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Les contemporains, première série: Études et portraits littéraires

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[Note 64: Jean et Pascal, p. 60 sqq.]

«Comprendre la nature», ou c'est ce que j'ai essayé de dire tout à l'heure, ou c'est bonnement savoir la botanique et l'histoire naturelle. Mais le panthéisme vague, pieux et contradictoire de Mélissandre est tout autre chose. Il y a là un besoin d'adoration, de communication avec une personne divine, le mysticisme accumulé de cinquante générations, qui, ne voulant plus se porter sur le Dieu d'une religion positive, s'épanche sur l'univers, lui prête une âme bienveillante, érige la nature en divinité secrète qui parle à ses élus, les enseigne et les veut tout entiers. Tiburce lui-même le dit à Mélissandre, trop éprise de cette religion de la nature: «Cette férocité singulière eût fait de toi, sans mon amour, une prêtresse d'un culte sacrifiant, comme les chrétiens, la personnalité humaine à l'amour divin[65].» On voit que, de l'aveu même de l'auteur, cela n'est point grec, cela même est antigrec.

[Note 65: Païenne, p. 147.]

On en peut bien dire autant de l'amour. «Vous y trouverez, dit Mme Juliette Lamber, un double courant, mystique et sensuel[66].» Or les anciens Grecs n'ont guère connu, en amour, le «courant mystique». Le romanesque et la rêverie dans la passion, la forme religieuse donnée au culte de la femme, l'absorption dévote dans sa contemplation, le pétrarquisme, il n'y a pas grand'chose de tel chez les Grecs et rien, je crois, de pareil à l'état de Tiburce devant Mélissandre:

J'ai réellement possédé le bonheur des immortels. J'ai vu l'amour se dépouiller, s'épurer, devenir religion, culte et prière. Pour la première fois j'ai éprouvé les délices de l'adoration intérieure… [67].

[Note 66: Païenne, dédicace.]

[Note 67: Païenne, p. 83.]

On n'imagine pas Sapho parlant ainsi au sortir des bras de Phaon.

Il serait facile, en continuant cette analyse, de constater, dans tous les sentiments des néo-Grecs de Mme Juliette Lamber, les mêmes déviations, le même affinement ou le même enrichissement. Par exemple, on sait l'ardent patriotisme de l'auteur de Grecque. Plus d'utopies humanitaires: assez longtemps nous avons convié les autres peuples à la fraternité universelle; nous savons ce que coûtent ces générosités; nous devons aimer la patrie d'un amour étroit, exclusif, l'aimer à la façon des anciens. Le patriotisme de la Crétoise Ida et de Pascal Mamert a les ardeurs, la jalousie et l'intolérance d'une religion. Mais vraiment ils s'y appliquent trop. C'est que nous avons beau faire: nous voulons désormais être patriotes à la façon d'un Athénien, d'un Spartiate ou d'un Romain de la république; mais, puisque nous le voulons, c'est donc que nous ne sommes pas ainsi naturellement. Une chose nous distingue des autres peuples: nous aimerions mieux ne pas les haïr. Nous ne concevons la haine que comme l'envers d'un devoir de justice, de pitié et d'honneur. Et ce n'est pas notre faute. Pour ne nous comparer qu'aux Grecs chers à Mme Juliette Lamber, on n'aime pas un pays qui a fait la Révolution (oeuvre bonne, il est trop tard du reste pour en douter) de la même façon qu'on aime une petite cité où rien ne pallie le droit du plus fort et qui compte l'esclavage parmi ses institutions. Ajoutez qu'on n'aime pas non plus un pays de trente-cinq millions d'hommes de la même manière qu'un État de dix mille citoyens. Un de nos officiers tomberait dans d'autres Thermopyles avec autant d'héroïsme que les soldats de Léonidas: je crois qu'il aurait peut-être, en tombant, des pensées que les Spartiates ni même les Athéniens n'ont point connues; qu'il obéirait à des raisons plus idéales, et que, son intérêt étant moins visiblement lié à celui d'une patrie plus étendue et plus complexe, il y aurait dans son dévouement moins de fureur instinctive, plus de volonté, plus de résignation, un désintéressement plus haut…

La forme, dans les romans de Mme Juliette Lamber, sera-t-elle grecque, à défaut des sentiments? Je ne sais de vraiment grec, dans notre littérature, que les idylles d'André Chénier, et peut-être certaines pièces de Leconte de Lisle (Glaucé, Clytie, l'Enlèvement d'Hélène). Le roman de Grecque observe avec le plus grand soin la forme antique et offre une intéressante tentative d'appropriation du style homérique à un récit moderne. Mais encore y a-t-il un souci du pittoresque, une longueur complaisante et détaillée de descriptions, un sentiment de la nature dont la ferveur et la curiosité sont bien choses d'aujourd'hui. Puis, si heureux que soit un pastiche de cette sorte, trop prolongé il risquerait de fatiguer en exigeant un effort trop continu «d'imagination sympathique», effort assez facile à soutenir quand on l'applique à une oeuvre antique pour de vrai, moins facile lorsqu'il s'agit d'un jeu, d'un exercice d'imitation savante. Quant aux autres romans de Mme Juliette Lamber, on a assez vu par les citations (car ici le fond emporte la forme) s'ils avaient toujours l'accent grec. Même dans les pages où l'auteur est le plus attentif, il écrit en «prose poétique»,—c'est-à-dire avec un tour plus moderne et toutes les différences qu'on voudra, dans le ton des Incas, d'Atala et des Martyrs,—et l'on sait assez que cette prose-là n'est point trop grecque.

IV

Ainsi tout nous échappe, et il semble que, contre notre attente, nous poursuivions une ombre. Nous n'avons trouvé dans aucun des éléments séparés de l'oeuvre de Mme Juliette Lamber l'hellénisme dont ces éléments réunis nous donnaient pourtant l'idée. Du moins il nous a paru si intimement mêlé à d'autres idées et à d'autres sentiments qu'il était à peu près impossible de l'y distinguer nettement et de l'isoler. Chaque passion, chaque impression, chaque phrase, pourrait-on dire, a visiblement trois mille ans de plus qu'un vers d'Homère et vingt-quatre siècles de plus qu'un vers de Sophocle, et montre à qui sait voir, comme un signe involontaire et indélébile, l'affinement de son époque. Qu'y a-t-il donc de grec dans la composition de ce paganisme, et comment se fait-il que ce qui n'est dans aucune des parties respire (on ne peut le nier) dans le tout?

Ce qui augmente encore l'embarras, c'est qu'il y a plus d'une façon d'entendre ce mot de paganisme. Écoutez une anecdote. C'était dans une maison où Théophile Gautier, M. Chenavard et M. Louis Ménard, l'auteur de la Morale avant les philosophes, se trouvaient ensemble à dîner.

—Ce qui me plaît dans le paganisme, vint à dire Gautier, c'est qu'il n'a pas de morale.

—Comment! pas de morale? fit M. Chenavard. Et Socrate? et Platon? et les philosophes?…

—Comment! les philosophes? répliqua M. Ménard. Ce sont eux qui ont corrompu la pureté de la religion hellénique!

C'est plutôt au sentiment de M. Louis Ménard que se rangerait Mme Juliette Lamber: «Je suis païenne, dit Madeleine à son cousin de Venise; mais la raison qui vous rattache à la poésie de l'Église primitive est la même qui me fait n'accepter du paganisme que les croyances du premier temps de la Grèce[68].»

[Note 68: Jean et Pascal, p. 164.]

Et je crois bien que c'est, en effet, M. Louis Ménard qui a raison, et aussi Théophile Gautier, à le bien entendre. Tout ce vague paganisme ne prend un sens un peu net que par opposition au christianisme, à la conception chrétienne de l'homme et de la vie, à l'esprit de la morale chrétienne. Or l'essence de cette morale, ce qui lui est propre et la distingue de la morale naturelle, c'est assurément le mépris du corps, la haine et la terreur de la chair. La Bruyère a une remarque qui va loin: «Les dévots ne connaissent de crimes que l'incontinence[69].» Le sentiment opposé est éminemment païen. Dans le langage du peuple, «vivre en païen» (et le mot n'implique pas toujours une réprobation sérieuse et se prononce parfois avec un sourire), c'est simplement ne pas suivre les prescriptions de l'Église et se confier à la bonne loi naturelle.

[Note 69: De la mode.]

En prenant hellénisme au sens de paganisme, et paganisme au sens d'antichristianisme, on finit donc par s'entendre. Le paganisme de Mme Juliette Lamber est, au fond, une protestation passionnée contre ce qu'il y a dans la croyance chrétienne d'hostile au corps et à la vie terrestre, d'antinaturel et de surnaturel, et, pour préciser encore, contre le dogme du péché originel et ses conséquences:

Vous croyez, dit Madeleine parlant des ermites chrétiens, à la poésie d'hommes qui détestaient la nature, qui n'en recherchaient que les rudesses, les duretés, les intempéries, les cruautés, pour avoir le droit de la maudire…[70].

[Note 70: Jean et Pascal, p. 160.]

Et plus loin:

Non, je n'ai pas de croyances chrétiennes, Spedone, mon noble cousin, pas une! Et voulez-vous mon opinion entière? L'ennemie irréconciliable du christianisme devrait être la femme. Toutes les méfiances, toutes les injures, toutes les haines de la doctrine sont pour elle. La femme est le grand péril, la grande tentation, le grand suppôt du diable, le grand démon. C'est le péché, c'est le mal, elle et ce qu'elle inspire, l'amour! Sa beauté est une épreuve, son esprit un piège, sa sensibilité un maléfice. Tous les dons enviables de la généreuse, de la poétique, de l'artiste nature deviennent dans le christianisme des dons mauvais. N'est-ce pas, Jean?

—Tu as raison, tu dis bien, Madeleine, répliquai-je. Le christianisme donne à l'homme le mépris des joies de ce monde et par conséquent l'éloigne de la femme, qui en est la dispensatrice. Il est logique dans ses méfiances. La femme tient de plus près à la nature que l'homme. Elle en exerce une puissance directe dans la maternité. Jésus se détourne de la nature et de sa mère avec dédain. «Qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» demande le Sauveur des âmes à toutes deux. Rien, Seigneur! Vous reniez vos mères et par votre naissance et par vos miracles. Jésus n'impose les mains sur le grand réel que pour en troubler les lois, pour bouleverser les attributs simples et déterminés des choses, pour marcher sur les eaux, pour ressusciter les morts, etc.[71].

[Note 71: Jean et Pascal, p. 162-163.]

Ainsi, pour les vrais néo-Grecs, le christianisme est l'ennemi et l'étranger. L'hellénisme était le tranquille développement de l'esprit de la race aryenne: le christianisme, ç'a été la perversion de ce génie lumineux par le sombre génie des Sémites. Dès lors l'affreux souci de l'au delà, la subordination et le sacrifice de cette vie terrestre au rêve d'une autre vie, ont flétri, diminué, corrompu les hommes. Les néo-Grecs intransigeants font même remonter le mal jusqu'à Socrate, un faux Hellène qu'on a bien fait de condamner à mort pour impiété. L'absorption du virus sémitique a rendu l'Occident malade pendant deux mille ans, et il n'est pas près d'être guéri. Le moyen âge est le crime du christianisme, Michelet l'a bien montré, etc.

Ce serait fâcheux, à mon avis, si l'histoire était aussi simple que cela. Mais on peut dire que les choses se sont passées un peu autrement. Je n'ai pas besoin d'indiquer tout ce qu'il est permis d'y opposer, encore qu'en ces matières tout soit à peu près également probable et également indémontrable. Mais d'abord, quand une race subit l'influence d'une autre, c'est apparemment qu'elle y avait des dispositions secrètes. Il faut remarquer, en outre, que l'hellénisme était bien bas quand le christianisme parut. Ce sont, d'ailleurs, des Grecs qui ont fait les dogmes chrétiens; ce sont des Grecs, pourrait-on dire, qui ont altéré la pureté du christianisme primitif. Et si l'on dit que la Gnose n'est point grecque, qu'elle a des origines orientales et bouddhiques, ce sont donc des Aryas qui ont prêté à des Aryas. Que si les barbares de l'Occident ont embrassé le christianisme avec tant de ferveur, c'est sans doute qu'il répondait à quelque besoin de leur âme grossière et rêveuse. Et ces barbares étaient aussi des Aryas, c'est-à-dire des frères des Grecs. À moins qu'il ne faille faire son deuil de l'antique unité de la race dans le fameux «plateau central», unité qu'on est fort en train de contester, paraît-il.

Mais tout ceci n'est que bavardage «à travers champs». On pourrait plus sérieusement défendre le moyen âge et le christianisme contre les dédains ou les haines de quelques néo-Grecs.

Si nous avons, nous modernes, une sensibilité si fine et une «nervosité» dont nous sommes fiers—parfois un peu plus que de raison, c'est peut-être que les hommes du moyen âge, dont nous sommes le sang, ont eu des passions autrement violentes, ce semble, des douleurs, des aspirations, des épouvantes intimes autrement variées que les Grecs anciens. La foi chrétienne, en se mêlant à toutes les passions humaines, les a compliquées et agrandies par l'idée de l'au delà et par l'attente ou la crainte des choses d'outre-tombe. La pensée de l'autre vie a changé l'aspect de celle-ci, provoqué des sacrifices furieux et des résignations d'une tendresse infinie, des songes et des espérances à soulever l'âme, et des désespoirs à en mourir. Madeleine avait tort de se plaindre tout à l'heure: la femme, devenue la grande tentatrice, le piège du diable, a inspiré des désirs et des adorations d'autant plus ardentes et a tenu une bien autre place dans le monde. La malédiction jetée à la chair a dramatisé l'amour. Il y a eu des passions nouvelles: la haine paradoxale de la nature, l'amour de Dieu, la foi, la contrition. À côté de la débauche exaspérée par la terreur même de l'enfer, il y a eu la pureté, la chasteté chevaleresques; à côté de la misère plus grande, et à travers les férocités aveugles, une plus grande charité, une compassion de la destinée humaine où tout le coeur se fondait. Il y a eu des conflits d'instincts, de passions et de croyances, des luttes intérieures qu'on ne connaissait point auparavant, une complication de la conscience morale, un approfondissement de la tristesse et un enrichissement de la sensibilité. À supposer que saint Paul fût mort de sa chute sur le chemin de Damas; que l'empire, complètement hellénisé, se fût peu à peu annexé les barbares au lieu d'être envahi par eux, et que les philosophes du second siècle fussent parvenus à tirer du polythéisme une religion universelle, et que cela eût marché ainsi deux mille ans (toutes hypothèses peu raisonnables), j'en serais bien fâché pour ma part; car je suis persuadé, autant qu'on peut l'être de ces choses, que l'âme humaine ne serait point l'instrument rare et complet qu'elle est aujourd'hui. Le champ de nos souvenirs et de nos impressions serait infiniment plus pauvre. Il y a des combinaisons savantes et des nuances d'idées et de sentiments que nous ignorerions encore. Nous n'aurions point parmi nous, j'en ai peur, telle personne exquise que je pourrais nommer: «des épicuriens à l'imagination chrétienne[72]», comme Chateaubriand, ou des sceptiques pieux et des pessimistes gais comme M. Renan.

[Note 72: Sainte-Beuve.]

Non, non, il ne faut point maudire le moyen âge. C'est, par lui que s'est creusé le coeur et que s'est élargi le front de Pallas-Athènè, en sorte qu'elle «conçoit aujourd'hui plusieurs genres de beauté». Et c'est le souvenir même du moyen âge et de son christianisme qui donne cette ardeur et à la fois ce raffinement artistique au paganisme de plusieurs de nos contemporains. Si tout le moyen âge n'avait pleuré et saigné sous la Croix, Mme Juliette Lamber jouirait-elle si profondément de ses dieux grecs?

V

En résumé, l'hellénisme est pour les hommes d'aujourd'hui un rêve de vie naturelle et heureuse, dominée par l'amour et la recherche de la beauté surtout plastique et débarrassée de tout soin ultra-terrestre. Ce rêve passe, à tort ou à raison, pour avoir été réalisé jadis par les Hellènes. Ceux du temps d'Homère ou ceux du temps de Périclès? On ne s'accorde pas là-dessus; mais peu importe.

Ce rêve comporte peut-être une idée incomplète de la nature humaine; car enfin la préoccupation et le besoin du surnaturel sont aussi naturels à certains hommes que leurs autres sentiments.

Ce rêve suppose—chez ceux pour qui il est autre chose qu'une fantaisie passagère et qui oublient ou méprisent en sa faveur deux mille années pourtant bien intéressantes—une conception excessivement optimiste du monde et de la vie. Ce rêve laisse entendre qu'il n'y a point sur la terre d'horribles souffrances physiques, des infirmités incurables, des morts d'enfants qu'on aime, une injustice monstrueuse dans la répartition des biens et des maux, des êtres sacrifiés et dont on se demande pourquoi ils vivent, d'autres êtres naturellement pervers et méchants, une masse aveugle, brutale et misérable; pour les plus intelligents et les meilleurs, d'affreuses douleurs imméritées et, à leur défaut, d'inévitables heures de tristesse et le sentiment de l'inutilité de toutes choses.

Ce rêve, quel qu'il soit, est celui d'une élite. Il faut, pour le faire, passablement de littérature. Il ne semble pas devoir revêtir jamais ni une forme précise ni surtout une forme populaire. C'est, suivant les personnes, un amusement ou une foi aristocratiques. Dépouillé de la forme que lui donnent les lettrés et des réminiscences poétiques avec lesquelles il se confond presque entièrement, mis à la portée du peuple, ou bien il s'évanouirait, ou bien il tournerait à un sensualisme rudimentaire et cru. Et la façon la plus grossière et la plus sauvage même de comprendre le dogme chrétien vaut encore mieux pour le bonheur et la dignité des simples.

Ce rêve, si on veut l'exprimer uniquement, produira des oeuvres distinguées, mais un peu froides, et qui ne seront goûtées que d'un petit nombre d'initiés.

Mais ce ne sont là que des conséquences extrêmes et on sait que la logique se trompe souvent. Le culte exclusif d'une seule des formes de la vie humaine dans le passé ne suffirait peut-être pas à remplir notre vie, ni à nous fortifier et à nous consoler dans l'épreuve; mais, en réalité, une sympathie, une curiosité de ce genre s'accompagne toujours, qu'on le sache ou non, d'autres sympathies. On baptise d'un nom emprunté à la période historique que l'on préfère non seulement ce qu'on trouve de meilleur dans toute la vie écoulée de l'humanité, mais ce qu'on sent de meilleur en soi et dans les hommes de son temps. De cette façon, l'hellénisme n'est plus qu'une forme particulière de la grande et salutaire «philosophie de la curiosité».

Ainsi entendu, l'hellénisme est un beau rêve et qui peut même servir de support à la vie morale et de secours dans les heures mauvaises par les habitudes de sérénité et de fierté qu'il engendre chez ses élus. Il n'est point impossible que pour ces âmes choisies l'amour de la beauté soit dans la vie un directeur et un consolateur très suffisant. Joignez que l'hellénisme a cet avantage, considérable au moment où nous sommes, de sauver ses adeptes du pessimisme, qui est peut-être le vrai, mais qui n'en a pas moins tort et qui, en outre, devient désagréable et commun. Enfin, quand je parlais de la froideur du néo-hellénisme en littérature, je me trompais sans doute. Qu'on lise les romans païens de Mme Juliette Lamber. On sent si bien une âme sous la forme parfois artificielle et composite et, à supposer qu'elle veuille saisir un mirage, elle met si bien tout son coeur dans cette poursuite, elle se tourmente si étrangement pour atteindre à la sérénité grecque, son hellénisme—moins pur peut-être et moins authentique qu'elle ne le croit—est si bien sa religion, sa vie et son tout, qu'il faut reconnaître que son oeuvre, en dépit des méprises et des singularités et de toutes les raisons qu'elle aurait d'être froide, est pourtant chaude et vivante, et qu'elle restera à tout le moins comme un rare effort «d'imagination sympathique» dans un temps qui s'est beaucoup piqué de cette imagination-là et qui a raison: car on peut vivre et être presque heureux par elle.

MADAME ALPHONSE DAUDET[73]

[Note 73: Impresssions de nature et d'art, chez Charpentier; Fragments d'un livre inédit chez Charavay.]

La bonne reine de Navarre a des grâces subtiles et lentes dans son Heptaméron; Mme de Sévigné est restée «divine», comme on l'appelait déjà de son temps, et Mme de La Fayette a écrit un exquis roman racinien. Je ne suis pas sûr que la moindre femmelette du XVIIe siècle écrivît mieux, selon le mot de Courier, que nos grands hommes d'aujourd'hui; mais elles écrivaient bien, sans y tâcher, et les femmes du XVIIIe siècle n'écrivaient pas mal non plus, en y tâchant. Mme de Staël et George Sand ont été des écrivains au sens le plus complet du mot, et qui, je crois bien, avaient du génie, l'une à force d'ouverture d'esprit et de gravité enthousiaste, l'autre par la largeur de sa sympathie et l'ardeur de sa passion, par l'abondante invention des fables et le flot du verbe d'un livre harmonieux. Et aujourd'hui encore, que de jolis brins de plume entre les doigts effilés de nos contemporaines!

Mais avez-vous remarqué? Elles ont tout: l'esprit, la finesse, la délicatesse, la grâce, naturellement, sans compter le je ne sais quoi; elles ont même la vigueur, l'ampleur, l'éclat. Une seule chose leur manque à presque toutes: le don du pittoresque, ce que M. de Goncourt appelle «l'écriture artiste». Mme de Sévigné l'a eu quelquefois sans trop y prendre garde; les autres, non. Ce don, il est vrai, n'est déjà pas très fréquent chez les hommes (encore y a-t-il une bonne douzaine d'écrivains qui l'ont possédé de notre temps); mais il est si rare chez les femmes que celle qui par hasard en est pourvue peut être citée comme une surprenante exception.

D'où vient cela? On en doit découvrir la raison dans quelque essentielle différence de tempérament entre les deux sexes; mais laquelle? On s'accorde bien à dire que les femmes sentent plus vivement que nous, que celles qui sont le plus femmes sont tout sentiment; mais il ne semble pas, à première vue, qu'il y ait dans cette prédominance du sentiment rien d'incompatible avec le don du pittoresque dans le style; au contraire. Regardons-y de plus près et tâchons d'abord de savoir en quoi consiste précisément cette faculté de peindre.

Ce que je vais dire paraîtra peut-être trop tranché, trop absolu, et on m'alléguera des exemples contraires. Il me suffit que mon semblant de théorie soit vrai d'une façon générale, c'est-à-dire se trouve être plus souvent vrai que faux.

Nous passons près d'un arbre où chante un oiseau. La plupart de nos classiques et toutes les femmes (sauf une ou deux) écriront, je suppose: «L'oiseau fait entendre sous le feuillage son chant joyeux.» Cette phrase n'est pas pittoresque: pourquoi? C'est qu'on exprime par elle, non pas le premier moment de la perception, mais le dernier. D'abord on décompose la perception; on sépare, on distingue celle de la vue et celle de l'ouïe; on met d'un côté le feuillage, de l'autre le chant de l'oiseau, bien que dans la réalité on ait perçu en même temps le feuillage et la chanson. Mais on ne s'en tient pas là. Après avoir analysé la perception originelle, on cherche à exprimer surtout le sentiment de plaisir qu'elle produit, et l'on écrit «chant joyeux». Et voilà pourquoi la phrase n'est pas vivante. Elle n'est pas une peinture, mais une analyse, et elle ne traduit pas directement les objets, mais les sentiments qu'ils éveillent en nous.

Eh bien, de tout temps les femmes ont écrit et elles écrivent encore aujourd'hui comme cela, ou plutôt dans ce goût (car je ne tiens pas du tout à mon exemple; je ne l'ai pris que pour la commodité). Et si elles écrivent ainsi, c'est justement parce qu'elles sentent très rapidement, parce que pour elles une perception (ou un groupe de perceptions) se transforme tout de suite en sentiment, et que le sentiment est ce qui les intéresse le plus, qu'elles en sont possédées, qu'elles ne vivent que par lui et pour lui.

Or le style pittoresque (à son plus haut degré et dans la plupart des cas) me paraît consister essentiellement à saisir et à fixer la perception au moment où elle éclôt, avant qu'elle ne se décompose et qu'elle ne devienne sentiment. Il s'agit de trouver des combinaisons de mots qui évoquent chez le lecteur l'objet lui-même tel que l'artiste l'a perçu avec ses sens à lui, avec son tempérament particulier. Il faut remonter, pour ainsi dire, jusqu'au point de départ de son impression, et c'est le seul moyen de la communiquer exactement aux autres. Mais ce travail, les femmes en sont généralement incapables, pour la raison que j'ai dite.

Pourtant Mme de Sévigné l'a fait cette fois (et d'autres fois encore) par une grâce spéciale, par une faveur miraculeuse. Elle a su fixer le premier moment de la perception, celui où l'on perçoit à la fois le feuillage et le chant. «C'est joli, écrit-elle, une feuille qui chante

Mais là encore ne vous semble-t-il pas que la femme se trahisse, quand même, dans le tour de la phrase? On dirait qu'elle se sait bon gré d'avoir trouvé cela; elle a l'air de penser: «C'est joli aussi mon alliance de mots; qu'en dites-vous?»

Tous les hommes qui ont cherché l'expression pittoresque, de La Fontaine à
M. Edmond de Goncourt, écriront tout uniment: «La feuille chante.»

I

Et Mme Alphonse Daudet écrirait ainsi. Sa marque, c'est d'avoir su, tout en gardant des grâces et des qualités féminines, exprimer avec intensité les objets extérieurs et en communiquer l'impression directe et première, d'être enfin la plume la plus «sensationniste» du sexe sentimental. Ce don, qu'elle possédait sans doute naturellement, a pu se développer sans effort dans un milieu favorable, dans la continuelle compagnie d'artistes nerveux, toujours en quête de sensations fines et de mots vivants, toujours en gésine de locutions inouïes et non encore essayées… Tranquillement elle leur a pris leur art difficile, comme en se jouant, sans rien perdre de l'aisance de ses mouvements de femme.

Les cinquante pages de l'Enfance d'une Parisienne sont tout à fait exquises. Nul sujet, à vrai dire, n'appelait mieux le genre de style que j'ai essayé de définir; car les souvenirs de l'enfance, ce ne sont point des sentiments, mais plutôt des groupes de sensations, des visions où il y a du bizarre et de l'inattendu. «Les toutes jeunes mémoires, dans leurs limbes confus, ont de grands éclairs entourés de nuit, des apparitions de souvenirs bien plus que des souvenirs réels.» Le travail d'élimination et de synthèse que la volonté de l'artiste accomplit sur des sensations présentes, la mémoire le fait d'elle-même pour les impressions passées, pour les souvenirs d'enfance. Rien ne demeure que certains reflets de réalité agrandie et transformée par un cerveau tout jeune à qui le monde est nouveau. Les enfants, avec leur vision spontanée, singulière, incomplète et par là personnelle, sont de grands impressionnistes sans le savoir.

