou s'emparer sans scrupule des objets de valeur que le hasard ferait tomber dans leurs mains, le commandant du détachement entouré de quelques officiers, avait fait comparaître devant lui l'alcade et le curé du pueblo, auprès desquels il s'informait des ressources de la population.

Ce commandant était un jeune homme de haute mine, aux traits sombres et aux regards perçants; il parlait le castillan avec une grande facilité, et, tout en interrogeant les deux hommes tremblants devant lui, il mâchonnait d'un air préoccupé le bout de son cigare et jouait avec la dragonne de son sabre; probablement il n'écoutait pas les réponses faites aux questions qu'il adressait, son esprit était ailleurs.

Les Mexicains, sans armes et surpris à l'improviste par cette invasion subite d'ennemis qu'ils étaient loin de supposer aussi près d'eux, ne comprenaient rien à ce qui leur arrivait, épouvantés surtout à la vue d'hommes qu'on leur avait représentés comme étant des hérétiques relaps, sans foi ni loi, tenant bien plus du démon que de la race humaine, se signaient avec désespoir, adressaient de ferventes prières au ciel, et, dans l'impossibilité reconnue d'opposer la moindre résistance, assistaient, muets, sombres et résignés, en apparence, au pillage de leurs pauvres demeures, tandis que leurs femmes, moins patientes, poussaient des cris de détresse et résistaient de toutes leurs forces aux exigences souvent exorbitantes des soldats qui les repoussaient en riant et continuaient, avec cette impassible persévérance qui distingue leur nation, à piller et à briser ce qu'ils ne pouvaient ou ne voulaient point emporter avec eux.

Ces soldats ne semblaient appartenir à aucun corps régulier; c'étaient évidemment des coureurs et des batteurs d'estrade de l'armée américaine. Mais comment avaient-ils osé s'aventurer aussi loin de leur quartier-général dans un pays où tout devait leur être hostile? Voici ce que Matadiez, qui, après tout, était un drôle intelligent et surtout très avisé, cherchait en vain à deviner.

Cependant, le pillage, organisé sur une grande échelle, s'exécutait avec un ensemble et une régularité qui témoignaient de la longue expérience acquise par ces braves gens en pareille matière; les choses se passaient avec une connaissance approfondie des ressources des malheureux Indiens et des moyens à employer pour les dépouiller complètement sans cependant leur faire jeter les hauts cris, que le digne Mexicain, saisi d'admiration pour une si magnifique manière de procéder, fut contraint de s'avouer humblement à lui-même son incontestable infériorité.

Matadiez, poussé malgré lui par la curiosité, et surtout fort inquiet, avait machinalement fait quelques pas en avant et était ainsi arrivé, sans même y prendre garde, jusqu'au milieu de la place, où le chef des Américains continuait, à bâtons rompus, l'interrogatoire de l'alcade et du curé.

Tout à coup, les yeux du jeune officier tombèrent par hasard sur le bandit; il tressaillit; sa physionomie s'éclaira; ses yeux lancèrent une lueur étrange et laissant là, sans plus y songer, l'alcade et le curé, il s'élança sur le Mexicain et lui posa rudement la main sur l'épaule.

—Pardieu! s'écria-t-il, la rencontre est heureuse, car c'est vous que je cherche, mon drôle.

—Hein! répondit le Mexicain au comble de la surprise, et cherchant vainement à reconnaître son singulier interlocuteur, vous me cherchez, moi, señor, et pour quel motif, sainte Vierge!

—Tu vas le savoir, et d'abord, que fais-tu ici? Comment y es-tu venu? Es-tu seul?

—Voilà bien des questions à la fois, señor, répondit froidement le Mexicain; je ne suis plus jeune, j'ai toujours remarqué qu'il était beaucoup plus facile d'adresser des questions que d'y répondre, et surtout qu'on ne se compromettait jamais en gardant le silence; vous trouverez donc bon, s'il vous plaît, que ma bouche demeure close au moins jusqu'à ce que je sache quel est le noble cavalier qui me fait ainsi l'honneur de m'interroger.

L'officier se mit à rire.

—Allons, reprit-il, tu es un drôle avisé; c'est bon, nous nous entendrons bientôt.

—C'est possible; mais j'en doute.

—Peut-être, aie patience, dans un instant je suis à toi.

Se retournant alors vers ses officiers, qui l'avaient rejoint et se tenaient immobiles derrière lui:

—Messieurs, reprit-il, veillez à ce que l'ordre ne soit pas troublé et qu'on n'écorche pas trop ces pauvres diables. Si la guerre a des exigences, n'oublions pas que nous sommes des gentlemen, et devons agir comme tels. Je vous recommande la plus grande vigilance; que personne, sans mon autorisation, ne puisse s'échapper du village, que chacun soit prêt à sauter en selle au premier signal; Quant à vous, señores, ajouta-t-il en s'adressant à l'alcade et au curé, rentrez paisiblement dans vos demeures, exhortez les habitants à être soumis et calmes. A la moindre apparence de trahison, je brûle le village. Vous m'avez bien compris, donc, soyez prudents. Adieu.

Les officiers se retirèrent d'un côté, les Mexicains de l'autre, le commandant et Matadiez demeurèrent seuls.

Le bandit avait assisté avec une curiosité croissante à cette scène. Parfois, il lui avait semblé que la voix de l'homme qui donnait des ordres si péremptoires ne lui était pas inconnue, mais vainement il avait essayé de se rappeler où et dans quelles circonstances ces notes stridentes et railleuses avaient déjà frappé son oreille.

—Là, reprit l'officier dès qu'ils furent seuls; maintenant, à nous deux, mon maître, tu dis donc que tu ne me reconnais pas?

—Ma foi non; et, à ce propos, s'il vous était égal de ne point me tutoyer, cela me serait agréable.

—Oh! oh! le señor Matadiez est susceptible, à ce qu'il me semble.

—Non, je suis caballero, et je désire être traité comme tel, voilà tout.

—Soit, fit-il en riant, nous ne chicanerons point là-dessus; maintenant, venons au fait.

—Je ne demande pas mieux, de cette façon, j'apprendrai peut-être quelque chose.

—C'est du choc que jaillit la lumière, dit l'autre en raillant.

Matadiez se redressa d'un air offensé.

—Caballero, dit-il sèchement, vos façons de converser ont le privilège de m'agacer extraordinairement les nerfs; la patience n'est point comptée au nombre de mes qualités; je n'aime pas les railleurs, à quelque classe de la société qu'ils appartiennent. Peu m'importe comment vous êtes parvenu à savoir mon nom, qui, d'ailleurs, jouit, je m'en flatte, d'une certaine célébrité; mais il y a un fait qui, pour moi, est positif, c'est que je n'ai point l'honneur de vous connaître et par conséquent rien à vous dire et rien à écouter de vous; donc, je vous prie de me laisser tranquille et d'aller à vos affaires sans vous occuper des miennes, qui ne vous regardent aucunement.

—Eh bien! voilà le malheur, cher señor Matadiez, reprit l'autre sans quitter cette intonation railleuse qui avait le privilège de si fort agacer le Mexicain, c'est qu'au contraire vos affaires me regardent non seulement beaucoup, mais qu'en ce moment elles sont les miennes.

—Ah! par exemple! s'écria le Mexicain.

—Du calme, mon maître, interrompit l'autre en riant; vous ne tarderez pas à me comprendre; ne vous ai-je pas dit que je vous cherchais?

—En effet, mais je n'en ai pas cru un mot.

—Vous avez eu tort, car c'est la vérité. Puis changeant de ton subitement: Pardieu, cher señor Matadiez, il faut avouer que vous avez la mémoire bien courte; prenez garde, c'est un grand malheur en affaires que je manque de mémoire.

—Allons, il paraît que les énigmes vont recommencer, fit le Mexicain avec résignation.

—Pas le moins du monde, je m'explique, au contraire.

—Dieu le veuille!

—Écoutez-moi avec attention.

—Je ne fais que cela depuis une demi-heure, et je veux perdre ma place en Paradis si je suis plus avancé qu'au premier mot.

—C'est que vous avez oublié l'affaire qui vous a été proposée à San Luis de Potosí, voilà tout.

—Hein? s'écria-t-il avec surprise.

—Ah! ah! la mémoire vous revient, à ce qu'il paraît.

—C'est possible, continuez.

—Vous avez oublié aussi le cavalier qui vous est venu trouver au Voladero del Macho?

—Comment, il se pourrait que ce fût...?

—Moi, pardieu! Allons donc, vous vous souvenez maintenant.

—En effet, mais qui me prouve...

—Que je ne vous trompe pas?

—C'est ce que j'allais dire.

—Ceci. Et sortant une longue bourse de son dolman, il la lui mit dans la main; la reconnaissez-vous? dit-il.

—Oui, c'est bien la même, répondit le Mexicain en examinant minutieusement la bourse plutôt pour se donner le temps de réfléchir que pour éclaircir des doutes qu'il ne conservait pas, car depuis quelques instants ses soupçons s'étaient fixés, et il avait reconnu le personnage mystérieux en face duquel il s'était trouvé plusieurs fois déjà; veuillez reprendre cette bourse, ajouta-t-il en la lui présentant.

—Allons donc! fit le jeune homme en repoussant son bras; elle est en de trop bonnes mains; veuillez la conserver en souvenir de moi, caballero.

Matadiez salua et fit disparaître la bourse dans sa poche.

La situation se compliquait étrangement; il était évident que le jeune officier, maître du village qu'il avait fait complètement cerner par sa troupe, rendrait toute fuite impossible; d'un autre côté, une indiscrétion pouvait, d'un moment à l'autre, lui apprendre la présence de miss Anna, que, du reste, une visite domiciliaire ferait facilement découvrir; Matadiez, homme de ressources cependant, était forcé de convenir tout bas que son esprit ordinairement si fertile en expédients lui faisait complètement défaut dans la circonstance présente.

Durant le cours de toute son existence, et Dieu sait si elle avait été émaillée d'accidents de toutes sortes, il ne s'était jamais vu aussi embarrassé pour commettre une mauvaise action qu'il l'était cette fois pour en faire une bonne.

Décidément le métier d'honnête homme ne lui réussissait pas; en somme, il ne savait comment se retirer du mauvais pas dans lequel un malencontreux hasard lui avait joué le tour de le jeter.

Le jeune officier l'examinait d'un air narquois, en fixant sur lui, avec une persévérance fatigante, ses yeux perçants qui semblaient vouloir lui arracher ses plus secrètes pensées du cœur; peut-être déjà avait-il des soupçons?

Matadiez le craignit; il comprit que toute hésitation le perdrait sans ressource; il se résolut à tenter un grand coup et à jouer, ainsi qu'on le dit vulgairement, le tout pour le tout.

La grande force des Mexicains réside surtout dans leur finesse; nul ne saurait lutter de ruse avec eux. Comme toutes les races métisses longtemps courbées sous le joug énervant de l'esclavage, ils ont fait de la fourberie leur arme principale, et là où l'audace leur serait plutôt nuisible que profitable, ils se replient sur eux-mêmes, affectent une bonhomie narquoise, prennent les manières félines du chat sauvage, se courbent humblement devant ceux qu'ils veulent tromper, et, ouvrant l'arsenal si complet de leur astuce, ils engagent résolument la lutte dont neuf fois sur dix ils sortent vainqueurs, car ils réussissent à se faire si plats en apparence qu'on dédaigne de les écraser et que rien ne semble aussi facile que d'en obtenir ce qu'on désire.

Sa résolution une fois arrêtée, Matadiez prit tout à coup une physionomie si souriante et si aimable que l'officier américain, ne sachant à quoi attribuer ce changement subit, et que rien ne motivait en apparence, lui jeta un regard soupçonneux dont le Mexicain, du reste, ne sembla aucunement se préoccuper.

—Caray! s'écria-t-il d'une voix joyeuse, que la Sainte-Vierge de la Guadalupe soit mille fois bénie!

—Je n'y vois aucun inconvénient, répondit sérieusement le jeune homme; mais pour quel motif, s'il vous plaît?

—Oh! pour une raison bien simple, caballero; c'est que si vous me cherchiez, de mon côté je vous cherchais, moi aussi, et que c'est sûrement à son intervention toute-puissante que je dois de vous avoir rencontré.

—Trêve de verbiage, et venez au fait, je vous prie: je suppose que les événements qui se sont passés n'ont rien qui doive vous engager à témoigner une si grande joie de notre rencontre.

—J'ignore à quels événements vous faites allusion, caballero.

—Comment, vous l'ignorez! Allons donc, vous vous jouez audacieusement de moi, mon maître; Pour quelle raison aurais-je poussé une pointe aussi loin des avant-postes américains et me serais-je aventuré au milieu d'une population hostile dont j'ai tout à redouter; si ce n'est pour essayer de réparer votre maladresse de cette nuit.

Le señor Matadiez esquissa un sourire charmant sur ses lèvres minces.

—Bon, nous voilà retombés dans les énigmes, dit-il; à votre aise, caballero, j'ai le temps de vous écouter.

—Prenez garde, maître coquin! s'écria rudement le jeune homme en lui jetant un regard de travers, je n'aime pas servir de plastron aux mauvais plaisants; ne vous jouez pas de moi, car sur mon âme, avant cinq minutes vous serez branché, je vous en avertis; il y a des arbres magnifiques aux environs.

—Je les ai vus, répondit froidement le Mexicain; mais bien qu'ils soient nombreux, il n'y en a pas un seul parmi eux qui puisse me servir.

—C'est ce que nous verrons, si vous ne vous expliquez pas, reprit le jeune homme en frappant du pied avec colère; voyons, oui ou non, n'avez-vous pas été surpris par les rancheros au Voladero del Macho?

—Je dois convenir qu'il y a du vrai dans ce que vous dites, caballero.

—Pardieu, je l'ai traversé il y a deux heures, et j'ai vu, déjà à demi dévorés par les coyotes, les cadavres de tous vos compagnons.

