Les Contemporains, 7ème Série: Études et Portraits Littéraires
PAUL DESCHANEL
Son dernier discours est affiché, à l'heure qu'il est dans toutes les communes de France. Des paysans en épèlent, chaque dimanche, ce qu'ils peuvent et estiment que c'est «envoyé». Ils n'ont pas fini de le lire. Au surplus, ce discours reste «actuel» tant que la Chambre est en vacances.
Ce discours, j'ai eu la bonne fortune de l'entendre. Et j'avais entendu auparavant une des trois parties de celui de M. Jaurès. Ce fut vraiment une belle joute. On ne parle pas toujours, au Palais-Bourbon, si mal que vous croyez. Et l'éloquence, quand elle s'y rencontre, y est, en général, moins pompeuse et moins enflée qu'elle ne fut dans les Parlements de la Restauration ou même du gouvernement de Juillet. Les discours de Manuel et du général Foy, relus, nous feraient un peu sourire. Nous avons quelques orateurs émouvants et plusieurs debaters. Ce sont moins les talents et les connaissances que les caractères qui manquent à cette Chambre méprisée.
J'ai trouvé nos représentants mieux élevés et de meilleure tenue qu'aux autres séances auxquelles j'avais assisté. M. Jaurès a été écouté avec beaucoup de politesse par les centres et par la droite. Et M. Paul Deschanel n'a été que peu interrompu par l'extrême gauche. Une fois seulement, un petit homme noir, de figure sèche et mauvaise, a jeté quelques cris brutaux. Quant à M. Jaurès, tantôt il ricanait, tantôt il haussait ses larges épaules, mais avec plus d'ostentation que d'hostilité réelle, et surtout comme quelqu'un qui se sait regardé. À un moment, les deux adversaires ont échangé des propos tout à fait obligeants. Ils paraissaient croire au talent et même à la bonne foi l'un de l'autre.
C'était la première fois que j'entendais M. Jaurès. Autant que j'en puis juger sur une seule épreuve, M. Jaurès est un orateur-né, doublé d'un rhéteur habile, et qui a aisément une imagination de poète: ce qui fait bien des affaires. Nous avions eu la phrase de «la vieille chanson»: nous eûmes, ce jour-là, celle de «la cloche», et quelques autres, non moins belles. La voix est un peu sèche, mais d'un métal inaltérable et que nulle fatigue ne saurait fêler. La diction a d'harmonieux balancements. Elle est monotone et, même dans la discussion, elle est d'un prédicateur plus que d'un orateur politique. À cause de cela, et parce qu'il me semble avoir plus d'imagination et plus de sensibilité feinte ou vraie que de précision dans les idées ou de force dans le raisonnement, M. Jaurès ne serait peut-être pas mal nommé le Père Hyacinthe du socialisme.
Sa sincérité, quant au fond de ses doctrines, me paraît aussi incontestable que son manque de rigueur lorsqu'il s'agit de les exposer, et que les défaillances de sa probité intellectuelle lorsqu'il s'agit de les propager ou de les défendre. C'est que chez lui, et pareillement chez les meilleurs de ses compagnons, le socialisme est sans doute, avant tout, un état sentimental. Cela les rend dupes, j'imagine, d'une espèce d'illusion de la conscience. Comme ils sont toujours assurés de ce qu'il y a de généreux dans cet état sentimental et qu'ils s'en savent bon gré, volontiers ils se croient dispensés d'être précis dans le discours et scrupuleux dans l'action. Ils vont jusqu'à croire que la facile magnanimité de leur rêve les autorise à courir la chance des pires calamités publiques pour l'établissement aléatoire d'un régime social qu'ils sont même incapables de définir avec exactitude. Ils ont, dans la pratique, un peu de cette absence de scrupules qui est propre aux sectaires religieux.
Le socialisme, d'ailleurs, prête à l'éloquence. Et, comme il est encore dans la période de destruction (dont il est douteux qu'il sorte jamais), il a donc la partie belle, car c'est une ivresse de détruire, et c'est, en outre, une besogne où l'on excelle à peu de frais.
Malgré les avantages qu'ils ont ainsi ou qu'ils prennent sur lui, M. Paul Deschanel, à force de talent, mais surtout à force de sérieux, d'amour de la vérité, de franchise, de loyauté et de courage, a fini par conquérir l'estime même de ses plus irréductibles adversaires. Il lui est arrivé, l'autre jour, de se faire applaudir par l'assemblée tout entière. Je sais bien que lorsque d'aventure tous nos députés applaudissent ensemble, on est à peu près sûr que les uns applaudissent contre les autres, ou pour détourner les autres d'applaudir. Un applaudissement peut donc être universel sans être unanime. Mais j'aime mieux croire à l'unanimité de celui-là, et que toute la Chambre remerciait M. Paul Deschanel d'avoir su exprimer avec éclat des idées vraiment populaires et nationales et, par delà, vraiment humaines.
Triomphe mérité. Depuis quelques années, une double évolution, très intéressante, s'est accomplie dans le talent de M. Paul Deschanel et dans sa pensée politique.
Il avait contre lui, à l'origine, je ne sais quelle apparence de jeune parlementaire poussé en serre chaude, de député mondain, recherché des «salons», et dont les discours—déjà très substantiels pourtant—plaisaient comme de jolies conférences. Sa parole semblait presque trop «élégante», et sa diction apprêtée comme celle d'un clubman qui aurait reçu les leçons d'un sociétaire de la Comédie-Française. Mais, dès ce temps-là, j'avais confiance dans la netteté des traits de son visage; dans sa mâchoire, qui est robuste; dans le timbre si franc de son rire, et enfin, dans un certain regard, qui n'était pas d'un faible ou d'un efféminé.
J'avais raison. Le Deschanel politique a fini par tuer la légende du Deschanel mondain, ce qui n'était pas commode. J'ai remarqué que nul ne songeait plus, l'autre jour, à lui reprocher le soin légitime qu'il prend de son vêtement ou de ses cheveux, ni les «succès de salon» qu'il a pu rencontrer quand il était très jeune.—À mesure que sa pensée mûrissait, sa manière oratoire s'est simplifiée. Son dernier discours est admirable d'ordonnance serrée et lucide. Il a eu, à diverses reprises, de la cordialité dans le ton, et presque de la bonhomie. Sans doute, dans les passages proprement «éloquents», j'ai cru retrouver quelque reste d'artifice quand il y parlait au nom du sentiment; et j'eusse aimé mieux (quoique le morceau ait été acclamé) qu'il évoquât les «chers paysans de France» autrement que par prosopopée. Mais dans les endroits, plus nombreux, où il parlait au nom de la raison, il a montré une puissance que ses amis même attendaient à peine de lui. À ne considérer (s'il se peut) que la forme, j'ai eu l'impression que sa parole, directe, énergique, vibrante—merveilleusement claire—luttait sans désavantage contre l'énorme flot, épandu en nappe, de l'éloquence de M. Jaurès.
M. Paul Deschanel est, dès maintenant, un de ceux qui sont le plus capables d'agir sur les autres hommes par le discours.
Mais l'évolution de sa pensée politique est plus méritoire encore.
Il pouvait vivre et mourir «centre gauche», s'immobiliser dans une attitude de «sagesse» et de «modération» clairvoyante, ironique et totalement stérile. Or, le premier parmi les politiques de son éducation et de son monde, il a proclamé qu'il n'y a plus de centre gauche; qu'il ne faut plus qu'il y en ait, non plus que de parti radical; que cela ne répond plus à rien; et que ce qu'il faut fonder, c'est un grand parti national, un large torysme, généreux, humain, hardi aux réformes,—en face du socialisme révolutionnaire.
En même temps, M. Paul Deschanel rompait avec les économistes classiques. Leur idéal est de réduire au minimum l'intervention de l'État, par égard pour la liberté des individus. Mais cela suppose peut-être un régime où l'État n'imposerait aux individus qu'un minimum de charges. Chez nous, à l'heure présente, avec les impôts monstrueux que nous avons et le service obligatoire, il n'est vraiment pas assez sûr que l'État rende aux particuliers l'équivalent de ce qu'il leur prend. Il leur doit donc du retour. Il en doit surtout aux classes populaires. L'État n'est point quelque chose d'aussi abstrait qu'on le dit. L'État, c'est la communauté. Tous doivent aide et protection à tous. Il faut seulement que cette protection ne soit point oppressive de la liberté individuelle, et serve même à la développer.
Le philosophe Izoulet a trouvé cette formule: «L'individu comme principe et comme fin; l'État comme moyen.» Voilà peut-être l'idéal nouveau.
M. Paul Deschanel semble de cet avis. Il oppose très heureusement, à l'«association forcée» qu'est le socialisme, les associations libres. Il pense que l'État doit les favoriser, tout en les laissant libres en effet. J'ai peur que la forme et la mesure de l'intervention de l'État ne soient assez difficiles à fixer dans de telles conditions. Mais en cherchant bien...
M. Paul Deschanel cherche, travaille, progresse, apprend, ose de plus en plus. Né d'un vieux sang républicain et très pur; muni des meilleures «humanités»; formé à la fois par la fréquentation du monde, par l'étude de l'histoire et de l'économie politique, et par de longs voyages en Amérique et en Allemagne (tout à fait l'éducation d'un homme politique d'outre-Manche, comme vous voyez); honnête homme avec raffinement; très courageux, et du courage le plus allègre; et, par surcroît, ayant eu l'esprit de n'être pas encore ministre, il m'apparaît, j'ai plaisir à le dire, comme une des grandes espérances de notre pays.(Retour à la Table des Matières)
ALPHONSE DAUDET
Ce que l'on va rendre à la terre cet après-midi, c'est l'enveloppe mortelle d'une âme charmante, servie par les sens les plus fins et qui sut exprimer par des mots les frissons qu'elle recevait des hommes et des choses; âme infiniment impressionnable, tendre, frémissante, aimante. Et c'est pourquoi, parmi la banalité ou la hâte forcée des panégyriques que cette mort a suscités, il y a eu—chose rare en telle circonstance—de la tendresse, une émotion non jouée, des larmes ou, comme le disaient les Grecs, pères lointains d'Alphonse Daudet, «un désir de larmes».
Personne n'aima plus la vie que celui qui vient de mourir après avoir souffert vingt ans. Enfant et adolescent (il le contait lui-même volontiers), il était comme ivre d'être au monde, de voir la lumière, et de sentir. Transplanté de Nîmes à Lyon, la cité brumeuse lui fait prendre conscience de son Midi et met en lui, sans doute, de quoi être un jour quelque chose de plus qu'un félibre supérieur. Toutefois, venu à Paris, il continue de gaspiller ses jours et les présents des fées: mais une femme—sa femme—le recueille, l'apaise à la fois et le fortifie, et, en apportant à ce tzigane l'ordre et la paix du foyer, le fait capable de tâches sérieuses et de beaux livres. La maladie, enfin, le complète. Elle agrandit son cœur et sa pensée par l'effort de souffrir noblement, et par les méditations mêmes et les lectures de ses longues insomnies; et d'autre part elle pousse à l'aigu son expressive fébrilité d'artiste. En sorte que je ne sais si l'on vit jamais chez aucun écrivain, plus surprenant accord de la sensibilité pittoresque et de la sensibilité morale.
Romancier, Alphonse Daudet est très original et très grand. Le réaliste, c'est lui, et non M. Zola: l'auteur lui-même des Rougon-Macquart le confessait loyalement l'autre jour. Daudet est comme «hypnotisé» (c'était son mot) par la réalité. Il «traduit» ce qu'il a vu, et le transforme, mais seulement ce qu'il a vu. Ses livres, construits sur des impressions notées (les fameux «carnets»), participent encore quelquefois du décousu de ces impressions, en même temps qu'ils en conservent l'incomparable vivacité.—Ses personnages ne nous sont présentés que dans les moments où ils agissent; et il n'est pas un de leurs sentiments qui ne soit accompagné d'un geste, d'un air de visage, commenté par une attitude, une silhouette. C'est à cause de cela qu'ils nous entrent si avant dans l'imagination et qu'ils nous restent dans la mémoire.—Les personnages des romans «psychologiques» redeviennent pour nous, la lecture finie, des ombres vaines. Mais, presque autant que le pesant Balzac, Daudet, de sa main légère, pétrit des êtres qui continuent de vivre, et «fait concurrence à l'état civil».
Ce réaliste est cordial. Il aime; il a pitié; il ne dédaigne point. Il s'est préservé de ce pessimisme brutal et méprisant qui fut à la mode et qui s'appela, on ne sait pourquoi, le naturalisme. Alphonse Daudet a été, dans un coin de tous ses livres, le poète affectueux des petites gens et des humbles destinées.
Mais ce réaliste à mi-côte est aussi un grand historien des mœurs, et qui s'est trouvé aisément égal aux plus grands sujets. Une part notable de l'histoire du second Empire et de la troisième République est évoquée dans le Nabab et dans ce Numa Roumestan dont la personne et l'aventure sont si largement représentatives du monde et de la vie politique d'il y a quinze ans. Les Rois en exil, c'est presque toute la tragédie des rois d'aujourd'hui. L'Évangéliste est une des plus fortes études que je sache du fanatisme religieux; et combien curieuse, cette rencontre de l'esprit protestant avec l'âme de ce catholique païen! Et Sapho—avec les différences que vous sentez et qui sont toutes à l'avantage de Daudet—est simplement la Manon Lescaut de ce siècle: c'est notre version, à nous gens d'à présent, de l'éternelle aventure des captifs de la chair; version parfaite et définitive, d'une signification si générale et d'une couleur si particulière! Et Sapho est donc un chef-d'œuvre, et je crois que l'Évangéliste en est un autre. Et ces livres ont à la fois un sourire à fleur de phrase et, gonflé jusqu'à déborder souvent au travers, un profond réservoir de pitié et de tendresse humaine.
Et l'écrivain, chez Daudet, est de la qualité la plus rare. La Bruyère, Saint-Simon, Michelet, sont de sa famille. Dans ses derniers ouvrages surtout, son style est celui d'un extraordinaire «sensitif». Il a l'immédiat frémissement de la vie aussitôt exprimée que perçue. Pas une phrase de rythme oratoire ou de tour didactique. Jamais on ne fit un tel usage de toutes les «figures de grammaires» abréviatives: anacoluthe, ellipse, ablatif absolu. Des notations brèves, saccadées, comme autant de secousses électriques. Pas un poncif; une continuelle invention verbale. L'impression, vers la fin, en était presque trop forte, et comme lancinante. C'était comme le trop-plein de sensations qui vous oppresse par les temps d'orage. On eût dit, en feuilletant cette prose, qu'il vous partait des étincelles sous les doigts... Et néanmoins, je ne sais comment, dans ses plus vives audaces, Daudet savait se garder, soit du «précieux», soit du charabia impressionniste; il conservait un instinct de la tradition latine, un respect spontané du génie de la langue.
Ai-je défini cet adorable écrivain? Hélas! non. C'est qu'il est très complexe dans sa transparence... On rencontre, en littérature, de beaux monstres, des phénomènes, assez faciles à décrire grâce à l'évidence de leur faculté maîtresse et de leurs partis pris. Mais que dire de ce Latin harmonieux? Il y a chez lui trop de choses: des nerfs, de l'ironie, du pessimisme même et de la férocité, mais aussi de la gaîté, du comique, de la tendresse, le goût de pleurer... Pour les bonnes gens, voyez-vous, (et pour les autres aussi), Daudet possède un don qui domine tout: le «charme»; et c'est à ce mot simple et mystérieux qu'il faut toujours en venir quand on parle de lui.
Mais le charme, comment cela se définit-il? Un classique a dit: «Si l'on examine les divers écrivains, on verra que ceux qui ont plu davantage sont ceux qui ont excité dans l'âme plus de sensations en même temps.» N'estimez-vous pas que cette réflexion s'applique très bien à Daudet, et qu'une des marques essentielles de son talent est cette aisance avec laquelle il passe et nous fait passer d'une impression à l'autre et ébranle presque dans le même instant toutes les cordes de la lyre intérieure? Et son charme n'est-il pas, en effet, dans cette facilité et cette incroyable rapidité à sentir, et dans cette légèreté ailée?...
Bien sûr je n'ai pas encore tout dit, ni même tout indiqué. Je reviens à son âme, qui était gracieuse et noble, et qui alla toujours s'embellissant.—Il faut se souvenir ici que les pages les plus douloureuses peut-être et les plus imprégnées de l'amour de la terre natale qui aient été écrites sur l'«année terrible» sont d'Alphonse Daudet.—Il ne faut pas oublier non plus que cet homme dont la sensibilité et l'imagination furent si vives et l'observation si hardie, n'a pas laissé une seule page impure; qu'en ce temps de littérature luxurieuse, et même lorsqu'il traitait les sujets les plus scabreux, une fière délicatesse retint sa plume, et que l'auteur de Sapho est peut-être le plus chaste de nos grands romanciers.
Il me disait un jour: «Quand je songe à quel point j'ai eu jadis la folie et l'orgueil de vivre, je me dis qu'il est juste que je souffre.» Je me suis rappelé ce propos d'héroïque résignation en voyant, parmi les roses qui jonchaient son lit de mort, sa tête devenue ascétique et, sur sa poitrine, le crucifix...(Retour à la Table des Matières)
LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
On dira d'elle ce qu'on voudra: elle a ceci pour elle, qu'étant la plus révolutionnaire des républiques, elle est pourtant l'héritière d'un passé monarchique plus long et plus illustre que celui d'aucune des nations européennes. Fille du peuple, bonne fille quand elle veut, pas imposante, Marianne a de plus vieux meubles, de plus vieux châteaux et de plus vieux parchemins que tous les rois et tous les empereurs du monde. Et ainsi, elle a su faire le plus bel accueil au dernier des autocrates, rien qu'en faisant saluer les trois siècles de la très jeune Russie par quatorze cents ans d'histoire de France.
(Car je ne pense pas qu'on fasse plus de tort à la Russie en la datant d'Ivan le Terrible, qu'à la France en la datant de Clovis.)
C'est Napoléon Ier, invisible et présent sous le porche de l'Arc de Triomphe, qui reçut le czar à l'entrée de la bonne ville. À l'hôtel de la Monnaie, les jetons de la reine Marie-Antoinette l'amusèrent un moment. La Révolution l'accueillit au Panthéon; Saint Louis et le moyen âge à Notre-Dame et à la Sainte-Chapelle; Louis XIV et Napoléon aux Invalides; Molière chez lui; Richelieu, Corneille et Racine à l'Académie. Là, puis sur la rive historique de la Seine «aux peupliers d'or», et le lendemain, chez le Roi Soleil, sa bienvenue lui fut souhaitée en des vers magnifiques ou gracieux, dont le tour propre et toute la composition secrète témoignaient de l'antiquité d'une langue lentement formée et à la fois épurée et enrichie par toutes les savantes lèvres qui l'ont parlée depuis le Serment de Strasbourg. Au nouvel Hôtel de Ville, pieusement reconstruit selon la figure de l'ancien, quarante générations de prévôts des marchands firent leur compliment au monarque absolu par la bouche d'un socialiste. Et là encore, la façon dont nos plus décidés révolutionnaires reçurent le despote ami impliquait une gentillesse et une finesse d'esprit héritées de beaucoup de siècles et retrouvées fort à propos. Louis XIV, enfin, lui fit les honneurs de Versailles. Bref, la République, pour se tirer galamment d'affaire, n'eut qu'à dire à son hôte: «Sire, je vous présente mes aïeux; et, ce que vous pouvez voir en moi-même d'agréable et d'élégant, c'est à eux que je le dois.»
Il me semble donc que, pendant ces heures uniques, nul, même parmi le peuple ombrageux des faubourgs, ne put haïr complètement ce passé de la France, qui venait si gracieusement à notre aide. Le plus ignorant sentit peut-être que l'ancien régime n'est pas tout entier dans la Saint-Barthélemy ou dans les Dragonnades, pas plus que la Révolution n'est tout entière dans la Terreur. On n'était pas fâché de montrer à cet empereur, de bonne famille sans doute, qu'on n'était pas non plus sans papiers et qu'on avait même des ancêtres assez reluisants.
Et je voudrais que, de ce contentement si naturel et si légitime, il restât à la République un sourire, une douceur, le désir de juger toujours dans un esprit équitable ce passé qui, en cette occasion, lui fut si avantageux; qu'elle acquît par là l'utile notion de la lenteur nécessaire des transformations politiques et sociales, et qu'alors, sans rien perdre de sa générosité et sans rien répudier de ses rêves, elle se défiât un peu plus de ses ignorances, de ses impatiences, de ses intolérances, et se gardât aussi de quelques-uns de ses conducteurs.
Ce ne serait pas le moindre bienfait de la visite du Czar que d'avoir réconcilié Marianne avec l'histoire de France.(Retour à la Table des Matières)
BERNADETTE DE LOURDES
C'est un poème délicieux, un chapitre ajouté à la Légende dorée par un artiste à la fois ingénu et subtil.
M. Émile Pouvillon, cet amoureux de la terre, qui nous apporte quinze jours à peine, chaque année, ses yeux bleus de faune et d'enfant dans une bonne figure cuite d'officier et qui, le reste du temps, rêve là-bas dans son Quercy, était tout disposé à comprendre la petite pastoure visionnaire. Il a reconnu, en Bernadette Soubirous, une Césette plus sainte, mais non plus compliquée ou plus savante. Il a su entrer si aisément dans cette âme limpide et, d'autre part, il a si harmonieusement enveloppé le drame surnaturel du décor naturel qui lui convenait, que le miracle paraît presque tout simple et charme plus qu'il n'étonne.
La vision de Bernadette est préparée par ses solitudes de bergère dans un paysage où les objets prennent volontiers des airs d'apparitions. Il n'est pas probable que la Vierge se montre jamais beaucoup en Beauce, ou même en Sologne. Mais les montagnes, c'est la terre qui touche au ciel et qui s'y mêle déjà. Surtout au crépuscule: «... Le jour meurt..., les limites des choses se dissolvent. Il n'y a plus de certain que les sommets, comme des escaliers pour le rêve. Bernadette regarde. Ce qu'elle aime habite par là: le Bon Dieu, la Sainte Vierge. Oh! se hausser sur la pointe des pieds, voir un peu!»
La petite sainte ne subit que des tentations humbles comme elle: une brebis rétive qui l'induit presque en colère, des fraises sauvages qui sont tout près d'éveiller sa gourmandise, les rubans et le dé du colporteur qui la mènent à deux doigts du péché de coquetterie. Et elle conçoit aussi un paradis à sa portée. Ce n'est qu'un paysage de la terre, allégé, angélisé, un paysage avec des fleurs, des arbres, des clochers et des noms de paroisses, et des angélus, et des cérémonies, et des processions; et les saints et les élus continuent d'y faire ce qu'ils ont fait ici-bas,—comme les ombres des morts dans l'île des Cimmériens, avec plus de joie seulement. Car imaginer, c'est, inexorablement, se souvenir: et de quoi Bernadette se souviendrait-elle?
Le bon hagiographe Pouvillon a pieusement extrait de cette histoire miraculeuse tout ce qu'elle comportait de poésie, d'humanité et d'évangélisme.
Poésie méridionale, lumineuse et précise. Ciel, terre, animaux et plantes, tout a une âme, comme jadis pour le bon saint François. Et tout vit, dans ce drame mystique, d'une vie concrète. Tout y est matérialisé. Pas une pensée qui n'ait son «signe» terrestre, très arrêté de contours. Rien de vague ni de nuageux dans les impressions de Bernadette. Les «voyants», du moins ceux du Midi, sont des gens qui «voient» mieux et plus nettement que nous, même les images de ce bas monde. La création est un système de symboles, mais les symboles sont clairs et consistants au pays du soleil.
À un seul moment, le poète estompe les objets. C'est pour nous peindre une après-dînée, à Biarritz, dans la villa impériale. Son art est tel que ce «tableau de cour» ne détonne point dans cette naïve histoire d'un miracle rustique. Il nous suggère impunément l'idée de crinoline: «Les convives se dispersent sur la terrasse dans le parc. Les mauves délicats, les bleus pâles des robes flottent légers comme des fleurs dans l'herbe. Les jupes s'étalent très larges, noient les fauteuils en bambou; des fichus, des écharpent moussent sur les épaules, sur les gorges dont la blancheur ça et là s'épanouit...»
Le drame humain éclate surtout dans un épisode. C'est quand Bernadette, retirée en un couvent de Nevers avant l'érection de la basilique de Lourdes, avant la splendeur des pèlerinages nationaux, vit humble et cachée et comme absente de sa gloire, durant que toute la catholicité exalte son nom. En se figurant les magnificences sorties d'elle, et qu'elle ne verra jamais, la candide religieuse a un mouvement d'orgueil, vite réprimé et pleuré. Mais cela nous a valu des pages d'une couleur vibrante et d'une émotion profonde.
Du petit jardin de son cloître, sœur Marie-Bernard retourne en esprit dans Lourdes transformée. Elle assiste à l'une des grandes journées: supplications de toute une multitude, prières presque furieuses, sommation de la souffrance humaine à la pitié divine, arrachement du miracle trop avare: «... Au signal des prêtres, les pèlerins s'agenouillent, se prosternent, et par moments ils demeurent immobiles, les bras en croix, comme un peuple de suppliciés... L'ostensoir passe et un frisson agite les malades. Les fronts se mouillent, les paupières battent. Un éclopé, pas loin de sœur Marie-Bernard, travaille à remuer sa jambe inerte; un hydrocéphale balance sa tête avec un gloussement qui doit être une prière. Et, seuls vivants dans un pauvre paquet d'os et de muscles ankylosés, noués en boule dans une corbeille, les yeux d'une rachitique roulent, désorbités, effrayants du désir de vivre, de la volonté de guérir...» Mais il faut tout lire.
