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Les Contemporains, 7ème Série: Études et Portraits Littéraires

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Voilà l'histoire de Lia. Je me suis laissé entraîner à la conter un peu longuement parce qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Dans quelle mesure j'ai réussi à donner à cette histoire la forme dramatique; si elle est vraisemblable, si elle est cohérente, si elle est intéressante, si j'ai su y introduire, comme je l'eusse désiré, le maximum d'analyse morale que supporte le théâtre, je l'ignore et je m'en remets à quelques-uns,—pas à tous, oh! non, du soin d'en décider.

Un éminent critique romantique,—qui semble avoir pris pour criterium de la valeur des pièces la somme de vigueur génésique dépensée par les personnages,—souhaitait tour à tour, en rendant compte de l'Aînée, que Lia s'abandonnât totalement aux bras de l'officier bleu, et qu'elle se noyât dans le lac. Je n'ai rien à répondre, sinon que je n'y ai pas songé et que, ayant voulu très expressément montrer une fille chaste et croyante, il m'était vraiment bien difficile d'accueillir l'idée soit de cette chute, soit de ce suicide.

L'histoire de Lia est, comme j'ai dit, toute la pièce. Mais à cette histoire j'ai cherché un «milieu» qui lui fût approprié. Il m'a paru qu'une âme comme celle de Lia, sérieuse et de forte vie intérieure, devait plus vraisemblablement se rencontrer dans le monde protestant. Et c'est de quoi les protestants devraient me remercier. Mon dessein exigeait, en outre, que Lia eût derrière elle toute une bande de petites sœurs, et c'est dans un foyer évangélique qu'elles pouvaient le plus vraisemblablement pulluler.—Mais, d'autre part, l'histoire morale de Lia, telle que j'en avais conçu le développement, impliquait un peu d'égoïsme et d'innocent pharisaïsme chez ses bons parents et, aussi, l'infortune conjugale de son beau-frère le pasteur. Et c'est de quoi j'ai pris mon parti, et de quoi se sont émues certaines personnes «de la religion».

Plusieurs m'ont envoyé des lettres d'injures. Cela me met à l'aise pour leur dire:

Ma comédie, je le répète, n'est point une comédie de mœurs et est encore moins une pièce à thèse. Ma peinture ou, plus exactement, mon croquis de mœurs protestantes et pastorales est tout accessoire, assez superficiel, et fantaisiste à demi. Donc, en disant que j'ai voulu jeter le ridicule sur les ménages de pasteurs et écrire un plaidoyer en faveur du célibat des prêtres, vous me faites un procès de tendances. Mais, puisque vous y tenez, «allons-y!»

Quand j'aurais fait tout ce que vous dites, en quoi aurais-je excédé mon droit et manqué aux convenances littéraires? Ces conséquences du mariage de vos ministres, ce contraste entre la mission sacrée de M. Pétermann et ses préoccupations de père de famille, les ai-je donc inventés? Ne sautent-ils pas aux yeux? À moins de supposer que les pasteurs sont réellement de bois, comme ils paraissent quelquefois, ne sont-ils pas sujets à aimer leurs femmes de la façon dont Mikils aime la sienne? et cette façon-là n'a-t-elle pas un je ne sais quoi qui s'accommode mal avec la mission publique d'un ministre de Dieu? Eh bien, oui, je prends à mon compte les aveux de cet excellent, de ce sympathique et sincère pasteur Mikils: «Mon caractère? Ma profession? hélas! c'est d'être un homme, un pauvre diable d'homme. Oh! je ne me fais plus guère d'illusions là-dessus. Comment se piquer d'être auprès des autres l'interprète de la parole divine, d'être leur guide public et reconnu, quand on est embarrassé soi-même des nécessités où se débat le commun des hommes? Qu'est-ce qu'un ministre de Dieu amoureux de sa femme, troublé de désir ou d'angoisse dans son propre foyer, ou obsédé du souci de marier ses enfants?...»—Est-ce ma faute si le prêtre marié me fait sourire, du moins hors des cités antiques où il n'était qu'un fonctionnaire de l'État et n'avait point charge des âmes?—Mais j'irai plus loin: pendant que j'y suis, je songe à ces pasteurs «esprits forts», qui ne croient que bien juste en Dieu; et, comme tout à l'heure je conciliais mal le sacerdoce avec le ménage, voilà maintenant que j'ai peine à concevoir le sacerdoce lui-même dans une religion rationaliste (si ces mots peuvent aller ensemble) ou qui tend au rationalisme.

Quelques-uns m'ont déjà répondu:—«La fonction du ministre protestant n'est point un sacerdoce proprement dit. Un ministre n'est qu'un père de famille chargé de faire de la morale aux autres et de les enterrer. Voilà tout.» Et il est vrai que, à voir en quoi consiste le rôle de beaucoup de pasteurs, je me suis souvent dit que je suffirais à le remplir, et que, de prêcher tous les dimanches la morale des honnêtes gens et la philosophie de Jules Simon, cela n'exige assurément pas une consécration spéciale. Mais alors il s'ensuit que j'ai raillé,—fort doucement,—non point des prêtres, mais une classe d'hommes pareille aux autres, et que mon crime n'est pas plus grand que si je m'en étais pris à la corporation des avocats, des professeurs ou des notaires.

Quant au reproche d'avoir livré à la moquerie publique de pauvres gens «odieusement calomniés et persécutés» à l'heure qu'il est (m'a-t-on assuré)... «non, laissez-moi rire!» comme dit Mikils, déniaisé.

Enfin, si je ne craignais de paraître «reculer» et faire des excuses, je vous prierais de remarquer que la plupart des personnages protestants de l'Aînée sont de très bonnes gens. N'étaient les petites lâchetés, insoupçonnées d'eux-mêmes, où les entraîne la nécessité de marier leurs filles, M. et Mme Pétermann méritent notre respect et sont d'un niveau moral supérieur à celui de la plupart des misérables catholiques que nous sommes. Après ses pertes d'argent, le père Pétermann est admirable de résignation souriante, de courageux optimisme; et c'est très sincèrement que, après l'aventure de Lia, Mme Pétermann, décidée à quitter la ville et ne pouvant plus respirer cet air «tout plein de la mauvaise renommée de son enfant», déclare que la pauvreté n'a rien qui l'effraie. Tous deux, à la fin, reconnaissent leurs faiblesses et, ayant pardonné à Lia, lui demandent de leur pardonner à son tour. Dorothée n'est qu'une petite bête d'instinct: mais il y a de la bonté dans cette folle de Norah... Je ne puis vous dire quelle amitié j'ai pour Mikils, avili un moment, mais humanisé en somme, et le cœur et l'esprit élargis par la souffrance qui lui vient de sa femme. Et pour Lia, ses coreligionnaires ne devraient pas oublier que, l'ayant voulue sérieuse et exquise, je l'ai faite protestante, afin de lui pouvoir prêter une vie morale plus attentive, plus profonde, plus consciente.

Mais j'aurai beau dire, ils ne m'absoudront point. Cela me laisse froid. Ou du moins, je trouve cela naturel. Il y a dans la patrie française, et quoique fondus en elle pour tout le principal, des groupes qui demeurent quand même un peu susceptibles et ombrageux. Ils ont la chance d'être plus vertueux et, proportionnellement à leur nombre, beaucoup plus forts que nous: mais cet avantage les laisse méfiants. C'est qu'ils sont arrière-petits-fils de persécutés. Leur mauvais caractère nous punit encore des crimes de nos aïeux. C'est bien fait,—quoique nous n'ayons, personnellement, ni révoqué l'Édit de Nantes, ni massacré Israël. Certains de nos embarras d'aujourd'hui viennent encore de ce que nos pères furent atroces:

Delicta majorum immeritus lues.

Résignons-nous; soyons indulgents à ces frères sans grâce et reconnaissons que cette attitude de perpétuelle défensive et d'éternelle protestation sur des riens n'est pas seulement, chez eux, un phénomène d'atavisme, mais une marque,—déplaisante, il est vrai,—de leur noblesse morale.

C'est égal, il est curieux que ces gens-là, qui trouveraient très bien que je fusse détaché de ma religion natale, s'indignent que je paraisse détaché de la leur.—Notez d'ailleurs que je me suis contenu, justement parce que je suis né catholique. Si j'avais l'avantage (très appréciable aujourd'hui) d'être né protestant, j'aurais bien autrement poussé la satire.

Je me suis étendu sur ma pièce plus longuement que la décence ne le permettait. C'est qu'on m'avait attaqué, et injustement, et sur autre chose que sur son mérite dramatique ou littéraire, dont je crois faire exactement le cas que je dois.(Retour à la Table des Matières)

Au Vaudeville: Zaza, comédie en cinq actes, de MM. Pierre Berton et Charles Simon.—Au Théâtre Antoine: l'Épidémie, un acte de M. Octave Mirbeau.

Que tout le monde l'ait dit, cela n'est pas pour m'empêcher de le redire: Zaza est «une pièce pour Mme Réjane», et d'ailleurs très adroitement appropriée à son objet.

Une pièce pour Mme Réjane, c'est d'abord une histoire d'amour brutalement sensuel. Puis c'est une pièce qui nous montre «l'étoile» dans toutes les postures où le public a coutume de l'admirer. Elle comporte donc un certain nombre de scènes prévues. Il y a la scène où la grande comédienne est gamine et fait rire; la scène où elle se déshabille, largement; la scène où, les yeux chavirés, elle s'abandonne à des étreintes furibondes et colle sa bouche sur celle de son amant; la scène attendrissante et généreuse où elle nous découvre la délicatesse de son cœur; la scène de jalousie et la scène de rupture, où, parmi les sanglots et les hoquets, elle crie (du nez) sa souffrance, sa rage, son désespoir et, par surcroît, son mépris de l'humanité; la scène philosophique où elle se révèle femme supérieure et experte aux ironies désenchantées... Et enfin il y a la scène non prévue, celle où elle fait ce qu'on ne l'avait pas encore vue faire. Dans le Partage, elle sautait à la corde; ici, elle époussète les meubles, avec ses jupes relevées jusqu'au ventre. Et autour de l'étoile, rien, ou presque rien.

Zaza est strictement conforme à ce séduisant programme. Zaza, fille de fille, est chanteuse dans un «beuglant» de Saint-Étienne. Elle «se toque» d'un voyageur de commerce qui traverse la ville, un nommé Dufresne, et l'allume de son déshabillage et de ses frôlements; et c'est le premier acte.—Au second, Zaza et Dufresne se possèdent avec frénésie. Zaza a «sacqué» ses anciens amants; elle est «toute changée»,—comme Marguerite Gautier,—car tel est l'effet des grandes passions. Mais elle n'est pas sans inquiétude: Dufresne est souvent appelé à Paris pour ses affaires, et sera prochainement obligé de partir pour l'Amérique. Là-dessus Cascart, camarade et ancien amant de Zaza, pas jaloux, mais sensé, dit à la bonne fille: «Ma fille, tu perds ton avenir. Dufresne n'est pas riche, et puis il a un ménage à Paris.» Zaza répond: «J'y vais.» Et elle y va. Elle tombe chez Dufresne et y trouve, en l'absence de madame, une petite fille de huit ans qu'elle fait bavarder. Elle constate, avec fureur et attendrissement à la fois, que Dufresne est bon mari et bon père; sent malgré elle que le vrai bonheur de son amant est là, qu'elle ne peut pas lutter contre «la Famille», et s'en va comme elle était venue. De retour à Saint-Étienne, elle laisse échapper, dans une conversation avec son amant, le secret de son voyage à Paris; comprend, à la colère de Dufresne, que c'est, au fond, sa femme qu'il aime; éclate en imprécations forcenées, et le chasse.—Cinq ou six ans après, Zaza est devenue une étoile de café-concert de la plus haute distinction, de celles qui portent l'esprit français à travers le monde, qui ont les appointements de vingt généraux de division, qui envoient des lettres aux journaux et qui ont des opinions sur la littérature. Attiré par la vedette de l'affiche, Dufresne l'attend, un soir, à sa sortie des Ambassadeurs. Il ne serait pas fâché de s'offrir l'étoile en exploitant les anciens souvenirs; mais, douce et grave, un peu solennelle et faisant paraître dans ses discours la hautaine mélancolie d'une âme supérieure, la grue arrivée lui explique qu'il y a des souvenirs si poétiques, si frais, si «ailes de papillon», qu'il ne faut pas commettre ce sacrilège de les dévelouter.

Bref, Zaza, c'est la sempiternelle histoire de la courtisane amoureuse, une variation de plus sur le thème de Manon Lescaut, de la Dame aux Camélias et de Sapho (avec un dénouement «philosophique», à l'instar d'Amants). Mais Manon parlait une langue décente et jolie; Marguerite ne redoutait pas l'élégance du style, une élégance aujourd'hui un peu surannée; et Sapho s'exprimait, en général, comme une fille intelligente qui s'est frottée à des écrivains et à des artistes. Pour Zaza, ce n'est plus «courtisane amoureuse» qu'il faudrait dire, mais quelque chose comme «gigolette qui a un béguin.»

