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Les chats: Histoire; Moeurs; Observations; Anecdotes.

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The Project Gutenberg eBook of Les chats: Histoire; Moeurs; Observations; Anecdotes.

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Title: Les chats: Histoire; Moeurs; Observations; Anecdotes.

Author: Champfleury

Release date: September 18, 2014 [eBook #46891]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Pierre Lacaze, Charlene Taylor, the Internet
Archive, the University of Ottawa and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CHATS: HISTOIRE; MOEURS; OBSERVATIONS; ANECDOTES. ***
D'après une aquarelle de Mind, dit le Raphaël des chats.

CHAMPFLEURY

LES CHATS

HISTOIRE—MŒURS—OBSERVATIONS
—ANECDOTES—

Illustré de 52 dessins
PAR EUGÈNE DELACROIX, VIOLLET-LE-DUC,
MÉRIMÉE, MANET,
PRISSE-D'AVENNES, RIBOT, KREUTZBERGER, MIND,
OK'SAI, ETC.

PARIS

J. ROTHSCHILD, ÉDITEUR

43, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 43

1869

Tous droits réservés

PRÉFACE

A mon ami Jules Troubat.

I.

Il peut paraître singulier que de longues études soient consacrées à un simple individu, au chat, qui, quoique résumant une partie des facultés des félins, ne saurait cependant donner une idée complète des êtres plus considérables de la même race; mais les habitudes sédentaires de l'animal permettent à l'homme de cabinet de l'étudier à tout instant, sans interrompre son travail. De l'atelier des alchimistes, le chat a passé chez les écrivains; il fait partie de leur modeste intérieur, & il offre ceci de particulier avec les gens de lettres, qu'il a presque autant de détracteurs que si, lui-même, le chat écrivait.

Comme tous les êtres qui provoquent les caresses, qui en donnent & en reçoivent, comme les femmes, si le chat a été beaucoup aimé par les uns, il ne lui a pas été pardonné par les autres, surtout par les métaphysiciens.

Beaucoup avoueraient, avec le père Bougeant, dans le livre peu amusant de l'Amusement philosophique sur le langage des bêtes, que «les bêtes ne sont que des diables,» & qu'à la tête de ces diables marche le chat.

Descartes fait de tout animal un automate. Pour combattre cette affirmation, il faudrait déployer un grand attirail de métaphysique vers lequel je ne me sens pas porté. Je préfère d'autres natures d'esprits: Aristote, Pline, Plutarque, Montaigne, qui assoient leurs doutes sur des faits, prouvés par la raison & l'observation.

Montaigne défenseur de l'intelligence des animaux. D'après un portrait appartenant au docteur Payen.

Les naturalistes, ceux sur lesquels il est commode au bon sens de s'appuyer, tiennent pour l'intelligence chez les animaux, à commencer par le père de l'histoire naturelle.

«L'ensemble de la vie des animaux, dit Aristote, présente plusieurs actions qui sont des imitations de la vie humaine. Cette exactitude, qui est le fruit de la réflexion, est encore plus sensible chez les petits animaux que chez les grands.»

Nous voilà loin des automates de Descartes.

Avec Montaigne on n'a que l'embarras du choix. Les Essais sont le plus riche arsenal en faveur de l'intelligence des animaux. Presque à chaque page, Montaigne se plaît à rabattre le caquet de l'homme.

«C'est par vanité, dit-il, que l'homme se trie soy mesme & sépare de la presse des aultres créatures, taille les parts aux animaulx ses confrères & compaignons, & leur distribue telle portion de facutz & de forces que bon luy semble.»

Les animaux confrères de l'homme, voilà ce qu'écrivait ce sceptique qui a fait passer tant de hardiesses sous le couvert de la bonhomie.

Montaigne accorde la prudence aux abeilles, le jugement aux oiseaux; pour lui, l'araignée qui file sa toile, délibère, pense & décide. Cette prudence, ce jugement, ces délibérations, ces pensées, ces décisions, demanderaient aux métaphysiciens qui ne connaissent guère les animaux des volumes de controverse.

Ces songe-creux qui ne regardent ni le ciel ni les étoiles se sont rarement inquiétés de ceci: à quoi pense l'animal qui pense?

Heureusement, il existe des esprits méditatifs & observateurs, avides d'indépendance, qui, frappés de l'indépendance de certains animaux, entrent en communication directe avec eux, étudient leurs mœurs, amassent des faits inconnus aux naturalistes enfermés dans leurs laboratoires & arrivent à d'audacieuses conclusions qu'ils se font pardonner par leur caractère, leur vie, leur science & leurs vertus.

On ne niera pas l'autorité scientifique d'Audubon le naturaliste, vivant dans les forêts d'Amérique, qui couronne sa vie par les Scènes de la nature. Esprit positif, que le souvenir de la nature rend parfois éloquent, activité au service d'un cerveau intelligent, Audubon a marqué chacune de ses paroles au coin de la vérité; tout ce qu'il dit, on peut le croire, tant ses récits sont présentés loyalement.

Le naturaliste américain est de la race des Franklin, moraliste, croyant éclairé. Et cependant cet esprit élevé est arrivé à l'idée que les animaux peuvent avoir le sens de la Divinité.

Étudiant deux corbeaux voltigeant librement dans l'air, voilà ce que dit Audubon:

«Que je voudrais pouvoir rendre cette variété d'inflexions musicales au moyen desquelles les corbeaux s'entretiennent tous deux, durant leurs tendres voyages; ces sons, je n'en doute pas, expriment la pureté de leur attachement conjugal continué ou rendu plus fort par de longues années d'un bonheur goûté dans la société l'un de l'autre. C'est ainsi qu'ils se rappellent le doux souvenir des jours de leur jeunesse; qu'ils se racontent les événements de leur vie; qu'ils dépeignent tant de plaisirs partagés, & que peut-être ils terminent par une humble prière à l'Auteur de leur être, pour qu'il daigne les leur continuer encore[1]

[1] Audubon, Scènes de la nature dans les États-Unis. 2 vol. in-8º. Paris, 1837.

Je n'insiste pas sur ce qui pourrait être paradoxe chez tout autre que le grand naturaliste américain. C'en est assez sur l'intelligence des animaux. J'en reviens aux chats: il me reste à dire comment, ayant beaucoup vécu en leur société depuis mon enfance, l'idée me vint de ces études.

II.

Une des choses qui me surprit le plus dans les révélations qu'amena la révolution de 1848 fut qu'il avait été accordé sur les fonds secrets du ministère de l'intérieur cinquante mille francs à l'auteur de l'Anatomie des chats.

Qu'il y ait en politique des hommes qui rompent leurs serments & trahissent leurs anciens maîtres, rien de surprenant. On paye leurs bassesses par de l'argent, leur déshonneur par des honneurs, cela se voit & s'est vu de tout temps; mais sur la liste de pensions des plumes aux gages des ministres, trouver un écrivain gratifié de cinquante mille francs pour s'être occupé des chats, voilà ce qui m'étonna considérablement en parcourant les listes de la terrible Revue rétrospective.

L'heureux mortel favorisé si libéralement par le gouvernement de Louis-Philippe s'appelait Strauss-Durckheim. Il est mort actuellement, & je dois dire que c'était un Allemand d'une véritable science, qui, après avoir passé sa vie dans l'étude & la retraite, donnait, en échange de cette grosse somme de cinquante mille francs, des ouvrages[2] dans lesquels le chat est traité en roi de la création.

[2] Entre autres la Théologie de la nature, par Strauss-Durckheim. 3 vol. in-8º. 1852.

Sa Monographie du chat, plus particulièrement, est appuyée sur des planches où les muscles, les nerfs, le squelette de l'animal, sont étudiés avec soin.

Ce qu'a fait le savant docteur pour l'anatomie, je le tente pour l'histoire des mœurs des chats; mais c'est au public que je demande une subvention, & s'il ne souscrit pas pour cinquante mille francs à la mise en vente, les fonds que chaque lecteur me fera passer par le canal de mon éditeur ne sont pas de ceux qui s'enregistrent sur les tables d'une Revue rétrospective.

Champfleury.


PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER.

LES CHATS DANS L'ÉGYPTE ANCIENNE.

Un naturaliste qui visite une collection de monuments égyptiens se demande tout d'abord, en voyant la grande quantité de chats momifiés ou représentés en bronze, d'où vient l'introduction du chat dans le pays des Pharaons. C'est une question que les études contemporaines ne permettent pas de résoudre, les égyptologues n'ayant pas trouvé de représentation du chat sur les monuments contemporains des pyramides. Le chat paraîtrait avoir été acclimaté en même temps que le cheval, c'est-à-dire au commencement du nouvel empire (vers 1668 avant J.-C.).

La plus ancienne rédaction connue jusqu'ici du Rituel funéraire ne remonte pas au delà de cette époque. C'est à ce moment qu'on voit, dans les peintures murales des hypogées, le chat quelquefois représenté sous le fauteuil de la maîtresse de maison, place qu'occupent aussi les chiens & les singes.

La rareté & l'utilité du chat le firent admettre alors probablement parmi les animaux sacrés, afin que sa race fût propagée sûrement.

Son utilité est attestée par des peintures représentant des scènes de chasse en barque dans les marécages de la vallée du Nil, où des chats se jettent à l'eau pour rapporter le gibier[3].

[3] On sait que les Égyptiens étaient extraordinairement habiles à dresser les animaux, & ce fait le prouve, car aujourd'hui si à la campagne quelque chat affamé plonge avec précaution sa patte dans un étang pour happer un poisson au passage, il a perdu absolument la qualité de pêcher de ses ancêtres; & l'on crierait au miracle si un chat rapportait un canard tué aux marais par des chasseurs.

Les Égyptiens, montés sur de légères barques, étaient suivis habituellement dans ces chasses au marais, par leur famille, leurs domestiques & leurs animaux, entre lesquels se remarquent souvent des chats.

D'après une peinture égyptienne du British Museum. Dessin de M. Mérimée.

Une peinture de chasse, d'un tombeau à Thèbes, représente une barque dans laquelle un chat se dresse comme un petit chien contre les genoux de son maître qui va lancer le bâton courbé appelé schbot, semblable au boumerang des Australiens. Une autre peinture provenant également d'un tombeau de Thèbes se trouve au British Museum. Wilkinson en a donné la description:

«Un chat favori quelquefois accompagnait les chasseurs égyptiens dans ces occasions, & par l'exactitude avec laquelle il est représenté saisissant le gibier, l'artiste a voulu nous montrer que ces animaux étaient dressés à chasser les oiseaux & à les rapporter[4]

[4] Wilkinson, Manners and Customs of the ancient Egyptians, in-8º, Londres, 1837.

M. Mérimée a bien voulu me communiquer un dessin d'après ce fragment de peinture, où le chat jouant le rôle principal rapporte les oiseaux à son maître, qui attend dans une barque. Ces sortes de représentations où figurent les chats, appartiennent à la XVIIIe & à la XIXe dynastie (vers 1638 & 1440 avant J.-C.).

Un des monuments les plus anciens relatifs à cet animal existe dans la nécropole de Thèbes, renfermant le tombeau de Hana, sur la stèle duquel se tient debout la statue de ce roi, ayant entre ses pieds son chat nommé Bouhaki.

Le roi Hana paraît avoir fait partie de la XIe dynastie; dans tous les cas, il est antérieur à Ramsès VII, de la XXe, qui fit explorer ce tombeau.

Au milieu des figurines égyptiennes en bronze ou en terre émaillée de nos musées, on remarque souvent un chat accroupi portant gravé sur son collier l'œil symbolique, emblème du soleil. Les oreilles percées de l'animal étaient en ce cas ornées de bijoux en or.

Le chat est également représenté sur quelques médailles du nome de Bubastis, où la déesse Bast (la Bubastis des Grecs) était particulièrement révérée. Cette déesse, forme secondaire de Pascht, prend d'habitude la tête d'une chatte & porte dans sa main le sistre, symbole de l'harmonie du monde. Les chats qui, de leur vivant, avaient été honorés dans le temple de Pascht, comme image vivante de cette déesse, étaient, après leur mort, embaumés & ensevelis avec pompe.

Bronze du Musée égyptien du Louvre.

Diverses statues funéraires de femmes portent l'inscription TECHAU, la chatte, en signe de patronage de la déesse Bast. Quelques hommes aujourd'hui appellent leur femme ma chatte, sans arrière-idée hiératique.

Certaines momies de chats, trouvées dans des cercueils en bois à Bubastis, à Spéos-Artemidos, à Thèbes & ailleurs, avaient le visage peint.

Curieuses momies qui, dans leur amaigrissement & leur allongement, semblent des bouteilles de vin précieux entourées de tresses de paille (voir dessin, page 12).

Ceci fut un chat alerte, on ne s'en douterait pas; vénéré, les bandelettes & les onguents le prouvent.

Toutefois le symbolisme du chat reste encore entouré de mystères, tant à cause des récits d'Horapollon que de ceux de Plutarque, ces historiens ayant admis des légendes contradictoires.

Suivant Horapollon, le chat était adoré dans le temple d'Héliopolis, consacré au soleil, parce que la pupille de l'animal suit dans ses proportions la hauteur du soleil au-dessus de l'horizon & en cette qualité représente l'astre merveilleux.

Plutarque, dans son Traité d'Isis & d'Osiris, conte que l'image d'une chatte était placée au sommet du sistre comme un emblème de la lune, «à cause, dit Amyot, de la variété de sa peau & parce qu'elle besongne la nuict, & qu'elle porte premièrement un chaton à la première portée, puis à la seconde deux, à la troisième trois, & puis quatre, & puis cinq, jusques à sept fois, tant qu'elle en porte en tout vingt-huict, autant comme il y a de jours de la lune: ce qui à l'adventure est fabuleux, mais bien est véritable que les prunelles de ses yeux se remplissent & s'eslargissent en la pleine lune & au contraire s'estroississent & se diminuent au décours d'icelle.»

Ainsi, tandis qu'Horapollon voit de secrètes analogies entre le jeu de la pupille des chats & le soleil, Plutarque en reporte la relation avec la lune.

Momie de chat du Musée égyptien.

La science moderne, laissant aux nécromanciens les influences des astres sur l'homme & les animaux, a expliqué ces phénomènes de la vision par l'optique.

Boîte de momie de chat (Musée du Louvre).