Enfin, le poème d'Émile Pouvillon est tout pénétré d'évangélisme, de partialité pour les petits, de défiance à l'égard de la société bourgeoise et des «autorités constituées», de doutes sur le bienfait de la civilisation industrielle, et de cette idée que le chef-d'œuvre de l'homme, ce qu'il y a de plus beau et de meilleur au monde, c'est la foi et la bonté parfaite dans une âme simple.
Bref, M. Pouvillon aime sa petite bergère; il aime ses visions; il aime Notre-Dame de Lourdes. Croit-il en elle?
Non; car, le soir même de l'apparition de la Vierge, par une imagination digne de Victor Hugo, il entend converser entre eux les pics pyrénéens. Chaque mont rappelle qu'il eut, lui aussi, sa chapelle miraculeuse et son pèlerinage. Et le Gar, alors, dit au Béout: «Ne t'enorgueillis pas trop... La Vierge t'a visité, prétends-tu? Telle est ta gloire? Que serait-elle donc si, comme moi, tu avais été dieu! Ce fut ainsi pourtant... Seul maintenant, sans honneurs, je survis à ma divinité. Prends garde, ami: la pensée des hommes est changeante.» Et d'autres voix de montagnes s'élèvent: «Nous aussi, nous avons été des dieux. Les anciens hommes avaient voué des autels au dieu Béiséris, au dieu Illumne...» Et M. Pouvillon sait aussi que les miracles sont injustes, puisqu'ils ne guérissent pas tous les malades qui ne sont pas des méchants; il sait qu'au surplus ni la phtisie ni le cancer n'ont jamais senti la vertu de l'eau miraculeuse; et il sait encore d'autres choses.
Il ne croit, pas, et cependant!... Du moins, il aime ardemment ce qu'il ne croit pas tout à fait, et qu'il voudrait croire. Il est comme sont aujourd'hui beaucoup d'entre nous: il a la piété sans la foi. Il songe:
—Que l'image de Notre-Dame de Lourdes ait été uniquement créée par le désir de Bernadette, qu'importe? Elle a consolé et guéri de pauvres âmes et des corps souffrants; elle a fait connaître à de bonnes personnes des minutes ineffables, de ces minutes où l'on vaut davantage, où l'on vit hors de soi, où l'on communie dans un même sentiment avec des milliers d'autres êtres. Et c'est là un bénéfice assez clair. Et puis, que savons-nous? Ce qu'on appelle miracle n'est sans doute qu'une dérogation aux lois naturelles que nous connaissons, par conformité à d'autres lois que nous ne connaissons pas. Il est vrai qu'alors ce ne serait plus proprement le miracle... Ou bien n'y a-t-il point des phénomènes qui, tout en restant «naturels»,—tels que l'hallucination de Jeanne d'Arc ou de Bernadette,—ne s'expliquent pourtant que par quelque chose d'inexplicable, par une force divine cachée dans une âme?...
Et ne dites point: «À peine un malade sur mille a été guéri; et pourquoi celui-là?» Qu'importe, si l'âme croyante reconnaît à son Dieu, et à Celle qui lui porte nos prières, le droit de paraître agir arbitrairement? On pardonne tout, pour ainsi parler, au Dieu qu'on aime; on lui pardonne même les choix dont on est exclu; on le déclare juste et bon, quoi qu'il fasse. C'est le croyant qui crée, par son amour, la justice de son Dieu. On l'aimerait moins s'il était parfaitement et évidemment équitable, car on aurait moins à lui sacrifier. Bernadette le savait bien, elle qui, ayant procuré tant de guérisons, ne fut point guérie, et mourut, à trente ans, d'une nécrose, et fut heureuse d'en mourir...
Et voilà des sentiments qui font furieusement honneur aux hommes.
Ce livre est infiniment doux. Il nous fait sentir ce que le rêve du surnaturel ajoute d'adorable aux âmes naturellement bonnes. Il contient l'âme vraie de Bernadette, et il interprète Lourdes avec une bienveillance qui écarte les grossièretés fâcheuses du spectacle extérieur.
Que va être le roman de M. Zola?
Ah! que je crains l'étude médicale du cas de Bernadette Soubirous, et la description du Lourdes commercial, des hôtels et des boutiques, et les plaies, et le grouillement des stropiats autour de la grotte, et les odeurs des trains de pèlerins, et les pelures de saucisson!...
Mais, après tout, cela aussi pourra être beau; et, enfin, nous verrons bien.(Retour à la Table des Matières)
PHILOSOPHIE DU COSTUME CONTEMPORAIN
On vient de publier les jugements de quelques personnes considérables sur le chapeau haut de forme. «Élargissons la question», si vous le voulez, et cherchons ce que vaut le costume contemporain. Ou, pour procéder avec méthode, voyons ce que devrait être le costume, ce qu'il est, et pourquoi il est ainsi.
Sur ce qu'il devrait être, les philosophes n'hésitent pas. Le vêtement a pour objet de protéger le corps contre le froid, et ensuite de l'orner.
Utile, on le désire commode autant qu'il se peut. L'idéal, c'est que le vêtement nous sauve d'un danger sans nous imposer de gênes superflues. Il ne devra donc comprimer aucune partie du corps.
D'autant moins que, en comprimant le corps, il le déformerait. Or, ce serait dommage, un corps humain de proportions normales étant nécessairement ce que nous connaissons de plus beau. Si donc, après avoir considéré le vêtement comme utile, nous l'envisageons comme décoratif, il est évident qu'il ne pourra orner le corps qu'à la condition d'en respecter les contours, de n'en point briser l'ensemble harmonieux et l'unité.
De plus, la matière employée pour le costume, ce sont surtout des tissus. Les tissus flottent naturellement, font d'eux-mêmes des plis, et c'est là leur grâce propre. Il faut la respecter aussi: il ne faut donc pas que les tissus collent au corps.
Ces principes sont parfaitement observés dans la toilette antique. Voyez les peintures des vases grecs, et voyez les figurines de Tanagra. Dans ce système, le moindre changement d'attitude se traduit par des déplacements de plis du vêtement tout entier: en sorte que, malgré la simplicité et l'uniformité des pièces de leur habillement, les Tanagréennes offrent des silhouettes et des arrangements de lignes beaucoup plus variés et plus imprévus que ne font nos Parisiennes avec leur harnachement si compliqué.
Autre remarque: le costume grec ou latin est le même, dans son principe, pour l'homme et pour la femme. Il ne dissimule pas la différence des sexes, mais il ne s'attache pas à l'accentuer. La tunique n'est qu'une stola plus courte. Les habits des hommes se drapent aussi largement que ceux de leurs compagnes. Le vêtement est, pour l'un et pour l'autre sexe, flottant et décoratif.
Regardons maintenant la toilette de nos contemporains. Nous reconnaissons aussitôt qu'elle part de tout autres principes. Deux choses sautent aux yeux:
- 1º le costume est toujours, plus ou moins, ajusté;
- 2º il diffère très profondément, selon les sexes.
Sans doute, le vêtement ajusté a pu, à l'origine, s'expliquer par le climat, contre lequel il était utile de se prémunir. Mais il est clair que cette utilité n'est plus présente que très accessoirement à l'esprit de nos tailleurs et de nos couturières. Aucune des règles que je rappelais n'est observée aujourd'hui dans la toilette féminine. Le corsage ne se contente pas de s'appliquer au torse de la femme pour le protéger: il le comprime et le repétrit. Les étoffes sont tendues sur des armatures rigides qui modifient très notablement la forme de la poitrine. Et, de dix ans en dix ans, les jupes, tour à tour trop amples et trop étroites, s'étalent sur des contours artificiels et démesurés, ou épousent du plus près possible les contours réels: deux façons diverses de nous communiquer une même impression.
Quelle impression?
On a pris à tâche d'exagérer toutes les parties que la nature a faites plus saillantes dans le corps féminin: la poitrine, les hanches, la croupe et même, dans une mesure plus discrète, le ventre. Ce résultat a été surtout obtenu par une compression forcenée de la taille. Et des artifices de détail sont venus compléter ce premier artifice. On a augmenté le relief des contours par le corset et, suivant les temps, par les paniers et la tournure, ou, au contraire, par le fourreau qui bride les cuisses. Sans compter les manches à gigot qui amincissent encore la taille, ou les hauts talons faits pour jeter le buste en avant et pour imposer aux mouvements du corps une gêne qui révèle mieux les formes. D'une façon générale, la femme a été à la fois considérablement amplifiée—et coupée par le milieu.
Vous voyez les effets de cette division. L'unité du corps féminin étant rompue, on ne l'embrasse plus aussi facilement d'un seul regard; mais nos yeux sont tour à tour attirés sur les deux parties qui le composent et, dans chaque partie, sur les proéminences. En somme, la ceinture telle que l'entendent nos contemporaines, non plus souple et commode comme chez les femmes antiques, mais totalement déformatrice du corps, et jusqu'au renversement des proportions de la cage thoracique, divise résolument la femme en deux—pour localiser notre attention.
Bref, la toilette féminine est devenue, essentiellement, expressive du sexe.
Elle est sans doute restée décorative dans le détail de ses ornements—où la «décoration» prend d'ailleurs, de plus en plus, un caractère de curiosité archéologique. C'est ainsi que, depuis vingt ans, nous avons vu passer en fantaisies changeantes, dans la parure des femmes, maintes réminiscences discrètes ou hardies de ce qu'elles ont trouvé de joli ou d'extravagant dans les modes de leurs aïeules ou dans les costumes nationaux de tous les pays du monde. Mais la grande originalité de la toilette féminine, c'est bien, au fond, d'exprimer ce que j'ai dit.
De là son charme étrange. Je n'ai point à rechercher si ce charme n'a pas sa rançon: maux d'estomac et d'entrailles, anémie, migraines, métrites, couches avant terme, etc. Ajoutez l'absurdité et l'abomination, au point de vue social, d'un système de toilette entièrement incompatible avec la grossesse: en sorte que cet état si véritablement «intéressant», qui ne se trahissait dans la toilette antique que par un léger surcroît d'ampleur, apparaît à une jeune femme de nos jours comme je ne sais quoi de monstrueux et qui la signale risiblement aux regards.
Le corset est la pièce essentielle et secrètement génératrice de tout l'ajustement féminin: et la maternité ni l'allaitement ne souffrent le corset. Tirez la conclusion: elle est lamentable. La toilette actuelle des femmes est l'irréconciliable ennemie de leurs devoirs naturels: voilà la vérité.
Passons au vêtement des hommes. À aucune époque, je crois, il n'a été si profondément différent de celui des femmes.
Les contours du corps féminin s'éloignent très sensiblement de la ligne droite: la toilette s'applique à les en éloigner encore. Les contours masculins s'en éloignent beaucoup moins: la toilette les en rapproche le plus possible. Tandis que la toilette de nos compagnes a pour fin suprême l'attrait du sexe et ne se soucie point de la commodité, c'est de la commodité presque seule que notre costume se préoccupe. Il a fini par faire avec le leur un contraste absolu.
La démocratie a aidé à cette évolution, en supprimant, surtout pour les hommes, les différences de costume entre les classes.—Aujourd'hui, il n'y a plus que les femmes qui se parent de «jabots», de «petites oies», de rubans, de dentelles et de fanfreluches, et qui arborent de beaux tissus aux couleurs éclatantes. Chez nous autres, les différences ne sont que dans la qualité cachée des étoffes et dans leur coupe plus ou moins savante et précise. L'invention des élégants se confine dans la cravate, dans le velours d'un col, le plissé d'une chemise, ou dans le soin des «dessous». Mais un ouvrier proprement mis se rapproche beaucoup d'un bourgeois négligé.
Il ne faut pas s'en plaindre. L'uniformité pratique de la mode virile, s'opposant au bariolage, à la diversité superficielle et aux artifices contraignants de la mode féminine, signifie aux yeux que l'homme est né pour agir et la femme pour plaire, et nous suggère cette idée que l'extrême différenciation des costumes entre les sexes est peut-être une des marques de l'extrême civilisation.
La toilette féminine n'est pas commode: elle est même meurtrière. Elle est immorale aussi, puisqu'elle est antimaternelle et antinourricière: mais elle est délicieuse.
Le vêtement masculin n'est pas délicieux: mais il est si commode!
Seulement, puisque le vêtement masculin s'inspire, avant tout, de la commodité, je voudrais qu'il fût entièrement conséquent à son principe, tout en offensant le moins possible la beauté.
Passe pour le pantalon! S'il manque de grâce, comme je le crois, la forme n'en saurait être modifiée sans nous gêner beaucoup. Je ne regrette pas la culotte. Je ne regrette pas non plus les habits mauves, bleu tendre, zinzolin ou gorge-de-pigeon. Je n'aspire point à me promener par les rues dans l'accoutrement d'un marquis du répertoire. Mais je voudrais que le vêtement eût le droit d'être plus flottant, plus aisé, de ne point ressembler à une carapace, comme cela se voit ailleurs encore que sur les gravures de mode.
La redingote est tolérable, à cause de ses larges pans. Le veston est mieux. Mais la jaquette est laide et l'«habit» de cérémonie est hideux par les élytres inexplicables dont il nous orne le derrière. Le col et le plastron de la chemise empesée font des taches de lumière amusantes par la crudité même de leur éclat et par un air de netteté unie et précise: mais je voudrais que la chemise molle, et même de couleur (rien ne lui interdirait d'être propre et jolie), fût partout tolérée, et à toutes les heures. Je demanderais la même faveur—et aussi le droit d'être en velours—pour le veston, cher aux poètes et aux «artistes», et qui peut être charmant: les gens du temps de Louis XIII le savaient bien. Je voudrais enfin l'abolition du chapeau haut de forme, objet aussi inconcevable pour le moins et aussi mystérieux que l'«habit», et plus épouvantable encore, en dépit de la perverse accoutumance de nos yeux...
Mais je sens bien ici que je suis en plein rêve.(Retour à la Table des Matières)
OBJECTIONS D'UN MORALISTE CONTRE L'EXPOSITION DE 1900.
Avril 1895.
Mon ami le moraliste me saisit par un bouton et me dit:
—Alors, elle vous enchante, vous, cette Exposition?
—Mon Dieu...
—Moi, elle m'écœure, m'exaspère et m'épouvante. Et d'abord, qui la fait? qui l'a décrétée? A-t-on consulté la France? A-t-on consulté même les habitants de Paris? Qui la réclamait? Qui en sentait le besoin?... Oui, je sais, le gouvernement, la Chambre... de vagues députés... dont vous ne connaissez même pas les noms, ni moi non plus. C'est le régime représentatif... Autrement dit, la tyrannie anonyme, ou à peu près... Au moins, sous l'ancien régime—qui, du reste, ne valait pas mieux,—on savait à qui s'en prendre.
Mais je m'égare... Donc, nous l'aurons, cette Exposition. Il nous faudra non seulement la subir, mais en subir les préparatifs. Ça durera cinq ans. C'est exquis.
Si encore elle devait se cantonner, comme les autres fois, au Champ de Mars et à l'Esplanade! Mais une idée qu'ils ont, idée digne d'eux, la plus absurde et la plus antiesthétique des idées, c'est que la beauté d'une Exposition se mesure premièrement au nombre d'hectares qu'elle couvre. Or, celle de 1889 était déjà éreintante à parcourir. Que sera la prochaine?
On va nous éventrer nos Champs-Élysées, mettre à bas ce bon vieux Palais de l'Industrie auquel nous étions faits et qui semblait la grande serre de ce beau jardin. Et pourquoi? Pour qu'en montant les Champs-Élysées nous puissions, d'un certain endroit, voir les Invalides à l'horizon... Mais on ne les verra guère, puisqu'en traversant l'avenue nouvelle on sera surtout préoccupé de ne pas se faire écraser par les voitures... Puis, c'est une bêtise de croire que deux avenues se coupant à angle droit ajoutent à la beauté l'une de l'autre. Ceux qui iront vers l'Arc de Triomphe ne verront pas le Dôme des Invalides, et ceux qui iront vers le Dôme ne verront pas l'Arc. Alors?...
Je laisse de côté les agréments prévus que nous réservent les six mois de la fête: la mêlée meurtrière des voitures et des piétons le long des boulevards—déjà impraticables aujourd'hui de cinq à sept heures; pas un fiacre libre, plus une place dans les restaurants ni dans les brasseries; l'enchérissement de toutes les choses nécessaires à la vie; le Parisien accablé de maux, dépossédé de Paris, outlaw dans sa propre ville envahie par les barbares...
Le dehors te fait peur: si tu voyais dedans!
dit Ruy Blas à don César de Bazan.—Les ennuis matériels de cette fâcheuse Exposition, j'en prendrais encore mon parti. Le dommage moral est pire.
Au fond—en dépit des galeries consacrées à l'industrie, à l'agriculture, à l'instruction publique, et des vitrines à étiquettes où personne ne s'est jamais arrêté—une Exposition n'est qu'une énorme kermesse. Deux «styles»: celui des gares, et surtout celui des pièces de pâtisseries montées. Le décor est un décor de casino, d'éden, d'alcazar, de bastringue, de mauvais lieu. Les architectures même, par ce qu'elles ont de criard, de canaille et d'éphémère, conseillent le plaisir brutal, rapide et sans lendemain. Perdu dans cette cohue en liesse, on se sent affranchi des prudences gênantes. Chacun s'accorde les licences du voyageur qui, loin de chez lui, se débride incognito. Une Exposition (et l'Exposition, ce sera tout Paris, de la Porte Saint-Martin au Bois de Boulogne) est essentiellement un endroit où les étrangers et les provinciaux viennent tirer des bordées.
1889 nous a légué toutes les variétés de la danse du ventre, qui est une excitation immédiate à la débauche. De cette danse dérivent les levers, couchers et bains de filles qu'on nous a servis dans les cafés-concerts. Nous avons vu depuis six ans une extraordinaire recrudescence des bas spectacles de music-halls: exhibitions de chairs nues, chansons d'alphonses et de gigolettes, chansons de Mlle Guilbert. Toute Exposition est suivie d'une diminution de la pudeur publique.
La foule exige de plus en plus le chatouillement direct, devient incapable de tout plaisir qui n'est pas celui-là, et celui-là tout cru... Les divertissements qui veulent un effort de réflexion sont trop relevés et trop laborieux pour elle. La comédie a déjà bien de la peine à vivoter: vous verrez qu'en 1900 il n'y aura place dans les théâtres que pour les vaudevilles acrobatiques et pour les pièces où l'on étalera de la femme. Les Expositions sont la mort de l'art dramatique.
Comme la débauche et la cruauté se tiennent, 1889 avait failli nous léguer, avec les danses obscènes, les courses de taureaux. Qui sait si 1900 ne nous les ramènera point, et si nous ne serons pas mûrs alors pour cet ignoble plaisir? Chaque Exposition nous laisse plus prêts aux spectacles violents de cirque et d'arène, aux jeux romains ou byzantins...
Oui, je parle en moraliste effaré. Que serait-ce si j'étais économiste? et que font ici les économistes, s'ils ne s'effarent pas?
Je néglige tout ce qu'une Exposition universelle peut permettre et recouvrir de spéculations louches—avant, pendant et après—et tout ce déchaînement de réclame, de puffisme, c'est-à-dire de mensonge et de vol, et toute cette fureur d'entreprises de plaisirs publics. Une année d'Exposition, c'est l'hégire sainte pour tout ce qui porte une âme de maquignon, de négrier ou de forban cosmopolite.
Mais voici qui est plus grave peut-être. Des milliers de pauvres gens, que l'Exposition aura attirés à Paris et momentanément occupés, y resteront quand il n'y aura plus de travail pour eux, et y grossiront l'armée des meurt-de-faim...
D'autre part, une Exposition universelle, c'est le Chanaan des filles. Cette année-là est, dans un sens que n'a point prévu l'Écriture, «l'année des vaches grasses». Elles pullulent et prospèrent. L'offre grandit avec la demande... Puis, la demande décroît subitement. Que deviennent alors ces malheureuses?...—Toute Exposition a pour conséquence un développement considérable de la prostitution et, peu après, la diminution de ses débouchés. D'où une crise qui s'ajoute à tant d'autres.
La réjouissance finie, les misérables, plus nombreux, se retrouvent aussi moins résignés... Des voix autorisées nous diront que ces fêtes sont les fêtes de la paix et de la fraternité; et jamais nous n'aurons entendu plus de solennelles facéties et de sottises officielles. La vérité, c'est qu'en exaltant l'espoir des peuples sans leur apporter plus de vertus, les fêtes de la paix sèment en eux des germes de guerre. Les plus hideuses journées de la Révolution suivirent de près la messe surprenante (c'était Talleyrand qui la célébrait) de la Fédération de 1790. Les lendemains des rêves sont dangereux, surtout quand ces rêves furent d'une qualité un peu basse. On se heurte de nouveau à la réalité; on la trouve plus rude qu'auparavant, et l'on s'irrite. La foule est plus paresseuse, plus envieuse, plus prête aux inutiles révoltes après ces brèves godailles et ces grossières féeries.
Je me résume...
Mais, à ce moment, mon bouton céda sous les insistances de ce raseur; et je m'esquivai prudemment.(Retour à la Table des Matières)
POUR ENCOURAGER LES RICHES.
Qu'on ne se méprenne pas sur l'esprit des réflexions qui vont suivre. Je sais que, entre l'égoïsme où nous vivons presque tous et la charité parfaite, l'entier dépouillement des saints, la distance est grande, et les degrés nombreux et rudes. Ceux qui en ont franchi, ne fût-ce que quelques-uns, méritent déjà beaucoup de respect et d'estime, et il convient plutôt de les louer de ce qu'ils ont fait que de leur reprocher de n'avoir pas fait davantage. Une telle sévérité n'irait pas sans hypocrisie, car sommes-nous sûrs que, à leur place, nous en eussions fait même autant?
Mais, cela dit, il me sera peut-être permis, à l'occasion d'un événement récent, de hasarder une remarque fort simple. C'est que les personnes très riches sont privilégiées de plus de façons encore qu'il ne paraît à première vue; c'est que, en même temps que la charité sous sa forme la plus élémentaire, qui est l'aumône en argent, semble devoir être plus facile aux gens qui en ont beaucoup, ceux-ci, à mérite égal—et en vertu de leur richesse même, qui les signale à l'attention et leur permet des largesses d'un chiffre imposant—sont singulièrement plus assurés de la reconnaissance publique que les gens de condition médiocre ou petite, et, ainsi, ne manquent guère de recevoir, dès ici-bas, la récompense de leur bonne volonté. En sorte qu'on pourrait recommander la charité aux gens exceptionnellement millionnaires comme un «sport» avantageux, au cas où il ne suffirait point de la leur recommander comme un devoir.
Donc, la semaine dernière, à propos de la mort d'une dame qui fut évidemment une femme de bien, les journaux abondèrent en louanges si enthousiastes sur la charité de la défunte, que je ne vois guère ce qu'on y eût pu ajouter s'il se fût agi de saint Vincent de Paul ou de la Sœur Rosalie.
Qu'avait donc fait cette dame? Oh! des choses excellentes.
Elle avait une fortune de cent quatre-vingts millions. Le chiffre a été donné par un journal monarchiste, religieux et mondain. Et, soit dit en passant, il est remarquable que de telles révélations, et sur des choses d'un ordre si privé, puissent être faites par les journaux, et que celle-là en particulier, si propre à étonner les pauvres et à les induire en de mauvais sentiments, nous ait été apportée par une gazette dont l'emploi ordinaire est de défendre ce qui nous reste du vieil ordre social et, spécialement, l'aristocratie du nom et celle de l'argent et leurs conjonctions si intéressantes...
Une fortune de cent quatre-vingts millions, si elle n'a pas été mal acquise, n'a pu être acquise pourtant que par la spéculation, qui est une forme du jeu et qui, étant la recherche du gain sans travail, est, aux yeux d'un chrétien, sur la limite extrême des choses permises. Je ne dis rien de plus et ne vous répéterai pas la phrase de Bourdaloue sur les commencements des grandes fortunes. Et c'est pourquoi, outre un naturel sentiment de compassion pour les pauvres, cette dame éprouva sans doute le besoin de racheter ce qu'il pouvait y avoir, non certes de souillé et d'injuste, mais, forcément, de gênant pour une âme haute, et de pas du tout vénérable et de pas du tout évangélique, dans l'origine, quelle qu'elle ait été, d'une opulence aussi démesurée. Et il la faut louer d'avoir eu cette idée-là; car enfin «rien ne l'y forçait», et des personnes aussi riches qu'elle ne l'ont pas eue.
Et donc, dans les vingt dernières années de sa vie, je crois, cette dame consacra, fort intelligemment, de quinze à vingt millions à des fondations de bienfaisance. Qu'est-ce à dire? Cela vaut la peine d'être précisé.
