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Les contemporains, première série: Études et portraits littéraires

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M. de Maupassant a encore un autre mérite qui, sans être propre aux classiques, se rencontre plus fréquemment chez eux et qui devient assez rare chez nous. Il a au plus haut point l'art de la composition, l'art de tout subordonner à quelque chose d'essentiel, à une idée, à une situation, en sorte que d'abord tout la prépare et que tout ensuite contribue à la rendre plus singulière et plus frappante et à en épuiser les effets. Dès lors, point de ces digressions où s'abandonnent tant d'autres «sensitifs» qui ne se gouvernent point, qui s'écoulent comme par des fentes et s'y plaisent. De descriptions ou de paysages, juste ce qu'il en faut pour «établir le milieu», comme on dit; et des descriptions fort bien composées elles-mêmes, non point faites de détails interminablement juxtaposés et d'égale valeur, mais brèves et ne prenant aux choses que les traits qui ressortent et qui résument. On peut étudier cet art très franc dans d'assez longs récits comme Boule-de-Suif, En famille, Un héritage. Mais voyez un peu comme dans Ce cochon de Morin la première page prépare, explique, justifie l'incartade du pauvre homme; puis comme tout contribue à faire plus plaisante l'exclamation qui revient régulièrement sur «ce cochon de Morin»; comme tous les détails de la séduction d'Henriette par le négociateur Labarbe rendent la ritournelle plus imprévue, plus savoureuse, la remplissent pour ainsi dire d'un sens de plus en plus fort et ironique, et comme le comique en devient profond et irrésistible, tout à la fin, dans la bouche du mari d'Henriette.—Clairs, simples, liés et vigoureux, d'une drôlerie succulente et foncière, tels sont presque tous ces petits contes: et ils marchent d'un train!…

Il est assez curieux que, de tous les conteurs et romanciers qui mènent aujourd'hui quelque tapage, ce soit le plus osé peut-être et le plus indécent qui se rapproche le plus de la sobre perfection des classiques vénérables; qu'on puisse constater dans Boule-de-Suif l'application des excellentes règles inscrites aux traités de rhétorique, et que l'Histoire d'une fille de ferme, tout en alarmant leur pudeur, soit propre à satisfaire les humanistes les plus munis de préceptes et de doctrine. Et pourtant cela est ainsi. On peut sans doute rattacher M. de Maupassant à quelques contemporains. Visiblement il procède de Flaubert: il a souvent, avec plus de gaieté, le genre d'ironie du vieux pessimiste et, avec plus d'aisance et quelque chose de moins plastique, sa forme arrêtée et précise. Il a de M. Zola, avec une morosité moins sombre et une allure moins épique, le goût de certaines brutalités. Et enfin je ne sais quoi chez lui fait rêver par endroits d'un Paul de Kock qui saurait écrire. Un professeur de ma connaissance (celui qui définit Plutarque «le La Bruyère apôtre d'un confessionnal païen») n'hésiterait pas à appeler M. de Maupassant un Zola sobre et gai, un Flaubert facile et détendu, un Paul de Kock artiste et misanthrope. Mais qu'est-ce que cela veut dire, sinon qu'il est bien lui-même, avec un fonds de sentiments et d'idées par où il est de son temps, et avec des qualités de forme par où il fait songer aux vieux maîtres et échappe aux affectations à la mode, mièvrerie, jargon, obscurité, surabondance et dédain de la composition.

Ai-je besoin de dire maintenant que, bien qu'un sonnet sans défauts vaille un long poème, un conte est sans doute un chef-d'oeuvre à moins de frais qu'un roman; que, d'ailleurs, même dans les contes de M. de Maupassant on trouverait, en cherchant bien, quelques fautes et notamment des effets forcés, des outrances de style çà et là (comme quand il nous montre, dans la Maison Tellier, pour obtenir un contraste plus fort, des premiers communiants «jetés sur les dalles par une dévotion brûlante» et «grelottants d'une fièvre divine»:—à la campagne! dans un village de Normandie! de petits Normands!)? Faut-il ajouter qu'on ne saurait tout avoir et que je ne me le représente pas du tout écrivant la Princesse de Clèves ou seulement Adolphe?—Assurément aussi il y a des choses qu'il est permis d'aimer autant que les Contes de la Bécasse. On peut même préférer à l'auteur de Marroca tel artiste à la fois moins classique et moins brutal, et l'aimer, je suppose, pour le raffinement même et la distinction de ses défauts. Mais il reste à M. de Maupassant d'être un écrivain à peu près irréprochable dans un genre qui ne l'est pas, si bien qu'il a de quoi désarmer les austères et plaire doublement aux autres.

J.-K. HUYSMANS

Faire partie d'une École, être enrôlé sous un drapeau, cela peut être utile à l'écrivain qui débute, mais cela peut ensuite se retourner contre lui. Les lecteurs superficiels ne sont pas éloignés de regarder, encore aujourd'hui, les auteurs des Soirées de Médan comme de simples imitateurs d'Émile Zola. On met à part Guy de Maupassant dont l'originalité saute aux yeux; mais, pour les autres, on se figure volontiers que le goût des réalités brutales est leur tout; que ce caractère, qui leur est commun, est aussi leur unique caractère; qu'ils sont pareils et indiscernables. Pourtant MM. Huysmans, Céard, Hennique diffèrent de leur maître par plus d'un côté et ne se ressemblent point entre eux. M. Huysmans, surtout, a sa vision du monde, ses manies et sa forme, et est assurément un des écrivains les plus personnels de la jeune génération.

Allez au fond de son oeuvre: vous trouverez d'abord un Flamand très épris du détail, avec un vif sentiment du grotesque; puis le plus dégoûté, le plus ennuyé et le plus méprisant des pessimistes; un artiste enfin, très incomplet, mais très volontaire, très conscient et raffiné jusqu'à la maladie: le représentant détraqué des outrances suprêmes d'une fin de littérature.