—Pauvres amis, dit hypocritement le Mexicain, ce que c'est que de nous, tous gaillards solides, choisis par moi avec un soin extrême; mais parmi ces cadavres, vous n'avez pas vu le mien, je suppose.

—Raillez-vous, cuerpo del Cristo, mon maître?

Le bandit prit une pose majestueuse.

—Nullement, Seigneurie; seulement j'admire avec quelle facilité vous vous laissez tromper par les apparences, et combien est mince la confiance que vous mettez dans l'esprit des gens que vous employez. Où sommes-nous ici?

—Pardieu! vous le savez aussi bien que moi, au Pueblo del Miaz.

—Eh bien! n'est-ce pas ici ou aux environs que vous deviez nous attendre une fois l'expédition terminée?

—Oui, cela avait été convenu ainsi. Malédiction, pourquoi suis-je arrivé une demi-heure trop tard au voladero, ces rancheros damnés auraient trouvé à qui parler, et les choses se seraient passées autrement.

—Peut-être vaut-il mieux qu'il n'en soit pas ainsi, puisque me voilà.

—Oui, mais seul.

—Allons donc, reprit en riant le Mexicain; est-ce que Votre Seigneurie me ferait l'injustice de me prendre pour un imbécile, par hasard?

—Que voulez-vous dire? s'écria le jeune homme haletant d'impatience.

—Je veux dire, caballero, que tout est pour le mieux; mes compagnons sont morts, il est vrai; eh bien, le cas échéant, ce sont des témoins qui ne seront plus à craindre.

—Que m'importe cela? dit-il avec dédain.

—Bon, il ne faut rien négliger en affaires à quoi m'étais-je engagé envers vous, caballero?

—A me livrer la jeune fille, demonios!

—Eh bien! si je vous la livre?

—Oui, mais quand? Voilà la question; elle est maintenant sur ses gardes, une occasion comme celle de cette nuit ne se retrouvera peut-être jamais.

—Bah! il ne s'agit pas de cela; je reprends donc. Je me suis engagé de vous livrer la jeune fille, n'est-ce pas?

—Oui, mille fois oui, misérable!

—Pas de gros mots, Seigneurie; les épithètes malsonnantes n'avancent jamais les choses; de votre côté, vous vous êtes engagé à me compter une certaine somme.

—Certes, et le moment venu de le faire je n'hésiterai pas.

—Eh bien! j'attends.

—Vous attendez quoi!

—Canarios! j'attends que vous me comptiez la somme convenue, puisque j'ai enlevé la jeune fille.

Le jeune homme, à cette exclamation subite, demeura un instant comme foudroyé.

—Vous? murmura-t-il.

—Dame, qui donc? Ce n'est pas vous, probablement, Seigneurie.

—Ainsi?

—Elle est ici.

—Dans ce village?

—A deux pas.

—Courons! s'écria-t-il avec explosion.

—Un instant, dit le Mexicain, en le retenant par le bras. Les affaires sont les affaires; terminons d'abord les nôtres. Où est mon argent?

Le jeune homme s'arrêta.

—Vous ne supposez point, n'est-ce pas, que je porte sur moi une pareille somme.

—C'est vrai; mais alors, comment me payerez-vous? Je ne vous connais pas, moi, Seigneurie.

—Vous avez raison; écoutez, je suis homme d'honneur, vous m'accompagnerez jusqu'au quartier général, et là, je vous solderai.

Le Mexicain hocha la tête d'un air mécontent.

—Hum! c'est bien chanceux, dit-il.

—Comment, drôle, vous doutez de la parole d'un gentleman?

—D'abord, cette parole, vous ne me l'avez pas donnée; ensuite, si bonne que soit une parole échangée entre caballeros, en affaires elle ne signifie pas grand-chose.

—Que voulez-vous?

Matadiez feignit de réfléchir.

—En finirez-vous? s'écria le jeune homme avec colère.

—Ne nous fâchons pas, Seigneurie, vous avez des tablettes quelconques, n'est-ce pas? Eh bien, déchirez une feuille de papier et faites-moi une reconnaissance de la somme que vous me devez en stipulant, en toutes lettres, quelle a été la dette contractée envers moi; signez cette reconnaissance de votre nom, cela me suffira.

Le jeune officier fixa sur le Mexicain un regard soupçonneux.

—A quoi bon? répondit-il.

—A me faire payer, pas autre chose, répondit l'autre avec une simplicité si bien jouée, que le jeune homme s'y trompa.

—Soit, dit-il au bout d'un instant.

Et retirant un portefeuille de sa poitrine, il libella en langue espagnole la reconnaissance que lui demandait le bandit, pendant que celui-ci lisait par-dessus son épaule.

Cette reconnaissance était ainsi conçue:

« A présentation, je paierai au señor don Pedro « de Arizona, dit Matadiez, la somme de vingt « mille piastres fortes, pour avoir enlevé, d'après « mon ordre exprès, la señora doña Anna Prescott, « au Voladero del Macho.

«El Miaz, le 14 février 1847.

«WILLIAMS STUART DE CLAIRFONTAINE,

« Capitaine commandant un escadron de volontaires dans « l'armée des États-Unis. »

—Est-ce bien ainsi, dit-il, en présentant le papier au Mexicain.

—Très bien, seigneurie; seulement, je vous serai obligé de m'en faire un double en anglais: on ne sait ce qui peut arriver.

Le jeune homme haussa les épaules, mais il s'exécuta.

—Bon, reprit le Mexicain, en pliant les deux papiers et les serrant soigneusement dans sa poche, c'est plaisir de traiter avec vous, Seigneurie; maintenant, veuillez me donner un sauf-conduit.

—Pourquoi faire?

—Dame! pour que je ne sois pas arrêté comme espion, lorsque je me présenterai aux avant-postes de votre armée en allant réclamer mon argent.

—C'est juste. Et il écrivit le sauf-conduit; cette reconnaissance vous est inutile, ma parole était plus que suffisante, ajouta-t-il. Si une intention de trahison vous a engagé à me la demander, ce papier ne vous servira guère, je vous en avertis; je n'ai rien à redouter de qui que ce soit au monde.

Matadiez serra sans répondre le sauf-conduit, aussi précieusement qu'il avait précédemment enfermé la reconnaissance.

—Maintenant que vous avez rempli votre engagement; Seigneurie, dit-il, à moi de remplir le mien, suivez-moi.

Il marcha droit au rancho, dont il ouvrit la porte.

—Voilà la jeune fille, dit-il froidement, en montrant miss Anna debout et inquiète au milieu de la chambre.

—Ciel! s'écria-t-elle en reculant avec épouvante devant le jeune officier qui entrait paisiblement dans le rancho. Cet homme ici! je suis perdue!

Et elle s'affaissa à demi évanouie dans les bras d'Anita, qui s'était élancée pour la soutenir.

—Enfin! murmura l'Américain avec un mauvais sourire, je la tiens donc en mon pouvoir.


XIII

La Prisonnière.

L'officier américain, sans paraître remarquer l'émotion causée à la jeune fille par son entrée si imprévue, demeurait calme et froid devant elle, attendant paisiblement qu'elle eût repris assez de connaissance, non pas pour causer avec lui, il ne se flattait pas d'obtenir dans les circonstances présentes la faveur d'un entretien avec sa cousine, mais qu'elle pût répondre à ses questions.

Miss Anna était une nature vaillante, un cœur brave. Par un effort suprême de volonté, elle comprima en dedans d'elle-même l'émotion terrible qui lui tordait si douloureusement le cœur, et au bout de quelques minutes à peine, écartant du geste la jeune Indienne qui lui prodiguait les soins les plus délicats, elle se redressa majestueuse et sombre devant son cousin, qu'elle écrasa d'un dédaigneux sourire.

—Très bien, mon cousin, dit-elle avec une expression impossible à rendre, vous êtes homme d'imagination, car vous avez trouvé un merveilleux moyen d'obtenir de moi une entrevue.

—Le moment serait mal choisi et le lieu peu convenable, ma cousine, répondit-il en s'inclinant avec une ironique courtoisie.

—Cependant, continua-t-elle comme si elle ne l'eût pas entendu, peut-être aurait-il été plus digne de vous et de moi de me faire prévenir de votre arrivée dans ce pueblo, afin de me laisser le temps de me préparer à une aussi agréable visite; les dames n'aiment pas à être surprises; vous ne l'ignorez pas, sans doute.

—Vous m'excuserez, ma cousine, répondit le jeune homme sur le même ton, j'arrive à l'instant et j'avais une hâte si grande de vous voir...

—Que vous avez oublié les convenances, fit-elle avec amertume; soit, je vous excuse; maintenant, un mot, s'il vous plaît.

—Parlez, ma cousine.

—En quelle qualité vous présentez-vous devant moi?

—Je ne vous comprends pas, ma cousine.

—Cela m'étonne, mon cousin, que vous, dont l'esprit est si subtil, vous ne saisissiez pas ainsi ma pensée au premier mot; cependant, s'il le faut absolument, je m'expliquerai.

—J'en serai heureux, ma cousine.

—Vous savez que j'ai pour habitude de toujours marcher droit au but.

Le jeune homme s'inclina silencieusement.

—Donc je réitère ma question, et, pour plus de clarté, je la complète: en quelle qualité vous présentez-vous chez moi, est-ce comme parent ou comme vainqueur?

Et après lui avoir parlé ainsi d'une voix ferme et vibrante, la vaillante jeune fille le regarda bien en face.

M. de Clairfontaine ne put s'empêcher de rougir en se voyant si bien deviné et si nettement mis en demeure; cependant, après quelques secondes d'hésitation, il se résolut à accepter le combat que miss Anna lui offrait si franchement, et il répondit d'une voix un peu sèche, bien que l'accent en fût toujours respectueux:

—Vous seule, ma cousine, déciderez cette question, car de vous seule dépendra que je sois pour vous un parent ou un vainqueur; d'ailleurs, n'êtes-vous pas Mexicaine, tandis que moi, au contraire, je suis citoyen des États-Unis.

—Bien, fit-elle avec un sourire dédaigneux, votre franchise égale la mienne; je préfère cela, au moins notre position réciproque sera bientôt nettement dessinée. Ainsi, vous faites la guerre aux dames; cela est peu galant, mon cousin.

—Nous faisons la guerre à tous nos ennemis, quels qu'ils soient.

—De mieux en mieux. Allons il paraît que vous me rangez au nombre de vos ennemis; je vous remercie, mon cousin.

Le jeune homme se mordit les lèvres avec colère; il comprit qu'il s'était laissé entraîner sur un terrain où il lui serait impossible de lutter avec avantage; le dépit le rendit brutal.

—Trêve de raillerie, ma cousine, dit-il, aussi bien mieux vaut-il en finir. Provisoirement considérez-vous comme étant ma prisonnière et veuillez en conséquence vous préparer à me suivre au quartier général de l'armée.

—Il paraît que vous êtes devenu, de gentleman, bandit. Je n'insisterai pas davantage; je ne vous connais plus, Monsieur; la seule prière que je vous adresse est de me traiter avec les égards que mérite une femme de mon rang.

—Les égards ne vous manqueront pas, autant du moins, ajouta-il avec intention, qu'ils n'entraveront pas la surveillance active dont vous serez l'objet.

—C'est un si redoutable ennemi qu'une femme! mais rassurez-vous, puisque ceux sur le dévouement desquels je comptais m'ont lâchement abandonnée, je n'essaierai point de vous échapper.

Ces dernières paroles, accompagnées d'un regard foudroyant, s'adressaient évidemment à Matadiez; il le comprit et baissa les yeux avec confusion.

—Maintenant, Monsieur, continua-t-elle, veuillez me laisser; je serai prête à vous suivre à votre première injonction.

—Je vous obéis, madame, répondit-il avec un sourire railleur; mais comme j'ai de graves motifs pour n'avoir qu'une confiance médiocre en votre parole, je laisse ici cet homme. Il me répondra de vous.

Et il désigna du geste le Mexicain, toujours immobile auprès de la porte.

Miss Anna ouvrait la bouche pour répondre et probablement pour refuser cette sentinelle qu'on lui imposait si impérieusement, mais Matadiez lui fit un signe de prière d'une expression si douce et si touchante, qu'elle se tut et se borna à s'incliner avec dédain.

—A bientôt, señorita, reprit le jeune homme en lui lançant un regard furieux.

Et il sortit en repoussant avec force la porte derrière lui.

La jeune fille s'affaissa accablée sur un siège, cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes. L'excitation nerveuse qui l'avait soutenue pendant tout le temps qu'avait duré son entrevue avec son cousin l'avait abandonnée dès qu'elle s'était trouvée seule, et les sanglots si longtemps refoulés dans son cœur lui déchirèrent la poitrine et éclatèrent subitement.

La pauvre enfant connaissait depuis longtemps le caractère implacable de l'homme aux mains duquel elle était livrée; elle était seule, loin des êtres qui l'aimaient. Le désespoir la prit, car elle se sentit bien réellement perdue; la pensée de la mort traversa son esprit comme le seul refuge qui lui restât.

A peine l'officier américain eût-il quitté le rancho, que Matadiez s'élança vers la porte, la ferma solidement en dedans, puis il vint s'agenouiller devant miss Anna.

—Señorita, lui dit-il d'une voix humble avec l'accent de la plus vive affliction, ne m'adressez ni reproches, ni récriminations; je ne vous ai pas trahie, ainsi que vous le supposez; je vous suis fidèle, et je donnerais avec joie ma vie pour vous. Les circonstances ont été plus fortes que ma volonté; j'ai été contraint de me courber sous le poids de la nécessité. Vos larmes me brûlent le cœur; croyez à mon dévouement à toute épreuve, j'ai juré de vous sauver et je vous sauverai; comment, je l'ignore; mais, dussé-je payer votre liberté de ma vie, vous serez libre.

La jeune fille releva doucement la tête, et fixant sur lui ses yeux avec une expression impossible à rendre:

—Et pourtant vous m'avez trahie, lui dit-elle d'une voix entrecoupée par les sanglots.