Cette dame devait avoir, il y a vingt ans, cinq ou six millions de rente. Je n'imagine pas qu'elle dépensât pour elle-même plus d'un demi-million, car elle n'avait pas de vices; et, dans notre société aux mœurs peu fastueuses, il doit être difficile à une vieille femme, et qui vit seule, de dépenser davantage. Puis elle donnait aux pauvres... mettons un million. Et ainsi elle n'économisait que de quatre à cinq millions chaque année. Et cela, je le répète, est admirable, puisque enfin notre conception, toute romaine et toute païenne, de la propriété lui conférait le droit strict de capitaliser indéfiniment tout son revenu et de n'en pas détourner pour les autres un rouge liard.
Après quoi, jugeant avec raison qu'elle avait fait son devoir, et plus que son devoir, cette dame, sur ses cent quatre-vingts millions, s'est contentée de léguer trois cent mille francs à diverses bonnes œuvres. Qu'est-ce à dire encore? C'est comme si, ayant cent quatre-vingt mille francs—et pas d'héritiers naturels directs—vous faisiez, après votre mort, largesse de quinze louis aux pauvres de Jésus-Christ. Mais en réalité, c'est encore moins, s'il est vrai que la proportion entre la part de jouissance légitime et la part d'aumône chrétiennement due soit fort différente, et même inverse, dans un avoir familial de cent quatre vingt mille francs et dans une fortune de cent quatre-vingts millions.
Toutefois, je crois comprendre ici la pensée de cette dame. Elle n'a voulu pratiquer que la charité la plus difficile: celle qu'on fait de son vivant. Elle a dédaigné la gloire de ce dur et habile M. de Montyon. Si elle eût seulement légué quinze ou vingt millions aux indigents, elle passait du coup pour une des plus illustres bienfaitrices de l'humanité souffrante. Elle s'y est refusée, par un tact très délicat. Elle a redouté de recevoir alors plus que sa récompense: elle a craint la statue. Il faut apprécier ici la modestie et la finesse de sa pensée, quoique les pauvres en aient pâti.
Au reste ce détail, et aussi le formidable total de sa fortune, ont été connus trop tard pour arrêter les premières manifestations de l'admiration et du deuil publics. Déjà cette dame avait reçu, vivante, la distinction officielle la plus considérable qui ait jamais été accordée à une femme. Ses obsèques ont été suivies par de nombreux représentants du pouvoir et par le président du Conseil municipal socialiste de Paris. Tout cela est bien curieux. Je ne prétends pas que, vivante ou morte, on l'ait uniquement récompensée d'avoir été riche: mais il ne serait pas non plus exact de dire qu'on l'a uniquement récompensée d'avoir été charitable. Ce qu'on a glorifié en elle, c'est l'un et l'autre à la fois, c'est la rencontre impressionnante d'un peu de vraie bonne volonté et de beaucoup d'argent. Et l'on croit la démocratie envieuse!
Certes elle l'est: mais qu'elle est douce aussi, et facile à séduire! Un saint Jean Chrysostome ou un saint Grégoire de Nazianze eût jugé que cette dame avait seulement commencé à faire son devoir; et notre République démocratique l'exalte comme une héroïne de la charité.
Et cependant, telle humble femme du peuple donne non seulement le peu de pauvre argent qu'elle gagne à la sueur de son front, mais tout son temps, et toutes ses forces, et tout son cœur, bref, se «sacrifie» à des enfants abandonnés, à des filles sans asile, à des malades, à des vieillards. Il arrive qu'on la signale à l'Académie. L'Académie ne peut pas la nommer officier de la Légion d'honneur: elle lui octroie cinq cents francs,—auxquels elle joint, il est vrai, un mot spirituel et, quelquefois, un compliment ironique.
Je prie les gens très riches qui peut-être liront ceci, de ne point se dire: «Voilà une singulière façon, et bien engageante vraiment, de nous prêcher la charité! Si, d'avoir donné vingt millions aux pauvres, cela vous attire de telles oraisons funèbres, nous avons donc deux raisons pour une de garder notre bel argent.»
Ces personnes se tromperaient. Non, encore une fois, ceci n'est point un discours de haine. Je n'ai pas nié un instant le rare mérite de la dame dont j'examine, comme j'en ai le droit, les actes publics. Et même, ce mérite m'apparaît mieux en y réfléchissant.
Rentrons en nous-mêmes. Il faut un grand effort, une extrême attention à écarter les prétextes égoïstes, beaucoup de petites victoires remportées sur soi, pour donner réellement aux pauvres, selon l'antique commandement, la dixième partie de son revenu, quand il la faut prélever sur un argent qu'on doit à son travail, et à un travail qui souvent nous est pénible jusqu'à l'angoisse. Cela ne va pas tout seul, et il faut le bien vouloir, même quand l'argent que nous gagnons dépasse notablement nos besoins et nous permet une vie déjà large et aisée. On est tenté de croire que ce prélèvement, ou plutôt cette extraction est moins dure quand elle se pratique sur de l'argent qu'on a reçu sans peiner et sur un superflu énorme, un superflu de cent ou de cent cinquante millions, comme dans le cas qui nous occupe... Eh bien, c'est peut-être une erreur.
Mathématiquement, il se peut que cinq mille francs, par exemple, soient pour un Gould ou un Vanderbilt ce qu'est un sou pour un ouvrier ou un petit commis; et vous en conclurez que le roi de l'or n'aura pas plus de mérite à donner ces cinq mille francs que l'homme du peuple à donner un sou. Il en va peut-être autrement dans la réalité. Je crois que, finalement, l'argent se fait encore plus aimer par sa masse que par le besoin qu'on en a. L'homme a moins de mal à lâcher quelques sous qui représentent quelques secondes ou quelques minutes de son labeur et dont il pourrait profiter effectivement, qu'à abandonner une grosse somme dont il n'a nul besoin et qui représente surtout le travail des autres. Cela est ainsi.
L'argent nous possède d'autant plus qu'il est en plus grande quantité et que, en un sens, il nous appartient moins, n'étant presque plus le produit de notre effort personnel. Il nous fascine alors par toute la puissance que nous sentons accumulée en lui; et, justement parce que cette puissance, étant indéfinie, paraît énorme et merveilleuse, nous n'avons plus le courage de la détacher de nous, ni même de diminuer sérieusement ce qui amplifie si fort notre être. Quand je dis «nous»... Mais, comme dit Figaro, il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner...
«Malheureux les riches! Il leur est plus difficile d'entrer dans le royaume de Dieu qu'à un câble de passer par le trou d'une aiguille.»
Puisque l'Évangile même reconnaît implicitement que la charité leur est si malaisée, il est excellent que des louanges et des honneurs publics, et des décorations, et de la réclame et des «échos», payés ou non, encouragent ces infortunés à s'arracher les entrailles, et les aident à passer par ce chas, qui figure pour eux la porte de l'affranchissement et du salut.
Voilà tout ce que j'ai voulu dire.(Retour à la Table des Matières)
MALAISE MORAL.
27 Avril 1897.
Nous croyons que notre gouvernement fait, en Orient, ce qu'il peut. La majorité de la Chambre a plusieurs fois approuvé sa conduite, et l'approuvera probablement encore,—quelle qu'elle soit. Nous sommes décidés à toutes les prudences pour éviter une guerre européenne,—que personne en Europe ne veut. Nous désirons conserver une alliance qui est encore populaire chez nous,—et qui finira sans doute par nous rapporter quelque chose. Nous sommes très dociles, très pratiques, très raisonnables.
Seulement, c'est incroyable comme nous éprouvons peu de satisfaction à être ainsi. Nous ne réclamons pas: mais, involontairement, quelque chose en nous se plaint. Nous voyons bien qu'il faut se résigner au rôle que nous jouons là-bas: mais nous ne pouvons nous dissimuler qu'il n'y a pas là de quoi être fiers. Si résolus que nous soyons à ne nous plus nourrir de «vaines fumées», le manque de cette pâture légère nous demeure sensible.
Bref, nous souffrons d'une contradiction trop forte entre ce que nous sentons, naturellement ou par tradition, et ce que nous faisons.
Et peut-être ce malaise s'aggrave-t-il d'un premier remords.
Soyons sincères, même contre nous. Les premières nouvelles des massacres d'Arménie ont paru laisser la France assez indifférente. Il faut dire pour l'excuse du public (et ce point est tout à fait digne de remarque) que ces nouvelles ne nous ont guère été données, d'abord, que par des publicistes de tempérament violent et enclins à l'exagération, et que la plupart des journaux qui passent pour «sérieux» et «modérés» ont commencé par garder sur ces affaires un silence tenace. On en a, depuis, cherché les raisons; et, bien entendu, on en a supposé de vilaines. La vérité, c'est que, sans doute, le gouvernement n'a mis aucun empressement à nous renseigner; mais c'est aussi que, rendus timides par une humiliation d'un quart de siècle, conscients de notre impuissance à défendre désormais, à travers le monde, les causes «humaines», nous ne tenions pas beaucoup à savoir, parce que nous étions incapables d'agir. Et cela est triste.
Enfin, nous avons connu, malgré nous, les trois cent mille égorgés d'Arménie. Nous avons été secoués par les récits de M. Victor Bérard et par les manifestes de M. Ernest Lavisse. Puis sont venus les massacres de Crète et l'agitation de la Grèce. L'Europe s'est émue. Le «concert européen»—formé seulement des grosses puissances intéressées, et qui ne comprend ni la Suisse, ni la Belgique, ni la Hollande, ni le Danemark, ni la Suède et la Norvège—s'est mis à poursuivre un accord presque impossible et toujours fuyant: faux tribunal d'Amphictyons, où manquent à la fois les petits peuples libres—et le Pape.
Et voici notre second remords.
Il était tout naturel que nous fussions de cœur avec les Grecs. Nos souvenirs, notre éducation classique, une communauté de sang, les principes les plus chers de la Révolution et toute notre tradition nationale nous y poussaient. L'intervention des Grecs, sans être désintéressée, ne laissait pas d'être généreuse. Il est clair que, si les Grecs n'avaient pas bougé, s'ils étaient restés «sages», tout se serait terminé une fois de plus par des «réformes» demandées à la Turquie, promises par elle, et non réalisées. Les Hellènes servaient donc la justice et l'humanité. Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, la France même du second Empire, toute la France d'avant 1870 leur eût crié: «Courage!» et se fût portée à leur secours.
Nous ne pouvions le faire, c'est convenu. Mais il est des choses que nous pouvions dire. Nous pouvions tout au moins—avant de nous rabattre à l'«autonomie» crétoise avec vassalité et tribut payé à l'égorgeur—exprimer le désir qu'il fût permis à la Crète de disposer d'elle-même par un plébiscite.
Je connais là-dessus les propos des hommes «sensés» qui se trouvent être presque tous, je ne sais pourquoi, des hommes d'argent. «Laissez donc! les Turcs sont des gens très honnêtes. Je vous assure que leur moralité est fort supérieure à celle des chrétiens.» Il n'en est pas moins fâcheux que ces honnêtes gens, mus par le plus respectable des sentiments religieux, deviennent, à certains moments, de si surprenants massacreurs. Et puis, j'ai beau me raisonner, ces chrétiens, si peu recommandables qu'ils soient, me sont cependant plus proches que les Turcs. J'ai pu constater l'impénétrabilité réciproque (sinon par le fer et les balles) des chrétiens et des musulmans. Il doit être horrible, pour un chrétien même médiocre, d'être gouverné par des hommes qui nous sont si profondément étrangers. Il est décidément regrettable que l'Europe du XVe siècle ait été trop distraite ou trop occupée pour barrer la route à des conquérants dont l'âme diffère à ce point de la nôtre.
On ajoute: «Qui presse tant les Crétois d'être Grecs? Ils y perdraient; ils payeraient plus d'impôts.» Cela, c'est leur affaire; ce serait à eux de juger si le contentement de faire librement partie d'une plus grande communauté fraternelle ne compenserait pas quelque accroissement d'obligations et de charges.—On dit enfin: «Cette solution serait grosse de dangers. Qui sait si telles provinces actuellement «autonomes et tributaires» ne réclameraient pas, et peut-être par l'insurrection, le même traitement que la Crète?» Cela est fort douteux, car j'imagine que ces provinces-là sont heureuses: mais, en tout cas, qu'aurions-nous à y perdre? Il y a ceci de bon dans notre abaissement, que nul désordre en Europe, nulle éventualité orientale ne peut nous nuire, si nous savons croiser les bras, épier et attendre.
Au reste, quand j'indique ce que la France aurait pu proposer, je n'ignore point que sa proposition n'avait aucune chance d'être accueillie. La vieille Europe traîne un passé trop chargé de crimes. Il n'est presque pas une grande puissance qui n'ait derrière soi son injustice et sa rapine, et des sujets qui ne l'ont pas choisie. L'Europe nous eût répondu par le plus énergique non possumus; soit: mais, ce refus enregistré, la France se retrouvait, dans le concert européen, en une tout autre posture morale. Elle eût dit ce qu'elle devait et seule pouvait dire; et cela eût «délivré son âme».
Mais, pour que notre gouvernement parlât ainsi, il fallait qu'il y fût encouragé par quelque grand mouvement d'opinion publique. Or, d'opinion publique, il n'y en a plus. On accepte tout quand il s'agit de politique extérieure, par appréhension de «se faire des affaires» et par la lamentable désaccoutumance de se sentir fort. Vrais ou faux, les bruits qui, ramassés, créeraient des embarras à nos ministres, tombent d'eux-mêmes. Aucun journal n'a songé à demander s'il était vrai qu'un de ces derniers dimanches, au Théâtre de la République, on eût prié M. Mounet-Sully de ne pas réciter les strophes de l'Enfant grec; ni pourquoi l'offrande, par les étudiants hellènes, d'une couronne à la tombe de Victor Hugo avait dû prendre des airs de cérémonie clandestine. Je dirais qu'il règne chez nous une sorte de petite «terreur turque», si tout ne s'expliquait assez par un très humble égoïsme national.
Le gouvernement français n'a pas proposé le plébiscite en Crète; il n'a pas fait cette démonstration, inutile dans le présent, mais nullement dangereuse, conforme à notre mission dans le passé et à notre intérêt dans l'avenir,—parce qu'il a craint d'être plus magnanime que la nation. On ne saurait le lui reprocher bien sérieusement. Toutefois, il dépendait peut-être de lui que nous fussions nous-mêmes moins timorés. Il ne s'agissait que de prononcer publiquement certaines paroles. Ne pouvait-il, en ne nous cachant rien, se laisser contraindre par nous à les dire? Les mots ne sont que des mots, et pourtant il y en a qui soulagent.
À l'heure qu'il est, il n'est pas impossible qu'un boulet français tue des chrétiens en train de combattre pour des idées qui sont françaises. De telles nécessités font frémir. A-t-on dit ce qu'il fallait pour les conjurer? On n'ose pas insister là-dessus. On a peur d'être trop facilement généreux, et avec trop de risques pour le pays.
La défaite est une chose atroce pour une race aussi impressionnable que la nôtre. Elle amoindrit la confiance en soi, la «joie de vivre», même la vertu, dans une plus grande proportion qu'elle ne diminue les forces. Elle rend timide à l'excès. Et les effets en sont plus funestes encore quand le peuple vaincu a longtemps représenté dans le monde la justice. Tous les faibles et tous les opprimés ont été, en réalité, atteints par notre désastre. Et il nous a démoralisés nous-mêmes en mêlant trop d'humiliation, de tristesse et de défiance de l'avenir aux seuls sentiments où nous puissions encore nous sentir unanimes. La communion d'un peuple dans un sentiment orgueilleux et joyeux n'est pas, croyez-le bien, d'un petit secours aux vertus privées; et cette communion nous manque. Nos défaillances et nos désordres intérieurs viennent peut-être, en grande partie, de notre diminution européenne. Voilà vingt-sept ans qu'il n'y a plus guère de plaisir à être Français. On n'y pense pas toujours, non; mais, quand on y pense, comme je le fais aujourd'hui, c'est dur.(Retour à la Table des Matières)
CASUISTIQUE.
Une femme, jeune, jolie, et qui paraît n'avoir pas été du tout une mauvaise fille, est morte ensanglantée par deux opérations chirurgicales. L'homme qui l'aimait, ancien officier, et qui semble avoir été un assez brave homme et d'une moralité au moins moyenne, s'est tué pour échapper à un procès déshonorant. Quoi qu'ils aient fait, ils ont souffert, soit physiquement, soit moralement, à peu près autant qu'on peut souffrir; et c'est de leur vie qu'ils ont, comme on dit, «payé leur dette à la société». Qu'ils reposent en paix!—Quant aux deux médecins qui sont accusés d'avoir été leurs complices, s'ils sont coupables, ils méritent le plus dur châtiment, et je n'aurai pour eux qu'une pitié sans sympathie; mais, comme nous ne sommes pas des magistrats, nous devons, tant que leur culpabilité n'est pas démontrée, les souhaiter innocents.
Ce qu'avaient fait cette jeune femme qui est morte et cet homme qui s'est suicidé, est qualifié de crime et par la morale religieuse et par le Code. Ce crime est une variété du meurtre.
Mais, ayons la franchise de le dire, ce meurtre est si spécial, il peut être entouré de circonstances qui en voilent et en travestissent si parfaitement l'abomination, que la conscience, même d'un honnête homme peut en être troublée et n'y plus voir très clair. Vous me permettrez donc d'y regarder d'un peu près et me ferez la grâce de ne point m'accuser d'immoralité avant d'avoir lu mes conclusions.
L'acte dont il s'agit est un meurtre, oui, mais un meurtre dont la victime est cachée dans d'impénétrables ténèbres et n'est qu'une dépendance secrète d'un autre être vivant, en sorte que celui-ci peut se croire, instinctivement, une sorte de droit sur elle. C'est un meurtre, oui, mais dont on peut douter s'il tue de la vie, et quelle espèce de vie: car les médecins ne savent pas à quel moment le germe de ce qui sera un homme devient en effet une créature humaine, et les théologiens ne savent pas à quel moment il reçoit une âme.
De là des questions difficiles. Ce meurtre enveloppé, invisible, et qui ne saurait être confondu avec l'infanticide proprement dit, si quelque pauvre servante l'a commis dans un accès de désespoir et de demi-folie et parce qu'elle n'avait à choisir qu'entre cela et être jetée sur le pavé pour y mourir de faim... il ne la faut point absoudre sans doute, mais comme il faut avoir pitié d'elle, et comme il faut se demander quelle part de responsabilité revient, dans son crime, à la dureté de notre état social!
Et l'on peut imaginer—ou rencontrer—des cas plus déconcertants encore.
Voici l'un de ces «problèmes» comme en proposent d'ingénieux théologiens dans les traités de casuistique. Un mari découvre à la fois que sa femme a un amant et qu'elle doit être mère, à une échéance très éloignée, aussi éloignée qu'elle peut l'être. Je suppose qu'il aime sa femme, et qu'il lui pardonne, et qu'il la veuille garder. Si l'enfant vient au monde, le mari ne saura jamais si c'est son enfant ou celui de «l'autre», puisque la femme l'ignore la première (conséquence effroyable du «partage», et qui suffirait à le condamner). Vous prévoyez quelles tortures morales attendent les deux époux, et que l'enfant lui-même ne saurait être que malheureux dans ces conditions. Le mari n'a pas le courage d'accepter un pareil avenir.
Délivrer la femme, avec son consentement et par des moyens qui, dans ce premier moment, ne présentent aucun danger pour elle, c'est supprimer un je ne sais quoi de pas encore vivant ou qui, dans l'échelle de la vie, occupe le plus bas degré, est tout proche de la vie purement végétative; et c'est, d'autre part, conjurer une terrifiante possibilité d'angoisse et de souffrance, épargner à la mère et au père putatif de ce je ne sais quoi des années de géhenne, et de ces douleurs sans recours, qui rendent injuste et méchant. C'est un meurtre, oui, toujours; mais ne semble-t-il pas plus excusable en somme que tel meurtre lâchement «passionnel», avec guet-apens, sang versé, agonie de la victime, victime adulte, qui peut laisser après soi des êtres chers et qui vivaient d'elle: toutes choses qui n'empêcheront point le Code d'absoudre publiquement l'assassin?
La vérité, d'ailleurs, c'est que l'acte en question est toléré par la «morale» commune, même par celle des gens «comme il faut»,—à condition de demeurer secret. Il ne devient crime qu'à partir du moment où il est dénoncé. Si la police avait les facilités d'investigation du Diable boiteux et la volonté de s'en servir... quelle belle rafle de «femmes du monde» elle pourrait faire!
Comment en serait-il autrement, quand le crime dont je parle est si pareil, dans son fond, à d'autres actes, absous ceux-là par le Code, ou dont la loi ne saurait connaître, et que la «morale» commune, non seulement supporte, mais avoue? N'avez-vous point entendu dire que, rassurées par la bienfaisante antisepsie, des noceuses, les unes du monde et les autres d'ailleurs, hésitaient peu à se faire délivrer une fois pour toutes afin d'être tranquilles, attendu que sublata causa tollitur effectus; et que cette opération, préservatrice de la maternité, était presque à la mode, au point qu'un humoriste a pu écrire que ce dont elles se débarrassent «ne se porte pas cette année?»
Or, quelle différence y a-t-il entre cette opération et celles qui tombent sous le coup de la loi, sinon une différence de date; et qu'est cette manœuvre allégeante, sinon un meurtre en masse, sournois, anticipé, préventif et radical?—Et que dire même des pratiques prudentes, non point conseillées par cet honnête Malthus, mais suggérées par ses théories, et auxquelles il a eu la malchance de donner son nom: pratiques si atrocement déplaisantes à concevoir, mais qui n'en sont pas moins devenues, chez nous, presque nationales et qu'un vers d'Émile Augier a publiquement absoutes un jour, avec une bonhomie désarmante, sur les planches d'un théâtre subventionné par l'État?
Ma conclusion? Je n'en ai point d'autre que le commandement du Décalogue: «Tu ne tueras point». Cela est absolu. Il ne faut pas tuer, jamais, sous quelque forme que ce soit. Hic murus aheneus esto. Si l'on se met à subtiliser, à distinguer, pour les absoudre, des meurtres atténués, des dixièmes ou des centièmes de meurtre, on ne sait plus jusqu'où l'on sera conduit. Voltaire répète très souvent, dans son Dictionnaire philosophique, une maxime de Zoroastre: «Lorsque tu doutes si une action que tu es sur le point de faire est bonne ou mauvaise, abstiens-toi». Le vrai, en morale, c'est le rigorisme pour soi-même. Toute excuse sur un cas douteux est égoïste, donc suspecte. Quelles que soient nos défaillances dans la pratique, il faut toujours reconnaître, en théorie, la loi stricte, et sincèrement. C'est encore une façon de vertu que de savoir discerner, sans complaisance, le mal du bien.
Les remèdes? Je vous confesse que je n'en ai pas. La réforme de l'humanité, ou simplement de notre état social (ce qui est la même chose), dépasse tout à fait mon pouvoir. Il est très facile, mais complètement inutile—et d'ailleurs quels titres y aurais-je?—de conseiller au peuple et aux bourgeois d'avoir des mœurs pures, de «maîtriser leurs appétits», d'être moins égoïstes, de moins aimer l'argent, de renoncer à ces besoins de luxe relatif et de vanité qui déterminent les ménages français à limiter par tous les moyens le nombre de leurs rejetons. Il serait seulement souhaitable que les hommes qui parlent à la foule prissent à tâche d'incliner du moins l'opinion publique à certaines rigueurs,—et aussi à certaines générosités.
Les rigueurs, il faudrait que l'opinion les exerçât contre toute une bohème de médecins, «gynécologues» prétendus et vrais meurtriers. (Meurtriers pleins de gentillesse et de fantaisie quelquefois: on m'en a signalé un qui invite de temps en temps une de ses faciles amies à venir le voir «opérer» dans sa clinique, et qui lui offre, pour divertissement, le spectacle des pauvres filles endormies dont il taille les chairs secrètes.) Et il faudrait être sans pitié aussi pour toute une catégorie des clientes de ces gens-là, pour leurs clientes riches, pour les perruches et les poupées sans cœur qui ne veulent pas être mères, parce que cela gâte la taille et interrompt le plaisir.
Corollairement, et pour enlever à ces meurtres, s'il se peut, un reste d'excuse, il faudrait qu'il devînt «de bon ton» de n'être pas dur aux filles-mères,—ni même aux jeunes veuves du monde qui se trouvent subitement «dans l'embarras». Il faudrait plier l'opinion à honorer, partout et toujours, la maternité, à la considérer comme auguste et purificatrice, à penser qu'elle lave les souillures même d'où elle est sortie, par la souffrance, par le devoir accepté, et par ce qu'elle apporte de renfort possible à la communauté humaine dont nous faisons partie. Bref, il faudrait tâcher de mettre la maternité à la mode, comme Rousseau, jadis, l'allaitement maternel.(Retour à la Table des Matières)
BILAN DES DERNIÈRES DIVULGATIONS LITTÉRAIRES.
Donc, les révélations continuent.
Cela a commencé, cet été, par la correspondance de Mme Desbordes-Valmore; puis vinrent les lettres de George Sand à Alfred de Musset et le journal de Pagello, et les lettres de jeunesse de Victor Hugo; et la Revue de Paris nous donnait ces jours-ci les lettres de George Sand à Sainte-Beuve. Et ce n'est pas fini, je l'espère.