Voyons comment s'est développé ce qu'il y a de personnel dans son talent jusqu'au jour où il s'est lui-même décrit et défini; comment l'esprit de des Esseintes perce dans ses premiers romans, comment tout y est déjà pris à rebours et comment tout y prépare le livre qui porte ce titre inquiétant.

I

Sac au dos est peut-être le récit le plus vraiment triste des Soirées de Médan, celui qui implique la conception la plus méprisante des choses humaines. C'est la guerre vue dans les wagons de bestiaux et dans les salles puantes d'hôpital, une interminable enfilade de détails médiocres et misérablement douloureux. L'unité d'intérêt, où est-elle? Dans les entrailles du héros (il ne s'agit point des «entrailles» prises au figuré). Sa préoccupation dominante est celle-ci: quand pourra-t-il se soulager dans un endroit propre? La bassesse excessive et paradoxale de la donnée, la vision très nette et un peu fiévreuse des détails infimes de la vie extérieure, un atroce sentiment de la platitude et de l'ennui de l'existence, un style brusque, inégal et violent, voilà ce qui frappe déjà dans Sac au dos et ce que vous retrouverez dans les autres romans de M. Huysmans.

C'était le temps héroïque du roman naturaliste, le temps où beaucoup croyaient (et quelques-uns le croient encore) que la peinture exclusive et farouche des hideurs de la réalité est le dernier mot de l'art. Dès lors, quel meilleur sujet que l'histoire d'une fille hystérique dans le Paris populaire ou bohème? Marthe, dépravée de bonne heure, est chanteuse de café-concert, traverse une maison de filles, se partage entre un vieux cabotin de Bobino et un homme de lettres, vit quelque temps avec l'artiste qui se lasse d'elle, puis avec le cabot, devenu marchand de vin et qui la bat quand il est ivre. Entretenue un moment par un imbécile qui l'ennuie et qu'elle lâche, elle rentre enfin, éreintée, abrutie, dans la maison de joie. Le cabot alcoolique finit par l'hôpital, l'homme de lettres par le mariage.

Voici maintenant les Soeurs Vatard: Céline qui fait la noce, Désirée qui est sage et rêve d'un honnête mariage. Toutes deux, bonnes filles. Céline a d'abord pour amant Anatole, un alphonse loustic, puis le peintre impressionniste Cyprien Tibaille, qui l'aime parce qu'elle est «peuple», tout en souffrant de sa bêtise et qui la traite du reste comme un être inférieur: si bien qu'elle le quitte un beau jour pour revenir à Anatole.—Désirée pendant ce temps-là aime un brave ouvrier un peu timide, Auguste. Mais ils finissent par se fatiguer l'un de l'autre et chacun se marie de son côté. Et puis c'est tout.

À travers ces deux romans (dont le premier surtout, Marthe, est très imparfait), éclate un don précieux, le don de saisir et de fixer les détails des objets extérieurs, et aussi le don d'exprimer, en traits véhéments et crus, les côtés grotesques de la vie. M. Huysmans doit tenir cet héritage de ses aïeux flamands. Il a des silhouettes et des scènes qui rappellent Téniers et plus encore Jordaëns.

Mais en même temps certains partis pris se font sentir, par où se précise la physionomie littéraire de M. Huysmans. Ces détails, qu'il sait rendre avec intensité, il les choisit à plaisir bas, répugnants et misérables, et il apporte dans ce choix une espèce d'ironie cruelle et de mépris qui ne sont point, je crois, dans l'oeuvre de M. Émile Zola, sereine malgré tout.

L'impression de platitude et de tristesse est encore augmentée par l'absence volontaire de plan, de composition, d'intérêt dans le récit. Les sujets sont bas: mais au moins pourraient-ils devenir dramatiques (à la façon de l'Assommoir ou de Nana), si l'auteur y marquait par larges étapes le progrès de quelque vice, de quelque dégradation, ou le développement de quelque puissance malfaisante accumulant des ruines dans la boue. Mais point: nul mouvement ordonné vers un but et qui donne l'idée d'un drame; pas d'histoire construite en vue d'un effet d'ensemble et où toutes les parties apparaissent comme nécessaires. M. Huysmans va presque au hasard. Ses romans sont comme invertébrés; les diverses parties ne se tiennent pas, ne dépendent point les unes des autres. L'histoire de Marthe pourrait finir beaucoup plus tôt ou traîner indéfiniment, et ce serait toujours la même chose. De même la vie de Céline et celle de Désirée, découpées par morceaux, au petit bonheur, se déroulent parallèlement avec une parfaite monotonie. L'interminable série des rendez-vous de Désirée et d'Auguste, des tête-à-tête de Céline et de Cyprien, se prolonge, on ne sait pourquoi, et, quand elle finit, on se demande pourquoi c'est à ce moment-là plutôt qu'à un autre. Il y a vingt scènes toutes pareilles dans des milieux à peine différents. Évidemment l'écrivain s'applique à nous donner une énervante impression de piétinement sur place. On rapporte de là un sentiment accablant de l'insignifiance de la vie, et c'est sans doute ce qu'il a voulu.

La manière de M. Huysmans rappelle donc, à quelques égards, celle de Flaubert, dans l'Éducation sentimentale, ce prodigieux roman où il n'arrive rien, où tout est quelconque, événements et personnages. Et, par d'autres côtés, M. Huysmans se rattache évidemment à l'auteur de l'Assommoir. Il aime, comme Zola, à exprimer la laideur de la vie et, comme Flaubert, il en fait sentir «l'embêtement» en évitant tout ce qui ressemble à une composition dramatique. Ce qui est propre à M. Huysmans, c'est d'abord, si l'on veut, cette sorte de combinaison des deux manières; mais, de plus, M. Huysmans ne s'abstrait jamais de son oeuvre: il s'y met tout entier à chaque instant. Dans chacun de ses romans un personnage le représente, et l'on dirait que c'est ce personnage qui a écrit le roman. Léo, dans Marthe, et surtout Cyprien Tibaille, dans les Soeurs Vatard, sont déjà comme un premier crayon de des Esseintes.