—En apparence, oui, señorita reprit-il vivement, mais pour vous sauver plus tard. Que pouvais-je faire seul contre deux cents soldats qui se sont emparés du village et sont maîtres de toutes les routes? La force m'aurait perdu, et vous avec moi: sans espoir, j'ai agi de ruse et feint de vous abandonner; vous doutez encore? Voulez-vous que je me fasse tuer à cette porte pour vous défendre quand votre ennemi viendra vous intimer l'ordre de le suivre? dites un mot, et vous serez obéie.

Anita, qui pleurait, elle aussi, auprès de la jeune fille que déjà elle considérait comme sa maîtresse, lui prit les mains, et les baisant avec une respectueuse tendresse:

—Ayez foi en lui, señorita, lui dit-elle avec prière; quel intérêt aurait-il à vous tromper en ce moment? Il vous est réellement dévoué, j'en suis convaincue.

Miss Anna hocha tristement la tête comme si l'espoir avait à jamais fui de son cœur.

—Quel est votre projet? murmura-t-elle d'une voix languissante.

—Je veux vous sauver, señorita, répondit-il avec énergie, et je vous répète que je vous sauverai! Quant aux moyens que j'emploierai pour réussir, je l'ignore encore, mon cœur est bourrelé, je cherche en vain une idée raisonnable, mais ayez confiance en moi.

—Eh bien soit; je me fie à vous, mon ami; d'ailleurs, n'êtes-vous pas la seule personne qui paraissez vous intéresser à ma douleur; j'accepte le dévouement que vous m'offrez.

—Merci, señorita, répondit le Mexicain avec émotion; je saurai vous prouver que je suis digne de votre confiance.

—Que faut-il faire?

—Rien, en ce moment; la partie est perdue pour vous. Nous allons en engager une seconde, et celle-là, croyez-le bien, nous la gagnerons, quoi qu'il arrive; feignez d'être résignée à votre sort, essuyez vos larmes, ne montrez aucune faiblesse, suivez sans observation cet homme où il lui plaira de vous conduire; essayer de lutter contre lui serait tout perdre; s'il vous est possible de surmonter votre juste indignation contre votre ennemi, parlez-lui doucement et sans amertume.

—J'essaierai de me conformer à vos recommandations, mon ami; mais cela me sera bien difficile.

—Il le faut cependant, señorita; il est de la plus haute importance pour vous de le tromper en lui donnant le change sur vos intentions et en lui laissant supposer que vous renoncez à lutter plus longtemps contre lui.

—Hélas! murmura-t-elle douloureusement.

—De plus, quoi que vous me voyiez faire ou m'entendiez dire, ne vous étonnez pas, et surtout ne soupçonnez point mon dévouement; si je demeure près de vous, ce qui est possible, mais ce que je tâcherai d'éviter, traitez-moi avec dureté, feignez surtout pour moi la plus grande répulsion; il ne faut pas qu'on puisse soupçonner la plus légère entente entre nous; je passe auprès de votre cousin pour vous avoir enlevée à votre père, et cela d'après les ordres qu'il m'a donnés lui-même à Potosí; donc, je suis et dois être votre ennemi.

—Je n'oublierai rien de ce que vous me dites; mais, hélas! je crains que tout ce que vous tenterez pour me sauver ne soit inutile.

—Señorita, ayez confiance en Dieu, il ne vous abandonnera pas, lui dit doucement la jeune Indienne.

—Dieu, chère mignonne, répondit-elle avec accablement; hélas! il est mon seul refuge, maintenant que je suis abandonnée de tous.

—Ne voulez-vous donc plus que je vous suive, señorita?

—Quoi! tu consentirais encore à m'accompagner et à partager ma mauvaise fortune?

—Ah! señorita, en auriez-vous douté?

—Non, tu as raison, je suis folle, chère enfant, tu es bonne et tu m'aimes, ce sera une immense consolation de sentir ton cœur ami battre près du mien. Tu ne me quitteras pas.

—Que je vous remercie, señorita, de consentir à me garder avec vous.

—Sans compter, reprit Matadiez, que par l'entremise de cette enfant, il me sera facile, señorita, de vous faire passer les renseignements dont, sans doute, vous aurez besoin, pour être prête lorsque le moment sera venu, et aider de votre côté à votre délivrance en secondant mes efforts.

—C'est juste; peut-être ne tardera-t-on pas à venir. Un dernier service, mon ami.

—Parlez, señorita, que désirez-vous?

—Donnez-moi votre navaja.

—Ma navaja, s'écria-t-il avec étonnement, et qu'en voulez-vous faire, santa Virgin?

—Oh! rassurez-vous, répondit-elle avec un sourire triste; je ne vous la demande que comme défense au cas où il me faudrait me protéger moi-même contre l'homme qui m'a si audacieusement enlevée et dont j'ignore encore les projets sur moi, ajouta-t-elle avec amertume.

—C'est bien, señorita, répondit-il en lui présentant la navaja, voici ce que vous me demandez, Dieu veuille que vous ne soyez pas contrainte de vous en servir.

La jeune fille se saisit de l'arme avec un mouvement de joie fébrile, et après l'avoir examinée avec une curiosité douloureuse elle la cacha dans sa ceinture.

—Maintenant, murmura-t-elle les sourcils froncés et les lèvres tremblantes d'une émotion intérieure; je n'ai plus rien à redouter, je saurai me sauvegarder, quoi qu'il arrive. Merci, mon ami; si les efforts que vous tenterez pour ma délivrance ne réussissent point, vous pouvez cependant compter sur ma reconnaissance éternelle, car vous m'avez fait le seul présent que j'ambitionnais. Depuis quelques moments, les bruits du dehors s'étaient augmentés; plusieurs appels de trompettes s'étaient fait entendre; le détachement américain se préparait, selon toute probabilité, à abandonner le village et à se replier en arrière.

Tout à coup plusieurs chevaux passèrent au galop dans la rue, des cris s'élevèrent et plusieurs coups de feu éclatèrent avec un crépitement sinistre.

—Eh! eh! fit Matadiez, nos amis arriveraient-ils? Les choses se simplifieraient singulièrement, si cela était.

—Nos amis! Que voulez-vous dire? s'écria la jeune fille avec anxiété.

—Don Pablo de Zúñiga est campé avec ses rancheros à quelques lieues d'ici à peine; il n'y aurait rien d'étonnant à ce que ce fût lui qui arrivât.

Au même moment on frappa fortement à la porte du rancho.

—Au nom du ciel, s'écria Matadiez, soyez prudente, señorita.

Et il alla ouvrir la porte.

M. de Clairfontaine entra; plusieurs cavaliers le suivaient.

—Vous me pardonnerez de vous déranger si brusquement, señora, dit-il avec une politesse ironique, mais les circonstances m'y obligent; êtes-vous prête à me suivre?

—Ordonnez, Monsieur, répondit-elle avec soumission.

—Fort bien; il paraît que vous avez réfléchi et que vous comprenez l'inutilité de résister davantage. Je vous sais gré de ce changement heureux dans votre humeur. Nous partons à l'instant; votre cheval et celui de votre suivante sont sellés. Venez, je vous prie.

La jeune fille se leva sans répondre, s'enveloppa dans son rebozo et se dirigea vers la porte, suivie par Anita, dont les préparatifs de départ avaient été terminés en quelques minutes.

Les paysans mexicains sont en général si pauvres, que rien ne les attache au sol qui les a vus naître, et que c'est avec la plus complète indifférence qu'ils abandonnent leurs misérables chaumières où rien ne les retient.

Les cavaliers américains étaient à cheval et rangés en bon ordre dans la rue; un détachement d'une vingtaine d'hommes formant l'arrière-garde gardait l'extrémité du village, tiraillant contre un ennemi invisible encore.

Miss Anna et la jeune Indienne se mirent en selle. Matadiez avait quitté, lui aussi, le rancho et était monté sur son cheval.

—Pardon, señor, dit-il à M. de Clairfontaine, qu'il salua respectueusement, je crois que vous n'avez plus besoin de moi, maintenant.

—Pourquoi cette question? répondit brusquement le jeune homme.

—Parce que, comme vous quittez le pueblo, pour vous replier, selon toute probabilité, sur vos avant-postes, je vous demanderai la permission de m'en aller à mes affaires.

—Vous feriez mieux de nous accompagner jusqu'au camp, afin de toucher la somme que je vous dois, dit-il en fixant sur lui un regard perçant.

—Parlez-vous sérieusement? s'écria le Mexicain avec un vif mouvement de joie; s'il en est ainsi, j'accepte et je vais avec vous.

Malgré toute sa perspicacité, le jeune homme fut dupe du feint empressement du bandit, qui, sans insister davantage, avait déjà fait ranger son cheval auprès du sien; il se rapprocha de lui.

—Écoutez, lui dit-il, pouvez-vous être fidèle!

—C'est selon répondit-il nettement.

—Question de prix, n'est-ce pas?

—Vous avez deviné.

Les coups de feu se rapprochaient de plus en plus; plusieurs cavaliers avaient été démontés.

—Au galop! cria M. de Clairfontaine.

Les Américains s'élancèrent à toute bride dans la direction de San Nicolas, qui était le côté par lequel ils étaient arrivés.

Les deux femmes avaient été placées à l'avant-garde, entre six cavaliers chargés de veiller expressément sur elles. On sortit du village.

M. de Clairfontaine se haussa sur ses étriers et regarda en arrière.

L'arrière-garde opérait assez paisiblement sa retraite, suivie à longue distance par des cavaliers mexicains qui ne semblaient avancer qu'avec précaution. Le jeune homme sourit et, s'adressant de nouveau à Matadiez, qui était resté auprès de lui:

—Je vous ai demandé, reprit-il, si vous pouviez être fidèle?

—Et je vous ai répondu: « C'est selon, » dit froidement le bandit.

—Il est probable alors que nous nous entendrons.

—Je ne demande pas mieux.

—J'ai un marché à vous proposer.

—Un autre, alors, car nous en avons déjà un ensemble.

—Un autre, oui.

—Voyons ce marché.

—Vous avez reconnu sans doute les cavaliers qui tiraillent notre arrière-garde.

—Parfaitement.

—Quels sont ces cavaliers?

—Les rancheros de don Pablo de Zúñiga; des démons incarnés.

—Vous connaissez don Pablo de Zúñiga?

—Un peu.

—Ah! fit-il avec un regard soupçonneux, vous l'avez rencontré.

—Une fois, oui.

—Et...

—Et il a voulu me faire pendre.

—Cependant il ne vous a pas pendu?

—C'est vrai, mais j'ai eu la corde au cou, et il ne s'en est fallu que de bien peu que tout fût fini pour moi.

—Quel motif l'a fait changer d'avis si heureusement pour vous?

Le Mexicain sourit avec amertume.

—Après avoir enlevé doña Anna, séparé de mes compagnons, tués pour la plupart d'après ses ordres...

—Oui, j'ai vu leurs cadavres.

Le bandit s'inclina.

—Ne sachant trop à quel saint me vouer, reprit-il, je cachai la jeune fille dans une caverne où je l'enfermai après l'avoir bâillonnée et solidement attachée, et j'allai à la découverte pour chercher un passage. Ma mauvaise étoile voulut que, au moment où j'y pensais le moins, je donnasse juste au milieu de la troupe de don Pablo. Mon procès ne fut pas long, il me condamna immédiatement à être pendu.

—Très bien, mais tout cela ne me dit pas pourquoi vous ne l'avez point été.

—Parce que, reprit le bandit, dont le visage prit une expression d'astuce et de duplicité extraordinaire, voyant auprès de lui le señor Prescott, je devinai aussitôt le motif qui l'avait poussé à attaquer ma troupe; la crainte de la mort rend clairvoyant et surtout inventif; je fis comprendre à don Pablo que j'étais sûr de découvrir les traces de miss Anna, et que je la lui ramènerais.

—Il a accepté?

—Vous voyez, puisque je suis ici.

—C'est juste.

Tout cela avait été débité par le bandit sans sourciller, avec un aplomb et une assurance qui ne s'étaient pas une seconde démentis. Malgré toute sa finesse, M. de Clairfontaine s'y laissa prendre.

—Allons! c'est bien joué, dit-il.

—Vous êtes connaisseur, répondit le bandit en s'inclinant avec un respect ironique.

—Revenons à notre marché.

—Soit.

—Il faut nous quitter, couper à travers champs, tourner les rancheros et vous présenter à eux.

—Très bien! mais dans quel but?

—Dans celui de leur donner le change sur la direction suivie par miss Anna, et le lieu où elle se trouve.

—Bon! je comprends, mais cette fois, je suis certain d'être pendu.

—Bah! qui est-ce qui est pendu?

—Mais, beaucoup de monde, par le temps qui court.

—Enfin, c'est à prendre ou à laisser. Et il lui présenta une bague ornée d'un brillant magnifique.

—Je prends, répondit le bandit en passant la bague à un de ses doigts, Dieu me protégera!

—Espérons-le, dit le jeune homme; ainsi c'est convenu?

—Convenu.

—Mais pas de trahisons?

—Pour qui me prenez-vous; et mon argent?

—Vous viendrez le chercher ensuite au camp.

Le Mexicain fit un mouvement, mais se ravisant.

—Il me faudrait, pour donner plus de créance à mon histoire, dit-il, quelque chose qui eût appartenu à la jeune fille.

—Allons je vois que vous êtes un drôle intelligent.

—On le dit, répondit-il modestement.

M. de Clairfontaine s'approcha de miss Anna.

—Veuillez me remettre ce collier, ma cousine, lui dit-il.

—La jeune fille le regarda avec étonnement, mais elle obéit sans répondre, détacha le riche collier qu'elle portait au cou et le lui présenta.

—Merci. Tenez, dit-il à Matadiez, cette preuve suffira.

—Oui, répondit le Mexicain avec intention, don Pablo de Zúñiga reconnaîtra ce collier, j'en suis sûr.