Là-dessus, critiques et chroniqueurs, et non seulement ceux qui ne sont pas très intelligents, mais aussi les autres, se sont écriés comme un seul moraliste (et, tandis qu'ils suppliaient «qu'on ne parlât plus de ces choses», ils en parlaient eux-mêmes abondamment):—À quoi bon ces exhumations? Elles ne nous apprennent rien que de futile ou d'affligeant. Voilà bien l'esprit de ce temps et sa rage de tout diminuer! Au moins, que l'indiscrétion et la badauderie de l'interview s'arrêtent devant ces tombes! Paix aux morts, respectons leur cendre, laissons intacte leur gloire et l'image épurée que nous nous formons d'eux! Etc...
C'est contre ce lieu commun oratoire que je voudrais réclamer avec modestie.
D'abord, il n'est pas vrai que les correspondances intimes récemment publiées ne nous aient rien apporté que d'insignifiant ou de désobligeant pour des mémoires respectées.
Je n'ose plus nommer cette touchante Marceline. Mais si elle m'inspira naguère un intérêt un peu débordant, ce ne fut pas sans raison. Ses Lettres nous révélaient en effet ou nous laissaient deviner le plus poignant et le plus singulier des drames intimes. Grâce à quoi, la pauvre petite comédienne du théâtre Feydeau, la crédule et douloureuse compagne de Delobelle-Valmore eut quelques semaines de réelle survie et presque de gloire.
Et cela était juste, et d'une justice gracieuse.
Ce fut un divertissement distingué que de chercher «le jeune homme de Marceline». Et ses vers parurent meilleurs, même à ceux qui ne les avaient pas lus, quand on sut de quelle blessure ils avaient coulé en pleurs de sang. Les gens du monde eux-mêmes furent avertis qu'il ne fallait pas confondre Mme Valmore avec Loïsa Puget ou Anaïs Ségalas. Bref, les lettres de Marceline et la découverte de son «malheur» créèrent, en quelque façon, la beauté de ses vers.
Car on sait que la beauté de certains vers dépend beaucoup de la disposition d'âme de ceux qui les lisent.
Et que de choses, tristes ou réjouissantes selon le biais dont on les prend, nous révèlent les lettres de George Sand—et le journal, si plaisamment tranquille et consciencieux, de son docteur vénitien, prudent comme Ulysse, rougissant comme une jeune fille et «fort comme un cheval!» Oh! ce Pagello avec «son beau gilet», si pareil aux robustes gars demi rustiques des romans de cette excellente Lélia... avouez qu'il eût été dommage que cet homme-là ne nous fût pas présenté.
Nous connaissons mieux encore, par ses lettres, le cœur inquiet et hospitalier de George, sa prodigieuse facilité à croire, quand elle aimait, qu'elle aimait uniquement avec son âme (et cela, au fort des démonstrations les plus concrètes) et à se figurer qu'elle souffrait le martyre quand elle n'aimait plus. Nous y voyons (et cela est neuf) que la multiplicité de ses amours vint de ce qu'elle se croyait d'un tempérament froid, et que c'était cette persuasion, un peu humiliante, qui l'incitait à plus d'expériences qu'elle n'eût voulu... Nous y découvrons aussi qu'elle ne commença à aimer Musset «pour de bon» qu'à partir du jour où, l'ayant trompé, elle le congédia: et ce nous est une nouvelle preuve qu'elle fut une personne d'une extraordinaire imagination. Et enfin, parmi cette étrange puissance d'illusion, au travers des confusions qu'elle fait de ses sens avec son cœur, et sous les boursouflures de son inlassable lyrisme, nous avons la joie de retrouver quand même sa bonté et sa bonhomie profonde, et son invincible maternité.
Et c'est pour nous un allégement de constater que ces extases, ces tortures, ces cris, ces sanglots de George et d'Alfred, et ce mirifique essai d'amour à trois, tout cela, aussitôt «vécu», et avant même d'être fini, s'est sagement transformé en «copie», et en copie de premier ordre, puisque ce fut celle de Jacques et des Lettres d'un voyageur, des Nuits et de On ne badine pas avec l'amour, en attendant la Confession d'un Enfant du siècle. Cela nous rappelle que la matière première des plus beaux livres n'est, fort souvent, qu'une réalité souillée et médiocre. Cela nous rassure, en outre, sur le cas de ceux qui, ayant eu cette aventure, en ont su tirer à mesure cette prose et ces vers. Et cela nous avertit de ne pas croire trop ingénument à leur souffrance, et de réserver notre pitié pour les vrais malheureux. Que d'utiles enseignements!
N'oublions pas un détail exquis, et qui enrichira d'une «note» bien précieuse les éditions classiques du théâtre de Musset. La plus belle phrase peut-être, et la plus profonde, de On ne badine pas avec l'amour a été empruntée textuellement par Alfred à une lettre de George. Car un homme de lettres ne laisse rien perdre. Mais, au fait, de quoi pourrions-nous former la substance de nos livres, sinon de notre vie même, et parfois de la plus secrète? Il y a forcément de la prostitution dans le métier d'écrivain: prostitution sacrée, si vous voulez, comme celle qui était pratiquée dans les temples de Babylone. Et voilà un enseignement de plus!
Je ne vous dirai pas si Musset et Sand ont gagné ou perdu, mais assurément Victor Hugo a beaucoup gagné aux récentes divulgations. Un personnage de Labiche dit à un mari trompé: «Tiens-toi tranquille; tu as le beau rôle: garde-le!» Dans ses rapports intimes avec Sainte-Beuve, c'est Victor Hugo qui eut «le beau rôle», il le faut dire sans raillerie. Ses lettres au critique nous montrent que l'énorme poète eut, jusqu'à trente ans, une âme tendre, noble, confiante, parfaitement candide, naturellement héroïque,—sublime. Cela est peut-être une découverte, et qui valait la peine d'être livrée au public.
Et maintenant j'aspire, je l'avoue, aux lettres de Sainte-Beuve. Fut-il l'amant, ou seulement l'amoureux de la femme de son ami? Et comment cet homme de peu de mine sut-il s'y prendre? Ce Livre d'amour, que je ne connais pas, est-il, comme on le dit, une infamie? Et, si l'auteur de Volupté l'a commise en effet, y a-t-il quelque moyen, je ne dis pas de la justifier, mais de l'expliquer, de la faire rentrer dans l'idée que nous nous faisons de Sainte-Beuve? Car enfin il est difficile de croire que cet esprit si complexe, si délicat et généreux à quelques égards, ait été, en cette occasion, purement et simplement abominable. De quoi fut-il coupable au juste? et s'il fut plus coupable que nous ne souhaiterions, dans quelle mesure fut-il excusé par l'agacement si naturel que donne un homme de génie à un homme extrêmement intelligent, et par l'impossibilité où étaient les deux amis de se comprendre et de se pénétrer, impossibilité que leur intimité même devait rendre plus irritante?... Ah! quel ennui de ne pas savoir!
Enfin, les lettres de George Sand à ce même Sainte-Beuve m'ont ravi. George s'y confesse; elle consulte le critique sur les aventures de ses sens, du ton dont elle consulterait un prêtre sur les moyens de parvenir à la sainteté. Et là encore il faut admirer sa bonne volonté à recommencer sans fin les expériences sentimentales et à parer de beaux mots et de philosophie (telle cette noiraude de Mme d'Épinay) les inquiétudes de sa chair. Elle dit, ayant rencontré Mérimée: «Cette fois, c'est pour la vie, car je sens que celui-là est vraiment mon maître». Et, huit jours après, c'était fini, parce que Mérimée la «blaguait» et qu'il lui demandait des choses!... Elle écrit: «Je n'aimerai donc plus», et, deux mois plus tard, elle était folle de Musset, chérubin alcoolique et génial. Elle écrit: «L'amour me fait peur» et, dans la même année, elle aime Sandeau, Mérimée, Musset et Pagello, tout en demeurant persuadée de la froideur de son tempérament. Entre temps, elle se montre pleine de respect pour le petit travail de séduction entrepris par Sainte-Beuve auprès de Mme Hugo. Et avec cela elle est bonne, mais bonne! C'est charmant.
Vous trouverez, vous, que c'est horrible, et vous répéterez avec tous nos austères chroniqueurs: «Mais à quoi bon ces révélations? Ne ressemblent-elles pas à une violation de sépulture et à une trahison?»—J'avoue ne point partager ce scrupule. Les morts n'ont de pudeur que celle que nous leur prêtons pour donner bonne opinion de notre délicatesse. Il leur est fort égal, et pour cause, qu'on divulgue même leurs crimes. Mais il n'est question ici que de péchés. Et puis, au fond, les morts n'ont pas de secrets et n'en sauraient avoir. Quoi qu'on nous apprenne d'eux, il n'y a pas de quoi nous étonner, puisqu'ils furent des hommes et des femmes, et qu'on ne nous en apprendra jamais rien qui ne soit humain, hélas! Absolvons les morts en bloc (sauf ceux qui furent méchants). Les pauvres diables étaient comme nous: ils ont fait ce qu'ils ont pu.
—«Mais, s'il n'y a peut-être pas grand inconvénient, quel profit y a-t-il à publier leurs faiblesses ou leurs sottises cachées?»—Quel profit? D'abord de menus gains pour l'histoire de la littérature, ainsi que vous l'avez vu. Et puis, tout cela c'est de la vie, de la vie vraie, toute palpitante, et rien n'est plus intéressant que la vie elle-même, fût-ce celle du plus vulgaire des hommes. Or, il s'agit ici de types éminents de notre espèce. N'aimeriez vous pas connaître dans le détail la vie passionnelle de Racine et de Molière? Mais il y a encore autre chose. Tous ces hommes de génie ont sur nous assez d'avantages; et notre instinct de justice trouve son compte dans toutes ces divulgations, dussent-elles les rabaisser un peu. Je serai franc: j'aime de tout mon cœur les œuvres des écrivains illustres, mais je n'éprouve pas le besoin de respecter particulièrement leur personne.
—«Mais ce sentiment est odieux!»—Hé! non, si je suis d'ailleurs disposé à accorder mon respect à ceux d'entre eux qui le méritent. Il est assez probable que la publication de la correspondance même la plus secrète de Corneille ou de La Bruyère ne les desservirait point: de quoi je me réjouirais sincèrement. Mais enfin si je veux de la vertu, je sais où la trouver. Ce sera chez tel homme complètement obscur ou chez telle humble femme qui n'a jamais écrit. Je ne l'attends point des grands écrivains, ni des autres; et dès lors le bien qu'on m'apprendra d'eux me causera un plaisir mêlé d'un peu d'étonnement, mais la découverte de leurs défaillances ne leur fera aucun tort dans mon affection.
En résumé, Marceline et Victor Hugo gagnent personnellement aux récentes indiscrétions; Musset, Sand et Sainte-Beuve n'y perdraient que si nous avions eu beaucoup d'illusions sur eux. Et nous y gagnons, nous, de les mieux connaître, quels qu'ils aient été, de les avoir vus et sentis vivre naïvement: spectacle inestimable. Le tout se solde par un bénéfice évident.
Continuez, éditeurs, à ouvrir les tombes.(Retour à la Table des Matières)
DES AVANTAGES ATTACHÉS À LA PROFESSION DE RÉVOLUTIONNAIRE.
Ils sont nombreux et considérables.
Les opinions révolutionnaires sont les plus favorables de toutes à l'éloquence. Rêve de justice et de bonheur universel, amour des faibles et des opprimés, malédiction jetée à une société pourrie; extase prophétique, pitié, colère, révolte, ce ne sont qu'attitudes généreuses (certes!) et avantageuses, et thèmes essentiellement oratoires. Jamais une idée ingrate ou maussade, de ces idées qui peuvent faire soupçonner immédiatement d'insensibilité et d'égoïsme celui qui les exprime, ou rappeler que la réalité n'est pas du tout simple ou que l'homme, même du peuple, n'est pas toujours un très aimable animal. Non; le rôle est bon à fond et dans toutes les circonstances; bon dans sa partie affirmative: le rêve; bon dans sa partie négative: la haine.
Et c'est pourquoi, non seulement certains hommes ne sont éloquents que parce qu'ils sont révolutionnaires; mais on en cite qui, peut-être à leur insu, ne sont devenus révolutionnaires que parce qu'ils étaient nés éloquents; qui, partis du criticisme un peu timide du centre gauche, ne se sont arrêtés que là où ils trouvaient l'emploi total de leur éloquence magnifique, violente et vague, et qui, menés par leur langue, dupes de leur propre séduction, ont sans doute fini par croire qu'ils remplissaient une mission, quand ils ne faisaient qu'accomplir une fonction naturelle et fatale.
Qui d'ailleurs les pourrait avertir? L'esprit révolutionnaire a ceci de commode, qu'il délie de tout scrupule à l'égard des idées. En théorie, il est optimiste, absolument et sans examen; il professe la croyance à la possibilité proche de la fraternité et de la répartition égale et durable des biens de la terre et des produits du travail. En pratique, il croit que l'obstacle à la réalisation de cet idéal est, non point dans la nature humaine elle-même, partout mauvaise ou fort mêlée, mais dans l'égoïsme, la dureté, la cupidité, les vices, les crimes volontaires et prémédités d'une seule classe sociale.—Comme les héros des chansons de gestes voyaient le monde divisé en deux camps: les chrétiens, qui sont les bons, et les païens, qui sont les méchants; ou comme saint Ignace, dans un de ses «exercices», partage l'humanité en deux armées: celle du bien et celle du mal, ou celle des amis des Jésuites et celle de leurs ennemis, ainsi pour l'esprit révolutionnaire la nation se divise exactement en prolétaires et en bourgeois. Et dès lors, il est bien à l'aise; il sait pour qui il doit être, et contre qui, toujours et quoi qu'il arrive. Oh! oui, cela est simple.
Par suite, l'esprit révolutionnaire délivre aussi de tout scrupule quant aux actes. Pour lui, très réellement la fin justifie et sanctifie les moyens. Que son idéal social, prêché d'une certaine façon aux intéressés, ne caresse en réalité que leurs instincts et leurs appétits et les pousse à des révoltes qui, même justes à l'origine, se corrompent chemin faisant, leur deviennent rapidement désastreuses et les laissent à la fois moins bons et plus misérables, l'esprit révolutionnaire n'en a point souci. Il admet, par définition, la légitimité de la violence et de ces aveugles mouvements populaires qui font toujours, nécessairement, des victimes innocentes. N'est-il pas d'avance absous de toutes les conséquences de ses actes par la beauté de son rêve? Et les oppresseurs ne sont-ils pas toujours, et dans tous les cas, seuls responsables de toutes les souffrances des opprimés et, au besoin, de leurs crimes mêmes?
Et voici la merveille: en retour de ces avantages, l'esprit dont je parle n'impose à ceux qui en sont animés aucune vertu ni aucun sacrifice particulièrement difficile. Je sais que de bons nigauds de bourgeois les ont quelquefois comparés aux disciples de Jésus et aux doux Ébionites. La méprise est forte, ou la générosité étrange. Les disciples de Jésus étaient sobres et chastes. Ce qu'ils s'assuraient les uns aux autres par la mise en commun de leur pauvreté, ce n'était point leur part intégrale des jouissances terrestres, telle que la peut concevoir un ouvrier, et qui comporte, très naturellement, une nourriture copieuse et les plaisirs qu'on trouve chez le marchand de vin et ailleurs: ce n'était que quelques figues sèches et la douceur d'attendre ensemble le royaume de Dieu. Mais, chose remarquable, les révolutionnaires modernes, qui sont, en philosophie sociale, des rêveurs intrépides, sont pourtant aussi, presque tous, des matérialistes décidés. Ils ont la bonne foi de reconnaître la légitimité des appétits qu'ils flattent ou déchaînent. Tout en présentant au prolétariat un idéal qui ne saurait être atteint que par le sacrifice volontaire et le progrès moral de chacun et de tous, ils n'exigent point de leurs clients ce perfectionnement intérieur et, bien entendu, ne s'y obligent point eux-mêmes. Et, avec une bonne foi pareille, leurs clients ne leur demandent pas non plus d'être vertueux, ni austères, ni exceptionnellement charitables. Quand vous pourriez démontrer au parti que tous ses chefs vivent comme des bourgeois luxurieux, il ne s'en scandaliserait point. Car tout ce qu'il veut, c'est entendre d'eux certaines paroles. Aucun ouvrier n'en a jamais voulu à tel écrivain démagogue d'être riche, de mener une vie élégante et de mépriser au fond le peuple, tout en l'aimant peut-être comme on aime l'instrument de sa réputation et de sa fortune. Et cette tolérance est charmante et fort habile.
(À la vérité, ce n'est point par une nécessaire liaison d'idées, mais par une rencontre accidentelle, que nous voyons les doctrines révolutionnaires associées chez nous au matérialisme le plus franc et le plus cru: car celui-ci pourrait aussi bien, et même mieux, avoir pour conclusion, en politique, la monarchie absolue; et c'était, notamment, l'avis de l'Anglais Hobbes. Non, il n'y a aucune raison, en bonne logique, pour que l'État socialiste ou collectiviste sorte de la conception matérialiste du monde: il n'en peut être déduit que par l'optimisme le plus naïf—ou le plus avisé. Si, partis de principes «philosophiques» sensiblement analogues, la Grande Catherine ou Frédéric II conclut à la monarchie absolue, et nos collectivistes à la nécessité d'un «chambardement général», c'est peut-être que la différence des conditions sociales et des intérêts entraîne ici la différence des applications.)
Quoi qu'il en soit, meneurs et menés se passent, provisoirement, presque tout. Et voici un quatrième ou cinquième avantage de la profession de chef révolutionnaire. Le parti n'étant encore qu'une minorité imposante, la discipline ne laisse pas d'y être assez forte. Je crois que les bourgeois s'exagèrent beaucoup les dissensions de leurs ennemis. Elles cessent du moins dans les occasions critiques. Elles ne seraient sérieuses qu'au lendemain de la victoire. Un orateur révolutionnaire, à la Chambre, est à peu près sûr de n'être pas «lâché», d'être soutenu par les applaudissements, les cris et les hurlements des siens.
De là une griserie, et singulièrement entêtante. Il ne faut point faire fi de ces triomphes-là, et encore moins, je crois, de ceux des réunions publiques. C'est la que la popularité est vraiment un poison mortel à l'âme, un irrésistible opium. On y doit goûter d'âpres jouissances par le sentiment d'une communion parfaite avec des âmes véhémentes et frustes, par la conscience qu'on a de déchaîner et l'illusion qu'on se donne de diriger une puissance aveugle qui vous soulève, vous enveloppe et vous roule dans ses tourbillons;—tout cela exaspéré encore par la lourde atmosphère des salles et par la brutalité même des sensations dont l'ouïe et l'odorat sont assiégés...
Il y a une ivresse physique, une sorte d'hystérie dans la révolte, et qui se multiplie quand on la partage avec une foule. Je me souviens de l'avoir sentie très nettement, à Paris, pendant le premier mois de la Commune, à lire les affiches et les journaux enfiévrés, à voir flamber dans les rues le drapeau rouge, à me mêler, sous le grand soleil, aux cohues démentes de la place de l'Hôtel-de-Ville; et pourtant j'étais un enfant très raisonnable.—Bref, je conçois, sans nul effort que cet homme, l'autre jour, soit monté sur cette table et qu'il y ait chanté cette chanson assassine contre une classe pleine de vices et d'égoïsme assurément (comme toutes les classes sociales sans exception), mais où il y a aussi de braves gens, et dont il se pourrait que la très modeste moyenne de vertu et de bonté ne fût pas trop inégale à la bonté et à la vertu de ceux qui réclament du plomb contre elle. Oui, je conçois que ç'ait été là une des minutes les plus voluptueuses de ce rhétoricien à cou de taureau.
Enfin, si cette considération les touche, les révolutionnaires ont, par surcroît, la quasi-certitude d'être traités sans trop de défaveur par la postérité. Car nous avons beau savoir que les fauteurs de révolte ont toujours participé largement de l'égoïsme contre lequel ils s'insurgeaient; que, si la justice et la charité appellent quelquefois les révolutions, c'est la haine et l'envie qui les accomplissent, et que, par exemple, ce sont les meneurs de grèves qui, nés capitalistes, eussent été les plus durs patrons: il semble parfois que, les révolutions faites, il en revienne tout de même quelque chose, au bout d'un certain temps, aux résignés, aux humbles de cœur, bien qu'elles n'aient été faites ni par eux ni même, au fond, pour eux; et il arrive ainsi que les violents et les féroces paraissent finalement avoir travaillé pour la justice... Ou peut-être que je m'abuse, et que le bénéfice humain acquis par des moyens révolutionnaires eût pu l'être, et mieux, par un progrès uniquement légal et pacifique. Mais cela s'est-il jamais vu? Je ne sais.
Je conclus: «Quel joli métier! et si facile!» Ce n'est pas que le rôle de réactionnaire, ou de conservateur, ou de républicain de gouvernement, ou de radical simplement jacobin, n'ait aussi son charme et ses profits. Mais je crois que les avantages attachés au rôle de révolutionnaire l'emportent encore: car c'est le rôle qui gêne le moins le pur instinct, tout en lui donnant, assez fréquemment, une apparence d'honorabilité.(Retour à la Table des Matières)
LES BRIMADES[4].
Vous connaissez les faits. Les anciens de l'École polytechnique ayant fait subir aux nouveaux d'excessives «brimades», et l'administration étant intervenue pour y mettre fin, toute l'École, en guise de protestation, s'est consignée deux dimanches de suite.
Que les bourreaux, en cette affaire, aient eu pour complices leurs victimes elles-mêmes, c'est ce qui condamne celles-ci sans absoudre ceux-là. Je ne puis voir, dans la conduite des uns et des autres, que l'effet d'une affligeante dureté d'âme et d'un orgueil un peu ridicule.
Nous ne valons guère, c'est entendu; nous sommes pleins de vices et vides d'énergie. Mais, que la pitié ne soit pas toujours la bonté, et que la sensibilité nerveuse ne soit pas toujours la pitié, il n'en paraît pas moins qu'il y a eu, de nos jours, un certain amollissement des cœurs et quelque diminution de la cruauté. C'est déjà bien assez que nous fassions souvent du mal aux autres sans le vouloir, rien qu'en suivant nos passions ou notre intérêt, ou que nous en fassions volontairement, quelquefois, à ceux que nous haïssons. Mais faire souffrir, par divertissement, ou pour montrer notre force, ceux qui ne nous sont pas ennemis, c'est de quoi je croyais incapable, aujourd'hui, toute âme un tant soit peu affinée.
Telle n'est pas, il faut bien le reconnaître, l'âme de nos polytechniciens.—Imposer à des camarades des souffrances réelles et de réelles humiliations, les contraindre à de stupides et pénibles corvées, les priver de nourriture et de sommeil,—et y trouver plaisir, tranchons le mot: cela est odieux. Un tel plaisir ne se peut expliquer que par un éveil de l'antique férocité animale chez «l'élite de la jeunesse française», et par ce fait qu'une réunion d'hommes est plus méchante et plus inepte que chacun des individus qui la composent (meilleure aussi en certains cas, mais c'est infiniment plus rare).
Quant aux jeunes gens qui supportent cette tyrannie et qui, l'ayant supportée, la réclament encore («Et s'il me plaît, à moi, d'être battu?»),—si ce n'est point par terreur qu'ils montrent une si belle patience, c'est donc dans la pensée qu'ils pourront, dans un an, être cruels à leur tour. Et cela est vraiment exquis.
Mais il y a autre chose. Un secret et profond sentiment de vanité burlesque unit ici les tourmenteurs qui furent victimes l'an passé, et les victimes qui seront bourreaux l'année prochaine. Ces «brimades» sont symboliques. Elles signifient que l'École est un corps si sacré et d'une si prodigieuse excellence qu'il faut, pour y entrer, souffrir des épreuves longues et compliquées,—comme pour être admis dans la maçonnerie aux temps héroïques de la Comtesse de Rudolstadt, alors que cette Compagnie de Jésus à rebours n'était pas encore tombée dans le décri.
Ces rites brutaux et ces momeries servent donc, en somme, à relever le «prestige» de l'X à ses propres yeux. L'École abrite plus de trois cents élèves. Il en est de tout à fait distingués; qui le nie? Mais tous ne sauraient être des aigles, pour cette simple raison que les sots sont partout en majorité. Puis, faites attention que l'aptitude aux sciences mathématiques et physiques (je parle d'une aptitude moyenne et je connais d'ailleurs les exceptions) est la faculté qui témoigne le moins sûrement en faveur des autres dons de l'esprit et qui s'allie le mieux avec la médiocrité sur tout le reste. Entre le don littéraire, le don de sentir et d'exprimer le beau, et notre vie morale, un lien existe, assez facile à percevoir. Mais, entre notre vie morale et intellectuelle et le don mathématique, il n'y a le plus souvent nul rapport.
L'entrée à l'X prouve qu'on a fait pendant trois ou quatre ans, avec application, des mathématiques spéciales, et ne prouve rien de plus. Cela est fort bien, cela est fort estimable: cela n'est pas éblouissant. Pris à part et considéré en soi, un polytechnicien de force ordinaire n'a rien de surprenant ni de sacré. C'est un fort travailleur qui avait un petit don, et que le fantasque hasard des examens a favorisé; voilà tout.
Sorti de l'École, il continuerait à ne briller, par lui-même, que d'un éclat tempéré. Dans plus de la moitié des cas, un ancien élève de l'X est un homme qui, ayant aspiré à l'honneur de fabriquer du tabac, est réduit au désagrément de faire manœuvrer des canons ou de bâtir des casernes. C'est un soldat malgré lui; c'est, moralement, un déclassé.