M. Huysmans est une espèce de misanthrope impressionniste qui trouve tout idiot, plat et ridicule. Ce mépris est chez lui comme une maladie mentale, et il éprouve le besoin de l'exprimer continuellement. En moins de vingt pages (les Soeurs Vatard, pp. 128-sqq.), il souffre de la joie grossière des Parisiens le dimanche, il note «le sentimentalisme pleurnichant du peuple», il a des «écoeurements» à voir «les bandes imbéciles des étudiants qui braillent» et cette «tiolée de nigauds qui s'ébattent dans des habits neufs, de la place de la Concorde au Cirque d'été». Ces mépris, au reste, n'ont rien de bien original, ni de bien philosophique non plus. Mais voici qui est particulier: bien que personne ne supporte plus mal que lui la platitude de l'humanité moyenne, c'est cette platitude qu'il s'obstine à peindre. De même, il est extrêmement sensible à la saleté, à l'odeur, à la misère, aux spécimens d'art grotesque et lamentable des rues de faubourgs et aux lugubres paysages de la banlieue. Et cependant il les préfère à tout, il s'y confine avec délices. Il est, comme Cyprien, «à l'affût de sites disloqués et dartreux», et s'il nous mène, par exemple, «près de la place Pinel, derrière un abattoir», il nous vantera «la funèbre hideur de ces boulevards, la crapule délabrée de ces rues».

Comment cela? N'y a-t-il point là quelque contradiction? Nous touchons au fond même du «naturalisme». Ce que M. Huysmans méprise en tant que réalité, il l'apprécie d'autant plus comme matière d'art. D'ordinaire, ce qui intéresse dans l'oeuvre d'art, c'est à la fois l'objet exprimé et l'expression même, la traduction et l'interprétation de cet objet: mais quand l'objet est entièrement, absolument laid et plat, on est bien sûr alors que ce qu'on aime dans l'oeuvre d'art, c'est l'art tout seul. L'art pur, l'art suprême n'existe que s'il s'exerce sur des laideurs et des platitudes. Et voilà pourquoi le naturalisme, loin d'être, comme quelques-uns le croient, un art grossier, est un art aristocratique, un art de mandarins égoïstes, le comble de l'art,—ou de l'artificiel.

Il semble pourtant que le cas de M. Huysmans soit encore plus singulier, qu'il ait une espèce d'amour du laid, du plat, du bête, qu'il l'aime pour le plaisir de le sentir bête, plat et laid. Après tout, ce sentiment, continuel et outré chez M. Huysmans, ne nous est pas entièrement étranger. Qui ne s'est délecté parfois, dans quelque café-concert, à prendre un bain de bêtise et de crapule? C'est un plaisir d'orgueil et c'est aussi un plaisir d'encanaillement. Même à la fin, parmi cette volupté paradoxale, nous sentons naître en nous un imbécile et une brute, et ces trivialités et ces sottises flattent je ne sais quoi de bas et de mauvais que nous portons au fond de notre âme depuis la chute originelle.

Une affectation de mépris pour la réalité vulgaire, et, en même temps, une prédilection exclusive pour cette réalité même dès qu'il s'agit d'art: ces deux sentiments s'engendrent peut-être l'un l'autre et forment, en tout cas, le naturalisme de M. Huysmans, qui n'est pas un naturalisme très naturel.

Et, par exemple, il se monte vraiment un peu trop la tête sur la beauté particulière des rues de Paris. Hé! nous les connaissons, nous les aimons, nous savons qu'elles sont vivantes et pittoresques. Mais M. Huysmans fait de cela un grand mystère. Il nous enseigne à un endroit que chaque quartier de Paris a sa physionomie propre et il se vante d'avoir découvert la formule de la rue Cambacérès. Ce qui fait le caractère de cette rue, c'est qu'elle est habitée par une bourgeoisie riche et rechignée et par une valetaille surtout anglaise. «… Voyons, mettons un peu d'ordre dans nos idées: ce quartier est complexe, mais je le démêle. Deux éléments dissemblables et découlant l'un de l'autre, pourtant, le marquent d'un cachet personnel (M. Huysmans, j'ai hâte de le dire, n'écrit pas toujours comme cela). Sur la triste et banale opulence de la toile du fond se détache toute la joviale crapule des domestiques. Ah! c'est là la note vraie, etc.» Et là-dessus M. Huysmans s'excite et s'émerveille. Il n'y a peut-être pas de quoi.

II

En ménage et À vau l'eau marquent un nouveau progrès de la tristesse méprisante de M. Huysmans.

Là, d'abord, la personne du romancier s'étale, déborde. C'est lui qui est au premier plan. Il y a encore des «filles», naturellement; mais André, Cyprien et même, comme on verra, M. Folantin, c'est M. Huysmans. Du moins, il exprime par leur bouche tous ses sentiments sur la vie et ses idées sur l'art.

Puis ces deux oeuvres, d'importance et de valeur très inégales (car En ménage est par endroits un beau livre, tandis que le charme spécial d'À vau l'eau, très vanté par quelques-uns, m'échappe encore), se distinguent par une bassesse volontaire de conception où M. Huysmans n'avait pas encore atteint. Je dis «bassesse» en me conformant sans y songer à l'ancienne poétique qui établissait une hiérarchie des genres et des sujets; mais pour la nouvelle École comme pour les stoïciens, quoique dans un tout autre esprit, «rien n'est vil dans la maison de Jupiter».