Pour ce qui est des diverses portées des chattes dont parle Plutarque, on peut ranger ces histoires au nombre des fables que les naturalistes anciens se plaisaient à rapporter.

Hérodote n'est guère plus véridique en ses Histoires:

«Quand les femelles ont mis bas, elles ne s'approchent plus des mâles; ceux-ci, cherchant à s'accoupler avec elles, n'y peuvent réussir. Alors ils imaginent d'enlever aux chattes leurs petits; ils les emportent & les tuent; toutefois ils ne les mangent pas après les avoir tués. Les femelles, privées de leurs petits & en désirant d'autres, ne fuient plus les mâles: car cette bête aime à se reproduire.»

Cette opinion, qu'on, retrouvera plus loin, adoptée par Dupont de Nemours, me paraît fausse; mais avant de la réfuter, je termine avec Hérodote:

«Si un incendie éclate, les chats sont victimes d'impulsions surnaturelles; en effet, tandis que les Égyptiens, rangés par intervalles, sont beaucoup moins préoccupés d'éteindre le feu que de sauver leurs chats, ces animaux se glissent par les espaces vides, sautent par-dessus les hommes & se jettent dans les flammes. En de tels accidents, une douleur profonde s'empare des Égyptiens. Lorsque, dans quelque maison, un chat meurt de sa belle mort, les habitants se rasent seulement les sourcils; mais si c'est un chien qui meurt, ils se rasent le corps & la tête[5]

[5] Hérodote, traduction Giguet. In-18, Hachette, 1860.

Le fait des chats se précipitant dans les flammes mériterait confirmation; je préfère le détail rapporté par un écrivain moderne que les Égyptiens donnaient de bonne heure à chaque chatte un époux convenable, ces peuples se préoccupant des rapports de goût, d'humeur & de figure.

Comment s'appelait le chat chez les Égyptiens? Les Rituels antiques du Louvre portent Mau, Maï, Maau: quelques égyptologues ont lu sur certains monuments Chaou; il faut, m'écrit un érudit en ces sortes de matières, lire Maou qui forme une de ces onomatopées si fréquentes dans toutes les langues primitives.

Sans railler les égyptologues, j'ose dire que les traductions de certains hiéroglyphes sont troublantes pour l'esprit & que cette langue cabalistique court grand risque de rester elle-même momifiée à jamais[6].

[6] «Je suis ce grand chat qui était à (l'allée?) du Perséa, dans An (Héliopolis), dans la nuit du grand combat; celui qui a gardé les impies dans le jour où les ennemis du Seigneur universel ont été écrasés.» Ailleurs le même grand chat de (l'allée?) pourrait être pris par des esprits facétieux pour un rat: «Le grand chat de (l'allée?) du Perséa, dans An, c'est Ra lui-même. On l'a nommé chat en paroles allégoriques; c'est d'après ce qu'il a fait qu'on lui a donné le nom de chat; autrement, c'est Schou quand il fait...» M. de Rougé, dans ses Études sur le Rituel funéraire des anciens Égyptiens (Revue arch. 1860), dit à ce propos avec raison: «Le symbolisme du chat n'est pas du tout éclairé par cette glose.»


CHAPITRE II.

LES CHATS EN ORIENT.

Un égyptologue distingué, M. Prisse d'Avennes, qui a recueilli en Égypte des matériaux considérables pour l'histoire de l'art, s'est occupé en même temps des mœurs des pays où il vivait.

De ses notes, le savant voyageur a l'obligeance de détacher pour moi les faits se rapportant à la domestication des chats dans l'Égypte moderne:

«Le sultan El-Daher-Beybars, qui régnait en Égypte & en Syrie vers 658 de l'hégire (1260 de J.-C.),—& que Guillaume de Tripoli compare à César pour la bravoure & à Néron pour la méchanceté,—avait aussi, dit M. Prisse d'Avennes, une affection toute particulière pour les chats. A sa mort, il légua un jardin appelé Gheyt-el-Qouttah (le verger du chat), situé près de sa mosquée en dehors du Caire, pour l'entretien des chats nécessiteux & sans maîtres. Depuis cette époque, sous prétexte qu'il ne produisait rien, le jardin a été vendu par l'intendant, revendu maintes fois par les acheteurs &, par suite de dilapidations successives, ne rapporte qu'une rente honorifique de 15 piastres par an, qui est appliquée avec quelques autres legs du même genre à la nourriture des chats. Le kadi, étant, par office, gardien de tous les legs pieux & charitables, fait distribuer chaque jour à l'asr[7], dans la grande cour du Mehkémeh ou tribunal, une certaine quantité d'entrailles d'animaux & de rebuts de boucherie coupés en morceaux qui servent de pâture aux chats du voisinage. A l'heure habituelle, toutes les terrasses en sont couvertes; on les voit aux alentours du Mehkémeh, sauter d'une maison à l'autre à travers les ruelles du Caire pour ne pas manquer leur pitance, descendre de tous côtés le long des moucharabyehs & des murailles, se répandre dans la cour où ils se disputent, avec des miaulements & un acharnement effroyables, un repas fort restreint pour le nombre des convives. Les habitués ont fait table rase en un instant: les jeunes & les nouveaux venus qui n'osent participer à la lutte en sont réduits à lécher la place.—Quiconque veut se débarrasser de son chat va le perdre dans la cohue de cet étrange festin: j'y ai vu porter des couffes pleines de jeunes chats, au grand ennui des voisins.»

[7] Heure de la prière, entre midi & le coucher du soleil.

Le même fait se reproduit en Italie & en Suisse. A Florence, il existe un cloître, situé près de l'église San-Lorenzo, qui sert, me dit-on, de maison de refuge pour les chats. Lorsque quelqu'un ne peut ou ne veut conserver son chat, il le conduit à cet établissement, où l'animal est nourri & traité avec humanité. De même chacun est libre d'y aller choisir un chat à sa convenance; il y en a de toute espèce & de toute couleur. C'est une des institutions curieuses que le passé a léguées à la ville de Florence.

A Genève, les chats rôdent par les rues comme les chiens à Constantinople. Ils sont respectés par le peuple, qui a soin de la nourriture de ces animaux libres; aussi les chats arrivent-ils à la même heure pour prendre leurs repas sur le seuil des portes.

Je reviens à l'Égypte & au récit de M. Prisse d'Avennes:

«Les chats sont beaucoup plus attachés & plus sociables en Égypte qu'en Europe, probablement à cause des soins qu'on leur donne & de l'affection qui va souvent jusqu'à leur permettre de manger à la gamelle du maître.

«Les Arabes ont d'autres motifs de respecter les chats & d'épargner leur vie. Ils croient généralement que les Djinns prennent cette forme pour hanter les maisons & racontent gravement à ce sujet des histoires extravagantes, dignes des Mille & une Nuits. Les habitants de la Thébaïde sont plus superstitieux encore & leur imagination poétise à leur insu le sommeil léthargique de la catalepsie. Ils prétendent que lorsqu'une femme met au monde deux jumeaux, garçons ou filles, le dernier né qu'ils appellent baracy & quelquefois tous les deux éprouvent, pendant un certain temps & souvent toute leur vie, d'irrésistibles envies de certains mets, & que, pour satisfaire leur gourmandise plus facilement, ils prennent souvent la forme de divers animaux & en particulier du chat. Pendant cette transmigration de l'âme dans un autre corps, l'être humain reste inanimé comme un cadavre; mais dès que l'âme a satisfait ses désirs, elle revient vivifier sa forme habituelle.—Ayant un jour tué un chat qui faisait maints ravages dans ma cuisine à Louqsor, un droguiste du voisinage vint, tout effrayé, me conjurer d'épargner ces animaux & me raconta que sa fille, ayant le malheur d'être baracy, adoptait souvent la forme d'une chatte pour manger ma desserte.

«Les femmes condamnées à mort pour cause d'adultère sont jetées au Nil, cousues dans un sac avec une chatte: raffinement de cruauté, dû peut-être à cette idée orientale que de toutes les femelles d'animaux la chatte est celle qui ressemble le plus à la femme par sa souplesse, sa fausseté, ses câlineries, son inconstance & ses fureurs.»

Fac-simile d'une gravure japonaise.

CHAPITRE III.

LES CHATS CHEZ LES GRECS ET LES ROMAINS.

Il est singulier qu'après le culte & l'adoration des Égyptiens pour les chats, cet animal soit tout à fait délaissé chez les Grecs & les Romains.

Qu'en Grèce le chat ne fût pas représenté par les sculpteurs voués aux grandes lignes, cela est presque admissible, quoique les artistes égyptiens aient su trouver de solennels profils à travers le pelage de l'animal; mais on s'explique difficilement que les Romains, qui se plaisaient à peindre des scènes domestiques ainsi que les objets qui frappaient leurs yeux, aient négligé la représentation des chats.

Cet animal semble avoir subi à Athènes & à Rome le contre-coup de sa popularité en Égypte, car s'il en est question dans les poëtes, ce n'est que dans ceux de la décadence. Aussi, en songeant au long intervalle qui sépare la représentation des chats sur les monuments égyptiens & les monuments romains du Bas-Empire, j'agirai avec la prudence qui fait hésiter l'historien Wilkinson à voir des animaux domestiques semblables aux nôtres dans les chats se jetant à l'eau pour aller chercher au milieu des roseaux les oiseaux blessés par le bâton des Égyptiens. Les naturalistes modernes crurent d'abord que le chat égyptien momifié était le même que notre chat domestique; ensuite ils lui reconnurent des variantes tout à fait particulières. (Voir aux Appendices.)

Le chat dont les Égyptiens se servaient à la chasse semble une sorte de guépard; sa robe offre quelque analogie avec celle de ces carnassiers.

Les Grecs & les Romains ne se soucièrent pas de faire entrer dans les maisons des animaux sans doute utiles pour la chasse, mais d'une nature trop sauvage pour des intérieurs tranquilles. Cependant Théocrite, faisant gourmander une esclave par sa maîtresse dans le dialogue des Syracusaines:

«Eunoa, de l'eau! s'écrie Praxinoé. Qu'elle est lente! Le chat veut se reposer mollement. Remue-toi donc. Vite, de l'eau! &c.[8]

[8] Lyriques grecs, 1 vol. in-18. Lefèvre & Charpentier, 1842. «Le chat veut se reposer mollement,» ou plutôt, comme me le font remarquer de savants philologues auxquels Théocrite inspire une religion: «C'est affaire aux chattes de dormir mollement (αἱ γαλέαι μαλακῶϛ χρήσδοντι καθεύδῃν).»

Par cette comparaison des chattes avec une esclave paresseuse, Théocrite donne l'idée de l'animal tel qu'il nous est parvenu. C'était le chat domestique déjà assez commun dans les intérieurs pour que le poëte l'introduisît à l'état d'image dans son dialogue.

Entre les artistes égyptiens de la XVIIIe dynastie (1638 avant J.-C.), qui décoraient les tombeaux de représentations de chats, & le poëte Théocrite, qui naquit 260 ans avant l'ère chrétienne, on ne trouve pas, à proprement parler, de chat domestique autre que celui du charmant dialogue des Syracusaines.

Sans se lancer dans de hasardeuses hypothèses, ne peut-on dire que l'acclimatation du chat, dédaignée à Athènes & à Rome, fut produite sans doute par hasard dans le Bas-Empire; qu'un couple de ces chats égyptiens aurait été recueilli curieusement, comme nos officiers d'Afrique ont élevé des lionceaux depuis la conquête d'Alger, qu'il y eut lente domestication & abâtardissement du chat par la perte de sa liberté, qu'on le jugea utile pour la destruction des rats, & que, quoique méconnu par les poëtes, l'effigie de l'animal fut conservée par les peintres mosaïstes.

Les petits poëtes de la décadence méprisent tout à fait le chat, n'accusent que ses défauts & se répandent en imprécations sur sa voracité.

Agathias, épigrammatiste du Bas-Empire, avocat ou scholasticus à Constantinople, qui vécut de 527 à 565, sous le règne de Justinien, a laissé deux épigrammes funéraires dans lesquelles le chat ne joue pas le beau rôle:

«Pauvre exilée des rocailles & des bruyères, ô ma perdrix, ta légère maison d'osier ne te possède plus! Au lever de la tiède aurore, tu ne secoues plus tes ailes par elle réchauffées. Un chat t'a tranché la tête. Je me suis emparé du reste de ton corps & il n'a pu assouvir son odieuse voracité. Que la terre ne te soit pas légère, mais qu'elle recouvre pesamment tes restes, afin que ton ennemi ne puisse les déterrer.»

Ainsi rime Agathias s'abandonnant à la douleur. Après avoir versé quelques pleurs, le poëte songe à la vengeance, sujet de sa seconde épigramme:

«Le chat domestique qui a mangé ma perdrix se flatte de vivre encore sous mon toit. Non, chère perdrix, je ne te laisserai pas sans vengeance, &, sur ta tombe, je tuerai ton meurtrier. Car ton ombre qui s'agite & se tourmente ne peut être calmée que lorsque j'aurai fait ce que fit Pyrrhus sur la tombe d'Achille.»

Pour avoir croqué une perdrix, le malheureux chat sera immolé à ses mânes.

Un disciple d'Agathias, Damocharis, que ses contemporains appellent la Colonne sacrée de la grammaire, touché de la douleur de son maître, crut sans doute lui prouver sa sympathie en accablant à son tour de ses invectives le même chat:

«Rival des chiens homicides, chat détestable, tu es un des dogues d'Actéon. En mangeant la perdrix de ton maître Agathias, c'était ton maître lui-même que tu dévorais. Et toi, tu ne penses plus qu'aux perdrix, & aussi les souris dansent en se délectant de la friande pâtée que tu dédaignes.»

A regarder l'exagération des invectives de Damocharis, on se demande si le disciple ne s'est pas moqué du maître. Voilà bien du tapage pour une perdrix, & les imprécations adressées au chat rival des chiens homicides, assimilé aux dogues d'Actéon, semblent un peu énormes.

Toutefois, quel que soit le motif qui ait fait rimer Damocharis, on voit par ces rares fragments du Bas-Empire que les chats étaient loin du culte que leur rendait l'Égypte.

J'ai parcouru plus d'un musée antique, compulsé de nombreuses publications, interrogé divers archéologues; il semble que le chat ne soit représenté ni sur un vase, ni sur une médaille, ni sur une fresque.