Mais, si un polytechnicien isolé est presque aussi proche du néant que les autres hommes, tous les polytechniciens ensemble sont infiniment imposants, et l'École elle-même est une chose immense. Et, avec le costume, le chapeau, l'épée, les traditions, l'argot spécial, ce sont les brimades, en quelque manière, qui la font auguste. Ayant un air de sacrement, elles lui donnent un air de temple.
Telle est, je crois, la pensée de ces jeunes gens; pensée haïssable, mais fertile pour eux en orgueilleuses délices.
«Taupins», ils se croyaient déjà considérables (pourquoi, mon Dieu?) et d'une essence supérieure à celle des autres collégiens; ils étaient déjà intolérants, défendaient durement leurs privilèges et leur coin de cour. L'entrée à l'École achève de les gonfler. Ces «brimades», ces souffrances infligées par les uns et subies pieusement par les autres déposent en eux tous la conviction que l'École est un grand mystère. Elles scellent entre eux l'engagement mutuel de garder fidèlement cette naïve croyance; de n'estimer qu'eux au monde; d'être rogues, dédaigneux, formalistes; d'être absolus et abstraits; d'appliquer à tout une étroite et outrecuidante logique; d'user aveuglément de l'«esprit géométrique» là même où l'«esprit de finesse» serait le plus nécessaire; de mépriser les autodidactes (si intéressants!), les chercheurs et les inventeurs non estampillés à la marque de l'X, et tous ceux qui, pour apprendre à construire des machines ou à fabriquer des engrais, ont suivi des voies pratiques et n'ont eu besoin que d'un minimum de mathématiques pures; enfin, de se tenir et soutenir entre eux, quoi qu'il arrive, et, s'il apparaît que l'un d'eux a bâti une digue incertaine ou un pont douteux, de proclamer en chœur que c'est le pont et la digue qui ont tort.
Ainsi, cette épreuve des brimades est comme la sanctification du Tchin par la souffrance volontaire. Ce serait beau en son genre, si ce n'était funeste.
L'esprit d'école me semble, ici, mauvais, parce que c'est, ici, l'esprit d'un groupe artificiel, et qu'il est moins efficace pour ceux qui sont de ce groupe que contre ceux, bien plus nombreux, qui n'en sont pas. Au surplus, il nuit à ceux même qui «en sont». Il les remplit d'illusions sur leur propre mérite; il les emprisonne; il risque de leur enlever à jamais le sens et l'intelligence de la réalité et de faire d'eux, pour toute la vie, des écoliers,—tout flambants du prestige emprunté de l'École, mais des écoliers.
Les brimades de l'X, qui sont la manifestation la plus brutale de cet esprit-là, sont donc condamnables deux fois. Et elles le sont trois fois, si, comme on me l'affirme, ces sauvageries ont disparu de Saint-Cyr et même des régiments et si l'École polytechnique en maintient seule l'odieuse tradition.
On m'objectera l'École normale. Je tâche de n'en avoir pas la superstition. J'ai rencontré tant d'hommes supérieurs et originaux qui n'en sortaient pas! Je l'aime simplement comme on aime sa jeunesse. Je crois d'ailleurs que, si les amitiés y sont fortes, la «camaraderie» proprement dite y est moindre qu'à l'X. Les mœurs enfin y sont joviales, sans férocité. J'atteste qu'il y a vingt-cinq ans les brimades y étaient inoffensives, qu'elles affectaient une forme uniquement littéraire, encore que d'une littérature peu choisie. On m'assure que cela a continué. Serait-ce que, après tout, les «humanités» sont humaines en effet; que les lettres, au moins dans le temps où on ne les pratique pas pour vivre, adoucissent les cœurs, et que la mathématique les endurcit?...
Vous avez pu voir que j'apportais dans mes réflexions sur l'X la plus entière malveillance. C'est que j'étais indigné et que, comme Montaigne, «je hais cruellement la cruauté.»
J'ignore si à l'heure qu'il est nos enfants de l'École polytechnique—qui, dans le fond et quoi que j'aie dit, doivent être presque tous de «gentils garçons»—ont eu l'esprit et le courage de désarmer. S'ils l'ont eu, je retire généreusement les trois quarts de mes désobligeantes remarques. Sinon, je suis bien forcé de les maintenir provisoirement, et je prie ces adolescents de considérer qu'il ne tient qu'à eux de les faire paraître vraies ou calomnieuses.(Retour à la Table des Matières)
CHIRURGIE.
Je suis un ignorant, et je m'adresse à des ignorants comme moi. Je tâcherai d'ailleurs de m'exprimer modestement.
Voici quelques petites choses que je viens d'apprendre touchant la chirurgie.
Deux inventions, comme vous savez, l'ont transformée de notre temps, ont extraordinairement agrandi son pouvoir: l'application des anesthésiques, et en particulier du chloroforme, et l'antisepsie.
En dix-huit ans, le champ des grandes opérations chirurgicales s'est peut-être décuplé. D'abord limité à l'ovariotomie, il s'est étendu aux tumeurs solides du ventre, aux lésions les plus diverses du foie, de la rate, de l'estomac, de l'intestin, du rein et des poumons. L'opération césarienne est devenue bénigne, l'ouverture du crâne facilement praticable. Les cavernes pulmonaires, l'ulcère de l'estomac, la péritonite tuberculeuse, bien d'autres maladies qui jadis ne regardaient que le médecin, lequel n'y pouvait pas grand'chose, appartiennent désormais au chirurgien. La chirurgie des membres s'est elle-même transformée. Les opérations conservatrices, résections, ostéotomie, suture osseuse, ont réduit à presque rien le nombre des amputations. Le goitre s'extirpe sans danger. Et que ne peut-on espérer de la suture des tendons, des nerfs et, plus récemment, des veines et des artères?
Songez-y bien: s'il y a quelque fond de vérité dans cette oraison, un peu cynique et vantarde, d'un de mes amis: «Seigneur, épargnez-moi la souffrance physique; quant à la souffrance morale, j'en fais mon affaire», l'anesthésie et l'antisepsie ont peut-être plus sérieusement amélioré la misérable condition humaine que n'avaient fait soixante siècles d'inventions. Vous vous en apercevrez le jour où vous aurez une tumeur ou une fistule. Réfléchissez que la chirurgie d'aujourd'hui eût pu «prolonger» Bossuet, sauver Racine, sauver Napoléon...
Mais ce progrès, tout en restant un grand bien, n'a pas donné partout ce qu'on en pouvait attendre. Il fallait, en effet, tout en profitant des merveilleuses facilités de la chirurgie nouvelle, retenir du moins les bonnes habitudes de l'ancienne chirurgie: et c'est ce que tous les chirurgiens n'ont pas su faire.
Les grands praticiens d'autrefois, obligés d'opérer rapidement et sur une chair sensible, torturée, révoltée, hurlante, avaient une extrême habileté de main, une belle énergie, un imperturbable sang-froid. Ces qualités ne paraissant plus indispensables au même degré, beaucoup de nos chirurgiens oublient de les acquérir. La tranquillité que donnent l'anesthésie et l'antisepsie permet à l'opérateur de prendre son temps, de tâtonner, et, n'eût-il qu'une main hésitante et d'insuffisantes notions d'anatomie et de médecine générale, de mener à bien un certain nombre d'opérations jadis réputées malaisées. On a pu devenir, à peu de frais, un chirurgien passable, c'est-à-dire médiocre.
Par suite, l'occasion étant fréquente de faire certaines opérations relativement faciles, les «spécialistes» ont pullulé. Phénomène inquiétant! Le titre de spécialiste, loin d'indiquer une supériorité, signifie trop souvent que celui qui se pare de ce titre, ne connaissant en effet que l'objet de sa «spécialité», risque de le connaître mal, s'il est vrai que toutes les parties et fonctions du corps soient liées entre elles et dépendantes les unes des autres.
Ainsi, dans bien des cas, tandis que l'anesthésie et l'antisepsie tolèrent la lenteur et la maladresse du chirurgien, la «spécialisation» lui permet, en outre, l'ignorance.
Enfin, chaque perfectionnement de l'outillage et du métier, en amenant une facilité nouvelle, a produit aussi un nouveau relâchement de l'art chirurgical. On a abusé de l'hémostase; on a, pour une simple hystérectomie, employé jusqu'à quarante et cinquante pinces; et l'opération durait trois ou quatre heures.
Or, l'abus de l'hémostase préventive n'empêche pas toujours l'hémorragie immédiate ou secondaire, et aggrave sûrement les opérations en les prolongeant. Le meilleur moyen de ne pas perdre de sang est d'opérer vite et de ne pincer ou lier que les artères et les veines de gros calibre. Deux, trois, quatre pinces y suffisent. «Le temps, pour l'opéré, c'est la vie.» Simplification de la technique opératoire, suppression de toutes les manœuvres inutiles, ablation rapide et, autant que possible, sans morcellement, puis sutures minutieuses et aussi lentes qu'on voudra; hardiesse à «tailler», soin extrême à «recoudre»: voilà la vérité.
La conséquence, c'est que, pour exceller dans la première partie de ce programme, le chirurgien doit avoir, avec une connaissance toujours présente de tout le corps humain, un sang-froid inaltérable, un regard lucide et sûr, une main délicate et intelligente, et comme des yeux au bout des doigts, une initiative toujours prête, la puissance d'inventer ou de modifier, à mesure, les procédés de son art, une faculté divinatoire, bref un «don», aussi rare peut-être, aussi instinctif et incommunicable que celui du grand poète ou du grand capitaine. On naît chirurgien, comme on naît poète ou rôtisseur.
«L'art de la chirurgie est personnel.
«Tout chirurgien vraiment digne de ce nom doit avoir conscience de sa sagacité, de ses aptitudes. Il doit savoir juger ce qu'il peut, ce qu'il doit entreprendre.
«Il lui est permis alors de s'affranchir de toute tutelle et de s'enhardir à des opérations nouvelles et originales: il les réussira d'emblée.»
C'est par ces fières paroles que se termine l'Introduction de la Technique chirurgicale du docteur Eugène Doyen, où j'ai puisé mon érudition d'aujourd'hui. Cette introduction est admirable de fermeté impérieuse, et si clairement écrite qu'elle peut être lue, avec le plus vif intérêt, même des profanes.
Je ne vous dirai pas—car je n'en sais rien—si le docteur Doyen surpasse ses anciens maîtres, Championnière, Terrier, Périer, Labbé, Guyon,—et Bouilly qu'il vénère entre tous et admire,—et les Pozzi et les Second, et tels autres chirurgiens célèbres que vous pourriez nommer. Mais je sais que sa réputation est immense, et plus européenne encore que française; qu'il est plein d'idées, fertile en inventions, et mécanicien et chimiste presque autant que chirurgien; qu'il s'est élevé seul, en dehors des cadres officiels et des académies, et que son exemple est excellent à une époque où nous commençons à connaître mieux le prix de l'énergie individuelle et de ses œuvres.
Surtout, je l'ai vu «au travail»; et—expliquez-moi cela,—bien que je ne pusse le comparer, je l'ai senti supérieur. J'ai compris, en le voyant, cet axiome de sa préface: «Le chirurgien doit être un artiste et non pas un manœuvre», et cette tranquille déclaration: «On a objecté que mes procédés étaient dangereux et inaccessibles à la majorité des opérateurs. Je regretterais qu'il en fût autrement. Il est temps que l'on sache que le premier venu ne peut s'improviser chirurgien.»
C'est un spectacle très prenant que celui d'une grande opération chirurgicale, surtout dans les cas où, le diagnostic n'ayant pu être entièrement établi, un peu d'aléa et d'aventure achève de la dramatiser.
D'abord, tout cet appareil compliqué, précis, luisant et froid; ces multiples et fins instruments faits pour couper, percer, pincer, brûler, scier, limer, tordre, et qui éveillent en nous l'idée de sensations atrocement aiguës et lancinantes; puis cette pauvre nudité exposée sur le lit opératoire, et qui (nous y pensons fraternellement) pourrait être la nôtre; ce mystère violé de nos plus secrets organes; cet aspect de corps éventré sur un champ de bataille; la vue du sang, et des entrailles ouvertes, et des plaies béantes et rouges, vue qui serait insoutenable si le malade sentait, mais qui n'est que suprêmement émouvante puisqu'on a la certitude qu'il ne souffre pas et l'espoir que, en se réveillant, il aura la joie infinie de se savoir affranchi de la torture ou de la honte de son mal ou de son infirmité...
Et ce spectacle est aussi très bon pour l'intelligence. On conçoit, en voyant faire l'opérateur, un ordre d'activité qui vous est complètement étranger,—aussi étranger que celui du grand compositeur ou du grand mathématicien. On essaye de s'imaginer les préoccupations habituelles, l'état d'esprit, les impressions, les angoisses et les plaisirs de cet homme qui taille cette chair, qui répare ces organes, qui refait de la vie d'une manière plus visible, plus immédiate et plus sûre que le médecin, et qui a l'orgueil de créer presque après le Créateur. On songe qu'il doit éprouver, dans sa besogne libératrice, une sorte d'exaltation austère; qu'il doit, à sa façon, «aimer le sang»... On se dit que le plus grand bienfait qu'un homme puisse attendre d'un autre homme, c'est le chirurgien qui le dispense. Et cela nous rend modestes sur la littérature.
Enfin, comme il s'agit ici, après tout, de choses qui se voient et se touchent, il suffit au spectateur le plus ignorant de connaître le but poursuivi pour s'intéresser aux gestes de l'opérateur. On s'associe aux explorations de ses doigts, à ses découvertes, à ses hésitations, à ses décisions, aux «réussites» successives dont se composera l'opération totale. On le suit avec une curiosité passionnée; on le seconde de la ferveur de son désir; on a pour le «patient» une sympathie, une pitié qu'on ne saurait dire, et, dans ce drame de vie ou de mort, on fait des vœux passionnés pour le triomphe de la vie. Non, il n'est pas de tragédie écrite qui égale, en intensité d'émotion, cette tragédie sans paroles.
Puisque j'ai dû au docteur Eugène Doyen quelques-unes de mes émotions les plus rares—émotions artistiques, car le bon sorcier était beau à voir; il respirait la force et la joie dans sa fonction salutaire et sanglante, et je sentais le «drame» conduit par une main délicate et forte, et cette main elle-même dirigée par une intelligence audacieuse et inventive;—puisque, d'autre part, ce poète du scalpel m'apparaît comme un des hommes les plus évidemment prédestinés à diminuer parmi nous la somme du mal physique, pourquoi ne vous le dirais-je pas?
Donc je vous le dis,—bien moins pour sa gloire que par amour des malades, des infirmes, de tous les malheureux que ronge un ulcère, qu'une tumeur dévore ou qu'une difformité humilie.(Retour à la Table des Matières)
DISCOURS PRONONCÉ À LA DISTRIBUTION DES PRIX DU LYCÉE D'ORLÉANS.
1er août 1896.
Chers élèves,
L'éloquent et généreux discours que vous venez d'entendre me facilite le commencement du mien. Car j'étais charmé, sans doute, mais un peu étonné et inquiet d'avoir à présider cette cérémonie. Je remercie donc M. Vacherot de m'avoir présenté à vous, et, comme vous pensez bien, je ne lui en veux pas d'avoir si gracieusement amplifié mes titres. Au reste, si je n'ai pas été élevé dans votre vieux lycée et si je ne suis qu'un Orléanais intermittent, cela n'empêche point, j'imagine, que je ne sois un très bon Orléanais tout de même; que, en dépit des exils forcés, il n'y ait un coin de ce pays de Loire où est une part de mon cœur, et qu'ainsi je ne me trouve aisément avec vous en communauté de sentiments, de souvenirs et d'affections.
De quoi vous parlerai-je donc, mes chers compatriotes, si ce n'est de votre pays, si ce n'est de vous-mêmes? Chaque province de France a sa marque, son caractère. Votre marque, à vous, n'est pas une des moins distinguées. On sait partout ce qu'il faut entendre par l'esprit des guêpins. C'est un esprit fait de raillerie, et aussi de bon sens et de modération; fin, tempéré, harmonieux, comme les lignes et les teintes de vos paysages. Or, puisque c'est ainsi qu'on vous définit, je vous dirai:—Tâchez de ressembler à votre définition.
Oui, je sais bien, être modéré, cela ne paraît très reluisant au premier abord. Et il est vrai qu'il y a des gens chez qui la modération des idées se confond avec le désir de conserver leur bien et l'attachement aveugle à un état social qui sert leurs intérêts. Mais celle que je vous recommande est tout autre chose: elle est formée d'un sens très-vif du réel, qui n'est pas simple, et du possible, qui est limité, et de l'habitude de considérer les aspects divers et contraires des questions; elle est le produit naturel de l'esprit critique. Et elle n'exclut pas la générosité, le sacrifice de soi; car le bon sens même et l'expérience enseignent que nous sommes tous solidaires et que l'égoïsme est, en fin de compte, une plus grande duperie que le dévouement.
Cette modération-là est en train de devenir, par ce temps de modes outrancières, de cabotinage et de snobisme—en littérature, en art et, dit-on, en politique—quelque chose de rare et d'original; j'ajoute de méritoire: car les idées extrêmes, plus frappantes, plus faciles à développer, ont bien meilleur air aux yeux des ignorants et sont généralement d'un profit plus immédiat pour ceux qui les professent. Il peut donc y avoir du courage et du désintéressement dans cette ironique modération orléanaise. Et, au surplus, si je vous recommande cette sobre vertu là où elle diminue les chances d'erreur et de malfaisance, il est des sentiments où je ne vous conseille plus du tout d'être modérés: c'est l'amour du bien et c'est l'amour du pays.
Nous avons, nous autres, cet avantage qu'il nous est presque impossible de distinguer notre petite patrie de la grande... Certes nous aimons et nous honorons les autres provinces. L'Île-de-France peut dire: «J'ai Paris»; la Lorraine: «Je suis la frontière»; la Flandre: «J'ai lutté pour la liberté des communes et j'ai vu quelques-unes des plus belles batailles de la Révolution»; l'Auvergne: «J'ai Vercingétorix»; la Normandie: «J'ai conquis l'Angleterre, qui, par malheur, a bien rendu ce mauvais procédé à la France»; la Bretagne: «Je suis celtique, et les Celtes sont les aînés des Francs»; la Provence: «Je suis romaine, et Rome fut l'éducatrice des Gaules»; et ainsi de suite.—Mais l'Orléanais, c'est la France la plus ancienne, vera et mera Gallia; son histoire ne fait qu'une avec celle de la royauté, et le sort de votre ville a été, à maintes reprises, celui de la France même. Un des ouvrages qui, au XIIIe siècle, ont commencé notre jurisprudence, s'appelle: Établissements de France et d'Orléans.
Si votre esprit semble, à bien des égards, comme une moyenne délicate de l'esprit français, c'est peut-être que votre province est, historiquement, la province centrale par excellence.—Ici, plus aisément que partout ailleurs, on conçoit ce que signifiait déjà la Chanson de Roland quand elle parlait de «France la doulce». Vous avez le plus délicieux des fleuves. La Loire est une femme: elle a la grâce—et de terribles caprices. La Loire est une reine: les rois l'ont aimée et l'ont coiffée d'une couronne de châteaux. Quand on embrasse, de quelque courbe de sa rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, son ciel léger, la douceur épandue dans l'air, et, non loin, quelque château ciselé comme un bijou, qui nous rappelle la vieille France, ce qu'elle a été et ce qu'elle a fait dans le monde, l'impression est si charmante, si enveloppante, qu'on se sent tout envahi de tendresse pour cette terre maternelle, si belle sous la lumière et si imprégnée de souvenirs.
Vous avez la Loire, et vous avez Jeanne d'Arc. Elle est tellement à vous que je ne puis pas ne pas vous parler d'elle. Elle est à vous autant qu'elle est à Domrémy, autant qu'elle est à Reims, autant qu'elle est à Rouen. Car sa route glorieuse ou douloureuse, de Lorraine en Normandie, enveloppe toute la France comme d'une ceinture: et ainsi la Pucelle continue toujours son œuvre, et, morte depuis tantôt cinq siècles, elle contribue aujourd'hui encore au maintien de l'unité française, puisque le culte de Jeanne d'Arc, pieusement entretenu à toutes les étapes de son tragique pèlerinage, est un des sentiments par où cette unité est rendue sensible et se conserve vivante.
On peut tirer de la vie de la Pucelle, comme d'une vie de sainte, toutes sortes de leçons. En voici une que j'adresse particulièrement à ceux d'entre vous qui s'en iront d'ici sans lauriers.
Jeanne était certes fort intelligente: il y a de la finesse, outre la sublimité, dans ses réponses à ses juges; on a d'elle une sommation au roi d'Angleterre, qui est éloquente dans sa forme ingénue; et, d'autre part, un officier d'artillerie démontrait, il y a quelques années, que Jeanne, dans la conduite des opérations militaires, avait eu du coup d'œil et de la décision. Mais, avec tout cela, il est évident que son don propre ne fut pas le génie des lettres ni le génie de la guerre, mais le génie du cœur.
C'est par là qu'elle fut incomparable. On peut dire que cette paysanne a autant inventé et créé, dans l'ordre du sentiment, qu'un Newton dans la science ou un Corneille dans la poésie. Car elle a, en quelque façon, réinventé la patrie, par delà l'attachement au coin de terre natal et par delà le service d'un roi où d'un seigneur. Elle a été, en son temps, un cœur plus large et plus aimant que tous les autres. Petite fille d'un petit village de la frontière, elle a souffert de ce que souffraient de pauvres gens à cent lieues, à deux cents lieues de là; elle a conçu, entre eux et elle, un lien d'intérêts, de souvenirs, de traditions, de fraternité, de dévouement à un même homme, le roi, représentant de tous. Ce lien, elle l'a si profondément senti, que ce sentiment l'a faite capable d'actions héroïques; que, par là, elle a révélé ce lien à beaucoup d'hommes de son siècle et l'a rendu plus réel qu'il n'était auparavant. Voilà l'invention de Jeanne d'Arc. Avoir trouvé cela est, certes, aussi beau et même aussi original, aussi surprenant, que d'avoir découvert la loi de la gravitation ou d'avoir écrit le Cid. À cause de cela, la gloire de Jeanne d'Arc est au-dessus de toutes les gloires; et, pourtant, je le répète, elle n'eut aucune science et elle n'eut point une puissance intellectuelle extraordinaire: elle n'eut que de la bonté, de la pitié et du courage. Seulement, elle en eut autant qu'on en peut avoir.
Eh bien, chers élèves, il ne tient pas à vous d'être de grands savants, de grands écrivains, ni même, pour commencer, d'emporter tous les prix du Lycée; mais il ne tient qu'à vous d'avoir du courage, de la loyauté, de la bonté. Et, par conséquent, il dépend de vous de devenir, aux yeux de Dieu et même des hommes, des créatures d'une qualité pour le moins égale à celle d'un grand savant, d'un grand capitaine ou d'un grand artiste. Ne vous attristez donc pas, pourvu que vous ayez bien travaillé (car il n'est pas dans ma pensée d'absoudre les paresseux), ne vous attristez pas de n'être point des forts en thèmes ou des forts en mathématiques, puisque, si vous le voulez, votre vraie valeur humaine, et celle qui compte le plus, est absolument entre vos mains.
Je vous ai parlé de votre esprit, de votre pays et de votre héroïne. Soyez fidèles au premier, aimez le second, vénérez la troisième; et, puisque les sentiments sincères ne manquent jamais de se traduire par des actes, ce sera là, pour vous, un sérieux commencement de vie morale. Vous êtes d'une si bonne province, et si française, que, rien qu'en étant profondément des gens de chez vous, vous avez des chances de valoir déjà quelque chose.(Retour à la Table des Matières)
DISCOURS PRONONCÉ À LA SOCIÉTÉ DES VISITEURS DES PAUVRES.
Mesdames, Messieurs,
Vous connaissez le mot d'Augier. Une dame, venant d'entendre un prédicateur à la mode, s'écrie avec admiration: «Il a dit sur la charité des choses si nouvelles!—A-t-il dit qu'il ne fallait pas la faire?» demande quelqu'un. Des choses nouvelles, je crois bien que, sur ce sujet-là, on n'en trouve guère depuis l'Évangile. Je ne vous en dirai donc point: je ne ferai que vous répéter à ma manière ce que j'ai lu dans le simple et éloquent rapport de M. René Bazin, et ce qui était auparavant dans vos esprits et dans vos cœurs.
Ne nous flattons point. Être charitable même au hasard et sans discernement, cela déjà veut un effort. Les pharisiens, peu estimés de Jésus, donnaient la dîme. Or, c'est déjà très rare de donner le dixième de son revenu. Il y a des gens, même riches et assez bons, pour qui ce serait un véritable arrachement. Mettons cependant tout au mieux. On a, je suppose, bonne volonté. On fait assez volontiers l'aumône. On la fait sans orgueil. On la fait dans une pensée de réparation et de restitution, comme le recommandaient les Pères de l'Église pour qui la conception romaine de la propriété—jus utendi et abutendi—était une damnable erreur, et aux yeux de qui certaines fortunes démesurées étaient par elles-mêmes un scandale et un péché.