Le sujet d'En ménage, c'est l'ennui et la difficulté qu'il y a, passé trente ans, à trouver des femmes et, d'autre part, l'impossibilité de s'en passer.—André, romancier naturaliste de son état, rentrant chez lui sans être attendu, trouve sa femme avec un amant. Il s'en va sans rien dire, recommence sa vie de garçon et, après une laborieuse série d'expériences, finit par reprendre sa femme. Son ami Cyprien Tibaille (déjà vu) finit de son côté par «se mettre» avec une roulure bonne fille, qui a la vocation de garde-malade.

Ne vous y trompez point: ce n'est pas un drame psychologique. André n'avait aucune passion pour Berthe: ce n'est point par ressouvenir, regret, tendresse, faiblesse de coeur ou pitié qu'il la reprend; ce qui lui pèse, ce n'est point la solitude morale, mais la solitude à table et au lit: le ressort de l'histoire est purement physiologique. Je ne dis point que la préoccupation qui remplit entièrement le temps que passe André loin de sa femme ne tienne pas en effet une grande place dans notre vie: je remarque que c'est peut-être la première fois qu'on cherche à nous intéresser sérieusement, sans grivoiserie comme sans vergogne, à un drame de cet ordre et à en faire le sujet d'un long roman où l'on ne rit pas—oh! non,—où même le héros s'ennuie tant que cet ennui gagne en maint endroit le lecteur.

La morale de l'histoire n'est pas gaie. Cyprien la donne à la fin du livre:

«C'est égal, dis donc, c'est cela qui dégotte toutes les morales connues. Bien qu'elles bifurquent, les deux routes conduisent au même rond-point. Au fond, le concubinage et le mariage se valent, puisqu'ils nous ont, l'un et l'autre, débarrassés des préoccupations artistiques et des tristesses charnelles. Plus de talent, et de la santé, quel rêve!»

L'oeuvre n'est point méprisable, il s'en faut. La monotonie de l'état d'esprit d'André, la série banale de ses recherches et de ses expériences finissent par produire une impression d'accablement telle que l'écrivain capable de la donner, d'ennuyer à ce point le lecteur tout en le retenant, a certainement une force en lui. Et le sentiment de la bêtise de la vie se relève ici d'une amertume de plus en plus féroce à l'égard des hommes et des choses. Lisez le passage où Cyprien et André remuent leurs souvenirs de collège: vous verrez à quel point l'imagination de M. Huysmans est bilieuse et noircissante. Les classiques? des idiots. Les pions? des brutes méchantes. La nourriture? infâme. Le collège? un bagne.—Eh! là là, nous y avons tous passé, et pourtant notre enfance ne nous apparaît pas si sombre… On avait de bons moments, l'heureuse gaieté absurde et irrésistible de cet âge. Le pion n'était pas toujours un misérable; le professeur était quelquefois un brave homme qui croyait à la beauté des vers de Virgile et nous y faisait croire. Le menu n'était pas succulent, mais il n'y avait pas toujours des cloportes dans la soupe,—et on redemandait des haricots! On avait si bon appétit!

Non que j'entende convertir sur ce point M. Huysmans: j'en serais bien fâché, car c'est justement cette imagination haineuse qui donne à ses livres leur saveur. Il aime mépriser, il aime haïr, il aime surtout être dégoûté. À un moment il conduit André dans une infâme gargote de marchand de vin. André a des meubles précieux, est presque riche, et pourrait aller ailleurs. Pourquoi M. Huysmans le conduit-il là? Uniquement pour le mystérieux plaisir de nous parler une fois de plus d'assiettes mal lavées, de viandes coriaces ou gâtées, de ratas infects et de l'odeur des cuisines inférieures. C'est un de ses sujets préférés; continuellement il y revient. Et en effet M. Huysmans est dans le monde comme André dans cette gargote. Il mange mal exprès, il crache dans sa soupe, il crache sur la vie et nous dit: Comme elle est sale!

Dans À vau l'eau le sujet est encore plus vil: c'est l'histoire d'un monsieur en quête d'un bifteck mangeable. M. Folantin, employé dans un ministère, cherche un restaurant, un bouillon, une pension, un établissement quelconque où l'on puisse manger convenablement. Il se fait apporter ses repas de chez un pâtissier, et c'est aussi mauvais. Quand M. Folantin a fait ainsi un certain nombre d'expériences inutiles, l'auteur met un point final.

La vision de M. Huysmans s'assombrit encore s'il se peut. Tout est laid, sale et nauséabond. Il nous mène du restaurant qui pue à la chambre garnie du célibataire, froide et misérable, où le feu ne prend pas, où l'on rentre le plus tard possible, le soir. Et toujours la même outrance morose: M. Folantin a trois mille francs d'appointements, il ne peut pas avec cela dîner tous les jours au café Riche; mais les gens simples auront peine à croire qu'il ne puisse manger, quelquefois, d'assez bonne viande. Seulement, voilà, même quand il demande des oeufs sur le plat, ils sont ignobles. On ne les fait pourtant pas exprès pour lui. C'est un sort.

Ce Folantin est bien extraordinaire. Ce petit employé, qui nous est présenté comme un bonhomme quelconque, a cependant, en littérature, les opinions de des Esseintes. Le Théâtre-Français dégoûte ce plumitif. Un ami l'ayant emmené à l'Opéra-Comique, il trouve Richard idiot et le Pré-aux-Clercs «nauséeux». «M. Folantin souffrait réellement.»