Mme Alphonse Daudet n'avait donc qu'à noter ses souvenirs d'enfance pour faire de «l'écriture artiste», mais à condition de les noter tels quels, de n'en point altérer le relief et la couleur originale par l'addition de sentiments éprouvés après coup, de sentiments de «grande personne». Il ne s'agissait pas ici d'enfance à raconter, mais de sensations enfantines à ressaisir et à fixer par la magie des mots.

Donc, pas de récits suivis; mais çà et là, sans lien entre elles, des apparitions surgissant comme d'un fond mystérieux de choses oubliées: les repas de fête le dimanche, les poupées, la rougeole, une fuite en voiture un jour d'émeute, les promenades (le jardin des Tuileries, le Palais-Royal et le Luxembourg ayant laissé chacun son impression et son image distincte), le premier bal d'enfants, la maison de campagne avec ses immenses greniers, etc.

La plupart des détails sont d'une extrême précision, et pourtant l'ensemble a du lointain, du flottant, un air de rêve. Des sensations nettes et vives se noient tout à coup dans un demi-effacement. Ce sont surtout les impressions de songe où tout commence à se brouiller que Mme Daudet a su merveilleusement exprimer—avec une légèreté de main féminine. Faut-il des exemples? Voici la fin du repas, le dimanche:

… Pourtant, l'heure du coucher sonnée depuis longtemps à la vieille pendule, nos rires devenaient moins bruyants. Il y avait comme un nuage épandu sur la table où le dessert dressait ses colombes en sucre et les couleurs vives des confiseries. Les petits yeux frottés du poing, écarquillés pour mieux voir, se rouvraient tout à coup, saisis par le bruit du repas.

La fête, cette belle fête, attendue, désirée si longtemps, s'effaçait déjà avant de finir et se terminait dans une sorte de rêve; on s'en allait, passé de main en main, avec de tendres baisers sur les joues. Du départ on ne se rendait compte que par une suite de sensations connues: la chaleur des vêtements soigneusement enroulés, la secousse de l'escalier descendu, la fraîcheur vive de la nuit et de la rue pour aller jusqu'à la voiture; enfin le bercement d'une longue course qu'on aurait voulu voir durer toujours, et le bien-être profond de ce grand sommeil sans rêves qui prend les enfants en pleine vie sans leur donner le temps d'achever leur sourire…

Et cette entrée dans le bal d'enfants:

… Déjà, dès en entrant, on entendait un peu de musique, des petits pieds ébranlant le parquet et des bouffées de voix confuses. Je prends la main d'une petite Alsacienne en corsage de velours, et maintenant voici l'éblouissement des glaces, des clartés. Le piano étouffé, assourdi par les voix de tout ce petit monde assemblé, cette confusion de la grande lumière qui faisait sous le lustre toutes les couleurs flottantes à force d'intensité, les rubans, les fleurs, les bruyères blanches des jardinières, les visages animés et souriants, tout m'est resté longtemps ainsi qu'un joli rêve avec le vague des choses reflétées, comme si, en entrant, j'avais vu le bal dans une glace, les yeux un peu troublés par l'heure du sommeil.

Joignez-y l'entrée au grenier:

Aussitôt que les clefs grinçaient dans les serrures, on entendait un petit trot de souris et l'on entrait à temps pour voir deux yeux fixes comme des perles noires, un petit regard aigu, curieux et paresseux, disparaître dans une fissure du plancher ou de la muraille. Le grenier au foin était une immense rotonde, large comme un cirque, pleine jusqu'au faîte de gerbes amoncelées…

Remarquez la justesse, la vérité saisissante de ces impressions d'ensemble. C'est que les impressions lointaines s'arrangent d'elles-mêmes en faisceau; la distance les agrège et les compose, et c'est d'ailleurs parce qu'elles sont ainsi groupées qu'elles restent dans la mémoire. Pour reprendre l'exemple de tout à l'heure, ce qu'on se rappelle, ce n'est pas un feuillage d'un côté, un chant de l'autre, c'est «une feuille qui chante».

Mais ces images que la mémoire combine, achève, offre toutes préparées, c'est peu de chose qu'elles s'éveillent au miroir de notre pensée, si nous n'avons pas le pouvoir de les rendre sensibles aux autres par des mots entrelacés. Mme Alphonse Daudet sait inventer ces mots merveilleux. Sa phrase légère et souple a continuellement des trouvailles qui ne semblent point lui coûter et qui sont pourtant les plus précieuses du monde. Voyez, par exemple, les mignonnes poupées «qui souriaient fragilement dans les luisants de la porcelaine», et «le retour bruyant de toute une après-midi d'étude, plein de petits doigts tachés d'encre et de nattes ébouriffées», et ces «tapisseries au petit point usées et passées qui faisaient rêver de petites vieilles à mitaines utilisant la vie et la chaleur de leurs mains tremblantes jusqu'à leurs derniers jours, comptés aux fils du canevas», et ce «cadavre de papillon aux ailes pâles et dépoudrées», et la flamme du foyer qui «empourpre les rideaux cramoisis et, comme dans des yeux aimés, se rapetisse aux saillies des vieux cuivres».

Est-ce elle, l'auteur de l'Enfance d'une Parisienne, ou est-ce lui, l'auteur du Nabab, qui a écrit ces phrases et tant d'autres? Ou bien lui aurait-il appris comment on trouve ces choses-là, et ne serait-elle qu'une surprenante écolière? Hélas! ce serait grande naïveté de croire que cela s'apprend. Il y faut le don inné, inaliénable et incommunicable, ce don de Charles Demailly si simplement et profondément défini par MM. de Goncourt: «Savez-vous qui je suis? Je suis un homme pour qui le monde visible existe.» Ce don, un génie l'avait apporté à Mme Alphonse Daudet dans la vieille maison noire «aux fenêtres hautes et aux balcons de fer ouvragé». J'ai relevé dans le chapitre des Promenades un passage singulièrement significatif. C'est à propos du Musée du Luxembourg.

Mais ce qui me charmait surtout, c'était le Musée ouvert sur les parterres, le On ferme! des gardiens vous précipitant des galeries de peinture aux allées du jardin, à l'heure où le jour tombant rend aussi vagues les tableaux et les arbres. Quoique petite fille, on sortait de là avec je ne sais quelle attention aux choses d'art, une susceptibilité d'impressions qui vous faisait regarder les becs de gaz allumés dans la brume ou des paquets de violettes étalés sur un éventaire comme si on les voyait pour la première fois dans un Paris nouveau.

II

Dans les Fragments d'un livre inédit, Mme Alphonse Daudet n'exprime plus ses souvenirs lointains, mais ses impressions récentes, au jour le jour. Ciel de Paris, rues de Paris, femmes de Paris, fleurs, musique, voyages, le monde, les salons, la toilette, le foyer et les enfants, sa plume court au travers de tout cela, plus inquiète, plus aiguë, plus subtile, plus aventureuse que tout à l'heure. Cette fois, elle «goncourise» décidément, avec une petite fièvre, un désir un peu maladif de «rendre l'insaisissable», de «dire ce qui n'a pas été dit». Et parfois, en effet, l'impression est ténue jusqu'à s'échapper et fuir entre les mots, comme une fumée entre des doigts qui ne peuvent la retenir, si souples et agiles qu'ils soient. Mais l'effort même en est charmant. «L'originalité en art me plaît, même erronée», dirons-nous avec Mme Daudet. Et c'est dans leurs livres aussi que les femmes peuvent être «aimables par leurs qualités, et par leurs défauts séduisantes».

La petite fille qui, en sortant du Musée du Luxembourg, croyait découvrir un Paris nouveau, a gardé ses prunelles intelligentes et inventives. Ces notes, très variées, jetées au hasard des heures sur des feuilles volantes, ont presque toutes ceci de commun: qu'elles expriment des sentiments et des idées par des sensations et des images correspondantes—à la fois précises et imprévues—qui plaisent parce qu'elles sont vraies et qu'on ne les attendait pas. Ce sont des rapports, des harmonies secrètes, éloignées, entre les choses, ou entre nos pensées et les objets extérieurs; parfois des comparaisons un peu cherchées, un peu fuyantes, et qui font rêver longtemps; quelquefois tout simplement une fraîche métaphore piquée au bout d'une phrase flexible comme une fleur sur une tige pliante.

Je ne veux point donner d'exemples, car tout y passerait, tout: l'ouvrière malade qui «dans l'inaction du lit reprend des mains de femme, allongées, blanches, aux ongles repoussés…, sa seule manière à elle de devenir une dame…»; les «heures blanches» où les jeunes filles «dorment dans de la neige»; «les petits rires d'enfants qui craquent comme s'ils ouvraient chaque fois un peu plus une intelligence»; et l'insomnie, «ce grelot que la berceuse promène et ramène, roule, fixe, éteint dans la cervelle sonore des petits enfants»; et «l'envers du sourire…, la remise en place, inconsciente et rapide, de deux lèvres menteuses»; et, dans la vieillesse, «les yeux qui reculent dans la pensée, la bouche qui rentre, retirée de bien des tendresses».

Et voici le charme original de ce petit livre. Cette sensibilité fine et chercheuse qui ne va presque jamais sans quelque détraquement de l'esprit ou du coeur, nous la trouvons unie, chez Mme Alphonse Daudet, à la paix de l'âme et à la meilleure santé morale. Ce diabolique et sensuel chantournement du style, cette forme que si souvent, chez d'autres écrivains, recouvre un fond troublant et triste, qui semble surtout faite pour rendre des impressions malfaisantes et qui convient si bien à la peinture des putridités, Mme Alphonse Daudet la fait servir à l'expression des plus élégants et des plus purs sentiments d'une femme, d'une épouse, d'une jeune mère. «C'est, dit-elle, de l'écriture appliquée aux émotions du foyer.» Et ailleurs elle se dit «de la race peu voyageuse, mais voletante, de ces moineaux gris nourris d'une miette aux croisées et chantant pour l'écart lumineux de deux nuages». Un art maladif et un coeur sain, un style quelque peu déséquilibré et une âme en équilibre, tel est le double attrait de ce journal, qui fait rêver d'une toute moderne Pénélope impressionniste.

III

En parcourant ces sortes de feuillets d'album je me suis mis à songer: Quel pourrait être, auprès d'un grand écrivain dont elle serait la compagne, le rôle d'une femme qui aurait ce coeur et cet esprit?

Il arriverait, j'imagine, du fond de son Midi, tout jeune, impressionnable, vibrant à l'excès, avide de sensations qui, chez lui, s'exaspéreraient jusqu'à la souffrance. Il connaîtrait l'enivrement mortel, la vie affolante et jamais apaisée de ceux qui sont trop charmants et qui traînent tous les coeurs après soi. Faible, en proie au hasard et à l'aventure, victime de cette merveilleuse nervosité qui serait la meilleure part de son génie, il gaspillerait ses jours et tous les présents des fées comme un jeune roi capricieux qui s'amuserait à jeter ses trésors à la mer.

Elle le rencontrerait à ce moment. Elle aurait ce qu'il faut pour le comprendre: l'intelligence la plus fine du beau, le goût de la modernité, une imagination d'artiste,—et ce qu'il faut pour le guérir: la santé de l'âme, les vertus familiales héritées d'une race laborieuse bien installée dans son antique et prospère probité. Elle le prendrait, écarterait de lui les influences mauvaises, lui ferait un foyer, une dignité, un bonheur, et, plus jeune que lui, elle lui serait pourtant maternelle. Elle réaliserait pour lui le rêve du poète[74] songeant aux pauvres âmes d'artistes malades:

  Il leur faut une amie à s'attendrir facile,
  Souple à leurs vains soupirs comme aux vents le roseau,
      Dont le coeur leur soit un asile
          Et les bras un berceau,

  Douce, infiniment douce, indulgente aux chimères,
  Inépuisable en soins calmants ou réchauffants,
      Soins muets comme en ont les mères,
          Car ce sont des enfants.

  Il leur faut pour témoin, dans les heures d'étude,
  Une âme qu'autour d'eux ils sentent se poser;
      Il leur faut une solitude
          Où voltige un baiser…

[Note 74: Sully-Prudhomme.]

Sans elle, le «petit Chose» aurait peut-être continué toute sa vie d'écrire çà et là sur des coins de table d'exquises et brèves fantaisies: elle le forcerait à travailler sans qu'il s'en aperçût et lui ferait écrire de beaux livres.

Et elle serait, sans presque y songer, sa collaboratrice: «On ne peut vivre un certain temps ensemble sans se ressembler un peu; tout contact est un échange.» Sa part dans le travail commun, je ne saurais certes la définir aussi bien qu'elle:

Notre collaboration, un éventail japonais; d'un côté, sujet, personnages, atmosphère; de l'autre, des brindilles, des pétales de fleurs, la mince continuation d'une branchette, ce qui reste de couleur et de piqûre d'or au pinceau du peintre. Et c'est moi qui fais ce travail menu, avec la préoccupation du dessus et que mes cigognes envolées continuent bien le paysage d'hiver ou la pousse verte aux creux bruns des bambous, le printemps étalé sur la feuille principale.

Et elle pourrait apporter autre chose encore dans cette communauté littéraire. Par elle il échapperait au pessimisme pédant et à cette conception brutale de la vie qui est si tristement en faveur. À cause d'elle il resterait clément à la vie; il réserverait toujours un coin dans ses histoires aux braves gens, aux jeunes filles, aux honnêtes femmes, aux âmes élégantes et aux bons coeurs. Elle l'aiderait à sauver du mercantilisme littéraire et des succès déshonorants la délicate fierté de son art. S'il tentait quelque sujet périlleux, s'il voulait peindre quelque misère particulièrement honteuse, une pudeur retiendrait sa plume et il resterait chaste à cause de celle qui le regarde écrire. Et il y aurait ainsi dans son oeuvre deux fois plus de grâce qu'il n'en aurait mis tout seul et la décence dont les hommes anciens faisaient un attribut de la grâce (gratiæ decentes). Et partout on y sentirait, même dans les pages les plus évidemment marquées au coin du grand écrivain, même aux endroits où elle n'aurait collaboré que de son regard et de son muet encouragement, l'influence diffuse et légère d'une Béatrix invisible et présente.

À PROPOS D'UN NOUVEAU LIVRE DE CLASSE

ORAISONS FUNÈBRES DE BOSSUET

Nouvelle édition, par M. Jacquinet[75]

[Note 75: Un vol. in-12 (H. Belin).]

Il ne s'agit ici que d'un livre de classe; mais on en fait de charmants depuis une douzaine d'années. Les écoliers d'aujourd'hui sont bien heureux: ils ne sont point exposés à la fâcheuse erreur de la «jeune guenon» de Florian. On leur sert les noix toutes cassées et même on leur épluche les amandes. Des hommes distingués ont bien voulu écrire pour eux des ouvrages pleins de choses et quelquefois originaux sous une forme modeste; et plusieurs ont su apporter, soit dans l'explication des textes classiques, soit dans l'exposition des sciences ou de l'histoire, tout le meilleur de leur esprit et de leur expérience.

Cela peut se dire en toute vérité d'un ouvrage récemment paru: la nouvelle édition des Oraisons funèbres de Bossuet, par M. Jacquinet, qui s'adresse aux élèves de rhétorique.

M. Jacquinet, qui a été un des maîtres les plus appréciés de l'École normale et qui a eu pour élèves Prévost-Paradol, Taine, About, Sarcey, me paraît être un remarquable épicurien de lettres. Car c'est bien lui qui a révélé à ses élèves Joubert et Stendhal à une époque où ces deux écrivains, surtout le second, n'avaient pas encore fait fortune; et cela ne l'empêche point d'être un des plus pieux entre les fidèles de Bossuet.

Vous savez qu'ils sont, comme cela, un certain nombre de bossuétistes qui passent une partie de leur vie à s'entraîner sur le grand évêque. Certes on peut placer plus mal ses complaisances et je comprends mieux, à l'endroit d'un si puissant et si impeccable écrivain, cette espèce de culte de latrie que la malveillance un peu pincée du spirituel Paul Albert ou même de M. Renan. Rien n'est plus noble, rien ne fait un tout plus imposant ni plus harmonieux que le génie, l'oeuvre et la vie de Bossuet. Le son que rend sa parole est peut-être unique par la plénitude et l'assurance; car, outre qu'il avait à un degré qui n'a pas été dépassé le don de l'expression, on sent qu'il est vraiment tout entier dans chacune de ses phrases: la force de son verbe est doublée par la sérénité absolue de sa pensée, par je ne sais quel air d'éternité qu'elle a partout. Sa foi est un élément toujours présent et comme une partie intégrante de la beauté de sa parole. Nul n'est plus naturellement ni plus complètement majestueux.

Je ne relèverai pas le reproche puéril qu'on lui a fait de n'être point un «penseur». On peut constater, je crois, en lisant le Discours sur l'histoire universelle, la Connaissance de Dieu ou les Élévations, qu'il a pensé aussi vigoureusement qu'il se pouvait dans les limites de la foi traditionnelle: et prenez garde que la reconnaissance même de ces limites était encore chez lui une oeuvre de sa pensée. Nous ne pensons plus comme lui, voilà tout. Ce qu'il y a d'irritant, c'est que ce prétentieux reproche lui est trop souvent adressé par des gens qui d'abord ne l'ont pas lu et qui ensuite, si Darwin ou Littré n'avaient pas écrit, seraient fort empêchés de «penser» quoi que ce soit.

Il est donc bien difficile de ne pas admirer un tel homme. Mais d'aller jusqu'à l'amour et jusqu'à la prédilection, cela reste un peu surprenant. Car on éprouve d'ordinaire ce sentiment pour des génies moins hauts, plus rapprochés de nous, plus mêlés, chez qui l'on sent plus de faiblesse, une humanité plus troublée. À vrai dire, je crois qu'il y a souvent dans cette tendresse spéciale pour Bossuet (après le premier mouvement de sympathie qu'il faut bien admettre) un peu de gageure, d'application et d'habitude. Silvestre de Sacy nous fait un aimable aveu. On sait qu'il était un des fervents de Bossuet: seulement il avait beau s'exciter, il ne mordait qu'à demi à l'oraison funèbre de Marie-Thérèse, qui, en effet, paraît un peu… longue. Mais, un jour, à force de s'y reprendre, il y mordit, ou, pour parler plus convenablement, il vit, il crut, il fut désabusé: «Cette oraison funèbre de la reine, qu'autrefois, Dieu me pardonne! j'avais trouvée presque ennuyeuse, est un chef-d'oeuvre de grâce et de pureté.» Ainsi, par un scrupule touchant, à force de vouloir trouver du plaisir dans cette lecture redoutable, il en trouva. Mais Dieu n'accorde la faveur de ces révélations qu'aux hommes de bonne volonté.

L'édition de M. Jacquinet rend cette bonne volonté facile. Le texte des Oraisons funèbres y est accompagné d'un commentaire perpétuel, grammatical et littéraire, qui est un modèle de clarté, de goût et de mesure. Tous ceux qui ont professé savent combien les commentaires de ce genre sont malaisés et comme il est difficile de se défendre, en expliquant un texte, des éclaircissements superflus et des admirations banales. M. Jacquinet a su éviter ces deux fautes: ses remarques sur la langue ne sont point pour lui un prétexte à un étalage d'érudition, et il a l'admiration lucide, exacte, ingénieuse. Il démêle, avec une sagacité qui n'est jamais en défaut, pourquoi et par où ces phrases sont belles, expressives, éloquentes. Nombre de journalistes et de romanciers apprendraient bien des choses rien qu'en lisant ces notes d'un vieux professeur et pressentiraient peut-être ce que c'est enfin que cet art d'écrire que M. Renan niait récemment avec une si noire et si complète ingratitude.

M. Jacquinet a fait précéder les Oraisons funèbres d'une Introduction très substantielle où il nous montre, entre autres choses, que Bossuet a toujours été aussi sincère que le pouvaient permettre les conditions mêmes et les convenances du genre. «Voyez, je vous prie, ajoute M. Jacquinet, si dans notre France démocratique l'oraison funèbre, qui n'est pas du tout morte quoi qu'on dise (elle n'a fait que passer des temples dans les cimetières, en se laïcisant), est devenue plus libre, si elle se pique avec austérité de tout montrer, de tout dire, et s'astreint à des jugements où tout, le mal comme le bien, soit exactement compté.» M. Jacquinet n'a que trop raison sur ce point, et, quant au reste, bien qu'il lui arrive ensuite de rabattre quelque peu dans ses notes les personnages exaltés dans le texte, on trouvera qu'il a très suffisamment lavé Bossuet de l'accusation de flatterie et de complaisance.

Ce n'est pas tout: le soigneux éditeur nous donne une biographie très précise de chaque personnage et, en assez grande abondance, les passages de Mémoires ou de Correspondances qui nous peuvent éclairer sur son compte. Je remarque ici qu'avec une très innocente habileté M. Jacquinet, qui ne veut pas faire de peine à Bossuet, a un peu trop choisi, parmi les témoignages contemporains, ceux qui s'accordent le mieux avec le jugement de l'orateur et a tu pieusement les autres. Enfin, pour dispenser décidément le lecteur de tout effort, le plan de chaque discours est scrupuleusement résumé à la fin du volume.

Voilà certes une édition modèle. Mais savez-vous l'effet le plus sûr de ce luxe intelligent d'explications et de commentaires? On lit l'Introduction, on parcourt les notes, on effleure les notices, on a plaisir à retrouver là des pages aimables ou belles de Mme de Motteville, de Retz, de Mme de Sévigné, de Mme de La Fayette ou de Saint-Simon. Et puis… on oublie de lire les Oraisons funèbres, car ce n'est presque plus la peine, et d'ailleurs ce serait, par comparaison, une lecture bien austère. M. Jacquinet joue ce mauvais tour à Bossuet: il «l'illustre» si bien qu'il ne nous laisse plus le temps de le lire, et l'on a peur aussi que le texte ne soit beaucoup moins agréable que les éclaircissements. Les élèves qui auront cette commode édition entre les mains n'y liront pas un mot de Bossuet. Ils se contenteront des «analyses résumées», les misérables! Et, au fond,—bien entre nous—sauf les morceaux connus (Celui qui règne dans les cieux… Un homme s'est rencontré… Ô nuit désastreuse!… Restait cette redoutable infanterie… Venez, peuples…), qui a jamais lu les Oraisons funèbres? Jules Favre autrefois, à ce qu'on assure, et peut-être M. Nisard, et de nos jours M. Ferdinand Brunetière.

On a grand tort pourtant de ne pas les lire. Pourvu qu'on s'y applique un peu, on ne jouit pas seulement du charme impérieux de ce style qui, avec toute sa majesté, est si libre, si hardi, si savoureux, aussi savoureux vraiment que celui de Mme de Sévigné ou de Saint-Simon: grâce aux annotations et aux appendices de M. Jacquinet, qui rafraîchissent nos souvenirs et nous permettent de saisir toutes les intentions et de suppléer aux sous-entendus, on voit revivre les morts illustres sur qui cette grande parole est tombée, et l'on s'aperçoit que c'étaient des créatures de chair et de sang et que presque tous ont eu des figures expressives et originales et des destinées singulières.

Voici Henriette de France, une petite femme sèche et noire, une figure longue, une grande bouche et des yeux ardents; fanatique en religion, avec une foi absolue au droit des couronnes—une reine Frédérique[76] moins jeune, moins aimable et moins belle. Et quelle vie! Des années de lutte enragée et de douleurs sans nom; neuf jours de tempête pendant qu'elle va chercher des soldats à son mari; des chevauchées à la tête des troupes qu'elle ramène et des nuits sous la tente; une évasion au milieu des canonnades; un accouchement tragique entre deux alertes; la mère séparée de sa petite fille, ne sachant ce qu'elle est devenue; puis, en France, l'hospitalité maigre et humiliante, la pension mal payée par Mazarin; pas de bois en plein hiver pendant la Fronde; la veuve du roi décapité pleurant du matin au soir et, parmi ses larmes, prise de gaîtés subites, par des retours inattendus du sang de Henri IV—et la dévotion finale, murée et profonde comme un tombeau, la mort anticipée dans le silence du couvent des Visitandines…

[Note 76: Alphonse Daudet, les Rois en exil.]

Et voici la fille, Henriette d'Angleterre: un berceau ballotté dans les hasards de la guerre civile, une enfance triste dans un intérieur froid, gêné et presque bourgeois de reine exilée. Elle sort de là parfaitement simple et bonne, et tous les contemporains, sans exception, vantent sa douceur. De grands yeux, une jolie figure irrégulière dont toute la séduction vient du rayonnement de l'esprit, et si charmante qu'on ne voit plus la taille déviée. La voilà amoureuse et aimée de Louis XIV, puis précipitée du haut de ses espérances, mariée à un homme qui n'aimait pas les femmes; romanesque et trompant son propre coeur dans de périlleuses coquetteries; d'ailleurs vive, intelligente, nullement guindée, amie des hommes de lettres, bonne enfant avec eux; adorable, adorée, triomphante (avec plus d'une blessure au coeur) jusqu'au verre de chicorée et à la «nuit effroyable»…

C'est maintenant une figure plus effacée, mais naïve et douloureuse: la reine Marie-Thérèse, une belle fille blonde et blanche, moutonnière et tendre sous un empois héréditaire d'orgueil royal. Enfant, elle regarde passer, en cachette, d'une fenêtre de l'Escurial, les cavaliers français tout enrubannés et les compare à un jardin qui marche. Elle aime Louis XIV comme une petite pensionnaire; elle souffre pendant vingt ans de ses infidélités comme une petite bourgeoise malheureuse en ménage: toujours blanche, toujours innocente et toujours amoureuse; reine et brebis.

Et, pour faire contraste, voici la princesse palatine, échappée de son couvent, mariée par ambition, toujours endettée, fine, intrigante, allant de Mazarin à Condé et complotant avec Retz, manoeuvrant à l'aise dans l'eau trouble de la Fronde; souverainement belle avec un sourire mystérieux; débauchée, libre penseuse: je ne sais quel air d'aventurière, de princesse ruinée, de grande dame bohème, de Fédora, de Slave énigmatique et perverse longtemps avant l'invention du type. Et tout y est, même, à la suite d'un songe (toutes ces femmes-là croient aux songes), la conversion soudaine et absolue de la vieille pécheresse qui n'a plus rien à attendre des hommes…

Et voici, en regard, une tête correcte de haut fonctionnaire: Michel Le Tellier, esprit lucide, appliqué, adroit et souple, ayant l'art de faire croire au roi que c'est le roi qui fait tout; intègre, mais établissant richement toute sa famille jusqu'aux petits-cousins; froid, figé, impassible, mais pleurant de joie à son lit de mort parce que Dieu lui a laissé le temps de signer la révocation de l'édit de Nantes…

Enfin voici venir le héros violent à la tête d'aigle, le grand Condé. Avez-vous vu son buste au petit Musée de la Renaissance? Un nez prodigieux, des yeux saillants, des joues creuses, une bouche tourmentée, vilaine, soulevée par les longues dents obliques; point de menton: en somme, un nez entre deux yeux étincelants. Le superbe chef de bande, en dépit de la littérature, même de la théologie dont on l'avait frotté! Grand capitaine à vingt ans, fou d'orgueil après ses quatre victoires, fou de colère après seize mois de prison, ivre de haine jusqu'au crime et à la trahison, il revient, lion maté par le renard Mazarin, s'effondrer aux pieds du roi le plus roi qu'on ait jamais vu. Et puis c'est fini, sauf l'éclair de Senef. On ne songe pas assez à ce qu'il y a eu de particulier et de douloureux dans cette destinée. Toute la gloire au commencement! puis une vie ennuyée d'homme de proie dans une société décidément organisée et réglée; une mélancolie de fauve enfermé dans une cage invisible, de vieil aigle attaché sur sa mangeoire, déplumé par places, la tête entre ses deux ailes remontées…, à ce point que le maître des cérémonies funèbres du grand siècle pourra louer la pitié, la bonté et les vertus chrétiennes de ce dernier des barons féodaux.