Mais, avec les meilleures intentions et le plus ferme propos de n'être point égoïste ni avare, on est souvent fort embarrassé. Dans les petits groupes ruraux, même dans les petites villes, on sait où sont les pauvres et qui ils sont. À Paris il en va autrement. Un des crimes de la civilisation industrielle et scientifique, c'est, en entassant les têtes par millions, d'isoler les âmes. Dans ces agglomérations des grandes villes où les riches et les pauvres ne se connaissent point et sont plus séparés par les mœurs qu'ils ne l'étaient jadis par les institutions, où toute communication semble coupée entre ceux qui pâtissent et ceux qui seraient disposés à les secourir, et où, par surcroît, on a à se garder des professionnels de la mendicité, il y a une chose aussi difficile que l'effort de donner, c'est de savoir à qui donner; c'est d'atteindre les pauvres.
Et les atteindre n'est pas tout; on voudrait leur apporter un soulagement efficace. Il en est parmi eux, dont la misère est telle—quelquefois, hélas! à cause de leurs vices—qu'elle ne peut être, pour ainsi dire, qu'entretenue et prolongée. Ce n'est pas que vous vous désintéressiez de ceux dont le cas paraît sans remède, ni même des misérables qui ne sont pas vertueux. Mais vous ne pouvez tout faire et vous êtes bien obligés de vous en remettre, pour empêcher ceux-là de mourir de faim, à des œuvres plus anciennes et plus riches que la vôtre. Ce que vous vous proposez, c'est justement d'enlever des recrues possibles à la sombre et dolente armée du vice pauvre et de la détresse sans espoir. Vous recherchez ceux qui peuvent encore être sauvés. L'article premier de vos nouveaux statuts, fruit d'une expérience généreuse, définit ainsi votre objet: «La Société des Visiteurs a pour but de venir en aide à des familles qui, se trouvant dans l'impossibilité momentanée de subvenir à leurs besoins, sont reconnues susceptibles d'échapper, grâce à un appui temporaire, à la misère définitive».
Quand vous avez trouvé vos pauvres, une seconde difficulté se présente: c'est d'établir entre eux et vous des rapports vraiment affectueux et qui leur semblent, à eux comme à vous, «naturels». Il n'est pas commode d'aborder les pauvres d'un air qui soit exempt d'affectation, qui ne sente ni un effort trop grand ni, d'autre part, le contentement de soi et le sentiment de sa supériorité. Ces gens, que vous voulez aider sont souvent très différents de vous par l'éducation, par les manières, par tout le détail de la vie extérieure. Ils ne sont pas toujours agréables à voir. Il y a chez eux des choses qui peuvent d'abord vous choquer, et l'impression que vous en recevez risque de vous donner un air de contrainte. Par suite, il est à craindre que le premier mouvement de vos clients ne soit la défiance, et que cette défiance ne fasse bientôt place à l'hypocrisie.
Surtout, il faut se garder de l'affreuse «condescendance» de certains philanthropes. Il faut venir aux pauvres comme de plain-pied. Il faut les convaincre que nous les aimons tout simplement parce qu'ils sont des hommes comme nous; et je ne sais qu'un moyen de les en convaincre, c'est de les aimer en effet.
Les aimer... cela ne va pas tout seul. Pour en arriver là, les personnes pieuses trouvent une aide merveilleuse dans leur foi. Elles croient au prix inestimable et à la sainte égalité des âmes rachetées par le même Dieu. C'est en ce Dieu qu'elles les aiment, et, en travaillant pour les pauvres, elles travaillent pour lui. Rien, j'imagine, n'égale en puissance ces mystérieuses raisons.
On peut néanmoins concevoir d'autres excitants d'une vraie charité, d'un sincère amour des hommes. C'est d'abord le sentiment de la solidarité humaine, laquelle est un fait, quoique nous ne l'apercevions pas toujours. C'est l'idée que chacun est intéressé au bien-être et à la santé morale de tous, et inversement; et que si la société, dont nous ne retirons, nous autres, que bénéfices, commet des erreurs ou des oublis et fait des victimes, nous en devenons responsables, pour notre part, dès que nous nous retranchons dans notre égoïsme. C'est encore l'idée que, seul, un hasard heureux nous a préservés des nécessités qui oppriment les pauvres et qui parfois les réduisent à un abaissement moral que nous aurions peut-être subi comme eux si nous avions été à leur place, mais qui, d'autres fois, développent en eux des vertus dont nous n'aurions peut-être pas été capables. C'est aussi un sentiment de fraternité dans la souffrance, la faiblesse et l'ignorance communes à tous les hommes, riches ou pauvres. C'est enfin la préoccupation de ne point laisser décroître, par notre faute, la somme de vertus indispensable à la vie de l'humanité, et de sauver de ce trésor fragile et nécessaire tout ce qui peut encore en être sauvé; c'est le désir de rechercher s'il ne subsiste pas, chez ces êtres accablés, humiliés et ulcérés par leur triste destinée, quelques germes de noblesse et de dignité morale, de préserver ces germes et de les faire fructifier; bref, d'«élever» les malheureux par la manière dont on leur tend la main.
Ils vous accorderont peu à peu leur confiance, s'ils sentent en vous une fraternelle pensée et que vous ne vous croyez pas meilleurs qu'eux ni d'une essence supérieure. En étant très simples et très francs; en y mettant, s'il se peut, de la bonhomie; en les traitant comme des hommes; en respectant d'avance—sans vains discours, mais par votre façon d'être—la dignité que vous leur supposez, vous la ferez renaître en eux. Des conseils, des recommandations, des services plutôt que des aumônes; l'aide spirituelle, qui rend efficace le secours matériel et l'empêche d'être humiliant, voilà la vérité. Vous l'avez parfaitement compris. La forme que vous savez donner à votre charité implique que vous regardez le pauvre comme étant moralement votre égal et comme n'étant pas incapable de le devenir même socialement. Dès lors, vous pouvez causer ensemble. Tout cela, je le répète, est délicat dans la pratique, demande de la patience, de la finesse, du tact. Mais ce tact, vous l'aurez si vous avez de la bonne volonté et un bon cœur.
Vous en serez récompensés, soyez-en sûrs. L'esprit de votre société est excellent: il n'a rien d'étroit, rien d'administratif ni de formaliste. Il respecte votre liberté et vous excite même à en user: il développe en vous l'initiative, l'effort individuel, tout comme si vous étiez des Anglo-Saxons. Votre œuvre vous fait mieux connaître la vie et les hommes. En sorte que la charité, comme vous l'entendez, non seulement sauve et élève les autres, mais vous améliore vous-mêmes et vous fortifie; que c'est à vous-mêmes aussi que vous la faites, et que vous êtes les obligés de vos obligés.
Je suis étonné des propos édifiants que je vous ai tenus, et j'en éprouve quelque pudeur, car mes paroles valent évidemment mieux que moi. Mais vous ne m'accuserez pas d'avoir voulu me faire valoir en les prononçant, puisque je vous ai prévenus que ce que j'exprimerais ici, ce seraient vos propres pensées.(Retour à la Table des Matières)
Au Gymnase: Les Transatlantiques, comédie en quatre actes, de M. Abel Hermant.—À la Comédie-Française: Catherine, comédie en quatre actes, de M. Henri Lavedan.—Aux Variétés: Nouveau Jeu, comédie en sept tableaux, de M. Henri Lavedan.—À la Renaissance: L'Affranchie, comédie en trois actes, de M. Maurice Donnay.
Oui, j'en serais persuadé depuis quinze jours si je ne l'avais été déjà auparavant, la critique impersonnelle est le vrai; et «l'application de la doctrine évolutive à l'histoire de la littérature et de l'art» est presque seule «capable de communiquer au jugement critique une valeur vraiment objective»[5]. Je voudrais donc, de bon cœur, juger d'après cette méthode les comédies que ce dernier mois nous a apportées. Mais je ne vous cache pas que j'y pressens quelques difficultés. Le XVIIIe siècle a eu des douzaines d'auteurs dramatiques, qui ont écrit des centaines de pièces. Or je ne pense pas que la méthode évolutive et la critique impersonnelle puissent retenir, comme significatifs, plus de cinq ou six de ces auteurs, ni plus d'une vingtaine de ces ouvrages.—C'est par centaines que le XIXe siècle compte ses dramaturges, et c'est par milliers qu'il compte leurs comédies. L'éloignement permet sans doute d'en faire le triage pour la période antérieure à 1870, de discerner tout en gros celles par qui s'est faite l'évolution du théâtre, et de dessiner sommairement la «courbe» de cette évolution. Mais quel moyen avons-nous de connaître la valeur historique des comédies du dernier mois, et de savoir quelle place elles occuperont dans l'histoire littéraire, ou même si elles y occuperont une place?
Si pourtant je crois entrevoir qu'aucune d'elles n'est destinée à «marquer une date» (et je vous ai déjà dit qu'il y avait eu des chefs-d'œuvre dans ce cas), suis-je du moins capable de fixer la valeur intrinsèque des Transatlantiques, de Catherine, du Nouveau Jeu, de l'Affranchie et de Paméla, et d'en faire une critique qui soit véritablement «impersonnelle» et «objective»? Ces œuvres sont trop près de moi pour cela. L'esprit et la sensibilité qui s'y rencontrent sont trop «miens», j'entends qu'ils sont trop l'esprit et la sensibilité d'aujourd'hui pour que je ne risque point soit de m'y complaire, soit de m'en défendre avec un zèle excessif.—Et ce n'est pas tout. Supposez qu'un critique, ayant à parler des auteurs dramatiques du mois, se trouve avoir, avec tous, commerce d'amitié ou de camaraderie. Sera-t-il libre, même en s'y efforçant? ou, s'il s'y efforce, ne tombera-t-il pas d'une indulgence trop molle dans une défiance trop inquiète et trop armée? Et le dessein d'être stoïque contre un ami ne peut-il pas être aussi une cause d'erreur?
Il reste que je «juge», si j'ose encore m'exprimer ainsi, les cinq dernières productions de notre art dramatique d'une manière toute subjective et sur le plaisir qu'elles m'ont fait. Ce n'est pas glorieux, mais c'est tout ce que je puis.
Il n'y a peut-être de critique digne de ce nom que celle qui a pour objet des œuvres suffisamment éloignées de nous et dont nous sommes personnellement détachés. Encore faut-il qu'elle porte sur d'assez vastes ensembles pour que nous y puissions saisir les justes relations que soutiennent entre elles les œuvres particulières. La critique au jour le jour, la critique des ouvrages d'hier n'est pas de la critique: c'est de la conversation. Ce sont propos sans importance. Et c'est très bien ainsi. À considérer dans quel rapport numérique sont les œuvres significatives et durables avec celles (souvent charmantes) que négligeront les historiens de la littérature, on voit que cette critique écrite sur le sable ne convient pas mal à des comédies dont si peu paraîtront un jour gravées sur l'airain.
Après cela, ce n'est pas nécessairement juger de travers que de juger d'après son plaisir. Car notre plaisir vaut en somme ce que nous valons. Il n'est pas seulement un effet de notre sensibilité: il dépend aussi un peu de notre raison, de notre goût, de notre expérience, même des dispositions et habitudes de notre conscience morale. Un esprit «bien fait» (je sais d'ailleurs ce que cette épithète sous-entend de postulats et qu'on ne peut écrire une ligne sans affirmer quantité de choses) ne saurait prendre un plaisir complet et sans mélange à une pièce qui, par exemple, n'est pas harmonieuse et mêle deux genres distincts et contraires;—à une pièce mal composée et qui, après l'exposition, s'en va visiblement au hasard;—à une pièce sur la vérité et la qualité morale de laquelle l'auteur paraît s'être mépris;—à une pièce où la prétention vertueuse du dénouement fait un contraste trop fort avec l'excitation sensuelle qu'elle nous a auparavant donnée;—à une pièce encore où l'action est réduite à un tel minimum que les conditions essentielles et naturelles de l'art dramatique y semblent presque méconnues, etc. Et ainsi la critique impressionniste et personnelle, si humble mine qu'elle ait au prix de l'autre, n'en est pas, du moins, l'opposé, comme on le croit communément. Elle peut, quelquefois et de très loin, lui préparer sa besogne, en commençant pour elle, modestement, le triage des œuvres.
M. Abel Hermant était, certes, de force à écrire la comédie du grand mariage franco-américain. Cette comédie, il l'a commencée; il a même fait, et très bien fait, quelques-unes des scènes qu'elle comporte. Le jeune duc de Tiercé, ayant épousé pour ses dollars la fille d'un Yankee milliardaire, est puni, et très logiquement, de sa prostitution, car c'en est une. Ce pleutre ayant continué d'entretenir sa maîtresse avec l'argent de sa femme et se trouvant de nouveau criblé de dettes, le beau-père, Jerry Shaw, vient remettre les choses en ordre. Il tient à son gendre ce discours plein de sens: «Le mari est celui qui «fait de l'argent», comme nous disons, pour subvenir aux besoins et aux caprices de sa femme. Vous, c'est le contraire. C'est votre femme qui «fait de l'argent» pour vous. Vous êtes donc la femme, la petite femme. Par suite, vous devez la fidélité à ma fille, qui est le mari puisqu'elle a la fortune. Ça n'empêche pas que vous ne soyez gentil, très gentil...» Et, tout en lui parlant, il lui tapote les joues comme à une petite femme, en effet; et il apparaît ici que le jeune duc est qualifié et traité, fort exactement, comme il le mérite.
Très bien vue aussi, la rencontre de la race d'outre-mer avec la nôtre, et les surprises et malentendus qui en résultent. Jerry Shaw réduit d'un million à 300.000 francs la créance des usuriers de son gendre. Quoique ceux-ci n'y perdent rien, le duc n'accepte pas cet arrangement, car enfin c'est pour un million qu'il a donné sa signature. Et sans doute ce raffinement de probité est beau: mais où étaient les scrupules de notre gentilhomme quand il empruntait, pour des plaisirs extra-conjugaux, un argent qu'il savait bien ne pouvoir jamais rembourser lui-même? Ainsi éclate ce qu'il y a d'artifice et de vanité dans la conception de l'«honneur» aristocratique quand il se sépare de la simple honnêteté, et ce que cette conception a d'inintelligible pour l'esprit pratique d'un marchand américain.
Très vraie encore, la jeune duchesse yankee. Elle reste bien une fille de son pays. Elle approuve son père; et, quand le duc lui rapporte avec indignation comment Jerry a maté le syndicat des usuriers: «Vous croyez, lui dit-elle, que je vais faire comme la marquise de Presle? Vous attendez «le coup du Gendre de Monsieur Poirier»? Eh bien, non, mon ami. Je ne suis pas d'ici, moi, et vous me l'avez trop laissé comprendre.» Mais tout de même, dans le fond, elle sent ce qui lui fait défaut; elle a le respect et la superstition du seul luxe qui manque aux rois de l'or du nouveau monde: l'ancienneté des noms et des souvenirs, une tradition, des meubles et des portraits de famille, et les façons d'être qui sont liées à cette ancienneté. Et ce respect est bien celui qu'on a pour les choses qu'on achète: il est mêlé de quelque secrète mésestime. On respecte ces choses-là, parce qu'on les paye très cher; mais, parce qu'on les paye, on les tient un peu au-dessous de soi.
Non moins finement rendu, le sentiment complexe, fait de mépris et d'émerveillement, qu'inspire à l'Américain Jerry ce futile Paris, ville de joie et capitale du plaisir. Et toutefois il est une scène où la grâce de Paris, tout simplement incarnée dans une fille galante qui n'est pas bête, touche décidément le Yankee positif et péremptoire; où il balbutie des paroles de désir qui jamais auparavant n'étaient montées à ses lèvres rases; et où il abdique et se fait humble, ou presque, devant la volupté du vieux monde. Et cela est exquis.
Bref, les Transatlantiques sont pleins de fragments de comédie sérieuse et quelquefois profonde. Par malheur ces fragments précieux sont noyés, emportés dans un flot tumultueux d'opérette. L'entrée de la tribu des Shaw dans le salon des Tiercé ressemble à une invasion de Peaux-Rouges. Cela continue pendant trois actes; et cela, il faut le dire, est d'un amusement extraordinaire; même, sous l'outrance exaspérée de la bouffonnerie, un peu de vérité transparaît encore çà et là; on devine que l'auteur a voulu signifier que, en dépit de M. Demolins et de moi-même, quelque chose d'irréductible s'oppose à ce que nous soyons jamais des Anglo-Saxons, quelque chose d'intime et de séculaire qui est heurté, bousculé, offensé par ce qu'on sent de brutal et d'insociable dans ces pétarades de l'individualisme et dans ces excessives énergies transatlantiques,—et enfin par l'impudeur de ces «flirts», la pudeur étant mieux comprise, malgré tout, par le vieux peuple corrompu que nous sommes.—Mais, tout cela, M. Hermant le signifie avec trop de violence, et par des traits d'une convention par trop folle. Si bien que, lorsqu'il sort de l'opérette pour rentrer dans la comédie et redevient sérieux pour réconcilier tant bien que mal le duc et la duchesse, nous n'y sommes plus du tout. Cette pièce, où abondent l'observation la plus fine et l'imagination la plus farce, souffre de la plus déconcertante duplicité de ton. C'est là son seul défaut; mais il est, j'en ai peur, rédhibitoire.
M. Henri Lavedan a fait un tour de force charmant. Il nous a donné, dans la même quinzaine, Catherine et le Nouveau Jeu, c'est-à-dire la comédie la plus effrontément attendrissante et vertueuse, et la plus effrontée peinture de mauvaises mœurs amusantes. Et le plus fort, c'est que, dans l'une et l'autre entreprise (j'en suis persuadé pour ma part), il a été également sincère; j'entends qu'il a également suivi son goût et contenté son cœur et son esprit. Car il y a chez lui un fonds de candeur intacte, une âme «vieille France», des restes sérieux de bons principes, d'éducation religieuse et provinciale, un penchant aux attendrissements honnêtes, et qui ne craint même pas un rien de banalité, tant il est certain de sauver tout par la grâce. Mais en même temps M. Lavedan est un observateur pittoresque, aigu, hardi, et qui se grise volontiers de sa propre hardiesse; un moraliste hanté de la peur que quelque autre moraliste n'aille encore plus loin que lui dans la peinture du vice contemporain et ne paraisse donc encore plus moral. Et c'est l'homme sensible et bon qui a fait Catherine, et, c'est le satirique un peu fiévreux qui a fait le Nouveau Jeu: mais les intentions de celui-ci égalent en pureté les intentions de celui-là; et tous deux font bien un seul et même homme.
Tout ce qui pouvait le mieux charmer l'âme enfantine du public, et aussi tout ce qui était le plus propre à arracher du cœur soulagé des «honnêtes gens» le fameux: «Ouf!» que provoqua jadis l'Abbé Constantin, tout ce qu'il y a de Berquin dans Jules Sandeau, de Bouilly dans Octave Feuillet, et de Mme de Genlis dans Émile Augier, M. Lavedan l'a résolument fourré dans Catherine, en y ajoutant encore du sien. Il n'a pas été chercher loin son sujet. Il a simplement transporté dans un décor d'à présent le conte éternellement aimable du roi qui épouse une bergère pour sa vertu. Le petit duc de Coutras, jeune homme à la fois vertueux et passionné, s'est mis à adorer la maîtresse de piano de sa sœur, Mlle Catherine Vallon. Il dit à sa mère: «Je veux l'épouser.» La bonne duchesse fait quelques objections, qu'elle est ravie de voir repousser par l'impétueux jeune homme, et dit: «Tu as raison, j'irai moi-même demander la main de Mlle Catherine.»—Puis, c'est l'intérieur pauvre et décent des Vallon: le père Vallon, bonhomme à longs cheveux, naïf et timide, organiste à Saint-Séverin; la petite sœur poitrinaire qui fait des abat-jour; et la bonne Catherine qui, presque dans le même moment, pioche son piano, coud à la machine, réconforte son père, aide sa petite sœur, et fait le pensum de l'aîné de ses petits frères: immuablement souriante, comme l'automate même de la vertu. Puis, c'est l'entrée de la duchesse, l'effarement du bon organiste, la demande en mariage... et le refus de Catherine.
Mais voilà le malheur. Si Catherine refuse, ce n'est pas du tout parce qu'elle est une fille raisonnable, je veux dire une fille à qui l'idée ne serait jamais venue d'aimer un duc (car, outre que, dans la réalité, l'occasion en est si rare que ce n'est pas la peine d'en parler, ces idées-là ne viennent que quand on le veut bien). Non, c'est que Catherine, un peu auparavant, a engagé sa foi à un brave garçon, Georges Mantel, qui l'aime depuis longtemps, pour qui elle a de l'estime et de l'amitié, et dont les six mille francs d'appointements sauveraient la famille Vallon.
Ici apparaît un des plus graves inconvénients du «romanesque», qui, étant une déformation optimiste du monde réel, ne peut absolument pas souffrir que la vertu soit longtemps malheureuse, et qui, dans son désir de la récompenser, ne s'aperçoit pas toujours qu'il lui communique trop à elle-même ce besoin de récompense et qu'il lui ôte quelques-unes des marques auxquelles précisément on la reconnaît. Si Catherine redemandait simplement à Mantel sa parole, elle ne serait pas héroïque, mais du moins elle serait franche. Au lieu de cela, elle lui dit (avec des façons, je le sais, et comme si cela lui échappait): «Le duc demande ma main. Je suis forcée d'avouer que je l'aime, mais j'ai refusé, car vous avez ma promesse.» Elle dit cela, sachant bien ce que répondra le pauvre garçon, et elle se laisse parfaitement dégager par lui, et elle se résigne assez vite à écrire, sous ses yeux, le «oui» qui la fait duchesse et millionnaire. Bref, elle escompte et exploite la magnanimité de son ami, tout en prétendant garder elle-même les apparences de la générosité dans le moment où elle est le moins généreuse... Elle est hypocrite et faible,—avec circonstances atténuantes, je ne l'ignore pas,—mais elle l'est enfin; et ce qui me choque, c'est que l'auteur n'a vraiment pas assez l'air de s'en douter.
Hormis cette inadvertance, les deux premiers actes de Catherine forment une moderne berquinade jolie et harmonieuse. Mais il faut poursuivre, et il semble que l'auteur ait éprouvé, ici, quelque embarras.
On a dit: «Il fallait nous montrer les difficultés que trouve l'institutrice devenue duchesse à s'adapter à son nouveau milieu, les fautes qu'elle commet contre le protocole mondain, les luttes qu'elle a à soutenir contre les belles dames du faubourg, etc.» À la bonne heure; mais c'était sortir du pays bleu, c'était rentrer dans la réalité: et quelle figure eût faite alors l'innocente idylle du commencement? Ce conte, nous n'y croyons pas: car, des mésalliances de cette force, on a pu en voir, quelquefois, qui étaient l'ouvrage du vice; de la vertu, jamais. Nous ne croyons pas, dis-je, à ce conte de ma mère l'Oie, mais nous l'aimons. À une condition pourtant: c'est qu'il restera bien un conte. Celui-là ne comporte d'autre suite que: «Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants.» L'histoire de la bergère épousée par le roi est finie lorsque le roi a épousé la bergère.
Voici toutefois ce qu'a ajouté M. Lavedan, parce qu'il se croyait obligé d'ajouter quelque chose. Quand le rideau se relève (six mois après), le jeune duc de Coutras paraît déjà détaché de sa femme. Il lui reproche, notamment, de ne pas savoir monter à cheval, de ne pas avoir assez l'air d'une duchesse, et de le tutoyer devant les étrangers; et l'on s'étonne que l'intelligente «largeur de vues» et, si je puis dire, l'antisnobisme de ce gentilhomme philosophe aient si peu survécu à son mariage. Il reproche aussi à Catherine la vulgarité du papa Vallon et l'indiscrétion turbulente des petits frères; et l'on s'étonne que la prudente et fine jeune fille des deux premiers actes ait commis cette erreur, d'installer toute sa tribu au château. On nous a changé notre roi et notre bergère. Horreur! ils ne sont donc pas parfaits? Et, là-dessus, voilà qu'une jeune parente du petit duc, Hélène de Grisolles, dont il est aimé depuis longtemps et qu'il n'a pas su deviner, se décide à lui faire sa déclaration en face, avec l'ardente brutalité de Julia de Trécœur ou de Gotte des Trembles; elle tombe dans ses bras qu'il referme poliment sur elle, et Catherine les surprend dans cette attitude... En vain son mari, soudainement repentant, essaye de la retenir. «Je m'en vais, dit-elle. Une autre femme pourrait pardonner: moi, je ne puis pas; car on me soupçonnerait toujours d'avoir voulu rester duchesse et millionnaire.» À quoi il n'y a rien à répondre.—Ce seul trait excepté, l'aventure des deux derniers actes pourrait servir de suite à n'importe quel autre mariage aussi convenablement qu'à celui du jeune duc indépendant et de la sage institutrice.
C'est le vertueux Georges Mantel qui arrangera tout. C'est lui, finalement, le héros du drame. Appelé par Catherine, il accourt exprès pour être sublime et pour se sacrifier de nouveau, non sans une emphase bien permise. D'abord bousculé par le duc, il dit à peu près: «J'aimais Catherine, et je vous l'ai donnée. Ce premier sacrifice me donne le droit de commander ici, et de disposer d'elle par une seconde immolation. Je lui ordonne de se réconcilier avec vous.» Ah! vous voulez de la vertu? Eh bien, en voilà! Catherine obéit, et le duc serre respectueusement la main de l'indiscret et héroïque Mantel. La scène, en soi, a quelque grandeur. Pourquoi faut-il que je croie si faiblement à l'histoire qu'elle conclut? Encore y croirais-je, si les personnages étaient habillés comme dans les Deux Billets ou dans le Bon Père de Florian: mais que ces jaquettes me gênent!