Ce qu'il y a de relativement nouveau dans la pièce de MM. Pierre Berton et Charles Simon, c'est que l'amour de Zaza est bien, dans son fond, «la grande passion», celle qui s'ennoblit, à ce qu'on assure, par «le désintéressement» et la souffrance, mais que cette passion, égale en «dignité» à celle des amoureuses tragiques de la plus haute littérature, s'exprime ici de la façon la plus bassement vulgaire, et, tranchons le mot, la plus canaille. Par exemple, dans l'une des scènes où Zaza est le plus torturée, Cascart lui ayant dit: «Tu souffres, hein?» elle répond à travers ses larmes: «J't'écoute!» Et il vous est loisible d'estimer ce mot aussi tragique qu'une réplique de Roxane ou d'Hermione, de vous sentir aussi émus par cette exclamation ultra-familière que par un hémistiche de Racine, et de vous en émerveiller. En réalité, c'est là un procédé que nous connaissions déjà. Il est en germe dans la Chanson des Gueux, et notamment dans Larmes d'Arsouille; et c'est lui qui fait le prix de la Lettre de Saint-Lazare et autres chansons, sentimentales dans l'ignominie, de l'astucieux ex-directeur du Mirliton.

Ce procédé me laisse assez froid pour ma part. En dépit des poètes, des romanciers et des dramaturges, je n'ai jamais clairement conçu pourquoi l'amour jouissait, entre toutes les passions humaines, d'un privilège honorifique, ni comment il confère, à ceux qui en sont possédés, une supériorité morale, ni en quoi c'est une façon plus relevée et plus estimable que les autres d'aller fatalement à son plaisir. À mes yeux donc, l'amour, dans le roman ou sur les planches, ne vaut pas par lui-même, mais par l'analyse des sentiments qu'il engendre et par l'expression qu'il revêt. Et cette expression, je l'aime mieux subtile et belle que sommaire et ravalée: voilà tout.

Or à la canaillerie de la forme s'ajoute, ici, celle du «milieu». L'entourage de Zaza est digne d'elle. Laissons Dufresne, qui n'est qu'un pleutre. Mais Malartot, tenancier de beuglant, et ses pensionnaires; Mme Anaïs, mère de Zaza, une Mme Cardinal, sans aucune tenue et adonnée à la boisson; le bon Cascart, si soucieux de l'avenir de Zaza et qui conspire si cordialement avec la mère pour sauver la fille en la livrant au bon gâteux Dubuisson; tous ces gens-là,—dont chacun, pris à part, ne serait peut-être que comique et pourrait même exciter en nous une sorte de sympathie veule et amusée,—ne laissent pas de former, tous ensemble, une société par trop uniformément crapuleuse et autour de qui flotte pesamment une atmosphère par trop épaisse de vice tranquille. Et, sans doute, je loue en quelque manière la véracité des auteurs, et j'accorde que, ayant voulu peindre le monde des coulisses d'un bouiboui, ils ne pouvaient guère le peindre autrement. Je veux simplement dire qu'il y a des peintures qui ne me touchent plus à l'âge que j'ai, qui me paraissent inutiles ou qui même me dégoûtent... On emporte de ces cinq actes une impression de basse humanité vraiment accablante. (Je le dis d'autant plus librement que je suis sûr, en le disant, de ne faire aucun tort à la pièce, mais plutôt d'y envoyer du monde.)

Je n'ignore pas, d'autre part, qu'une des façons de renouveler, si c'est possible, «l'histoire de la courtisane amoureuse» (en supposant qu'il soit absolument nécessaire de la renouveler), c'est d'en changer le «milieu». Toutefois, je souhaiterais que les auteurs l'eussent choisi un peu moins bas, car vous ne trouverez, au-dessous, que la maison Tellier. Mais, au reste, je constate avec équité que, plus le «milieu» est bas, et mieux Mme Réjane y déploie son immense talent. Elle a été, dans Zaza tout bonnement admirable. Le seul moyen qui lui restât de nous paraître plus admirable encore, c'eût été de nous laisser respirer de temps en temps et de nous laisser entendre un peu ses camarades.

Car M. Huguenet, entre autres, est vraiment bien bon à entendre et à voir. Dans le rôle de Cascart (le moins banal de la pièce), avec sa lourde face romaine de bel homme rasé et son triangle de cheveux luisants et plats entre les yeux, il est, de pied en cap, le chanteur de café-concert, le chanteur avantageux et gras; et, en même temps que l'extérieur et l'allure du personnage, il en exprime avec plénitude l'âme molle et paisible, l'expérience toute spéciale et qui ne saurait avoir d'étonnements, le doux cynisme totalement inconscient, cordial, bonhomme, et dont la bassesse n'admet pas un grain de méchanceté. Oui, il est bien le «moraliste» de cette pièce-là.

Telle qu'elle est, Zaza est une pièce amusante, au sens un peu humble du mot, mais enfin amusante. Elle est redevable à M. Porel d'une mise en scène vivante et ingénieuse, et à M. Jusseaume de deux décors pittoresques et divertissants: le premier et le dernier.

La bile ardente et le beau style passionné de M. Octave Mirbeau éclatent dans cette pochade à la Daumier: l'Épidémie.

Un conseil municipal apprend que la fièvre typhoïde sévit dans les casernes de la ville. «Ce ne sont que des soldats: qu'est-ce que ça nous fait?» Mais on annonce qu'un bourgeois a succombé à l'épidémie. Le conseil s'affole, entonne le panégyrique du défunt, et vote un emprunt de cent millions pour mesures de salubrité. La donnée est donc fort simple, mais elle est développée avec une rare puissance verbale et une outrance étonnamment soutenue.

Et ce serait une satire farouche, si ce n'était, plutôt, un truculent exercice littéraire. Cela, pour deux raisons, je crois: l'artifice presque constant de l'exécution, et une certaine difficulté à saisir nettement l'objet même de cette «charge» furibonde.

L'artifice consiste d'abord à mettre dans la bouche des personnages de hideuses paroles, conformes peut-être à leur hideuse pensée secrète, mais que jamais, dans la réalité, ils ne prononceraient. Ainsi le maire, excusant l'absence du conseiller Barbaroux, boucher de son état: «Notre honorable collègue aurait été arrêté pour avoir vendu à la troupe de la viande corrompue, ou soi-disant telle. Nous n'avons pas, je pense, à nous prononcer sur cet incident purement commercial.» Et le docteur Triceps: «... Dois-je ajouter que notre collègue Barbaroux s'est toujours montré un boucher d'une loyauté parfaite envers ses clients civils et que, s'il est vrai qu'il a vendu des viandes corrompues, ça n'a jamais été qu'à des militaires, dont je m'étonne que les estomacs soient devenus tout d'un coup si intolérants, et à des pauvres, ce qui n'a pas d'importance.» Ainsi encore le maire: «L'épidémie n'a pas atteint d'officiers, heureusement! Le mal s'arrête aux adjudants.» Et les conseillers: «Si les soldats n'ont pas d'eau, qu'ils boivent de la bière!—Plaignons-les, je le veux bien, mais les soldats sont faits pour mourir!—C'est leur métier!—Leur devoir!—Leur honneur!—Aujourd'hui qu'il n'y a plus de guerre, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d'héroïsme», etc.

Vous sentez la convention, d'autant plus déconcertante ici que ces manifestations invraisemblables de vraisemblables pensées sont mêlées çà et là de traits de vérité comique. En sorte qu'on ne sait plus bien ce qu'on a devant les yeux. Si ces personnages sont des abstractions et des symboles, au moins qu'ils le soient sans interruption! (Ajoutez que, dans la vie réelle, un conseil municipal peut bien être uniquement composé d'âmes médiocres et viles, mais est composé aussi de pères de famille dont le fils est astreint au service militaire, et qu'ainsi, la salubrité des casernes ne saurait être tout à fait indifférente à leur égoïsme.)

L'artifice consiste encore à faire célébrer par les bourgeois eux-mêmes, en style livresque et d'une ironie énorme, l'ignominie du type dont ils s'avouent les représentants. «... Un bourgeois est mort... Nous ignorons son nom, qu'importe? Nous connaissons son âme! Messieurs, c'était un bourgeois vénérable, gras, rose, heureux!... Son ventre faisait envie aux pauvres... Sa face réjouie, son triple menton, ses mains potelées étaient pour chacun un vivant enseignement social...» Et chaque conseiller exalte à son tour le défunt en strophes et antistrophes harmonieusement balancées. Et le plus vieux conseiller chante la dernière strophe: «Oui, ce fut un héros! Un héros modeste, silencieux et solitaire!... Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens!... Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l'amour, son esprit des pestilences de l'art!... Il détesta, ou, mieux, il ignora les poésies et les littératures, car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier... Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût, en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien...» Je cite pour ma démonstration, mais pour mon plaisir aussi, car toute cette oraison funèbre du bourgeois est, en soi, un bon morceau de rhétorique.

Mais (j'arrive ainsi à mon second point) ce «bourgeois» que M. Mirbeau prend pour tête de Turc, ce bourgeois qui, chose étrange, se flétrit, s'insulte, se piétine et s'étripe lui-même avec une ironie atroce, qu'est-ce donc au juste? Un type moral ou une classe sociale?

Les bourgeois, disait Flaubert, sont ceux qui pensent bassement. Ce sont encore ceux qui à la fois sont peu intelligents et manquent de générosité et de bonté. On pourrait dire d'un seul mot, inélégant, mais expressif et qui est à la mode aujourd'hui, que les bourgeois ce sont les «mufles». Mais, de ces gens-là, il y en a évidemment dans toutes les classes de la société sans exception; il y en a parmi le peuple et les ouvriers, comme parmi les gens du monde, et même parmi les littérateurs, les artistes, les esthètes et les socialistes. Il y a, en ce sens, des «bourgeois» même parmi ceux qui font profession de «tomber» les bourgeois. Au reste, il faut ici rendre justice à M. Octave Mirbeau. Dans sa pièce, le bourgeois ce n'est pas seulement le «petit rentier» pleuré comme un frère par les conseillers municipaux; ce n'est pas seulement le conservateur égoïste, obtus et dur. Bourgeois aussi, le «membre de l'opposition», radical avancé qui tient un cabaret «fréquenté de tous les souteneurs et de toutes les filles de la ville»; bourgeois, le péremptoire docteur Triceps, homme de progrès et de science, quelque chose comme le docteur Homais, et de la race horrible des «médecins-députés»...

Si donc le «bourgeois» n'est, au bout du compte, qu'un type moral, pourquoi l'a-t-on appelé de ce nom de bourgeois, qui est celui d'une classe sociale, flottante, à vrai dire, et elle-même assez malaisément définissable? C'est une petite question historique, que je n'ai pas la prétention d'élucider.

Le romantisme de 1830, en opposant les poètes et les artistes aux «bourgeois», commence de déshonorer, si je puis dire, ce dernier vocable. Le mauvais renom s'en aggrave encore quand on s'aperçoit que c'est presque uniquement l'ancienne bourgeoisie qui a profité des «conquêtes de la Révolution», et qu'elle en abuse. Il arrive enfin que, sous la monarchie de Juillet, et grâce au régime censitaire, le nom de bourgeois s'applique réellement à une classe distincte du reste de la nation; et, comme cette classe se montre en effet égoïste, cupide et pusillanime, on conçoit assez la défaveur croissante du mot dont elle est étiquetée.

Cette défaveur se conçoit moins et ne paraît plus guère fondée en raison depuis le suffrage universel, et surtout après vingt années de République démocratique. L'emploi flétrissant du mot «bourgeois» sera donc, en somme, une réminiscence politique et littéraire. Ou plutôt, le mot ne signifie plus, à aucun degré, une classe, mais un état d'esprit inférieur et ignominieux. Et quand l'amère fantaisie de M. Mirbeau nous laisse finalement entendre que cet état d'esprit est, aujourd'hui encore, le propre d'une catégorie sociale, on flaire un anachronisme gênant et qui fait un peu tort à la limpidité de sa conception.

Cette catégorie sociale est, en réalité, infiniment diverse. Quelle dureté l'on y voit! quelle avarice! quel agenouillement devant l'argent! quelle sottise! quelle incompréhension de la poésie et de l'art! quelle cuirasse de préjugés stupides! Mais quelle générosité aussi! quelle liberté d'esprit! quel sentiment de l'art! quel héroïsme! Presque tous nos grands écrivains ont été bourgeois; bourgeois, la plupart des premiers rôles de la Révolution; bourgeois, Auguste Comte, Proudhon, Fourier, Leroux, et les vieux de 48. Le noble dessein d'affranchir et d'élever le peuple, d'établir le règne de la justice, de fonder la cité idéale, et de tuer la bourgeoisie, est presque toujours né dans des cervelles de bourgeois. Le socialisme est lui-même une invention bourgeoise. La bourgeoisie est une zone sociale aux limites indéfinissables et incessamment traversées par de nouveaux venus. C'est le peuple arrivé. C'est la partie de la nation où la vie est le plus intense, où fonctionnent les plus gros appétits et s'étalent les plus durs égoïsmes, mais où fleurissent aussi les aristocraties intellectuelles. Tel esthète ou tel rêveur humanitaire est fils du «petit rentier» de l'Épidémie, ou neveu du boucher radical Barbaroux. Et tous sont bourgeois.

C'est contre un mot que M. Mirbeau a l'air de se ruer. Ou plutôt, c'est contre un type littéraire: M. Prudhomme, M. Homais, M. Vautour. Cela ôte un peu de consistance à cette satire éperdue. C'est dommage. Car cet écrivain d'une violence si folle est un écrivain très pur, et dont l'outrance est respectueuse du génie de la langue et des règles de la rhétorique. Il a l'imagination burlesque et tragique, un don remarquable de grossissement et de déformation caricaturale et souvent, par suite, de très belles colères contre des fantômes. Il a une espèce de générosité vague, d'autant plus effrénée dans son expression que les mobiles et l'objet en demeurent un peu confus.