Voilà ce qu'il faut se dire pour goûter vraiment les Oraisons funèbres, et voilà ce que le commentaire de M. Jacquinet nous permet au moins d'imaginer. Et il faut aussi se représenter le lieu, le théâtre, la mise en scène: un de ces catafalques lourds et somptueux, comme nous en décrit Mme de Sévigné, avec d'innombrables cierges et de hauts lampadaires et des figures allégoriques dans le genre «pompeux»; les gentilshommes, les grandes dames en moire, velours et falbalas, en roides et opulentes toilettes; tout l'appareil d'une cérémonie de cour et, sur les figures graves, un air de parade et de représentation. Voyez par là-dessus le Bossuet de Rigaud, front arrondi et dur comme un roc, bouche sévère, face ample et bien nourrie, tête rejetée en arrière; magnifique dans l'écroulement des draperies pesantes et des satins aux belles cassures (il ne traînait pas toutes ces étoffes en chaire, mais je le vois ainsi quand même): Bossuet, gardien et captif volontaire d'un des plus puissants systèmes de dogmes religieux et sociaux qui aient jamais maintenu dans l'ordre une société humaine, et participant, dans toute son attitude, de la majesté des fictions dont il conservait le dépôt. Sur les cadavres «très illustres» enfouis sous cette pompe, il jette les paroles pompeuses qui disent leur néant; et cependant il leur refait une vie terrestre toute pleine de mérites et de vertus, car il le faut, car cela convient, car cela importe au bon ordre des choses humaines. Et tout, l'appareil éclatant des funérailles et les louanges convenues, tout contribue à rendre plus ironique cette majestueuse comédie de la mort où les paroles sonores, préparées d'avance, sur la vanité de toutes choses, ne sont qu'une suprême vanité.

Ainsi on peut passer un bon moment avec les Oraisons funèbres si on se contente de les feuilleter et de songer autour, car il faut bien avouer qu'elles sont peut-être moins intéressantes en elles-mêmes que par les spectacles et les images qu'elles évoquent. Quant à les lire d'un bout à l'autre, c'est une grosse affaire. Les figures si vivantes, si marquées, dont je parcourais tout à l'heure la série, s'effacent, s'atténuent, perdent presque tout leur relief par l'embellissement obligatoire de l'éloge officiel. Voulez-vous des portraits sincères? C'est dans les Mémoires et les correspondances qu'il faut les chercher. Restent les belles méditations sur l'universelle vanité, sur la mort, sur la grâce; mais vous les retrouverez, et tout aussi belles, dans les Sermons. Aimez-vous enfin les considérations sur le gouvernement des affaires humaines par la Providence, sur Dieu visible dans l'histoire? Vous n'avez qu'à ouvrir le Discours sur l'histoire universelle. Et si peut-être ces enseignements paraissent avoir plus de force dans les Oraisons funèbres, étant tirés de cas particuliers et présents (et rien d'ailleurs n'est éloquent comme un cercueil), cet avantage n'est que trop balancé par l'artifice nécessaire de ces discours d'apparat. Si M. de Sacy, pour en jouir pleinement, avouait s'y reprendre à plusieurs fois, que dirons-nous, profanes? Je persiste à croire et qu'il y a dans l'oeuvre de Bossuet des parties plus intéressantes que les Oraisons funèbres et que la meilleure façon d'accommoder et de faire lire les Oraisons funèbres est celle de M. Jacquinet.

ERNEST RENAN

Nul écrivain peut-être n'a tant occupé, hanté, troublé ou ravi les plus délicats de ses contemporains. Qu'on cède ou qu'on résiste à sa séduction, nul ne s'est mieux emparé de la pensée, ni de façon plus enlaçante. Ce grand sceptique a dans la jeunesse d'aujourd'hui des fervents comme en aurait un apôtre et un homme de doctrine. Et quand on aime les gens, on veut les voir.

Les Parisiens excuseront l'ignorance et la naïveté d'un provincial fraîchement débarqué de sa province, qui est curieux de voir des hommes illustres et qui va faisant des découvertes. Je suis un peu comme ces deux bons Espagnols venus du fin fond de l'Ibérie pour voir Tite-Live et «cherchant dans Rome autre chose que Rome même». Le sentiment qui les amenait était naturel et touchant, enfantin si l'on veut, c'est-à-dire doublement humain. Je suis donc entré au Collège de France, dans la petite salle des langues sémitiques.

I

À quoi bon pourtant? N'est-ce point par leurs livres, et par leurs livres seuls, qu'on connaît les écrivains et surtout les philosophes et les critiques, ceux qui nous livrent directement leur pensée, leur conception du monde et, par là, tout leur esprit et toute leur âme? Que peuvent ajouter les traits de leur visage et le son de leur voix à la connaissance que nous avons d'eux? Qu'importe de savoir comment ils ont le nez fait? Et s'ils l'avaient mal fait, par hasard? ou seulement fait comme tout le monde?

Mais non, nous voulons voir. Combien de pieux jeunes gens ont accompli leur pèlerinage au sanctuaire de l'avenue d'Eylau pour y contempler ne fût-ce que la momie solennelle du dieu qui se survit! Heureusement on voit ce qu'on veut, quand on regarde avec les yeux de la foi; et la pauvre humanité a, quoi qu'elle fasse, la bosse irréductible de la vénération.

Au reste, il n'est pas sûr que l'amour soit incompatible avec un petit reste au moins de sens critique. Avez-vous remarqué? Quand on est pris, bien pris et touché à fond, on peut néanmoins saisir très nettement les défauts ou les infirmités de ce que nos pères appelaient l'objet aimé et, comme on est peiné de ne le voir point parfait et qu'on s'en irrite (non contre lui), cette pitié et ce dépit redoublent encore notre tendresse. Nous voulons oublier et nous lui cachons (tout en le connaissant bien) ce qui peut se rencontrer chez lui de fâcheux, comme nous nous cachons à nous-mêmes nos propres défauts, et ce soin délicat tient notre amour en haleine et nous le rend plus intime en le faisant plus méritoire et en lui donnant un air de défi. La critique peut donc fournir à la passion de nouveaux aliments, bien loin de l'éteindre.

Conclusion: ce n'est que pour les tièdes que les grands artistes perdent parfois à être vus de près; mais cette épreuve ne saurait les entamer aux yeux de celui qui est véritablement épris. Et ils y gagnent d'être mieux connus sans être moins aimés.

II

C'est, je crois, le cas pour M. Renan. Une chose me tracassait. Est-il triste décidément, ou est-il gai, cet homme extraordinaire? On peut hésiter si l'on s'en tient à ses livres. Car, s'il conclut presque toujours par un optimisme déclaré, il n'en est pas moins vrai que sa conception du monde et de l'histoire, ses idées sur la société contemporaine et sur son avenir prêtent tout aussi aisément à des conclusions désolées. Le vieux mot: «Tout est vanité», tant et si richement commenté par lui, peut avoir aussi bien pour complément: «À quoi bon vivre?» que: «Buvons, mes frères, et tenons-nous en joie.» Que le but de l'univers nous soit profondément caché; que ce monde ait tout l'air d'un spectacle que se donne un Dieu qui sans doute n'existe pas, mais qui existera et qui est en train de se faire; que la vertu soit pour l'individu une duperie, mais qu'il soit pourtant élégant d'être vertueux en se sachant dupé; que l'art, la poésie et même la vertu soient de jolies choses, mais qui auront bientôt fait leur temps, et que le monde doive être un jour gouverné par l'Académie des sciences, etc., tout cela est amusant d'un côté et navrant de l'autre. C'est par des arguments funèbres que M. Renan, dans son petit discours de Tréguier, conseillait la joie à ses contemporains. Sa gaîté paraissait bien, ce jour-là, celle d'un croque-mort très distingué et très instruit.

M. Sarcey, qui voit gros et qui n'y va jamais par quatre chemins, se tire d'affaire en traitant M. Renan de «fumiste», de fumiste supérieur et transcendant (XIXe Siècle, article du mois d'octobre 1884). Eh! oui, M. Renan se moque de nous. Mais se moque-t-il toujours? et jusqu'à quel point se moque-t-il? Et d'ailleurs il y a des «fumistes» fort à plaindre. Souvent le railleur souffre et se meurt de sa propre ironie. Encore un coup, est-il gai, ce sage, ou est-il triste? L'impression que laisse la lecture de ses ouvrages est complexe et ambiguë. On s'est fort amusé; on se sait bon gré de l'avoir compris; mais en même temps on se sent troublé, désorienté, détaché de toute croyance positive, dédaigneux de la foule, supérieur à l'ordinaire et banale conception du devoir, et comme redressé dans une attitude ironique à l'égard de la sotte réalité. La superbe du magicien, passant en nous naïfs, s'y fait grossière et s'y assombrit. Et comment serait-il gai, quand nous sommes si tristes un peu après l'avoir lu?

Allons donc le voir et l'entendre. L'accent de sa voix, l'expression de son visage et de toute son enveloppe mortelle nous renseignera sans doute sur ce que nous cherchons. Que risquons-nous? Il ne se doutera pas que nous sommes là; il ne verra en nous que des têtes quelconques de curieux; il ne nous accablera pas de sa politesse ecclésiastique devant qui les hommes d'esprit et les imbéciles sont égaux; il ne saura pas que nous sommes des niais et ne nous fera pas sentir que nous sommes des importuns.

J'ai fait l'épreuve. Eh bien, je sais ce que je voulais savoir. M. Renan est gai, très gai, et, qui plus est, d'une gaîté comique.

III

L'auditoire du «grand cours» n'a rien de particulier. Beaucoup de vieux messieurs qui ressemblent à tous les vieux messieurs, des étudiants, quelques dames, parfois des Anglaises qui sont venues là parce que M. Renan fait partie des curiosités de Paris.

Il entre, on applaudit. Il remercie d'un petit signe de tête en souriant d'un air bonhomme. Il est gros, court, gras, rose; de grands traits, de longs cheveux gris, un gros nez, une bouche fine; d'ailleurs tout rond, se mouvant tout d'une pièce, sa large tête dans les épaules. Il a l'air content de vivre, et il nous expose avec gaîté la formation de ce Corpus historique qui comprend le Pentateuque et le livre de Josué et qui serait mieux nommé l'Hexateuque.

Il explique comment cette Torah a d'abord été écrite sous deux formes à peu près en même temps, et comment nous saisissons dans la rédaction actuelle les deux rédactions primitives, jéhoviste et élohiste; qu'il y a donc eu deux types de l'histoire sainte comme il y a eu plus tard deux Talmuds, celui de Babylone et celui de Jérusalem; que la fusion des deux histoires eut lieu probablement sous Ézéchias, c'est-à-dire au temps d'Esaïe, après la destruction du royaume du Nord; que c'est alors que fut constitué le Pentateuque, moins le Deutéronome et le Lévitique; que le Deutéronome vint s'y ajouter au temps de Josias, et le Lévitique un peu après.

L'exposition est claire, simple, animée. La voix est un peu enrouée et un peu grasse, la diction très appuyée et très scandée, la mimique familière et presque excessive. Quant à la forme, pas la moindre recherche ni même la moindre élégance; rien de la grâce ni de la finesse de son style écrit. Il parle pour se faire comprendre, voilà tout; et va comme je te pousse! Il ne fait pas les «liaisons». Il s'exprime absolument comme au coin du feu avec des «Oh!», des «Ah!», des «En plein!», des «Pour ça, non!». Il a, comme tous les professeurs, deux ou trois mots ou tournures qui reviennent souvent. Il fait une grande consommation de «en quelque sorte», locution prudente, et dit volontiers: «N'en doutez pas», ce qui est peut-être la plus douce formule d'affirmation, puisqu'elle nous reconnaît implicitement le droit de douter. Voici d'ailleurs quelques spécimens de sa manière. J'espère qu'ils amuseront, étant exactement pris sur le vif.

À propos de la rédaction de la Torah, qui n'a fait aucun bruit, qui est restée anonyme, dont on ne sait même pas la date précise parce que tout ce qui est écrit là était déjà connu, existait déjà dans la tradition orale:

Comme ça est différent, n'est-ce pas? de ce qui se passe de nos jours! La rédaction d'un code, d'une législation, on discuterait ça publiquement, les journaux en parleraient, ça serait un événement. Eh bien, la rédaction définitive du Pentateuque, ç'a pa'été un événement du tout!…

À propos des historiens orientaux comparés à ceux d'Occident:

Chez les Grecs, chez les Romains, l'histoire est une Muse. Oh! i' sont artistes, ces Grecs et ces Romains! Tite-Live, par exemple, fait une oeuvre d'art; il digère ses documents et se les assimile au point qu'on ne les distingue plus. Aussi on ne peut jamais le critiquer avec lui-même; son art efface la trace de ses méprises. Eh bien! vous n'avez pas ça en Orient, oh! non, vous n'avez pas ça! En Orient, rien que des compilateurs; ils juxtaposent, mêlent, entassent. Ils dévorent les documents antérieurs, ils ne les digèrent pas. Ce qu'ils dévorent reste tout entier dans leurs estomac: vous pouvez retirer les morceaux.

À propos de la date du Lévitique:

Ah! je fais bien mes compliments à ceux qui sont sûrs de ces choses-là! Le mieux est de ne rien affirmer, ou bien de changer d'avis de temps en temps. Comme ça, on a des chances d'avoir été au moins une fois dans le vrai.

À propos des lévites:

Oh! le lévitisme, ça n'a pas toujours été ce que c'était du temps de Josias. Dans les premiers temps, comme le culte était très compliqué, il fallait des espèces de sacristains très forts, connaissant très bien leur affaire: c'étaient les lévites. Mais le lévitisme organisé en corps sacerdotal, c'est de l'époque de la reconstruction du temple.

Enfin je recueille au hasard des bouts de phrase: «Bien oui! c'est compliqué, mais c'est pas, encore assez compliqué.»—«Cette rédaction du Lévitique, ça a-t-i' été fini? Non, ça a cessé.»—«Ah! parfait, le Deutéronome! Ça forme un tout. Ah! celui-là a pa' été coupé!»

J'ai peur, ici, de trahir M. Renan sous prétexte de reproduire exactement sa parole vivante. Je sens très bien que, détachés de la personne même de l'orateur, de tout ce qui les accompagne, les relève et les sauve, ces fragments un peu heurtés prennent un air quasi grotesque. Cela fait songer à je ne sais quel Labiche exégète, à une critique des Écritures exposée par Lhéritier, devant le trou du souffleur, dans quelque monologue fantastique. Eh bien! non, ce n'est pas cela, ma loyauté me force d'en avertir le lecteur. Assurément je ne pense pas que Ramus, Vatable ou Budé aient professé sur ce ton; et c'est un signe des temps que cette absence de tout appareil et cette savoureuse bonhomie dans une des chaires les plus relevées du Collège de France. Mais il n'est que juste d'ajouter que M. Renan s'en tient à la bonhomie. Les familiarités de la phrase ou même de la prononciation sont sauvées par la cordialité du timbre et par la bonne grâce du sourire. Les «Oh!», les «Ah!», les «Pour ça, non!», les «J'sais pas» et les «Ça, c'est vrai», peuvent être risibles, ou vulgaires, ou simplement aimables. Les «négligences» de M. Renan sont dans le dernier cas. Il cause, voilà tout, avec un bon vieil auditoire bien fidèle et devant qui il se sent à l'aise.

Vous saisissez maintenant le ton, l'accent, l'allure de ces conférences. C'est quelque chose de très vivant. M. Renan paraît prendre un intérêt prodigieux à ce qu'il explique et s'amuser énormément. Ne croyez pas ce qu'il nous dit quelque part des sciences historiques, de «ces pauvres petites sciences conjecturales». Il les aime, quoi qu'il dise, et les trouve divertissantes. On n'a jamais vu un exégète aussi jovial. Il éprouve un visible plaisir à louer ou à contredire MM. Reuss, Graff, Kuenen, Welhausen, des hommes très forts, mais entêtés ou naïfs. Le Jéhoviste et l'Élohiste, mêlés «comme deux jeux de cartes», c'est cela qui est amusant à débrouiller! Et lorsque le grand-prêtre Helkia, très malin, vient dire au roi Josias: «Nous avons trouvé dans le temple la loi d'Iaveh», et nous fournit par là la date exacte du Deutéronome, 622, M. Renan ne se sent pas de joie!

Mais c'est surtout quand il rencontre (sans la chercher) quelque bonne drôlerie qu'il faut le voir! La tête puissante, inclinée sur une épaule et rejetée en arrière, s'illumine et rayonne; les yeux pétillent, et le contraste est impayable de la bouche très fine qui, entr'ouverte, laisse voir des dents très petites, avec les joues et les bajoues opulentes, épiscopales, largement et même grassement taillées. Cela fait songer à ces faces succulentes et d'un relief merveilleux que Gustave Doré a semées dans ses illustrations de Rabelais ou des Contes drolatiques et qu'il suffit de regarder pour éclater de rire. Ou plutôt on pressent là tout un poème d'ironie, une âme très fine et très alerte empêtrée dans trop de matière, et qui s'en accommode, et qui même en tire un fort bon parti en faisant rayonner sur tous les points de ce masque large la malice du sourire, comme si c'était se moquer mieux et plus complètement du monde que de s'en moquer avec un plus vaste visage!

IV

C'est égal, on éprouve un mécompte, sinon une déception. M. Renan n'a pas tout à fait la figure que ses livres et sa vie auraient dû lui faire. Ce visage qu'on rêvait pétri par le scepticisme transcendantal, on y discernerait plutôt le coup de pouce de la Théologie de Béranger, qu'il a si délicieusement raillée. J'imagine qu'un artiste en mouvements oratoires aurait ici une belle occasion d'exercer son talent.

—Cet homme, dirait-il, a passé par la plus terrible crise morale qu'une âme puisse traverser. Il a dû, à vingt ans, et dans des conditions qui rendaient le choix particulièrement douloureux et dramatique, opter entre la foi et la science, rompre les liens les plus forts et les plus doux et, comme il était plus engagé qu'un autre, la déchirure a sans doute été d'autant plus profonde. Et il est gai!

Pour une déchirure moins intime (car il n'était peut-être qu'un rhéteur), Lamennais est mort dans la désespérance finale. Pour beaucoup moins que cela, le candide Jouffroy est resté incurablement triste. Pour moins encore, pour avoir non pas douté, mais seulement craint de douter, Pascal est devenu fou. Et M. Renan est gai!

Passe encore s'il avait changé de foi: il pourrait avoir la sérénité que donnent souvent les convictions fortes. Mais ce philosophe a gardé l'imagination d'un catholique. Il aime toujours ce qu'il a renié. Il est resté prêtre; il donne à la négation même le tour du mysticisme chrétien. Son cerveau est une cathédrale désaffectée[77]. On y met du foin; on y fait des conférences: c'est toujours une église. Et il rit! et il se dilate! et il est gai!

[Note 77: Le mot est de M. Alphonse Daudet.]

Cet homme a passé vingt ans de sa vie à étudier l'événement le plus considérable et le plus mystérieux de l'histoire. Il a vu comment naissent les religions; il est descendu jusqu'au fond de la conscience des simples et des illuminés; il a vu comme il faut que les hommes soient malheureux pour faire de tels rêves, comme il faut qu'ils soient naïfs pour se consoler avec cela. Et il est gai!

Cet homme a, dans sa Lettre à M. Berthelot, magnifiquement tracé le programme formidable et établi en regard le bilan modeste de la science. Il a eu, ce jour-là, et nous a communiqué la sensation de l'infini. Il a éprouvé mieux que personne combien nos efforts sont vains et notre destinée indéchiffrable. Et il est gai!

Cet homme, ayant à parler dernièrement de ce pauvre Amiel qui a tant pâti de sa pensée, qui est mort lentement du mal métaphysique, s'amusait à soutenir, avec une insolence de page, une logique fuyante de femme et de jolies pichenettes à l'adresse de Dieu, que ce monde n'est point, après tout, si triste pour qui ne le prend pas trop au sérieux, qu'il y a mille façons d'être heureux et que ceux à qui il n'a pas été donné de «faire leur salut» par la vertu ou par la science peuvent le faire par les voyages, les femmes, le sport ou l'ivrognerie. (Je trahis peut-être sa pensée en la traduisant; tant pis! Pourquoi a-t-il des finesses qui ne tiennent qu'à l'arrangement des mots?) Je sais bien que le pessimisme n'est point, malgré ses airs, une philosophie, n'est qu'un sentiment déraisonnable né d'une vue incomplète des choses; mais on rencontre tout de même des optimismes bien impertinents! Quoi! ce sage reconnaissait lui-même un peu auparavant qu'il y a, quoi qu'on fasse, des souffrances inutiles et inexplicables; le grand cri de l'universelle douleur montait malgré lui jusqu'à ses oreilles: et tout de suite après il est gai! Malheur à ceux qui rient! comme dit l'Écriture. Ce rire, je l'ai déjà entendu dans l'Odyssée: c'est le rire involontaire et lugubre des prétendants qui vont mourir.

Non, non, M. Renan n'a pas le droit d'être gai. Il ne peut l'être que par l'inconséquence la plus audacieuse ou la plus aveugle. Comme Macbeth avait tué le sommeil, M. Renan, vingt fois, cent fois dans chacun de ses livres, a tué la joie, a tué l'action, a tué la paix de l'âme et la sécurité de la vie morale. Pratiquer la vertu avec cette arrière-pensée que l'homme vertueux est peut-être un sot; se faire «une sagesse à deux tranchants»; se dire que «nous devons la vertu à l'Éternel, mais que nous avons droit d'y joindre, comme reprise personnelle, l'ironie; que nous rendons par là à qui de droit plaisanterie pour plaisanterie», etc., cela est joli, très joli; c'est, un raisonnement délicieux et absurde, et ce «bon Dieu», conçu comme un grec émérite qui pipe les dés, est une invention tout à fait réjouissante. Mais ne jamais faire le bien bonnement, ne le faire que par élégance et avec ce luxe de malices, mettre tant d'esprit à être bon quand il vous arrive de l'être, apporter toujours à la pratique de la vertu la méfiance et la sagacité d'un monsieur qu'on ne prend pas sans vert et qui n'est dupe que parce qu'il le veut bien,—est-ce que cela, à supposer que ce soit possible, ne vous paraît pas lamentable? Dire que Dieu n'existe pas, mais qu'il existera peut-être un jour et qu'il sera la conscience de l'univers quand l'univers sera devenu conscient; dire ailleurs que «Dieu est déjà bon, qu'il n'est pas encore tout-puissant, mais qu'il le sera sans doute un jour»; que «l'immortalité n'est pas un don inhérent à l'homme, une conséquence de sa nature, mais sans doute un don réservé par l'Être, devenu absolu, parfait, omniscient, tout-puissant, à ceux qui auront contribué à son développement»; «qu'il y a du reste presque autant de chances pour que le contraire de tout cela soit vrai» et «qu'une complète obscurité nous cache les fins de l'univers»: ne sont-ce pas là, à qui va au fond, de belles et bonnes négations enveloppées de railleries subtiles? Ne craignons point de passer pour un esprit grossier, absolu, ignorant des nuances. Il n'y a pas de nuances qui tiennent. Douter et railler ainsi, c'est simplement nier; et ce nihilisme, si élégant qu'il soit, ne saurait être qu'un abîme de mélancolie noire et de désespérance. Notez que je ne conteste point la vérité de cette philosophie (ce n'est pas mon affaire): j'en constate la profonde tristesse. Rien, rien, il n'y a rien que des phénomènes. M. Renan ne recule d'ailleurs devant aucune des conséquences de sa pensée. Il a une phrase surprenante où «faire son salut» devient exactement synonyme de «prendre son plaisir où on le trouve», et où il admet des saints de la luxure, de la morphine et de l'alcool. Et avec cela il est gai! Comment fait-il donc?

Quelqu'un pourrait répondre:

—Vous avez l'étonnement facile, monsieur l'ingénu. C'est comme si vous disiez: «Cet homme est un homme, et il a l'audace d'être gai!». Et ne vous récriez point que sa gaieté est sinistre, car je vous montrerais qu'elle est héroïque. Ce sage a eu une jeunesse austère; il reconnaît, après trente ans d'études, que cette austérité même fut une vanité, qu'il a été sa propre dupe, que ce sont les simples et les frivoles qui ont raison, mais qu'il n'est plus temps aujourd'hui de manger sa part du gâteau. Il le sait, il l'a dit cent fois, il est gai pourtant. C'est admirable!

V

Eh bien! non. Je soupçonne cette gaieté de n'être ni sinistre ni héroïque. Il reste donc qu'elle soit naturelle et que M. Renan se contente de l'entretenir par tout ce qu'il sait des hommes et des choses. Et cela certes est bien permis; car, si ce monde est affligeant comme énigme, il est encore assez divertissant comme spectacle.

On peut pousser plus loin l'explication. Il n'y a pas de raison pour que le pyrrhonien ou le négateur le plus hardi ne soit pas un homme gai, et cela même en supposant que la négation ou le doute universel comporte une vue du monde et de la vie humaine nécessairement et irrémédiablement triste, ce qui n'est point démontré. Dans tous les cas, cela ne serait vrai que pour les hommes de culture raffinée et de coeur tendre, car les gredins ne sont point gênés d'être à la fois de parfaits négateurs et de joyeux compagnons. Mais en réalité il n'est point nécessaire d'être un coquin pour être gai avec une philosophie triste. Sceptique, pessimiste, nihiliste, on l'est quand on y pense: le reste du temps (et ce reste est presque toute la vie), eh bien! on vit, on va, on vient, on cause, on voyage, on a ses travaux, ses plaisirs, ses petites occupations de toute sorte.—Vous vous rappelez ce que dit Pascal des «preuves de Dieu métaphysiques»: ces démonstrations ne frappent que pendant l'instant qu'on les saisit; une heure après, elles sont oubliées. Il peut donc fort bien y avoir contraste entre les idées et le caractère d'un homme, surtout s'il est très cultivé. «Le jugement, dit Montaigne, tient chez moi un siège magistral… Il laisse mes appétits aller leur train… Il fait son jeu à part.» Pourquoi ne ferait-il pas aussi son jeu à part chez le décevant écrivain des Dialogues philosophiques? Essayons donc de voir par où et comment il peut être heureux.