On trouve au Cabinet des Médailles une cornaline gravée représentant un sceptre[9] & un épi séparé par l'inscription:

LVCCONIAE
FELICVLAE.

[9] Caylus dit, & c'est également aujourd'hui l'avis du Directeur du Cabinet des Médailles, que le sceptre représente plutôt une aiguille de tête.

«L'inscription qui paraît sur le cachet, écrit M. Chabouillet dans son catalogue, nous donne les noms de son possesseur, qui fut une femme nommée Lucconia Felicula. Felicula signifie petite chatte. Le travail annonce une époque assez basse.»

Tel est le rare monument, consacré aux chats sous la décadence, qu'on peut voir dans nos musées. En province & en Italie les preuves de l'acclimatation des chats sont plus nombreuses.

Millin[10] vit à Orange une mosaïque représentant un chat qui vient d'attraper une souris; mais la partie où se trouvait l'animal avait été détruite.

[10] Voyage dans le midi de la France, t. II, p. 153. 1807-1811, 4 vol. in-8º.

La mosaïque de Pompéi (dessin page 27) est plus significative; le chat croquant un oiseau peut servir d'illustration aux épigrammes de l'Anthologie, qui sont presque de la même époque[11].

[11] Suivant Pline, l'art de la mosaïque date du règne de Sylla, à peu près cent ans avant l'ère chrétienne.

On voit au Musée des antiques de Bordeaux, sur un tombeau de l'époque gallo-romaine, la représentation d'une jeune fille tenant un chat dans ses bras. Un coq est à ses pieds. De même qu'à cette époque on enterrait avec le corps des enfants leurs jouets, de même on représentait les animaux familiers au milieu desquels ils avaient vécu. Malheureusement la partie principale de ce précieux monument du IVe siècle, le chat, qui m'intéresse particulièrement, a été détruite au point de ne plus laisser de l'animal qu'une forme vague[12].

[12] On lit à la gauche de la tête:

DM
LAFTVS
PAT.

L'autre côté de la niche étant détruit, on ne sait le nom de la jeune fille; le père s'appelait vraisemblablement LAPITVS ou LAFITVS.

Les anciens auteurs d'ouvrages sur les blasons donnent également quelques renseignements tirés d'auteurs latins.

Suivant Palliot[13], les Romains faisaient entrer leurs chats fréquemment en «leurs Targues & Pavois.»

[13] La Vraye & parfaicte science des armoiries. Paris, MDCLXIV. In-4º.

«La compagnie des soldats, Ordines Augustei, qui marchoient sous le colonel de l'infanterie, sub Magistro peditum, portoient en leur escu blanc ou d'argent, un Chat de couleur de prasine, qui est de sinople ou à mieux dire de vert de mer, comme qui diroit couleur de gueules, le Chat courant & contournant sa teste sur son dos. Vne autre compagnie du même régiment, appelée les heureux Viellards, Felices seniores, portoit vn demy Chat ou Chat naissant de couleur rouge sur vn Bouclier de vermeil ou de gueules: In parma punicea diluciore, qui sembloit se ioüer avec ses pieds, comme s'il eut voulu flatter quelqu'un. Sous le mesme Chef, vn troisième Chat de gueules passant avec vn œil & vne oreille, qui est en vne rondelle de sinople à la Bordure d'argent, estoit portée par les soldats, qui Alpini vocabantur

Je donne ici, d'après Palliot, le dessin d'un de ces étendards, tel que cet auteur s'imaginait qu'il existait chez les Romains.

On pourrait multiplier ces exemples en compulsant d'anciens ouvrages sur le blason; mais des monuments imaginaires seraient d'une médiocre utilité pour les curieux.

Fac-simile d'un dessin d'Eugène Delacroix.

CHAPITRE IV.

POÉSIES, TRADITIONS POPULAIRES.

Il est curieux de rapprocher des invectives des poëtes de la décadence contre les chats, quelques fragments de nos poésies populaires de campagne.

Le chat, animal préféré par la nourrice, est le premier être animé qui frappe les oreilles de l'enfance. A des mélodies d'un rhythme particulier le chat est associé; c'est avec un petit drame naïf où l'animal joue le rôle principal qu'on berce l'enfant. L'enfant s'endort avec un profil fantastique de chat fixé dans le cerveau.

Ce qu'ayant observé, les poëtes populaires introduisirent l'animal dans leurs couplets, comme le témoigne particulièrement la chanson sur les chats & les souris, recueillie en bas Poitou.

Une société de souris étant allée au bal & à la comédie,

Le chat sauta sur les souris,
Il les croqua toute la nuit.
Gentil coquiqui,
Coco des moustaches, mirlo joli,
Gentil coquiqui.

Ces onomatopées du refrain encadrent le chat & les souris d'une façon si plaisante, qu'il est impossible que l'enfant les oublie.

Avec les poules & les loups, le chat fait partie de l'histoire naturelle enseignée par les nourrices à leurs poupons. L'animal appartient à la classe des objets remuants qui, comme les cloches, vibrent dans leurs tendres cerveaux.

La présence du chat dans les plus pauvres intérieurs, sa silhouette visible qui se profile à tout instant, la brièveté de son unique syllabe, facile à retenir, expliquent pourquoi l'animal joue un si grand rôle dans les impressions du jeune âge.

On remplirait un volume des chansons de nourrices sur les chats:

A B C,
Le chat est allé
Dans la neige; en retournant
Il avait les souliers tout blancs.

Les Allemands particulièrement s'intéressent à ces naïvetés; toutefois dans quelques provinces de France on a recueilli des poésies semblables, témoin celle citée par Jérôme Bujeaud dans ses Chants & chansons populaires des provinces de l'Ouest[14]:

[14] Niort, Clouzot, 2 vol. Gr. in-8. 1836.

Le chat à Jeannette
Est une jolie bête.
Quand il veut se faire beau,
Il se lèche le museau;
Avecque sa salive
Il fait la lessive.

Couplet enfantin qui pourtant forme croquis & dessine le mouvement de l'animal comme avec un crayon.

Chats & souris forment d'habitude une association que les poëtes & les peintres se sont plu à représenter pour l'enseignement de l'enfance, qui, sans raisonner cet antagonisme, est tout de suite appelée à être témoin des luttes entre la force & la faiblesse.

De mon extrême jeunesse je me rappelle une vieille toile servant de devant de cheminée qui représentait en face d'un pupitre de musique une douzaine de chats de toute nature & de toute couleur, gros, allongés, noirs, blancs, angoras & matous de gouttières. Sur le pupitre était ouvert, dans son développement oblong, le vénérable Solfége d'Italie. Les notes étaient remplacées par de petits rats qui imitaient à s'y méprendre les noires & les blanches; leurs queues indiquaient également les croches & les doubles croches. En avant de ses confrères, un beau chat battait la mesure avec la dignité qu'on est en droit d'attendre d'un chef d'orchestre; mais sa patte posée sur le cahier de musique semblait prendre plaisir à égratigner les rongeurs emprisonnés dans les portées; &, malgré les agréments de la clef de sol, je crois que les rats auraient préféré la clef des champs.

Breughel & les peintres flamands de la même époque se sont plu à répéter ce motif.

Les enfants avaient le cerveau meublé de thèmes ayant rapport au chat; le peuple conserva la même religion pour l'animal. D'où le fond sur lequel ont brodé Perrault, les conteurs norwégiens, allemands & anglais: le Chat botté, Maître Pierre & son Chat, le Chat de Wittington, &c.

Tous ces contes ont leurs racines dans les traditions populaires, qui fourniraient nombre de pages, si je ne m'en tenais à quelques lignes vraiment fantastiques des Mémoires de Chateaubriand:

«Les gens étaient persuadés qu'un certain comte de Combourg à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, & qu'on l'avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle. Sa jambe de bois se promenait aussi seule avec un chat noir.»

Ainsi voilà un conte murmuré à l'oreille de l'enfant par une servante. L'enfant grandira, traversera les orages de la vie, sera appelé aux plus hautes fonctions, deviendra illustre entre tous, & un jour, quand le grand homme évoquera ses triomphes, ses luttes, ses amours, sa fortune politique, sur un fond lumineux se décalquera le Chat noir, accompagné d'une jambe de bois, tous deux grimpant l'escalier de la tourelle.

Un souvenir d'enfance est plus doux au cœur des esprits d'élite que les titres & les honneurs. Sous les couches de science entassées dans le cerveau des grands travailleurs se détache une chanson de nourrice, car tel est le caractère propre aux intelligences de rester enfants par quelque coin & de ressentir dans la maturité les impressions de l'enfance.

C'est ce qui explique pourquoi tant d'hommes considérables ont conservé une si vive affection pour les chats.

Le Chat noir & la jambe de bois du comte de Combourg.

CHAPITRE V.

BLASONS, MARQUES, ENSEIGNES.

Le chat, regardé comme un animal bizarre, devait entrer naturellement dans le bestiaire héraldique, formé non-seulement d'animaux nobles offrant une signification précise, mais aussi d'animaux chimériques dont la représentation répondait plus particulièrement aux yeux du peuple.

Vulson de la Colombière, l'homme de la science héraldique, qui a donné quelques blasons de chats dans le Livre de la Science héroïque, dit à ce propos:

«Comme le lion est un animal solitaire, aussi le chat est une bête lunatique, dont les yeux, clairvoyants & étincelants durant les plus obscures nuits, croissent & décroissent à l'imitation de la lune; car comme la lune, selon qu'elle participe à la lumière du soleil, change tous les jours de face, ainsi le chat est touché de pareille affection envers la lune, sa prunelle croissant & diminuant au même temps que cet astre est en son croissant ou en son décours. Plusieurs naturalistes assurent que, lorsque la lune est en son plein, les chats ont plus de force & d'adresse pour faire la guerre aux souris que lorsqu'elle est faible.»

A cette interprétation je préfère celle d'un autre commentateur de blasons, Pierre Palliot, qui de l'antagonisme entre les astres imagina une légende bizarre:

«Chat plus dommageable qu'utile, ses mignardises plus à craindre qu'à désirer & sa morsure mortelle. La cause est plaisante du plaisir qu'il nous fait. A l'instant de la création du monde, dit la fable, le soleil & la lune voulurent à l'envi peupler le monde d'animaux. Le soleil tout grand, tout feu, tout lumineux, forma le lion tout beau, tout de sang & tout généreux. La lune voyant les autres dieux en admiration de ce bel ouvrage, fit sortir de la terre un chat, mais autant disproportionné en beauté & en courage, qu'elle-même est inférieure à son frère. Cette contention apporta de la risée & de l'indignation; de la risée entre les assistants, & de l'indignation au soleil, lequel outré de ce que la lune avait entrepris de vouloir aller de pair avec lui,

Créa par forme de mépris
En même temps une souris.

«Et comme ce sexe ne se rend jamais, se rendit encore plus ridicule par la production d'un animal le plus ridicule de tous: ce fut d'un singe, qui causa parmi la compagnie un ris démesuré. Le feu montant au visage de la lune, tout ainsi que lorsqu'elle nous menace de l'orage d'un vent impétueux, pour un dernier effort, & afin de se venger éternellement du soleil, elle fit concevoir une haine immortelle entre le singe & le lion, & entre le chat & la souris. De là vient le seul profit que nous avons du chat[15]

[15] Palliot, déjà cité.

Le peuple, ami des légendes, se plaisait à voir ces êtres fantastiques sur les bannières de ses seigneurs. Et en ceci nous n'avons pas à rire des étendards des Chinois allant en guerre.

Les anciens Bourguignons avaient un chat dans leurs armoiries. D'après Palliot, Clotilde «Bourguignotte, femme du roy Clovis, portait d'or un chat de sable tuant un rat de mesme

Blason des Katzen

La famille Katzen portait d'azur à un chat d'argent qui tient une souris.

La Chetatdie, au pays de Limoges, portait d'azur à deux chats l'un sur l'autre d'argent..

Les Della Gatta, seigneurs napolitains, portaient d'azur à une chatte d'argent au lambeau de gueules en chef.

Chaffardon portait d'azur à trois chats d'or les deux du chef affrontés.

Nombre d'autres armoiries pourraient être relevées dans les blasons des familles européennes[16].

[16] Voir Champfleury, Histoire des faïences patriotiques sous la Révolution. 1 vol. in-8º. Dentu, 1867.

De fantastique, le symbole devint plus positif. A mesure qu'on s'éloignait du moyen âge, chat voulut dire indépendance.

C'est ainsi qu'on peut expliquer la marque des Sessa, imprimeurs à Venise au XVIe siècle.

On voit sur la dernière page de tous leurs livres, vierge de caractères typographiques, la représentation d'un chat, entouré de curieuses ornementations. L'imprimerie c'était la lumière, la lumière c'était l'affranchissement. Le XVIe siècle le comprit ainsi, car combien de grands esprits furent persécutés pour l'invention nouvelle, & combien de bûchers furent allumés avec la torche que ces libres penseurs tenaient en main!

Marque d'imprimerie des Sessa de Venise, tirée de la collection Eugène Piot.

L'Italie surtout, qui fournit tant de martyrs, n'employait pas la marque du chat sans motif.

Du XVIe au XVIIIe siècle, je trouve peu de traces du chat comme symbole de l'indépendance.

Les hagiographes nous dépeignent saint Yves toujours accompagné d'un chat; & Henri Estienne fait observer, avec quelque malice, que cet animal est le symbole des gens de justice.

La Liberté, d'après Prudhon.

Il appartenait à la République française de reprendre l'animal pour l'ajouter à son glorieux blason. Maintes fois la figure symbolique de la Liberté fut représentée tenant un joug brisé, une baguette surmontée du bonnet; à côté d'elle une corne d'abondance, un chat & un oiseau s'échappant le fil à la patte[17].

[17] Voir au Cabinet des estampes, œuvre de Boizot, la Liberté, gravée par la citoyenne Lingée.

Prudhon, le doux peintre républicain, le seul qui ait donné un caractère tendre & chaste aux figures allégoriques nationales, a laissé une curieuse symbolisation de la Constitution: la Sagesse, représentée par Minerve, est associée à la Loi & à la Liberté. Derrière la Loi, des enfants mènent un lion & un agneau accouplés. La Liberté tient une pique surmontée du bonnet phrygien & à ses pieds est accroupi un chat.