La jeune fille tressaillit, et échangea à la dérobée un regard avec Matadiez. Dix minutes plus tard, ainsi que cela avait été convenu, à un tournant de la route, le bandit se jeta sous le couvert, où il ne tarda pas à disparaître.

Les Américains continuèrent leur retraite au galop.


XIV

La Poursuite.

Matadiez avait dit la vérité à M. de Clairfontaine, les cavaliers qui harcelaient l'arrière garde du détachement américain étaient réellement les rancheros de la cuadrilla de don Pablo de Zúñiga.

Voici ce qui s'était passé:

Après avoir fait subir au bandit l'interrogatoire dont nous avons rendu compte dans un précédent chapitre, interrogatoire qui s'était terminé pour Matadiez d'une manière beaucoup plus agréable qu'il n'avait osé s'en flatter, don Pablo, succombant enfin à la fatigue qui l'accablait, après s'être assuré que les sentinelles faisaient bonne garde, s'était roulé dans son zarapé, avait fermé les yeux et était enfin parvenu à s'endormir.

Le jeune homme dormit ainsi d'un sommeil fiévreux et agité, mille fois plus fatigant que la veille, pendant deux ou trois heures environ; cependant vers le matin, son esprit plus calme et ses nerfs détendus commençaient à lui permettre de jouir enfin d'un repos qui lui était si nécessaire, lorsqu'il fut brusquement réveillé par l'officier qui sous ses ordres commandait le détachement.

Cet officier était un jeune homme riche, dévoué corps et âme à don Pablo, avec lequel il avait été élevé et qui s'était décidé à faire cette campagne en qualité de volontaire, d'abord pour ne pas se séparer de son ami, et, de plus, parce qu'il avait senti son patriotisme s'exalter en voyant l'étranger envahir les frontières de son pays; il se nommait don Diego de Jalas, et il était Indien de pure race, descendant d'une ancienne famille de rancheros établie depuis de longues années sur la frontière comanche, à l'extrême limite des possessions mexicaines.

Don Pablo, réveillé en sursaut, fut debout en un instant.

—Que se passe-t-il donc de nouveau? demanda-t-il à son ami d'un ton assez maussade; ne pouvais-tu pas me laisser dormir une heure encore? Que le bon Dieu te bénisse de m'avoir réveillé ainsi!

—Merci, répondit en riant don Diego, tu n'as pas le sommeil caressant ce matin; mais ne m'en veux pas, ami, de ce que j'en fais, j'ai attendu autant que cela m'a été possible, et ce n'a été que lorsqu'il l'a fallu absolument que je me suis enfin décidé à troubler ton sommeil.

—Je ne t'en veux pas, mon cher don Diego, reprit-il en étouffant un bâillement, mais je dormais si bien, et puis tu le sais, ajouta-t-il avec tristesse, quand on dort, on oublie.

—C'est vrai, pauvre ami.

—Enfin, voilà qui est fait, maintenant je suis tout à toi, parle. Je t'écoute, la chose doit être grave.

—Je l'ignore encore; nos sentinelles ont aperçu un fort détachement de cavalerie qui s'avançait en bon ordre de notre côté.

—Ah! ceci est grave, en effet; et ce détachement, qu'est-il devenu?

—Il a fait halte à deux portées de fusil de nos avant-postes à peu près; il semble de son côté se méfier autant de nous que nous nous méfions de lui.

—Il fallait l'envoyer reconnaître par des batteurs d'estrade.

—Je n'y ai pas manqué; mais comme ils ne tarderont pas, selon toute probabilité, à rentrer, et que leur rapport peut être grave, je me suis décidé à t'éveiller afin que tu les interroges toi-même.

—Tu as bien fait, et je te remercie, d'autant plus que nous approchons de l'ennemi, et que nous ne savons point qui nous pouvons avoir pour voisins ainsi dans les ténèbres. Et M. Prescott est-il plus calme?

—Oui; il a beaucoup pleuré, ce qui l'a soulagé, en empêchant la douleur de l'abattre complètement. Maintenant, il dort sous un jacal que je lui ai fait préparer par quelques-uns de nos cavaliers.

—Fort bien; laissons-le dormir, c'est autant de gagné pour lui sur la souffrance; Pauvre père! Ah! pourquoi n'ai-je point réussi à sauver sa fille!

—La fatalité ne l'a point voulu; mais pourquoi désespérer?

—Hélas! perdue ainsi seule dans le désert, au milieu des ténèbres, que sera devenue la malheureuse enfant?

—C'est horrible! Si jeune, si belle! Courage mon ami.

—Eh! ce n'est point le courage qui me manque; j'ai l'habitude de la souffrance; mais mon cœur se brise en voyant la douleur de ce vieillard, douleur d'autant plus grande qu'elle est concentrée et qu'il ne la laisse pas s'épancher au dehors. Ces Anglais sont des natures de bronze que rien ne saurait dompter et qui ne tombent que foudroyés. Leur orgueil intraitable n'accepte ni les consolations ni les moindres marques d'intérêt. Maintenant que le coup lui a été porté, et Dieu sait s'il a été rude, tu verras en s'éveillant M. Prescott aussi froid et aussi calme en apparence que si rien ne s'était passé; et pourtant il aura la mort dans le cœur.

—Que faire alors?

—Rien quant à présent, mon ami, sinon se conformer à son humeur, et attendre que Dieu nous révèle ce qu'est devenue sa malheureuse fille.

Tout en causant ainsi entre eux, les deux jeunes gens s'étaient avancés jusqu'à la limite du camp; le jour commençait à se lever, les ténèbres étaient moins épaisses, et leurs regards pouvaient plonger assez loin dans la campagne.

—Je crois que voici nos batteurs d'estrade, dit don Diego en indiquant du doigt à son ami une petite troupe de cavaliers qui accouraient vers eux au grand trot.

—Ce sont eux évidemment, répondit don Pablo; mais ils me paraissent venir bien tranquillement.

—En effet, ils n'ont nullement l'air d'hommes qui rentrent d'une reconnaissance sérieuse; ils ont la lance au crochet, ne gardent point leurs rangs et marchent comme s'ils étaient, non pas en rase campagne, mais dans une ville.

—Ce qui me semble plus extraordinaire encore, c'est que leur nombre est au moins doublé; j'avais expédié une dizaine d'hommes, et ceux-ci sont plus de vingt-cinq. Que signifie cela?

—Nous ne tarderons pas à être renseignés à ce sujet; dans un quart d'heure ils seront ici; mais il est toujours bon d'être prudent et de se tenir sur ses gardes, fais sonner le boute-selle et prendre les armes; quoi qu'il arrive, cela vaudra mieux.

Don Diego laissa son chef continuer à examiner les arrivants, et il se hâta de faire exécuter l'ordre qu'il avait reçu.

Cinq minutes plus tard, les rancheros étaient en selle et rangés en bon ordre derrière leur commandant, auquel on avait amené son cheval, et ils se tenaient prêts à tout événement.

Cependant les cavaliers approchaient rapidement. Bientôt ils arrivèrent à portée de voix. Sur un signe de don Pablo, don Diego s'avança quelques pas au-devant d'eux, leur intima l'ordre de s'arrêter et échangea avec eux les mots d'ordre et de ralliement. Mais à la première réponse qui lui fut faite, tous les doutes furent levés; ces cavaliers étaient bien les batteurs d'estrade expédiés en reconnaissance; mais la troupe qui avait été signalée, non seulement était mexicaine, mais encore se composait du reste de la cuadrilla de don Pablo de Zúñiga, que celui-ci avait laissée au camp lorsqu'il s'était résolu à escorter M. Prescott et sa fille, bien qu'en se tenant assez loin derrière l'irascible Anglais pour que celui-ci ne soupçonnât pas cette protection occulte, qu'il avait si péremptoirement refusée lorsqu'elle lui avait été offerte par don Pablo à Potosí.

Mais si le jeune homme était satisfait de voir toute sa cuadrilla, forte de plus de deux cents cavaliers, réunie sous ses ordres et mise ainsi à sa disposition au moment où il le désirait le plus, il ignorait encore comment ses soldats se trouvaient ainsi auprès de lui et par quel hasard ils lui arrivaient à l'improviste.

Aussi avait-il grande impatience d'obtenir des renseignements positifs à cet égard; sa curiosité ne fut pas mise à une longue épreuve, car cinq minutes plus tard, les batteurs d'estrade et les compagnons qu'ils avaient rencontrés en chemin entrèrent dans le camp.

Les nouvelles qu'ils apportaient avaient une grave importance. En voici le résumé en quelques mots:

Les forces mexicaines concentrées à Potosí par le président de la République avaient quitté cette ville et marchaient à la rencontre de l'armée américaine, commandée par le général Taylor.

Les Mexicains paraissaient remplis d'enthousiasme; ils étaient convaincus que les Américains, malgré le gain de trois batailles successives, ne tiendraient pas devant eux, et qu'ils parviendraient facilement, à la première rencontre, à les rejeter en désordre de l'autre côté de la frontière.

Santa-Anna avait été averti par des transfuges que, dans le but de renforcer le corps expéditionnaire du général Scott, cinq mille hommes de la division de volontaires du général Patterson avaient été enlevés à l'armée du général Taylor, dont les forces se trouvaient ainsi dans des conditions d'infériorité écrasantes en face de l'armée mexicaine, qui se montait à plus de vingt-cinq mille hommes.

Le président de la République, voulant profiter de cet avantage que lui donnait si bénévolement l'ennemi, avait quitté en toute hâte San Luis de Potosí et s'avançait à marche forcée à la rencontre des Américains.

Tout en se réservant le commandement en chef de l'armée, le président Santa-Anna avait confié la direction de l'avant-garde au général Ampudia, un des meilleurs officiers de l'armée mexicaine.

Le général Ampudia s'était fait précéder dans sa marche par les rancheros de don Pablo de Zúñiga, dont il avait été à même, dans plusieurs occasions, d'apprécier les qualités comme éclaireurs.

Les cavaliers aperçus par les sentinelles de don Pablo et reconnus par les batteurs d'estrade n'étaient donc que des éclaireurs.

En effet une demi-heure s'était à peine écoulée lorsqu'ils parurent; don Pablo reprit immédiatement le commandement de sa cuadrilla et expédia son lieutenant don Diego de Jalas au général Ampudia, qui marchait à une courte distance en arrière avec le gros de l'avant-garde pour l'avertir de sa jonction avec le reste de sa cuadrilla.

La marche, un moment interrompue lors de la rencontre des deux parties de la cuadrilla, recommença presque aussitôt, et les rancheros se dirigèrent au grand trot sur el Miaz, qu'ils étaient loin de supposer occupé par les Américains.

Vers neuf heures du matin, la cuadrilla se trouva en vue du pueblo. Par excès de prudence, bien qu'il se crût en pays ami, à deux portées de fusil environ du village, don Pablo arrêta sa troupe et détacha une trentaine d'hommes en avant, sous les ordres de don Diego, de retour auprès de lui depuis quelque temps déjà; les éclaireurs mexicains furent, à leur grande surprise, reçus à coups de carabine par les sentinelles américaines postées à l'entrée du village, et furent ramenés; don Pablo les fit soutenir par une cinquantaine de cavaliers; cependant, comme il ignorait à quels ennemis il avait affaire, s'ils étaient nombreux et en position de résister avantageusement, il ne voulut pas s'engager à la légère, et se contenta d'escarmoucher, pour tenir l'ennemi en haleine jusqu'à ce qu'il eût reçu l'ordre du général Ampudia. Cette mollesse dans l'attaque, si impérieusement commandée par la prudence, donna le temps aux Américains d'évacuer le Miaz sans coup-férir, et lorsque l'ordre arriva enfin d'enlever le village, il était trop tard pour arrêter l'ennemi, qui, déjà, s'était mis en pleine retraite.

Les rancheros traversèrent le pueblo au galop et se lancèrent à la poursuite des Américains, mais ceux-ci avaient une grande avance sur eux, avance qui s'augmentait encore à chaque instant, leurs chevaux étant reposés tandis que ceux des rancheros avaient déjà fourni une longue traite et commençaient à être fatigués. D'ailleurs les Mexicains, satisfaits d'avoir chassé l'ennemi du village et de le voir se retirer devant eux, se contentaient d'échanger de loin quelques coups de fusil sans essayer d'en venir à l'arme blanche en chargeant à fond de train.

La cuadrilla avait dépassé d'une lieue ou deux déjà le village, lorsqu'un cavalier, sortant tout à coup des fourrés qui bordaient la route, vint se jeter à l'improviste au milieu d'elle en agitant une faja blanche et en criant merci.

Ce cavalier, immédiatement entouré, fut aussitôt, sur sa réclamation, conduit à don Pablo, qui, à sa grande surprise, reconnut Matadiez, auquel, quelques heures auparavant, il avait si généreusement rendu la liberté.

—Eh quoi! s'écria-t-il, tu es ici, drôle?

—Oui, répondit le Mexicain, et depuis une heure au moins je vous attends, caché sous le couvert.

—Est-ce une nouvelle trahison? fit le jeune homme en fronçant le sourcil.

Le bandit haussa dédaigneusement les épaules.

—Voilà comme juge le monde, dit-il. Au lieu de perdre votre temps, comme vous l'avez fait, et de le perdre encore en ce moment à m'adresser d'inutiles insultes, vous feriez bien mieux de donner des ailes à vos chevaux et d'atteindre les misérables qui vous enlèvent la señorita.

—Que veux-tu dire? Explique-toi en deux mots, et, sur ta vie, prends garde à tes paroles.

—Ma fille, ma pauvre enfant, où est-elle? s'écria M. Prescott, qui se tenait au côté de don Pablo.

—Là! répondit le Mexicain en étendant les bras dans la direction des Américains, dont les derniers cavaliers disparaissaient derrière un pli de terrain; je vous le répète, hâtez-vous si vous ne voulez point qu'elle soit à jamais perdue pour vous.