III

Deux histoires de filles; l'histoire d'un monsieur qui a la diarrhée; l'histoire d'un monsieur qui ne veut pas coucher seul et celle d'un autre monsieur qui veut de la viande propre: voilà en résumé l'oeuvre romanesque de M. Huysmans. Si j'ajoute que ces basses histoires sont contées dans un style à la fois violent et recherché, on avouera que cette littérature est bien déjà le comble de «l'artificiel». Désormais M. Huysmans est mûr pour son oeuvre maîtresse: À rebours. Et qu'a-t-il fait jusqu'ici que prendre l'art «à rebours»?

M. Zola est un écrivain suranné, une «perruque» à côté de M. Huysmans. M. Zola raconte les vastes drames de la vie animale; il peint des dégradations, des corruptions croissantes; il déroule des histoires qui «marchent», qui ont un commencement et une fin. Au reste il n'a pas de mépris aristocratiques pour les choses qu'il peint et les personnages qu'il fait mouvoir. Son pessimisme est plein de sérénité à côté de la misanthropie aigre de M. Huysmans. Et sa forme paraît purement classique auprès des procédés de composition et de style de l'auteur de Marthe.

À rebours! Des Esseintes peut venir: ses fantaisies ne pourront pas être beaucoup plus artificielles que celles de M. Huysmans, et les deux ne sont, au reste, qu'un seul et même personnage.

IV

Quelques-uns ont cru voir dans des Esseintes quelque chose comme le Werther ou le René de l'an de grâce 1885, le mal de René s'étant notablement aggravé et modifié dans l'espace de quatre-vingts années.

On connaît le cas de René et des romantiques. C'était en somme le sentiment d'une disproportion douloureuse entre la volonté et les aspirations, avec beaucoup de rêves, d'illusions, de vagues croyances et ce qu'on appelait la mélancolie. Aujourd'hui René n'est plus mélancolique, il est morne et il est âprement pessimiste. Il ne doute plus, il nie ou même ne se soucie plus de la vérité. Il ne sent plus d'inégalité entre son désir et son effort, car sa volonté est morte. Il ne se réfugie plus dans la rêverie ou dans quelque amour emphatique, mais dans les raffinements littéraires ou dans la recherche pédantesque des sensations rares. René avait du «vague à l'âme»; à présent «il s'embête à crever». René n'était malade que d'esprit: à présent il est névropathe. Son cas était surtout moral: il est aujourd'hui surtout pathologique.

Vous trouverez la plupart de ces traits chez des Esseintes. Il représente en plus d'un endroit «l'ennuyé» d'aujourd'hui. Par malheur beaucoup d'autres traits font de lui un simple maniaque, un fou d'une espèce particulière, une figure absolument spéciale et exceptionnelle, et dont la peinture a trop souvent l'air d'un jeu d'esprit un peu lourd, d'une gageure laborieuse. Jugez plutôt.

Des Esseintes, éreinté par des excès de toutes sortes et atteint d'une maladie nerveuse, se retire dans une solitude aux environs de Paris pour y goûter les douceurs d'une vie entièrement artificielle.

Cette vie, il l'a commencée déjà. Il a aimé une femme ventriloque pour le plaisir d'avoir peur quand elle parlait du ventre au milieu de leurs ébats. Une fois, s'étant procuré un sphinx en marbre noir et une chimère en terre polychrome, il a fait réciter par sa maîtresse le dialogue de la Tentation de saint Antoine entre la chimère et le sphinx. Un jour il a eu la fantaisie de mener dans une maison de joie, très chère, un petit vagabond et lui a payé un abonnement dans la maison,—et cela afin de former un assassin. Un autre jour, pour célébrer un de ces accidents qui regardent Ricord, il a offert à ses amis un souper noir, sur une nappe noire, dans une salle tendue de noir, avec des mets et des vins noirs.—Et il va sans dire qu'il a connu les amours d'Alcibiade.

Donc après tous ces exploits d'un néronisme un peu puéril, il se retire dans sa tour d'ivoire, où il dormira le jour et veillera la nuit. Il s'arrange un cabinet de travail orange avec des baguettes et des plinthes indigo; une petite salle à manger pareille à une cabine de navire et, derrière la vitre du hublot, un petit aquarium où nagent des poissons mécaniques; et une chambre à coucher où il imite avec des étoffes précieuses la nudité d'une cellule de chartreux.

Une nuit il passe en revue sa bibliothèque latine. Virgile est un cuistre et un raseur; Horace a des grâces éléphantines; Cicéron est un imbécile et César un constipé; Juvénal est médiocre malgré quelques vers «durement bottés». Mais Lucain, quel génie! Et Claudien! et Pétrone! «Celui-là était un observateur perspicace, un délicat analyste, un merveilleux peintre!» Pourtant rien ne vaut les écrivains de la pleine décadence, «leur déliquescence, leur faisandage incomplet et alenti, leur style blet et verdi». Prudence, Sidoine, Marius Victor, Paulin de Pella, Orientius, etc., voilà ceux qu'il faut lire!

Tout cela est amusant; mais, comme dit l'autre, j'ai de la méfiance. M. Huysmans a-t-il lu, vraiment lu, les auteurs dont il nous parle? Et, par exemple, prenons Virgile et laissons le poète pour ne retenir que le versificateur. Où diable M. Huysmans a-t-il vu «cette prosodie pédante et sèche, la contexture de ces vers râpeux et gourmés, dans leur tenue officielle, dans leur basse révérence à la grammaire, ces vers coupés, à la mécanique, par une imperturbable césure, tamponnés en queue, toujours de la même façon, par le choc d'un dactyle contre un spondée, etc.»? Des Esseintes, mon ami, vous êtes un nigaud. Par quoi voudriez-vous que Virgile terminât ses hexamètres sinon par un dactyle et un spondée? Et vous avez tort, tout de suite après, de tant vous émerveiller sur la versification de Lucain: car c'est justement celle de Lucain qui est monotone; et c'est la langue de Lucain qui est abstraite et sèche. Et quant à vos admirations pour les écrivains de l'extrême décadence, si elles sont sincères, grand bien vous fasse! Ils peuvent amuser un quart d'heure par leurs enfantillages séniles; mais ce sont eux qui sont des radoteurs et des crétins: lisez-les plutôt.