Avec la République finit le règne du chat, qui d'ailleurs n'avait pu s'implanter profondément dans le blason révolutionnaire. Piques, bonnet de la liberté, faisceaux, niveau égalitaire parlaient plus vivement que les animaux à l'esprit du peuple. Quelquefois, il faut l'avouer, à cette époque, le chat fut représenté sous un jour défavorable. Ce n'était plus le symbole de l'indépendance, mais de la perfidie. Le frontispice d'un méchant livre, les Crimes des Papes, montre aux pieds du prélat un chat, emblème de l'hypocrisie & de la trahison.

Le chat, on doit le dire, parut à nos pères un animal plus bizarre que sympathique. On en a la preuve par sa fréquence sur les enseignes des marchands avec de singulières légendes, telles par exemple que la Maison du chat qui pelote. Le chat occupa une place considérable dans l'imagination des boutiquiers. Je ne parle pas seulement des cordonniers, qui naturellement devaient faire peindre sur leurs façades le Chat botté.

La silhouette de l'animal, sa malice proverbiale comparée à celle des femmes, son caractère de domesticité mêlée d'indépendance en faisaient un être destiné à la représentation publique. Et aujourd'hui que s'effacent nos anciennes coutumes, que la pioche démolit tout ce qui était cher aux bourgeois parisiens, ce n'est pas sans regretter les vieilles enseignes que je m'arrête devant un des derniers débris du quartier des Lombards, la maison de confiserie qui porte à ses deux angles deux chats noirs fantastiques.

RUE DE LA REYNIE RUE ST DENIS AU CHAT NOIR

CHAPITRE VI.

LES ENNEMIS DES CHATS AU MOYEN AGE

Le chat fut regardé longtemps comme un être diabolique. Il avait le caractère réfléchi. On en fit le compagnon des sorcières. Avec les hiboux & les cornues à formes bizarres, il fait partie du matériel des alchimistes; du moins ainsi l'ont compris les peintres romantiques.

Le moyen âge qui brûlait les sorcières & quelquefois les savants, devait brûler les chats. Grande colère des brutes contre les songeurs.

M. Édelestand du Méril, dans une brochure sur les usages populaires qui se rattachent au mariage, voit dans l'intervention des chats qu'on attachait sous les fenêtres des veuves remariées la confirmation d'un proverbe relatif à la lubricité de la race féline.

Le chat a-t-il dans la vie un caractère si particulier de lubricité? A coup sûr il est moins impudique que le chien. On entend le chat parler d'amour; mais le plus souvent dans les villes les gouttières seules assistent à ses transports. Il choisit pour boudoir les endroits les moins fréquentés des maisons, la cave ou le grenier. Le chien s'empare de la rue. Le chat enveloppe d'habitude ses passions dans le manteau de la nuit. Le chien semble se plaire à étaler ses passions au grand jour.

«On croyait encourager aux bonnes mœurs, dit M. du Méril, en jetant quelques chats dans le feu de la Saint-Jean.» En effet, l'abbé Lebeuf cite une quittance de cent sols parisis, signée par un certain Lucas Pommereux, en 1573, «pour avoir fourni durant trois années tous les chats qu'il fallait au feu de la Saint-Jean, comme de coutume.»

J'estime que ces cruautés des siècles passés doivent plutôt être imputées à la terreur des sorcières & des chats leurs prétendus acolytes, qu'au désir de réformer les mœurs. La pudeur n'était pas la principale qualité de la renaissance, qui conservait des restes de barbarie; je n'en veux pour preuve que deux vers empruntés à l'auteur du Miroir du contentement, qui sans pitié parle

D'un chat qui, d'une course brève,
Monta au feu saint Jean en Grève.

Atroce spectacle que celui d'un animal nerveux se tortillant dans le feu comme un parchemin!

D'autres peuples martyrisaient les chats sous prétexte de leur faire jouer un rôle dans les charivaris.

Lamentatio catrarum, disaient à ce propos les Latins. Les Italiens appelaient cette invention musica de' gatti & les Allemands Katzenmusik.

Mais ces peuples entendaient par une semblable musique des imaginations saugrenues telles, par exemple, que l'orgue où chaque note, représentée par la queue tirée de divers chats, produisait un miaulement qui répondait à d'autres miaulements.

C'étaient là plaisirs de fous qui, ne sachant qu'imaginer pour le divertissement des princes ou des grands seigneurs auxquels ils étaient attachés, cherchaient des bizarreries qui répondissent aux mœurs grossières de l'époque.

Les paysans, en qui les vieilles coutumes sont profondément enracinées, obéirent longtemps aux divertissements de la Saint-Jean, tels qu'ils étaient pratiqués dans les villes. En Picardie, dans le canton d'Hirson, où se célèbre la nuit du premier dimanche de carême, le Bihourdi, dès que le signal est donné, fallots & lanternes courent le village: au milieu de la place est dressé un bûcher auquel chaque habitant apporte sa part de fagots. La ronde commence autour du feu; les garçons tirent des coups de fusil; les ménétriers sont requis avec leurs violons, & par-dessus tout se font entendre les miaulements d'un chat qui, attaché à la perche du bihourdi, tombe tout à coup dans le feu. Ce spectacle excite les enfants, qui se mêlent au charivari criant: hiou! hiou!

Depuis quelques années seulement les chats échappent à ce martyre.

Un chat de moins, ce n'est rien. Un chat de plus, c'est beaucoup.

L'animal sauvé du feu est la marque du pas qu'a fait la civilisation dans les campagnes. Quelques gens du canton ont appris à lire, appris à réfléchir, par conséquent. Un instituteur se sera trouvé qui, ayant quelque influence sur les enfants du village, aura démontré l'inhumanité de brûler un chat. Et le feu de joie sans chat rôti n'en est pas moins joyeux!

Les Flamands sont plus humains que nous, si on s'en rapporte à un arrêté de 1818, qui défend à l'avenir de jeter un chat du haut de la tour d'Ypres. Cette fête avait lieu habituellement le mercredi de la seconde semaine de carême; mais dans ce pays une tradition devait se rattacher au saut du chat. Et les Flamands semblent plus excusables que les Français.

Faut-il ranger au nombre des ennemis des chats l'inventeur du XVIe siècle qui imagina de répandre la terreur dans les rangs des armées ennemies en remplissant d'odeurs abominables des canons que des chats portaient attachés sur leur dos[18]?

[18] Je dois ce renseignement & ce dessin à la bienveillance de M. Lorédan Larchey qui a parcouru toute la France, visitant les musées, les archives & les bibliothèques pour enrichir de monuments inédits ses Origines de l'artillerie française.


CHAPITRE VII.

AUTRES ENNEMIS DES CHATS: LES PAYSANS, LES STATISTICIENS, LES CHASSEURS

On voit dans la campagne, à la porte des chaumières, des animaux tristes, maigres, la robe couleur de broussailles, qui jettent à la dérobée un coup d'œil timide sur l'épaisse tartine que l'enfant dévore en leur présence. Ce sont des chats; ils savent qu'ils n'ont pas une miette à recueillir de l'épaisse tartine.

Aux fêtes de famille, pendant lesquelles les paysans dévorent des porcs tout entiers, le chat n'ose passer le seuil de la porte; des coups de pied, voilà ce qu'il recueillerait de la desserte.

C'est à ces animaux qu'on peut appliquer ce que dit Diderot des chats de sa ville natale: «Les chats de Langres sont si fripons que, même lorsqu'ils prennent quelque chose qu'on leur donne, on dirait, à leur air soupçonneux, qu'ils le volent.» Ce n'est pas seulement à Langres que les chats ont cet air soupçonneux & fripon; mais changez Langres par campagne, l'observation sera juste & applicable partout où un préjugé barbare règne contre les chats.

Quand, l'hiver, un feu de sarments petille dans la cheminée, le chien s'étale paresseusement devant le foyer, en défendant l'approche au chat. Ce n'est que dans les grosses fermes où l'abondance s'étend des gens aux bêtes & entretient un semblant d'harmonie entre tous, que, timidement, sous une chaise, le chat se rapproche du chien qui, entre les jambes de son maître, rêve de ses aventures de chasse; mais là où sévit la misère, il n'y a pas de sûreté pour les chats considérés, malgré leur utilité incontestable, comme moins amis de l'homme que le chien.

Où se nourrit le chat de village, où il s'abreuve, personne ne s'en inquiète. La chatte, à l'époque de mettre bas, se cache dans l'endroit le plus sombre du grenier; si elle tombe malade, c'est dans quelque coin du fointier qu'elle termine ses jours, ne laissant aucuns regrets.

Le Chat de campagne, d'après un dessin de Ribot.

Durs pour les animaux, durs pour les vieillards, tels sont trop souvent les gens de campagne.—Bouches inutiles! disent-ils.

Voilà les chats qui doivent déployer de l'industrie pour ne pas mourir de faim.

La nature les a taillés pour la chasse; ils deviennent fatalement chasseurs, & c'est pourquoi ils ont éveillé la colère de rivaux menaçants, des hommes, qui leur font une guerre injuste & cruelle.

«Je ne rencontre jamais un chat en maraude, dit M. Toussenel, sans lui faire l'honneur de mon coup de feu.»

Il n'y a pas là de quoi se vanter. Et c'est l'homme qui écrit parfois des pages heureuses en faveur des oiseaux qui parle ainsi! Il ne lui suffit pas de tuer des chats cherchant leur vie, il excite les chasseurs à imiter sa cruauté: «J'engage vivement tous mes confrères en saint Hubert à faire comme moi,» ajoute le fouriériste.

Ce n'est pas avec de tels conseils que M. Toussenel ramènera des disciples à l'utopiste Fourier.

Sans tomber dans la sensiblerie, on s'explique difficilement de pareils sentiments. Une antipathie pour un animal n'excuse pas la cruauté. Ah! je comprends ces révoltes dans les Flandres, où les Espagnols sont représentés violant les femmes, tuant les vieillards, brûlant les maisons; &, dans quelque coin du tableau, le peintre a représenté un soldat déchargeant son fusil sur un chat caché dans un orme. Mais c'est un soudart ivre de meurtre & de sang; cela se passe au XVIe siècle; la loi n'a pas étendu sa protection sur les animaux. Aujourd'hui, tirer un coup de fusil inutile sur un chat ferait prendre en horreur ces chasseurs un peu brutes qui se croient tout permis parce qu'ils portent un fusil en bandoulière.

L'article consacré au chat par M. Toussenel ne montre pas bien quels griefs sérieux le phalanstérien peut invoquer contre un innocent animal.

«La passion des chats est un vice de gens d'esprit dégoûtés, dit le chasseur fouriériste; jamais un homme de goût & d'odorat subtil n'a été & ne sera en relations sympathiques avec une bête passionnée pour l'asperge.»

S'il fallait tirer des coups de fusil à tous les gens qui adorent les asperges, la France serait bientôt décimée.

Le chat, d'essence sauvage, aime les herbes, qui sont balais pour son estomac. Un chat à la campagne fait suivre la toilette de ses ongles d'une déglutition d'herbes & de plantes. Ces verdures lui manquant dans l'intérieur des appartements, n'est-il pas naturel qu'au printemps l'animal veuille goûter, comme ses maîtres, à de savoureux légumes?

L'asperge, salutaire à l'homme, offre les mêmes qualités au chat. Il n'y a pas là matière à coups de fusil.

Un autre grief de M. Toussenel contre la chatte domestique tient à son accouplement avec le chat sauvage. A en croire le chasseur, la race des chats sauvages serait aujourd'hui détruite si la chatte ne la perpétuait par de fréquents croisements.

«Chose remarquable & bizarre, ajoute le fouriériste, que ce soit ici la femelle qui fasse retour à la sauvagerie, car cette rétrogradation de la part de la femelle est contraire à la règle générale des animaux. On sait que dans toutes les races animales ou hominales, le progrès s'opère par les femelles. Ainsi il n'y a pas d'exemple que la chienne ait jamais accepté la mésalliance avec un hôte des bois, le loup & le renard, tandis que tous les jours au contraire, on voit la louve écouter les propos amoureux du chien, & même faire des avances à celui-ci dans le voisinage des bois.»

A la suite de ces affirmations, qui auraient besoin de preuves, se déroule une succession d'analogies paradoxales tendant à prouver que si la femme noire vient au blanc, jamais la blanche ne descend jusqu'au noir: la juive, suivant M. Toussenel, sollicite la main d'un gentilhomme, jamais la fille du gentilhomme ne s'abaisse jusqu'au juif; les femmes européennes viennent au Français, rarement la Française prend mari hors de France.

Enfilade de prolixes comparaisons amenée par une chatte de village qui s'est laissé séduire par un chat sauvage!

J'ai consulté divers naturalistes; le chat sauvage devient très-rare en France. Que faut-il conclure de tels accouplements, à supposer toutefois qu'ils aient lieu? Qu'ils sont utiles pour conserver la pureté de la race, & que chats & chattes de village ne méritent pas les coups de fusil appelés avec tant d'inutilité sur leurs têtes.

Le chat domestique de campagne a d'autres ennemis: le Journal d'agriculture pratique contenait dernièrement un énorme réquisitoire à son sujet.

Suivant le rédacteur, le plus grand destructeur du gibier, c'est le chat. La nuit, il rôde dans la campagne, guettant avec plus de patience qu'un pêcheur à la ligne les lièvres & les lapins qui s'ébattent, enhardis par l'obscurité. Les bonds du chat sont aussi terribles que ceux d'une panthère; d'un saut, l'animal tombe sur les lapereaux, & on lui fait un crime que ses griffes recourbées pénètrent dans les chairs comme un hameçon.

Le rossignol commence sa chanson; tout à coup il s'interrompt. Rossignol & chanson sont tombés dans la gueule du chat.

Les paysans font la chasse aux ortolans à l'aide de piéges qu'ils tendent dans les vignes; s'il ne reste que des plumes à côté des engins, c'est que le chat, friand de becs-figues & d'ortolans, s'en sera passé le régal.

Plus nuisible à lui seul, chat, que les destructeurs de basse-cour, qui s'appellent fouine, belette ou loup, l'immense avantage du chat sur ces carnassiers est qu'il travaille en paix sans exciter de soupçons. Il est chez lui.