Mais ces fureurs laissent parfois deviner un envers de sensibilité souffrante, inquiète, et même cette sorte d'humilité qui fait que le pessimiste ne s'excepte point lui-même de son dégoût et de son universelle malédiction. M. Octave Mirbeau est, dans le fond, un «impulsif» sentimental, et un impulsif dont la forme est très volontiers celle d'un rhéteur: arrangez cela! Au reste, je ne reçois de lui, je l'avoue, que des impressions incohérentes et mêlées, et, quoique je l'essaie ici pour la seconde fois, je vois bien que je n'ai pas réussi à le définir. Je crains aussi de m'être trop appesanti sur une petite pièce qui n'est sans doute, dans l'esprit de son auteur, qu'une fantaisie un peu véhémente.(Retour à la Table des Matières)

RÉPONSE À M. DUBOUT.

Dans le préambule vraiment évangélique où je cherchais à consoler d'avance M. Dubout du mal que j'allais dire de sa pièce, je lui remontrais, entre autres choses, qu'on peut être un méchant auteur et un homme d'esprit.

Charité perdue, comme vous l'avez vu par le factum qui encombre ce numéro, et qui est sans aucun doute ce que la Revue[6] a publié de plus mauvais depuis sa fondation.

J'ai lu, pour ma part, ce morceau soigneusement, et il m'est encore difficile, à l'heure qu'il est, d'en saisir le véritable dessein. M. Dubout ne pouvait pas me reprocher d'avoir même effleuré sa personne et sa vie privées. Il ne pouvait non plus m'accuser d'inexactitude grave dans le compte rendu de sa pièce, et en effet il ne m'en accuse point. Qu'a-t-il donc voulu? Démontrer «que ses vers sont fort bons»? Entreprise bien chimérique, puisque la pièce est là. Alors, quoi?

En tout cas, je remarque qu'il n'a pas toujours mis à citer ma prose le scrupule d'exactitude que j'avais apporté à transcrire ses vers, et, aussi, qu'il n'a point observé envers ma personne la stricte réserve dont j'avais usé envers la sienne. De sorte que c'est moi qui me trouve exercer légitimement, aujourd'hui, le droit de réponse.

Je vois d'abord, en feuilletant son papier, que cet homme a formé le noir projet de me brouiller avec la Comédie-Française. Il assure que j'ai répandu des «trésors d'ironie sur le Comité». «Des trésors», c'est beaucoup dire; mais enfin M. Dubout ne se méprend pas ici sur ma pensée. Seulement le désir de me nuire auprès de ces messieurs (chose impossible, je l'en préviens) l'entraîne un peu plus loin à de regrettables inadvertances.

«M. Jules Lemaître, dit-il, se borne à constater... les «grâces niaises» de Mlle Bertiny... le «bredouillement» de M. Albert Lambert fils», etc. Or voici mon texte: «M. Albert Lambert fils déploie une belle fougue et ne bredouille que peu.» Vous sentez combien cela est différent. Et je n'ai point parlé des «grâces niaises» de Mlle Bertiny, que je regarde au contraire comme une comédienne très fûtée, mais de la «grâce niaise de Néra», personnage de M. Dubout. Quand M. Dubout me cite, est-ce trop de lui demander je ne dis pas plus de bonne foi, mais un peu plus d'attention?

Autre noirceur: M. Dubout veut me brouiller avec le public, auquel il dénonce mes irrévérences. «Le public, écrit-il, n'est guère mieux traité: M. Lemaître revient plusieurs fois sur sa «facilité à être dupé», sur l'état contristant de «son niveau intellectuel» et sur «cette inattention voisine de la sottise» qui le fait éclater en «furieux applaudissements» aux endroits où lui, Jules Lemaître, reste absolument froid.»

Ici, je proteste très sérieusement. J'ai pu insulter le public, mais non pas en ces termes. «L'état d'un niveau intellectuel...», «une inattention voisine de la sottise», jamais je n'ai écrit ça, grâce à Dieu, et M. Dubout n'a donc pas le droit de mettre ce charabia entre guillemets[7]. Qu'il me prête de mauvais sentiments, je m'en arrange encore; mais qu'il ne me prête pas son style! Je n'ai pas mérité cela.

M. Dubout continue: «J'ai pensé que la haute personnalité de M. J. Lemaître... ne me permettait pas de garder un silence qui, aux yeux de quelques-uns, pourrait être attribué ou à un sentiment d'extrême dédain ou à un sentiment d'extrême prudence,—ce que je ne veux ni pour lui ni pour moi.»

Voilà, monsieur, qui est noblement pensé. Je frémis en songeant que vous auriez pu vous taire; j'ose à peine concevoir la signification, écrasante pour moi, qu'on eût donnée à ce silence; et je vous remercie de m'avoir épargné une si rude épreuve. Peut-être, seulement, eût-il fallu écrire: «un silence qui pourrait être attribué par quelques-uns...» et non: «qui pourrait être attribué aux yeux de quelques-uns». Mais je ne veux plus perdre mon temps à corriger vos fautes de grammaire, et j'arrive à un point plus intéressant.

Vous assurez que vous n'avez contre moi nulle rancune. «Pas un instant, dites-vous, je n'ai supposé que M. Lemaître ait voulu, comme l'ont insinué quelques médisants, se consoler sur l'œuvre d'un jeune (c'est vous qui soulignez) de l'échec de la Bonne Hélène et de l'Aînée devant le comité de la Comédie-Française.»

Permettez-moi une rectification, puis une réflexion.

Il est bien vrai que la Bonne Hélène a été refusée par le comité, l'un de ces Messieurs ayant dit que, si l'on recevait cet ouvrage blasphématoire, il n'oserait plus jouer la tragédie. Mais je ne leur ai pas laissé le plaisir de recevoir l'Aînée à correction. Ils faisaient de telles têtes que je m'en suis allé sans achever ma lecture. Je pense d'ailleurs, en toute simplicité, que ni l'Aînée ni la Bonne Hélène n'en valent moins pour cela, de même que, pour avoir été reçue avec acclamation, Frédégonde n'en vaut pas mieux. La lecture devant le Comité est une nécessité injurieuse que l'on subit; mais il faudrait être bien humble pour reconnaître la juridiction littéraire de cette assemblée.

Ce n'est donc pas pour me venger du Comité que j'ai traité Frédégonde précisément comme le public l'a fait à partir de la seconde représentation, mais parce que je trouvais, comme lui, et bien sincèrement, que Frédégonde ne valait pas le diable. Mon honneur m'oblige à le déclarer: c'est bien en soi que votre tragédie m'a paru détestable. C'est par elle-même, c'est par la force de l'évidence et sans le secours d'aucune considération extrinsèque, que sa profonde misère s'est révélée à moi. Si la Comédie-Française nous donnait une bonne pièce, je me connais, je ne pourrais pas m'empêcher de le dire.

Mais, monsieur, de quel droit préjugez-vous de mes sentiments secrets et faites-vous part au public de vos offensantes conjectures sur ce point? Si je disais à mon tour, vous empruntant votre tournure: «Pas un instant je n'ai supposé que M. Dubout, comme l'ont insinué quelques médisants, ait obéi à un autre sentiment qu'au zèle pur de la vérité; pas un instant je n'ai cru qu'il cédait, dans sa poursuite grotesquement acharnée, à un dépit cuisant d'auteur tombé, à une rage de vanité déçue, à une démangeaison de réclame, à une humeur processive et hargneuse d'homme d'affaires et de chicanou provincial, ou encore au désir têtu de montrer aux habitants de sa petite ville, témoins de son retour humilié, que ces gens de Paris ne lui faisaient pas peur et qu'ils n'auraient pas avec lui le dernier mot.» Qu'auriez-vous à dire? Et n'aurais-je pas tout lieu de vous répondre que c'est vous qui avez commencé?

Je reprends votre papier. Vous vous donnez le plaisir facile et puéril (en soulignant naïvement les phrases flatteuses) de dresser une liste des contradictions de la critique touchant Frédégonde. Belle découverte! On n'a peut-être jamais vu de pièce sur laquelle les critiques ne se soient contredits entre eux, même quand d'aventure tous en faisaient l'éloge.—Vous nous appelez tous en bloc, fort poliment, les «maîtres de la critique.» Cela en ferait beaucoup. Il arrive d'ailleurs à ces maîtres d'être inattentifs, ou bienveillants par lassitude et dédain, ou par scrupule de conscience et pour ne pas risquer de faire tort à une pièce qu'ils ont peu écoutée.—Il y en a un qui dit que votre langue «est solide», et je vous avertis que ce n'est pas vrai. Il y en a un autre qui dit que vos vers sont «de correction classique»: ce n'est pas vrai non plus.

Mais MM. Sarcey et Faguet ont admiré votre quatrième acte. Eh bien, tant mieux: que vous faut-il de plus? Ce sont des hommes doux, bien meilleurs que moi, et qui ont coutume de découvrir, chaque saison, dans les pièces qui leur sont soumises, une bonne douzaine de «scènes supérieures» et de «scènes de premier ordre.» J'estime tout naturel que vous ayez plus de confiance en eux qu'en moi et que vous mettiez leur jugement fort au-dessus du mien; mais enfin c'est le mien, et non le leur, que vous me demandiez, quand, avec l'espoir effréné que je vous trouverais du génie, vous m'avez convié à la représentation de votre drame et m'en avez même envoyé la brochure.

J'ai donc beau faire, je ne puis deviner à quoi sert, à quoi tend votre tableau synoptique des contradictions de la critique à votre endroit. Ou plutôt il est une leçon, banale mais consolante, que vous en pouviez tirer. Vous pouviez conclure, de cette plaisante confusion et contrariété d'avis sur un si petit objet, à l'incurable vanité des jugements humains et, par suite, dédaigner mon opinion pêle-mêle avec les autres. Mais vous ne l'avez pas dédaignée; et, quoique j'eusse préféré l'oublier moi-même (tout cela, au fond, a si peu d'intérêt!), me voilà donc obligé de la défendre.

Le public, s'il en a le courage, lira votre «belle scène» et le commentaire élogieux que vous en faites. Je l'ai moi-même relue, hélas! et j'ai le chagrin de la juger comme au premier jour. La forme en appartient à la plus basse rhétorique, et c'est le luxe le plus indigent de flasques et inexpressives métaphores. Mais le fond est pire.

Vous dites: «À quel moment Prétextat saurait-il que la confession de Frédégonde n'est pas sacramentelle?» Mais au moment où l'étrange pénitente lui annonce, avec un fracas insolent, et des bravades, et des cris de haine, qu'elle va faire assassiner Mérovée. Vous alléguez que Prétextat est trop troublé, à ce moment-là, «pour débrouiller un problème de casuistique». Ah! il n'est pas compliqué, le problème! La question est, exactement, de savoir si une personne est dans les conditions requises pour la confession sacramentelle dans l'instant où elle se vante d'avoir préparé un assassinat et où elle déclare, avec la plus furieuse insistance, qu'elle va l'accomplir. Mais il paraît que Prétextat, vieux prêtre blanchi dans le saint ministère, et plein d'une terrible expérience,—d'ailleurs préparé au choc par les précédents aveux de la reine, déjà si semblables à de cyniques défis,—doit être surpris par sa dernière révélation, au point d'en perdre subitement et complètement la tête. Et vous appelez ça, bravement, «la vérité comme dans la vie»!

Je viens, là-dessus, de relire mon article, et je ne puis, en conscience, en retrancher un seul mot. J'écrivais: «... Je veux bien que Frédégonde, chrétienne peu éclairée, ait conçu cette ruse grossière et en ait espéré le succès. Mais que Prétextat se range sans hésiter à cette casuistique de sauvage, nous ne le pourrions admettre que si ce saint évêque nous avait été présenté comme un homme d'une intelligence affaiblie par les années et touché, comme dit l'autre, du vent de l'imbécillité.» Et je crois vraiment l'avoir démontré; du moins y ai-je apporté tout le soin et tout le sérieux dont je suis capable. Mais vous répondrez de nouveau: «La vérité comme dans la vie!» Je répliquerai: «Vent de l'imbécillité!» Et ce dialogue pourra durer longtemps. Nous n'avons probablement pas, monsieur, le cerveau fait de même. Nous sommes irréductibles, impénétrables l'un à l'autre, et cela sans doute est fâcheux pour moi; mais qu'y puis-je?

Voilà donc à quelle constatation chétive et superflue aboutit cette grande affaire. N'est-ce pas pitoyable?

Ce n'est pas ma faute. Vous m'avez invité à entendre votre pièce en qualité de critique; par là (soyons de bonne foi), vous avez sollicité mon jugement sur elle et m'avez signifié implicitement que vous m'autorisiez à le produire, quel qu'il fût,—à la seule condition qu'il ne portât que sur votre ouvrage et qu'il demeurât purement littéraire. Ce pacte tacite, je l'avais strictement observé; mais vous, monsieur, vous l'avez rompu. Il ne vous a pas suffi de contester, comme vous le pouviez, dans quelque journal ou dans quelque brochure, la justesse de mes critiques; vous avez prétendu me confondre dans cette Revue même, et vous avez voulu m'y discréditer par des insinuations désobligeantes sur des faits entièrement étrangers à notre différend: j'entends mes relations personnelles avec la Comédie-Française. Vraiment, cela n'est pas de jeu, quoi qu'il en ait semblé à nos doux juges.