Là-dessus on apporte à des Esseintes une tortue dont il a fait glacer d'or et garnir de pierreries toute la carapace. Puis il ouvre une armoire à liqueurs et se compose une symphonie de saveurs, chaque liqueur correspondant à un instrument: le curaçao sec à la clarinette, le kummel au hautbois, l'anisette à la flûte, le kirsch à la trompette, le gin au trombone. Après quoi il regarde ses tableaux et ses estampes: deux Salomés de Gustave Moreau, des planches de Luyken, représentant des supplices de martyrs, des dessins d'Odilon Redon: «Une araignée logeant au milieu de son corps une face humaine, un énorme dé à jouer où cligne une paupière triste.» Puis il se rappelle son passé, son enfance chez les Jésuites. Il fait un peu de théologie et revient, en passant par l'Imitation, aux conclusions de Schopenhauer.

Un jour il se fait apporter une collection d'orchidées. Pourquoi? Parce que ce sont «des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses». Et il est ravi: «Son but était atteint, aucune ne semblait réelle; l'étoffe, le papier, la porcelaine paraissaient avoir été prêtés par l'homme à la nature pour lui permettre de créer des monstres.» Beaucoup de ces plantes ont comme des plaies, semblent rongées par des syphilis. «Tout n'est que syphilis», songe des Esseintes. Sur quoi il a un cauchemar horrifique et très compliqué.

Il se donne alors un concert de parfums (comme tout à l'heure un concert de saveurs). Puis, comme il pleut, l'envie lui prend d'aller à Londres. Il part, achète un guide au Galignani's Messenger, entre dans une bodéga pleine d'Anglais, y boit du porto, dîne, en attendant le train, de mets anglais dans une taverne anglaise au milieu de têtes d'Anglais et, estimant qu'il a vu l'Angleterre, revient chez lui.

Là il revoit sa bibliothèque française. Baudelaire est son dieu: aussi l'a-t-il fait relier en peau de truie. Il méprise Rabelais et Molière, et se soucie fort peu de Voltaire, de Rousseau, «voire même de Diderot». Il parcourt sa bibliothèque catholique; il a quelque sympathie pour Lacordaire, Montalembert, M. de Falloux, Veuillot, Ernest Hello, et il goûte assez le mysticisme sadique de M. Barbey d'Aurevilly.

Après un intermède pessimiste pendant lequel il dit en passant son fait à saint Vincent de Paul (car «depuis que ce vieillard était décédé, on recueillait les enfants abandonnés au lieu de les laisser doucement périr sans qu'ils s'en aperçussent»), des Esseintes revient à ses livres. Balzac et «son art trop valide» le froissent. Il n'aime plus les livres «dont les sujets délimités se relèguent dans la vie moderne». De Flaubert, il aime la Tentation; d'Edmond de Goncourt, la Faustin; de Zola, la Faute de l'abbé Mouret. Poë lui plaît, et Villiers de l'Isle-Adam. Mais rien ne vaut Verlaine, ni surtout Stéphane Mallarmé! Le théâtre, étant en dehors de la littérature, n'est pas même mentionné. En fait de musique, des Esseintes ne goûte, avec «la musique monastique du moyen âge», que Schumann et Schubert.

Cependant des Esseintes est de plus en plus malade (oh! oui!). Il a des hallucinations de l'ouïe, de la vue et du goût. Le médecin appelé lui ordonne un lavement à la peptone: L'opération réussit et des Esseintes ne put s'empêcher de s'adresser de tacites félicitations à propos de cet événement qui couronnait, en quelque sorte, l'existence qu'il s'était créée; son penchant vers l'artificiel avait maintenant, et sans même qu'il l'eût voulu, atteint l'exaucement suprême (sic); «on n'irait pas plus loin; la nourriture ainsi absorbée était, à coup sûr, la dernière déviation qu'on pût commettre (sic)». Enfin, le médecin lui enjoint, sous peine de mort, de rentrer à Paris. Des Esseintes, à cet instant, a un léger accès de catholicisme tempéré par cette considération que «d'éhontés marchands fabriquent presque toutes les hosties avec de la fécule de pommes de terre» où Dieu ne peut descendre. «Cette perspective d'être constamment dupé, même à la sainte Table, n'est point faite, se dit des Esseintes, pour enraciner des croyances déjà débiles.» Et tout finit par une malédiction générale. L'aristocratie est idiote, le clergé déchu, la bourgeoisie ignoble. «Ah! croule donc, société! meurs donc, vieux monde!»

Et le lecteur n'est pas troublé le moins du monde, pas plus qu'il n'a été troublé auparavant. Car c'est là le malheur de ce livre, d'ailleurs divertissant: il ressemble trop à une gageure et on a peur d'être dupe en le prenant trop au sérieux.

L'impression totale est donc équivoque. On voit bien que des Esseintes est un maniaque, un fou, ou tout bonnement un imbécile très compliqué. Mais (et de là notre malaise) l'auteur a tout l'air de nous présenter cet abruti comme un homme très fort dont le raffinement a des mystères qui ne sont accessibles qu'aux hommes forts comme lui. Il a l'air de nous dire à l'oreille: «Savez-vous quel est le plus grand écrivain de la littérature latine? C'est Rutilius. Le plus grand artiste? C'est Odilon Redon. Le plus grand poète? C'est Stéphane Mallarmé. La décadence! oh! la décadence!… Et l'artificiel!… oh! l'artificiel! C'est le fin du fin!»

«L'artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l'homme.