Alors il raconta ce qui s'était passé et comment miss Anna avait été faite prisonnière par M. de Clairfontaine.

Don Pablo et M. Prescott écoutèrent le récit du Mexicain avec une angoisse extrême; ils comprirent toute la portée de l'audacieuse expédition en avant, tentée par M. de Clairfontaine, dans le seul but de s'emparer de la jeune fille; ils frémirent de douleur de savoir la malheureuse enfant au pouvoir d'un pareil homme.

—Que faire? s'écria M. Prescott avec désespoir.

—La sauver à tout prix dit énergiquement le jeune homme.

—Comment atteindre ces ravisseurs? reprit le pauvre père; ils ont sur nous une avance que nous ne parviendrons jamais à faire disparaître, montés sur des chevaux fatigués comme les nôtres.

—Bah! fit gaiement Matadiez, ce n'est pas pour rien que depuis dix ans j'écume toutes les routes de la république; si vous voulez, je me charge, moi, non seulement de vous faire atteindre ces hérétiques mais encore de les dépasser si cela est nécessaire.

—Oh! si tu fais cela, s'écria don Pablo avec explosion.

—Pas de promesses, caballero; j'ai juré de sauver miss Anna, il ne dépendra pas de moi que cela ne se réalise; plus tard, si vous jugez que je mérite une récompense, eh bien! vous me la donnerez, je ne m'y oppose pas; en ce moment, nous avons autre chose à faire.

—Parle.

—Ces gringos se dirigent tout droit sur San Nicolas, qui est le seul pueblo où ils peuvent espérer trouver les approvisionnements dont ils ont besoin pour eux et leurs chevaux; voulez-vous arriver avant eux à San Nicolas?

—Tu le demandes?

—C'est bien; laissez-moi vous servir de guide.

—Marche, nous te suivons.

—A quelque pas d'ici, sur la droite, nous rencontrerons un sentier étroit qui coupe à travers terres; ce sentier, presque inconnu même des habitants du pays, nous fera gagner cinq lieues sur les neuf qui nous séparent de San Nicolas: voulez-vous le prendre?

—Sers-nous de guide, ainsi que tu nous l'as promis.

—C'est bien, venez. Ah! à propos, don Pablo, prenez ceci, que miss Anna m'a remis pour vous.

Et retirant le collier de la jeune fille de son dolman, il le présenta à don Pablo, mais M. Prescott s'empara du collier et le porta à ses lèvres.

—Laissez-le moi, dit-il avec prière. Le jeune homme étouffa un soupir.

—Partons, dit-il à Matadiez.

On se remit en marche.

Ainsi que l'avait annoncé le Mexicain, on ne tarda pas à découvrir le chemin qu'il avait indiqué; c'était en effet un sentier étroit et qui paraissait presque infranchissable, mais sur un mot de leur chef, les rancheros s'y engagèrent sans hésiter. Qu'importait à ces centaures que le chemin fût bon ou mauvais, il leur suffisait que leurs chevaux pussent y tenir pied pour qu'ils fussent certains de le franchir sans encombre.

Ce fut du reste ce qui arriva: le sentier s'élargit peu à peu, devint meilleur, et en résumé, au bout d'une demi-heure à peine, ils galopaient comme s'ils se fussent trouvés sur la meilleure route de la république. D'après l'avis de Matadiez, et sur l'assurance qu'il donna à don Pablo que rien ne pressait et qu'on arriverait à San Nicolas bien avant les Américains, la cuadrilla fit une halte d'une heure, pendant laquelle les chevaux mangèrent leur provende de maïs et d'alfalfa. Ce repos, si court qu'il eût été, rendit cependant à ces nobles animaux toute leur ardeur.

Un peu avant midi, la cuadrilla arriva en vue de San Nicolas, misérable village situé sur le versant d'une colline et habité par de pauvres peones rongés de fièvre et dévorés par la plus affreuse misère.

Tout paraissait calme dans le village; la plus complète solitude régnait aux environs.

On fit halte.

Don Pablo expédia deux cavaliers en avant.

Ces cavaliers revinrent au bout de quelques minutes.

Les Américains n'avaient pas encore paru; on n'en avait pas de nouvelles; ils avaient traversé la veille au soir le pueblo sans s'y arrêter; depuis on ne les avait pas revus.

Matadiez avait strictement tenu sa promesse; non seulement on avait atteint l'ennemi, mais encore on l'avait tourné. Il n'y avait donc plus qu'à l'attendre, et en l'attendant, prendre ses mesures, de manière à l'envelopper si bien qu'il lui fût impossible d'échapper, soin dont s'occupa don Pablo avec une ardeur fiévreuse et sans perdre un instant.

A peine les rancheros avaient-ils terminé leurs préparatifs, que les trompettes américaines résonnèrent avec force à l'entrée du village et l'ennemi parut.

Il arrivait au grand trot, marchant en bon ordre et gardant bien ses approches.

Don Pablo le laissa s'engager dans le pueblo, puis tout à coup, les trompettes mexicaines sonnèrent la charge, et les Américains furent assaillis à la fois en tête et en queue, par les rancheros qui se ruèrent sur eux avec de grands cris.

La mêlée fut terrible; les Américains surpris par l'attaque furieuse et imprévue des rancheros, eurent un moment de désordre et de panique; les rangs se mêlèrent, se rompirent, quelques-uns tournèrent bride, mais bientôt reconnaissant que la retraite était coupée, ils se résolurent à faire leur devoir en braves gens et se groupèrent autour de leur chef, qui, lui, n'avait pas reculé d'un pouce.

La pensée d'une trahison s'était immédiatement présentée à l'esprit de M. de Clairfontaine et il avait exploré d'un regard perçant les rangs des rancheros pressés autour de lui afin de découvrir Matadiez.

Mais le digne Mexicain était trop adroit et partant trop rusé, pour se compromettre ainsi auprès d'un homme auquel il espérait soutirer une grosse somme d'argent; dès que son devoir de guide avait été accompli, il avait fait comprendre à don Pablo que le cas échéant où le coup de main qu'il tentait ne réussirait pas, mieux valait que sa présence parmi les rancheros fût ignorée des Américains, ce qui plus tard lui laisserait la liberté de s'introduire dans leur camp; puis il avait tourné bride et s'était abrité dans un épais fourré, demeurant tranquillement spectateur invisible de l'escarmouche. Aussi M. de Clairfontaine le chercha-t-il vainement, ses soupçons s'évanouirent, et il ne songea plus qu'à sortir à son honneur de la fausse position dans laquelle il était placé.

Cependant le combat devenait sérieux. Resserrés dans un espace fort étroit, les Américains ne réussissaient qu'avec peine à faire exécuter à leurs chevaux les manœuvres nécessaires pour se dégager un peu, les longues lances des rancheros les atteignaient de tous côtés, les reatas et les lassos s'abattaient sur eux comme la foudre, enlevant le cavalier de selle, l'étranglant et le mutilant horriblement.

La situation devenait vraiment critique, deux charges désespérées exécutées en personne par M. de Clairfontaine, avaient été repoussées par don Pablo, que sans cesse il rencontrait devant lui.

Les deux ennemis s'acharnaient avec rage l'un contre l'autre, sachant bien que d'eux seuls dépendait le succès du combat.

M. Prescott, continuellement aux côtés du ranchero, faisait le coup de pistolet avec cette colère froide qui distingue sa nation; chacun de ses coups abattait un homme.

Les rangs des Américains s'éclaircissaient de plus en plus, les cadavres s'entassaient dans cet espace déjà si étroit où avait lieu cette lutte terrible. Miss Anna voyait à quelques pas d'elle seulement son père et son cousin, et oubliant le soin de sa sûreté, bravant la mort à chaque seconde, elle s'élançait vers eux en les appelant à grands cris; mais à chacune de ces tentatives, M. de Clairfontaine faisait bondir son cheval et la repoussait en arrière.

Enfin les choses en arrivèrent à ce point où la défaite complète des Américains devint évidente; il fallait en finir à tout prix. M. de Clairfontaine le sentit: rassemblant autour de lui les quelques cavaliers déterminés qui lui restaient encore, il saisit par la bride le cheval de miss Anna et essaya de l'entraîner. Mais la jeune fille qui sentait qu'elle allait être libre, résista avec l'énergie du désespoir et essaya de se jeter à bas de son cheval en appelant Anita à son secours afin de joindre ses efforts aux siens. La jeune Indienne obéit et se cramponna résolument aux vêtements de sa jeune maîtresse.

Il y eut entre M. de Clairfontaine et les deux femmes une lutte désespérée de quelques instants.

Don Pablo, M. Prescott et plusieurs rancheros entendant les cris de douleur de miss Anna accoururent en toute hâte, sabrant et renversant tout ce qui s'opposait à leur passage.

M. de Clairfontaine se sentit perdu, par un effort inouï il enleva la jeune fille et la jeta en travers sur le cou de son cheval, en même temps, sortant un pistolet de ses fontes, il fracassa le crâne de la malheureuse Indienne, qui roula sur le sol en lâchant les vêtements de sa maîtresse que jusque-là elle avait tenus serrés dans ses mains crispées.

—Morte ou vive nul ne me l'enlèvera, hurla M. de Clairfontaine avec un rugissement de tigre.

Et enlevant son cheval, il lui fit faire un bond énorme en avant et passa comme un ouragan au milieu des rancheros dont plusieurs furent renversés par ce choc irrésistible.

En vain don Pablo, M. Prescott et leurs cavaliers se ruèrent à la poursuite de M. de Clairfontaine, les Américains se jetèrent entre, eux, et en se faisant tuer avec cette sombre énergie du désespoir qui tient du fanatisme et fait les dévouements, ils donnèrent à leur chef le temps de se mettre hors d'atteinte.

Plus des deux tiers du détachement américain avaient succombé pendant cette sanglante escarmouche, qui cependant n'avait duré qu'une demi-heure à peine; les quelques cavaliers qui avaient échappé à la mort fuyaient épouvantés dans toutes les directions.

Don Pablo avait vaincu, mais, hélas! cette victoire était stérile pour lui, puisque celle pour laquelle il avait si bravement combattu lui échappait.


XV

Fin contre fin.

Ainsi que nous l'avons dit, le président Santa-Anna, trompé par les rapports de transfuges infidèles, et négligeant les avis des personnes bien informées et surtout prudentes de son entourage, s'était, pour le malheur de son pays, arrêté au plan de campagne le plus absurde que jamais eût conçu un général américain, et cependant la plupart des généraux des anciennes colonies espagnoles semblent à plaisir lutter entre eux d'ignorance en fait de tactique militaire. En effet, au lieu d'essayer de couvrir la Veracruz, qu'il savait très sérieusement menacée par le gros des forces américaines, et dont la prise devait inévitablement amener des malheurs irréparables, et peut-être compromettre le succès de la guerre en mettant du premier coup l'ennemi au centre du pays et lui permettant de s'y établir solidement, il quitta Potosí avec toutes ses troupes, s'élevant à plus de vingt mille hommes, tourna le dos à la Veracruz et se dirigea vers la Sierra Madre, se lançant à corps perdu à la poursuite du général Taylor, dont il espérait triompher facilement; sa petite armée ayant été réduite à un très faible effectif, et ce général, peu désireux d'engager une action contre des troupes décuples des siennes, manœuvrant prudemment pour se maintenir dans ses positions sans se laisser entamer.

On ne pourrait croire à une pareille incurie de la part d'un général qui passait alors pour le meilleur manœuvrier de l'armée mexicaine, si les documents historiques n'étaient pas là pour prouver la conception et l'exécution de ce plan insensé.

D'ailleurs, pendant toute cette campagne si glorieuse pour les Américains, les Mexicains semblèrent pris de vertige et firent fautes sur fautes. La fatalité était sur eux, ils étaient condamnés et devaient succomber, et cependant leur cause était juste, ils combattaient pour l'intégrité de leur territoire. Ce fut l'échec éprouvé par le détachement de M. de Clairfontaine qui avertit le général Taylor du mouvement offensif de l'armée mexicaine contre lui et lui révéla le plan du président Santa-Anna.

Lorsque les fuyards rejoignirent l'armée américaine et vinrent en aveugles se jeter dans ses grand-gardes, celle-ci était campée à Agua Nueva, position mauvaise qui pouvait être facilement tournée.

Le général Taylor, reconnaissant la difficulté de la situation, et ne voulant pas y risquer un engagement dont toutes les chances lui seraient contraires, évacua Agua Nueva, après l'avoir incendié, afin d'empêcher les Mexicains de s'y fortifier, et il se retira en bon ordre dans la plaine voisine et s'établit solidement à une lieue environ de l'hacienda de Buena Vista.

Cette fois, la position était choisie avec le tact et le coup d'œil infaillible d'un soldat expérimenté.

L'hacienda de Buena Vista est bâtie presqu'au centre d'une large vallée, comprise entre deux chaînons parallèles de la Sierra Madre; à un mille environ de l'hacienda, les montagnes forment, en se rapprochant, la passe étroite d'Angostura. Cette vallée, d'un accès très difficile, et qui n'a pas plus de deux milles de longueur, est, de plus, coupée dans tous les sens par des ravines profondes.

La position était formidable. Comme la retraite était impossible, l'armée américaine était ainsi placée par son chef dans l'obligation de vaincre ou de mourir.

Les forces du général Taylor considérablement diminuées, ainsi que nous l'avons dit, pour augmenter l'armée du général Scott, ne se composaient plus, en troupes régulières, que de quatre cents hommes d'infanterie, deux cents dragons et quatre batteries d'artillerie, auxquels étaient venus se joindre des volontaires mal exercés encore, mais pleins d'ardeur, dont nous avons vu précédemment quelques-uns aux prises avec les rancheros. Ces différents corps formaient un effectif de quatre mille trois cent cinquante hommes au plus.