Le succès de Catherine a été éclatant.
Encore plus éclatant, le succès du Nouveau Jeu, qui est le contraire de Catherine et qui est pourtant, à certains égards, la même chose.
Car, si les personnages de Catherine étaient un peu les fantoches aimables de la vertu, les personnages du Nouveau Jeu sont comme les polichinelles du vice «chic», du plaisir enragé, de l'irrespect et de la blague; et, selon la fantaisie, attendrie ou ironique, de M. Lavedan, ceux-ci et ceux-là semblent s'éloigner également, quoiqu'en sens contraire, de «l'humble vérité». Mais, je l'avoue, le Nouveau Jeu me plaît davantage, et me plaît même infiniment. Ici d'abord, l'action, très simple, est bien ordonnée et forme un tout. Puis, la joyeuse outrance des types laisse encore voir les attaches qu'ils gardent avec la réalité. Ce n'est, en somme, que le monde de Viveurs, un peu plus agité et épileptique. M. Henri Lavedan n'a fait qu'exagérer jusqu'à la plus intense bouffonnerie la démarche capricante des images qui traversent ces faibles cerveaux, leur inconscience, l'incohérence de leurs associations d'idées, l'imprévu de leurs impulsions, rapides, irrésistibles et courtes comme celles des singes.
Le «nouveau jeu» est de tous les temps. Il y avait dans presque toutes les comédies romanesques du second Empire, un Desgenais qui le définissait avec indignation: «Ah! vous allez bien, vous autres!... La vertu? Vieux mot! La famille? Préjugé! La patrie? Rengaine!...» Vous reconnaissez le thème. Le nouveau jeu est simplement le nihilisme moral. Mais il n'est pas toujours tel qu'on le doive prendre au tragique. Il peut y avoir des ahuris, des jocrisses et des bouffons du nihilisme, qui est, à vrai dire, un bien gros mot pour eux. L'art de M. Lavedan, c'est d'avoir rendu leur néant prodigieusement amusant et gai, et d'avoir, dans leur vide profond, fait craquer et pétiller de fugitifs et fantasques feux d'artifice.
Pour cela, il leur a prêté une langue qu'il a en partie inventée; et c'est peut être là le mérite le plus rare de sa pièce. L'origine de cette langue, c'est l'argot du boulevard, des cercles et aussi de beaucoup de salons, cet argot recueilli, il y a quinze ans, par Gyp, l'étonnante rénovatrice du genre «Vie parisienne». Mais, au lieu que, dans la réalité, ils se contenteraient d'user docilement des quelques locutions colorées et canailles qu'ils ont apprises, les personnages du Nouveau Jeu en trouvent continuellement d'inédites; et leur langage est comme un tissu de métaphores cocasses, de synecdoches débraillées, et de familières et violentes hypotyposes. Et Costard, Labosse, Bobette et les autres nous apparaissent ainsi comme des façons de poètes burlesques.
C'est ce langage, outré, convenu, mais d'un pittoresque et d'un mouvement extraordinaires, et ce sont les innombrables sautes de sentiments et d'idées que ce langage exprime, qui font l'intérêt de la simple et folle aventure de Paul Costard. Joignez-y un renversement presque continuel des rapports normaux entre les personnages,—lesquels sont tous de joyeux «hors-la-loi», et dont la psychologie fait exprès d'être souvent à rebours de toutes les prévisions des psychologues assermentés.—La jeune fille de bonne bourgeoisie que Paul Costard se décide subitement à épouser, c'est aux Folies-Bergère qu'il l'a rencontrée. Lorsqu'il en fait part à sa mère, c'est à une heure du matin, près de la table où traînent les restes d'un souper, et pendant que sa maîtresse attend dans le cabinet de toilette. Et le projet paraît tout à fait drôle à cette bonne mère aux cheveux rouges, «gobée» de Bobette qui un jour, étant malade, a reçu d'elle un panier de vin.—Or, le lendemain, venu chez Labosse pour faire sa demande, qui est instantanément accueillie, Costard reconnaît dans son futur beau-père le vieux monsieur avec qui il a fraternisé l'autre nuit, chez Baratte, à quatre heures du matin: et de se taper sur le ventre, et de se rouler de rire, tant «elle leur semble bonne».—Peu de mois après, l'idée d'être trompé par sa femme amuse tellement Costard, que Bobette ne peut se tenir de lui apprendre que «ça y est» en effet. «Tiens! vous ne riez plus»? dit-elle. «Attends que ça vienne», répond-il. Et ça vient. Et il est vraiment «très bien» dans la scène où, son petit chien sur le bras, il fait constater le «flagrant délit» de sa femme: mais celle-ci est mieux encore lorsqu'elle ôte son corsage, dont les manches la gênent, pour remettre son chapeau, et se fourre ensuite, par pudeur, dans le lit de la chambre garnie. Joignez que Costard ne lui cède en rien quand, surpris à son tour en compagnie de Bobette, il offre le champagne au commissaire et déclare qu'il ne s'est jamais tant amusé. Tout cela, relevé par l'imprévu bariolé des propos, est d'une démence à quoi rien ne résiste.
Démence très attentive dans le fond. La suite des «mouvements d'âme» de Paul Costard est extravagante, mais vraie. À un moment, il raconte «la plus forte émotion de sa vie». C'était un soir où, ayant «plaqué» une petite amie, il était venu chercher l'apaisement aux Folies-Bergère. Il y vit «sept étalons de l'Ukraine» présentés en liberté. Ces noirs coursiers balançaient lentement leurs têtes surmontées de panaches noirs, ce pendant que l'orchestre jouait une musique solennelle. Et cette musique, ces panaches de corbillard... Paul Costard sentit quelque chose pleurer dans son cœur. De même, après la constatation parallèle des deux flagrants délits, Costard, abandonné par Bobette, et, là-dessus, ayant lu par hasard Paul et Virginie, n'est pas très loin de croire à l'immortalité de l'âme. Pourquoi non? Que, dans un moment de détresse sentimentale, les chevaux noirs et les cuivres imposants des Folies-Bergère l'aient fait songer à la mort; que, dans une autre heure mélancolique, la symétrie des deux flagrants délits lui ait paru vaguement providentielle et l'ait rendu vaguement spiritualiste... c'est saugrenu, mais plausible; nous connaissons cela; c'est, après tout, d'impressions analogues que sont sorties les Nuits et l'Espoir en Dieu; et il y a donc, dans Paul Costard, un Musset qui s'ignore; un Musset «loufoque», pour parler sa langue.
C'est cette démence qui sauve ce que certaines scènes du Nouveau Jeu ont d'extrêmement osé. Lorsque dans la chambre de Bobette, au petit jour, Costard raconte à son amie dans quelles circonstances il a «pincé» sa femme, et que, durant dix minutes, charmée par ce récit, Bobette, en chemise de nuit, fait des sauts de carpe parmi le désordre des draps et des couvertures, ce tableau d'extrême intimité nous effarerait peut-être un peu, si nous ne nous souvenions que nous sommes à Guignol et que nous assistons aux ébats de deux marionnettes. Et puis, l'auteur de Catherine s'est si bien mis en règle avec la vertu qu'on lui peut passer quelques licences.
D'ailleurs, fidèle à son devoir, le moraliste convaincu qui cohabite, chez M. Lavedan, avec le satirique audacieux, surgit au dénouement. Les personnages, calmés, défilent devant le juge d'instruction, qui paternellement les sermonne; et Bobette, avec l'autorité de l'expérience, donne l'explication de la comédie. Le «nouveau jeu», c'est une gourme qu'on jette, et cela ne tire pas à conséquence. On s'aperçoit un jour que la règle a du bon. Costard finira dans la peau d'un bourgeois correct, respectueux des convenances et même des préjugés, et Bobette, vieillie, sera une bonne dame qui invitera son curé et rendra le pain bénit.—À vrai dire, tout cela n'est pas sûr: témoin Labosse, demeuré polichinelle jusque dans un âge avancé. Puis, on ne voit pas assez si l'auteur est ironique dans cette conclusion même, et s'il se rend bien compte que Costard et Bobette, «rangés» de la façon qu'il dit, vaudront moins qu'ils ne valaient, puisque passer du nouveau jeu au vieux jeu, ce sera, pour eux, passer du cynisme ingénu à l'hypocrisie.—Mais surtout ce dernier acte est si inutile! Et Catherine suffisait si bien à nous garantir la moralité de l'auteur!
M. Maurice Donnay a diverses originalités, toutes rares. Il me semble d'abord qu'il est le seul de sa bande qui écrive encore plus pour son plaisir que pour celui des autres; et que cet esprit, qui plaît si naturellement, ne sacrifie que peu, si l'on y regarde de près, au désir de plaire. Ne vous y trompez pas, dans ses trois comédies psychologiques, ce «charmeur» est un réaliste très ingénu: je sens en lui un très sincère et presque intransigeant amour de la vérité, et une horreur des «ficelles», où il y a du défi et de la candeur. Son dialogue est unique. Si vous lisez ses pièces imprimées (j'excepte, bien entendu, Lysistrata), vous verrez que ce dialogue est ce qu'on a fait, au théâtre, de plus approchant, par le mouvement et la syntaxe, du style de la conversation. Pas une phrase «écrite»; jamais on n'a plus subtilement usé de la syllepse, de l'ellipse, ni de l'anacoluthe. Et cette familiarité n'est jamais plate; cela est ailé, fluide, et, d'autres fois, d'une couleur délicieuse. Car ce réaliste est un poète. Il fait beaucoup songer, par sa grâce, au Meilhac de la Petite Marquise, de la Cigale, de Ma Camarade,—avec, si vous voulez, une langueur plus chaude ou un pittoresque plus aigu: ce qui veut peut-être seulement dire qu'il est d'aujourd'hui.
Cette fois (dans l'Affranchie), il faut avouer que M. Maurice Donnay s'est laissé un peu égarer par sa chimère d'une comédie exactement ressemblante à la vie; d'une comédie où il n'arrive, extérieurement, presque rien et où les principaux événements sont les sentiments des personnages; d'une comédie absolument simple, plus simple encore, quant à la fable, que Bérénice ou Amants (cette Bérénicette). C'est un nouvel épisode de l'histoire éternelle des amants. Dans la première pièce amoureuse de M. Donnay, les amants se quittaient sans mensonge. Dans la Douloureuse, ils étaient séparés par un mensonge réciproque. Dans l'Affranchie, l'amant souffre moins d'un mensonge précis de sa maîtresse que de la découverte qu'il fait de son habitude de mentir, et il se débat moins contre tel ou tel mensonge que contre une menteuse.—Mais comme cette menteuse presque involontaire est une femme qui aime, cela forme quelque chose d'extrêmement complexe et embrouillé, qui demeure mal connu de celle même qui ment et de celui à qui elle ment; quelque chose enfin de trop fuyant et de trop insaisissable pour être proprement dramatique. C'est du moins mon impression.
Voici les faits. Roger Chambrun est l'amant d'Antonia de Maldère, une dame libre, riche, de condition sociale un peu indécise. Roger a pour marotte la loyauté en amour. «Tu es libre, dit-il à Antonia; et, le jour où tu ne m'aimeras plus, dis-le-moi franchement; je ne te ferai aucun reproche. Pourquoi mentir, et souffrir ou faire souffrir inutilement?» Roger est sans doute naïf de croire, ou que cette franchise est possible, ou qu'elle supprimerait la souffrance, ou que l'on connaît toujours le moment où l'on a cessé d'aimer. Mais les gens les plus spirituels peuvent avoir de ces naïvetés.
Or, au premier acte, Antonia ment à Roger, en lui faisant un récit arrangé de sa vie, et en lui contant qu'elle est veuve, alors qu'elle est divorcée et qu'elle a été chassée par son mari.—Au deuxième acte, Roger découvre ce premier mensonge, et Antonia lui en fait un second à propos d'une photographie d'un de leurs amis, Pierre Lestang.—Au troisième acte, Roger découvre ce second mensonge et que, dans l'entr'acte, Antonia est devenue la maîtresse de Pierre. Il lui dit son fait; elle lui jure qu'elle n'a pas cessé de l'aimer; elle lui avoue, avec les apparences d'une horrible franchise, qu'elle s'est donnée à Pierre par une curiosité perverse et inepte: mais Roger ne la croit plus; il est plus irrité encore de ce perpétuel et inextricable mensonge que de la trahison elle-même; et, Antonia étant tombée à la renverse sur un canapé, il sonne sa gouvernante et dit: «Soignez madame; elle est peut-être évanouie.»
Ce «peut-être» est le mot final; et le malheur, c'est qu'il pèse sur toute la pièce.—Lorsque Antonia, à Venise, au clair de lune, improvisait une version romanesque et avantageuse de son passé, elle ne s'apercevait peut-être pas qu'elle mentait; ou, ce qu'elle en faisait, c'était pour plaire à son amant, et c'était peut-être moins par vanité ou par ruse que par amour. Lorsqu'elle s'est livrée à Pierre Lestang pour savoir comment était fait un homme à qui sa maîtresse a naguère logé une balle dans la tête, peut-être se méprisait-elle elle-même; peut-être aimait-elle toujours Roger, comme elle l'assure; et les lettres si enflammées et si tendres qu'elle lui écrivait étaient peut-être sincères. Et elle sera peut-être désespérée si Roger l'abandonne. Le cas d'Antonia est vrai. Il est très vrai qu'elle ignore, sur elle-même, la vérité. Il est très vrai que beaucoup de femmes, et quelques hommes pareillement, ne savent rien de l'arrière-fond de leurs âmes, ni s'ils aiment, ni qui ils aiment, ni comment et dans quel degré, ni s'ils mentent, ni pourquoi ils mentent. Mais le public, lui, veut savoir. Il veut voir clair, même où la vérité veut qu'il ne fasse pas clair. Il ne se laisse pas congédier sur un «peut-être». C'est aussi bête que cela; et c'est pour cette raison que l'Affranchie a finalement déconcerté la foule, en dépit du talent de l'auteur, qui n'a pas diminué; en dépit du rôle adorable de Juliette, sœur de la petite Alice Doré de Sapho, mais moins «brebis»; en dépit du five o'clock de perruches du deuxième acte, et des mots charmants, et des mots profonds, et de la psychologie pénétrante et souple, et de la grâce partout répandue.
Notez que le sens même du titre reste incertain. Il signifie, je crois, que l'«affranchie» Antonia a conservé des habitudes d'esclave. Je ne saurais cependant l'affirmer.
Mais est-ce que par hasard M. Maurice Donnay ne pourrait pas nous montrer un drame survenu dans un ménage régulier?(Retour à la Table des Matières)
Au Vaudeville, Paméla, marchande de frivolités, comédie en quatre actes et sept tableaux, de M. Victorien Sardou,—Au Gymnase, Mariage bourgeois, comédie en quatre actes, de M. Alfred Capus.
Paméla est une pièce de même genre que Thermidor et Madame Sans-Gêne. Ce genre agréable et mêlé, moitié drame historique, moitié comédie d'intrigue, Paméla n'en est pas le chef-d'œuvre; mais c'est encore une pièce singulièrement ingénieuse.
Il y a dans Paméla deux endroits fort attendrissants. C'est d'abord quand Barras fait à une bande de jolies femmes la galanterie de les mener au Temple pour leur montrer le petit Louis XVII prisonnier. On sort l'enfant de sa chambre; les jolies dames s'apitoyent, le questionnent d'un ton suave de perruches charmées de «tenir une émotion». L'enfant, hâve, chétif, les genoux enflés, tout abruti par la souffrance, la maladie et la solitude,—trop bien peigné seulement, car nous sommes au théâtre,—garde un silence farouche. Si l'auteur s'en était tenu là, l'effet de cette apparition muette du petit martyr parmi ce carnaval de «merveilleuses» fût demeuré vraiment tragique. Mais il a craint de nous trop serrer le cœur. Il a donc voulu que cette bonne Paméla restât seule avec l'enfant. Elle le caresse, le débarbouille, l'apprivoise. Le petit, encouragé, demande des nouvelles de sa mère, comprend qu'elle est morte, sanglote et se pâme. Quel mauvais cœur résisterait à ce spectacle?
L'autre endroit, c'est quand, le soir de l'enlèvement, le républicain Bergerin, l'amant de Paméla, découvre le petit roi dans le panier de blanchisseuse. Brutus va faire son devoir. Mais l'enfant royal, sommeillant à demi, lui jette ses deux bras au cou; et ce geste d'enfantine confiance désarme Brutus et fait subitement crouler, au choc d'un sentiment très simple de pitié humaine, toute son intransigeance abstraite et têtue. «Bah! dit-il, pour un enfant qu'on lui vole, la Nation n'en mourra pas!» Et il laisse Paméla porter le petit Louis aux conjurés qui l'attendent à l'entrée du souterrain...
Le reste est rempli par l'histoire de la conspiration. C'est d'abord une matinée de Barras, avec beaucoup, presque trop de «couleur locale» et de détails anecdotiques artificieusement enfilés. Barras reçoit des policiers,—et quelques pots-de-vin,—puis Paméla, qui vient lui faire payer une note de Joséphine. Il interroge deux royalistes accusés de préparer l'évasion du petit roi, et les fait mettre en liberté: car il a son idée.—Puis, c'est la visite des merveilleuses au petit prisonnier.—Puis, c'est l'atelier de menuiserie où les conspirateurs, déguisés en ouvriers, ont creusé un souterrain qui aboutit à la cour de la prison. Tout est préparé pour l'enlèvement. Ils ont gagné les gardiens et la blanchisseuse du Temple; cette femme emportera l'enfant dans un panier de linge. Mais au dernier moment, effrayée, elle se dérobe: tout est perdu! La bonne Paméla s'offre à prendre sa place: tout est sauvé!
Puis, c'est une fête chez Barras, car il faut varier et contraster les tableaux. Barras dit à Paméla: «Je sais tout»... et lui donne un laissez-passer qui lui permettra de pénétrer au Temple après l'heure où l'on ferme habituellement les portes. «À une condition, ajoute-t-il: c'est que l'enfant me sera remis.» (Il compte s'en servir, le cas échéant, pour traiter avec le comte de Provence.)—Paméla rencontre alors le farouche patriote Bergerin, son amant, qui a des soupçons et à qui elle finit par tout avouer. Embarras de Bergerin: s'il dénonce le complot, il livre sa maîtresse; s'il se tait, il trahit son devoir. Il s'arrête à cette solution: «Je serai ce soir au Temple.—J'y serai aussi!» dit Paméla.
Ici, pour nous délasser de ce «sublime», un intermède tragi-comique. Les conspirateurs sont occupés, dans le souterrain, à donner les derniers coups de pioche... Ils savent qu'il y a parmi eux un traître, mais ignorent qui c'est. Là-dessus, une patrouille envahit le souterrain et arrête tout le monde. Le faux frère se trahit lui-même en montrant au chef sa carte de policier. On le ficelle avec soin. La patrouille était une fausse patrouille. Le «truc» est divertissant.—Vient alors le tableau de l'enlèvement, très adroitement aménagé et qui se termine, comme j'ai dit, par les deux bras du rejeton des tyrans autour du cou de Brutus.
Et ça finit en opérette, de façon qu'il y en ait pour tous les goûts. Des paysans de théâtre, qui sont des conjurés, font la fenaison au bord de la Seine. Le petit roi, qu'on s'est bien gardé de remettre à Barras, repose dans une maison voisine. Barras, qui s'est imprudemment mis à sa poursuite, se voit soudainement entouré par les faux villageois armés d'engins champêtres. Il ne perd pas la tête et demande à présenter ses hommages à Sa Majesté Louis XVII. On amène l'enfant sur un brancard orné de feuillages et de fleurs, sorte de pavois rustique, et Barras lui baise respectueusement la main et l'assure de son dévouement profond, quoique éventuel...
Voilà bien de la variété, bien de l'agrément, bien de l'esprit, bien de l'ingéniosité, et, semble-t-il, tout ce qu'il faut pour plaire. D'où vient donc que Paméla n'ait pas obtenu le succès étourdissant de Madame Sans-Gêne, ni même le succès de Thermidor? J'en entrevois trois ou quatre raisons.
Il y avait dans Thermidor plusieurs forts «clous»: le chœur des tricoteuses, le cantique des religieuses dans la charrette, la séance de la Convention,—sans compter, dans un ordre d'intérêt plus rare, l'admirable scène des dossiers. Les «clous» de Paméla sont plus modestes.—Dans Madame Sans-Gêne il y avait le premier Empire, et il y avait «Lui»! Le décor et les costumes de Paméla sont moins nobles et moins magnifiques; et peut-être aussi que le Directoire est une période trop hybride et dont la description morale, même superficielle, comporte trop d'ironie pour que la foule y prenne un plaisir simple et sans mélange.
Surtout la pièce elle-même est hybride. L'hypothèse de M. Sardou touchant l'évasion de Louis XVII fait que Paméla n'est ni un drame historique, ni une fiction.
Il est peut-être vrai, quoique indémontrable, que l'enfant royal ait été enlevé de son cachot; mais quelques curieux seuls y croient: la foule, prise en masse, n'y croit pas, et c'est sans doute ce qui la gêne ici. La défiance qu'elle a l'empêche de se laisser prendre aux entrailles. Elle pourrait s'émouvoir sur la délivrance d'un petit martyr qui s'appellerait Émile ou Victor et qui aurait été inventé par l'auteur. Mais, du moment que l'enfant dont on lui montre l'évasion s'appelle Louis XVII, elle résiste, parce qu'elle a idée que cette évasion n'a jamais eu lieu, et parce que Louis XVII, pour elle, c'est, essentiellement, l'enfant maltraité par le cordonnier Simon et mort de rachitisme au Temple. On est intéressé, mais peu touché, par le développement d'une hypothèse contre laquelle on était en garde d'avance. Paméla manque à cette règle, tant de fois promulguée et établie par mon bon maître Sarcey, qu'une pièce historique ne doit pas trop contrarier les notions ou les préventions du public sur les événements et les personnages qu'on lui met sous les yeux. Si bien que Paméla, pour réussir complètement, aurait dû être précédée d'une campagne de presse et de conférences qui eût persuadé le public de la vérité ou de l'extrême vraisemblance de ce que l'auteur prétendait, si j'ose dire, lui faire avaler. Est-ce que je me trompe?...
Mais ce n'est pas tout. Ce qui, dans Paméla, tient la plus grande place, ce n'est pas Louis XVII et son martyre (et j'avoue que ce spectacle, trop prolongé, de souffrances surtout physiques eût été vite intolérable), et ce ne sont pas non plus les personnes et les sentiments des conjurés: c'est la conspiration elle-même, vue par l'extérieur. Et les détails matériels, les épisodes et les péripéties de cette conspiration sont tels, qu'ils conviendraient presque tous à n'importe quelle autre conspiration où il s'agirait d'enlever un prisonnier politique. Toutes les scènes de l'atelier de menuiserie, de la fête chez Barras et du souterrain pourraient servir, très peu modifiées, pour d'autres pièces. On est amusé par les faits et gestes des conjurés, indépendamment de ce qu'ils pensent et de l'objet qu'ils poursuivent: et, dès lors, on est seulement amusé, rien de plus, et encore assez doucement. C'est comme qui dirait la conspiration «en soi», la conspiration «passe-partout».
On est un peu déçu. Car on s'attendait à quelque drame du devoir et de la passion; on se figurait que l'essentiel de cette histoire, ce serait la lutte entre la sensible Paméla et son amant républicain. Mais cette lutte n'est qu'indiquée. Deux fois, chez Barras et au Temple, Paméla et Bergerin se trouvent en présence et font mine de s'expliquer. La rencontre pouvait être belle de ces deux amants, divisés entre eux et divisés contre eux-mêmes par des sentiments très vrais, très humains, très forts et peut-être également généreux. Bergerin pouvait aller beaucoup plus loin dans ce qu'il croit son devoir, être décidément romain et Cornélien. Et tous deux (mais peut-être n'eût-il pas été mauvais de nous convaincre davantage de la grandeur de leur amour mutuel) pouvaient avoir de beaux déchirements—et de beaux cris. Paméla en a quelques-uns, mais surtout des mots de théâtre, comme lorsqu'elle convie les femmes «au 14 juillet des mères». Et Bergerin n'est qu'un Brutus de carton. Le mouvement du petit prince qui l'embrasse dans son demi-sommeil est une trouvaille charmante; mais les fureurs qui cèdent à ce baiser d'enfant étaient étrangement pâles et modérées, et le petit prince avait trop beau jeu.
Ces deux rencontres de Bergerin et de Paméla, on dirait que M. Sardou les traite avec une sorte de négligence et d'ennui, et qu'elles ne le remuent lui-même que médiocrement. C'est comme si le grand dramaturge, pour avoir, dans sa vie, trop imaginé de ces situations violentes, trop développé de ces tragiques conflits, n'avait plus eu, cette fois, le courage de faire l'effort qu'il faut pour se mettre à la place de ses personnages, pour se congestionner consciencieusement sur leur cas, pour se représenter leurs émotions et trouver des phrases qui les expriment avec quelque précision et quelque force. Il y a, dans Paméla, comme un détachement fatigué à l'égard de ce qui est pourtant la partie la moins insignifiante de l'invention dramatique: les sentiments, les passions, les mouvements des âmes.