D'abord son optimisme est un parti pris hautement affiché, à tout propos et même hors de propos et aux moments les plus imprévus. Il est heureux parce qu'il veut être heureux: ce qui est encore la meilleure façon qu'on ait trouvé de l'être. Il donne là un exemple que beaucoup de ses contemporains devraient suivre. À force de nous plaindre, nous deviendrons vraiment malheureux. Le meilleur remède contre la douleur est peut-être de la nier tant qu'on peut. Une sensibilité nous envahit, très humaine, très généreuse même, mais très dangereuse aussi. Il faut agir sans se lamenter, et aider le prochain sans le baigner de larmes. Je ne sais, mais peut-être le «pauvre peuple» est-il moins heureux encore depuis qu'on le plaint davantage. Sa misère était plus grande autrefois, et cependant je crois qu'il était peut-être moins à plaindre, précisément parce qu'on le plaignait moins.

Je veux bien, du reste, accorder aux âmes faibles qu'il ne suffit pas toujours de vouloir pour être heureux. La vie, en somme, n'a pas trop mal servi M. Renan, l'a passablement aidé à soutenir sa gageure; et il en remercie gracieusement l'obscure «cause première» à la fin de ses Souvenirs. Tous ses rêves se sont réalisés. Il est de deux Académies; il est administrateur du Collège de France; il a été aimé, nous dit-il, des trois femmes dont l'affection lui importait: sa soeur, sa femme et sa fille; il a enfin une honnête aisance, non en biens-fonds, qui sont chose trop matérielle et trop attachante, mais en actions et obligations, choses légères et qui lui agréent mieux, étant des espèces de fictions, et même de jolies fictions.—Il a des rhumatismes. Mais il met sa coquetterie à ce qu'on ne s'en aperçoive point; et puis il ne les a pas toujours.—Sa plus grande douleur a été la mort de sa soeur Henriette; mais le spectacle au moins lui en a été épargné et la longue et terrible angoisse, puisqu'il était lui-même fort malade à ce moment-là. Elle s'en est allée son oeuvre faite et quand son frère n'avait presque plus besoin d'elle. Et qui sait si la mémoire de cette personne accomplie ne lui est pas aussi douce que le serait aujourd'hui sa présence? Et puis cette mort lui a inspiré de si belles pages, si tendres, si harmonieuses! Au reste, s'il est vrai que le bonheur est souvent la récompense des coeurs simples, il me paraît qu'une intelligence supérieure et tout ce qu'elle apporte avec soi n'est point pour empêcher d'être heureux. Elle est aux hommes ce que la grande beauté est aux femmes. Une femme vraiment belle jouit continuellement de sa beauté, elle ne saurait l'oublier un moment, elle la lit dans tous les yeux. Avec cela la vie est supportable ou le redevient vite, à moins d'être une passionnée, une enragée, une gâcheuse de bonheur comme il s'en trouve. M. Renan se sent souverainement intelligent comme Cléopâtre se sentait souverainement belle. Il a les plaisirs de l'extrême célébrité, qui sont de presque tous les instants et qui ne sont point tant à dédaigner, du moins je l'imagine. Sa gloire lui rit dans tous les regards. Il se sent supérieur à presque tous ses contemporains par la quantité de choses qu'il comprend, par l'interprétation qu'il en donne, par les finesses de cette interprétation. Il se sent l'inventeur d'une certaine philosophie très raffinée, d'une certaine façon de concevoir le monde et de prendre la vie, et il surprend tout autour de lui l'influence exercée sur beaucoup d'âmes par ses aristocratiques théories. (Et je ne parle pas des joies régulières et assurées du travail quotidien, des plaisirs de la recherche et, parfois, de la découverte.)—M. Renan jouit de son génie et de son esprit. M. Renan jouit le premier du renanisme.

Il serait intéressant—et assez inutile d'ailleurs—de dresser la liste des contradictions de M. Renan. Son Dieu tour à tour existe ou n'existe pas, est personnel ou impersonnel. L'immortalité dont il rêve quelquefois est tour à tour individuelle et collective. Il croit et ne croit pas au progrès. Il a la pensée triste et l'esprit plaisant. Il aime les sciences historiques et les dédaigne. Il est pieusement impie. Il est très chaste et il éveille assez souvent des images sensuelles. C'est un mystique et un pince-sans-rire. Il a des naïvetés et d'inextricables malices. Il est Breton et Gascon. Il est artiste, et son style est pourtant le moins plastique qui se puisse voir. Ce style paraît précis et en réalité fuit comme l'eau entre les doigts. Souvent la pensée est claire et l'expression obscure, à moins que ce ne soit le contraire. Sous une apparence de liaison, il a des sautes d'idées incroyables, et ce sont continuellement des abus de mots, des équivoques imperceptibles, parfois un ravissant galimatias. Il nie dans le même temps qu'il affirme. Il est si préoccupé de n'être point dupe de sa pensée qu'il ne saurait rien avancer d'un peu sérieux sans sourire et railler tout de suite après. Il a des affirmations auxquelles, au bout d'un instant, il n'a plus l'air de croire, ou, par une marche opposée, des paradoxes ironiques auxquels on dirait qu'il se laisse prendre. Mais sait-il exactement lui-même où commence et où finit son ironie? Ses opinions exotériques s'embrouillent si bien avec ses «pensées de derrière la tête» que lui-même, je pense, ne s'y retrouve plus et se perd avant nous dans le mystère de ces «nuances».

Toutes les fées avaient richement doté le petit Armoricain. Elles lui avaient donné le génie, l'imagination, la finesse, la persévérance, la gaieté, la bonté. La fée Ironie est venue à son tour et lui a dit: «Je t'apporte un don charmant; mais je te l'apporte en si grande abondance qu'il envahira et altérera tous les autres. On t'aimera; mais, comme on aura toujours peur de passer à tes yeux pour un sot, on n'osera pas te le dire. Tu te moqueras des hommes, de l'univers et de Dieu, tu te moqueras de toi-même, et tu finiras par perdre le souci et le goût de la vérité. Tu mêleras l'ironie aux pensers les plus graves, aux actions les plus naturelles et les meilleures, et l'ironie rendra toutes les écritures infiniment séduisantes, mais inconsistantes et fragiles. En revanche, jamais personne ne se sera diverti autant que toi d'être au monde.» Ainsi parla la fée et, tout compte fait, elle fut assez bonne personne. Si M. Renan est une énigme, M. Renan en jouit tout le premier et s'étudie peut-être à la compliquer encore.

Il écrivait, il y a quatorze ans: «Cet univers est un spectacle que Dieu se donne à lui-même; servons les intentions du grand chorège en contribuant à rendre le spectacle aussi brillant, aussi varié que possible.» Il faut rendre cette justice à l'auteur de la Vie de Jésus qu'il les sert joliment, «les intentions du grand chorège»! Il est certainement un des «compères» les plus originaux et les plus fins de l'éternelle féerie. Lui reprocherons-nous de s'amuser pour son compte tout en divertissant le divin imprésario? Ce serait de l'ingratitude, car nous jouissons aussi de la comédie selon notre petite mesure; et vraiment le monde serait plus ennuyeux si M. Renan n'y était pas.

APPENDICE

FRAGMENT D'UN DISCOURS PRONONCÉ PAR M. RENAN À QUIMPER, LE 17 AOÛT 1885.

… Moi aussi, j'ai détruit quelques bêtes souterraines assez malfaisantes. J'ai été un bon torpilleur à ma manière; j'ai donné quelques secousses électriques à des gens qui auraient mieux aimé dormir. Je n'ai pas manqué à la tradition des bonnes gens de Goëlo.

Voilà pourquoi, bien que fatigué de corps avant l'âge, j'ai gardé jusqu'à la vieillesse une gaieté d'enfant, comme les marins, une facilité étrange à me contenter.

Un critique me soutenait dernièrement que ma philosophie m'obligeait à être toujours éploré. Il me reprochait comme une hypocrisie ma bonne humeur, dont il ne voyait pas les vraies causes.

Eh bien! je vais vous les dire.

Je suis très gai, d'abord parce que, m'étant très peu amusé quand j'étais jeune, j'ai gardé, à cet égard, toute ma fraîcheur d'illusions; puis, voici qui est plus sérieux: je suis gai, parce que je suis sûr d'avoir fait en ma vie une bonne action; j'en suis sûr. Je ne demanderais pour récompense que de recommencer. Je me plains d'une seule chose, c'est d'être vieux dix ans trop tôt.

Je ne suis pas un homme de lettres, je suis un homme du peuple; je suis l'aboutissant de longues files obscures de paysans et de marins. Je jouis de leurs économies de pensée; je suis reconnaissant à ces pauvres gens qui m'ont procuré, par leur sobriété intellectuelle, de si vives jouissances.

Là est le secret de notre jeunesse.

Nous sommes prêts à vivre quand tout le monde ne parle plus que de mourir. Le groupe humain auquel nous ressemblons le plus, et qui nous comprend le mieux, ce sont les Slaves; car ils sont dans une position analogue à la nôtre, neufs dans la vie et antiques à la fois…

FERDINAND BRUNETIÈRE[78]

[Note 78: Études sur l'histoire de la littérature française; Nouvelles études: 2 vol. in-12 (Hachette).—Histoire et littérature; le Roman naturaliste: 2 vol. in-12 (Calmann-Lévy).]

M. Ferdinand Brunetière, qui aime peu, n'est point aimé passionnément. Les jeunes, ceux de la nouvelle école, le méprisent, le conspuent, l'égorgeraient volontiers. Les professeurs de l'Université le disent pédant, afin de paraître légers. Il a contre lui les faux érudits et les érudits trop entêtés d'érudition. Il n'a pour lui ni les frivoles ni les sensibles ou les nerveux. Les femmes le lisent peu. Les sympathies qu'il inspire sont rares et austères. Avec cela, il est quelqu'un; son avis compte, on sent qu'il n'est jamais négligeable. En un mot, il a l'autorité.

L'autorité, pourrait-on dire en empruntant une tournure à La Bruyère, n'est pas incompatible avec le mérite, et elle ne le suppose pas non plus. Du moins elle suppose encore autre chose. Elle appartient le plus souvent et le plus vite à ceux qui ont coutume de juger avec assurance et d'après des principes arrêtés. Elle dépend aussi de la façon d'écrire et de la maison où l'on écrit. Mais, si elle peut s'accroître par là, ce n'est point par là, je pense, qu'elle se fonde ou qu'elle dure. Même la force d'affirmation, toute seule, ne la soutiendrait pas longtemps. L'autorité de la roide parole de M. Brunetière a d'autres causes: ses qualités d'abord—et ses défauts ensuite.

I

M. Brunetière est fort savant; il a mieux qu'une teinture de toutes choses. Sur le XVIIe et le XVIIIe siècle, son érudition est imperturbable. Il est visible qu'il a lu tous les classiques, et tout entiers. Cela n'a l'air de rien: combien, même parmi les gens du «métier», en ont fait autant? Histoire, philosophie, romans, poésie, beaux-arts et de tous les pays, il sait tout; on dirait qu'il a tout vu et tout lu. Toujours on sent sous sa critique un fonds solide et étendu de connaissances multiples et précises, placées dans un bon ordre. Il a donc ce premier mérite, aussi rare que modeste, de connaître toujours parfaitement les choses sur lesquelles il écrit, et même les alentours.

M. Brunetière a l'esprit naturellement philosophique. Sa grande science des livres et de l'histoire, en lui permettant des comparaisons perpétuelles, a développé en lui cet esprit. Il n'est pas un livre qui ne lui en rappelle beaucoup d'autres, et bientôt une idée générale se dégage de ces rapprochements: l'oeuvre n'est plus isolée, mais a son rang dans une série, liée à d'autres oeuvres par quelque point particulier. Aussi ne verrez-vous presque jamais M. Brunetière s'enfermer dans un livre pour l'étudier en lui-même et le définir par son charme propre. Ce n'est pour lui qu'un point de départ ou un exemple à l'appui d'une théorie, une occasion d'écrire un chapitre d'histoire littéraire ou d'agiter une question d'esthétique. Sa critique n'est jamais insignifiante ou simplement aimable. Elle ne nous laisse point nous complaire dans nos préférences irréfléchies; elle ouvre l'esprit, et, si elle irrite souvent, elle fait penser.

M. Brunetière est un doctrinaire. Ces études historiques et ces dissertations, il ne s'y livre point par simple curiosité, pour le simple plaisir de la recherche. Il aime juger. Il croit que les oeuvres de l'esprit ont une valeur absolue et constante en dehors de ceux à qui elles sont soumises, lecteurs ou spectateurs; et cette valeur, il prétend la fixer avec précision. Il croit à une hiérarchie des plaisirs esthétiques. Ferme sur ses théories, jamais il n'hésite dans l'application, beaucoup plus sensible d'ailleurs à la joie de comparer, de peser, de classer, qu'à celle de goûter et de faire goûter même les livres qui lui sont le plus chers, même les bibles sur lesquelles il a comme moulé ses préceptes et auxquelles il rapporte tout. Or cette foi, cette assurance imposent: c'est une grande force. Et, d'autre part, l'unité de la doctrine, l'habitude de tout juger (même quand on ne le dit pas) d'après les mêmes principes ou d'après les mêmes exemplaires de perfection, donne à la critique quelque chose de majestueux, de solide et de rassurant.

M. Brunetière est un esprit très libre en dehors des cas où ses doctrines essentielles sont directement intéressées. Il n'est point dupe des mots, ni des hommes, ni des réputations, ni des modes; en tout il cherche à aller au fond des choses. Et notez qu'il est aussi bien défendu contre le préjugé académique que contre le préjugé naturaliste. S'il était dupe de quelque chose, ce serait plutôt de sa défiance même à l'endroit de la mode et de toute opinion qui a pour elle un certain nombre de sots. Il ne me paraît se tromper, quelquefois, que par une crainte excessive de donner dans la badauderie. Au reste, s'il se trompe, c'est par de fortes raisons, et fortement déduites. Il a certainement dégonflé beaucoup de vessies. Quand il ne s'agit pas des contemporains, au sujet desquels il se tient sur la défensive et garde l'air méfiant, quand il parle des classiques, on ne saurait souhaiter une critique plus libre—cette vérité mise à part, qu'ils sont incomparables. Mais cela ne lui donne que plus de sécurité pour en parler à son aise. Et alors son orthodoxie a souvent je ne sais quelle allure hardie et paradoxale, réformant çà et là les jugements traditionnels ou bien, pour nous faire enrager, nous montrant les classiques aussi vivants que nous et découvrant chez eux une foule de choses que nous croyons avoir inventées.

M. Brunetière est très intelligent (je donne ici au mot toute sa force). Des adolescents le traitent de pion et disent: «Il ne comprend pas.» Au contraire, il est visible qu'il comprend toujours; mais souvent il n'aime pas. Il a beaucoup d'aveux comme celui-ci: «Ce que l'on ne peut pas disputer au réalisme, naturalisme, impressionnisme, ou de quelque autre nom qu'on l'appelle, c'est qu'il n'y a de ressource, de salut et de sécurité pour l'artiste et pour l'art que l'exacte imitation de la nature. Là est le secret de la force, et là—ne craignons pas de le dire—la justification du mouvement qui ramène tous nos écrivains, depuis quelques années, des sommets nuageux du romantisme d'autrefois au plat pays de la réalité.» Il est vrai qu'après cela viennent les distinguo. Mais enfin, s'il a combattu un si beau combat contre les excès du naturalisme et du japonisme, ce n'est point qu'il ne saisisse parfaitement ce que sont ces nouveaux procédés de l'art, à quel sentiment, à quelle espèce de curiosité ils répondent, quel genre de plaisir ils peuvent donner. Il place ce plaisir assez bas et ne le goûte point, voilà tout. Il a, d'ailleurs, presque rendu justice à Flaubert et très exactement défini ce que Flaubert a pu apporter de nouveau dans le roman. Rien ne manque à cette étude, au moins en ce qui regarde Madame Bovary, que l'accent de la sympathie. M. Brunetière a fort bien indiqué aussi ce qu'il y a de neuf dans les procédés de M. Alphonse Daudet et ce que c'est que l'impressionnisme. N'a-t-il pas reconnu à M. Émile Zola la simplicité d'invention, l'ampleur et la force? Je sais bien que le compliment tient une ligne, et la condamnation cinquante pages; mais remarquez que la banalité romanesque ne lui est pas moins odieuse que le naturalisme facile. Jamais il n'a loué, jamais il n'a seulement nommé tel romancier «idéaliste» estimé pourtant des bourgeois. Et même il admire Darwin, aime M. Renan et considère M. Taine, quoiqu'ils soient à la mode.

M. Brunetière n'en est pas moins éminemment grincheux. Il me semble qu'il doit le savoir et je suis sûr qu'il ne lui déplaît pas de se l'entendre dire. Il ne lui suffit pas d'avoir raison: il a raison avec humeur et il n'est pas fâché d'être désagréable en pensant bien. Il y a de l'Alceste chez lui. Il est certain qu'il a maltraité M. Zola beaucoup plus que ne l'exigeaient la justice et le bon goût. Il a montré une extrême dureté contre MM. de Goncourt, leur portant même gratuitement des coups détournés quand ils n'étaient pas en cause. Là où ses croyances littéraires sont directement menacées, il frappe, non certes comme un aveugle, mais comme un sourd. Personne, dans un livre dont la «poétique» lui paraît fausse, ne fait meilleur marché de ce qui peut s'y trouver d'ailleurs de distingué et d'intéressant. Il pratique cette espèce de détachement avec une véritable férocité, et qui m'étonne et m'afflige toujours. «Un mauvais arbre ne saurait porter de bons fruits»; il ne sort pas de là: c'est un terrible justicier. Quelquefois seulement, par un souci des moeurs oratoires, on dirait qu'il cherche à envelopper sa sentence de formes courtoises; ou bien il se dérobe, il refuse de dire ce qu'il pense, et mieux vaudrait alors pour le «prévenu» qu'il le dît crûment. C'est tout à fait le «Je ne dis pas cela» du Misanthrope. Et le rapprochement vient d'autant mieux que, comme Alceste mettait au-dessus de tout la chanson du roi Henri, M. Brunetière éprouve un sensible plaisir à exagérer ses principes, à leur donner un air de défi. Ce critique a, comme certains politiques, le goût de l'impopularité.

Un Nisard moins aimable, moins élégant, moins délicat, mais vigoureux, militant et autrement muni de science, d'idées, de raisons et d'esprit philosophique; un orthodoxe audacieux et provocant comme un hérésiarque: voilà M. Brunetière.

Son style est très particulier. Il est, chose rare aujourd'hui, presque constamment périodique. La phrase ample, longue, savamment aménagée et équilibrée, exprime quelque chose de complet, présente à la fois l'idée principale et, dans les incidentes, tout ce qui l'explique, la renforce ou la modifie. Une seule de ces périodes contient tout ce que nous dirions en une demi-douzaine de petites phrases se modifiant et se complétant l'une l'autre. L'écrivain multiplie les si, les comme, les d'autant, et ne s'embarrasse point du nombre des qui et des que. Ses paragraphes sont bâtis comme ses périodes: la liaison est presque aussi forte entre elles qu'entre les membres dont elles sont composées. Il fait un usage excellent des car, des mais, des aussi bien, des tout de même que. Il apporte autant de coquetterie à faire saillir les articulations du style que d'autres à les dissimuler. Et l'on peut dire aussi que ses études sont composées tout entières comme ses phrases et comme ses paragraphes. Ce sont systèmes de blocs unis par des crampons apparents.

Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'un mouvement continu anime et pousse ces masses énormes. Je ne sais ce qui étonne le plus chez M. Brunetière, de sa lourdeur travaillée ou de sa verve puissante.

Sa langue, comme son style, nous ramène autant qu'il se peut au XVIIe siècle. Il s'applique à rendre aux mots le sens exact qu'ils avaient dans cet âge d'or. Traiter des questions toutes modernes avec la phrase de Descartes et le vocabulaire de Bossuet, voilà le problème qu'a souvent résolu M. Brunetière.

Cet archaïsme est très savoureux. Et ne croyez pas que vous trouverez cela aisément autre part que chez lui. Je n'apprendrai à personne quelle grande naïveté ç'a été de croire que Cousin parlait la langue du XVIIe siècle; mais je me figure que M. Brunetière la parle, lui, aussi parfaitement que Bersot parlait celle du commencement du XVIIIe siècle.

II

J'ai largement loué M. Brunetière, et de grand coeur. Je puis faire maintenant quelques modestes réserves d'une âme plus tranquille.

Et, puisque je parlais à l'instant même de son style, il se peut que, pour être accompli dans son genre, il ne soit pas cependant sans reproche, et que, ce qu'il est, il le soit trop exclusivement. Le ciel me préserve de faire peu de cas de la précision et de la propriété des termes dans un temps où l'à peu près s'étale partout dans les livres et où des auteurs même célèbres ne savent qu'imparfaitement leur langue! Et Dieu me garde aussi de reprocher à un écrivain doué d'une originalité décidée, de qualités tranchées et fortes, de n'avoir point les qualités contraires! Mais enfin M. Brunetière met la précision à si haut prix qu'il semble que tout ce qui ne peut s'exprimer avec une exactitude rigoureuse n'existe point pour lui. Et pour tant il est presque inévitable que le critique, en étudiant certains livres, accueille en chemin telle idée, reçoive telle impression qu'il ne peut rendre qu'avec une demi-propriété de termes, par des demi-jours, par des à peu près intelligents dont chacun, pris à part, ne satisfait point, mais qui, si on les prend ensemble, donnent l'expression poursuivie. On en trouve d'innombrables exemples dans Sainte-Beuve. Or celui qui ne consent pas à cette exactitude moindre dans l'expression de certaines nuances de la pensée, du sentiment, de la sensation, peut être encore le critique-né de bien des livres; l'est-il de tous? N'y en a-t-il pas qui lui échappent en partie et sur lesquels, si je puis dire, sa juridiction n'est pas absolue?

Puis, si M. Brunetière a la vigueur, la finesse, un esprit coupant, souvent une subtilité sèche, il n'a point la grâce, et, comme j'ai dit, je ne le lui reprocherai point; mais voilà, c'est qu'il ne l'a pas du tout, pas même par hasard, pas même un peu. Sa façon d'écrire, extraordinairement tendue, la lui interdit. Après cela, il est peut-être téméraire de dire jusqu'à quel point un écrivain manque de grâce, et, au surplus, on peut s'en passer.

Enfin, le style de M. Brunetière est sans doute très curieux dans son archaïsme savant; mais, si on voulait lui appliquer la règle qu'il applique aux autres, quelle recherche, quelle affectation, et combien éloignée du naturel de la plupart des classiques! Quels embarras il fait avec ses qui, ses que, ses aussi bien et ses tout de même que! Est-il assez content de parler la bonne langue, la meilleure, la seule! Il ne prend pas garde qu'écrire comme Bossuet, ce ne serait peut-être pas écrire selon la syntaxe et avec le vocabulaire de Bossuet, mais écrire aussi bien dans la langue d'aujourd'hui que Bossuet dans celle de son temps. La langue de M. Edmond de Goncourt est, pour M. Brunetière, le plus affecté des jargons; mais n'est-ce pas une affectation presque égale d'écrire comme il y a deux siècles, ou d'écrire comme il est possible qu'on écrive dans cent ans? Je compare ici, non précisément, les deux styles (M. Brunetière aurait trop d'avantages), mais les deux manies. Je conviens d'ailleurs que j'exagère un peu ma critique; mais, comme dit l'autre, ma remarque subsiste, réduite à ce que l'on voudra.

On en peut faire une autre. Il arrive à cet écrivain si sûr, si muni contre la piperie des mots, de sacrifier plus que de raison à la symétrie de ses dissertations et de nous tromper, si j'ose dire, par l'appareil logique de ses développements[79]. Son goût de la régularité parfaite nous joue ou peut-être lui joue de ces tours. Sa passion lui en joue d'autres, et aussi son goût du paradoxe, par lequel il est d'ailleurs si intéressant. On sait qu'un paradoxe, c'est une vérité, trop vieille ou trop jeune. Vous pensez bien que ceux de M. Brunetière sont surtout des vérités trop vieilles. Or ces vérités, c'est fort bien de les rajeunir, de nous les montrer aussi insolentes et attirantes que des mensonges; mais il est trop vrai que, dans sa joie triomphante de heurter les opinions courantes, de découvrir la vanité et la vieillerie de bien des nouveautés prétendues, il arrive à ce juge sévère d'abuser des mots comme un autre ou de donner dans l'outrance. Ainsi dans son ingénieuse Théorie du lieu commun. Que l'invention ne soit pas dans le fond, qu'un vieux sujet ne soit point pour cela un sujet banal, nous le voulons bien. Que les sujets et les personnages des drames de Victor Hugo, pour être inventés de toutes pièces, n'en vaillent pas mieux, passe encore. Mais pourquoi ajouter que c'est justement ce qui n'est pas vieux comme le monde, ce qui n'est pas dans «l'éternel fonds humain», qui est banal? Banale, Lucrèce Borgia? Banal, Ruy-Blas? Vraiment il suffirait de dire qu'ils sonnent faux, qu'ils sont bizarres et extravagants. «Il n'y a de banal, au mauvais sens du mot, que les types dont le modèle a cessé d'être sous nos yeux», etc. M. Brunetière donne donc d'abord au mot banal un sens favorable qu'il n'a jamais eu, puis «un mauvais sens» qu'il n'a pas davantage. Mais c'est pur sophisme d'imposer comme cela aux mots des significations imprévues pour être plus désagréable aux gens dont on ne partage pas le sentiment.

[Note 79: Par exemple, dans l'étude sur Flaubert, M. Brunetière annonce qu'il va nous montrer les procédés de l'auteur de Madame Bovary, «comment il construit la phrase, le paragraphe, le livre tout entier». En réalité, M. Brunetière ne nous le montre pas: ses remarques ne valent que pour certaines phrases et pour quelques paragraphes.]

De même, on peut être de son avis quand il trouve puériles certaines manifestations de la haine de Flaubert contre les bourgeois; mais, quand il ajoute que rien précisément n'est plus bourgeois que cette haine des bourgeois, et cela pour se donner le plaisir de traiter Flaubert de bourgeois, je ne puis voir là qu'un jeu d'esprit indigne d'un esprit aussi sérieux. Et remarquez que M. Brunetière ne fait qu'user, sous une forme savante, d'un argument essentiellement enfantin: «Banal, le vieux fonds de l'homme? Pas tant que vous!—Vous méprisez les bourgeois? Bourgeois vous même!»

III

Comme il a ses manies, M. Brunetière a peut-être ses préjugés. J'appelle préjugé (comme tout le monde) l'opinion des autres quand je ne la partage pas; mais j'appelle aussi préjugé une croyance que vous estimez appuyée sur la raison et qui n'est pourtant, en réalité, qu'une préférence de votre tempérament ou un sentiment tourné en doctrine. Or il me paraît que M. Brunetière a des croyances de cette espèce. Non pas qu'il ne cherche et ne trouve même de bonnes raisons pour leur donner une autre valeur que celle de préférences et de goûts personnels; mais il ne parvient pas à m'ôter mes doutes, et, du reste, quand il me convaincrait, il ne me persuaderait pas.