C'était avec des forces aussi inférieures que le général Taylor avait résolu d'en venir aux mains avec les vingt mille hommes du président Santa-Anna, si celui-ci essayait de s'emparer des formidables positions dans lesquelles il s'était si bravement retranché.

Le vingt-deux février,—date qui sera à jamais célèbre dans les fastes de l'histoire des États-Unis,—vers sept heures du matin, un cavalier mexicain, monté sur un fort cheval rouan, se présenta aux avant-postes américains et demanda à être conduit à M. de Clairfontaine, commandant des volontaires. Ce cavalier montra un sauf-conduit signé par M. de Clairfontaine.

Le sauf-conduit fut minutieusement examiné, et comme, en somme, il fut reconnu bon, on conduisit le cavalier sous bonne escorte, non pas à la tente de M. de Clairfontaine, mais à l'hacienda de Buena Vista, qui servait de quartier général, et dans laquelle, en ce moment, étaient réunis tous les officiers supérieurs de l'armée américaine; ils tenaient conseil, sous la présidence du général Taylor, afin de convenir des dernières mesures de défense à prendre au cas probable où ils seraient attaqués par les forces mexicaines, qu'ils savaient s'avancer rapidement à leur rencontre.

Ce cavalier était Matadiez, l'ancienne connaissance, du lecteur; le digne Mexicain, peu confiant dans les résultats des manœuvres stratégiques du président Santa-Anna, et, grâce à son astucieuse nature flairant une débâcle affreuse, avait jugé prudent d'utiliser le sauf-conduit que M. de Clairfontaine lui avait signé et de se présenter au plus tôt à lui, afin d'encaisser les sommes qui lui étaient si légitimement dues.

Cependant, comme Matadiez était honnête à sa manière, et qu'il avait fait le serment solennel de sauver miss Anna, il avait résolu de profiter de sa présence au camp américain, pour prendre certains renseignements indispensables sur la jeune fille. Aussi fut-il assez peu satisfait des mesures de précaution que les soldats jugèrent prudent d'employer à son égard. La surveillance attentive dont il était l'objet le contrariait fort. Cette méfiance qu'il inspirait lui semblait blessante pour son honneur de caballero. Il ne consentit donc que d'un air maussade, et parce qu'il craignait d'y être contraint par la force, à se rendre au quartier général.

Arrivé à la porte de l'hacienda, on lui fit mettre pied à terre.

—Et mon cheval? demanda-t-il.

—On en prendra soin, répondit un soldat d'une voix goguenarde.

Il ne dit rien, hocha la tête et entra dans l'hacienda, toujours entouré de son escorte.

—Attendez ici, lui dit un Américain en lui désignant une espèce d'escabeau et l'invitant à s'asseoir.

—Je suis venu pour parler à M. de Clairfontaine; voulez-vous, oui ou non, me conduire auprès de lui? reprit-il d'un ton bourru.

—Il est ici, mais il ne peut vous recevoir en ce moment.

—Patience donc, murmura le Mexicain avec résignation. Il tordit une cigarette, l'alluma, et comme son parti était pris, il parut ne plus conserver la moindre inquiétude sur ce que sa position avait de dangereux pour lui.

Une demi-heure s'écoula; Matadiez continuait à fumer, impassible comme un dieu indien.

—Venez, lui dit un soldat.

Il se leva, jeta sa cigarette et suivit son guide; celui-ci ouvrit une porte et s'effaça pour le laisser passer devant lui.

Matadiez entra, il jeta un regard autour de lui et reconnut qu'il se trouvait dans une salle assez vaste dont le centre était occupé par une table recouverte d'un drap vert, sur laquelle du papier, des plumes, des plans et des cartes étaient jetés pêle-mêle dans un désordre apparent. Huit ou dix officiers assis autour de cette table discutaient entre eux tout en consultant les plans.

A l'entrée du Mexicain:

—Est-ce là l'homme, demanda un officier âgé d'une cinquantaine d'années, aux traits fins et à la physionomie ouverte et bienveillante, qui paraissait avoir un grade supérieur.

—Oui, général, répondit le soldat qui avait servi d'introducteur à Matadiez.

—C'est bien, retirez-vous, répondit le général Taylor, car cet officier était en effet le commandant de l'armée américaine.

Le soldat sortit en refermant la porte derrière lui.

Le Mexicain avait respectueusement retiré son sombrero et attendait immobile qu'il plût au général de lui adresser la parole.

L'œil perçant du Mexicain avait distingué M. de Clairfontaine parmi les officiers assis autour de la table, et son visage, un peu sombre jusqu'à ce moment, s'était aussitôt rasséréné.

Le général, après avoir attentivement examiné pendant deux ou trois minutes le visage renfrogné du bandit, hocha la tête d'un air de mécontentement et lui adressa enfin la parole.

—Qui êtes-vous? lui demanda-t-il en assez bon castillan, mais avec un accent anglais très prononcé.

—Mexicain, répondit-il laconiquement.

—Appartenez-vous à l'armée, à quelque titre que ce soit?

Matadiez hésita une seconde ou deux.

—Tout Mexicain est soldat quand l'étranger foule le territoire de la République, dit-il enfin évasivement.

Le général Taylor fronça le sourcil.

—Que savez-vous des mouvements de votre armée? reprit-il.

—Je ne suis pas un espion, mais un caballero, répondit-il avec hauteur, je n'ai aucun renseignement à vous donner.

—Drôle! s'écria un officier avec un geste de menace.

—Arrêtez! dit vivement le général, cet homme a raison; il est fidèle à sa cause comme nous le sommes à la nôtre; et il reprit en s'adressant au Mexicain: Comment vous êtes-vous présenté aux avant-postes de mon armée?

—J'étais porteur d'un sauf-conduit signé par M. de Clairfontaine, l'un de vos officiers supérieurs; demandez-lui si je dis vrai.

—En effet, cet homme est porteur d'un sauf-conduit signé par moi; nous avons une affaire particulière à régler ensemble, fit M. de Clairfontaine. Vous savez, général, que j'ai à plusieurs reprises habité le Mexique.

—Je ne veux ni ne dois m'immiscer dans vos affaires, Monsieur, répondit poliment le général, il suffit que vous répondiez de cet homme pendant le temps qu'il demeurera dans le camp.

—J'en réponds, général, d'autant plus que je ne le perdrai pas de vue un instant; maintenant, puisque le conseil est terminé, je vous prie de me permettre de me retirer.

—Allez, Monsieur, vous êtes libre, répondit le général. Il se tourna vers le Mexicain et lui tendit sa bourse: Tenez, mon ami, lui dit-il, vous boirez à ma santé.

Matadiez, au lieu de prendre la bourse, la repoussa par un geste dédaigneux.

—Je n'accepte pas d'argent que je n'ai pas gagné, général, dit-il d'un ton bourru; quant à boire à la santé d'un ennemi de mon pays, jamais je ne le ferai!

—Orgueilleux comme un Castillan, murmura le général; il y aurait pourtant quelque chose à faire de cette race rude et énergique, si on voulait. Et après avoir congédié le Mexicain d'un geste bienveillant, il baissa sa tête pensive sur sa poitrine.

M. de Clairfontaine et Matadiez quittèrent la salle.

Ils montèrent à cheval à l'entrée de l'hacienda et se dirigèrent au galop vers l'endroit où campaient les volontaires commandés par M. de Clairfontaine. Au centre s'élevait un rancho abandonné, qui avait été réparé tant bien que mal par les soldats et servait en ce moment d'habitation au jeune homme.

Le trajet de l'hacienda au rancho fut parcouru en moins de dix minutes; bien que les deux hommes galopassent côte à côte, ils n'échangèrent pas une parole pendant tout le temps qu'il dura.

M. de Clairfontaine réfléchissait, Matadiez, lui, regardait curieusement autour de lui et semblait noter soigneusement dans sa mémoire tout ce qu'il supposait digne d'intéresser soit lui-même, soit les personnes qui lui avaient confié cette mission d'argus.

—Nous voici arrivés, dit M. de Clairfontaine en s'arrêtant devant le rancho et mettant pied à terre en même temps.

Matadiez l'imita.

—Il paraît, ajouta le jeune homme avec un sourire narquois, que si vous ne voulez rien nous dire des mouvements de votre armée, vous ne seriez pas fâché de vous renseigner sur la position de la nôtre.

—C'est possible, répondit le Mexicain en riant faux.

—Oh! mon Dieu, regardez, ne vous gênez pas, reprit l'officier américain en haussant dédaigneusement les épaules; cela nous est bien égal, allez. Avez-vous fini? ajouta-t-il après un instant.

—Quant à présent, oui, répondit Matadiez.

—Alors, veuillez me suivre; j'attends votre bon plaisir.

—Je suis à vos ordres.

Ils pénétrèrent alors dans le rancho, dont l'officier referma avec soin la porte derrière lui; il ne se souciait pas sans doute qu'on sût ce qu'il allait faire avec son étrange compagnon.

Matadiez, en le voyant ainsi fermer la porte, sourit d'un air qui eût donné beaucoup à réfléchir à M. de Clairfontaine s'il l'avait aperçu; mais comme en ce moment il tournait le dos au Mexicain, il ne se douta pas de la joie insolite qu'il avait subitement montrée et n'eut pas à en chercher les motifs.

Lorsque l'officier se retourna, il vit son compagnon tranquillement assis sur un équipal, les jambes croisées l'une sur l'autre et occupé à tordre une cigarette avec ce soin et cette minutieuse attention que les hommes de race espagnole apportent toujours à cette importante occupation.

—Çà, dit M. de Clairfontaine, réglons nos comptes sans plus tarder.

—Je ne demande pas mieux, car c'est pour ce seul motif que je suis venu ici, comme bien vous pensez, répondit le Mexicain en allumant paisiblement sa cigarette.

Le jeune homme ouvrit un porte-manteau négligemment jeté sur une table et en sortit un portefeuille en chagrin noir fermé à clef.

—Vous connaissez la maison Beckers Sons and Co de México?

—Certes, c'est une des maisons des plus solides de toute l'Amérique.

—Bon, vous comprenez bien que je ne puis porter en or, sur moi, étant en campagne, une somme aussi forte que celle que je me suis engagé à vous payer.

—Cela me semble parfaitement juste.

—En conséquence, vous ne refuserez pas des traites tirées sur MM. Beckers Sons and Co, et payables à vue?

—Caray! je le crois bien; c'est de l'or que des traites sur ces messieurs; il est bien entendu que les dites traites sont acceptées par eux?

—Eh! eh! vous vous entendez aux choses de commerce, dit en riant le jeune homme.

—Dame! señor, répondit avec bonhomie le Mexicain, les affaires sont les affaires.

—Vous avez raison; mais rassurez-vous, les traites que je compte vous remettre sont acceptées.

—Oh! alors, vous pouvez m'en donner pour la somme qu'il vous plaira. Si forte qu'elle soit, j'accepterai avec reconnaissance.

—Tout beau, mon maître, je vous payerai ce que je vous dois, rien de plus.

—Cela suffira.

Le jeune homme ouvrit alors le portefeuille, au moyen d'une petite clef qu'il portait suspendue à son cou par une chaîne d'acier, et il en retira plusieurs papiers qu'il étala avec complaisance sur la table et fit miroiter aux yeux du Mexicain; mais celui-ci demeura impassible et froid.

—Nous disons que je vous dois...?

—Vingt mille piastres.

—C'est cela, voici deux traites de cinq mille piastres et une de dix mille, ce qui fait juste votre compte.

—Parfaitement.

—Mais vous le savez, donnant donnant.

—Je ne comprends pas.

—C'est cependant limpide! en recevant ces traites que je vais passer à votre ordre, vous m'en signerez un reçu.

—Ah! oui, excusez-moi, je n'avais pas saisi; mais, ajouta-t-il en retirant un papier caché dans sa faja, vous voyez que je suis de bonne foi, j'avais si grande confiance dans votre parole de gentleman, que j'avais préparé le reçu d'avance, le voilà.

—En effet, dit le jeune homme, en examinant le papier. De plus, je vois que vous avez prévu que je réglerais avec vous avec des traites tirées sur la maison Beckers, Sons and Co. Voilà une étrange coïncidence, convenez-en, ajouta-t-il en fronçant le sourcil.

—Pourquoi donc, caballero? c'est vous-même qui, lorsque j'eus l'honneur de vous voir à Potosí, m'avez parlé de cette maison, dans laquelle, m'avez-vous dit, des sommes considérables avaient été déposées par vous.

—Je ne me le rappelle pas.

—C'est cependant ainsi; comment l'aurais-je deviné?

—Hum, cela n'est pas clair. C'est égal, finissons-en. Voici vos traites.

—Et voilà votre reçu.

—L'autre papier que je vous ai signé, pourquoi ne me le remettez-vous pas aussi?

—A quoi bon? répondit-il en serrant précieusement les traites dans son dolman.

—Parce que je désire l'anéantir.

—Je comprends cela, mais moi, je tiens à le conserver.

—Hein?

—C'est ainsi; je le garde; oh! Rassurez-vous, je ne vous réclamerai pas une seconde fois cette dette; je suis homme d'honneur à ma manière.

—D'ailleurs, peu m'importe, reprit le jeune homme, avec un sourire sardonique, je n'ai rien à redouter d'un misérable de votre espèce.

—Pas de gros mots, je vous prie, cela n'avance pas les affaires et souvent les envenime.

—Grâce à Dieu, nos affaires sont maintenant terminées, veuillez donc me laisser, je vous prie.

Le Mexicain ne bougea pas.

—M'avez-vous entendu? reprit-il avec un commencement d'impatience.

—Je ne suis pas sourd. Eh bien, je reste.

—Vous restez?

—Oui.

—Vous restez?

—Vous le voyez bien, il me semble. Vos affaires sont terminées, j'en conviens, avec Matadiez le bandit; vous lui avez généreusement, très généreusement même soldé le rapt fait par lui à votre profit. Mais j'ai, moi aussi, des comptes à régler avec vous... et des comptes terribles!