Dans le fond, il y a ceci, qui est bizarre: il vous a été absolument impossible de supporter cette idée qu'il y eût en France un homme notoirement insensible aux beautés du 4e acte de Frédégonde. Et, pour en pouvoir exprimer votre immense dépit, non seulement par un papier public,—de quoi se fût contenté tout autre que vous,—mais dans des conditions choisies par vous, sous la même couverture où parurent les pages honnêtes qui vous ont fait saigner, et «à la même place et dans les mêmes caractères typographiques», vous avez dépensé plus d'obstination et plus d'énergie qu'il n'en faut pour faire son salut. Mais tout cela ne fera pas ni que j'aie outrepassé mon droit de critique, ni que Frédégonde soit autre qu'elle n'est, ni qu'elle me paraisse autre qu'elle ne me paraît. Et ainsi la disproportion entre votre effort et son résultat devient un peu comique. Ou, pour mieux dire, il y avait longtemps qu'un homme ne s'était édifié de ses propres mains, avec cet entêtement sombre, par une telle mobilisation de magistrats, d'avocats et d'huissiers, et sur un tel amas de papier timbré, une si haute réputation de ridicule. Et cela est beau dans son genre, et plus étonnant encore que la confession de Frédégonde.

... Et maintenant, monsieur, je puis bien vous l'avouer: je me suis appliqué à vous dire des choses justes sous une forme qui fût un peu désagréable, parce qu'il faut bien se défendre dans la vie; mais je ne suis point si fâché que cela. Je n'ai aucune peine à entrer dans votre état d'esprit. Je suis comme vous: je n'ai presque jamais trouvé que la critique comprît entièrement mes pièces, ni même qu'elle les racontât comme elles étaient, ni qu'elle leur fût pleinement équitable. On s'y résigne quand on est sage; et, quand on est fier, on se rend justice à soi-même silencieusement, et l'on se contente de son propre témoignage. On y est très aidé par la considération de ce qu'il y a de hasard mystérieux dans les succès de théâtre. Vous n'avez pas su prendre ce parti, et combien je le regrette! Vos sentiments, tout involontaires et fort excusables, étaient d'un homme; mais votre conduite, hélas! a été d'un «gendelettre», et je suis obligé de donner ici à cet affreux mot toute sa force.

Si vous vouliez bien le reconnaître vous-même (et pourquoi non? votre récente victoire a dû vous détendre), je vous répéterais, sans ombre d'ironie, ce que je disais il y a un an: «La susceptibilité des hommes de lettres est, quand on y réfléchit, bien misérable... Pourquoi tant souffrir d'appréciations qui ne nous atteignent ni ne nous diminuent dans ce qui nous devrait seul importer, j'entends notre valeur morale?... On peut avoir fait un mauvais drame, et non seulement n'être pas un sot, mais encore, par d'autres dons que ceux qui font le bon dramaturge et le bon écrivain, par un autre tour d'imagination, par l'activité, l'énergie, la bonté, par toute sa complexion et sa façon de vivre, être un individu plus intéressant et de plus de mérite que tel littérateur accompli.»

Non, je ne raille point. Toute notre querelle, ce n'est que de la littérature. La littérature, il faut l'aimer; mais le mieux est de l'aimer sans en faire; et, quand on en fait, les bénéfices que notre vain orgueil en attend ne valent pas que l'on devienne méchant à cause d'elle ni que, pour elle, on perde son âme. Voilà ce que nous sentons clairement dans nos meilleures minutes...

J'ai laissé la question juridique à M. Brunetière, qui l'a faite sienne, et qui continuera à la traiter avec plus de compétence, de rigueur et de vigueur que je ne ferais. Il est bien probable que cela finira par la révision d'une loi mal rédigée et dont l'application littérale heurte par trop le sens commun. Vous aurez contribué, monsieur, par votre obstination, à amener cet heureux changement, et ainsi vous nous aurez rendu un service dont nous vous serons plus reconnaissants que de votre tragédie.(Retour à la Table des Matières)

Bibliographie: Deux tragédies chrétiennes: Blandine, drame en cinq actes, en vers, de M. Jules Barbier; l'Incendie de Rome, drame en cinq actes et huit tableaux, de M. Armand Éphraïm et Jean La Rode.

Blandine et l'Incendie de Rome ne se distinguent guère, à première vue, des autres tragédies chrétiennes et romaines qu'on a écrites chez nous depuis Caligula. Mais, si l'on y regarde de plus près, on finit par voir que la pièce de M. Barbier et celle de MM. Éphraïm et La Rode ont chacune leur dessein particulier, que je vous dirai tout à l'heure.

Une tragédie chrétienne dont l'action se passe à un moment quelconque des trois premiers siècles de l'Empire, de Néron à Dioclétien, cela comporte un certain nombre de personnages sans doute inévitables. Il y a l'esclave chrétien; le philosophe stoïcien; l'épicurien sceptique et tolérant, qui ressemble plus ou moins au Sévère de Polyeucte, et le fonctionnaire romain, qui fait plus ou moins songer à Félix. Surtout il y a,—formée sur le modèle de l'inquiète Leuconoé d'Horace, laquelle interrogeait tous les dieux afin de trouver le bon,—la patricienne de décadence qui a du vague à l'âme, et qui se fait chrétienne par romantisme.

Ce dernier type n'est pas dans Corneille, et pour cause, non plus que le vague christianisme lyrique, humanitaire et sourdement sensuel qui s'exhale de l'âme lettrée de ces Leuconoés, un peu tournées en Lélias. Le christianisme de Polyeucte et de Néarque n'est ni vide ni flottant. Il a sa théologie très arrêtée. Il est solide et précis, volontiers disputeur, comme il apparaît par les dissertations de Néarque sur la Grâce. Ce n'est peut-être pas le christianisme de l'Église primitive; mais c'est celui du XVIIe siècle. Au moins on sait à quoi l'on a affaire. Mais souvent, dans les tragédies chrétiennes qu'on nous fait encore, les martyrs semblent verser leur sang pour un «idéal» aussi peu formulé que celui des poètes romantiques, ou, tout au plus, pour la religion de Pierre Leroux et de George Sand, et quelquefois pour celle du prince Kropotkine.

Et il y a la «couleur locale», la fâcheuse couleur locale romaine, dont se sont si heureusement passés Corneille dans Polyeucte et Racine dans Britannicus. Il y a, mêlés partout au dialogue, les détails de cuisine, d'ameublement ou d'habillement: gauche mosaïque qui fait ressembler la conversation des personnages au texte de ces «thèmes de difficultés» où d'ingénieux professeurs de grammaire se sont donné pour tâche de faire entrer certains mots, de gré ou de force.—Et j'allais oublier le Gaulois notre ancêtre, le bon esclave ou gladiateur gaulois que l'auteur ne manque pas de fourrer dans un coin de son drame, et à qui il prête un rôle honorable pour flatter notre patriotisme.

Quant à l'action, elle consiste généralement dans les amours d'une païenne et d'un chrétien (ou inversement) et dans les efforts que fait celui-ci pour amener l'autre à la foi. Si l'homme est esclave et la femme patricienne (ou vice versa), cela, bien entendu, n'en vaut que mieux. Au cinquième acte, la belle païenne est touchée de la grâce et mêle son sang à celui de son compagnon. Et c'est très bien ainsi, et, au surplus, il est très difficile de sortir de là. Pour trouver autre chose, pour concevoir avec émotion et avec profondeur et pour exprimer sans banalité une âme chrétienne des premiers temps, l'âme et le génie d'un Tolstoï ne seraient sans doute pas de trop. Du moins y faudrait-il, à défaut de génie, une longue méditation et plus de «vie intérieure» que n'en a le commun de nos dramaturges.

Les traits que j'ai dits se retrouvent dans Blandine, et ce n'est point un reproche. Voici les inquiets à la façon de notre vieille Leuconoé, les romantiques chercheurs d'idéal: c'est Attale et Æmilia,

Altérés d'inconnu, toujours inassouvis...
Enivrés, et rêvant encore quelque chose!...

Voici le stoïcien, et c'est Épagathus; l'épicurien, et c'est Lucien de Samosate; le politique étroit, pusillanime, cruel par terreur, et c'est Septime Sévère; l'esclave chrétienne, et c'est Blandine.—Et voici la fâcheuse couleur locale. Æmilia n'hésite pas à interpeller Blandine en ces termes:

. . . . . . . . . . Blandine, prends ma stole,
Et me l'apporte!... Eh bien, à quoi rêves-tu, folle?...
Blandine?... Va chercher ma stole bleue!...

Et, plus loin, ivre de Dezobry, M. Jules Barbier ne craint pas de prêter à une certaine Phydile ces propos audacieusement «panachés» de latin et de français:

Devine
Ce qui me plaît, à moi, dans mes dix-huit peplum?
Car j'en ai dix-huit!... oui!... C'est le linteolum
Cæsicium
, ainsi nommé, parce qu'il s'ouvre
Sur la poitrine,—là; jusqu'en bas,—et découvre,
En suivant les contours du sein comme cela...

Or, nous voyons que l'énigmatique et silencieuse esclave Blandine est aimée d'un jeune charpentier, nommé Ponticus. Elle lui dit: «Veux-tu de moi pour sœur?» Il lui répond: «Non, pour femme!» Sur quoi elle lui donne rendez-vous, la nuit prochaine, à l'assemblée des chrétiens, dans le propre temple de Rome et d'Auguste. Le médecin Alexandre doit conduire à cette même assemblée Attale et Æmilia, qui sont curieux de savoir ce que c'est que ces chrétiens. Et nous nous disons que le jeune Ponticus se fera sans doute prier avant de céder Blandine à Jésus; qu'Attale et Æmilia, passionnément amoureux l'un de l'autre, ne semblent pas dans les meilleures conditions pour embrasser la religion du crucifié, et qu'ils y feront quelque résistance; ou bien qu'Æmilia se convertira seule, et que sa lutte contre Attale sera, du moins, l'un des principaux épisodes de cette tragédie...

Mais rien de tout cela.

La vie et la passion de Jésus, contées à sa façon par Blandine,—en un récit naïf, décousu et ardent, tout à fait convenable à la simplicité et à l'imagination passionnée d'une esclave ignorante,—décident instantanément le jeune Ponticus, ce pendant qu'Attale et Æmilia cèdent à la première exhortation de l'évêque Pothin.

Et nous connaissons alors que l'objet de M. Jules Barbier n'est point une aventure particulière, mais la tragique et sanglante et merveilleuse histoire de l'Église de Lyon dans la dix-septième année du règne de Marc-Antonin; que son dessein est de nous peindre des phénomènes moraux collectifs, de nous montrer, dans tout un groupe de chrétiens, la contagion de la foi et de l'héroïsme, la sublime émulation et, proprement, l'ivresse du martyre; et, si vous voulez, de donner une forme dramatique au dix-neuvième chapitre du Marc-Aurèle d'Ernest Renan.

Ce dessein apparaît en plein dans la seconde moitié de la pièce.—Ce qui nous est montré plus spécialement au troisième acte, c'est l'émulation pour confesser la foi et pour se faire arrêter. Æmilia et Attale songent un instant à fuir. Ils emmèneront Blandine avec eux. Alors (et, vraiment, l'idée est belle) l'esclave demande la liberté à sa maîtresse. «Au nom de Jésus, je t'affranchis, dit Æmilia. Mais pourquoi as-tu voulu être libre?—Pour mourir», répond Blandine.—Et là-dessus, le gouverneur étant entré et Épagathus s'étant lui-même dénoncé comme chrétien, Æmilia et Attale se dénoncent librement à leur tour; et Blandine, qu'on oubliait dans son coin, vient tendre les mains aux chaînes en disant: «Et moi?»

Au quatrième acte et au dernier, c'est l'émulation pour souffrir; entendez pour souffrir dans son corps, et quelles tortures! Les tenailles, les coins, les crocs, les ongles arrachés, la chaise ardente, la griffe et la dent des bêtes... Les supplices étaient publics. À une époque de civilisation avancée et de littérature savante, après Virgile, après Horace, après Lucrèce, sous le règne du plus vertueux des empereurs, de celui qui nous a légué cet admirable bréviaire de perfection morale: Ta eis eauton, dans la ville la plus riche et la plus cultivée de la Gaule romaine, des milliers d'hommes, dont un bon nombre, apparemment, étaient d'honorables bourgeois, se réunissaient pour le plaisir de voir torturer longuement et horriblement d'autres hommes. Et je sais bien que, il n'y a guère plus d'un siècle, des magistrats lettrés, et qui peut-être composaient de petits vers, faisaient «questionner» des misérables sous leurs yeux; que l'on venait en foule voir «rouer» en place de Grève; qu'aujourd'hui encore, des chevaux éventrés par un taureau, lui-même tout ruisselant sous les flèches des banderilles, forment un spectacle délicieux pour des gens qui sont cependant nos frères, et qu'enfin il se rencontre des personnes distinguées pour aller voir guillotiner sans y être obligées professionnellement. Oui, je sais que la vieille humanité est abominable et que, dans le fond, elle aime le sang et la souffrance d'autrui. Toutefois, si la bête féroce n'est pas morte en elle et n'y est qu'endormie, ne peut-on pas dire que ses réveils se sont quelque peu espacés de notre temps, et que, s'il n'y a peut-être pas moins de cruauté latente dans l'âme des foules, il y en a moins de déclarée dans les lois et dans les mœurs? Le peuple n'a presque assassiné personne depuis vingt-sept ans. La bête humaine, si la prévoyance des législations s'appliquait de plus en plus à la sevrer de sang, finirait peut-être par en perdre un peu le goût. Et je crois, je veux croire qu'aujourd'hui déjà cette idée d'une multitude en fête réunie dans un cirque pour voir déchirer et brûler, parmi d'affreux hurlements, des chairs vivantes, serait intolérable et presque inconcevable à une assez imposante minorité d'âmes douces.