Ces préjugés, je n'en prendrai des exemples que dans les études de M. Brunetière sur nos contemporains. Ce sont celles qui m'intéressent le plus, et d'ailleurs je l'y trouve tout entier, puisqu'il ne juge les écrivains d'aujourd'hui que par comparaison avec ceux du XVIIe siècle et que l'opinion qu'il a de ceux-ci est contenue dans le jugement qu'il porte sur ceux-là.

D'abord il croit fermement à la hiérarchie des genres; il classe avec une extrême assurance; il a, sans doute, des instruments de précision pour déterminer exactement la qualité du plaisir qu'il goûte ou que les autres doivent goûter. Madame Bovary est un chef-d'oeuvre, et il l'a dit maintes fois: mais il se croirait perdu d'honneur s'il n'ajoutait presque aussitôt: Oui, mais un chef-d'oeuvre «d'ordre inférieur». Une fois, il se demande avec angoisse: «Est-ce même une oeuvre d'art? Est-ce surtout du roman? Je n'oserais en répondre.» De même, il reconnaît la supériorité de Dickens, mais dans un genre «évidemment inférieur» (ce genre est le roman réaliste sentimental). De même aussi, après avoir fort bien défini l'«impressionnisme» des Rois en exil, il se dit qu'après tout ce n'est là qu'une «forme inférieure de l'art» et met tranquillement le chef-d'oeuvre d'Alphonse Daudet au-dessous de Manon Lescaut et de Gil Blas, qui pourtant ne sont encore que des «oeuvres secondaires». Il semble bien que, pour lui, ce qui fait la valeur d'une oeuvre, ce n'est pas seulement le talent de l'écrivain, mais le genre aussi auquel elle appartient, et les genres supérieurs, c'est, je suppose, l'oraison funèbre, la tragédie, le roman idéaliste. Mais justement cette assurance à classer s'explique par les autres préjugés de M. Brunetière: ce sont eux qui nous diront d'après quels principes il classe.

Il croit à la nécessité de ce qu'il appelait dans son premier article «un rayon d'idéal».

… Non pas certes que les plus humbles et les plus dédaignés d'entre nous n'aient le droit d'avoir aussi leur roman, à condition toutefois que dans la profondeur de leur abaissement on fasse luire un rayon d'idéal, et qu'au lieu de les enfermer dans le cercle étroit où les a jetés, qui la naissance et qui le vice, nous les en tirions au contraire pour les faire mouvoir dans cet ordre de sentiments qui dérident tous les visages, qui mouillent tous les yeux et font battre les coeurs.

Plus tard, et dans un sentiment moins banal, il se contentera, il est vrai, de «quoi que ce soit de plus fort ou de plus fin que le vulgaire», et la «finesse des sens» d'Emma Bovary lui sera un suffisant «rayon d'idéal». Mais encore lui en faut-il. Il n'admet pas qu'on puisse s'intéresser à des personnages qui ne sont que «plats ou ignobles», et c'est parce que tous les personnages de l'Éducation sentimentale sont ignobles ou plats, c'est «parce que l'auteur a commencé par éliminer de la réalité tout ce qu'elle peut contenir de généreux et de franc, que ce roman est illisible».

Eh bien, je ne me sens pas convaincu. Je mets tout au pire. Je ne me demande point s'il n'y a pas dans l'Éducation sentimentale des personnages très suffisamment sympathiques; Mme Arnoux, Louise Roque, Dussardier, même Pellerin et quelques autres tels qu'un peu de mésestime et d'ironie n'exclut point une sorte d'affection pour eux. Et je ne cherche pas non plus si les personnages de Gil Blas, que M. Brunetière met pourtant très haut, sont d'une qualité morale supérieure à ceux de l'Éducation sentimentale. Je suppose un roman tel que M. Zola lui-même n'en a point écrit, dont tous les acteurs soient effectivement plats ou ignobles et ne soient que cela; je suppose en même temps, bien entendu, que l'auteur n'est point un médiocre écrivain. Mais alors, s'ils ne m'intéressent assurément pas en tant qu'ignobles et plats, ils m'intéresseront peut-être en tant que vrais et vivants; car chacun d'eux pourra l'être en particulier, lors même que, pris ensemble, ils donneraient une idée fausse de la moyenne de l'humanité. Si ce n'est eux, c'est leur peinture qui m'attachera. À plus forte raison puis-je aimer l'Éducation sentimentale, et, en effet, je l'aime beaucoup, mais beaucoup! Et si le livre pêche par quelque endroit, ce que je suis prêt à reconnaître, ce n'est point peut-être par les personnages, mais par l'action et la composition.

Non seulement la platitude générale des personnages déplaît à M. Brunetière: il condamne, comme une cause d'infériorité dans l'art, le parti pris ironique et méprisant de l'écrivain. Il croit à la nécessité d'un certain optimisme, ou du moins de la «sympathie pour les misères et les souffrances de l'humanité». Mais d'abord cette sympathie peut s'exprimer de bien des façons: il y a un mépris de l'humanité qui n'est point exclusif d'une sorte de pitié et qui, d'autre part, implique justement un idéal très élevé de générosité, de désintéressement, de bonté. Et je crois que, malgré tout, c'était bien le cas pour ce pauvre Flaubert, qui était un si excellent homme, mais entier dans tous ses sentiments, comme un enfant; et même je ne trouve point son ironie si sèche: seulement ce serait trop long à montrer. Je mets encore ici tout au pire. Je suppose que l'écrivain «déteste les hommes, s'enfonce dans le mépris d'eux et de leurs actes»: cette misanthropie peut être un sentiment injuste; il me paraît qu'elle est aussi un sentiment fort esthétique; je ne vois point, en tout cas, en quoi elle va contre l'art. Est-il nécessaire d'avoir de la sympathie morale pour ce qu'on peint? Il me semble bien que la sympathie artistique suffit, que le principal est de faire des peintures vivantes, et que c'est même le tout de l'art, le reste étant forcément autre chose: morale, religion, métaphysique.

C'est bien de faire cas de la psychologie; mais M. Brunetière en fait un grand mystère. Par exemple, celle de Madame Bovary lui paraît bonne, mais de second ordre: pourquoi? «Flaubert, qui débrouille si bien les effets successifs et accumulés du milieu extérieur sur la direction des appétits et des passions du personnage, ce qu'il ignore, ou ce qu'il ne comprend pas, ou ce qu'il n'admet pas, c'est l'existence du milieu intérieur.» Et nous voyons plus loin qu'aux yeux de M. Brunetière, le nec plus ultra de la psychologie, c'est, pour dire la chose en gros, la peinture de la lutte entre le devoir et la passion, entendez ce qu'on trouve presque uniquement chez les classiques.

Là encore je résiste. D'abord, quand je lis dans Flaubert des passages comme celui-ci: «Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui avait aimé l'église pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances, et la littérature pour ses excitations passionnelles», etc., ou bien: «Incapable de comprendre ce qu'elle n'éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n'avait plus rien d'exorbitant», et cent autres passages de même force, je me dis que ce sont pourtant bien là des vues sur l'intérieur d'une âme! Et quand même ce n'en seraient pas? Je ne vois pas comment et par où l'observation du «milieu intérieur» est d'un ordre plus élevé que l'étude des effets du dehors sur ce milieu. Avouez au moins qu'il y a bien des âmes où vous chercheriez en vain ce conflit de la volonté et du désir qu'il vous faut absolument. Et ce bon combat, je ne sais, mais je ne vois pas que la description en soit nécessairement une si grande merveille. Il y a des procédés pour cela: chaque fait extérieur éveillera régulièrement chez votre personnage deux sentiments opposés dont il s'agit seulement de varier les proportions, selon les moments, avec vraisemblance et finesse: passion et remords chez Phèdre; plaisir d'être aimée et peur d'aimer chez Mme de Clèves. C'est quelque chose à coup sûr; mais c'est quelque chose aussi que de bien noter les effets de l'extérieur sur une âme qui ne lutte pas. La première peinture est-elle plus difficile? Non (et même l'arbitraire y doit être beaucoup plus fréquent que dans l'autre). Est-elle plus intéressante? Pourquoi?—Plus belle? Mais tout dépend de l'exécution[80].—Plus consolante? plus noble? plus fortifiante? Mais c'est d'art qu'il s'agit, et non de morale.

[Note 80: «Puisque l'invention n'est pas dans le fond, où donc est-elle? Je réponds: Dans la forme, et dans la forme uniquement.» (Histoire et littérature, p. 47.)]

Outre cette psychologie du «milieu intérieur», M. Brunetière exige ce qu'il appelle «la vérité humaine». C'est un lieu commun, qu'un personnage de théâtre ou de roman doit, pour être vivant, avoir quelque chose de particulier qui n'appartienne qu'à lui et à son temps, et quelque chose de général qui appartienne à tous ceux de la même espèce dans tous les temps. Or cette part du général, il semble qu'elle ne soit jamais assez grande pour M. Brunetière. Il la juge trop petite dans les Rois en exil: il n'y trouve pas la «vérité humaine» du fond,—l'homme, «l'homme vrai». Et c'est pour cela qu'il met, au-dessus des Rois en exil, Gil Blas et Manon Lescaut où en effet le «particulier» tient une place assez modeste et effacée.

Il est évident qu'il n'y a pas grand'chose à lui répondre et que c'est une affaire d'appréciation personnelle. Pourtant, s'il est vrai que le particulier, le spécial, l'individuel abondent dans les Rois en exil (et c'est pour cela que j'aime tant ce livre), le général en est-il donc absent? Il me paraît bien que, parmi le très grand nombre de leurs traits propres et accidentels, on trouverait aussi chez Frédérique, chez Christian, chez Méraut, chez Rosen, la reine, le viveur au coeur faible, l'enthousiaste d'une idée, le chambellan fidèle, quelque chose enfin qui sera certainement compris dans tous les temps. Il faut être d'un esprit bien austère pour tant aimer le «général», et d'un courage bien assuré pour en fixer avec tant de sérénité la dose indispensable.

Je ne voudrais pas commettre gratuitement une impertinence facile et, si je comparais Madame Bovary et Athalie par exemple, ce ne serait point pour m'amuser, mais pour mieux dégager encore le principe des jugements de M. Brunetière. Je suppose qu'Athalie et Madame Bovary sont, dans des genres très divers et tout compensé, deux oeuvres de perfection égale. Il est clair que M. Brunetière n'en mettra pas moins la tragédie de Racine fort au-dessus du roman de Flaubert. Je demande ingénument pourquoi. Car enfin je vois bien que le style de Racine est plus noble, plus abstrait, plus majestueux; mais celui de Flaubert est assurément plus coloré et plus plastique. Les deux oeuvres sont peut-être aussi solidement composées l'une que l'autre et, si la grandeur et l'extrême simplification ont leur prix, le détail multiple et vivant a le sien. L'âme d'Emma n'est point celle de Joad; mais elle est tout aussi profondément étudiée. La mort d'Emma donne bien une émotion aussi forte que la mort d'Athalie. Les effets ne sont pas les mêmes dans la tragédie et le roman, les conditions mêmes et les conventions des deux genres étant différentes; mais ces effets sont peut-être équivalents. Je ne parle point de l'impression dernière et totale que laissent les deux oeuvres, de leur retentissement dans la conscience, dans l'imagination, dans l'intelligence: je paraîtrais trop prévenu. Qu'est-ce donc qui fait quand même, pour M. Brunetière, la supériorité d'Athalie? Il reste que ce soit la plus haute qualité intellectuelle, morale et sociale des personnages, et la plus grande dignité de l'action, c'est-à-dire, en somme, quelque chose de tout à fait étranger à l'exécution et d'extérieur, si je puis dire, à ce qui est proprement l'oeuvre d'art; quelque chose qui n'augmente ni ne diminue le mérite et la puissance de l'artiste et qui ne suppose chez lui que certains goûts et certaines préférences.

J'ai été très frappé d'un mot de M. Brunetière sur Madame Bovary: «Tout conspire pour achever, je ne veux pas dire la beauté, mais la perfection de l'oeuvre.» On ne saurait avouer plus clairement qu'on fait dépendre la beauté, non de l'art même, mais de la qualité de la matière où il s'applique, ou tout au moins que cette qualité de la matière, si elle ne constitue pas à elle seule la beauté, en est une condition absolue. Et je me défie d'une esthétique qui distingue si résolument la beauté de la perfection.

Mais ces caractères dont l'absence empêche M. Brunetière de reconnaître belle une oeuvre moderne qu'il avoue parfaite, ne sont-ce point précisément ceux qui sont communs aux oeuvres les plus admirées du XVIIe siècle? J'avais donc raison de dire que ses principes ne sont peut-être que des sentiments qu'il érige en lois. Il loue ou blâme les livres selon qu'ils suivent ou enfreignent les règles qu'il a dégagées de ses modèles préférés, si bien qu'au fond ce qui est beau, c'est ce qui lui plaît.

Le XVIIe siècle lui plaît étrangement. Il a beau affecter avec ses grands écrivains l'indépendance d'esprit qu'il porte partout ailleurs; ce n'est qu'une feinte. Au fond, il leur passe tout, car il les aime; il les trouve meilleurs que nous et plus originaux, et il ne voudrait pas avouer, bien que sa sincérité l'y force quelquefois, qu'on ait inventé quoi que ce soit depuis eux. N'essayez pas de lui dire: «Ils sont plus parfaits que nous et pensent mieux; mais enfin nous sommes peut-être plus intelligents, plus ouverts, plus nerveux, plus amusants par nos défauts et notre inquiétude même». Vous verrez de quel mépris il vous traitera.

Cette foi absolue, qui communique tant de vie et de mouvement à sa critique, il la justifie, comme j'ai dit, par les meilleures raisons du monde. J'essaye d'y entrer et je les comprends; mais—que voulez-vous?—je ne les sens pas toujours.

Et, par exemple, je trouve assurément que Bossuet est un très grand écrivain; même je ne vois pas qu'il soit aussi vide d'idées personnelles, aussi dénué d'originalité de pensée que l'ont voulu Rémusat et Paul Albert. Mais je ne saurais m'élever jusqu'à l'excès d'admiration, de vénération, d'enthousiasme, où monte M. Brunetière, qui fait de Bossuet «le plus grand nom de son temps» et, par suite, de toute la littérature française. Sincèrement, j'ai beau faire, j'ai toujours besoin d'un effort pour lire Bossuet. Il est vrai que, dès que j'en ai lu quelques pages, je sens bien qu'après tout il est, comme on dit aujourd'hui, «très fort»; mais il ne me fait presque pas plaisir, tandis que souvent, ouvrant au hasard un livre d'aujourd'hui ou d'hier (je ne dis pas n'importe lequel, ni le livre d'un grimaud ou d'un sous-disciple), il m'arrive de frémir d'aise, d'être pénétré de plaisir jusqu'aux moelles,—tant j'aime cette littérature de la seconde moitié du XIXe siècle, si intelligente, si inquiète, si folle, si morose, si détraquée, si subtile,—tant je l'aime jusque dans ses affectations, ses ridicules, ses outrances, dont je sens le germe en moi et que je fais mien tour à tour! Et, pour parler à peu près sérieusement, faisons les comptes. Si peut-être Corneille, Racine, Bossuet n'ont point aujourd'hui d'équivalents, le grand siècle avait-il l'équivalent de Lamartine, de Victor Hugo, de Musset, de Michelet, de George Sand, de Sainte-Beuve, de Flaubert, de M. Renan? Et est-ce ma faute, à moi, si j'aime mieux relire un chapitre de M. Renan qu'un sermon de Bossuet, le Nabab que la Princesse de Clèves et telle comédie de Meilhac et Halévy qu'une comédie même de Molière? Rien ne prévaut contre ces impressions plus fortes que tout, qui tiennent à la nature même de l'esprit et au tempérament. Et c'est pourquoi je ne trouve point à redire à celles de M. Brunetière. Seulement qu'il soit établi, encore une fois, que ses «principes» ne sont aussi que des préférences personnelles.

IV

Ces préférences, réduites en système, l'ont certainement rendu, non pas injuste, mais chagrin, mais défiant à l'égard d'une grande partie de la littérature contemporaine, quoiqu'il se soit peut-être adouci depuis son premier article sur: le Réalisme en 1875 et qu'il ait été un jour presque clément à Flaubert et, maintes fois, presque caressant pour M. Alphonse Daudet; mais, en somme, sa critique des contemporains est restée surtout négative: il leur en veut plus de ce qui leur manque qu'il ne leur sait gré de ce qu'ils ont. Cela m'afflige, et voici pourquoi.

Quelles sont les qualités dont l'absence rend une oeuvre damnable, quels que soient d'ailleurs ses autres mérites, aux yeux de M. Brunetière? C'est d'abord la clarté du dessein, l'unité du plan, la correction de la forme, la décence (et j'avoue que, si une oeuvre peut valoir encore quelque chose sans ces qualités, elle vaut mieux quand elle les possède). Mais c'est aussi, nous l'avons vu, un certain optimisme, la sympathie pour l'homme exprimée directement, l'observation du «milieu intérieur» et, sous les déguisements de la mode, de l'éternel fond moral de l'humanité. Or, s'il est fâcheux que cela ne se trouve point dans certaines oeuvres, je remarque que cela était peut-être plus facile à y mettre que ce que l'artiste y a mis; qu'un livre où se rencontrent toutes ces qualités peut être fort médiocre, qu'un livre où elles manquent peut être encore fort intéressant et séduisant; et j'en conclus que, s'il y a de certaines critiques qu'on a bien le droit ou même le devoir de formuler, on ne serait pas mal avisé de le faire modestement.

Je me souviens d'un vieil article de M. Étienne sur les Contemplations et d'une étude de M. Saint-René Taillandier sur la Tentation de saint Antoine, qui, dans l'âge heureux où l'on manque de sagesse, m'avaient rempli de la plus furieuse indignation. M. Étienne reprochait d'un bout à l'autre à Victor Hugo son obscurité, sa déraison, son mauvais goût. M. Taillandier, examinant avec conscience la «sotie» de Flaubert, n'y trouvait point de clarté, point d'intelligence de l'histoire, point de bon sens, point de décence, point de sens moral, point d'idéal. Tous deux avaient raison; mais, comme j'étais très jeune, je me disais: «Hé! professeurs éminents que vous êtes, bon goût, bon sens, bon ordre, moralité, idéal, c'est ce que tout honnête lettré peut mettre dans un livre! Moi-même je l'y mettrais si je voulais! Mais la splendeur, la sonorité, le lyrisme débordant, la profusion d'images éclatantes des Contemplations; mais l'étrangeté et la perfection plastique de la Tentation, voilà ce dont Hugo et Flaubert étaient seuls capables! Il eût mieux valu qu'ils y joignissent le bon goût et le bon sens; mais, après tout, je n'attache pas un si haut prix à ce que je puis posséder ou acquérir tout comme un autre et, où il ne manque que ce que vous et moi aurions pu apporter, je ne suis pas tenté de réclamer si fort. Car ces qualités communes peuvent contribuer à la perfection d'une oeuvre; mais, toutes seules, elles feraient pauvre figure, et, au contraire, une originalité puissante vaut encore beaucoup et emporte ou séduit, même sans elles.»

J'allais sans doute trop loin. Il y a des règles nécessaires dont la violation empêche une oeuvre de valoir tout son prix (encore l'interprétation de ces règles peut-elle être plus ou moins rigoureuse). Mais j'avais peut-être raison d'admirer quand même les Contemplations et la Tentation et de croire que la vraie beauté d'un livre est quelque chose d'intime et de profond qui ne saurait être atteint par des manquements même aux règles de la rhétorique et des convenances; que l'écrivain vaut avant tout par une façon de voir, de sentir, d'écrire, qui soit bien à lui et qui le place au-dessus du commun—je ne dis pas n'importe comment ni par quelque singularité facile et apprise.

Mais il faut aimer pour bien comprendre et jusqu'au fond. Or il y a plusieurs écrivains de notre temps, même intéressants et rares, que M. Brunetière n'aime pas, et justement parce qu'il ne trouve pas chez eux ces indispensables qualités communes qu'exigeait M. Étienne de Victor Hugo et qui surabondent chez les grands écrivains du XVIIe siècle. En outre, il a, si j'ose dire, l'esprit trop philosophique, trop préoccupé de théories, pour se laisser prendre bonnement à d'autres livres que ceux sur lesquels il est d'avance pleinement renseigné et rassuré. Comme sa pente est de classer, et aussi de rattacher les auteurs les uns aux autres, d'expliquer la filiation des livres, de soulever des questions générales, ce souci le détourne de pénétrer autant qu'il le pourrait dans l'intelligence et dans le sentiment d'une oeuvre nouvelle. Son premier mouvement est de la comparer aux «modèles» et, cependant qu'il se hâte de la juger, il oublie d'en jouir, de chercher quelle est enfin sa beauté particulière et si l'auteur, malgré les fautes et les partis pris, n'aurait point par hasard quelque originalité et quelque puissance, des impressions, une vue des choses qui lui appartienne et qui le distingue. Mais M. Brunetière n'entre que dans les âmes d'il y a deux cents ans: dans les nôtres, il ne daigne. Il avoue quelque part qu'il y a dans l'oeuvre de M. Zola quelques centaines de pages qui sont belles: que ne parle-t-il un peu de celles-là? Mais il aime mieux déduire de combien de façons les autres sont mauvaises. Hé! oui, il y a dans M. Zola beaucoup de grossièretés inutiles, et ses romans ne sont peut-être pas aussi vrais qu'il le croit. Hé! non, ce n'est pas un psychologue aussi fin que La Rochefoucauld, ni un écrivain aussi sûr que Flaubert. Et après? Il n'y en a pas moins chez M. Zola une originalité singulière, quelque chose qui diffère de ce qu'on rencontre chez Balzac et chez Flaubert lui-même; et c'est cela qu'il serait utile de définir après l'avoir senti.

En résumé, M. Brunetière est un juge excellent des classiques parce qu'il les aime. Ailleurs, je serais souvent tenté de le récuser, ou du moins il me paraît qu'on peut comprendre tout autrement que lui, d'une manière à la fois plus équitable et plus prudente, la critique des contemporains.

Ce n'est peut-être point par la critique de leurs défauts qu'il est bon de commencer. Elle est souvent trop aisée et a de grandes chances d'être stérile. La critique qui ramène tout dès l'abord à des questions générales d'esthétique est intéressante en elle-même, mais ne nous apprend presque rien sur les livres qui en sont le prétexte, ou même est très commode pour les défigurer. Celle qui tâche à marquer la place des oeuvres dans l'histoire littéraire et à en expliquer l'éclosion est souvent hâtive. Celle qui les classe tout de suite est bien orgueilleuse et s'expose à des démentis. Au reste, ces divers genres de critique viendront en leur lieu. Mais n'est-il pas juste et nécessaire de commencer, autant que possible sans idée préconçue, par une lecture sympathique des oeuvres, afin d'arriver à une définition de ce qu'elles contiennent d'original et de propre à l'écrivain? Et ce n'est pas une si petite affaire qu'on pourrait le croire, ni si vite réglée.

Cela ne revient point à mettre au début, par une fiction naïve, tous les écrivains sur le même rang. Cette étude sympathique doit être précédée d'une espèce de déblayement et de triage, qui se fait naturellement. Il est visible qu'il y a des livres qui ne sont pas matière de critique, des livres non avenus (et le nombre des éditions n'y fait rien). D'autre part, sauf quelques cas douteux, on sent très bien et il est établi entre mandarins vraiment lettrés que tels écrivains, quels que soient d'ailleurs leurs défauts et leurs manies, «existent», comme on dit, et valent la peine d'être regardés de près. L'auteur de l'Assommoir est un de ceux-là, même pour M. Brunetière, et M. Edmond de Goncourt en est aussi, malgré tout,—et plus sûrement encore les deux Goncourt en sont. Et de même M. Feuillet, M. Cherbuliez, M. Theuriet. Mais beaucoup de sous-naturalistes et de sous-idéalistes n'en sont pas.

Or tous ceux qui en sont, c'est-à-dire tous ceux qui, dans quelque endroit de leur oeuvre, nous donnent quelque impression esthétique un peu forte et un peu prolongée, on a le droit de les critiquer à coup sûr, mais non de les traiter durement, et il faut, avant tout, leur savoir gré du plaisir qu'ils nous ont fait. Car le beau, où qu'il se trouve et si mal accompagné qu'il soit, est toujours le beau, et on peut dire qu'il est partout égal à lui-même ou que, s'il a des degrés, ces degrés sont essentiellement variables selon les tempéraments, les caractères, les dispositions d'esprit, et selon le jour, l'heure et le moment. Germinie Lacerteux, que M. Brunetière traite avec tant de mépris, est certainement un livre moins parfait et moins solide que Madame Bovary; mais les meilleures pages de Germinie ont pu me plaire et me remuer autant, quoique d'autre façon, que l'histoire même d'Emma. À qui m'a donné une fois ce grand plaisir, je suis prêt à beaucoup pardonner. C'est sans doute une sottise de dire à un critique qui vous semble inclément pour un livre qu'on aime: «Faites-en donc autant, pour voir!» Mais je voudrais qu'il se le dît à lui-même. Je sais bien que les auteurs ont parfois, de leur côté, des dédains peu intelligents à l'endroit des critiques. J'ai entendu un jeune romancier soutenir avec moins d'esprit que d'assurance que le dernier des romanciers et des dramaturges est encore supérieur au premier des critiques et des historiens, et que, par exemple, tel fournisseur du Petit journal l'emporte sur M. Taine, lequel n'invente pas d'histoires. Ce jeune homme ne savait même pas qu'il y a plusieurs espèces d'invention. Je ne lui en veux point: il entre dans la définition d'un bon critique de comprendre plus de choses qu'un jeune romancier et d'être plus indulgent.

Ainsi, c'est dans un esprit de sympathie et d'amour qu'il convient d'aborder ceux de nos contemporains qui ne sont pas au-dessous de la critique. On devra d'abord analyser l'impression qu'on reçoit du livre; puis on essayera de définir l'auteur, on décrira sa «forme», on dira quel est son tempérament, ce que lui est le monde et ce qu'il y cherche de préférence, quel est son sentiment sur la vie, quelle est l'espèce et quel est le degré de sa sensibilité, enfin comment il a le cerveau fait. Bref, on tâchera de déterminer, après l'impression qu'on a reçue de lui, l'impression que lui-même reçoit des choses. On arrive alors à s'identifier si complètement avec l'écrivain qu'on aime que, lorsqu'il commet de trop grosses fautes, cela fait de la peine, une peine réelle; mais en même temps on voit si bien comment il s'y est laissé aller, comment ses défauts font partie de lui-même, qu'ils paraissent d'abord inévitables et comme nécessaires et bientôt, mieux qu'excusables, amusants. Et c'est pourquoi, encore qu'il y ait beaucoup à dire sur Bouvard et Pécuchet et que ce soit un livre franchement mauvais à le juger d'après les principes de M. Brunetière, je l'ouvre volontiers, je le lis toujours avec plaisir, çà et là avec délices. C'est que j'y retrouve Flaubert dans le plein épanouissement ou plutôt, car il n'y a là rien d'épanoui, dans l'extrême rétrécissement de ses manies et de ses partis pris d'artiste; mais enfin je l'y retrouve, avec des traits plus précis, plus sèchement et durement définis que partout ailleurs. Et cela même me plaît. Car ce qu'il y a d'intéressant, en dernière analyse, dans une oeuvre d'art, c'est la transformation et même la déformation du réel par un esprit; c'est cet esprit même, pourvu qu'il soit hors de pair.