«Comme il le disait, la nature a fait son temps; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l'attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confiné dans sa partie! quelle petitesse de boutiquière, tenant tel article à l'exclusion de tout autre! quel monotone magasin de prairies et d'arbres! quelle banale agence de montagnes et de mers!»

Si ceci n'est pas une agréable plaisanterie, c'est une bonne naïveté, puisque nous ne pouvons rien concevoir qu'avec les données que nous fournit la nature. Nos imaginations les plus folles, c'est à la nature que nous en empruntons les éléments: comment donc serait-elle monotone?

Enfin, va pour l'«artificiel»! Mais le mot a plusieurs sens. L'artificiel, c'est le raffinement extrême de l'art. Si l'art est «l'homme ajouté à la nature» ou «la réalité vue à travers un tempérament», l'artificiel sera le dernier degré de cette transformation de la réalité. Ou bien l'artificiel, c'est le contraire du naturel entendu au sens ordinaire; c'est donc le désir maladif de ne pas ressembler aux autres, de ne rien faire comme eux, la recherche de la distinction à tout prix. Ou bien encore l'artificiel, c'est simplement l'illusion de la réalité produite par des procédés surtout mécaniques. Les automates, les musées de cire, voilà de l'artificiel. Dans ce dernier sens, l'artificiel est ce qu'il y a de plus opposé à l'art.

Eh bien! j'ai peur que des Esseintes, qui entend souvent l'artificiel dans les deux premiers sens que j'ai indiqués, ne l'entende aussi quelquefois dans le dernier. Sa salle à manger-cabine, avec son aquarium aux poissons mécaniques, ne dirait-on pas une fantaisie de bourgeois en délire? Il y a du Pécuchet dans des Esseintes. Pécuchet et Bouvard, eux aussi, aiment l'artificiel: qu'on se rappelle leur jardin.

Et avec tout cela cette figure falote de des Esseintes reste intéressante. Serait-elle plus vraie et plus générale que je ne l'avais cru? Après tout, des Esseintes, c'est peut-être en effet Werther éreinté, fourbu, névrosé, avec une maladie d'estomac et quatre-vingts années de littérature en plus. Et il y a dans son cas, quoique poussé jusqu'à la plus folle outrance, quelque chose que nous comprenons. Oui, parfois on est las de l'art et de la littérature, dégoûté des chefs-d'oeuvre, car les chefs-d'oeuvre sont les pères des rengaines et des livres méprisables. On trouve tout fade, même le roman naturaliste qui est pourtant le plus artificiel des genres, et l'on se demande si tout cela n'est pas ridicule et stupide? Et alors quel refuge? La sensation, la seule chose qui ne trompe pas. L'art nouveau, l'art suprême, négation de presque tout l'art antérieur, se réduit peut-être à cette recherche inventive de la sensation rare. Et si cette étude implique une indifférence absolue à l'égard de tout, morale, raison, science, du moins elle réserve et respecte, si je puis dire, le mystère des choses. Des Esseintes n'écrira jamais cette phrase étonnante de M. Berthelot: «Le monde n'a plus de mystères.» Aussi la folie sensationniste de des Esseintes s'allie-t-elle très aisément avec une espèce de catholicisme sadique.

Tout compte fait, M. Huysmans, en dépit des outrances puériles et des incohérences, a décrit une situation d'esprit exceptionnelle et bizarre, mais où nous entrons encore sans trop de peine et qui est, je crois, celle d'un certain nombre de jeunes gens. Il reste dans la mémoire, son des Esseintes, si bien pourri, faisandé et tacheté,—et qui devrait s'appeler des Helminthes: type quasi fantastique du décadent qui s'applique à être décadent, qui se décompose et se liquéfie avec une complaisance vaniteuse et se conjouit d'être pareil à un cadavre aux nuances changeantes et très fines qui se vide avec lenteur…

Le spectacle est complet, car la langue se putréfie comme le reste, est pleine de néologismes inutiles, d'impropriétés et de ce que les pédants appellent des solécismes et des barbarismes. Et de même que les écrivains latins du Ve siècle, tant aimés de des Esseintes, hésitaient sur la syntaxe et même sur les conjugaisons, M. Huysmans n'est pas très sûr de ses passés définis. Il écrit par exemple «requérirent» pour «requirent» et dit couramment: «Cette maladie qu'elle prétendait la poigner», et: «Une immense détresse le poigna».

Ai-je besoin de dire que, si je signale ces inadvertances, ce n'est point pour en triompher? Le style de M. Huysmans n'en est pas moins savoureux. Bien plus, je crois que l'ignorance de beaucoup de jeunes écrivains est une des causes de leur originalité, je le dis sans raillerie. Un lettré, un mandarin, a beaucoup plus de peine à être original. Il lui semble, à lui, que tout a été dit, ou du moins indiqué, et que cela suffit. Il a la mémoire trop pleine; les impressions ne lui arrivent plus qu'à travers une couche de souvenirs littéraires. Mais ces nouveaux venus ont fait de très médiocres humanités: il y paraît à la façon dont ils parlent des classiques. Ils n'ont rien qui les gêne; il leur semble, à eux, que rien n'a été dit. Ils sont amusants à regarder: ce sont en réalité des primitifs, des sauvages,—mais des sauvages à la fin d'une vieille civilisation et avec des nerfs très délicats. Et vraiment il leur arrive de voir, de sentir plus vivement que les mandarins. Parmi beaucoup de naïvetés, d'enfantillages, de sottises, et tout en inventant quelquefois des choses inventées déjà depuis deux mille ans, ils ont de remarquables trouvailles. Il faut assister avec sympathie à cette invasion de barbares précieux: car peut-être que c'est la dernière poussée originale d'une littérature finissante et qu'après eux il n'y aura rien,—plus rien.