De là, pour le farouche auteur de Blandine, une première difficulté. Il inscrit, en tête de son œuvre, cette fière déclaration: «La genèse de ma Blandine est aussi douloureuse que celle de ma Jeanne d'Arc. L'avenir me réserve les mêmes revanches: j'ai foi.» Allons, tant mieux. Je crains cependant, si la pièce était jouée, qu'elle ne nous accablât par un excès d'horreur physique. Voici quelques-unes des indications de la mise en scène: «Au lever du rideau, Sextius est occupé avec les soldats à rassembler et à préparer des instruments de torture épars sur le sol, tenailles, lames, carcans, ceps, fouets, etc.» Plus loin: «Blandine, vivement éclairée, est attachée à une croix. Ponticus est étendu à ses pieds sur un chevalet, entouré de bourreaux armés de tenailles. Çà et là, dans l'arène, des cadavres.» À un endroit, le médecin Alexandre accourt «en levant des mains sanglantes» et en criant:

Cher légat, le plus fort n'est pas maître
De la douleur physique; elle envahit tout l'être.
Alors, pour asservir ces nerfs injurieux,
Je me suis arraché les ongles... Trouve mieux!

Et ces vers sont immédiatement suivis de cette note:

(Les hurlements recommencent dans la coulisse).

Une seconds difficulté, pour l'auteur, était dans le caractère étrangement et violemment exceptionnel des sentiments et de l'héroïsme de ses personnages. Ils ont soif de souffrir (n'oubliez pas de quelles souffrances inouïes, démesurées et prolongées il s'agit ici). De cette disposition surhumaine, Renan donne ces explications: «L'exaltation et la joie de souffrir ensemble les mettaient dans un état de quasi anesthésie. Ils s'imaginaient qu'une eau divine sortait du flanc de Jésus pour les rafraîchir. La publicité les soutenait. Quelle gloire d'affirmer devant tout un peuple son dire et sa foi! Cela devenait une gageure, et très peu cédaient. Il est prouvé que l'amour-propre suffit souvent pour inspirer un héroïsme apparent, quand la publicité vient s'y joindre. Les acteurs païens subissaient sans broncher d'atroces supplices (?); les gladiateurs faisaient bonne figure devant la mort évidente, pour ne pas avouer une faiblesse sous les yeux d'une foule assemblée. Ce qui ailleurs était vanité, transporté au sein d'un petit groupe d'hommes et de femmes incarcérés ensemble, devenait pieuse ivresse et joie sensible. L'idée que le Christ souffrait en eux les remplissait d'orgueil et, des plus faibles créatures, faisait des espèces d'êtres surnaturels.» Et encore: «Ceux qui avaient été torturés résistaient étonnamment. Ils étaient comme des athlètes émérites, endurcis à tout... Le martyre apparaissait de plus en plus comme une espèce de gymnastique, ou d'école de gladiature, à laquelle il fallait une longue préparation et une sorte d'ascèse préliminaire.» Peu s'en faut que Renan ne dise: «Le martyre était un sport.»—Il est certain que, d'être regardé, c'est une grande force: cela donne le courage de souffrir beaucoup, même pour des causes chétives et frivoles. Que sera-ce quand la cause est sublime, et quand les témoins sont tout un peuple en face duquel on confesse Dieu! Peut-être aussi y a-t-il un degré de douleur physique qui ne peut être dépassé, au delà duquel la souffrance s'anéantit. Notre système nerveux est un indéchiffrable mystère. M. Homais comparerait les martyrs chrétiens à ces Aissaouas qui, apparemment, au bout d'une demi-heure de hurlements rythmés et de balancements de tête au-dessus d'un brasier, ne sentent plus. M. Jules Barbier, dans son avant-dernière scène, met bravement cette note de couleur scientifique, un peu inattendue dans une tragédie chrétienne: «Ponticus complètement anesthésié». Corneille n'eût pas songé à appliquer cette épithète à Polyeucte.—Enfin, ivresse de publicité, entraînement, anesthésie,—et aussi amour de Dieu et attente d'un bonheur infini,—vous avez le choix entre ces explications, ou vous les pouvez prendre toutes ensemble. Les croyants en proposent encore une autre, qui est la grâce divine.

Mais vous entrevoyez combien il était malaisé au poète de prolonger durant deux actes cette lutte pour le martyre, ce renchérissement ininterrompu dans le plus surprenant héroïsme, et d'en soutenir sans défaillance l'écrasant crescendo. Comment faire parler ces âmes, toutes parvenues au dernier point de tension morale? Le seul tort de M. Jules Barbier, c'est d'avoir conçu un sujet où le poète était obligé d'être génial, et où, le fût-il, il risquait de l'être avec trop d'uniformité et d'ajouter à la monotonie de l'horreur physique la monotonie de la sublimité spirituelle. Mais ce sujet trop beau, c'est aussi le mérite de M. Barbier d'avoir osé le tenter. Il n'a pas d'ailleurs été partout inégal à sa tâche; et voici une scène,—la dernière,—où la maternité chaste et sanglante de Blandine, aidant le pauvre petit Ponticus à souffrir et à mourir, est peinte de traits assez forts et assez doux:

PONTICUS

Pardonne-moi, j'ai peur!

BLANDINE

Est-ce qu'on a peur?... Pense
Non pas à la douleur, mais à la récompense!
N'afflige pas Jésus par ton manque de foi!
Car il te voit, Jésus!... sans te parler de moi.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je te sens sur mon cœur tout gros de tes alarmes,
Comme un fils enfanté dans les cris et les larmes!...
Songe que tout sera fini dans un moment.

PONTICUS

Oui, laisse dans tes yeux parler ton cœur charmant.

BLANDINE, le berçant.

Mon Ponticus! (Clameurs au dehors.)

PONTICUS

Dieu!

BLANDINE

Quoi?

PONTICUS

Ces cris! ces cris de rage!

BLANDINE, lui mettant les mains sur les oreilles.

N'entends pas!

PONTICUS

Ah! ce sang!

BLANDINE, lui mettant une main devant les yeux.

Ne vois pas!... Du courage!

Et, quand le petit Ponticus est sur le chevalet:

Non! tu ne souffres pas!... je le veux!... je l'ordonne!

PONTICUS

Non... je ne... souffre... pas... (Sa tête retombe; il meurt.)

BLANDINE

Jésus!... Je vous le donne!

Oui, cela est beau, ne craignons pas de le dire. Mais, ailleurs, il semble que l'auteur eût pu nous montrer une Blandine plus originale et plus saisissante. Renan écrit: «... Quant à la servante Blandine, elle montra qu'une révolution était accomplie. Blandine appartenait à une dame chrétienne, qui sans doute l'avait initiée à la foi du Christ. Le sentiment de sa bassesse sociale ne faisait que l'exciter à égaler ses maîtres. La vraie émancipation de l'esclave, l'émancipation par l'héroïsme, fut, en grande partie, son ouvrage. L'esclave païen est supposé par essence méchant, immoral. Quelle meilleure manière de le réhabiliter et de l'affranchir, que de le montrer capable des mêmes vertus et des mêmes sacrifices que l'homme libre! Comment traiter avec dédain ces femmes que l'on avait vues dans l'amphithéâtre plus sublimes encore que leurs maîtresses? La bonne servante lyonnaise avait entendu dire que les jugements de Dieu sont le renversement des apparences humaines, que Dieu se plaît souvent à choisir ce qu'il y a de plus humble, de plus laid et de plus méprisé pour confondre ce qui paraît beau et fort. Se pénétrant de son rôle, elle appelait les tortures et brûlait de souffrir...»

Il m'eût donc plu que l'auteur conçût cette tragédie chrétienne de façon qu'elle signifiât principalement le triomphe moral des esclaves, des petites gens, des ignorants grands par le cœur. Blandine eût gardé, dans le commencement du drame, l'attitude effacée et muette que lui prête habilement M. Barbier, et qui est destinée à faire un dramatique contraste avec le rôle prépondérant qu'elle joue dans la suite. Mais, en outre, les chrétiens de la bonne société, Attale, Æmilia, Épagathus, Alexandre même, tout en la regardant comme leur sœur en Dieu, n'eussent pas, d'abord, fait grande attention à elle, lui eussent témoigné tout juste les sentiments fraternels qui sont «de commandement», et, malgré eux, se ressouvenant de leur condition sociale, eussent considéré l'humble servante comme une créature égale sans doute à eux-mêmes par sa participation au rachat divin, mais inférieure par l'intelligence, l'éducation, la distinction morale. Il dut y avoir nécessairement de ces nuances dans les sentiments qu'éprouvèrent les premiers chrétiens patriciens pour leurs frères esclaves. Et l'effacement de ces nuances sous la pourpre du commun martyre eût été ici presque tout le drame.

Au reste, dans ce drame que je rêve, Blandine ne payerait point de mine. Elle ne serait point la belle fille à la robe blanche et aux longs cheveux soignés qu'on nous montrerait certainement si la pièce de M. Barbier était représentée. Elle serait petite, faible de corps, plutôt laide, comme il semble qu'elle ait été dans la réalité. Et ce serait une raison de plus pour que ses frères patriciens, lettrés, élégants, l'eussent non pas dédaignée, mais négligée un peu, et presque ignorée. Or, du jour où il s'agirait de souffrir et de verser son sang, il apparaîtrait tout aussitôt que l'âme de la fille chétive et disgraciée est plus forte, plus douce et plus haute que celle même de ses plus saints compagnons. Cela se ferait sans qu'elle s'y efforçât. Elle demeurerait modeste, elle ne se mettrait point en avant; mais on irait à elle parce qu'on sentirait en elle une divine flamme de charité et de foi. Elle serait le guide et le réconfort de tous. Elle aurait des mots simples et profonds, que je ne me charge point de trouver, des mots qui ressembleraient à quelques-uns de ceux que Tolstoï a su prêter au vieil Akim ou à Platon Karatief. Et la patricienne Æmilia découvrirait avec étonnement et vénération la sainteté de son esclave; et, comme autrefois Blandine aidait Æmilia à sa toilette et lui parfumait ses cheveux, Æmilia à son tour servirait Blandine dans la prison, lui rendrait les offices qu'on se doit entre martyres, laverait ses plaies avec l'eau de la cruche et essayerait de démêler sa maigre chevelure raide de sang coagulé. Et ainsi Blandine deviendrait le centre du drame, ce qu'elle n'est pas dans la pièce de M. Barbier où l'intérêt, si je ne m'abuse, se disperse un peu, et où plusieurs des autres personnages, beaucoup moins singuliers et significatifs que Blandine, occupent une aussi grande place que l'humble et sublime servante.

Mais il est temps d'arriver à l'Incendie de Rome. Là aussi nous retrouvons d'abord les éléments habituels d'une tragédie chrétienne. Il y a une Leuconoé patricienne, amoureuse d'un esclave chrétien: c'est Marcia, femme du préfet de Rome. (Oh! que voilà une aventure qui a dû être rare dans la réalité!) Il y a l'épicurien sceptique, et c'est Pétrone. Il y a le généreux esclave notre ancêtre, et c'est ici «Faustus, esclave germain», etc. Une déplorable «couleur locale» ne cesse d'égayer la pièce. Dès la première page, il est question de loirs assaisonnés de miel et de pavots, d'œufs de paon de Samos, de gelinottes de Phrygie enveloppées dans des jaunes d'œufs poivrés, etc. Sous prétexte qu'ils sont lointains, les personnages s'expriment avec une noblesse soutenue. Voici la première phrase du chef des cuisines: «Jamais festin plus somptueux n'aura été servi dans le triclinium du préfet de Rome, Pedanius Secundus»; et l'intendant Priscus, à peine entré, interpelle les esclaves en ces termes choisis: «Approchez, Égyptiens, et vous, Éthiopiens, plus noirs que Pluton, dieu des enfers... À mesure que les convives apparaîtront dans l'atrium, précipitez-vous à leurs pieds; que rien ne manque à leurs ablutions. Quant à vous, femmes, répandez vos cheveux sur vos épaules, afin que les amis de Pedanius puissent, s'ils le désirent, essuyer leurs mains.»—Les auteurs ont voulu nous mettre sous les yeux la vie élégante sous Néron, et la vie néronienne elle-même. C'était une entreprise difficile. Quand ils ont fait dire à Néron qui veut séduire Marcia: «Oh! veux-tu? à nous deux nous imaginerons, nous vivrons une vie affinée, grandiose, non vécue jusqu'ici... Elle ne t'attire donc pas, cette existence surhumaine? Oh! songes-y: pouvoir tout ce que tu veux!» Et encore: «J'avais fait pour toi un beau rêve: j'aurais réalisé pour toi toutes les jouissances que peut imaginer un artiste tout-puissant; j'aurais accumulé les voluptés, les fêtes!» ils sont, si j'ose m'exprimer ainsi, au bout de leur rouleau... Je crois que l'emploi des vers s'imposait ici. Les auteurs n'y eussent pas mis une idée de plus que dans leur prose; mais de beaux vers (il les fallait beaux) nous eussent peut-être suggéré, par leur musique et par leur volupté propre, quelque chose des voluptés néroniennes et de ce que Cléopâtre avait appelé déjà «la vie inimitable»...