Le moindre bruit de l'intérieur de la ferme effraye le renard qui rôde sournoisement aux alentours. Il faut que les blés soient assez hauts pour tenir lieu de chemin couvert au renard.

Un petit buisson sert de cachette au chat. Blotti dans des branches d'arbres, il fait plus de ravages dans les nids que tous les vauriens du canton.

Il a de singulières facultés magnétiques: son œil vert fascine les oiseaux & fait qu'ils tombent tout crus dans son gosier.

Le chien inspecte un champ à vue de nez, & une tournée rapide ne lui permet pas de découvrir tous les oiseaux blottis dans les sillons. Le chat, plus réfléchi, furette minutieusement; ses pattes de velours lui permettent d'approcher sans bruit. Rien ne lui échappe d'une poussinée de perdrix.

Son oreille délicate perçoit le cri de ralliement de la femelle du lièvre pour rassembler ses petits. A ce signal arrive le chat, & les lapereaux il les rassemble dans son estomac.

Le lièvre se défend contre le loup, contre le lapin, son plus cruel ennemi, & cherche protection auprès de l'homme. Pas d'animal qui accepterait plus volontiers la domesticité. Il affectionne les haies, les fossés aux alentours des fermes. On rencontre souvent le lièvre dans les potagers. La société des vaches à l'étable ne lui déplaît pas, & quelquefois la servante, en allant tirer du vin au cellier, aperçoit le profil de ses grandes oreilles; mais le chat est là qui dévore impitoyablement le pauvre animal venant demander l'hospitalité à la ferme.

A en croire le même témoin à charge, le renard, la fouine, le putois, le loup sont absents de certaines contrées; si le busard & le gerfaux s'y montrent, ce n'est que pour apparaître & disparaître aux équinoxes. Et pourtant lièvres & lapins disparaissent comme par enchantement! L'enchanteur, suivant cette déposition, serait le chat, qui croquerait, année moyenne, quatre-vingt-dix lapereaux sur cent.

Pourtant, le chat de campagne est triste & maigre.

Sa tristesse j'en ai dit la raison. Bourré de coups plus que de viande, méprisé autant que le chien est adulé, ne recevant jamais de caresses, délaissé par des natures brutales qui ne comprennent pas ses trésors d'affection, le chat souffre dans sa délicatesse. Pas de jambes amies contre lesquelles il puisse se frotter; la voix des gens de campagne semble rude à un animal d'une ouïe d'une exquise finesse. Dans sa jeunesse, il a miaulé doucement pour satisfaire son appétit; personne ne l'a écouté. Le chat est devenu misanthrope; ses meilleures qualités se sont aigries. Il est allé demander à la solitude des champs & des bois un baume à ses mélancolies; ni les pâtures ni les forêts ne rendent l'enjouement, & c'est pourquoi le chat de village est triste.

Sa maigreur semble bizarre en présence des méfaits que le Journal d'agriculture pratique lui implique. Lièvreteaux, lapineaux, perdreaux faisandeaux, à en croire l'acte d'accusation, ne font qu'une bouchée sous les crocs d'un si cruel carnassier. Et il reste maigre comme une hyène du désert! Sans doute la vie sauvage n'embellit pas les êtres à la façon des villes; un appartement bien chaud lustre le poil mieux que la brise; mais le gibier si abondant dont on lui reproche la destruction devrait avoir quelque action sur l'estomac de l'animal.

On a vu l'étalage des déprédations des chats; la statistique est plus terrible à son endroit, s'il est possible, que l'acte d'accusation.

Le nombre des maisons rurales en France est évalué à six millions. Dans chaque maison au village on peut compter un chat, sinon plusieurs. Voilà donc plusieurs millions de carnassiers destructeurs de gibier.

Conséquence, six à dix millions de chats à exterminer.

Le rédacteur qui a aligné ces chiffres enjoint aux propriétaires ruraux d'empêcher leurs fermiers, métayers, vignerons, pâtres, meuniers, forestiers, journaliers, de conserver des chats chez eux; pour lui, comme pour M. Toussenel, un coup de fusil terminerait promptement l'affaire.

Il n'est pas tenu compte dans cette statistique de la conservation des grains. Les rats, les souris & autres rongeurs semblent n'avoir jamais existé. On ne dit pas que la seule présence du chat dans une maison suffit à éloigner les destructeurs de blé.

La passion égare les ennemis des chats. Ce n'est pas tout que de dresser un réquisitoire; chaque accusé a droit de faire entendre des témoins à décharge.

La mission des chats à la campagne a-t-elle été assez étudiée pour qu'on les condamne si facilement? Ils détruisent les rats, protégent l'enserrement du grain, cela ne peut se nier; mais ne font-ils pas la guerre à d'autres animaux, aux putois & aux belettes, par exemple?

Les rapports des conseils généraux sur les animaux nuisibles constatent qu'à une époque on a mis à prix la tête des moineaux: un an après on s'aperçoit que ces moineaux nuisibles sont d'une extrême utilité; il est enjoint alors aux juges de paix de sévir contre les galopins qui s'emparent des nids. Conseillers d'État, naturalistes, préfets, statisticiens, se contredisent: ce qu'un département acclame est sifflé par le département voisin.

Nous manquons d'observateurs attentifs & de philosophes pour dérober à la nature ses secrets. Chaque être vivant accomplit une mission: cette mission nous échappe. Plus destructeurs que les animaux que nous accusons, nous ressemblons dans notre ignorance au vieillard d'un noël franc-comtois qui, poussé à bout par la logique d'un enfant, se fâche pour terminer la discussion.

«Qui est-ce qui a fait les étoiles? demande l'enfant.—C'est Dieu, répond le vieillard.—Le soleil?—C'est Dieu.

«Les perdrix, les bécasses, les lièvres, les poulets, les dindons, les lapereaux sont encore l'ouvrage de Dieu,» continue le vieillard.

Toutes choses frappant les yeux de l'enfance sont formulées par le poëte qui, à chaque réponse, met dans la bouche du vieillard le nom du Créateur.

«Dites-moi, s'il vous plaît, est-ce Dieu, continue l'enfant, qui a créé les puces & les punaises?

—Babillard, langue indiscrète, dit le vieillard, si tu interromps encore l'histoire, je te donne un coup de pincettes sur les doigts.»

Fac-simile d'une gravure japonaise.

CHAPITRE VIII.

LES CHATS DEVANT LES TRIBUNAUX

Les chats sont fréquemment mêlés à de graves affaires juridiques de testament, d'interprétation de legs, d'interdiction pour ce qui touche à leurs anciens maîtres, de meurtre pour ce qui les regarde particulièrement. De tous les animaux, c'est celui qui occupe le plus les divers tribunaux civils & correctionnels.

Là se dévoile l'affection profonde portée aux chats. On accusera sans doute à ce propos les célibataires, les vieilles filles, les employés, tous gens de basse condition qui inspirent un intérêt médiocre. Et pourtant il me serait facile d'ouvrir une parenthèse favorable à la vieille fille emprisonnée dans la coquille du célibat, que le manque de dot a empêchée de tenir un rang dans la société. La pauvreté l'a rendue timide; la timidité l'a jetée dans la solitude, & toute illusion perdue, sans espoir de famille, d'époux ni d'enfants, elle reporte ses sentiments affectueux, ses caresses sur la tête d'un chat, son seul ami. Pour peu que l'animal réponde à ces affections par un regard, un ronron, la vieille fille oublie les tristesses de la solitude.

Mais le chat n'inspire pas seulement ces tendresses aux gens du commun. Le fameux lord Chesterfield laissa des pensions à ses chats & à leur descendance.

De même, en France, nombre de legs faits aux chats par-devant notaire, ont été souvent attaqués par des héritiers avides qui profitent de l'affection de leur défunt parent pour les animaux, pour vouloir faire interdire le testateur en l'accusant de folie.

Sans doute les procès d'interdiction révèlent de nombreuses bizarreries. C'est là que sont montrés au grand jour les misères, les cerveaux mal équilibrés, de notre pauvre espèce; mais aussi que de rapacité, combien peu de respect de la famille dans ces débats pénibles par l'amour de l'argent, par l'intention d'annihiler la volonté de vieux parents en appelant la justice à constater leur démence!

Un procès fit du bruit il y a quelques années: la demande d'interdiction d'un frère contre sa sœur, parce qu'elle «avait fait monter en bague la dent de son chat mort», ce qui, suivant le demandeur, constituait un véritable acte de démence & d'imbécillité.

Me Crémieux plaidait pour l'amie des chats, & son plaidoyer vaut la peine d'être conservé.

«Vous magistrats, nous avocats, s'écriait-il, dans ces grandes gloires qui nous sont communes, oublierons-nous Antoine Lemaître, l'une de nos pures, de nos plus magnifiques renommées? Retiré à Port-Royal, quand, avec ses deux oncles, immortels comme lui, il avait, pendant quelques heures, conversé des plus hautes questions du temps, chaque soir, rentré dans sa cellule, il se plaisait à se délasser avec ses deux chats, dont la société lui était chère & précieuse, & qui, chaque jour, avaient son premier mot au réveil, son dernier au coucher.

«Dans notre société, je puis vous citer une dame qui porte le nom de Séguier. Naguère encore elle a soigné affectueusement, perdu & fait enterrer une chatte qu'elle aimait. Ses enfants, qui savent tout ce qu'elle vaut comme mère & comme femme, ne se sont pas avisés de la faire interdire.

«Le nom du général Houdaille est venu jusqu'à vous: brave comme son épée, parvenu du grade de simple officier au grade de général d'artillerie, il a conservé, jusqu'à sa mort une véritable tendresse pour les chats; il en avait trois, toujours avec lui, dans l'intérieur de son appartement de garçon. Forcé de conduire, de Toulouse à Metz, le régiment dont il était alors colonel, il revient de sa personne à Toulouse prendre ses chats & les conduire dans sa nouvelle garnison.

«Le dernier grand-duc de Russie a fait faire par un grand peintre le portrait de son chat, & la Bibliothèque impériale le montre aux visiteurs, au milieu des chefs-d'œuvre qui la rendent célèbre.»

Je n'ai jamais vu ce portrait à la Bibliothèque impériale, & la correction des épreuves du livre actuel pendant un voyage m'empêche de vérifier le fait dont parle Me Crémieux; mais le célèbre avocat pouvait ajouter à la défense les noms de quelques illustrations étrangères considérables, qui, de leur vivant, vouèrent un culte au chat. Le Tasse n'a-t-il pas adressé le plus charmant de ses sonnets à sa chatte? Plutarque aima presque autant que la belle Laure une chatte, qu'il fit embaumer à la mode égyptienne.

Les Anglais ont conservé le souvenir du cardinal Wolsey qui, pendant ses audiences en qualité de chancelier, avait toujours son chat sur un siége à côté de lui.

Malheureusement je n'ai pu me procurer à temps pour la faire copier, une gravure anglaise représentant le lord-maire du XVe siècle, Wittington, la main droite posée sur un chat, gravure inspirée par une statue élevée au grand administrateur dans une niche de l'ancienne prison de Newgate.

Les Anglais, dont un recensement moderne a montré la population des chats s'élevant à trois cent cinquante mille, n'apporteraient pas dans leurs décisions judiciaires la même indifférence qu'en France pour la sûreté des chats.

Si du tribunal civil on passe aux justices de paix, on verra combien de dangers court le chat domestique. La loi ne le protégeant pas suffisamment, à la moindre incartade nocturne, il est mis à mort par les chiffonniers, qui ne le vendent pas aux gargotiers pour en faire des gibelottes, comme on le croit, mais qui en font un commerce avec les fabricants de jouets.

J'ai visité jadis aux bords de la Bièvre un établissement consacré à ces transformations du chat; le vif souvenir que j'en conservai ayant été transporté dans les premiers chapitres de la Mascarade de la Vie parisienne, de beaux esprits me chansonnèrent dans les journaux, quelques-uns spirituellement, pour avoir serré d'un peu trop près la réalité.

D'après la fameuse estampe de Corn. Visscher.

Je ne reviendrai pas là-dessus, rappelant toutefois le moyen qu'emploient les chiffonniers pour attirer les chats, c'est-à-dire l'odeur de valériane, dont ils ont soin d'empreindre les endroits propices à leurs méfaits.

Ces chiffonniers tombent rarement sous le coup de la loi.

En 1865, le juge de paix de Fontainebleau rendit un jugement dont les dispositifs, qui firent grand bruit alors, doivent être consignés ici.

Un habitant de la ville, mécontent de voir les chats du voisinage prendre leurs ébats dans les plates-bandes de son jardin, avait tendu tant de piéges qu'il ne prit pas moins de quinze de ces animaux qui disparurent à jamais, laissant une légende sanglante dans une ville d'habitudes pacifiques.

Les voisins de ce propriétaire barbare se réunirent pour l'attaquer en justice. Le juge de paix, M. Richard, rendit une sentence longuement motivée dans laquelle la nature & les habitudes des chats, les principes du droit, les textes législatifs étaient exposés avec une gravité dont on se moqua, bien à tort à mon sens.

Dans ces considérants il était dit:

Que la loi ne permet pas que l'on se fasse justice soi-même;

Que l'article 479 du code pénal & l'article 1385 du code Napoléon reconnaissent plusieurs espèces de chats, notamment le chat sauvage, animal nuisible pour la destruction duquel seulement une prime est accordée, mais que le chat domestique n'a rien à voir à ce titre aux yeux du législateur;

Que le chat domestique n'étant point res nullius, mais propriété d'un maître, doit être protégé par la loi;

Que le chat étant d'utilité incontestable vis-à-vis des animaux rongeurs, l'équité commande d'avoir de l'indulgence pour un animal toléré par la loi;

Que le chat même domestique est en quelque sorte d'une nature mixte, c'est-à-dire un animal toujours un peu sauvage & devant demeurer tel à raison de sa destination, si on veut qu'il puisse rendre les services qu'on en attend;

Que si la loi de 1790, titre XI, art. 12 in fine, permet de tuer les volailles, l'assimilation des chats avec ces animaux n'est rien moins qu'exacte, puisque les volailles sont destinées à être tuées tôt ou tard & qu'elles peuvent être tenues en quelque sorte sous la main, sub custodiâ, dans un endroit complétement fermé, tandis que l'on ne saurait en dire autant du chat ni le mettre ainsi sous les verroux, si on veut qu'il obéisse à la loi de sa nature;

Que le prétendu droit de tuer, dans certains cas, le chien, animal dangereux & prompt à l'attaque sans être enragé, ne saurait donner par voie de conséquence le droit de tuer un chat, animal prompt à fuir & qui n'est point assurément de nature à beaucoup effrayer;

Que rien dans la loi n'autorise les citoyens à tendre des piéges, de manière à allécher par un appât aussi bien les chats innocents de tout un quartier que les chats coupables;

Que nul ne doit faire à la chose d'autrui ce qu'il ne voudrait pas que l'on fît à sa propre chose;

Que tous les biens, d'après l'article 516 du code Napoléon, étant en meubles & immeubles, il en résulte que le chat, contrairement à l'article 128 du même code, est sans contredit un meuble protégé par la loi, & qu'en conséquence les propriétaires d'animaux détruits sont en droit de réclamer l'application de l'article 479, § 1er du code pénal, qui punit ceux qui ont volontairement causé du dommage à la propriété mobilière d'autrui.