La dextérité de M. Sardou reste d'ailleurs surprenante, et j'aime cette dextérité pour elle-même.—J'aurais voulu sans doute que la politique et les intrigues de Barras fussent un peu plus poussées (je songe à Bertrand et Raton ou à Rabagas): tel qu'il est, néanmoins, le Barras de M. Sardou ne me déplaît point. C'est un fantoche, soit; mais beaucoup d'hommes de la Révolution ont peut-être été des fantoches, et je ne vois pas d'époque où la disproportion ait paru si grande entre les hommes et les événements. Et je garde un faible pour Paméla, figure facile, mais très bien venue, d'une gentillesse, d'une gaîté, d'une bravoure et d'une sensibilité si «bonnes filles».
M. Alfred Capus continue de «s'affirmer» comme un réaliste de beaucoup d'esprit et de beaucoup d'observation à la fois, et comme le meilleur spécialiste que nous ayons de la «comédie de l'argent». Il connaît très bien le personnel de cette comédie-là, surtout le personnel inférieur, qui en est aussi le plus pittoresque: coulissiers marrons, agents de publicité, entrepreneurs d'affaires vagues, ou d'affaires précises, mais un peu osées. Dans Mariage bourgeois, Piégois, directeur de Casino,—ou tenancier de tripot, comme il s'appelle lui-même,—est un type singulièrement vivant de forban cordial et de canaille bon enfant, et qui mérite de rester dans la mémoire tout autant que le visionnaire Brignol, de Brignol et sa fille.
Une «comédie de l'argent» est, naturellement, une comédie qui en fait voir la funeste puissance, et les lâchetés et les vilenies auxquelles l'argent plie les âmes. Elle est donc, d'une part, pessimiste et satirique. Mais, naturellement aussi,—et à moins d'un parti pris amer, comme celui de Lesage dans Turcaret,—l'auteur est amené à nous montrer, à côté des esclaves de l'argent, ceux qui échappent à son pouvoir, et par suite, à introduire dans sa comédie satirique une certaine dose d'optimisme et, volontiers, de romanesque. Cette dose me semble plus forte dans Mariage bourgeois que dans les autres pièces de M. Capus.
Par là, il tendrait à se rapprocher, quant au fond, d'Émile Augier. Mon Dieu, oui. Mais il est moins rigoriste, moins «ferme sur les principes», mieux instruit de la diversité des «morales» professionnelles ou individuelles, et de ce qu'il peut y avoir de relatif dans la valeur de nos actes. Puis l'horreur qu'il a des mauvaises actions conseillées par l'argent le rend infiniment indulgent aux fautes où l'argent n'est pour rien, et, d'autres fois, lui fait éprouver une sympathie presque excessive pour les mouvements accidentels de bonté dont peut encore être capable tel coquin qui s'est enrichi à force de manquer de scrupules.
Il fait dire, ou à peu près, par Piégois au jeune Henri Tasselin, probe (quoique avide) dans les questions d'argent, mais impitoyable et déloyal en amour: «Vous, vous ne feriez tort d'un sou à personne; mais vous avez lâché, pour un beau mariage, la jeune fille à qui vous aviez fait un enfant. Moi, j'ai roulé beaucoup d'imbéciles dans ma vie; mais j'ai épousé, quand elle est devenue mère, une ouvrière que j'avais séduite. Chacun a sa morale, et nul n'est parfait.» Et le bon tenancier, la sympathique crapule ajoute plaisamment: «Si les imbéciles n'étaient pas roulés, ils triompheraient et le monde ne serait plus habitable.»
L'auteur, ici, ne nous cèle guère sa préférence pour Piégois. Cependant Piégois a dû, au cours de ses louches spéculations, faire parmi les «imbéciles» qu'il a «roulés» des victimes aussi intéressantes—qui sait?—et aussi à plaindre qu'une fille-mère abandonnée par son amant. Mais ces victimes lui demeuraient lointaines et inconnues, il ne les a pas vues souffrir; et il est possible que notre responsabilité ne soit pas seulement en raison du mal que nous avons fait, mais en raison aussi de la malice réfléchie et de la dureté que nous avons déployées pour le faire. Le meurtre, par le moyen d'un bouton qu'on presse, d'un «mandarin» invisible, est, en soi, un crime aussi abominable qu'un assassinat par le couteau; mais il n'est clairement tel qu'aux yeux d'une conscience très formée. Donc, nous inclinons à croire finalement, avec l'auteur, que Piégois, qui certes ne vaut pas grand'chose, vaut pourtant mieux que ce sec et lâche Henri Tasselin, qui n'a encore volé personne, mais qui est sans entrailles.
Pareillement, les filles-mères étant presque toujours sacrifiées à l'argent, M. Alfred Capus témoigne une tendresse et un respect croissants aux filles-mères. Il les fait honnêtes, loyales, désintéressées, héroïques. Il en a encore mis une dans Mariage bourgeois, qui est exquise.—Enfin, le mariage, trop souvent, se passant d'amour et n'étant qu'un marché, M. Alfred Capus confesse une préférence de plus en plus marquée pour le concubinage, dans les cas où le concubinage n'est pas déshonoré lui-même par la question d'argent. Et il a soin de communiquer ce sentiment à quelques-uns de ses personnages «sympathiques». Dans Rosine, il faisait absoudre l'amour libre par un père de famille; il le fait absoudre, dans Mariage bourgeois, par une jeune fille bourgeoise.
M. Alfred Capus paraît donc assez hardiment révolutionnaire. Mais je ne fais ici que signaler ses tendances, puisqu'il n'est point un écrivain à thèses et qu'il ne disserte jamais. Il a ce grand mérite, de soulever fréquemment des cas de conscience, sans s'en douter peut-être, et rien que par la façon dont il observe et traduit la réalité. Ce qu'il y a de plus clair, c'est que l'esprit de son théâtre est généreux, avec un soupçon de scepticisme et de veulerie et quelque incertitude morale. Il n'a pas la sereine et sûre distinction du bien et du mal, qui est une des marques, par exemple, de M. Eugène Brieux. Cela veut peut-être dire que M. Capus respecte mieux la complexité des mobiles humains. Mais il est un point qui, au travers des questions de casuistique posées et non résolues, et peut-être non aperçues par l'auteur, ressort de plus en plus (qui l'aurait cru naguère?) du théâtre de ce réaliste ironique; et sur ce point nous pouvons nous accorder avec lui: c'est que la première et la meilleure vertu (il dirait lui, «la seule», en quoi il aurait tort), c'est la bonté.
Et maintenant, il faut bien dire un mot de la fable de Mariage bourgeois. Ce n'est pas très commode; car l'éparpillement de l'action et de l'intérêt est le plus grand et sans doute l'unique défaut de cette comédie. Essayons pourtant, en ne retenant que l'essentiel.
Henri, jeune avocat qui veut faire son chemin, fils du digne chef de bureau André Tasselin et neveu du banquier Jacques Tasselin, est fiancé à Mlle Ramel qui a 200.000 francs de dot.
Ici intervient notre Piégois. Il dit au banquier Tasselin (j'abrège ses propos et j'en intervertis l'ordre, mais cela vous est égal): «Vous êtes, quoique personne ne s'en doute encore, dans de mauvaises affaires. Je vous prête 500.000 francs, mais à une condition: ma fille Gabrielle, qui a un million de dot et trois millions d'espérances, est follement éprise de votre neveu. Je la lui donne si vous voulez.—Mais son mariage avec Mlle Ramel?—Vous pouvez le défaire. Votre neveu a secrètement, à Paris, une maîtresse et un enfant. Que M. Ramel en soit averti, il retirera son consentement, et votre neveu épousera ma fille.» Marché conclu.
Seulement, nos gens ont compté sans la vertu de Suzanne Tillier, la jeune fille séduite par Henri Tasselin. Cette Suzanne est une brave créature; n'étant plus aimée du père de son enfant, elle lui a rendu sa liberté; et, quand M. Ramel vient la questionner, elle répond qu'elle n'est point la maîtresse d'Henri et qu'elle n'a aucune raison d'empêcher son mariage avec Mlle Ramel.
Mais, du moment qu'Henri ne peut plus être son gendre, Piégois refuse au banquier Jacques Tasselin les 500.000 francs qu'il lui avait conditionnellement promis. Acculé à la faillite, ayant même mangé la petite fortune de son frère le chef de bureau (ce qui amène enfin la rupture des fiançailles d'Henri et de Mlle Ramel), Jacques Tasselin songe d'abord au suicide. Puis, sur le conseil d'un vieux caissier philosophe, il «file» à l'étranger,—avec la ferme résolution, d'ailleurs, de se refaire et de restituer un jour ou l'autre. Et les angoisses du banquier, ses suprêmes tentatives, sa scène avec Piégois, sa scène avec son frère qui, d'abord furieux, finit par l'embrasser, tout cela forme un drame simple et poignant, d'une rare intensité d'émotion.
Ainsi,—et là est, à mon sens, l'idée vraiment originale de M. Capus, et, s'il l'eût mieux mise en relief, le succès de sa pièce n'eût pas été douteux,—c'est la générosité de la fille séduite, qui, sans le savoir, punit le séducteur en lui faisant manquer un mariage d'un million, et qui, en outre, ruine toute la famille de ce coriace jeune homme. C'est par la délicatesse d'une fille-mère qu'est bouleversée la vie de tous ces bourgeois. Piquante «justice immanente» et moralité ironique des choses!
M. Alfred Capus finit toutefois par consentir à un dénouement heureux, mais il a soin que l'optimisme en soit sans fadeur. Comme les affaires de la famille Tasselin avaient été gâtées par la vertu d'une irrégulière, c'est la bonté d'âme d'un irrégulier qui les rétablit. Piégois, en effet, se ravise. Sa fille est toujours aussi follement amoureuse du sec Henri Tasselin et dit qu'elle mourra si on ne le lui donne. (L'auteur ne nous a pas montré cette enfant, et des critiques s'en sont plaints; mais je m'en console, parce que je me la représente très facilement.) Donc, Piégois
(Les cœurs de tenanciers sont les vrais cœurs de père)
va trouver le jeune avocat: «J'ai obtenu un concordat, des créanciers de votre oncle; ils se contenteront de 250.000 francs; j'ai arrêté les poursuites, car je connais beaucoup de juges. Ma fille est à vous avec son million, moins ces 250.000 francs, soit 750.000 francs.» Henri accepte, avec très peu d'hésitation.
Mais, si Henri est ignoble, sa petite sœur Madeleine est exquise. C'est une ingénue sans niaiserie ni timidité. Elle était l'amie intime de Suzanne Tillier, l'orpheline si vilainement séduite par Henri. (Et je ne vous ai pas assez dit combien cette Suzanne était charmante. Ce n'est plus la fille-mère geignarde et un peu hypocrite du théâtre d'autrefois. Elle a, notamment, la franchise de se reconnaître responsable de sa propre chute.) Dans un second acte,—épisodique, oui, mais touchant et d'un esprit généreux,—Madeleine s'en vient chez Suzanne, l'embrasse, la console, est charmée qu'elle ait un bébé, ne s'effare pas une seconde de la «situation irrégulière» de son amie. Elle-même, tandis que son frère ne cherche que l'argent dans le mariage, n'y cherche que l'amour et profite de la débâcle de sa famille pour épouser un bon petit garçon, à peu près sans le sou, qu'on lui avait refusé jusque-là. Mariée, elle recueillera chez elle Suzanne et son bâtard. Et la mère de Madeleine, brave femme, la laisse faire. «La bourgeoisie, dit Piégois attendri, sera sauvée par les femmes.» Ainsi soit-il.—Remarquez ici la décroissance, heureuse après tout, du pharisaïsme public. Des choses que Dumas fils, il y a trente ans, n'aurait hasardées qu'avec un luxe de préparations, et qu'il eût tour à tour insinuées avec des finesses de diplomate ou imposées avec des airs de dompteur, passent maintenant le plus aisément du monde et sans l'ombre de scandale.
Ce que je ne puis vous dire, c'est, dans cette histoire un peu éparse et que je suis loin de vous avoir résumée tout entière, l'esprit, l'observation pénétrante, la finesse des remarques sur le train de la société actuelle (exemple: «Il y a aujourd'hui tant de déclassés qu'ils formeront bientôt une classe»), et, partout, l'admirable naturel du dialogue.(Retour à la Table des Matières)
Au Gymnase, l'Aînée, comédie en quatre actes, cinq tableaux.
L'Aînée n'est point une pièce à thèse et n'est qu'accessoirement une comédie de mœurs. C'est un simple «drame bourgeois» et, plus spécialement, une histoire d'âme.
Cette âme est celle de Lia, l'aînée des six filles du pasteur Pétermann. Lia est bonne, pieuse, dévouée; et elle a habitué les autres à son dévouement. «Ah! la brave fille!» dit un voisin de campagne, mûr, curieux, et un peu philosophe, M. Dursay. «C'est elle qui a été la vraie mère de toutes ses jeunes sœurs, et qui tient le ménage, et qui gouverne la maison, et qui dispense M. et Mme Pétermann de surveiller leurs filles. Et tout cela avec une grâce presque silencieuse, et un oubli de soi, et une ignorance de son propre mérite!... Elle ne s'est pas aperçue, tandis qu'elle vivait pour les autres, qu'elle atteignait ses vingt-cinq ans. Heureusement, je crois qu'elle va épouser ce solennel pasteur Mikils, qui n'est qu'un bon nigaud, mais qu'elle a la naïveté de prendre pour un grand homme, à qui elle prêtera tous les talents et toutes les vertus, et avec qui elle sera probablement heureuse, parce que son bonheur est en elle.»
Mais l'ingénu pasteur Mikils s'est laissé prendre aux coquetteries effrontées de Norah la cadette, et il l'a choisie, justement parce qu'il ne devait pas la choisir. Il annonce lui-même la nouvelle à Lia, sous couleur de la consulter. Et Lia résignée dit à sa jeune coquine de sœur: «Ma pauvre, pauvre Norah! Sois heureuse, et surtout ne le rends pas malheureux. Sois bonne, patiente, dévouée, fidèle.»
Cinq ans après. Le père Pétermann a perdu sa petite fortune dans des spéculations financières faites à bonne intention. Heureusement quatre des petites Pétermann étaient mariées avant le désastre. Lia reste seule, dans le foyer attristé et rétréci, avec sa dernière sœur, Dorothée. Elle est institutrice dans une des écoles de la ville. Elle n'est pas malheureuse. «Je vous ai, dit-elle à ses parents; j'ai deux neveux et une nièce pour qui je tricote des brassières et des petits jupons; j'ai ma classe qui m'intéresse. Toutes mes heures sont occupées; c'est comme un réseau d'habitudes qui enveloppe et protège ma vie intérieure...» Mais elle n'a pas oublié l'avantageux pasteur Mikils.
Là-dessus tombent à la maison Mikils et sa femme, avec des figures bizarres. Norah n'a pu, tant il était ennuyeux, rester fidèle à son mari. Il en a eu de sérieux indices, sinon la seule preuve sans réplique, celle qui consiste à voir de ses yeux; et alors, très embarrassé, il a trouvé cela, d'amener Norah à son père, au chef spirituel de la famille, pour qu'il la juge et qu'il décide d'elle. C'est Norah elle-même qui conte ces choses à Lia, et qui la supplie d'obtenir de Mikils qu'il pardonne sans rien dire. Et cette confidence et cette prière ont pour effet d'affranchir Lia de son premier et mélancolique amour, par le sentiment de l'ironie de la situation et de l'inutilité de son renoncement.
Elle s'indigne d'abord: «Ta faute, dit-elle à Norah, n'est pas seulement horrible en elle-même; elle ridiculise, elle bafoue mes scrupules et ma résignation et rend grotesques à mes propres yeux cinq années de ma triste vie!...» Puis, elle se calme; elle ne peut s'empêcher de trouver Mikils un peu ridicule, de le voir «comme un pauvre être diminué qu'on plaint avec un sourire», et «de le traiter presque dans sa pensée comme feraient les gens du monde et les personnes sans religion ni bonté». C'est presque avec raillerie, et comme si elle prenait une revanche, qu'elle remontre à Mikils l'imprudence de son mariage et qu'elle l'exhorte au pardon. Or le malheureux aime toujours sa femme; il l'aime, comme il dit, «honteusement»; il confesse à Lia sa faiblesse, et la lâcheté de sa passion réveillée par les images mêmes de la faute, et comment, peut-être, le péché de Norah l'a lui-même corrompu. Et la vierge, restée seule: «Ah! il m'a dégoûtée! Faut-il, mon Dieu, avoir tant rêvé, tant prié, tant pleuré à propos de cet imbécile!»
Du coup, Lia enterre, si l'on peut dire, sa vie de jeune fille. Elle a trente ans; elle est moins naïve, plus intelligente, plus avertie qu'au premier acte. Le syndic Müller, quinquagénaire encore assez frais, et brave homme, et qui a rendu des services aux Pétermann, a, tout à l'heure, demandé sa main et doit venir chercher la réponse. Le cœur libre désormais, Lia accepte sans répugnance l'idée de ce mariage de raison: «Évidemment, dit-elle, il doit y avoir des émotions et des joies dont il faut bien que je fasse mon deuil... Mais elles sont très mêlées, ces joies-là, je le sais... J'aimerai M. Müller, puisqu'il est bon. Et puis, j'aurai peut-être des enfants... D'ailleurs mon mariage facilitera celui de Dorothée. M. Müller lui même s'y emploiera. Sans compter bien des petites douceurs pour papa et maman... Oui, oui, je suis plutôt contente.»
Mais il est sans doute dans la destinée et dans le caractère de Lia d'être dupe. Lorsque M. Müller vient «chercher la réponse», c'est Dorothée qui le reçoit. Sous prétexte de tendresse innocente et de jalousie de petite fille, la jeune effrontée se frotte, en pleurant, contre le bonhomme; elle laisse échapper ce cri: «Je ne veux pas que vous épousiez Lia, parce que j'en mourrais!» et s'abat, en une demi-syncope, sur le gilet de son respectable ami... Et quand elle est calmée, Müller s'esquive en murmurant: «Ma foi, je reviendrai un autre jour.»
Le lendemain, le voisin Dursay donne une garden party, où sont tous les Pétermann et quelques autres invités. Pendant que la compagnie se promène sur le lac, Lia est restée à garder les enfants. La bande revenue, elle sent que ses sœurs et ses beaux-frères, et Mikils et Norah réconciliés, tout le monde «s'aime» autour d'elle. Et Müller n'a toujours pas parlé. Lia commence à souffrir. Et voilà qu'elle apprend de son père et de sa mère que M. le syndic s'était trompé sur ses sentiments, le pauvre homme! et qu'il les a priés de considérer comme non avenue sa démarche de la veille. Lia souffre tout de bon: «Ce que je ne lui pardonne pas, c'est cet effort que j'ai naïvement fait pour l'aimer; je souffre cruellement, moi qui lui échappais par mon indifférence, de m'être mise, par bonté d'âme, dans le cas de pouvoir être rejetée et méprisée par lui. Ce n'est pas dans mon cœur que je suis blessée, mais dans ma fierté la plus légitime, et très profondément, je l'avoue...»
Mais que devient-elle, lorsqu'elle apprend que ce n'est pas tout, que Müller a demandé la main de Dorothée, et que M. et Mme Pétermann ont consenti à une substitution si naturelle! Cette fois, c'est trop vraiment; Lia se révolte contre son destin d'éternelle déçue et d'éternelle sacrifiée; et au pasteur Pétermann qui lui dit: «Tu sais où est la consolation, tu te tourneras vers Dieu, tu prieras», elle répond: «Non, mon père.»
À ce moment critique, se présente un lieutenant de hussards, neveu de Dursay, et qui n'a d'autre caractère que d'être lieutenant de hussards, car c'est tout ce qu'il fallait ici. Le bel officier propose à Lia un tour de valse. Lia, énervée, et comme ivre de chagrin, se montre d'autant plus imprudemment provocante et coquette que c'est la première fois et qu'elle y apporte quelque gaucherie. Il y a des mots qu'elle veut entendre, ne les ayant jamais entendus; et le lieutenant les lui dit sans se faire prier. Et elle s'excite, raille le monde où elle a été élevée, ne cache pas au militaire que ce qu'elle apprécie en lui, c'est qu'il n'a pas de «vie intérieure» et qu'il doit être «loyalement païen»; traite de mensonge et d'hypocrisie une discipline morale qu'elle a acceptée jusque-là avec foi et avec respect; prononce enfin, ne s'appartenant plus, des mots qu'elle réprouvera demain: et c'est la revanche momentanée de la nature contre la grâce.
Le lieutenant juge cette fille singulière et amusante. Doucement, il l'entraîne dans un pavillon écarté, la fait asseoir, veut la saisir et l'étreindre. Subitement dégrisée, elle retrouve sa vraie âme de vierge et de puritaine. Loyale, et pour se faire pardonner «sa vilaine, sa coupable coquetterie», elle lui conte, héroïquement et maladroitement, sa triste histoire et sa dernière et grotesque déception, et comment elle n'était plus elle-même quand le hussard est survenu. «Vous devez me croire, monsieur, car il faut être très humble et par conséquent très sincère pour dire tout ce que je vous ai dit là et que je n'avais dit à personne, bien sûr.»
Mais le lieutenant ne la croit pas. Tout ce qu'il voit en cette affaire, c'est que cette fille de trente ans doit «avoir quelque chose dans son passé» et qu'il peut donc «marcher». Et il «marche», et de nouveau il veut la prendre, sincèrement ému d'ailleurs par cette confession et ces larmes, mais tout autrement que Lia ne le voudrait. Et cependant on cherche Lia dehors et on l'appelle. «Ils sont là toute une bande, dit le lieutenant. Si vous sortez, vous êtes perdue.—Perdue aux yeux des autres, pas aux miens!» dit-elle. Et elle s'arrache des bras de l'officier et apparaît aux invités du bon M. Dursay, la robe froissée et les cheveux dénoués, en disant: «Me voilà!»
Scandale effroyable. M. et Mme Pétermann, atterrés, ont beaucoup de peine à pardonner à leur fille aînée. Ils cèdent enfin aux évangéliques objurgations de Mikils, à qui la conscience de sa lâcheté charnelle a fait l'esprit miséricordieux, et surtout à l'intervention hardie de Norah, cette aimable prime-sautière n'ayant rien trouvé de mieux, pour hâter le pardon, que de déclarer à ses parents qu'elle a fait, elle, bien pis que sa grande sœur. «... Tu le sais bien, toi, Lia; tu le sais bien, puisque c'est toi qui m'as raccommodée avec Auguste. Raccommodée quand il me croyait coupable. Depuis, il me croit innocente...»
On annonce alors M. Dursay. Il vient demander la main de Lia pour son neveu. Lia refuse: «Je ne saurais, dit-elle, être la femme d'un homme qui m'a voulu prendre de force, dont les bras m'ont meurtrie, dont mon visage a senti le souffle, et qui a pu croire, fût-ce par ma faute, que j'allais être sa maîtresse... Et enfin je n'aime pas votre neveu, et cela répond à tout.» Au reste elle ne se pose point en victime. Dursay lui ayant dit: «Mais, si vous refusez cette réparation, vous voilà probablement condamnée pour jamais à la solitude», elle répond: «Ce sera donc ma punition. Et, comme elle est juste, je l'accepterai d'un tel cœur qu'elle me deviendra légère... Si j'ai eu jadis quelques mérites, je les ai perdus du moment que j'ai pris des airs vulgaires de sacrifiée et que j'ai quêté sottement des consolations. Des consolations à quoi, je vous prie? On m'aimait bien, on me prenait très au sérieux. J'avais une vie calme, réglée, harmonieuse, avec des renoncements qui n'avaient rien d'excessif ni de tragique, et qui pourtant me donnaient la flatteuse idée que je n'étais point inutile aux autres... Il ne me manquait rien... que les orages et les délices de la passion. Je les ai entrevus, et cela m'a peu réussi... Et mon seul vœu, c'est, après quelques années d'exil nécessaire, de reprendre ici cette vie pâle et douce, où j'avais la lâcheté de me croire malheureuse.» Bref, elle s'est ressaisie; la foi, le courage et la paix lui sont revenus; et elle a définitivement compris que ce fameux «droit au bonheur», dont de bouillants Norvégiens lui ont peut-être parlé, est un mot dépourvu de sens pour une chrétienne.
Et Dieu l'en récompense immédiatement, parce que nous sommes au théâtre. Le philosophe Dursay, qui a été le confident de Lia tout le long de la pièce, est vivement touché de cette modeste beauté d'âme. Il fait tout à coup une découverte: «Ma chère Lia, est-ce que vous ne croyez pas que nous sommes, à l'heure qu'il est, encore plus amis que nous ne nous le figurions?» Et il ajoute: «Une idée me vient, qui n'a contre elle que d'être simple à l'excès et de me venir un peu tard. Mais quoi? Je m'étais arrangé une vie égoïste et commode, telle que je n'en concevais pas de meilleure... Je m'étais peut-être trompé...» Il supplie donc Lia d'être sa femme; et Lia le veut bien. Rien ne s'y oppose. Dursay s'était fait passer pour marié, afin, dit-il, d'être tranquille,—et aussi pour qu'on ne pût escompter le dénouement et que Lia ne pût l'entrevoir ou le désirer, même dans le plus secret de sa pensée. En réalité il n'y a jamais eu de Mme Dursay.—Dursay n'a que quarante-cinq ans. Son mariage avec Lia est un mariage d'automne, mais qui n'a rien de déplaisant à envisager.