Et ce qu'on aime en vous, madame, c'est vous-même.

Ce que j'aime dans le livre le plus manqué de Flaubert, c'est encore Flaubert. Ce qui me plaît dans l'article le plus sévère de M. Brunetière, c'est M. Brunetière. Je me garderai donc de lui souhaiter en finissant un peu d'indulgence, un peu de frivolité, un peu de dépravation: il n'aurait qu'à y perdre! Du moins il n'est pas absolument sûr qu'il y gagnerait, tandis que, tel qu'il est, et quoique je ne sente pas comme lui une fois sur dix, je n'ai aucune peine (on excusera la solennité de la formule) à saluer en lui un maître.

ÉMILE ZOLA

Il y a des écrivains et des artistes dont le charme intime, délicat, subtil, est très difficile à saisir et à fixer dans une formule. Il y en a aussi dont le talent est un composé très riche, un équilibre heureux de qualités contraires; et ceux-là, il n'est pas non plus très aisé de les définir avec précision. Mais il en est d'autres chez qui prédominent hautement, de façon brutale et exorbitante, une faculté, un goût, une manie; des espèces de monstres puissants, simples et clairs, et dont il est agréable de dessiner à grands traits la physionomie saillante. On peut, avec eux, faire quelque chose comme de la critique à fresque.

M. Émile Zola est certainement de ces vigoureux «outranciers», surtout depuis l'Assommoir. Mais, comme il semble bien qu'il se connaisse peu lui-même, comme il a fait tout ce qu'il a pu pour donner au public une idée absolument fausse de son talent et de son oeuvre, il est peut-être bon, avant de chercher ce qu'il est, de dire ce qu'il n'est pas.

I

M. Zola n'est pas un esprit critique, quoiqu'il ait écrit le Roman expérimental ou plutôt parce qu'il l'a écrit, et M. Zola n'est point un romancier véridique, quoique ce soit sa grande prétention.

Il est impossible d'imaginer une équivoque plus surprenante et plus longuement soutenue et développée que celle qui fait le fond de son volume sur le Roman expérimental. Mais on s'est assez moqué de cette assimilation d'un roman avec une expérience de chimie pour qu'il soit inutile d'y revenir. Il reste que, pour M. Zola, le roman doit serrer la réalité du plus près qu'il se peut. Si c'est un conseil, il est bon, mais banal. Si c'est un dogme, on s'insurge et on réclame la liberté de l'art. Si M. Zola croit prêcher d'exemple, il se trompe.

On est tout prêt à reconnaître avec M. Zola que bien des choses dans le romantisme ont vieilli et paraissent ridicules; que les oeuvres qui nous intéressent le plus aujourd'hui sont celles qui partent de l'observation des hommes tels qu'ils sont, traînant un corps, vivant dans des conditions et dans un «milieu» dont ils subissent l'influence. Mais aussi M. Zola sait bien que l'artiste, pour transporter ses modèles dans le roman ou sur la scène, est forcé de choisir, de ne retenir de la réalité que les traits expressifs et de les ordonner de manière à faire ressortir le caractère dominant soit d'un milieu, soit d'un personnage. Et puis c'est tout. Quels modèles doit-on prendre? Dans quelle mesure peut-on choisir et, par suite, élaguer? C'est affaire de goût, et de tempérament. Il n'y a pas de lois pour cela: celui qui en édicte est un faux prophète. L'art, même naturaliste, est nécessairement une transformation du réel: de quel droit fixez-vous la limite qu'elle ne doit point dépasser? Dites-moi pourquoi je dois goûter médiocrement Indiana ou même Julia de Trécoeur et Méta Holdenis. Et quelle est cette étrange et pédantesque tyrannie qui se mêle de régenter mes plaisirs? Élargissons nos sympathies (M. Zola lui-même y gagnera) et permettons tout à l'artiste, sauf d'être médiocre et ennuyeux. Je consens même qu'il imagine, en arrangeant ses souvenirs, des personnages dont la réalité ne lui offre pas de modèles, pourvu que ces personnages aient de l'unité et qu'ils imitent les hommes de chair et d'os par une logique particulière qui préside à leurs actions. Je l'avoue sans honte, j'aime encore Lélia, j'adore Consuelo et je supporte jusqu'aux ouvriers de George Sand: ils ont une sorte de vérité et expriment une part des idées et des passions de leur temps.

Ainsi M. Zola, sous couleur de critique littéraire, n'a jamais fait qu'ériger son goût personnel en principe: ce qui n'est ni d'un esprit libre ni d'un esprit libéral. Et par malheur il l'a fait sans grâce, d'un air imperturbable, sous forme de mandements à la jeunesse française. Par là il a agacé nombre d'honnêtes gens et leur a fourni de si bonnes raisons de ne le point comprendre, qu'ils sont fort excusables d'en avoir usé. Car voici ce qui est arrivé. D'une part, ces bonnes gens ont traité d'absurdes les théories de M. Zola; mais en même temps ils ont affecté de les prendre au mot et se sont plu à montrer qu'elles n'étaient pas appliquées dans ses romans. Ils ont donc condamné ces romans pour avoir manqué à des règles qu'eux-mêmes venaient de condamner tout d'abord. Ils ont dit, par exemple: Nana ne ressemble guère aux courtisanes que l'on connaît; vos bourgeois de Pot-Bouille ressemblent encore moins à la moyenne des bourgeois; en outre, vos livres sont pleins d'ordures et la proportion de l'ignoble y est certainement plus forte que dans la réalité: donc, ils ne valent pas le diable. Bref, on s'est servi contre M. Zola des armes qu'il avait lui-même fournies et on a voulu lui faire porter la peine des théories dont il nous a rebattu les oreilles.

C'est peut-être de bonne guerre; mais ce n'est pas d'une critique équitable, car les romans de M. Zola pourraient aller contre ses doctrines, et n'en être pas moins de belles oeuvres. Je voudrais donc le défendre (sans lui en demander la permission) et contre ses «détracteurs» et contre ses propres illusions. «C'est faux, lui crie-t-on, et c'est malpropre par-dessus le marché.» Je voudrais montrer ingénument que, si les peintures de M. Zola sont outrées et systématiques, c'est par là qu'elles sont imposantes, et que, si elles sont souvent horribles, elles le sont peut-être avec quelque force, quelque grandeur et quelque poésie.

M. Zola n'est point un critique et n'est point un romancier «naturaliste» au sens où il l'entend. Mais M. Zola est un poète épique et un poète pessimiste. Et cela est surtout sensible dans ses derniers romans.

J'entends par poète un écrivain qui, en vertu d'une idée ou en vue d'un idéal, transforme notablement la réalité, et, ainsi modifiée, la fait vivre. À ce compte, beaucoup de romanciers et d'auteurs dramatiques sont donc des poètes; mais ce qui est intéressant, c'est que M. Zola s'en défend et qu'il l'est pourtant plus que personne.

Si l'on compare M. Daudet avec M. Zola, on verra que c'est M. Daudet qui est le romancier naturaliste, non M. Zola; que c'est l'auteur du Nabab qui part de l'observation de la réalité et qui est comme possédé par elle, tandis que l'auteur de l'Assommoir ne la consulte que lorsque son siège est fait, et sommairement et avec des idées préconçues. L'un saisit des personnages réels, et presque toujours singuliers, puis cherche une action qui les relie tous entre eux et qui soit en même temps le développement naturel du caractère ou des passions des principaux acteurs. L'autre veut peindre une classe, un groupe, qu'il connaît en gros, et qu'il se représente d'une certaine façon avant toute étude particulière; il imagine ensuite un drame très simple et très large, où des masses puissent se mouvoir et où puissent se montrer en plein des types très généraux. Ainsi M. Zola invente beaucoup plus qu'il n'observe; il est vraiment poète si l'on prend le mot au sens étymologique, qui est un peu grossier—et poète idéaliste, si l'on prend le mot au rebours de son sens habituel. Voyons donc quelle sorte de simplification hardie ce poète applique à la peinture des hommes, des choses et des milieux, et nous ne serons pas loin de le connaître tout entier.

II

Tout jeune, dans les Contes à Ninon, M. Zola ne montrait qu'un goût médiocre pour la «vérité vraie» et donnait volontiers dans les caprices innocents d'une poésie un peu fade. Il n'avait certes rien d'un «expérimentateur». Mais déjà il manquait d'esprit et de gaîté et se révélait çà et là descripteur vigoureux des choses concrètes par l'infatigable accumulation des détails.

Maintenant qu'il a trouvé sa voie et sa matière, il nous apparaît, et de plus en plus, comme le poète brutal et triste des instincts aveugles, des passions grossières, des amours charnelles, des parties basses et répugnantes de la nature humaine. Ce qui l'intéresse dans l'homme, c'est surtout l'animal et, dans chaque type humain, l'animal particulier que ce type enveloppe. C'est cela qu'il aime à montrer, et c'est le reste qu'il élimine, au rebours des romanciers proprement idéalistes. Eugène Delacroix disait que chaque figure humaine, par une hardie simplification de ses traits, par l'exagération des uns et la réduction des autres, peut se ramener à une figure de bête: c'est tout à fait de cette façon que M. Zola simplifie les âmes.

Nana offre un exemple éclatant de cette simplification. Qu'est-elle qu'une conception a priori, la plus générale et par suite la moins ragoûtante, de la courtisane? Nana n'est point une Manon Lescaut ou une Marguerite Gautier et n'est point non plus une Mme Marneffe ou une Olympe Taverny. Nana est une belle bête au corps magnifique et malfaisant, stupide, sans grâce et sans coeur, ni méchante ni bonne, irrésistible par la seule puissance de son sexe. C'est la «Vénus terrestre» avec de «gros membres faubouriens». C'est la femme réduite à sa plus simple et plus grossière expression. Et voyez comment l'auteur échappe par là au reproche d'obscénité volontaire. Ayant ainsi conçu son héroïne, il était condamné par la logique des choses à écrire le livre qu'il a écrit: n'étant ni spirituelle, ni méchante, ni passionnée, Nana ne pouvait être d'un bout à l'autre que… ce qu'elle est. Et pour la faire vivante, pour expliquer le genre d'attrait qu'elle exerce sur les hommes, le loyal artiste était bien obligé de s'enfoncer dans les détails que l'on sait. Ajoutez qu'il ne pouvait guère y avoir d'intérêt dramatique ni de progression dans ces aventures de la chair toute crue. Les caprices de ses sens ne marquent point les phases d'un développement ou d'un travail intérieur. Nana est obscène et immuable comme le simulacre de pierre qu'adoraient à certains jours les filles de Babylone. Et, comme ce simulacre plus grand que nature, elle a par moments quelque chose de symbolique et d'abstrait: l'auteur relève l'ignominie de sa conception par je ne sais quelle sombre apothéose qui fait planer sur tout Paris une Nana impersonnelle, et, lui ôtant sa honte avec sa conscience, lui communique la grandeur des forces naturelles et fatales. Lorsque M. Zola parvient à revêtir cette idée d'une forme concrète, comme dans le grand tableau des courses, où Paris, hurlant autour de Nana, semble saluer en elle la reine de l'impudicité et ne sait plus trop s'il acclame la fille ou la jument, c'est bien vraiment de l'art idéaliste et de la pure poésie.

Voulez-vous des exemples moins frappants à première vue, mais plus significatifs encore, de cette façon de concevoir et de construire un personnage? Vous les trouverez dans le Bonheur des dames et la Joie de vivre. Remarquez que ce sont deux romans «vertueux», c'est-à-dire où la vertu nous est peinte et finalement triomphe. Mais quelle vertu? L'histoire de Denise, de cette fille pauvre et sage qui épouse son patron au dénouement, c'est une donnée de berquinade. Or voyez ce que cette berquinade est devenue: si Nana est vicieuse à la manière d'une bête, c'est comme une bête aussi que Denise est vertueuse, c'est grâce à son tempérament parfaitement équilibré, à sa belle santé physique. L'auteur tient à ce qu'on ne s'y trompe pas, à ce qu'on n'aille pas la prendre par hasard pour une héroïne ni croire qu'elle fait exprès d'être sage, et il y revient je ne sais combien de fois. On ne saurait imaginer peinture plus immodeste d'une vierge. Et c'est de la même manière que Pauline est bonne et dévouée. Si elle a à combattre un moment, c'est contre une influence physiologique, et ce n'est pas sa volonté qui triomphe, mais sa santé. Tout cela est dit fort expressément. Ainsi, par la suppression du libre arbitre, par l'élimination du vieux fonds de la psychologie classique qui consistait essentiellement dans la lutte de la volonté et de la passion, M. Zola arrive à construire des figures d'une beauté imposante et grossière, de grandioses et frustes images des forces élémentaires —mauvaises et meurtrières à la façon de la peste ou bonnes et bienfaisantes à la façon du soleil et du printemps.

Seulement toute psychologie un peu fine disparaît. Le plus grand effort de M. Zola ne va qu'à nous peindre le progrès non combattu d'une idée fixe, d'une manie ou d'un vice. Immuables ou toujours emportés dans le même sens, tels sont ses personnages. Même quand il nous expose un cas très particulier, très moderne, et qui paraît être surtout psychologique, comme celui de Lazare dans la Joie de vivre, il trouve moyen d'y appliquer encore, et dans le même esprit, ses procédés de simplification. Oh! il a bientôt fait d'effacer les nuances trop subtiles de sentiment ou de pensée, de débrouiller les complexités des maladies mentales et, là encore, de trouver l'animal sous l'homme! Lazare devait sans doute représenter toute une partie de la jeune génération, si intéressante par le besoin de sensations rares, par le dégoût de l'action, par la dépravation et l'énervement de la volonté, par le pessimisme pédant et peut-être sincère: or tout le pessimisme de Lazare se réduit finalement à la peur physique de la mort et, Pauline étant dévouée comme une bonne chienne, c'est comme un chien peureux que Lazare est pessimiste.

III

M. Zola emploie, pour composer les ensembles, la même méthode d'audacieuse simplification. Prenons par exemple Pot-Bouille: non que ce soit le meilleur de ses romans, mais c'est un de ceux où s'étale le plus franchement sa manière. Les procédés grossissants qui, simplifiant la réalité, en font saillir outre mesure certains caractères, reviennent de dix pages en dix pages.—C'est la domesticité de la maison commentant d'une fenêtre à l'autre, dans la puante cour intérieure, les aventures des bourgeois, déchirant les voiles avec d'obscènes gouailleries. C'est l'antithèse ironique que fait la gravité décente du grand escalier avec ce qui se passe derrière les belles portes d'acajou: cela revient après toutes les scènes particulièrement ignobles, comme un refrain de ballade. Et, de même que la maison a son grand escalier et ses portes d'acajou, toujours l'oncle Bachelard a son nez rouge, Duveyrier ses taches sanguinolentes, Mme Josserand sa vaste poitrine, Auguste Vabre son oeil gauche tiré par la migraine; et le petit père Josserand a ses bandes, et le vieux Vabre a ses fiches, et Clotilde a son piano. M. Zola use et abuse du procédé des «signes particuliers». Et partout nous le voyons choisir, abstraire, outrer. Si de toute la magistrature il a pu tirer un Duveyrier (qui d'ailleurs n'est guère plus magistrat que notaire ou charcutier), et de toutes les bourgeoises de Paris une Mme Josserand, c'est assurément par une sélection aussi hardie que celle par où sont extraites du faubourg Saint-Germain les femmes de M. Octave Feuillet. Ajoutez une autre application du même procédé, par laquelle M. Zola a pu réunir dans une seule maison tant de méprisables personnages et, de toutes les maisons bourgeoises de Paris, extraire celle-là.

Ainsi les conventions surabondent. Pas une figure qui ne soit hyperbolique dans l'ignominie ou dans la platitude; leur groupement même est un fait exceptionnel; les moindres détails ont été visiblement choisis sous l'empire d'une idée unique et tenace, qui est d'avilir la créature humaine, d'enlaidir encore la laideur des vices inconscients et bas. Si bien qu'au bout de quelque temps la fausseté de certains détails ne choque plus, n'apparaît même plus dans l'exagération générale. On a sous les yeux le tableau dru, cru, plus grand que nature, mais harmonieux, monotone même, de la crasse, de la luxure et de la bêtise bourgeoise: tableau plus qu'idéal, sibyllin par la violence continue, presque apocalyptique. C'est la bourgeoisie qui est ici «la Bête». La maison de la rue de Choiseul devient un «temple» où d'infâmes mystères s'accomplissent dans l'ombre. M. Gourd, le concierge, en est «le bedeau». L'abbé Mauduit, triste et poli, est «le maître des cérémonies», ayant pour fonction de «couvrir du manteau de la religion les plaies de ce monde décomposé» et de «régler le bel ordre des sottises et des vices». À un moment—caprice d'une imagination grossière et mystique,—l'image du Christ saignant surgit sur ce cloaque. L'immeuble Vabre devient on ne sait quelle vision énorme et symbolique. L'auteur finit par prêter à ses personnages son oeil grossissant. Le propriétaire a loué une mansarde à une fille enceinte: le ventre de cette femme obsède M. Gourd. Ce ventre «lui semble jeter son ombre sur la propreté froide de la cour… et emplir l'immeuble d'une chose déshonnête dont les murs gardent un malaise».—«Dans les commencements, explique-t-il, ça se voyait à peine; c'était possible; je ne disais trop rien. Enfin, j'espérais qu'elle y mettrait de la discrétion. Ah bien! oui. Je le surveillais, il poussait à vue d'oeil, il me consternait par ses progrès rapides. Et regardez, regardez aujourd'hui! Elle ne tente rien pour le contenir, elle le lâche… Une maison comme la nôtre affichée par un ventre pareil!» Voilà des images et des fioritures assez inattendues sur les lèvres d'un portier. Étrange monde où les concierges parlent comme des poètes, et tous les autres comme des concierges!

Parcourez les Rougon-Macquart: vous trouverez dans presque tous les romans de M. Zola (et sûrement dans tous les derniers) quelque chose d'analogue à cette prodigieuse maison de la rue de Choiseul, quelque chose d'inanimé, forêt, mer, cabaret, magasin, qui sert de théâtre ou de centre au drame; qui se met à vivre d'une vie surhumaine et terrible; qui personnifie quelque force naturelle ou sociale supérieure aux individus et qui prend enfin des aspects de Bête monstrueuse, mangeuse d'âmes et mangeuse d'hommes. La Bête dans Nana, c'est Nana elle-même. Dans la Faute de l'abbé Mouret, la Bête, c'est le parc du Paradou, cette forêt fantastique où tout fleurit en même temps, où se mêlent toutes les odeurs, où sont ramassées toutes les puissances amoureuses de Cybèle, et qui, comme une divine et irrésistible entremetteuse, jette dans les bras l'un de l'autre Serge et Albine, puis endort la petite faunesse de ses parfums mortels. C'est, dans le Ventre de Paris, l'énormité des Halles centrales qui font fleurir autour d'elles une copieuse vie animale et qui effarent et submergent le maigre et rêveur Florent. C'est, dans l'Assommoir, le cabaret du père Colombe, le comptoir d'étain et l'alambic de cuivre pareil au col d'un animal mystérieux et malfaisant qui verse aux ouvriers l'ivresse abrutissante, la paresse, la colère, la luxure, le vice inconscient. C'est, dans le Bonheur des dames, le magasin de Mouret, basilique du commerce moderne, où se dépravent les employés et s'affolent les acheteuses, formidable machine vivante qui broie dans ses engrenages et qui mange les petits boutiquiers. C'est, dans la Joie de vivre, l'Océan, d'abord complice des amours et des ambitions de Lazare, puis son ennemi, et dont la victoire achève de détraquer la faible tête du disciple de Schopenhauer. M. Zola excelle à donner aux choses comme le frémissement de cette âme dont il retire une partie aux hommes et, tandis qu'il fait vivre une forêt, une halle, un comptoir de marchand de vin, un magasin de nouveautés d'une vie presque humaine, il réduit les créatures tristes ou basses qui s'y agitent à une vie presque animale.

Mais enfin, de quelque vie que ce soit, même incomplète et découronnée, il les fait vivre; il a ce don, le premier de tous. Et non seulement les principales figures, mais, au second plan, les moindres têtes s'animent sous les gros doigts de ce pétrisseur de bêtes. Elles vivent à peu de frais sans doute, le plus souvent en vertu d'un signe grossièrement et énergiquement particulier; mais elles vivent, chacune à part et toutes ensemble. Car il sait encore animer les groupes, mettre les masses en mouvement. Il y a dans presque tous ses romans, autour des protagonistes, une quantité de personnages secondaires, un vulgum pecus qui souvent marche en bande, qui fait le fond de la scène et qui s'en détache et prend la parole par intervalles, à la façon du choeur antique. C'est, dans la Faute de l'abbé Mouret, le choeur des horribles paysans; dans l'Assommoir, le choeur des amis et des parents de Coupeau; dans Pot-Bouille, le choeur des domestiques; dans le Bonheur des dames, le choeur des employés et celui des petits commerçants; dans la Joie de vivre, le choeur des pêcheurs et celui des mendiants. Par eux les figures du premier plan se trouvent mêlées à une large portion d'humanité; et, comme cette humanité, ainsi qu'on a vu, est mêlée elle-même à la vie des choses, il se dégage de ces vastes ensembles une impression de vie presque uniquement bestiale et matérielle, mais grouillante, profonde, vaste, illimitée.

IV

L'impression est triste et M. Zola le veut ainsi. Jamais peut-être le parti pris pessimiste ne s'était porté à de pareils excès. Et le mal n'a fait que croître depuis ses premiers romans. Du moins, dans les commencements de son épopée fangeuse, on voyait encore éclater quelque chose comme l'ivresse du naturalisme antique (exaspérée, il est vrai, par la notion chrétienne du péché et par la «nervosité» moderne). Dans l'exubérante pastorale de Miette et de Silvère (la Fortune des Rougon), dans les noces paradisiaques de l'abbé Mouret et d'Albine, même dans l'idylle bestiale de Cadine et de Marjolin parmi les montagnes de légumes des Halles, M. Zola paraissait du moins glorifier l'amour physique et ses oeuvres. Mais il semble qu'il ait maintenant la haine et la terreur de toute cette chair dont il est obsédé. Il cherche à l'avilir; il s'attarde aux bas-fonds de la bête humaine, au jeu des forces du sang et des nerfs en ce qu'elles ont de plus insultant pour l'orgueil humain. Il fouille et étale les laideurs secrètes de la chair et ses malfaisances. Il multiplie autour de l'adultère les circonstances qui le dégradent, qui le font plat et écoeurant (Une page d'amour, Pot-Bouille). Il conspue l'amour, le réduit à un besoin tyrannique et à une fonction malpropre (Pot-Bouille). La meilleure part de ses romans est un commentaire forcené du Surgit amari aliquid… De la femme il ne voit plus que les mystérieuses souillures de son sexe (Pot-Bouille, la Joie de vivre). Avec l'ardeur sombre d'un fakir, il maudit la vie dans sa source et l'homme dès les entrailles de sa mère. Dans l'homme il voit la brute, dans l'amour l'accouplement, dans la maternité l'accouchement. Il remue longuement et tristement les glaires, les humeurs, tous les dessous de l'humanité physique. L'horrible et lamentable tableau que les couches nocturnes de «ce souillon d'Adèle»! Et quel drame pathologique, quel rêve de carabin morose que l'atroce accouchement de Louise dans la Joie de vivre!

Et ni les horreurs de clinique ne lui suffisent, ni les pourritures morales, encore que la collection en soit complète, allant des amours de Maxime à celles de Léon Josserand en passant par les fantaisies de Baptiste, de Satin, de la petite Angèle et de la maigre Lisa. Il lui faut des curiosités physiologiques, le cas de Théophile Vabre ou celui de Mme Campardon. La mine est inépuisable, et, s'il faut qu'avec les sottises et les luxures il combine maintenant les infirmités corporelles, l'histoire des Rougon-Macquart aura encore de beaux chapitres.

Donc la bestialité et l'imbécillité sont aux yeux de M. Zola le fond de l'homme. Son oeuvre nous présente un si prodigieux amas d'êtres idiots ou en proie au «sixième sens» qu'il s'en exhale—comme un miasme et une buée d'un fumier,—pour la plupart des lecteurs un écoeurement profond, pour d'autres une tristesse noire et pesante. Expliquerons-nous cet étrange parti pris de l'auteur de Pot-Bouille? Dira-t-on que c'est qu'il goûte la force par-dessus toutes choses et que rien n'est plus fort que ce qui est aveugle, rien n'est plus fort que les instincts de l'animalité ni que la veulerie et l'avachissement (aussi a-t-il beaucoup plus de brutes que de gredins), et rien n'est plus invariable, plus formidable par son éternité, son universalité et son inconscience, que la bêtise? Ou plutôt n'est-ce pas que M. Zola voit en effet le monde comme il le peint? Oui, il y a chez lui un pessimisme d'ascète tenté et, devant la chair et ses aventures, une ébriété morose qui l'envahit tout entier et qu'il ne pourrait pas secouer quand il le voudrait. S'il est vrai que les hommes d'aujourd'hui reproduisent, avec plus de complication, les types des siècles passés, M. Zola a été, dans le haut moyen âge, un moine très chaste et très sérieux, mais trop bien portant et d'imagination trop forte, qui voyait partout le diable et qui maudissait la corruption de son temps dans une langue obscène et hyperbolique.

C'est donc une grande injustice que d'accuser M. Zola d'immoralité et de croire qu'il spécule sur les mauvais instincts du lecteur. Au milieu des basses priapées, parmi les visions de mauvais lieu ou de clinique, il reste grave. S'il accumule certains détails, soyez sûrs que c'est chez lui affaire de conscience. Comme il prétend peindre la réalité et qu'il est persuadé qu'elle est ignoble, il nous la montre telle, avec les scrupules d'une âme délicate à sa façon, qui ne veut pas nous tromper et qui nous fait bonne mesure. Parfois il s'oublie; il brosse de vastes peintures d'où l'ignominie de la chair est absente; mais tout à coup un remords le traverse; il se souvient que la bête est partout et, pour ne pas manquer à son devoir, au moment où on s'y attendait le moins, il glisse un détail impudique et comme un mémento de l'universelle ordure. Ces sortes de repentirs sont surtout remarquables dans le développement des rôles de Denise et de Pauline (Au Bonheur des dames et la Joie de vivre). Et, comme j'ai dit, une mélancolie affreuse se lève de toute cette physiologie remuée.