Tels étaient les principaux considérants du juge de paix Richard, qui dut faire bondir de joie le cœur des membres de la Société protectrice des animaux.

Ces considérants, qui devraient faire loi dans la matière, furent attaqués plus tard devant une autre juridiction, celle du tribunal correctionnel. La cruelle maxime des chasseurs tuant les chats à coups de fusil, invoquée par l'avocat du défendeur, trouva crédit auprès des juges.

Pourtant la douceur dans le traitement des animaux est un signe de civilisation. Se montrer humain avec eux, c'est déjà faire preuve d'humanité avec son prochain. Et Montaigne faisait de l'animal un être plus prochain de l'homme que l'homme ne se l'imagine.


CHAPITRE IX.

LES AMIS DES CHATS.

Si les chats comptent des détracteurs, ils ont aussi des enthousiastes.

Au premier rang de leurs partisans se dressent deux figures politiques considérables: Mahomet & Richelieu.

Il faut essayer d'expliquer l'amour que certains personnages politiques portent aux chats.

Ces grands brasseurs d'hommes se fatiguent vite des hommes, qu'à peu d'exceptions près ils tiennent pour des animaux rampants.

Ce qu'on obtient des plus purs avec de l'argent, des places, des dignités, des honneurs, ils le savent trop bien.

De ce côté, les hommes politiques n'ont pas d'illusions; s'ils en avaient, ils ne seraient pas de grands politiques.

Aussi l'animal indépendant leur plaît, & par-dessus tout, le chat, type de l'indépendance.

Je n'en veux pour preuve que la légende de Mahomet & du chat Muezza[19].

[19] On sait le nombre & le nom des objets qui appartenaient à Mahomet: neuf épées, trois lances, trois arcs, sept cuirasses, trois boucliers, douze femmes, un coq blanc, sept chevaux, deux mules, quatre chameaux, sans compter la jument Borac sur laquelle le prophète monta au ciel, & le chat Muezza qu'il affectionnait d'une façon toute particulière.—A l'époque de Mahomet, le chat n'était pas fort commun en Arabie, ce n'est guère que dans la vallée du Nil qu'il était révéré & chéri de tous; il devint assez tard l'animal favori des musulmans, par vénération pour le prophète, que les fidèles cherchent à imiter en toutes choses. Tournefort, dans son Voyage du Levant, paraît avoir cité le premier la légende de Mahomet, relative au chat.

Mahomet rêvait à sa politique; sur sa manche était accroupi Muezza.

Pendant que le chat ronronnait, Mahomet songeait, car c'est une excellente basse aux méditations que le ronron des chats.

Peut-être le prophète songeait-il à son Paradis. Il songea longuement, le chat s'endormit.

Forcé d'aller à ses devoirs, Mahomet prit des ciseaux, coupa la manche de son habit sur laquelle était accroupi le chat, & se leva, heureux de n'avoir pas troublé le sommeil de l'animal.

Telle est la légende orientale.

Que prouve-t-elle & quel enseignement doit-on en tirer? Que le prophète était plein de douceur pour les animaux & qu'il donnait exemple à son peuple d'une mansuétude poussée à l'extrême[20].

[20] Un moment avant de mourir, le prophète prononça ces paroles: «Si quelqu'un a lieu de se plaindre que je l'aie maltraité de coups, voici mon dos, qu'il me les rende sans crainte.»

C'est le secret des hommes qui ont des nations à gouverner, un empire à fonder, une religion à établir, que de se montrer pleins de pitié pour les faibles. Tout d'abord les femmes sont avec eux; car ce sont des sentiments féminins que la protection de l'enfant & de l'animal.

La force, la violence, la cruauté, n'ont jamais été que des moyens passagers de gouvernement. La persuasion, la douceur, la pitié, autant de qualités qui restent associées à jamais au nom des conducteurs des peuples.

Le cardinal de Richelieu.

Un autre politique, le cardinal de Richelieu, ne brille pas par les mêmes sentiments: quoiqu'il se plût au commerce des chats, il n'eût pas coupé sa simarre pour les laisser dormir. Il aimait les chats en égoïste, pour son divertissement, à en croire la tradition.

Tel que les mémoires du temps nous le peignent, Richelieu était habituellement de mauvaise humeur, toutefois sachant se contraindre, aimant les femmes & les payant mal, taquin, mystificateur à l'occasion, pourvu que ses propres mystifications lui arrachassent quelques rires; cela toutefois n'adoucissait point le fond de son humeur.

Un passage des Historiettes de Tallemant des Réaux explique parfaitement le caractère de Richelieu:

«Il lui prenoit très-souvent des mélancolies si fortes qu'il envoyoit chercher Boisrobert & les autres qui le pouvoient divertir, & il leur disoit: «Réjouissez-moy, si vous en sçavez le secret.» Alors chacun bouffonnoit, & quand il étoit soulagé, il se remettoit aux affaires.»

Richelieu était, dit-on, constamment entouré de petits chats dans son cabinet & se plaisait à voir leurs gambades; mais ce ne fut pas un réel ami de la race féline, car il renvoyait les petits chats à peine âgés de trois mois & en faisait venir un nombre égal de plus jeunes.

Ces chats étaient des sortes de saltimbanques, de clowns agiles qu'il entretenait. La bande de ces masques remuants lui donnait sans cesse la comédie; mais le cardinal ne s'inquiétait ni de la gestation, ni de l'amour, ni de la maternité, ni de l'hérédité, ni du développement intellectuel, choses intéressantes pour les naturalistes à étudier chez les chats, mais inutiles à un homme politique.

Le cardinal de Richelieu est souvent représenté, par les peintres de son temps, tenant enchaînés le lion & l'aigle.

Pourquoi ne le voit-on pas avec ses chats? Nous aurions alors un portrait vraiment intime de cet homme d'État[21].

[21] Il semble étonnant que Moncrif qui, malgré le ton de badinage de son livre sur les chats, avait fait cependant de longues recherches au sujet de ces animaux, n'ait pas dit un mot de la passion de Richelieu pour les félins. Ce fait attribué au grand politique est-il une légende détournée de sa source? «Personne n'ignore, dit Moncrif, qu'un des plus grands ministres qu'ait eus la France, M. de Colbert, avait toujours des petits chats folâtrant dans ce même cabinet d'où sont sortis tant d'établissements utiles & honorables à la nation.»

Un ami des chats plus délicat fut Chateaubriand. Il en est l'écrivain le plus enthousiaste, celui qui en a le mieux parlé, le plus sainement & dans le meilleur style.

Quoique appartenant à cette race de désespérés qui nous a malheureusement valu une race de byroniens de seconde main, Chateaubriand est lié aux chats, les chats sont liés à lui. Partout le préoccupent ces animaux, dans la fortune & l'infortune, en exil, en ambassade, à la fin de sa vie, lorsque, accablé de gloire, il gouverne la littérature du fond de l'Abbaye-aux-Bois.

Il a une telle admiration pour le chat, que lui-même trouve qu'il ressemble à un chat.

«Ne connaissez-vous pas près d'ici, disait-il en souriant à son ami le comte de Marcellus, quelqu'un qui ressemble au chat? Je trouve, quant à moi, que notre longue familiarité m'a donné quelques-unes de ses allures.»

L'indépendance du chat, c'est là ce qui frappe Chateaubriand, qui lui aussi caresse la royauté à ses heures, mais ne s'abaisse pas à la flatter quand elle commet des actes attentatoires à la liberté.

Il faut citer la conversation de Chateaubriand avec son secrétaire d'ambassade sur les chats:

«J'aime dans le chat, disait Chateaubriand à M. de Marcellus, ce caractère indépendant & presque ingrat qui le fait ne s'attacher à personne, cette indifférence avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales; on le caresse, il fait gros dos; mais c'est un plaisir physique qu'il éprouve & non comme le chien une niaise satisfaction d'aimer & d'être fidèle à son maître, qui l'en remercie à coups de pied. Le chat vit seul, il n'a nul besoin de société, il n'obéit que quand il veut, fait l'endormi pour mieux voir & griffe tout ce qu'il peut griffer. Buffon a maltraité le chat: je travaille à sa réhabilitation, & j'espère en faire un animal convenablement honnête, à la mode du temps[22]

[22] Comte de Marcellus, Chateaubriand & son temps. 1 vol. in-8º. Lévy, 1859.

En effet, Chateaubriand a travaillé à la réhabilitation du chat & s'il n'a pas eu le temps de la faire didactique, l'éloge de l'animal se trouve en divers endroits des Mémoires, mêlé à la politique & plus intéressant que la politique.

Chateaubriand, pauvre, émigré à Londres, logeait vers 1797 chez une veuve irlandaise, Mme O'Larry, qui aimait les chats. Ce fut un trait d'union entre lui & son hôtesse.

«Liés par cette conformité de passion, dit-il dans ses Mémoires d'outre-tombe, nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes blanches comme des hermines, avec le bout de la queue noir.»

Ainsi, voilà un animal d'un naturel, dit-on, peu aimant, & à l'occasion duquel deux étrangers se lient d'amitié.

S'il faut en croire le noble exilé, le chat anglais n'a pas les vives allures du chat français.

Chateaubriand, parlant de la nature si régulière & si disciplinée des environs de Londres, disait:

«Le moineau de Londres, noirci par le charbon, se tait sur les chemins; on n'entend jamais un chien aboyer; on perfectionne les chevaux au point de leur défendre de hennir, & le chat lui-même, si indépendant, cesse de miauler sur la gouttière.»

Ici peut-être Chateaubriand était dans un de ces moments d'amertume auxquels sont sujettes les grandes intelligences & qui lui a fait mal voir le chat anglais.

En ambassade à Rome, Chateaubriand reçut du pape un chat.

«On l'appelait Micetto, dit M. de Marcellus. Le chat du pape Léon XII, dont M. de Chateaubriand avait hérité, ne pouvait manquer de reparaître dans la description du foyer où je l'ai vu si souvent faire gros dos. En effet, Chateaubriand l'a célébré dans le morceau qui commence ainsi: «J'ai pour compagnon un gros chat gris roux.»

M. de Marcellus ajoute que le culte du chat ne s'est affaibli jamais chez M. de Chateaubriand, quand tous ses autres sentiments se sont successivement éteints.

«Je me ferais volontiers, disait Chateaubriand à M. de Marcellus, l'avocat de certaines œuvres de Dieu en disgrâce auprès des hommes. En première ligne figureraient l'âne & le chat.»

Il resterait beaucoup à dire sur l'affection profonde que portait le grand écrivain aux chats. Feu Danièlo, qui fut longtemps secrétaire du poëte, me racontait un piquant plaidoyer de Chateaubriand à Venise, en plein quai des Esclavons. Le secrétaire s'étonnait des goûts de son illustre patron pour la race féline & vantait les pigeons outre mesure. Chateaubriand apportait maints arguments pour défendre son animal favori; Danièlo se livrait à des dithyrambes en faveur de la gent ailée[23]. N'ayant pas pris de notes sur l'instant, il me serait difficile de donner aujourd'hui une idée complète de ce débat.

[23] Danièlo, à Paris, vivait entouré d'une centaine de pigeons dans une masure. «Je loge, disait-il, chez mes pigeons.»

Les natures délicates comprennent le chat. Il a pour lui les femmes; en grande estime le tiennent les poëtes & les artistes, mus par un système nerveux d'une exquise délicatesse, & seules les natures grossières méconnaissent la nature distinguée de l'animal.

Le charmant épisode que celui raconté par Mme Michelet!

«... Les visiteurs les plus nombreux & les plus assidus à notre petite maison, dit Mme Michelet, c'étaient les pauvres, qui en connaissaient le chemin & l'inépuisable charité. Tous y participaient, les animaux eux-mêmes, & c'était une chose curieuse & divertissante de voir les chiens du voisinage, patiemment, silencieusement assis sur leur derrière, attendre que mon père levât les yeux de son livre. Ma mère, plus raisonnable, aurait été d'avis d'éloigner ces convives indiscrets qui se priaient eux-mêmes. Mon père sentait qu'il avait tort, & pourtant il ne manquait guère de leur jeter à la dérobée quelque reste qui les renvoyait satisfaits...

«Plus que les chiens encore, les chats étaient dans sa faveur. Cela tenait à son éducation, aux cruelles années de collége; son frère & lui, battus & rebutés, entre les duretés de la famille & les cruautés de l'école, avaient eu deux chats pour consolateurs. Cette prédilection passa dans la famille; chacun de nous, enfant, avait son chat. La réunion était belle au foyer; tous, en grande fourrure, siégeaient dignement sous les chaises de leurs jeunes maîtres.

«Un seul manquait au cercle; c'était un malheureux, trop laid pour figurer avec les autres; il en avait conscience & se tenait à part dans une timidité sauvage que rien ne pouvait vaincre.

«Comme en toute réunion (triste malignité de notre nature!) il faut un plastron, un souffre-douleur sur qui tombent les coups, il remplissait ce rôle. Si ce n'étaient des coups, c'étaient des moqueries; on l'appelait Moquo. Infirme & mal fourni de poil, plus que les autres il eût eu besoin du foyer; mais les enfants lui faisaient peur; ses camarades mêmes, mieux fourrés dans leur chaude hermine, semblaient n'en faire grand cas & le regardaient de travers. Il fallait que mon père allât à lui, le prît; le reconnaissant animal se couchait sous cette main aimée & prenait confiance. Enveloppé de son habit & réchauffé de sa chaleur, lui aussi il venait invisible au foyer.