—Vous? s'écria-t-il avec étonnement. Qui donc êtes-vous?

—Je vois que mon déguisement était bon, puisque j'ai réussi à vous tromper si complètement C'est un succès dont je suis fier.

D'un mouvement rapide comme la pensée, il enleva la perruque qui couvrait sa tête, arracha ses faux favoris et passa un mouchoir sur son visage.

—Regardez-moi, Monsieur de Clairfontaine; me reconnaissez-vous, maintenant?

—Don Pablo de Zúñiga! s'écria le jeune homme en se reculant avec épouvante et portant instinctivement la main à la poignée de son sabre.

—Oui, Monsieur, don Pablo de Zúñiga, votre ennemi mortel, répondit fièrement le ranchero en marchant sur lui un revolver de chaque main; pas un mot, pas un geste; à votre premier cri vous êtes mort. Si brave qu'il fût, l'officier américain sentit un frisson de terreur glacer son sang dans ses veines.

—Voulez-vous donc m'assassiner? murmura-t-il.

—Peut-être! Cela dépendra de ce qui va se passer entre nous. Jetez votre sabre, Monsieur.

Le jeune homme obéit machinalement.

—C'est bien! reprit-il avec un sourire amer, maintenant, asseyez-vous et causons.

En parlant ainsi, don Pablo, après avoir jeté le sabre dans un coin, se remit sur l'équipal qui jusqu'alors, lui avait servi de siège.

—Vous jouez gros jeu, Monsieur; dit l'Américain avec une feinte assurance; prenez garde! je ne suis peut-être pas aussi seul que vous le supposez.

—Cela m'est égal, Monsieur; seulement souvenez-vous de ceci: j'ai fait le sacrifice de ma vie, donc je suis maître de la vôtre.

Il y eut un moment de silence.

Les deux hommes s'examinaient avec une attention étrange. Don Pablo avait remis sa perruque et rattaché sa barbe postiche.

—Maintenant que vous m'avez reconnu, car vous m'avez bien reconnu, n'est-ce pas? dit-il, il est bon que vous seul sachiez qui je suis. L'officier américain sourit dédaigneusement.

—Causons, dit don Pablo, sans paraître se préoccuper de ce sourire.

—De quoi causerons-nous? fit le jeune homme.

—De ce que vous voudrez; par exemple de miss Anna, votre prisonnière, de la façon dont elle est traitée par vous et de ce que vous comptez exiger d'elle.

—Par malheur, ce sujet de conversation qui, sans doute, vous plairait, répondit-il avec ironie, pour des motifs que sans doute vous apprécierez ne m'agrée pas; donc nous ne causerons point.

—Soit, vous garderez le silence, si cela vous plaît, je causerai alors et pour vous et pour moi, le mutisme de l'un de nous sera compensé par la loquacité de l'autre, et, je l'espère, le résultat sera le même.

—Je ne crois pas.

—Moi, j'en suis sûr; vous ne tarderez pas à être de mon avis; veuillez donc m'écouter.

En ce moment il se fit un grand bruit de clairons et de trompettes au dehors.

—Qu'est cela? s'écria le jeune officier en se levant précipitamment.

—Moins que rien, Monsieur, selon toute probabilité, les troupes mexicaines se préparent à attaquer vos retranchements.

—Les troupes mexicaines!

—Je ne les précédais que d'une heure au plus.

—Laissez-moi, Monsieur, me rendre où l'honneur et mon devoir m'appellent.

—Non Monsieur, vous ne sortirez pas.

—Mais je suis perdu, déshonoré à jamais, si je demeure seulement cinq minutes de plus ici.

—Qu'est-ce que cela me fait, à moi, Monsieur.

Tout à coup on frappa à coups redoublés à la porte du rancho.

—Entendez-vous? on m'appelle. Passage, Monsieur, passage!

—Non, répondit péremptoirement don Pablo en le saisissant à la gorge et lui appuyant le canon d'un revolver sur la poitrine.

—Eh bien! soit, tuez-moi, je préfère cela.

—Je vous tuerai probablement, mais cette vengeance ne me suffit pas; c'est votre déshonneur que je veux, Monsieur, votre déshonneur complet et public. Écoutez bien ceci: aussi bien il est temps d'en finir. En ce moment un parlementaire mexicain se présente aux avant-postes de votre armée, c'est le général Ampudia; il est chargé d'une lettre confidentielle pour votre commandant en chef. Vous connaissez la loyauté proverbiale du général Taylor, n'est-ce pas? Eh bien, cette lettre renferme le billet écrit par vous, signé de votre main, billet que vous avez remis à Matadiez, et dans lequel vous vous reconnaissez pour un misérable et pour un infâme.

—Ah! mon Dieu! s'écria le jeune homme avec épouvante, quel démon vous a soufflé une si odieuse vengeance?

—Celui de la haine; cependant je vous offre un marché: il en est temps encore; rendons-nous au quartier général; ordonnez que miss Anna soit remise au général Taylor.

—Après, après? s'écria-t-il haletant de rage et d'impuissance, car il se sentait vaincu par son implacable ennemi.

—Après; la lettre demeurera cachetée entre les mains du général, qui ne l'ouvrira que sur la permission verbale que je lui en donnerai moi-même demain, si pendant la bataille vous ne m'avez pas tué; je veux bien vous offrir cette chance d'un combat loyal et d'une vengeance honorable. Moi vivant, vous mort, miss Anna sera remise à son père. Acceptez-vous?

—J'accepte, démon, puisque je suis entre vos mains.

—Votre parole alors?

—Sur Dieu et mon honneur, je vous la donne.

—C'est bien; reprenez votre sabre et partons, le temps presse. Je mets bas ce déguisement, qui désormais me devient inutile. C'est don Pablo de Zúñiga que vous devez présenter au général.

—C'est l'homme que je hais le plus au monde! s'écria-t-il avec rage. Ah! la vengeance! la vengeance!

—Bientôt nous nous trouverons face à face; Dieu jugera entre nous!

Ils s'élancèrent hors du rancho, montèrent à cheval et se dirigèrent à toute bride vers le quartier général.

Tout était en rumeur dans le camp américain.


XVI

Bataille de Buena Vista.

Pendant que don Pablo de Zúñiga et M. de Clairfontaine étaient enfermés dans le rancho, où en bons parents qu'ils étaient, ils causaient si amicalement de leurs affaires, de graves événements s'étaient accomplis au dehors et avaient en un instant modifié la situation, en la faisant entrer dans une phase critique dont les Mexicains et les Américains ne pouvaient plus sortir que par une catastrophe, c'est-à-dire une bataille.

Constatons tout de suite que cette bataille, tous deux la désiraient avec ardeur, bien que pour des motifs entièrement différents.

Le général Santa-Anna se croyait sûr du succès; quant au général Taylor, il s'était juré à lui-même qu'il tomberait mort dans ses positions, ou qu'il en sortirait vainqueur.

Vers neuf heures du matin, l'armée mexicaine avait fait son apparition dans la plaine, refoulant devant elle les batteurs d'estrade et les grand-gardes.

Les colonnes nombreuses se déployèrent et prirent position de manière à enserrer complètement l'armée américaine, excepté du côté des hauts pitons de la Sierra Madre, dont les pentes avaient été reconnues infranchissables.

La situation du général Taylor se trouvait être ainsi, en apparence du moins, excessivement critique, puisque avec moins de cinq mille hommes, dont un tiers au plus de soldats aguerris au rude métier des armes, il se voyait tout à coup enveloppé par plus de vingt mille Mexicains commandés par le président de la République en personne, et qui, placés ainsi sous les yeux d'un chef qu'ils idolâtraient, feraient sans doute bravement leur devoir.

Lorsque l'armée mexicaine eut été placée en bataille et que ses profondes colonnes d'attaque furent arrivées à deux portées de fusil au plus des lignes américaines, un officier supérieur se détacha du groupe de l'état-major mexicain, et, précédé d'un trompette tenant en main un drapeau blanc, il s'avança au trot vers les avant-postes américains.

Cet officier était le général Ampudia, envoyé en parlementaire au général Taylor, et porteur d'une lettre de Santa-Anna pour le commandant en chef des forces américaines.

Le général Ampudia fut reçu avec courtoisie par l'officier commandant les avant-postes, et après qu'on lui eut bandé les yeux, suivant les usages de la guerre, il fut, sur sa demande, conduit au quartier général.

Le général Taylor, après avoir pris ses dernières mesures pour la bataille, se préparait à monter à cheval pour aller se placer à la tête de ses troupes au moment où le général Ampudia arriva à l'hacienda de Buena Vista.

Le général américain ordonna que le parlementaire fût introduit dans la salle du conseil, où il le précéda après avoir expédié des aides de camp à ses officiers supérieurs pour leur donner l'ordre de se rendre auprès de lui.

Dès qu'il fut entré dans la salle du conseil, le commandant américain ordonna qu'on enlevât le bandeau qui aveuglait le parlementaire, et le saluant avec une exquise politesse:

—Qui ai-je l'honneur de recevoir, Monsieur? lui demanda-t-il.

—Général, répondit-il avec non moins de courtoisie, je suis le général Ampudia.

—Son Excellence le président de la République mexicaine ne pouvait choisir, pour intermédiaire entre lui et moi, un officier qui fût plus digne de le représenter; j'ai l'honneur de connaître depuis longtemps déjà votre Seigneurie de réputation, général.

—Votre Excellence me rend confus, général, un tel éloge dans votre bouche est sans prix à mes yeux.

Cependant les officiers américains arrivaient les uns après les autres; bientôt ils furent tous réunis dans la salle du conseil.

—Messieurs, le général Ampudia, un des plus brillants officiers de l'armée mexicaine, dit le général Taylor en présentant le parlementaire à son état-major.

Les officiers américains s'inclinèrent poliment.

—Son Excellence le président de la République mexicaine, continua le général Taylor, avant d'attaquer nos lignes, a jugé convenable de nous adresser le général Ampudia. Sa Seigneurie a, m'a-t-on dit, de graves communications à nous faire; veuillez, messieurs, écouter attentivement ces communications. Général, ajouta-t-il en saluant le général Ampudia, veuillez nous expliquer la mission dont vous êtes chargé près de moi, nous vous écoutons. Et, d'un geste qui compléta sa pensée, il montra ses officiers groupés autour de lui.

Le général Ampudia salua profondément et, mis ainsi en demeure, il prit la parole.

—Général, dit-il, je vous supplie de pardonner ce qu'il y aura, à mon insu, d'un peu dur dans mes paroles, je ne fais que vous transmettre la pensée de mon chef et ne suis par conséquent qu'un écho.

—Parlez sans détour, général, quoi que vous ayez à nous dire, nous saurons l'entendre, répondit en souriant le général Taylor.

—Général, reprit après s'être incliné le général Ampudia, Son Excellence le général don Antonio López de Santa-Anna, président de la République mexicaine, me charge de vous dire, à vous, commandant des forces des États-Unis, que, sans motifs plausibles, sans casus belli reconnu, vous avez indûment envahi les frontières de la République, brûlé les villages, détruit les moissons, tué les paysans sans défense, enfin causé au Mexique tous les maux que la guerre traîne à sa suite, et cela sans que le gouvernement de la République se soit rendu coupable d'aucune offense contre vos nationaux ou leurs propriétés; le président dispose de forces imposantes, ces forces, qui vous entourent et vous cernent de toutes parts, sont en mesure de vous écraser. Cependant, désireux d'éviter s'il est possible l'effusion du sang mexicain, qui n'a déjà que trop coulé dans cette agression injuste d'une puissance étrangère, qui prétend par la force s'imposer dans notre pays et nous dicter des lois, droit que nous ne reconnaissons à personne au monde, et est en dehors du droit des gens et des nations civilisées, Son Excellence le président de la République mexicaine, dis-je, voulant user de clémence, consent à ne pas vous écraser et à vous laisser sortir de la mauvaise position dans laquelle vous êtes placé et qu'il vous est impossible de défendre avec la poignée d'hommes dont vous disposez, à la condition expresse que vous mettrez à l'instant bas les armes, et que vous vous rendrez à sa merci; vos troupes ne seront point considérées comme prisonnières de guerre, elles rentreront par étapes dans leur pays, sous l'escorte de soldats mexicains; vos officiers conserveront seuls leurs armes.

—Est-ce tout, général? demanda le général Taylor, toujours souriant.

—Je n'ai plus que quelques mots à ajouter, général.

—Fort bien; continuez.

—Cette mission, dont Son Excellence le président m'a fait l'honneur de me charger, je l'ai accomplie, je crois, telle que me l'ordonnait mon devoir de soldat; mais, ne voulant pas assumer sur moi seul la responsabilité de faits qui n'ont pas entièrement mon approbation, j'ai prié Son Excellence de mettre par écrit les conditions qu'il vous propose par ma bouche; Son Excellence a daigné consentir à rédiger une sommation, et cette sommation, j'ai l'honneur de la remettre entre vos mains.

Il retira alors un large pli cacheté de son uniforme et le présenta au général.

Il avait fallu tout le respect qu'ils avaient pour leur chef et la puissance de volonté qu'ils possédaient sur eux-mêmes pour que les officiers américains eussent écouté, sans l'interrompre à chaque mot, la hautaine sommation du président Santa-Anna.

Le général Taylor seul était demeuré calme et souriant. Il prit des mains du général Ampudia le pli que celui-ci lui présentait, et, sans même jeter les yeux sur la suscription, il le déchira et en laissa tomber les morceaux à ses pieds.

Un murmure d'admiration parcourut comme une commotion électrique les rangs des officiers auxquels en ce moment venait de se joindre M. de Clairfontaine, aux côtés duquel se tenait don Pablo de Zúñiga, assez gêné de se voir ainsi sans autorisation mêlé à un conseil de guerre. Le général Ampudia échangea un sourire amical avec don Pablo, lui fit signe d'approcher et le présenta au général Taylor, à qui il dit en deux mots quel était son rang dans l'armée mexicaine.