V

Si l'impression est triste, elle est puissante. Je fais bien mon compliment à ces esprits fins et délicats pour qui la mesure, la décence et la correction sont si bien le tout de l'écrivain que, même après la Conquête de Plassans, la Faute de l'abbé Mouret, l'Assommoir et la Joie de vivre, ils tiennent M. Zola en petite estime littéraire et le renvoient à l'école parce qu'il n'a pas fait de bonnes humanités et que peut-être il n'écrit pas toujours parfaitement bien. Je ne saurais me guinder à un jugement aussi distingué. Qu'on refuse tout le reste à M. Zola, est-il possible de lui dénier la puissance créatrice, restreinte à ce qu'on voudra, mais prodigieuse dans le domaine où elle s'exerce? J'ai beau m'en défendre, ces brutalités mêmes m'imposent, je ne sais comment, par leur nombre, et ces ordures par leur masse. Avec des efforts réguliers d'Hercule embourbé, M. Zola met en monceaux les immondices des écuries d'Augias (on a même dit qu'il en apportait). On admire avec effroi combien il y en a et ce qu'il a fallu de travail pour en faire un si beau tas. Une des vertus de M. Zola, c'est la vigueur infatigable et patiente. Il voit bien les choses concrètes, tout l'extérieur de la vie, et il a, pour rendre ce qu'il voit, une faculté spéciale: c'est de pouvoir retenir et accumuler une plus grande quantité de détails qu'aucun autre descripteur de la même École, et cela, froidement, tranquillement, sans lassitude ni dégoût et en donnant à toute chose la même saillie nette et crue. En sorte que l'unité de chaque tableau n'est plus, comme chez les classiques, dans la subordination des détails (toujours peu nombreux) à l'ensemble, mais, si je puis dire, dans leur interminable monochromie. Oui, cet artiste a une merveilleuse puissance d'entassement dans le même sens. Je crois volontiers ce qu'on raconte de lui, qu'il écrit toujours du même train et fait chaque jour le même nombre de pages. Il construit un livre comme un maçon fait un mur, en mettant des moellons l'un sur l'autre, sans se presser, indéfiniment. Vraiment cela est beau dans son genre, et c'est peut-être une des formes de la longue patience dont parle Buffon et qui serait du génie. Ce don, joint aux autres, ne laisse pas de lui faire une robuste originalité.

Néanmoins beaucoup persistent à lui refuser ce qui, dit-on, conserve les oeuvres: le style. Mais ici il faudrait d'abord distinguer entre ses ouvrages de critique ou de polémique et ses romans. Les livres où il avait à exprimer des idées abstraites ne sont pas toujours, en effet, bien écrits, soit que l'embarras et l'équivoque de la pensée se soient communiqués au style, ou que M. Zola soit naturellement incapable de rendre des idées avec une entière exactitude. La forme de ses romans est beaucoup plus défendable. Mais là encore il faut distinguer. M. Zola n'a jamais été un écrivain impeccable ni très sûr de sa plume; mais dans ses premiers romans (jusqu'à Nana, à ce qu'il me semble) il s'appliquait davantage; son style était plus tourmenté et plus riche. Il y a, même à ne considérer que la forme, des pages vraiment très belles, d'un grand éclat et d'une suffisante pureté, dans la Fortune des Rougon et dans la Faute de l'abbé Mouret. Depuis Nana, en même temps que sous prétexte de vérité il oublie de plus en plus la décence, on peut dire que sous couleur de simplicité et en haine du romantisme (qui est à la fois son père et sa bête noire) il s'est mis à dédaigner un peu le style, à écrire beaucoup plus vite, largement et de haut, sans trop se soucier du détail de la phrase. Dans l'une et l'autre de ces deux manières, mais surtout dans la seconde, il n'est pas difficile de relever des fautes assez choquantes et particulièrement cruelles pour les personnes habituées au commerce des classiques, pour les gens de forte éducation universitaire, pour les vieux professeurs qui savent bien leur langue: des impropriétés, des disparates étranges, un mélange surprenant d'expressions recherchées, «poétiques», comme on disait autrefois, et de locutions basses ou triviales, certains tics de style, parfois des incorrections, et surtout une outrance continuelle; jamais de nuances, point de finesse… Eh! oui, tout cela est vrai, et j'en suis très fâché. Mais d'abord cela n'est pas vrai partout, il s'en faut. Et puis comme, dans ces romans, tout est largement construit, fait pour être embrassé d'ensemble et de loin, il ne faut pas chicaner sur les phrases, mais prendre cela comme cela a été écrit, par grands morceaux et par blocs, et juger de ce que vaut ce style par l'effet total d'un tableau. On reconnaîtra qu'en somme tel amas de phrases qui ne sont point toutes irréprochables finit pourtant par nous donner une vision vaste et saisissante des objets, et que ce style grossissant, sans nuances et quelquefois sans précision, est éminemment propre, par ses exagérations monotones et ses insistances multipliées, à rendre avec grandeur les grands ensembles de choses concrètes.

VI

Germinal, le dernier roman paru, confirme merveilleusement la définition que j'ai tentée de l'oeuvre de M. Zola. Tout ce que j'ai cru voir dans les romans antérieurs surabonde dans Germinal, et on peut dire que jamais ni la morosité de M. Zola et sa faculté épique, ni les procédés dont elles comportent et commandent l'emploi, ne se sont plus puissamment étalés que dans ce livre grandiose et sombre.

Le sujet est très simple: c'est l'histoire d'une grève, ou plutôt c'est le poème de la grève. Des mineurs, à la suite d'une mesure qui leur paraît inique, refusent de descendre dans les fosses. La faim les exaspère jusqu'au pillage et au meurtre. L'ordre est rétabli par la troupe. Le jour où les ouvriers redescendent, la fosse est noyée et quelques-uns des principaux personnages restent au fond. Cette dernière catastrophe, oeuvre d'un ouvrier nihiliste, est le seul trait qui distingue cette grève de tant d'autres.

C'est donc l'histoire, non d'un homme ou de quelques hommes, mais d'une multitude. Je ne sache pas que dans aucun roman on ait fait vivre ni remué de pareilles masses. Cela tantôt grouille et fourmille, tantôt est emporté d'un mouvement vertigineux par une poussée d'instincts aveugles. Le poète déroule avec sa patience robuste, avec sa brutalité morne, avec sa largeur d'évocation, une série de vastes et lamentables tableaux, composés de détails monochromes qui s'entassent, s'entassent, montent et s'étalent comme une marée: une journée dans la mine, une journée au coron, une réunion des révoltés la nuit dans une clairière, la promenade furieuse de trois mille misérables dans la campagne plate, le heurt de cette masse contre les soldats, une agonie de dix jours dans la fosse noyée…

M. Zola a magnifiquement rendu ce qu'il y a de fatal, d'aveugle, d'impersonnel, d'irrésistible dans un drame de cette sorte, la contagion des colères rassemblées, l'âme collective des foules, violente et aisément furieuse. Souvent il ramasse les têtes éparses en une masse formidable, et voici de quel souffle il la pousse:

… Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignées par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons, tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient; on voyait seulement les trous de bouches noires chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite, et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine…

La colère, la faim, ces deux mois de souffrances et cette débandade enragée au travers des fosses avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montson. À ce moment, le soleil se couchait; les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors la route sembla charrier du sang; les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignant comme des bouchers en pleine tuerie…

Pourtant il fallait bien que le drame se concentrât dans quelques individus: le poète nous a donc montré, du côté des ouvriers la famille Maheu et son «logeur» Étienne, du côté de la Compagnie la famille Hennebeau, et dans les deux camps une quarantaine de figures secondaires; mais toujours, autour de ces figures, la multitude grouille et gronde. Étienne lui-même, le meneur de la grève, est plus entraîné qu'il n'entraîne.

Ces têtes qui un moment émergent et se distinguent de la foule, c'est Maheu, le brave homme, le ruminant résigné et raisonnable qui peu à peu devient enragé;—la Maheude avec Estelle, sa dernière, toujours pendue à sa mamelle blême, la Maheude à qui la faim, les fusils des soldats et la mine tuent son homme et ses enfants et qui apparaît à la fin comme une Mater dolorosa, une Niobé stupide et terrible;—Catherine, l'ingénue de cette noire épopée, toujours en culotte de herscheuse, qui a l'espèce de beauté, de pudeur et de charme qu'elle peut avoir;—Chaval, le «traître», qui «gueule» toujours;—Étienne, l'ouvrier socialiste, tête trouble et pleine de rêves, d'une nature un peu plus fine que ses compagnons, avec de soudaines colères, l'alcoolisme hérité de Gervaise Coupeau;—Alzire, la petite bossue, si douce et faisant toujours la petite femme;—le vieux Mouque qui ne parle qu'une fois, et le vieux Bonnemort qui crache noir, toujours;—Rasseneur, l'ancien ouvrier devenu cabaretier, révolutionnaire gras, onctueux et prudent;—Pluchart, le commis-voyageur en socialisme, toujours enroué et pressé;—Maigrat, l'épicier pacha, qui se paye sur les femmes et les filles des mineurs;—Mouquette, la bonne fille, la gourgandine naïve;—la Pierronne, fine mouche, gourgandine propre;—Jeanlin, l'avorton maraudeur aux pattes cassées, avec des taches de rousseur, des oreilles écartées et des yeux verts, qui tue un petit soldat en traîtrise, pour rien, par instinct et pour le plaisir;—Lydie et Bébert, toujours terrorisés par Jeanlin;—la Brûlé, la vieille à qui la mine a tué son mari, toujours hurlant et agitant des bras de sorcière;—Hennebeau, le directeur, fonctionnaire exact et froid avec une plaie au coeur, mari torturé par une Messaline qui ne se refuse qu'à lui;—Négrel, le petit ingénieur brun, sceptique, brave et amant de sa tante;—Deneulin, l'industriel énergique et aventureux;—les Grégoire, actionnaires gras et bons, et Cécile et Jeanne et Lucie et Levaque et Bouteloup et le père Quandieu et le petit soldat Jules;—et le vieux cheval Bataille, «gras, luisant, l'air bonhomme», et le jeune cheval Trompette, hanté au fond de la mine d'une vision de prés et de soleil (car M. Zola aime les bêtes et leur donne pour le moins autant d'âme qu'aux hommes: on se rappelle le chien Mathieu et la chatte Minouche dans la Joie de vivre);—à part de tout ce monde, le Russe Souvarine, blond avec des traits de fille, toujours silencieux, dédaigneux et doux: toutes figures fortement marquées d'un «signe particulier» dont la mention revient régulièrement, et qui, je ne sais comment et presque par la seule vertu de ce signe répété, se dressent et vivent.

Leur vie est surtout extérieure; mais justement le drame que M. Zola a conçu n'exigeait pas plus de psychologie qu'il n'en peut donner. L'âme d'une pareille masse, ce sont des instincts fort simples. Les êtres inférieurs qui s'agitent au premier plan sont mus, comme ils devaient l'être, par des nécessités physiques et par des idées fort grossières qui se font images et qui, à la longue, les fascinent et les mettent en branle. «… Tout le malheur disparaissait, comme balayé par un grand coup de soleil; et, sous un éblouissement de féerie, la justice descendait du ciel…. Une société nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d'une splendeur de mirage, où chaque citoyen vivait de sa tâche et prenait sa part des joies communes…» La vie intérieure d'Étienne lui-même devait se réduire à peu de chose, car il est à peine au-dessus de ses compagnons: des aspirations vers la justice absolue, des idées confuses sur les moyens; tantôt l'orgueil de penser plus que les autres et tantôt le sentiment presque avoué de son insuffisance; le pédantisme de l'ouvrier qui a lu et le découragement après l'enthousiasme; des goûts de bourgeois et des dédains intellectuels se mêlant à sa ferveur d'apôtre… C'est tout et c'est assez. Quant à Souvarine, c'est de propos délibéré que M. Zola le laisse énigmatique et ne nous le présente que par l'extérieur: son nihilisme n'est là que pour faire un contraste saisissant avec le socialisme incertain et sentimental de l'ouvrier français et pour préparer la catastrophe finale. On dit, et c'est peut-être vrai, que M. Zola ne possède pas à un très haut degré le don d'entrer dans les âmes, de les décomposer, d'y noter les origines et les progrès des idées et des sentiments ou le retentissement des mille influences du dehors: aussi n'a-t-il pas voulu faire ici l'histoire d'une âme, mais celle d'une foule.

Et ce n'est pas non plus un drame de sentiments qu'il a voulu écrire, mais un drame de sensations, un drame tout matériel. Les sentiments se réduisent à des instincts ou en sont tout proches, et les souffrances sont surtout des souffrances physiques: ainsi, quand Jeanlin a les jambes cassées, quand la petite Alzire meurt de faim, quand Catherine monte par le «goyot» les sept cents mètres d'échelles ou quand elle agonise dans la fosse aux bras d'Étienne, coudoyée par le cadavre de Chaval. On dira qu'il est facile de serrer le coeur ou mieux de pincer les nerfs à ce prix et que c'est là du plus grossier mélodrame. Croyez-vous? Mais ces morts et ces tortures, c'est le drame même: M. Zola n'a pas eu l'intention de composer une tragédie psychologique. Et il y a là autre chose que la description de spectacles atroces: la pitié morose du romancier, sa compassion qu'un parti pris de philosophie pessimiste tourne en impassibilité cruelle—pour nous et pour lui. Il n'est pas de ceux pour qui la douleur morale est plus noble que la souffrance physique. En quoi plus noble, puisque nos sentiments sont aussi involontaires que nos sensations? Et puis, soyons sincères, n'est-ce pas la souffrance du corps qui est la plus terrible? et n'est-ce pas surtout par elle que le monde est mauvais?

Et voici, pour ces holocaustes de chair, le bourreau et le dieu, deux «Bêtes». Le bourreau, c'est la mine, la bête mangeuse d'hommes. Le dieu, c'est cet être mystérieux à qui appartient la mine et qui s'engraisse de la faim des mineurs; c'est l'idole monstrueuse et invisible, accroupie quelque part, on ne sait où, comme un dieu Mithra dans son sanctuaire. Et tour à tour, régulièrement, les deux bêtes sont évoquées, la bête qui tue, et l'autre, là-bas, celle qui fait tuer. Et nous entendons par intervalles «la respiration grosse et longue» de la bête qui tue (c'est le bruit de la pompe d'épuisement). Elle vit, elle vit si bien qu'à la fin elle meurt:

… Et l'on vit alors une effrayante chose; on vit la machine, disloquée sur son massif, les membres écartelés, lutter contre la mort: elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou de géante, comme pour se lever; mais elle expirait, broyée, engloutie. Seule, la haute cheminée de trente mètres restait debout, secouée, pareille à un mât dans l'ouragan. On croyait qu'elle allait s'émietter et voler en poudre, lorsque tout d'un coup elle s'enfonça d'un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu'un cierge colossal, et rien ne dépassait, pas même la pointe du paratonnerre. C'était fini; la bête mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne soufflait plus son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler à l'abîme.

Et que d'autres évocations symboliques! Le lambeau sanglant arraché par les femmes à Maigrat, c'est encore une bête méchante enfin écrasée sur qui l'on piétine et l'on crache. Le vieux Bonnemort, idiot, déformé, hideux, étranglant Cécile Grégoire, grasse, blonde et douce, c'est l'antique Faim irresponsable se jetant par un élan fatal sur l'irresponsable Oisiveté. Et à chaque instant, par des procédés franchement, naïvement étalés et auxquels on se laisse prendre quand même, le poète mêle sinistrement la nature à ses tableaux pour les agrandir et les «horrifier». Le meeting des mineurs se meut dans de blêmes effets de lune, et la promenade des trois mille désespérés dans la lueur sanglante du soleil couchant. Et c'est par un symbole que le livre se conclut: Étienne quitte la mine par une matinée de printemps, une de ces matinées où les bourgeons «crèvent en feuilles vertes» et où les champs «tressaillent de la poussée des herbes». En même temps il entend sous ses pieds des coups profonds, les coups des camarades tapant dans la mine: «Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient: une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.» Et de là le titre du livre.

Que veut dire cette fin énigmatique? Qu'est-ce que cette révolution future? S'agit-il de l'avènement pacifique des déshérités ou de la destruction du vieux monde? Est-ce le règne de la justice ou la curée tardive des plus nombreux? Mystère! ou simplement rhétorique! Car tout le reste du roman ne contient pas un atome d'espoir ou d'illusion. Je reconnais d'ailleurs la haute impartialité de M. Zola: les gros mangeurs, on ne les voit pas, et ils ne voient pas. Nous n'apercevons que les Grégoire, de petits actionnaires, de bonnes gens à qui les mangés tuent leur fille. Et quant au directeur Hennebeau, il est aussi à plaindre que ces affamés: «Sous la fenêtre les hurlements éclatèrent avec un redoublement de violence: Du pain! du pain! du pain!—Imbéciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serrées; est-ce que je suis heureux?»

Souffrance et désespoir en haut et en bas! Mais au moins ces misérables ont pour se consoler la Vénus animale. Ils «s'aiment» comme des chiens, pêle-mêle, partout, à toute heure. Il y a un chapitre où l'on ne peut faire un pas sans marcher sur des couples. Et c'est même assez étonnant chez ces hommes de sang lourd, éreintés de travail, dans un pays pluvieux et froid. On «s'aime» au fond de la mine noyée, et c'est après dix jours d'agonie qu'Étienne y devient l'amant de Catherine. Et j'aimerais mieux qu'il ne le devînt pas, la pudeur instinctive qu'ils ont éprouvée jusque-là l'un en face de l'autre étant à peu près le seul vestige d'humanité supérieure que l'écrivain ait laissé subsister dans son bestial poème.

Çà et là, dans cette épopée de douleur, de faim, de luxure et de mort, éclate la lamentation d'Hennebeau, qui donne la morale de l'histoire et exprime évidemment la pensée de M. Zola. «Une amertume affreuse, lui empoisonnait la bouche…, l'inutilité de tout, l'éternelle douleur de l'existence

Quel était l'idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse? Ces songe-creux de révolutionnaires pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils n'ajouteraient pas une joie à l'humanité, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. Même ils élargiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu'aux chiens de désespoir, lorsqu'ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts pour les hausser à la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien était de ne pas être, et, si l'on était, d'être l'arbre, d'être la pierre, moins encore, le grain de sable qui ne peut saigner sous le talon des passants.

Un troupeau de misérables, soulevé par la faim et par l'instinct, attiré par un rêve grossier, mû par des forces fatales et allant, avec des bouillonnements et des remous, se briser contre une force supérieure: voilà le drame. Les hommes apparaissant, semblables à des flots, sur une mer de ténèbres et d'inconscience: voilà la vision philosophique, très simple, dans laquelle ce drame se résout. M. Zola laisse aux psychologues le soin d'écrire la monographie de chacun de ces flots, d'en faire un centre et comme un microcosme. Il n'a que l'imagination des vastes ensembles matériels et des infinis détails extérieurs. Mais je me demande si personne l'a jamais eue à ce degré.

VII

J'y reviens en terminant, et avec plus de sécurité après avoir lu Germinal: n'avais-je pas raison d'appeler M. Zola un poète épique? et les caractères dominants de ses longs récits, ne sont-ce pas précisément ceux de l'épopée? Avec un peu de bonne volonté, en abusant un tant soit peu des mots, on pourrait poursuivre et soutenir ce rapprochement, et il y aurait un grand fond de vérité sous l'artifice de ce jeu de rhétorique.

Le sujet de l'épopée est un sujet national, intéressant pour tout un peuple, intelligible à toute une race. Les sujets choisis par M. Zola sont toujours très généraux, peuvent être compris de tout le monde, n'ont rien de spécial, d'exceptionnel, de «curieux»: c'est l'histoire d'une famille d'ouvriers qui sombre dans l'ivrognerie, d'une fille galante qui affole et ruine les hommes, d'une fille sage qui finit par épouser son patron, d'une grève de mineurs, etc., et tous ces récits ensemble ont au moins la prétention de former l'histoire typique d'une seule famille. L'histoire des Rougon-Macquart est donc, ainsi qu'un poème épique, l'histoire ramassée de toute une époque. Les personnages, dans l'épopée, ne sont pas moins généraux que le sujet et, comme ils représentent de vastes groupes, ils apparaissent plus grands que nature. Ainsi les personnages de M. Zola, bien que par des procédés contraires: tandis que les vieux poètes tâchent à diviniser leurs figures, on a vu qu'il animalise les siennes[81]. Mais cela même ajoute à l'air d'épopée; car il arrive, par le mensonge de cette réduction, à rendre à des figures modernes une simplicité de types primitifs. Il meut des masses, comme dans l'épopée. Et les Rougon-Macquart ont aussi leur merveilleux. Les dieux, dans l'épopée, ont été à l'origine les personnifications des forces naturelles: M. Zola prête à ces forces, librement déchaînées ou disciplinées par l'industrie humaine, une vie effrayante, un commencement d'âme, une volonté obscure de monstres. Le merveilleux des Rougon-Macquart, c'est le Paradou, l'assommoir du père Colombe, le magasin d'Octave Mouret, la mine de Germinal. Il y a dans l'épopée une philosophie naïve et rudimentaire. De même dans les Rougon-Macquart. La seule différence, c'est que la sagesse des vieux poètes est généralement optimiste, console, ennoblit l'homme autant qu'elle peut, tandis que celle de M. Zola est noire et désespérée. Mais c'est de part et d'autre la même simplicité, la même ingénuité de conception. Enfin et surtout l'allure des romans de M. Zola est, je ne sais comment, celle des antiques épopées, par la lenteur puissante, le large courant, l'accumulation tranquille des détails, la belle franchise des procédés du conteur. Il ne se presse pas plus qu'Homère. Il s'intéresse autant (dans un autre esprit) à la cuisine de Gervaise que le vieil aède à celle d'Achille. Il ne craint point les répétitions; les mêmes phrases reviennent avec les mêmes mots, et d'intervalle en intervalle on entend dans le Bonheur des dames le «ronflement» du magasin, dans Germinal la «respiration grosse et longue» de la machine, comme dans l'Iliade le grondement de la mer, polyphlosthoio thalassês.

[Note 81: «Zola: le Buffon du XIXe siècle.» (Saca Oquendo.)]

Si donc on ramasse maintenant tout ce que nous avons dit, il ne paraîtra pas trop absurde de définir les Rougon-Macquart: une épopée pessimiste de l'animalité humaine.

GUY DE MAUPASSANT

Dois-je, avant à parler de M. Guy de Maupassant, m'excuser auprès du lecteur, qui a sans doute des moeurs, m'entourer de précautions oratoires, affirmer que je n'approuve point les faits et gestes de Mme Bonderoi ou de M. Tourneveau ni l'indulgence visible du conteur à leur égard, et n'insinuer qu'il a quelque talent qu'après avoir fait sévèrement les réserves les plus expresses sur la nature des sujets qu'il préfère et des gaîtés qu'il nous procure—oh! bien malgré nous? Ou bien faut-il prendre des airs, comme Théophile Gautier dans une préface connue, conspuer les pudeurs bourgeoises, les vertus rances et les chastetés suries, déclarer que les gens convenables sont toujours laids et font d'ailleurs des horreurs dans l'ombre, proclamer le droit de l'artiste à l'indécence et dire sérieusement que l'art purifie tout? Ni l'un ni l'autre. Je n'ai pas à morigéner M. de Maupassant, qui écrit comme il lui plaît. Je regrette seulement, pour lui, que son oeuvre lui ait fait des admirateurs un peu mêlés et que beaucoup de sots l'apprécient pour tout autre chose que pour son grand talent. Il est cruel de voir l'antique «philistin», en quête de certaines truffes, ne pas faire de différence entre celles de M. de Maupassant et les autres. Et voilà pourquoi je déplore qu'il ne soit pas toujours décent. Mais, au reste, si ses contes n'étaient remarquables que par le sans-gêne de l'auteur, je n'en parlerais point; et il va sans dire que, voulant les relire ici en bonne compagnie pour en tirer des remarques, je passerai vite où il faudra.

Nous ne nous occuperons que de ses contes, c'est-à-dire de la partie la plus considérable de son oeuvre, de celle où il est tout à fait hors de pair.

I

Le conte est chez nous un genre national. Sous le nom de fabliau, puis de nouvelle, il est presque aussi vieux que notre littérature. C'est un goût de la race, qui aime les récits, mais qui est vive et légère et qui, si elle les supporte longs, les préfère parfois courts, et, si elle les aime émouvants, ne les dédaigne pas gaillards. Le conte a donc été contemporain des chansons de geste et il a préexisté aux romans en prose.

Naturellement, il n'est point le même à toutes les époques. Très varié au moyen âge, tour à tour grivois, religieux, moral ou merveilleux, il est surtout grivois (parfois tendre) au XVIe et au XVIIe siècle. Au siècle suivant, la «philosophie» et la «sensibilité» y font leur entrée, et aussi un libertinage plus profond et plus raffiné.

Dans ces dernières années, le conte, assez longtemps négligé, a eu comme une renaissance. Nous sommes de plus en plus pressés; notre esprit veut des plaisirs rapides ou de l'émotion en brèves secousses: il nous faut du roman condensé s'il se peut, ou abrégé si l'on n'a rien de mieux à nous offrir. Des journaux, l'ayant senti, se sont avisés de donner des contes en guise de premiers-Paris, et le public a jugé que, contes pour contes, ceux-là étaient plus divertissants. Il s'est donc levé toute une pléiade de conteurs: Alphonse Daudet d'abord et Paul Arène; et, dans un genre spécial, les conteurs de la Vie parisienne: Ludovic Halévy, Gyp, Richard O'Monroy; et ceux du Figaro et ceux du Gil Blas: Coppée, Théodore de Banville, Armand Silvestre, Catulle Mendès, Guy de Maupassant, chacun ayant sa manière, et quelques-uns une fort jolie manière.

Ces petits récits de nos contemporains ne ressemblent pas tout à fait, comme on pense, à ceux des conteurs de notre ancienne littérature, de Bonaventure Despériers, de La Fontaine, de Grécourt ou de Piron. On sait quel est le thème habituel de ces patriarches, le sujet presque unique de leurs plaisanteries. Et ces choses-là font toujours rire, et les personnes même les plus graves n'y résistent guère. Pourquoi cela? On comprend que certaines images soient agréables, car l'homme est faible; mais pourquoi font-elles rire? Pourquoi les côtés grossiers de la comédie de l'amour mettent-ils presque tout le monde en liesse? C'est qu'en effet c'est bien une comédie: c'est que le contraste est ironique et réjouissant entre le ton, les sentiments de l'amour, et ce qu'il y a de facilement grotesque dans ses rites. Et c'est une comédie aussi que nous donne la révolte éternelle et invincible de l'instinct dont il s'agit, dans une société dûment réglée et morigénée, tout emmaillotée de lois, traditions et croyances préservatrices,—cette révolte éclatant volontiers au moment le plus imprévu, sous l'habit le plus respectable, démentant tout à coup la dignité la plus rassurée ou l'ingénuité la plus rassurante et déjouant l'autorité la plus forte ou les précautions les mieux prises. Et peut-être aussi que les bons tours que la nature inférieure joue aux conventions sociales flattent l'instinct de rébellion et le goût de libre vie qu'apporte tout homme venant en ce monde. Il est donc inévitable que ces choses fassent rire, voulût-on faire le renchéri et le délicat, et il y avait bien quelque philosophie dans les faciles gaîtés de nos pères.