La pièce elle-même est une broderie industrieuse sur le chapitre des Annales où Tacite conte l'assassinat de Pedanius Secundus et ce qui s'ensuivit.—Ce Secundus est un abominable homme. Il livre, par servilité, sa femme Marcia à Néron. Il viole la jeune Grecque Hébé, puis, l'ayant donnée pour femme à l'esclave germain Faustus, la lui enlève contre la foi jurée. Et c'est pourquoi Faustus égorge Secundus dans sa chambre, avec l'assentiment de Marcia qui a surpris le complot, et malgré l'esclave chrétien Théomène, qui se jette au-devant du poignard pour protéger son maître. Tous les esclaves de Pedanius sont, selon l'atroce loi romaine, arrêtés et condamnés. Mais quelques-uns, parmi lesquels Théomène et Faustus, ont pu se réfugier aux catacombes, où l'inquiète Marcia les rejoint et, tombée amoureuse de l'héroïque Théomène, est convertie par lui à la foi du Christ...

Tout cela est habilement développé. Il y a du mouvement, de la variété, des coups de théâtre qui, pour être facilement prévus, n'en font pas moins de plaisir, des fins d'actes qui sont toutes «à effet», des scènes tumultueuses à personnages nombreux et qui sont très bien réglées. MM. Éphraïm et La Rode ne s'entendent pas plus mal que d'autres à «mouvoir les masses.» Si la pièce était représentée (et je ne vois pas pourquoi l'Odéon n'en tenterait pas l'épreuve), peut-être paraîtrait-elle au public intéressante, colorée, violemment dramatique, qui sait?... Mais à la lecture, et jusqu'à l'endroit où j'en ai arrêté le compte rendu, cette œuvre intelligente ne semble point particulièrement neuve, et je dirais qu'elle rentre dans l'ordinaire «formule» des tragédies romano-chrétiennes, si, dans sa dernière partie, ne se marquait fort heureusement le dessein par lequel surtout elle vaut.

Ç'a été une «opinion distinguée», du moins parmi les journalistes, et c'est devenu un lieu commun, de rapprocher nos révolutionnaires les plus emportés, et spécialement nos anarchistes, des chrétiens de la primitive Église, et d'affirmer qu'ils se ressemblent comme des frères. Si l'on considère en elles-mêmes ces deux espèces d'hommes, rien de plus faux qu'un tel rapprochement, puisque les chrétiens étaient chastes, doux, résignés, qu'ils combattaient en eux la «nature» à laquelle nos «libertaires» font profession de s'abandonner; qu'ils pratiquaient justement les vertus qu'un bon anarchiste doit avoir le plus en horreur; et qu'ils ne tuaient pas, mais, au contraire, se laissaient tuer. Sans compter qu'ils étaient déjà par leurs croyances (il n'y a pas à dire!) des manières de «cléricaux.» Mais avec tout cela, il est certain que les chrétiens devaient être assez exactement, aux yeux de la société régulière des premiers siècles, ce que les plus violents révolutionnaires sont pour la nôtre. L'État et le peuple romain se trompaient en attribuant aux chrétiens des crimes et des pratiques infâmes; ils ne se trompaient point en les considérant comme des ennemis irréductibles.

Si les communautés chrétiennes étaient composées, en majorité, de très douces âmes, il devait pourtant s'y rencontrer, surtout parmi les catéchumènes, des malheureux venus là par désespoir, excès de souffrance, haine de la société établie, instinct de révolte, insuffisamment instruits et non encore imprégnés de l'esprit de Jésus. Or la haine des corruptions sociales, si l'on n'y prend garde, est toute proche de la haine des élégances, qui est toute proche de la haine des richesses, qui est toute proche de la haine des riches, qui implique aisément la condamnation de l'ordre social lui-même. Elle revêt donc assez aisément un caractère révolutionnaire. Les âmes chrétiennes les plus douces et les plus abondantes en vertus parlaient des «infamies du vieux monde» dans les mêmes termes que le font aujourd'hui les anarchistes les moins vertueux. Et comme ceux-ci croient à l'avènement de la Cité idéale, les chrétiens croyaient au millenium, au règne des saints, dont une des conditions était la destruction de Rome et de l'Empire. Cette destruction, ils l'appelaient de leurs vœux, et c'était assurément un désir permis. Mais il n'est pas impossible qu'à force de la désirer, et comme une chose promise par Dieu, certains néophytes grossiers et véhéments fussent tentés d'y mettre la main. Comment, échauffé par les pieuses imprécations d'un saint prêtre, le sympathique barbare Faustus passe soudainement du désir à l'acte, c'est ce que MM. Éphraïm et La Rode nous montrent dans une scène qui est, à coup sûr, la plus précieuse de leur drame.

Dans une salle des catacombes, à la lueur des torches, devant ses frères qui viennent d'apprendre que les quatre cents esclaves de Secundus ont été exécutés, le prêtre Timothée,—en des phrases dictées par Dieu même, puisqu'elles sont empruntées à l'«épître catholique de saint Jacques» et à l'Apocalypse,—maudit la ville impure et sanguinaire et en prophétise la fin: «... Riches! pleurez et jetez des cris, à cause des malheurs qui vont tomber sur vous!... Vos richesses sont pourries! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers crie contre vous... Vous avez condamné et mis à mort les innocents, les justes, qui ne vous résistaient point... Qu'elle pleure et qu'elle gémisse, la ville d'iniquité!... Parce que, dans cette grande ville, le sang des saints et des innocents a été répandu... le Seigneur enverra le feu tordre dans ses flammes, comme dans les anneaux d'un serpent, tous ces palais superbes, tous ces repaires de voluptés infâmes!» Et enfin: «... Sur vous qui aimez Dieu se lèvera le soleil de la justice. Quand les cieux auront passé... quand les éléments embrasés auront été dissous... vous, les pauvres... vous ressusciterez en vos corps glorieux, et vous jouirez d'une félicité infinie.»

Alors Faustus (remarquez que ce qu'il vient d'entendre est tout ce qu'il connaît du christianisme,):—«Voilà ce que ton Dieu promet?... Je crois en lui!—Mais, dit Marcia, où est-il, l'envoyé de Dieu qui allumera l'incendie? Où est-il, celui que Dieu a choisi pour renverser cet empire sanglant?—Ce sera moi!» dit Faustus en arrachant une torche fixée à la muraille; et, suivi de quelques-uns de ses frères, il s'en va mettre le feu à la ville.

Si cela est peut-être discutable, cela est fort dramatique; et très dramatique aussi, au dernier tableau, du haut de la terrasse de Néron, le saut des martyrs dans les flammes.(Retour à la Table des Matières)

LES DEUX TARTUFFE.

6 Juillet 1896.

Presque tous nos meilleurs comédiens ont voulu s'essayer dans le rôle de Tartuffe, et il ne paraît pas qu'aucun d'eux y ait jamais remporté un entier succès. D'où vient cela?

C'est peut-être que ce rôle n'est pas très bon.—Que le personnage soit antipathique, cela ne serait rien; il pourrait être sauvé soit par beaucoup de comique, soit par un peu de terreur. Mais il est double. Il y a dans Tartuffe, et très distinctement, deux Tartuffe.

Tartuffe est, d'abord, une espèce d'épais et hideux bedeau. Il pète de santé; il a le visage allumé et l'oreille rouge. C'est un goinfre. Il lui arrive de «roter» à table. (La délicatesse de nos Comédiens officiels a supprimé, je ne sais pourquoi, les vers où cette incongruité est rappelée.) Il est laid, d'aspect repoussant. Dorine y insiste: elle dit qu'il est difficile d'être fidèle à de certains maris «faits d'un certain modèle.» Et encore: «Oui, c'est un beau museau!» Elle dit ironiquement qu'il est «bien fait de sa personne.» Elle dit à Marianne qu'il faut qu'une fille obéisse à son père, voulût-il lui donner un singe pour époux. Le point est donc hors de doute.

Ce premier Tartuffe, au surplus, est une brute. Il n'a aucune finesse. C'est par les artifices les plus grossiers, les plus faciles à percer, les plus impudents, ou, pour mieux dire, les plus naïfs, qu'il a séduit Orgon; par des momeries de truand de la dévotion, des «soupirs» et des «élancements» à faire retourner les gens, etc... Il a des affectations purement imbéciles, comme lorsqu'il crie à Laurent de «serrer sa haire avec sa discipline», ou lorsqu'il s'accuse d'avoir tué une puce avec trop de colère. Il est si obtus que, voulant se déclarer à une femme jeune, spirituelle, nullement dévote, éminemment «laïque», il y emploie le style des Manuels de piété et ne conçoit pas ce qu'un tel langage, appliqué à une telle matière, doit avoir nécessairement, pour cette jeune femme, de répugnant et de souverainement ridicule.

Bref, Tartuffe n'est qu'un pourceau de sacristie, un grotesque, un bas cafard de fabliau, une trogne de «moine moinant de moinerie», violemment taillée à coups de serpe par l'anticléricalisme (déjà!) du «libertin» Molière.

Mais ce gueux, ce marmiteux, ce goinfre, ce balourd, cet incongru, comment Orgon, homme riche et notable, dont la conduite pendant la Fronde a été signalée au roi avec éloge; comment ce bourgeois, qui a sûrement les préjugés de sa classe et de son rang, a-t-il pu le recueillir chez lui, l'y traiter en ami intime et en directeur de conscience? Comment a-t-il pu subir à ce point l'ascendant de ce goujat qui, pour être un coquin, n'en est pas moins un simple d'esprit? On ne voit pas non plus que les bourgeois, même dévots, soient détournés par leur dévotion du soin de marier richement leurs enfants: comment Orgon peut-il s'entêter à donner sa fille à cet ancien mendigot? Il y a là, à mon avis, une impossibilité morale.

Et c'est pourquoi, le désaccord étant complet entre ce personnage et la besogne que Molière a dessein de lui faire accomplir, voici surgir, chemin faisant, un second Tartuffe, fort différent du premier. Plus rien du rat d'église. Le butor qui racontait aux gens l'histoire de ses puces, qui rotait à table et s'empiffrait à en crever, nous apparaît maintenant comme un homme de bonne éducation, comme un gentilhomme pauvre, et qui, même au temps de sa détresse, a conservé un valet. Gentilhomme, je ne sais pas bien s'il l'est en effet; mais il faut croire à présent qu'il en a du moins les airs, puisque Dorine, son ennemie, dans le couplet où elle raille Marianne, admet elle-même qu'il tiendrait bon rang dans sa province:

Vous irez par le coche en sa petite ville, etc.

Et sans doute, dans son tête-à-tête avec Elmire, il débute assez lourdement par l'emploi du «jargon de la dévotion»; mais, insensiblement, il sait tourner ce jargon en caresse, et le rapproche enfin de la langue vaguement idéaliste que l'amour devait parler, cent cinquante ans après Molière, dans des poésies et romans romanesques et qui a plu si longtemps aux femmes... Mais, en outre, il a de la finesse et de l'esprit, et des ironies, et des airs détachés qui sentent leur homme supérieur et qui sont d'un véritable artiste en corruption. Et, à sa deuxième rencontre, quand il veut lever les scrupules d'Elmire, la jolie leçon de casuistique, leçon qui semble une dérision préméditée et presque une «blague» de la casuistique même! Ce Tartuffe-là ressemble à quelque abbé italien tortueux et élégant, athée, moqueur et sensuel, et qui se complaît, avec une grâce perverse, à ôter à demi son masque.

À ce propos, vous savez qu'on s'est demandé si Tartuffe avait la foi. La question eût semblé étrange à Molière. Si Tartuffe «croyait», il serait un pharisien, il ne serait pas un «imposteur», et Molière ne lui aurait pas donné ce nom. Mais, à supposer même que l'auteur n'eût pas assez signifié sa pensée sur ce point, il faudrait ici distinguer. Pour le premier Tartuffe, le bedeau, la brute, méchant, mais stupide, dénué d'esprit critique et incapable de se connaître lui-même, on peut admettre à la rigueur qu'il ait la foi,—la foi d'un abominable charbonnier. Mais il me paraît de toute évidence que le second Tartuffe, l'homme du monde, l'homme d'esprit, l'aventurier de haut vol, ne croit ni à Dieu ni à diable. Ou je ne sais pas lire, ou ces vers, par exemple:

Le ciel défend, de vrai, certains contentements;
Mais on trouve avec lui des accommodements.
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention,

ne peuvent être que d'un terrible pince-sans-rire et d'un railleur raffiné et hardi.

La conclusion, c'est que le comédien est fort embarrassé. Il faut choisir entre trois partis: ou représenter le premier Tartuffe, ou représenter le second, ou essayer de réaliser un Tartuffe mitoyen; car, de «fondre» les deux l'un dans l'autre, il n'y faut guère songer.

Or, si le comédien joue le premier Tartuffe, il fera rire; mais l'action de la pièce deviendra totalement absurde. (Vous me direz: Qui s'en apercevra?) S'il joue le second, la pièce redeviendra raisonnable; mais alors, on ne comprendra plus du tout le portrait qui nous a été fait de Tartuffe avant son apparition. Le public sera dépaysé, lui qui ne voit Tartuffe que sous les espèces d'un bedeau gras, rouge et libidineux; et l'acteur ne fera pas rire, et il devra, j'en ai peur, renoncer à la douceur des applaudissements. Reste, comme j'ai dit, qu'il prenne une moyenne entre les deux Tartuffe... J'aime mieux qu'il s'en charge que moi...