—Je suis heureux de l'arrivée du colonel de Zúñiga, répondit le général; qu'il demeure parmi nous; il ne saurait y avoir trop de personnes présentes pour entendre la réponse que je vais faire à la sommation de S. Exc. le président de la République mexicaine.

Don Pablo s'inclina respectueusement et se plaça auprès du général Ampudia.

Après un silence de quelques secondes, le général reprit la parole; mais, cette fois, d'une voix haute, fière et accentuée:

—Général, dit-il, je répondrai à la sommation dont vous êtes porteur, point par point, et dans la forme que vous me l'avez adressée vous-même: je n'ai pas à discuter, quels qu'ils soient, les griefs de mon gouvernement, je ne suis qu'un soldat qui obéit sans discuter aux ordres qu'il reçoit. Depuis que j'ai posé le pied sur le sol mexicain j'ai, autant qu'il a dépendu de moi, protégé les habitants et sauvegardé leurs propriétés, en évitant autant que possible l'effusion du sang. Malheureusement la guerre a des exigences pénibles devant lesquelles j'ai souvent, malgré moi, été contraint de me courber; mais, cette justice me sera rendue que je n'ai jamais autorisé ni le vol, ni l'incendie, ni l'assassinat.

Les deux officiers mexicains s'inclinèrent en signe d'approbation.

—J'arrive maintenant au second point, continua le général, c'est-à-dire à la sommation elle-même, dont vous m'avez transmis les termes hautains, en les adoucissant, j'en suis convaincu, général, autant que cela vous a été possible.

—Le président de la République mexicaine dispose de forces considérables,—vingt ou vingt-cinq mille hommes, je crois, tandis que moi je n'en ai tout au plus que quatre mille.—Cette différence numérique, si considérable en apparence, ne signifie rien, et vous le savez mieux que personne, général, au point de vue de la guerre, ce ne sont pas les plus gros bataillons qui remportent les victoires. Dans la circonstance actuelle, cette différence est complètement annulée, grâce à la forte position que j'occupe; mais, au lieu de vingt mille hommes, votre président en eût-il cent mille, cela ne l'autorisait en aucune façon à faire des propositions déshonorantes à de braves gens, qui sont résolus à se faire tuer, s'il le faut, jusqu'au dernier plutôt que de reculer d'un pouce. Un général américain peut entendre une sommation comme celle que vous m'avez adressée; dans aucun cas, il ne doit la lire. Retournez auprès de votre chef, général, et dites-lui bien ceci: je n'attaquerai pas le premier, mais je ne refuse pas la bataille, et s'il ose essayer de forcer mes lignes, il trouvera à qui parler; les soldats américains ignorent comment on opère une retraite devant l'ennemi.

A ces nobles paroles qui traduisaient si nettement leur pensée, les officiers américains se laissèrent emporter par leur enthousiasme et éclatèrent en cris joyeux.

M. de Clairfontaine profita de l'espèce de désordre causé par cet élan patriotique pour s'approcher du général, auquel il dit quelques mots à voix basse. Le général répondit par un geste d'assentiment muet, puis, s'adressant aux officiers:

—Retournez à vos postes, messieurs, dans quelques minutes le parlementaire sera reconduit aux avant-postes, et peu d'instants après la bataille commencera; je n'ai pas de recommandations à vous faire, je sais que chacun de vous fera son devoir.

Les officiers s'inclinèrent respectueusement et se retirèrent.

Le général Taylor, dès qu'il se vit seul avec les deux officiers mexicains et M. de Clairfontaine, reprit la parole; son accent était bref, son visage sévère.

—Señor don Pablo, je savais votre présence au camp, dit-il; si je n'ai témoigné aucune surprise en vous voyant dans cette salle, c'est que je savais déjà le motif sacré qui vous amenait parmi nous. Un de mes officiers a failli, señor; il ne s'est pas conduit en gentleman, mais il réparera, je l'espère, sa faute pendant la bataille qui va se livrer.

Les deux officiers mexicains, pas plus que M. de Clairfontaine, ne comprenaient rien aux paroles si obscures du général. Il posa le doigt sur le timbre, un soldat parut.

—Faites entrer la jeune dame, dit-il. Au bout d'un instant, miss Anna entra. Elle était pâle et tremblante.

—Rassurez-vous, madame, lui dit le général en la conduisant à un fauteuil; vous avez réclamé ma protection, elle vous est acquise; général Ampudia, le père de cette jeune dame se trouve dans votre armée, voulez-vous la conduire à son père?

—Je serai heureux d'accomplir cette mission de confiance, général.

—Merci. Et, s'adressant à M. de Clairfontaine qui, le visage pâle, les traits contractés, voulait prendre la parole pour essayer peut-être de se disculper: Pas un mot, Monsieur, lui dit-il durement, pas un geste, je sais tout; votre conduite est inqualifiable, il ne vous reste plus qu'à vous faire tuer.

—Oh! oui, s'écria le jeune homme avec rage, la mort plutôt qu'une telle honte!

Et il s'élança vers la porte. Don Pablo l'arrêta.

—Souvenez-vous de votre parole? lui dit-il.

Il le regarda d'un air égaré et se précipita dehors sans répondre.

—Laissez-le sortir, dit le général à don Pablo d'une voix douce et affectueuse qui tranchait avec le ton que jusqu'à ce moment il avait affecté; le malheureux est fou; vous n'avez rien à réapprendre, don Pablo; pardonnez à cet homme, le mal qu'il a voulu faire retombe sur lui. Et se tournant vers la jeune fille:

—Madame, lui dit-il, je vous remercie de la confiance que vous avez mise en moi; maintenant, adieu, messieurs; quoi qu'il arrive, si je ne puis être votre ami, je serai votre serviteur; señorita, je vous guiderai moi-même jusqu'aux avant-postes.

On quitta l'hacienda; quelques minutes plus tard miss Anna et les deux officiers mexicains dépassaient les lignes américaines et prenaient congé du général Taylor, non point comme d'un ennemi, mais au contraire comme du plus affectueux ami, malgré ce qu'il avait cru devoir leur dire.

Nous ne dirons rien de la réunion du père et de la fille: il y a des élans du cœur qu'on ne saurait raconter.

Don Pablo exigea que miss Anna et M. Prescott se retirassent sur les derrières de l'armée: il prévoyait que la bataille serait rude et ne voulait pas qu'ils fussent exposés aux coups de l'ennemi. A deux heures de l'après-dînée, la bataille s'engagea. Les Mexicains tirèrent les premiers coups de canon.

Cette bataille fut nommée: Bataille de Buena Vista. Nous n'en ferons qu'un récit sommaire. La lutte fut sanglante et acharnée pendant, toute la journée, surtout sur l'aile gauche des Américains, que le général Ampudia, soutenu par les rancheros de don Pablo, attaquait avec des forces considérables.

Vers le soir les Mexicains demeuraient maîtres des hauteurs sur le flanc gauche de la position; la nuit seule fit cesser le carnage et sépara les combattants.

Les deux armées, attendant le lever du soleil pour reprendre le combat, bivouaquèrent en, présence l'une de l'autre. Par une fatalité étrange, malgré tous leurs efforts, don Pablo et M. de Clairfontaine, bien qu'ils eussent continuellement combattu en face l'un de l'autre pendant toute la journée, n'étaient point parvenus à se rencontrer.

Le lendemain, au petit point du jour, la bataille recommença toujours du côté de l'aile gauche, que Santa-Anna fit soutenir par une nouvelle division, pendant qu'une forte colonne, composée d'infanterie et de cavalerie ayant avec elle de l'artillerie, attaquait, mais sans succès, le centre de la position américaine.

Profitant du désordre causé dans les rangs des Américains par l'artillerie mexicaine et apercevant M. de Clairfontaine à la tête des volontaires, don Pablo poussa avec ses rancheros une si rude charge en avant que les volontaires, saisis d'une peur panique, se replièrent en désordre derrière la ferme de Buena Vista, cherchant dans les ravins un refuge contre le feu de l'ennemi.

—A moi, don Pablo; à moi, cria M. de Clairfontaine en s'élançant à la rencontre de son ennemi.

—Me voilà, répondit le jeune homme.

Le choc fut terrible entre les deux ennemis, mais soudain un flot de combattants se jeta entre eux et les sépara. Cette panique des volontaires faillit compromettre la journée, mais, sur l'ordre du général Taylor, une partie des troupes de l'aile droite vint les ramener au combat; alors, reprenant l'offensive et guidés par leur chef exaspéré de voir son ennemi lui échapper encore, ils s'élancèrent en avant et regagnèrent le terrain perdu.

Santa-Anna manœuvrait pour se prolonger sur les derrières de l'armée américaine, mais tout à coup il se trouva en présence des tirailleurs du Mississippi qui l'arrêtèrent net et le forcèrent à reculer.

La bataille était devenue générale, l'acharnement inouï. Des deux côtés on faisait des prodiges de valeur: c'était en vain que les Mexicains essayaient d'entamer le petit corps du général Taylor; ainsi qu'il l'avait juré, il demeurait ferme comme un mur de granit.

Les rancheros poussaient des charges désespérées, que les Américains repoussaient constamment.

Le président de la république, effrayé d'une résistance aussi héroïque, lui qui comptait sur une si facile victoire, résolut de tenter un effort suprême: réunissant toutes ses réserves il les engagea à la fois.

Cette attaque fut si vigoureusement exécutée que l'infanterie américaine fut forcée de se replier précipitamment en abandonnant trois pièces de canon.

Les rancheros s'élancèrent alors à sa poursuite, guidés par don Pablo; le combat s'engagea corps à corps et la mêlée devint horrible.

Mexicains et Américains savaient qu'ils jouaient la partie suprême de la journée, aussi leur acharnement était extrême. M. de Clairfontaine comprit qu'à cette heure allaient se décider les destinées de la bataille. Résolu à racheter par une mort héroïque les fautes qu'il avait commises, il réunit ses volontaires et exécutant un mouvement de flanc il se jeta à corps perdu sur les rancheros.

Ceux-ci soutinrent le choc en braves gens, sans être ébranlés, mais au même instant l'artillerie américaine les prit en écharpe et commença à creuser de profonds sillons dans leurs rangs; alors l'indécision se mit parmi eux.

Tout à coup don Pablo et son ennemi se trouvèrent face à face; comme d'un commun accord, ils se ruèrent l'arme haute l'un sur l'autre, les lèvres serrées et sans prononcer un mot; leurs sabres étincelèrent au-dessus de leur tête et s'abattirent en même temps. Chacun d'eux cherchait à tuer son adversaire sans songer à se défendre.

Don Pablo, grièvement blessé, chancela sur sa selle, perdit un étrier, et se renversa en arrière.

—Enfin, s'écria l'officier américain avec un ricanement de tigre, tu vas mourir! Elle ne sera ni à moi ni à toi... Tiens! je...

Il n'acheva pas. Au moment où il pointait son sabre pour achever son ennemi, il fut brusquement enlevé de son cheval par une secousse terrible et renversé sur le sol.

Un lasso s'était abattu sur ses épaules, s'était serré autour de son cou et l'étranglait. Vainement il essaya de couper le lasso, il fut emporté dans une course folle. Lorsque le cavalier qui l'emportait à sa suite s'arrêta enfin, le malheureux était mort; son cadavre, horriblement mutilé par les pierres sur lesquelles on l'avait traîné, était hideux à voir.

—Je ne sais pas si don Pablo en reviendra, dit Matadiez en coupant froidement le lasso qu'il avait si adroitement lancé; mais, quant à celui-ci, son compte est réglé désormais; miss Anna n'a plus rien à craindre de lui, j'ai tenu mon serment! Ah ça! pourvu que mes traites soient payées, maintenant qu'il est mort.

Après avoir prononcé cette singulière oraison funèbre, le bandit se rejeta dans la mêlée, dans le but de rechercher le corps de don Pablo.

Il le trouva, en effet, et sans prendre la peine de s'assurer si le ranchero était mort ou vivant, il le mit en travers sur le cou de son cheval et tourna bride sans plus songer à la bataille.

Du reste, elle était définitivement perdue pour les Mexicains; l'audacieuse offensive prise par M. de Clairfontaine, en permettant aux Américains de se reconnaître, leur avait rendu leur première ardeur; d'un autre côté, les rancheros, déjà démoralisés par l'attaque imprévue des volontaires en voyant tomber don Pablo, avaient perdu pied et avaient fini par fuir en désordre.

M. de Clairfontaine était mort, mais cette mort avait été utile pour son pays, puisque elle avait décidé la victoire en faveur des Américains.

Pendant la nuit, Santa-Anna se mit en retraite sur Incarnación, où il arriva avec des troupes complètement débandées.

Le 14 septembre, 1847, c'est-à-dire moins de sept mois après la bataille de Buena Vista, l'armée américaine fit son entrée à México, qu'elle occupa pendant près d'une année et qu'elle n'évacua qu'après le traité de Guadalupe, qui coûta au Mexique ses plus belles provinces; il est vrai que le gouvernement mexicain toucha, à titre d'indemnité, quinze millions de piastres de la part des États-Unis.

Un mois avant l'entrée des Américains à México, don Pablo de Zúñiga, complètement guéri de ses blessures, avait épousé miss Anna Prescott. Malgré son ardent amour pour sa cousine, l'implacable ranchero refusa de reconnaître le traité de Guadalupe et, fidèle à sa haine pour l'étranger, il continua, jusqu'au dernier moment, la guerre de partisan sur la frontière américaine; ce ne fut que lorsque le dernier soldat des États-Unis eut abandonné le territoire mexicain qu'il consentit à déposer les armes.

Matadiez, devenu riche grâce aux beaux bénéfices réalisés par lui pendant la guerre, s'est retiré des affaires; il est aujourd'hui un des citoyens les plus considérés de México; il ne tardera probablement pas à se marier et à faire ainsi souche d'honnêtes gens.

FIN DES CHASSEURS MEXICAINS.

TABLE
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