Ce vieux fonds inépuisable se retrouve chez nos conteurs d'aujourd'hui, surtout chez trois ou quatre que je n'ai pas besoin de nommer. Mais il est curieux de chercher ce qui s'y ajoute, particulièrement chez M. de Maupassant. Il me paraît avoir le tempérament et les goûts des conteurs d'antan et j'imagine qu'il aurait conté sous François Ier comme Bonaventure Despériers, et sous Louis XIV comme Jean de La Fontaine. Voyons donc ce qu'il tient apparemment de son siècle, de la littérature ambiante, et nous dirons après cela comment et par où nous le tenons quand même pour un classique en son genre.

II

Je crois que l'on peut dire, sans se tromper trop lourdement, que les contes de M. de Maupassant sont à peu près pour nous ce qu'étaient ceux de La Fontaine pour ses contemporains. Le rapprochement des deux recueils pourra donc suggérer des réflexions instructives sur les différences des temps et des conteurs.

On lit les contes de La Fontaine sur les bancs du collège, avec un Virgile tout prêt pour couvrir, au moindre mouvement du «pion», le volume prohibé. Les malins de l'institution Morenval les lisent même à la chapelle pendant la courte messe du dimanche, et s'en vantent. Du moins ils croient les lire, mais ils n'y cherchent qu'une chose. Après le collège, on dévore la littérature contemporaine, et, si par hasard se rencontraient de nouveau sous votre main les petits récits qui charmaient Henriette d'Angleterre, on les trouverait fades. Mais plus tard, quand on a tout lu et qu'on est sinon blasé, du moins rassis; quand on sait se détacher des choses qu'on lit, en jouir comme d'un amusement qui n'intéresse et n'émeut que l'intelligence, les contes de La Fontaine, vus dans leur jour, à la façon d'un joli spectacle un peu lointain, peuvent être fort divertissants. Ce joyeux monde, presque tout artificiel, nous plaît par là même. Sept ou huit figures, toujours les mêmes, comme dans la comédie italienne: le moine ou le curé, le muletier ou le paysan, le bonhomme de mari marchand ou juge à Florence, le jouvenceau, la nonnain, la niaise, la servante et la bourgeoise, chacun ayant son rôle et sa physionomie immuable et ne faisant jamais que ce qui est dans ses attributions; tous, sauf quelquefois les maris, contents de vivre, de belle et raillarde humeur, et tous, de la trogne enluminée au minois encadré dans la guimpe, occupés d'une seule chose au monde, d'une chose sans plus; pour théâtre, un couvent, un jardin, une chambre d'auberge ou un vague palais d'Italie; des tours pendables, déguisements, substitutions, quiproquos, des fables légères fondées sur des hasards et des crédulités invraisemblables; un extrême naturel, une bonhomie délicieuse dans toute cette fantaisie, et çà et là un brin de réalité, des traits pris sur le vif, mais épars, accrochés à la rencontre; quelquefois aussi un petit coin de paysage senti, un petit filet de vraie tendresse et une petite ombre de mélancolie… Voilà, dans leur ensemble, les contes de La Fontaine. L'artifice et l'uniformité des personnages et des sujets n'empêchent point ces bagatelles d'être charmantes par le tour de main, par la grâce incommunicable; mais on prévoit tout de suite en quoi vont différer les contes d'aujourd'hui de ceux d'il y a deux siècles.

Je voudrais trouver un conte du Bonhomme et une historiette de M. de Maupassant dont la donnée fût à peu près pareille, en sorte que le rapprochement seul des deux récits nous éclairât sur ce que nous cherchons. Mais je n'en découvre point, justement parce que M. de Maupassant emprunte ses sujets et les détails de ses récits à la réalité proche et vivante. À moins qu'on ne puisse voir, à la grande rigueur, quelque ressemblance entre la Clochette, si l'on veut, et Une partie de campagne, car il s'agit ici et là de l'éternelle «oaristys» et d'un garçon menant une fille dans les bois, au printemps. Le conte de La Fontaine a cinquante vers; il est délicieux et, par hasard, d'une vraie poésie, légère et exquise. Vous vous rappelez le jouvenceau

  Qui dans les prés, sur le bord d'un ruisseau,
  Vous cajolait la jeune bachelette
  Aux blanches dents, aux pieds nus, au corps gent,
  Pendant qu'Io, portant une clochette,
  Aux environs allait l'herbe mangeant…

puis ledit «bachelier» détournant «sur le coi de la nuit» une génisse dont il a étoupé la clochette, et le dernier vers, d'un charme prolongé, indéfini:

                        Ô belles, évitez
  Le fond des bois et leur vaste silence.

Or voyez comme dans Une partie de campagne tout se précise et se «réalise»; rappelez-vous M. et Mme Dufour, leur fille Henriette sur la balançoire dans une guinguette de Bezons, et les deux canotiers, et le petit bois de l'Ile-aux-Anglais, et la promenade de la mère faisant pendant à celle de la fille, et à l'arrière-plan M. Dufour et le jeune homme aux cheveux jaunes, le futur, tout cela donnant à l'idylle une saveur de réalité ironique et tour à tour triste et grotesque. Remarquez que l'héroïne de La Fontaine est une bachelette «au corps gent»: celle de M. de Maupassant est une grande fille brune. Cette différence n'a l'air de rien: elle est pourtant grosse de conséquences; elle implique deux poétiques diverses.

De même, on peut se demander ce que serait devenue sous la plume de M. de Maupassant la Courtisane amoureuse. Le conte est fort joli, et vraiment touchant et tendre; mais cela se passe n'importe où, en Italie, je crois; le «milieu» est nul, les personnages n'ont aucun trait individuel. (Qu'on ne prenne point ceci pour une critique; ce n'est qu'une remarque). Il est évident que M. de Maupassant, rencontrant le même sujet, l'eût traité tout autrement. Constance, je suppose, ne serait plus la créature gracieuse et seulement à demi réelle du conte italien: ce serait une «fille» et qui aurait quelque signe particulier. Lui, serait un étudiant, ou un rapin, ou un commis en nouveautés. L'histoire commencerait, j'imagine, à Bullier, se dénouerait dans quelque autre coin non moins réel, et il y aurait beaucoup de choses vues et, autour de l'action, beaucoup de petits détails significatifs, attendrissants, pittoresques ou cruels. Mais, au fait, j'y songe: les trente premières pages de Sapho, qu'est-ce autre chose que la Courtisane amoureuse accommodée au goût d'à présent?

Ce qui nous plaît n'est donc plus tout à fait ce qui plaisait à nos pères, et tout d'abord le conte, chez M. de Maupassant, est devenu réaliste. Parcourez ses données: vous reconnaîtrez dans presque toutes un petit fait saisi au passage, intéressant à quelque titre, comme témoignage de la bêtise, de l'inconscience, de l'égoïsme, parfois même de la bonté humaine, ou réjouissant par quelque contraste imprévu, par quelque ironie des choses, dans tous les cas quelque chose d'arrivé, ou tout au moins une observation faite sur le vif et qui peu à peu a revêtu dans l'esprit de l'écrivain la forme vivante d'une historiette.

Et alors, au lieu des muletiers, jardiniers et manants des anciens contes, au lieu de Mazet et du compère Pierre, nous avons des paysans et des paysannes comme maître Vallin et sa servante Rose, maître Omont, maître Hauchecorne, maître Chicot et la mère Magloire, et combien d'autres (Une fille de ferme, la Ficelle, les Sabots, le Petit fût, etc.)! Au lieu des dignes marchands et hommes de loi pareils de sort et de figure, voici M. Dufour, quincaillier; M. Caravan, commis principal au ministère de la marine; Morin, mercier (Une partie de campagne, En famille, etc.). Au lieu des joyeuses commères ou des nonnains sournoises, voici la petite Mme Lelièvre, Marroca, Rachelet Francesca Rondoli (Une ruse, Marroca, Mademoiselle Fifi, les Soeurs Rondoli). Et je ne dirai pas par quels couvents M. de Maupassant remplace ceux de La Fontaine.

Une conséquence de ce réalisme, c'est que ces contes ne sont pas toujours gais. Il y en a de tristes, il y en a surtout d'extrêmement brutaux. Cela était inévitable. La plupart des sujets sont empruntés à des classes et à des «milieux» où les instincts sont plus forts et plus aveugles. Dès lors il n'est guère possible qu'on rie toujours. Presque tous les personnages s'enlaidissent ou s'assombrissent rien qu'en passant de l'atmosphère artificielle des vieux contes gaulois à la lumière crue du monde réel. Et, par exemple, quelle différence entre la «bachelette», la fille galante conçue d'une façon générale, en l'air, comme une créature aimable et piquante

Qui fait plaisir aux enfants sans souci,

et la fille comme elle est, dans toute la vérité de sa condition, de ses allures, de son langage, classée et, mieux que classée, inscrite! Ce n'est plus du tout la même figure, mais plus du tout. Et ainsi pour les autres.

Joignez qu'en dépit de sa gaieté naturelle, M. de Maupassant, comme beaucoup d'écrivains de sa génération, affecte une morosité, une misanthropie qui communique à plusieurs de ses récits une saveur âpre à l'excès. Il est évident qu'il aime et recherche les manifestations les plus violentes de l'amour réduit au désir (Fou?, Marroca, la Bûche, la Femme de Paul, etc.) et de l'égoïsme, de la brutalité, de la férocité naïve. Pour ne parler que de ses paysans, en voici qui mangent du boudin sur le cadavre de leur grand-père qu'ils ont fourré dans la huche afin de pouvoir coucher dans leur unique lit. Un autre, un aubergiste, ayant intérêt à la mort d'une vieille femme, s'en débarrasse gaiement en la tuant d'eau-de-vie, de «fil en dix». Un autre, un brave homme, prend de force sa servante, puis, l'ayant épousée, la bat comme plâtre parce qu'elle ne lui donne pas d'«éfants». D'autres, ceux-là hors la loi, braconniers et écumeurs de Seine, s'amusent royalement à tuer un vieil âne avec un fusil chargé de sel; et je vous recommande aussi les gaietés de saint Antoine avec son Prussien (Un réveillon, le Petit fût, Une fille de ferme, l'Âne, Saint Antoine).

M. de Maupassant ne recherche pas avec moins de prédilection les plus ironiques rapprochements d'idées ou de faits, les combinaisons de sentiments les plus imprévues, les plus choquantes, les plus propres à froisser en nous quelque illusion ou quelque délicatesse morale—le comique et le sensuel se mêlant toujours, par bonheur, à ces combinaisons presque sacrilèges, non précisément pour les purifier, mais pour empêcher qu'elles ne soient pénibles.—Tandis que d'autres nous peignaient la guerre et ses effets sur les champs de bataille ou dans les familles, M. de Maupassant, se taillant dans la matière commune une part bien à lui, nous montrait les contrecoups de l'invasion dans un monde spécial et jusque dans des maisons qu'on désigne d'ordinaire par des périphrases. On se rappelle l'étonnant sacrifice de Boule-de-Suif et la conduite et les sentiments impayables de ses obligés, et dans Mademoiselle Fifi la révolte de Rachel, le coup de couteau, la fille dans le clocher, puis reconduite et embrassée par le curé, épousée enfin par un patriote sans préjugés. Notez que Rachel et Boule-de-Suif sont certainement, avec miss Harriet, le petit Simon, le curé d'Un baptême (je crois bien que c'est tout), les personnages les plus sympathiques des contes. Voyez aussi la pension Tellier conduite par «Madame» à la première communion de sa nièce, et les contrastes ineffables qui en résultent; et le «truc» du capitaine Sommerive pour dégoûter le petit André du lit de sa maman, et l'impression très particulière qui se dégage de ce conte (le Mal d'André), dont on se demande s'il a le droit d'être drôle, encore qu'il le soit «terriblement».

Il y a dans ces histoires et dans quelques autres une brutalité triomphante, un parti pris de considérer les hommes comme des animaux comiques ou tristes, un large mépris de l'humanité qui devient indulgent, il est vrai, aussitôt qu'entre en jeu… divumque hominumque voluptas, alma Venus: tout cela sauvé la plupart du temps par la rapidité et la franchise du récit, par la gaieté quand même, par le naturel parfait et aussi (j'ose à peine le dire, mais cela s'expliquera) par la profondeur même de la sensualité de l'artiste, laquelle au moins nous épargne presque toujours la grivoiserie.

Car il y a, ce me semble, une grande différence entre les deux, et qu'il est utile d'indiquer, la grivoiserie étant plutôt dans les contes d'autrefois et la sensualité dans ceux d'aujourd'hui. La grivoiserie consiste peut-être essentiellement à faire de l'esprit sur de certains sujets; c'est un badinage de collégien ou de vieillard vicieux; elle implique au fond quelque chose de défendu, et par suite l'idée d'une règle, et c'est même de là que lui vient son ragoût. La sensualité ignore cette règle, ou l'oublie; elle jouit franchement des choses et s'en donne l'ivresse. Elle n'est pas toujours gaie, elle tourne même volontiers à la mélancolie. Elle peut être ignoble si elle se renferme dans la sensation initiale; et c'est alors la delectatio morosa des théologiens. Mais il va sans dire qu'elle ne se comporte jamais ainsi chez un artiste: au contraire, par un mouvement naturel et invincible, elle devient poésie. Elle fait vibrer tout l'être, met en branle l'imagination et, par le sentiment du fini et du fugitif, l'intelligence même et jusqu'à la raison raisonnante. Peu à peu la sensation infime s'épanouit en rêve panthéiste ou se subtilise en désenchantement suprême. Surgit amari aliquid. La sensualité est donc quelque chose de moins frivole et de plus esthétique que la grivoiserie. Bonne ou mauvaise, je ne sais; à coup sûr dissolvante, destructrice du vouloir et menaçante pour la foi morale.

Il faut avouer qu'elle envahit de plus en plus notre génération. C'est, dit-on, que nous avons les nerfs plus délicats, plus de tentations de ce côté, et, d'autre part, des croyances peu robustes et une très petite force de résistance. De grands esprits ont été atteints de cet agréable mal au tournant de l'âge mûr, et surtout ceux dont la jeunesse a été sévère. On sent, en lisant la Femme et l'Amour, que Michelet n'était pas tranquille. La préoccupation des femmes est devenue excessive dans les derniers écrits d'un de nos plus illustres contemporains: dites-moi s'il n'y a pas, en certains endroits de la Fontaine de Jouvence, le regret presque avoué d'avoir renoncé à sa part du banquet, le sentiment très poignant de quelque chose d'irréparable; en somme, et quoique étoupé de litotes, de nuances, de phrases légères et fuyantes, le cri de désir et de désespoir du vieux Faust reconnaissant qu'il a lâché la proie pour l'ombre… «Plus tard je vis bien la vanité de cette vertu comme de toutes les autres; je reconnus en particulier que la nature ne tient pas du tout à ce que l'homme soit chaste.» Cette déclaration est propre à nous faire frémir, nous les simples, venant d'un membre de l'Institut. S'il est vrai que la nature «ne tient pas», à ce que dit le vieux Prospero (et elle le montre assez!), je crois pourtant que la société a quelque intérêt à ce que cette vertu ne soit pas trop discréditée et à ce qu'elle soit pratiquée, en gros, par les individus: elle a peut-être son prix, sinon en elle-même, au moins comme étant d'ordinaire la meilleure épreuve de la volonté et la plus décisive: car qui s'est vaincu de ce côté peut beaucoup sur soi. Mais ne nous donnons pas le ridicule de moraliser quand les grands-prêtres s'égayent. Je prie seulement qu'on ne prenne point ceci pour une digression; car tout ce que j'ai dit ou cité, on voit quel avantage M. de Maupassant en peut tirer et quelle innocence lui font les apophtegmes des sages de notre temps.

Quoi qu'il en soit, si, épurée et n'étant plus qu'un souvenir et un regret, elle s'allie même aux spéculations du scepticisme le plus délicat, la sensualité s'accorde encore mieux avec le pessimisme et la brutalité dans l'art; car, étant de sa nature inassouvissable et finalement troublante et douloureuse (animal triste…), elle ne porte point à voir le monde par ses plus nobles côtés et, se sentant fatale, elle étend volontiers à tout cette fatalité qui est en elle. Or M. de Maupassant est extraordinairement sensuel; il l'est avec complaisance, il l'est avec fièvre et emportement; il est comme hanté par certaines images, par le souvenir de certaines sensations. On comprend que j'hésite ici à administrer les preuves: qu'on veuille bien relire, par exemple, l'histoire de Marroca ou celle de cet amant qui tue par jalousie le cheval de sa maîtresse (Fou). On verra, en feuilletant les contes que, s'il arrive à M. de Maupassant d'être simplement grivois ou gaulois (et dans ce cas tout est sauvé par le rire), plus souvent encore il a la grande sensualité, celle qui—comment dirai-je?—ne se localise point, mais qui déborde partout et fait de l'univers physique sa proie délicieuse: et alors tout est sauvé par la poésie. À la sensation initiale et grossière s'ajoutent les impressions des objets environnants, du paysage, des lignes, des couleurs, des sons, des parfums, de l'heure du jour ou de la nuit. Il jouit profondément des odeurs (Voyez Une idylle, les Soeurs Rondoli, etc.); c'est qu'en effet les sensations de cet ordre sont particulièrement voluptueuses et amollissantes. Mais, à vrai dire, il jouit du monde entier, et chez lui le sentiment de la nature et l'amour s'appellent et se confondent.

Cette façon de sentir, qui n'est pas neuve, mais qui est intéressante chez l'auteur de tant de récits joyeux, on la trouvait déjà dans sa première oeuvre, dans son livre de vers, d'un si grand souffle et malgré les fautes, d'une poésie si ardente. Les trois pièces capitales sont trois drames d'amour en pleine nature et que la mort dénoue. Quel amour? Une force irrésistible, un désir fatal qui nous fait communier avec l'univers physique (car le désir est l'âme du monde) et qui conduit les amants, par l'inassouvissement à la tristesse, et, par la rage de s'assouvir, à la mort (Au bord de l'eau). L'auteur du Cas de Mme Luneau a débuté par des vers qui font songer à la poésie de Lucrèce et à la philosophie de Schopenhauer: et c'est bien en effet ce qu'il y a sous la plupart de ses contes.

Ainsi, au vieux et éternel fonds de gauloiserie on voit combien se sont ajoutés d'éléments nouveaux: l'observation de la réalité, et plus volontiers de la réalité plate ou violente; au lieu de l'ancienne gaillardise, une sensualité profonde, élargie par le sentiment de la nature, mêlée souvent de tristesse et de poésie. Toutes ces choses ne se rencontrent pas à la fois dans tous les contes de M. de Maupassant: je donne l'impression d'ensemble. Au milieu de ses robustes gaîtés il a parfois, naturelle ou acquise, une vision pareille à celle de Flaubert ou de M. Zola; il est atteint, lui aussi, de la plus récente maladie des écrivains, j'entends le pessimisme et la manie singulière de faire le monde très laid et très brutal, de le montrer gouverné par des instincts aveugles, d'éliminer presque par là la psychologie, la bonne vieille «étude du coeur humain», et en même temps de s'appliquer à rendre dans un détail et avec un relief où l'on n'ait pas encore atteint ce monde si peu intéressant en lui-même et qui ne l'est plus que comme matière d'art: en sorte que le plaisir de l'écrivain et de ceux qui le goûtent et qui entrent entièrement dans sa pensée n'est plus qu'ironie, orgueil, volupté égoïste. Nul souci de ce qu'on appelait l'idéal, nulle préoccupation de la morale, nulle sympathie pour les hommes, mais peut-être une pitié méprisante pour l'humanité ridicule et misérable; en revanche, une science subtile à jouir du monde en tant qu'il tombe sous les sens et qu'il est propre à les délecter; l'intérêt qu'on refuse aux choses accordé tout entier à l'art de les reproduire sous une forme aussi plastique qu'il se peut; en somme, une attitude de dieu misanthrope, railleur et lascif. Plaisir étrange, proprement diabolique et où quelqu'un de Port-Royal —ou peut-être, dans un autre canton de la pensée, M. Barbey d'Aurevilly— reconnaîtrait un effet du péché originel, un legs du curieux et faible Adam, un présent du premier révolté. Je m'amuse à parler en idéaliste grognon, et il est probable que je force les traits rien qu'en les ramassant; mais certainement cet orgueilleux et voluptueux pessimisme est au fond d'une grande partie de la littérature d'aujourd'hui. Or cette façon de voir et de sentir se rencontre peu dans les derniers siècles; ce pessimisme de névropathes n'est guère chez nos classiques: comment donc ai-je dit que M. Guy de Maupassant en était un?

III

Il l'est par la forme. Il joint à une vue du monde, à des sentiments, à des préférences que les classiques n'eussent point approuvées, toutes les qualités extérieures de l'art classique. Ç'a été aussi, du reste, une des originalités de Flaubert; mais elle apparaît plus constante et moins laborieuse chez M. de Maupassant.

«Qualités classiques, forme classique», c'est bientôt dit. Qu'est-ce que cela signifie au juste? Cela emporte une idée d'excellence; cela implique aussi la clarté, la sobriété, l'art de la composition; cela veut dire enfin que la raison, avant l'imagination et la sensibilité, préside à l'exécution de l'oeuvre et que l'écrivain domine sa matière.

M. de Maupassant domine merveilleusement la sienne, et c'est par là qu'il est un maître. Du premier coup il nous a conquis par des qualités qu'on a d'autant plus goûtées qu'elles passent pour caractéristiques de notre génie national, qu'on les retrouvait là où l'on n'eût pas trop songé à les réclamer, et qu'au surplus elles nous reposaient des affectations fatigantes d'autres écrivains. En trois ou quatre ans il est devenu célèbre et il y a longtemps qu'on n'avait vu une réputation littéraire aussi soudainement établie. Ses vers sont de 1880. On sentit tout de suite qu'il y avait autre chose dans Vénus rustique que le témoignage d'un tempérament très chaud. Puis vint Boule-de-Suif, cette merveille. En même temps M. Zola nous apprenait dans une chronique que l'auteur était aussi râblé que son style, et cela nous faisait plaisir. Depuis, M. de Maupassant n'a cessé d'écrire avec aisance de petits chefs-d'oeuvre serrés.

Sa prose est d'une qualité excellente, et si nette, si droite, si peu cherchée! Il a bien, comme tout le monde aujourd'hui, d'habiles alliances de mots, des trouvailles d'expression; mais cela est toujours si naturel chez lui, si bien venu et si spontanément qu'on ne s'en avise qu'après coup. Remarquez aussi la plénitude, l'équilibre, le bon aménagement de sa phrase quand par hasard elle s'allonge un peu, et comme elle retombe «carrément» sur ses pieds. Ses vers déjà, quoique la poésie y fût abondante et forte, étaient plutôt des vers de prosateur (un peu comme ceux d'Alfred de Musset). Cela se reconnaissait à divers signes, par exemple au peu d'attention qu'il accorde à la rime, au peu de soin qu'il prend de la mettre en valeur, et encore à cette marque, que la phrase se meut et se développe indépendamment du système de rimes ou de la strophe et continuellement la déborde. Voici les premiers vers du volume:

  Les fenêtres étaient ouvertes. Le salon
  Illuminé jetait des lueurs d'incendies,
  Et de grandes clartés couraient sur le gazon.
  Le parc là-bas semblait répondre aux mélodies
  De l'orchestre, et faisait une rumeur au loin.

Les quatre premiers vers sont, par l'arrangement des rimes, un quatrain que dépasse la fin d'une phrase, apportant une rime nouvelle: c'est donc une sorte d'enjambement d'une strophe sur l'autre… Tout le long du recueil quelque chose d'assez difficile à préciser trahit chez le poète une vocation de prosateur.

Classique par le naturel de sa prose, par le bon aloi de son vocabulaire et par la simplicité du rythme de ses phrases, M. de Maupassant l'est encore par la qualité de son comique. Je crains de l'avoir tout à l'heure étrangement poussé au noir. Mettons seulement qu'il n'a pas la gaîté légère; que, les choses ayant souvent deux côtés (sans compter les autres), celles dont il a coutume de nous faire rire ne sont guère moins lamentables que risibles, et qu'enfin ce qui est ou paraît si comique, c'est presque toujours, en dernière analyse, quelque difformité ou quelque souffrance physique ou morale. Mais cette espèce de cruauté du rire, on la trouverait chez les plus grands rieurs et les plus admirés. Et puis il y en a bien aussi, de ces contes, qui sont purement drôles et sans arrière-goût. Bref, si M. de Maupassant n'est pas médiocrement brutal, il n'est pas non plus médiocrement gai. Et son comique vient des choses mêmes et des situations; il n'est pas dans le style ni dans l'esprit du conteur: M. de Maupassant ne fait jamais d'esprit et peut-être n'en a-t-il pas, au sens où l'entendent les boulevardiers. Mais quoi! il a le don, en racontant uniment des histoires, sans traits, sans mots, sans intentions, sans contorsions, d'exciter des gaîtés démesurées et des éclats de rire intarissables. Relisez seulement Boule-de-Suif, la Maison Tellier, la Bouille, le Remplaçant, Décoré, la Patronne, la fin des Soeurs Rondoli ou, dans l'Héritage, l'affaire de Lesable avec le beau Maze. Or cela est peut-être bien du grand art dans de petits sujets et, comme rien n'est plus classique que d'obtenir de puissants effets par des moyens très simples, on trouvera que l'épithète de classique ne convient pas mal ici.

M. de Maupassant a l'extrême clarté dans le récit et dans la peinture de ses personnages. Il distingue et met en relief, avec un grand art de simplification et une singulière sûreté, les traits essentiels de leur physionomie. Quelque entêté de psychologie dira: Ce n'est pas étonnant; ils sont si peu compliqués! Et encore il ne les peint que par l'extérieur, par leurs démarches et leurs actes!—Hé! que voulez-vous? L'âme de Mme Luneau ou de maître Omont est fort simple en effet, et les nuances et les conflits et les embrouillamini délicats d'idées et de sentiments ne se rencontrent guère dans les régions où se plaît M. de Maupassant. Mais qu'y faire? Le monde est ainsi et nous ne pouvons pas être tous des Obermann, des Horace ou des Mme de Mortsauf. Et je dirais ici, si c'était le lieu, que l'analyse psychologique n'est peut-être pas un si grand mystère que l'on croit…—Mais miss Harriet, monsieur? Comment en vient-elle à aimer ce jeune peintre? Quel mélange cet amour doit faire avec les autres sentiments de cette demoiselle! L'histoire de son passé, ses souffrances, ses luttes intérieures, voilà qui serait intéressant!—Je crois, hélas! que ce serait fort banal, et que justement miss Harriet nous amuse et nous reste dans la mémoire parce qu'elle n'est qu'une silhouette bizarre, ridicule et touchante. Il y a dans tous ces contes tout autant de «psychologie» qu'il en fallait. Il y en a dans la Ficelle; il y en a, d'un autre genre, dans le Réveil et, si vous voulez une alliance originale de sentiments mêlés eux-mêmes à des sensations rares (quelque chose comme du Pierre Loti, mais avec un peu plus de verbes et moins d'adjectifs), vous en trouverez un spécimen dans la jolie fantaisie de Châli.

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