Du temps de Molière, conformément à sa pensée, Tartuffe fut joué en «comique» et même en «valet comique»; et cette interprétation dura jusqu'au commencement de ce siècle. Régnier s'en plaint dans son Tartuffe des comédiens. Je lui emprunte ces lignes intéressantes: «... Au siècle passé... l'emploi des premiers comiques s'appelait aussi l'emploi des valets, et la garde-robe des acteurs qui tenaient ces sortes de rôles se bornait presque à des habits de livrée. Aussi l'habitude de jouer chaque soir Hector ou Crispin avait rétréci le talent des comédiens, circonscrit leur horizon; leur unique tâche étant de faire rire, Tartuffe fut joué comme valet, et, peu à peu, ce grand rôle ne fut plus qu'un sournois plaisant et cynique dont les charges et les paillardises égayaient le public.

«Cette grossière interprétation du rôle devint la tradition, et Augé, grand, beau, bien fait, très aisé dans son jeu, au dire d'un contemporain, d'une gaieté un peu basse, naturel et inexact dans son débit, estropiant les vers, Augé s'y conforma en l'exagérant encore. Il a laissé dans le rôle un long souvenir de succès...

«Avec des regards lubriques, des gestes à l'avenant, il forçait Elmire, en plein théâtre, à subir des grossièretés qu'il serait répugnant d'indiquer. Dans la scène de la déclaration du troisième acte, il cachait ses pieds sous la jupe de Mme Préville, lui serrait les doigts, lui pressait le genou, et cela avec des attouchements si impudents, qu'exaspérée elle lui dit un jour, de façon à être entendue d'une partie de l'orchestre: «Si nous n'étions pas en scène, quel soufflet je vous appliquerais!»

Mais un beau jour on s'avisa que Tartuffe ne devait pas faire rire à ce point. Tartuffe passa donc des comiques aux premiers rôles. Vanhove, Naudet, Molé, Baptiste aîné, Damas jouèrent surtout ce que j'ai appelé «le second Tartuffe».

C'est aussi celui-là qui a été traduit par M. Febvre (à la Comédie), par Adolphe Dupuis (à l'Odéon) et, l'autre jour, par M. Worms.—À vrai dire, Adolphe Dupuis en fit un bon gros homme, presque un vieux général. M. Febvre en faisait, lui, un homme du monde et un «brillant causeur». Mieux qu'aucun de ses devanciers, M. Worms a sauvé Tartuffe du ridicule. Ce qu'il a exprimé peut-être le plus fortement, c'est l'ardente passion sensuelle dont Tartuffe est dévoré. Il lui a prêté aussi une sorte d'âpreté triste, une allure sombre et fatale, et qui fait songer tantôt à don Salluste, tantôt à Iago. Enfin il semble qu'il ait voulu surtout nous rendre sensible cette idée, que Tartuffe se perd parce qu'il aime. Et, en même temps, il nous a montré un scélérat si élégant, d'une pâleur si distinguée dans son costume noir, si spécial par l'ironie sacrilège qu'il mêle à ses discours, que, si Elmire lui résiste, ce ne peut plus être chez elle dégoût et répugnance, et que, vraiment, en supposant cette jeune femme un rien curieuse, et de tempérament moins paisible, on aurait presque lieu de trembler pour elle... Oh! qu'à ce moment le premier Tartuffe, le bedeau, le truand d'église, est loin de nos yeux et de notre souvenir!

Et pourtant, si Molière revenait au monde, c'est bien, j'en suis sûr, ce truand aux basses grimaces qu'il voudrait voir, et qu'il conseillerait à ses interprètes de rendre uniquement. Et c'est ce truand qui est resté, dans l'imagination populaire, le vrai Tartuffe.

Rien à faire à cela. Peu importe qu'à mes yeux le vrai Tartuffe ce soit l'autre, «le second», ou mieux encore (je l'avoue franchement), l'Onuphre de La Bruyère, si finement nuancé, si profond, si cohérent, si harmonieux.

«Il ne dit point: Ma haire et ma discipline, au contraire; il passerait pour ce qu'il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot; il est vrai qu'il fait en sorte que l'on croie, sans qu'il le dise, qu'il porte une haire et qu'il se donne la discipline... S'il se trouve bien d'un homme opulent, à qui il a su imposer, dont il est le parasite... il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance, ni déclaration; il s'enfuira, il lui laissera son manteau, s'il n'est aussi sûr d'elle que de lui-même. Il est encore plus éloigné d'employer, pour la flatter et la séduire, le jargon de la dévotion; ce n'est point par habitude qu'il le parle, mais avec dessein, et selon qu'il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu'à le rendre très ridicule. Il sait où se trouvent des femmes plus sociables et plus dociles que celle de son ami... Un homme dévot n'est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n'est pas dévot, mais il veut être cru tel... Aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s'insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir; il y a là des droits trop forts et trop inviolables: on ne les traverse pas sans faire de l'éclat, et il l'appréhende... Il en veut à la ligne collatérale: on l'attaque plus impunément; il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l'ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune... Etc., etc...»

Oh! je sais tout ce qu'on peut répondre, et ce que développent à ce sujet, sur les indications de leurs maîtres, tous les candidats à la licence ès lettres (car Molière est chez nous une superstition nationale): que La Bruyère écrit en moraliste, et Molière en auteur dramatique; qu'il faut tenir compte du «grossissement» nécessaire à la scène et de l'«optique du théâtre»; qu'Onuphre, par trop de vérité, s'évanouirait sur les planches, etc... Je n'en suis plus du tout convaincu; et, s'il faut tout dire, je ne goûte Tartuffe que dans les endroits précisément où, pour le ton du moins, il se rapproche d'Onuphre.

Encore une fois, qu'importe? C'est le premier Tartuffe seul qui vit pour les foules, justement parce qu'il n'est qu'une trogne haute en couleur, aux traits simplifiés et excessifs, une tête de jeu de massacre. Les figures les plus populaires du théâtre ou du roman ne sont pas nécessairement les plus profondes, les plus étudiées ni celles qui résument le plus d'observations. (Et je pourrais ajouter que les figures les plus populaires ont été souvent créées par des esprits fort médiocres: tels Robert Macaire ou Joseph Prudhomme.)—Alphonse Daudet a conçu et fait vivre vingt personnages d'une vérité plus rare que Tartarin, d'une observation plus difficile, plus aiguë, plus curieuse; et peut-être est-ce du seul Tartarin que les siècles se souviendront.

C'est égal, si quelque auteur contemporain mettait au théâtre un personnage aussi incohérent, aussi visiblement double que le Tartuffe de Molière, que diriez-vous, ô mon maître Sarcey?


13 Juillet 1896.

«Bien taillé! comme disait l'autre. Et maintenant il faut recoudre.»

Recousons.

C'est de Tartuffe qu'il s'agit. À en juger par les lettres que j'ai reçues, beaucoup de Français en France désirent que le Tartuffe de Molière ne soit pas double. Démontrons donc qu'il ne l'est pas, et que les deux Tartuffe peuvent se fondre. Rien de plus facile.

Une première remarque à faire, et très importante, c'est que Tartuffe, tout le temps que nous le voyons en personne, est, à fort peu de chose près, cohérent, harmonieux, d'accord avec lui-même. Il n'est en désaccord qu'avec l'idée que nous ont donnée de lui Dorine, puis Orgon. En d'autres termes, il n'y a pas deux Tartuffe; mais il y a Tartuffe, d'une part, et, d'autre part, le portrait qui nous a été fait de Tartuffe avant son entrée en scène.

Or, il faut considérer que ce portrait est moitié d'une ennemie, et d'une ennemie qui est servante (Dorine), et moitié d'un imbécile (Orgon); que, par conséquent, nous ne le pouvons accueillir que sous bénéfice d'inventaire, que nous en devons contrôler, rectifier ou, mieux, interpréter tous les traits.

Le Tartuffe de Dorine, c'est Tartuffe jugé et décrit par la cuisine et par l'office. «C'est un beau museau!» Soit. Mais il y a des laideurs expressives, originales, et qui ne déplaisent pas à toutes les femmes. Apparemment, l'idéal masculin de Dorine, c'est un beau mousquetaire ou, comme nous disons aujourd'hui, un garçon coiffeur ou un ténor. Tartuffe peut s'éloigner de ce type; il peut être mal bâti et avoir toutefois une flamme aux yeux, une grâce dans le sourire, une animation dans la physionomie, un je ne sais quoi de persuasif ou de dominateur, qui échappe à cette dondon de Dorine.

«C'est un goinfre», dit-elle encore. Mettons qu'il a grand appétit et ne dédaigne pas les vins loyaux. On n'ignore pas que la gourmandise est le péché mignon de beaucoup de personnes religieuses et même d'ecclésiastiques excellents. Louis Veuillot ne fut point une fourchette médiocre. Parmi les voluptés sensuelles, les plaisirs de la table sont ceux que l'Église interdit avec le moins de rigueur. Pourvu qu'ils n'aillent pas aux derniers excès, elle consent à y reconnaître une sorte d'innocence. Bien manger, c'est ne point faire fi des présents de Dieu qui «donne la pâture aux petits des oiseaux»; bien manger, c'est déjà presque une façon de louer la Providence. «Les dévots, dit La Bruyère, ne connaissent de crimes que l'incontinence, parlons plus précisément, que le bruit ou les dehors de l'incontinence. Si Phérécide passe pour être guéri des femmes, ou Phérénice pour être fidèle à son mari, ce leur est assez: laissez les jouer un jeu ruineux, faire perdre leurs créanciers, se réjouir du malheur d'autrui et en profiter, idolâtrer les grands, mépriser les petits, s'enivrer de leur propre mérite, sécher d'envie, mentir, médire, cabaler, nuire: c'est leur état.» À plus forte raison laissez-les manger à leur appétit et boire à leur soif, et un peu au delà. Pour nombre d'hommes d'Église et de dévots, même sincères, les jouissances de la gueule sont comme une revanche licite de ce qu'ils se retranchent sur le point que vous devinez. Ces jouissances sont beaucoup plus assurées et beaucoup moins rapides que celles de l'amour; par un bienfait de Dieu, elles sont presque aussi vives, et tout aussi matérielles, et tout aussi grossières; et elles sont permises! et bien plus largement que les autres, lesquelles ou ne sont autorisées que dans un seul lit ou ne le sont pas du tout! Elles sont, elles, permises à toutes les tables où l'on peut s'asseoir! Quelle aubaine pour les âmes pieuses! Aussi en voyons-nous plus d'une s'empiffrer théologalement.—Joignez, ici, que le grand appétit de Tartuffe et ses connaissances de dégustateur ne sont pas pour déplaire à un opulent bourgeois comme est Orgon, que l'on peut sans témérité supposer ami de la bonne chère et fier de sa cave. C'est peut-être tout justement en bien mangeant et buvant sec que Tartuffe a achevé de le séduire.

«Tartuffe rote à table?» D'abord, c'est Dorine qui le dit. Le digne homme a pu avoir un jour un léger hoquet, que la haineuse servante a exagéré, transformé en un bruit plus malséant. Et puis, n'oubliez pas que les gens du dix-septième siècle ne mangeaient pas fort proprement: ils prenaient la plupart des viandes avec leurs doigts, s'essuyaient les mains à la nappe, jetaient les os par-dessus leur épaule. La Bruyère écrit, par exemple, sans s'étonner: «... Si Troïle dit d'un mets qu'il est insipide,—ceux qui commençaient à le goûter, n'osant avaler le morceau qu'ils ont à la bouche, ils le jettent à terre...» Or, tout se tient; et j'imagine que ces gens-là étaient moins exacts que nous à se garder de certaines incongruités. Notez que Dorine n'est pas précisément choquée des bruits vilains que fait Tartuffe, mais qu'elle raille surtout la bienveillance avec laquelle Orgon les salue:

Et, s'il vient à roter, il lui dit: Dieu vous aide!

«S'il vient à roter...», entendez: si cela lui arrive, par hasard... comme cela peut arriver à tout le monde...

Du Tartuffe violemment caricaturé par Dorine, passons au Tartuffe pieusement et béatement dessiné par Orgon.

«Tartuffe, disais-je, n'a aucune finesse... Pour être un goujat et un drôle, il n'en est pas moins un simple d'esprit... C'est par les artifices les plus grossiers, les plus voyants, les plus faciles à percer, qu'il a séduit Orgon.»—Mais, au contraire, Tartuffe paraît fort intelligent en ceci, qu'il a su approprier ses moyens de séduction à la sottise de l'homme dont il a fait sa dupe. Un de mes correspondants me dit que Orgon peut fort bien être un bourgeois notable, avoir été fidèle au roi pendant la Fronde, et n'être qu'un imbécile; et je suis tout à fait de cet avis, l'instinct conservateur en politique n'étant pas nécessairement une preuve d'intelligence. Les «soupirs» et les «grands élancements» à faire retourner les fidèles, la terre «baisée à tous moments», et la puce tuée «avec trop de colère», et «Laurent, serrez ma haire avec ma discipline», ce sont donc là des traits tout à fait propres à frapper l'imagination de cet idiot. Les finesses y eussent été fort inutiles. D'ailleurs, la foi fait des miracles de plus d'un genre, et l'on a vu souvent des dévots beaucoup plus intelligents qu'Orgon traiter avec la déférence la plus sincère et la plus aveugle et prendre pour directeur de conscience tel «petit Frère» aussi grossier et trivial que celui de la Rôtisserie de la reine Pédauque...