«Nous le distinguions bien; & s'il passait un poil, un bout d'oreille, les rires & les regards le menaçaient, malgré mon père. Je vois encore cette ombre se ramasser, se fondre pour ainsi dire dans le sein de son protecteur, fermant les yeux & s'anéantissant, préférant ne rien voir...

«La maison fut vendue, & nos plantations, faites par nous, nos arbres, qui étaient de la famille, abandonnés. Nos animaux, visiblement, restaient inconsolables du départ de mon père.

«Le chien, je ne sais combien de jours, s'en allait s'asseoir sur la route qu'il avait suivie en partant, hurlait & revenait. Le plus déshérité de tous, le chat Moquo, ne se fia plus à personne; il vint encore furtivement regarder la place vide. Puis il prit son parti, s'enfuit aux bois, sans que nous pussions jamais le rappeler; il reprit la vie de son enfance, misérable & sauvage. Que devint-il? qui aima-t-il & qui est-ce qui l'aima? car l'affection est le besoin de tout ce qui respire[24]...»

[24] L'Oiseau, par M. Michelet.

N'est-ce pas là une page émue qui fait oublier les coups de fusil dont les chasseurs se montrent si fiers?

Voici une autre histoire que je soumets au paradoxal M. Toussenel, qui veut que les chats servent de cible aux chasseurs, & qui oublie trop dans sa cruauté inutile l'histoire du comte de Charolais tirant par amusement sur les couvreurs de son château.

Il y a deux ans, un navire marchand partait de Saint-Servan pour Lisbonne, avec un fort chargement. Dans la nuit, un épais brouillard s'élève, & le navire reçoit un tel choc d'un autre bâtiment que tout l'équipage est forcé de se réfugier à bord d'un vaisseau anglais passant dans ces parages.

Le capitaine naufragé regardait tristement son navire abandonné qui s'effaçait à l'horizon. Tout à coup il s'écrie:

«Où est le novice Michel?»

Il appelle. Le novice est resté à bord. Sur l'immensité de l'Océan, aucune trace de navire. Le vaisseau a coulé. L'enfant est mort!

L'enfant vivait.

Au moment du conflit, le petit Michel tournait les manœuvres sur le devant du bâtiment. Sa tâche finie, il passe à l'arrière & s'aperçoit que le navire anglais emporte l'équipage.

Le novice appelle, crie. Ses cris se perdent dans les mugissements de la mer. L'enfant est seul sur un navire qui fait eau de toutes parts.

Michel pleure, l'eau monte toujours.

Après avoir pleuré, Michel se redresse, court à la pompe, allume un fanal, sonne la cloche, & toute la nuit lutte contre la tempête.

Le jour vient, l'enfant aperçoit une voile au loin, bien loin! Il hisse le pavillon de détresse. La voile passe. Michel retourne à la pompe.

Vers midi, se détache sur l'horizon un nouveau navire; mais, comme l'autre, celui-ci ne voit rien & disparaît.

En ce moment, les deux chats du bâtiment viennent caresser les jambes du mousse.

Michel partage avec eux ses provisions de pain & de jambon.

Puis à l'œuvre encore! A la pompe, aux signaux!

Ces alternatives de lutte, d'espérances & de désespoir durèrent trois jours.

Les provisions s'épuisaient, & toujours aux mêmes heures les chats, restés la seule compagnie du mousse, venaient demander leur pitance.

Un brick américain passa heureusement qui aperçut Michel sur la proue du navire près de sombrer.

L'enfant fut recueilli & ne voulut quitter le vaisseau qu'en emmenant ses chats.

Trois mois après, il regagnait le port de Saint-Sauveur, au milieu d'une foule battant des mains à la rentrée du mousse qui, dans ses bras, rapportait triomphalement les deux chats de l'équipage.

Chinois en famille, enfants & chat. D'après une tasse en porcelaine de la collection A. Jacquemard.

CHAPITRE X.

DE QUELQUES GENS D'ESPRIT QUI SE SONT PLU AU COMMERCE DES CHATS.

Au nombre de ceux qui ont rendu justice aux chats, on doit mettre en première ligne Moncrif, ne fût-ce qu'à cause des attaques que lui valurent ses clients.

Lecteur de la reine, bien vu à la cour par ses chansons & ses pièces de circonstance, cet écrivain ingénieux cultivait les lettres en se jouant: «Un des fruits, disait-il, qu'on doit naturellement se promettre des avantages de l'esprit, c'est de se procurer une vie agréable.»

Regardé comme un épicurien & traité comme tel, il vivait tranquille, jusqu'au jour où il s'avisa de faire preuve d'érudition dans le livre des Chats. Cette science causa le tourment de Moncrif; toute la gent littéraire remplit l'air de cris.

Les Chats sont pourtant un livre agréable, parsemé de fins badinages. Ouvrage «gravement frivole,» disait l'auteur lui-même. Brochures, brocards, chansons & couplets satiriques plurent de tous côtés sur l'historiographe des chats, qu'on traitait spirituellement d'historiogriffe. Voltaire & Grimm en cette circonstance furent particulièrement injustes, surtout Voltaire qui, dans ses lettres, faisait patte de velours à Moncrif, pour se moquer de lui avec ses amis, & renvoyer l'homme à ses «gouttières.»

Mais quand Moncrif fut appelé à siéger à l'Académie, l'orage augmenta tellement que le pauvre historiogriffe effaça de ses œuvres le travail sur les chats. A l'exception de d'Alembert qui, en sa qualité de secrétaire perpétuel, était tenu à quelques réserves & plus tard rendit justice au caractère aimable de l'homme, tout le monde se trompa sur la valeur de l'ouvrage de Moncrif.

Sa vie facile à la cour n'était pas de nature à dérider les fronts plissés des gens de lettres qui venaient d'inaugurer le fâcheux système de la littérature professionnelle.

Pensions, fortune, logement aux Tuileries, dignités, succès en haut lieu prirent une teinte quasi criminelle quand l'Académie offrit un siége au lecteur de la reine.

Une si docte compagnie pouvait-elle ouvrir à l'historien des chats la porte qu'elle fermait à un Diderot? Il y avait bien dans ces récriminations quelque raison; mais si on consulte les tables de l'Académie à cette époque, combien de membres obscurs ont occupé un fauteuil sans avoir laissé un livre tel que les Lettres sur les Chats?

Cet ouvrage, quoi qu'en ait dit Grimm, est le véritable titre de l'auteur; &, si je n'apportais quelques dessins de monuments curieux, il y aurait fatuité de ma part à refaire un livre piquant que les bibliophiles ont tous sur un rayon de leur bibliothèque.

Moncrif aimait-il réellement les chats? Ses biographes n'en disent mot; pour certain il aimait beaucoup les femmes, & ce n'est pas là ce que je lui reprocherai. Avec Crébillon fils, l'abbé de Voisenon & Collé, il appartient au grand siècle de la galanterie, & le lecteur de la reine ne se contentait pas de la mettre en contes égrillards.

Fils d'une mère d'origine anglaise, un peu d'humour se glissa dans le sang de Moncrif; ce qui le fit admettre, dans l'Académie de ces dames & de ces messieurs, à collaborer à leurs mémoires, au milieu desquels furent insérées, avec dessins du comte de Caylus, les Lettres sur les Chats.

La fortune de l'historiogriffe à la cour attisa le scandale & non le livre.

Nous qui appartenons à une époque froide & raisonneuse, qui passe au tamis tant d'œuvres légères du passé, nous trouvons dans l'ouvrage de Moncrif plus de recherches que le sujet ne semblait en comporter; & si quelques chapitres sont entachés de frivolités, ils conservent encore la tendre coloration d'un ruban de vieille marquise retrouvé au fond d'un tiroir.

Parmi les fantasques, on peut citer, en opposition à Moncrif, le poëte Baudelaire, un être plein d'électricité, qui, en possession de sa santé, n'était pas sans rapports avec les chats eux-mêmes. Combien de fois, nous promenant ensemble, ne nous sommes-nous pas arrêtés à la porte de la boutique d'une blanchisseuse de fin, sur le linge de laquelle un chat, étendu paresseusement, s'enivrait de la délicate odeur de la toile repassée! Combien de contemplations devant ces vitres, derrière lesquelles de jeunes & coquettes repasseuses faisaient de jolies mines, croyant avoir affaire à des adorateurs!

Baudelaire.

Un chat apparaissait-il à la porte d'un corridor ou traversait-il la rue, Baudelaire allait à lui, l'attirait par des câlineries, le prenait dans ses bras, & le caressait,—même à rebrousse-poil. Il faut le dire, au risque de donner croyance aux légendes monstrueuses qui ont eu cours quand le poëte fut atteint d'une paralysie qui laissait peu d'espoir, il y avait dans les tendresses de l'auteur des Fleurs du mal quelque chose de particulier, d'inquiétant & d'excessif qui en faisait un compagnon excellent pendant deux heures, fatigant ensuite par une tension sans doute trop névralgique, qui était pour tous ceux qui l'ont connu la caractéristique de sa nature.

Les chats, à la louange desquels Baudelaire composa quelques éloquents morceaux de poésie empreints des agitations de son âme, ont servi de base à des accusations d'actes cruels que, malgré mes longues fréquentations avec le poëte, je n'ai pu surprendre.

Les chats, objets des tendresses de Baudelaire, servirent longtemps de thème de raillerie aux petits journaux. Les natures actives & turbulentes du journalisme sont trop opposées aux natures contemplatives pour admettre les replis sur soi-même, les méditations qui font le poëte.

«Après Hoffmann, Edgar Poë & Gautier, il est devenu de mode dans ce petit coin-là (Baudelaire & ses compagnons) d'aimer trop les chats. Celui-ci, qui va pour la première fois & pour affaires dans une maison, est mal à l'aise & inquiet jusqu'à ce qu'il ait vu le chat du logis. Mais il l'a aperçu, il se précipite, le caresse, le baise; dans son transport il ne répond plus à rien de ce qu'on lui dit, & est à cent lieues avec son chat. On regarde, on s'étonne de l'inconvenance; mais c'est un homme de lettres, un original, & la maîtresse de maison le regarde désormais avec curiosité. Le tour est fait. Étonnons! étonnons!»

Dans ce pastiche facile de La Bruyère, où les amis des chats sont en outre accusés de mépriser le chien, éclate la scission entre les êtres méditatifs & les natures agissantes. L'aboiement du chien a quelque chose d'irritant pour les organes délicats des premiers; au contraire, ceux qui aiment la domination, le spectacle, la montre, préfèrent l'agitation bruyante des chiens, & médisent de l'animal songeur, qui, sans bruit, fait acte d'indépendance à tout instant, & échappe aux mains de celui qui croit le tenir.

Voilà ce qui échappe aux natures toutes d'extérieur, aux gens affairés, remuants, qui parlent sans cesse, crient, s'imposent, ne voient dans la vie qu'une sorte de chasse & pour lesquels les mots penser, méditer ne font pas partie du dictionnaire.

Le chat de Victor Hugo.

Pour comprendre le chat, il faut être d'essence féminine & poétique.

Dans ma jeunesse, je fus reçu, place Royale, dans un salon décoré de tapisseries & de monuments gothiques; au milieu, s'élevait un grand dais rouge, sur lequel trônait un chat, qui fièrement semblait attendre les hommages des visiteurs. C'était le chat de Victor Hugo, celui-là même peut-être que son indolence & sa paresse ont fait appeler chamoine dans les Lettres sur le Rhin.

Un disciple cher au maître hérita de sa passion pour les chats, en y introduisant toutefois des variantes singulières. Théophile Gautier, à une certaine époque, partageait ses tendresses entre des chats & des rats blancs, oubliant qu'au logis le chat doit régner sans partage.

Je comprends mieux la chatte de M. Sainte-Beuve se promenant sur son bureau, au milieu d'une accumulation de papiers & de notes qu'aucune servante n'oserait déranger. L'historien de Port-Royal a le véritable sens des chats, & sa maison est renommée dans le quartier pour l'affection qu'on témoigne à ces animaux.

J'ai passé une heure des mieux remplies à causer chats avec M. Mérimée, qui les aime & ne croit pas ravaler sa qualité d'homme en accordant de l'intelligence à ces animaux.

M. Mérimée ne leur reconnaît guère d'autres défauts qu'une excessive susceptibilité. Suivant lui, le chat prouve sa susceptibilité par une extrême politesse. «En cela, me disait-il, l'animal ressemble aux gens bien élevés.»

M. Viollet-le-Duc a consacré la place la plus en vue de son antichambre à une mosaïque formée de chats, & voulant ajouter une page d'illustration au présent volume, il a laissé de côté momentanément plans & travaux pour dessiner d'après nature la favorite du logis.

Nombre de célébrités pourraient être ajoutées à cette liste qu'il faut pourtant clore. A côté des hommes en vue, il est des natures plus humbles, dont le culte pour l'animal doit être conservé, témoin cet ami de nature capricieuse & indépendante qui m'écrivait:

«Il y a quinze mois, je voulais me marier, changer de vie. Que de chagrin de quitter ma maîtresse, le chat que j'ai élevé, & comme ces chaînes vous enveloppent!

«Le chat disparut tout à coup & ne revint plus.—Voilà la moitié du lien brisée, me dis-je. Et je fus plus fort pour me séparer d'une femme dont je pouvais encore assurer l'avenir.

«Le mariage manqua; je repris l'ancienne maîtresse & un nouveau chat.

«Un an après, mes amis me tourmentèrent pour me faire épouser une jeune fille.

«Ayant vu une fois le mariage de près, je fus pris de vives terreurs & je reculai, mettant mes angoisses sur le compte de la maîtresse & du chat qu'il fallait quitter encore.

«Le chat fut enlevé de nouveau & ne reparut plus. C'était comme un avertissement de la Providence d'avoir à rompre des liens pesants.

«Cependant je suis hésitant plus que jamais. Ferais-je le bonheur de cette jeune fille?

«Ce mariage me remplit de terreur!

«Il est présumable que j'élèverai un troisième chat.»


CHAPITRE XI.

LES PEINTRES DE CHATS.