«Mais comment, disais-je encore, un bourgeois comme Orgon, et qui doit avoir les préjugés de sa classe et de son rang, peut-il bien s'entêter à donner sa fille à un ancien mendigot? Car enfin on ne voit guère qu'un effet ordinaire de la dévotion soit de détourner les bourgeois opulents du souci de marier richement leurs enfants.» J'oubliais (volontairement? qui sait?) ces vers d'Orgon:

Sa misère est sans doute une honnête misère.
Au-dessus des grandeurs elle doit l'élever,
Puisqu'enfin de son bien il s'est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles,
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d'embarras et rentrer dans ses biens:
Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme;
Et, tel que l'on le voit, il est bien gentilhomme.

Souvenez-vous que Tartuffe, même au temps de sa détresse, a conservé un valet. Nous voyons un peu après, par les discours de Dorine, qu'il parle volontiers de son nom et de sa noblesse. Et cette noblesse, Dorine elle-même ne paraît pas la mettre en doute, lorsqu'elle dit à Marianne:

Vous irez par le coche en sa petite ville...
D'abord chez le beau monde on vous fera venir.
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la Baillive et Madame l'Élue
Qui d'un siège pliant vous feront honorer...

Bref, c'est du hobereau peut-être autant que du saint homme que le bourgeois Orgon semble s'être entiché; et cette croyance à la «qualité» de Tartuffe achève d'expliquer l'ascendant que Tartuffe a pris sur lui.

(Au surplus, des traits que nous jugeons grossiers et ridicules pouvaient fort bien toucher un bourgeois qui, sans doute, comme beaucoup de ses contemporains, lisait encore régulièrement la Vie des Saints. La puce de Tartuffe lui rappelait celle de saint Macaire: «Si comme Machaire eut tué une puce qui le poignait, il en issit moult de sang; il se reprit qu'il avait vengé sa propre injure, et demeura six mois tout nud au désert, et en issit tout dérompu des mouches et d'autres bêtes.» Traduction du frère Jehan de Vignay, 1496.)

Et, enfin, j'avais tort de traiter Tartuffe de «mendigot». Tartuffe n'a jamais mendié. Voici ce qui s'est passé, d'après Orgon. Orgon a, de lui-même, remarqué ce saint homme qui ne lui demandait rien et se contentait de lui offrir discrètement de l'eau bénite à la sortie de l'église:

Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitait,
Et de son indigence, et de ce qu'il était,
Je lui faisais des dons; mais avec modestie
Il me voulait toujours en rendre une partie.
«C'est trop, me disait-il, c'est trop de la moitié;
Je ne mérite pas de vous faire pitié;»
Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre...

Mélange de fierté décente et d'humilité chrétienne, Tartuffe a donc pu apparaître à Orgon bien moins comme un mendiant que comme une façon de bon Monsieur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul (excusez cet anachronisme), intermédiaire de bonne volonté entre les personnes pieuses et les pauvres. Et ces mots: «À mes yeux, il allait le répandre», peuvent bien nous faire sourire: là où nous voyons l'ostentation du personnage, Orgon n'a vu que son ombrageuse délicatesse... Oui, je conçois de plus en plus qu'il se soit laissé prendre.

Ceci nous amène à la scène où Tartuffe fait son entrée. Son second geste, le mouchoir tendu à Dorine, me paraît très conforme au caractère qu'il a ou qu'il se donne, et au rôle qu'il joue dans la maison. Et même, si j'ose dire toute ma pensée, lorsque Dorine répond:

Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression?

cela est sans doute fort plaisant; mais enfin pourquoi Dorine, pourquoi les femmes montrent-elles leur sein nu, si ce n'est en effet pour «faire impression sur nos sens»? Ou si ce n'est pas cela qu'elles veulent «en étalant leurs charmes», que diable veulent-elles donc? Il se pourrait, ici, que la réplique de la servante ne fût pas non plus sans «tartufferie». Car il n'est pas nécessaire d'être dévot pour être hypocrite. L'argument de Dorine, c'est l'argument commode qu'on a coutume d'opposer aux gens que scandalisent la lubricité d'un livre ou l'immodestie d'une œuvre d'art; l'argument dont les chroniqueurs badins et les auteurs de revues accablent l'honorable M. Bérenger: «C'est vous qui êtes dégoûtant; et ce que vous voyez là, c'est vous qui l'y mettez.» Les bons apôtres! Vrai, j'aime mieux l'impureté franche et qui avoue.

Continuons. «Tartuffe, disais-je, est si obtus que, voulant se déclarer à une femme jeune, intelligente, nullement dévote, éminemment laïque, il y emploie le style des manuels de piété.» Mais veut-on qu'il se démasque tout de suite? N'est-il pas tout naturel qu'il commence par user du langage qui lui est habituel et qu'on s'attend à rencontrer dans sa bouche? Ce langage, d'ailleurs, c'est Elmire elle-même qui le lui impose et qui l'y ramène. Tartuffe vient de dire, à propos de son mariage projeté avec Marianne:

Ce n'est pas le bonheur après quoi je soupire;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.

Cela, c'est la langue ordinaire de la galanterie au dix-septième siècle. Mais Elmire:

C'est que vous n'aimez rien des choses de la terre.

Alors, Tartuffe:

Mon sein n'enferme pas un cœur qui soit de pierre.

Sur quoi Elmire, très prudente:

Pour moi, je crois qu'au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici-bas n'arrête vos désirs.

Elle croit l'embarrasser et se sauver de lui en l'obligeant à ne parler qu'en dévot. C'est donc en dévot qu'il parlera. Heureusement le jargon de la dévotion a plus d'un rapport avec celui de l'amour humain. Les locutions par lesquelles les mystiques traduisent leur amour de Dieu, il n'aura pas à les torturer beaucoup pour leur faire exprimer l'adoration d'une femme. Insensiblement, il tourne ce jargon en caresse. Et, par cela seul qu'il applique à une passion profane le vocabulaire et les images de la «mystique» chrétienne, il se trouve presque composer, sans le savoir, une sorte d'élégie idéaliste aux airs déjà vaguement lamartiniens:

Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles...
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris et les cœurs transportés;
Et je n'ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l'auteur de la nature,
Et d'une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s'est peint.

Ainsi Lamartine:

Beauté, secret d'en haut, rayon, divin emblème...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qui sait si tu n'es pas en effet quelque image
De Dieu même, qui perce à travers ce nuage?
Ou si cette âme, à qui ce beau corps fut donné,
Sur son type divin ne l'a pas façonné?.....

Si bien que Tartuffe apporte un secours imprévu aux théories de M. Brunetière qui veut que la poésie lyrique de notre siècle ne soit que l'éloquence de la chaire transformée... En tout cas, il y a ici dans les discours de l'ardent gredin une grâce, équivoque sans doute, mais qui ne laisse pas d'être enveloppante, et une flamme trouble, mais chaude. Il n'est donc pas si bête de s'en être tenu au jargon dévot.

Quant au petit cours de casuistique que Tartuffe fait à Elmire, dans leur second tête-à-tête, pour lever les scrupules qu'elle lui laisse voir, il n'est point si étrange, ni si propre à estomaquer cette jeune femme, qu'il semblerait au premier moment. Au temps de Molière encore les «honnêtes gens» et les bourgeois n'étaient nullement étrangers aux choses de la théologie. Il n'y avait pas tant d'années que la question de la grâce avait été agitée devant eux dans Polyeucte et qu'ils avaient lu passionnément les Provinciales,—tout de même que, sous l'Empire, on se jetait sur la Lanterne de M. Rochefort (ce rapprochement ne signifie pas que je juge les deux ouvrages équivalents). Lors donc que Tartuffe expose à Elmire le «truc» de la direction d'intention, elle a beau n'être qu'une assez faible chrétienne, ces discours ne sont point de l'hébreu pour elle; elle a du moins entendu parler de ces choses, et elle peut estimer Tartuffe cynique, mais non point extravagant ni ridicule.

(Sur cette question, d'ailleurs accessoire: «Tartuffe a-t-il la foi?» j'en tiens pour ce que j'ai dit l'autre jour. L'hypocrisie dévote peut être de deux degrés: ou l'hypocrite a la foi et singe seulement les vertus qui lui manquent; ou il simule en même temps les croyances et les vertus qu'il n'a pas. Ce deuxième cas est, selon moi, celui de Tartuffe, et c'est sans doute parce que, dans la pensée de Molière, l'imposture du personnage est complète, qu'il l'a nommé l'Imposteur. Voyez aussi comme, au premier acte, il définit, par la bouche de Cléante, l'espèce à laquelle appartient Tartuffe, et ce qu'il dit de ces «francs charlatans»

De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément, et se joue à leur gré
De ce qu'ont les mortels de plus saint et sacré.....

Ajoutez que c'est surtout de nos jours qu'on s'est plié à concevoir le mélange de la sincérité des croyances et de l'hypocrisie ou de la scélératesse des actes. Le dix-huitième siècle philosophique n'admettait même pas la sincérité des fondateurs de religions, et les regardait tous comme des jongleurs. Et, enfin, si Tartuffe reproduit, en somme, les maximes du très sincère et très croyant Escobar, il en change singulièrement le ton, et y mêle (je persiste dans mon impression) une ironie et presque une «blague» de pince-sans-rire.)

J'ai fini de me réfuter. Reste le Tartuffe que j'appelais le «second Tartuffe», et qui est, en réalité, le seul. Oui, Tartuffe est un, et il n'y a qu'un Tartuffe. Seulement l'acteur qui le jouera fera bien de se souvenir, après tout, de la figure qu'a pu prendre Tartuffe dans l'imagination de Dorine: par où il sera conduit à nous mettre sous les yeux un personnage intermédiaire entre le Julien Sorel que nous a montré M. Worms, et le truand de sacristie que Dorine nous dépeint; moins proche toutefois de celui-ci que de celui-là; bref, quelque chose d'assez ressemblant à cet étonnant précepteur ecclésiastique que nous révéla naguère un procès retentissant.

Et maintenant me reprochera-t-on, une fois de plus, trop de complaisance à plaider le pour et le contre, et trop de goût pour de «vains exercices de rhétorique»? Celui-ci, du moins, n'aura pas été entièrement vain, puisque, ayant retourné Tartuffe dans tous les sens, me voilà, finalement, plus assuré de la vérité et de l'unité secrète de cette illustre figure. Mais, au surplus, pourquoi mes oscillations ne seraient-elles pas la marque d'un esprit scrupuleux et modeste? Ces incertitudes impliquent le sérieux,—bien loin de l'exclure, comme quelques-uns le disent. On peut fort bien manquer d'assurance à définir un personnage de drame ou de roman,—et ne point manquer de décision à distinguer le bien du mal; on peut être hésitant dans ses investigations et jugements littéraires,—et ferme sur ses principes de conduite. Il y a des gens qui s'admirent et qui se croient l'âme belle, énergique et généreuse parce qu'ils ont sur tout des opinions violentes, insolentes, absolues et instantanées; comme si la manie affirmative était une présomption de beauté morale! Oh! que je me méfie! et combien j'ai peur que, tout au contraire, cette inaptitude à considérer les aspects divers des choses n'entraîne l'incapacité de se connaître soi-même et de voir sa pauvre vie comme elle est, et toutes les tristes suites de l'aveuglement sur soi! Vagues, vides et bruyants, dupes des mots, dupes des modes qu'ils se figurent créer et qu'ils suivent avec fracas, n'hésitant jamais parce que jamais ils n'examinent, ceux-là peuvent me traiter de faiseur de tours. Ils ne comptent pas.

TABLE DES MATIÈRES.

Paris.—Soc. Franç. d'Imprim. et de Libr. (Lecène, Oudin et Cie)

Note 1: Le feuilleton du Journal des Débats.(Retour au texte)

Note 2: Il resterait à définir la profonde et l'originale piété de Marceline; puis à caractériser sa poésie,—poésie d'ignorante géniale, poésie admirablement passionnée et spontanée (parmi quelque naïf fatras) essentiellement musicale, et qui tantôt fait ressouvenir de Lamartine, tantôt fait présager Verlaine. Mais j'ai dû interrompre cette étude, et je suis aujourd'hui trop loin du courant de sensibilité qu'il faudrait pour la reprendre.(Retour au texte)

Note 3: La citation complète est: «... de gens qui ne sont ni de leur temps ni de leur pays».(Retour au texte)

Note 4: Cet article est excessif; je le garde pourtant, parce que je crois qu'il renferme quelque utile vérité parmi d'évidentes exagérations.(Retour au texte)

Note 5: M. Brunetière.(Retour au texte)

Note 6: La Revue des Deux-Mondes.(Retour au texte)

Note 7: Voici mon texte: «... Que si, malgré tout, on ne s'en est pas aperçu, je n'en sais que dire, sinon que cela nous donne le niveau intellectuel du public», etc. Et: «Cela me fâche qu'on puisse dire que, même dans des pièces qui passent pour chefs-d'œuvre, certains effets dramatiques ont pour condition première l'inattention du public, sa facilité à être dupé, et presque sa sottise.»(Retour au texte)

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