Animal grave, d'une pureté de lignes monumentale cachée sous un pelage ondoyant, le chat joue un rôle important dans les musées égyptiens, soit qu'accroupi il se profile à la manière des sphinx, soit que son masque s'ajuste au corps d'un dieu, soit qu'il ait été soudé à des instruments de musique affectant eux-mêmes des courbes hiératiques, soit qu'entouré de bandelettes il évoque de vagues & étranges contours.

La représentation du chat par les Égyptiens offre un caractère tantôt sacré, tantôt domestique, & puisque la clef depuis longtemps forgée par d'habiles égyptologues n'ouvre pas encore tous les arcanes des mystères propres au pays des Pharaons, j'insisterai particulièrement sur ce double caractère.

Sur les représentations hiératiques des chats, on trouve de nombreux renseignements dans les ouvrages des érudits; ils ne me paraissent pas s'être suffisamment préoccupés du caractère intime de quelques peintures de l'Égypte ancienne, où le chat est représenté tantôt étendu sous le fauteuil de la maîtresse de la maison, tantôt allaitant ses petits.

Dans ces bronzes apparaît le sens domestique plutôt qu'hiératique, car en même temps que colliers & pierres précieuses manquent aux chats, je ne retrouve pas dans leur conformation les lignes particulièrement rigides qui, à mon sens, témoignent de leur caractère sacré.

Quoi qu'il en soit, les Égyptiens ont représenté les chats—sacrés ou profanes—aussi dignement que savamment. Eux seuls ont entrevu le côté sculptural de l'animal, & sans quitter le terrain de la réalité, des flancs du chat ils ont dégagé des lignes d'un majestueux contour.

Après les Égyptiens, il faut citer les Japonais, qui prouvent par les albums récemment introduits en Europe qu'ils sont dessinateurs de chats par excellence, comme ils sont les peintres de la femme & du fantastique.

C'est une remarque à faire que les artistes épris des délicatesses des chats le sont également des délicatesses de la femme, & qu'à cette double compréhension se joint parfois l'amour du fantasque & de l'étrange. Mais quelle souplesse ne faudrait-il pas à la plume pour essayer de rendre les nuances qui caractérisent: Femmes, Fantaisies, Chats! Comment tracer visiblement le mystérieux trait d'union qui relie une telle trilogie?

Je ne voudrais pas entamer un cours d'esthétique pour montrer le charme associé au fantastique d'Hoffmann & de Goya; qu'il me soit permis cependant de constater que le conteur allemand & le peintre espagnol, auxquels on peut joindre Cazotte & le Diable amoureux, sont de ceux qui, épris de l'idéal féminin, ont naturellement, sans chercher de repoussoirs, à côté de leurs charmants portraits de femmes, fait jaillir spontanément le fantastique d'un mélange d'exquises langueurs traversées par le profil d'animaux bizarres. Ils sont sensitifs par excellence les êtres qui réunissent le Beau & la Fantaisie, & tout homme doué de telles qualités, ses nerfs ne fussent-ils pas en parfaite pondération, est déjà un véritable & intéressant artiste.

Les Japonais possèdent au plus haut degré ces facultés exceptionnelles. Ils enveloppent leurs figures de femmes de romanesques élégances. Mille caprices éclatent dans leurs compositions; surtout ils se préoccupent extraordinairement du chat, l'épient dans chacun de ses mouvements & les rendent avec plus de souplesse que le peintre Mind.

Godefried Mind, surnommé le Raphaël des chats, qui mourut à Berne en 1815, a laissé de charmantes aquarelles de chats. De nombreuses études à la plume témoignent de constantes observations des mouvements de ces animaux; toutefois ses croquis un peu suisses n'ont pas le charme des représentations de chats japonais, quoiqu'une coutume particulière au pays des taïcouns les défigure: ils ont la queue coupée ras.

Chatte allaitant ses petits, d'après un bronze du musée égyptien.

J'ai vu de merveilleuses peintures à l'eau représentant des chats, par Burbanck, qui lui aussi se créa une spécialité semblable à celle de Mind; les renseignements manquent dans les dictionnaires sur cet artiste, sans doute anglais, qui a dû passer de longues heures dans la contemplation des chats.

Cet animal joue un aussi grand rôle dans les caricatures que dans les proverbes; mais il entre là comme élément purement grotesque & les graveurs n'ont pas pris souci de la forme féline.

Je fais toutefois quelque exception parmi ces pauvretés linéaires en reproduisant deux compositions japonaises, l'une bizarre, l'autre spirituelle.

Une tête composée avec une série de chats, les yeux formés par leurs grelots, est une fantaisie tout à fait singulière de ce peuple, dont à cette heure les caprices sont encore inexpliqués.

Qu'on compare la tournure de ces personnages à têtes de chats avec nos imitations de Grandville, qu'on recouvre ces traits des riches & simples colorations japonaises, & on se rendra compte de cette scène de femme à la toilette dont un texte explicatif déterminera tout à fait le sens quand les professeurs de japonais ou se disant tels expliqueront des légendes que la Hollande lit depuis longtemps.

Quoique la France, depuis plusieurs siècles, soit en relation avec la Chine & que de nombreux objets nous aient initiés à la connaissance des œuvres artistiques des peintres du Céleste Empire, les monuments où sont représentés des chats sont d'une telle rareté chez nous que je n'aurais pu en donner un échantillon sans l'obligeance de M. Jacquemart, qui me communique une tasse exécutée au Japon vers le XVIe siècle & représentant une scène de mœurs chinoises; mais il aurait fallu pouvoir donner une idée par la gravure de l'animal dont parle le père d'Entrecolles, qui vit un chat de porcelaine si bien réussi qu'on introduisait dans sa tête une petite lampe dont la flamme passait par la prunelle fendue. On assura le missionnaire que, pendant la nuit, les rats se sauvaient épouvantés en apercevant ce chat, triomphe de l'art.

Si on excepte le Hollandais Cornel. Visscher, dont le chat merveilleux est devenu typique[25], les artistes qui ont introduit les chats dans leurs scènes domestiques, les mettant en scène dans des portraits de famille ou au bras de jeunes enfants, semblent avoir pris leurs modèles dans des magasins de jouets ou des boutiques de naturalistes[26].

[25] On ne connaît que deux exemplaires de la gravure dont je donne le fac-simile.

[26] Otto Venius, dont le Louvre possède un excellent tableau représentant la famille du peintre, a mis au premier plan un chat qui paraît bourré de son.

En tête des artistes contemporains qui se sont occupés des chats, marche Eugène Delacroix, nature fébrile & nerveuse. Les cahiers de croquis vendus après sa mort ont montré les persévérantes études qu'il avait faites de cet animal. Pourtant il n'y a point de chats dans ses tableaux & en voici la raison:

Ses chats, il en faisait des tigres!

Leurs robes zébrées, leurs allures, leurs allongements lui donnaient ces souplesses particulières aux tigres qu'il s'est plu à représenter fréquemment. Il est fâcheux toutefois que le maître romantique n'ait pas laissé quelques tableaux de chats; il les connaissait mieux qu'un autre & il eût trouvé dans leur masque de quoi exercer son active imagination.

Il faut d'autant moins oublier J.-J. Grandville parmi les peintres de chats que l'ingénieux dessinateur s'est particulièrement préoccupé de la physionomie de l'animal. On peut même dire que seul il s'est placé courageusement en face du profil compliqué où se reflètent en mille détails d'une extrême finesse toutes les passions de la vie féline.

En treize petits croquis[27] le caricaturiste, préoccupé du rapport physionomique des animaux & des hommes, a choisi pour motif de ses dessins de chats: le Sommeil;—le Réveil;—Réflexions philosophiques;—Étonnement & admiration;—Contemplation;—Grande Satisfaction & idée riante;—Ennui & mauvaise humeur;—Plainte & souffrance;—Préoccupation causée par un bruit particulier;—Convoitise hypocrite;—Convoitise naïve;—Calme digestif;—Tendresse & douceur;—Attention, désir, surprise;—Satisfaction & somnolence;—Colère mêlée de crainte;—Crainte simple;—Gaieté avec épanouissement;—Fureur & effroi;—la Mort;—toutes nuances d'une excessive complication que n'avaient cherché à rendre ni les Égyptiens, ni les Japonais, ni même le Raphaël des chats, plus préoccupés des mouvements du corps que des lignes de la tête; malheureusement Grandville eut la conception plutôt que le rendu. Son idée était quelquefois excellente; son exécution, là plus qu'ailleurs, fut encore insuffisante, quand le sujet commandait tant de souplesse au crayon.

[27] Magasin pittoresque, 1840.

Quels qu'ils soient, ces croquis sont une indication, un souvenir, un rappel de jeux de physionomie, & par là réclament une mention dans l'iconographie des chats.

Une autre nature véritablement féline, le comédien Rouvière, tourmenté du besoin de rendre ses sensations par le pinceau, se rencontra avec l'Arlequin de la comédie italienne, Carlin, qui vivait entouré de chats dont il se proclamait l'élève.

Un tableau de Rouvière, que je possède, fait comprendre certains mouvements du comédien, si remarquable dans l'Hamlet par des gestes violents, étranges & caressants.

Rouvière a peint une chatte pleine d'indulgence pour son enfant qui médite quelque malice. L'inquiète curiosité du petit chat roux débutant dans la vie est tapie dans les yeux spirituels de l'animal, qu'observe une mère qui jadis a connu de semblables caprices.

Rien de plus difficile à rendre qu'un masque de chat, qui, comme l'a fait justement observer Moncrif, porte un caractère de «finesse & d'hilarité.» Les lignes sont d'une telle délicatesse, les yeux si particulièrement bizarres, les mouvements obéissent à de si subites impulsions, qu'il faut être félin soi-même pour essayer de rendre un pareil sujet.

On explique ainsi certaines facultés exceptionnelles de l'acteur Rouvière qui pourraient, encore après sa mort, servir d'enseignement, ces facultés étant puisées aux sources vives de la nature; car, on peut le dire sans paradoxe, la contemplation d'un chat vaut bien pour un comédien les cours du Conservatoire.

Groupe de chats, caprice japonais. Tiré de la collection de M. James Tissot.

SECONDE PARTIE


CHAPITRE XII.

LE CHAT EST-IL UN ANIMAL DOMESTIQUE?

«Tous nos animaux domestiques sont, de leur nature, des animaux sociables, dit M. Flourens. Le bœuf, le cochon, le chien, le lapin, vivent naturellement en société & par troupes. Le chat semble, au premier coup d'œil, faire une exception; car l'espèce du chat est solitaire. Mais le chat est-il réellement domestique? Il vit auprès de nous, mais s'associe-t-il à nous? Il reçoit nos bienfaits, mais nous rend-il en échange la soumission, la docilité, les services des espèces vraiment domestiques? Le temps, les soins, l'habitude ne peuvent donc rien sans une nature primitivement sociable, comme on voit par l'exemple même du chat.»

A son aide, M. Flourens appelle Buffon, qui a dit que: «Quoique habitants de nos maisons, les chats ne sont pas entièrement domestiques & que les mieux apprivoisés n'en sont pas plus asservis.»

A ceci un autre naturaliste, M. Fée, réplique:

«On a établi que le chat n'était pas un animal domestique, sans trop expliquer ce qu'on doit entendre par domesticité. Pour nous, la domesticité consiste à changer les habitudes d'un animal, à lui rendre nos caresses agréables, à le faire obéir à notre appel, à le fixer au foyer domestique ou du moins à le faire vivre au milieu de nous. La chèvre & le cheval sont nos esclaves; le chat ne l'est pas; c'est là toute la différence.»

N'est-ce pas M. Fée qui a raison?

«Parmi les carnassiers, le plus indomptable est la panthère; le seul qui tue pour tuer est le cougouar; le seul dont les mœurs ont une douceur native, le guépard; le seul vraiment intelligent, le chat. Celui-ci consent à être notre hôte: il accepte l'abri que nous lui donnons & l'aliment qui lui est offert; il va même jusqu'à solliciter nos caresses, mais capricieusement, & quand il lui convient de les recevoir. Le chat ne veut point aliéner sa liberté. Si nous l'exploitons, il nous exploite, & ne veut être ni notre serviteur comme le cheval, ni notre ami comme le chien.»

Dans le livre intéressant de l'Instinct chez les animaux, d'où sont tirées ces citations, je coupe encore quelques répliques destinées aux contempteurs des chats.

«Le chat, suivant M. Fée, est susceptible d'attachement & même à un très-haut degré; mais il faut le laisser aller à ses allures & attendre ses caresses. Une chatte, qui ne pouvait souffrir qu'on la touchât, venait s'offrir à la main quand il lui semblait bien prouvé qu'on ne voulait pas la retenir captive. Elle restait seule difficilement &, comme un chien, suivait le maître dans les appartements en miaulant doucement. L'isolement lui pesait & il lui fallait une compagnie. Chaque fois que son maître s'absentait pour plusieurs jours, on ne voyait plus la chatte; prompte à reparaître aussitôt qu'il était de retour, elle manifestait alors une vive joie.

«Un chat de la campagne connaissait l'heure où son maître revenait de la ville & il allait l'attendre au coin de la route, à plusieurs centaines de pas de l'habitation; mais de telles preuves de sympathie avaient été méritées par d'extrêmes bontés. Le chat, quand il aime, n'est point banal. Il faut beaucoup pour obtenir son affection; peu de chose suffit pour qu'on la perde: c'est précisément en quoi il diffère du chien. On le dit traître parce qu'il griffe. Ses pattes sont armées d'ongles rétractiles, & souvent il s'en sert sans méchanceté véritable. Le chat est très-excitable par l'électricité, & peut-être c'est à cette influence que l'on doit attribuer en partie les inégalités d'humeur auxquelles il se montre sujet. Toutefois, il est juste de remarquer qu'il n'est jamais agresseur.»

Cette dernière observation est d'une extrême justesse. Non-seulement le chat n'est pas agresseur, mais il ne griffe jamais sans motifs. Le chat, quand il est arrivé à l'âge de raison (de trois à quatre mois), ne griffe que parce qu'en le taquinant on l'excite à griffer.

Et même ses griffes sont si jolies à regarder, que j'en ai fait prendre un dessin exact d'après l'écorché, pour qu'on saisisse, dans sa simplicité, ce système de défense qu'on n'a jamais reproché aux rosiers de posséder.

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