GEORGES OHNET

J'ai coutume d'entretenir mes lecteurs de sujets littéraires: qu'ils veuillent bien m'excuser si je leur parle aujourd'hui des romans de M. Georges Ohnet. Je ferai plaisir à tant d'honnêtes gens et je soulagerai tant de bons esprits en disant tout haut ce qu'ils pensent! Et puis, si ces romans sont en dehors de la littérature, ils ne sont peut-être pas en dehors de l'histoire littéraire. Et s'ils ne s'imposent pas à l'attention par eux-mêmes, ils la sollicitent par l'étonnante fortune qu'ils ont eue, et qui est de deux sortes.

En quelques années le Maître de forges a eu deux cent cinquante éditions; Serge Panine, couronné par l'Académie française, en a eu cent cinquante; la Comtesse Sarah, tout autant; Lise Fleuron, une centaine, et la Grande Marnière en a déjà quatre-vingts. C'est là, comme on dit, le plus grand «succès de librairie» du siècle. M. Georges Ohnet est bien modeste s'il ne s'estime pas le premier écrivain de notre temps.

D'un autre côté, les romans de M. Georges Ohnet ont rencontré chez les lettrés, aussi bien chez ceux qui relèvent de la tradition classique que chez les autres, la plus complète indifférence ou même le dédain le moins dissimulé. Je ne dis pas qu'il n'y ait eu parfois quelque affectation dans ce dédain; je ne dis pas que tous ceux qui méprisent la Grande Marnière en aient bien le droit, mais je dis que parmi les artistes dignes de ce nom il n'en est pas un seul qui fasse cas de M. Georges Ohnet. Et vous ne trouveriez pas non plus un critique sérieux qui l'ait seulement nommé, à moins d'y être contraint par les nécessités d'un compte rendu bibliographique. Cet universel silence des lettrés autour des Batailles de la vie est aussi remarquable que la faveur dont jouissent ces rapsodies auprès du grand public.

On ne manquera pas de dire que cette attitude de certains «confrères» déguise une envie noire. Franchement, je ne le crois pas. Ils peuvent éprouver un peu de cet ennui que donne l'absurdité des choses humaines aux gens qui ne sont pas très philosophes; mais ce n'est point là de l'envie. Ils ne seraient point fâchés sans doute d'avoir autant de lecteurs que M. Georges Ohnet; mais j'affirme que pas un ne voudrait avoir écrit ses livres.

Or le sentiment des quelques centaines de dédaigneux qui veulent ignorer M. Ohnet et le sentiment contraire des quelques millions de bonnes gens qu'il comble de plaisir s'expliquent exactement par les mêmes raisons. Le cas de l'auteur des Batailles de la vie est clair, tranché, instructif, et c'est pour cela que nous nous y arrêtons.

Jamais, en effet, on n'a pu constater un départ plus net entre le «peuple» et les «habiles», au sens où La Bruyère employait ces deux mots. On voit avec une clarté qui ne laisse rien à désirer pourquoi ces romans exaspèrent les uns et ravissent les autres, et l'on est bien sûr que ceux-ci les aiment à cause de ce qui est dedans. Tous les fidèles de M. Georges Ohnet le comprennent et le goûtent tout entier. Le fait est plus rare qu'on croit et vaut qu'on le signale. On ne le retrouverait qu'à l'autre extrémité de la littérature, si je puis dire, avec Leconte de Lisle, Sully-Prudhomme et Anatole France: là encore le partage est net entre les délicats et les autres, mais à l'inverse. Les admirateurs de Silvestre Bonnard sont tout aussi sûrs de leur sentiment que ceux du Maître de forges: seulement ce ne sont pas les mêmes, et ceux-ci sont un million et ceux-là sont au plus un millier. Voyez maintenant, pour éclaircir tout ceci, un cas plus complexe et très différent. Prenez les romanciers les plus lus après M. Georges Ohnet, ce triomphateur unique: je veux dire Émile Zola et Alphonse Daudet. Pensez-vous que les neuf dixièmes de leurs lecteurs les aiment pour eux-mêmes et les comprennent entièrement? Point; mais les brutalités de M. Zola ont ému la curiosité des uns; la sensibilité et tout «le côté Dickens» de M. Daudet ont attiré les autres. Ajoutez la part de hasard qui entre dans ces grands succès, puis l'habitude et la mode qui les entretiennent et les grandissent. La fortune littéraire de M. Daudet et de M. Zola ne s'explique pas tout à fait par leur talent, dont l'essence échappe au plus grand nombre.

Mais le triomphe de M. Ohnet s'explique entièrement par l'espèce de son mérite. Son oeuvre est merveilleusement adaptée aux goûts, à l'éducation, à l'esprit de son public. Il n'y a rien chez lui qui dépasse ses lecteurs, qui les choque ou qui leur échappe. Ses romans sont à leur mesure exacte; M. Ohnet leur présente leur propre idéal. La coupe banale qu'il tend à leurs lèvres, ils peuvent la boire, la humer jusqu'à la dernière goutte. M. Ohnet a été créé «par un décret nominatif», dirait M. Renan, pour les illettrés qui aspirent à la littérature. S'il n'est pas un grand écrivain, ni même un bon écrivain, ni même un écrivain passable, il est à coup sûr un habile homme. Le rêve poncif qui fleurit dans un coin secret des cervelles bourgeoises (il va sans dire que je parle ici non d'une classe sociale, mais d'une classe d'esprits), personne ne l'a jamais traduit avec plus de sûreté, de maîtrise, ni de tranquille audace.

I

Son génie particulier éclate tout d'abord dans le choix même de ses sujets. Ils ont traîné partout et sont d'autant meilleurs pour le but qu'il se propose. L'effet de ces histoires est infaillible: ayant plu depuis si longtemps, elles plairont encore, au lieu qu'avec des sujets un peu nouveaux on ne sait jamais sur quoi compter. Le Maître de forges, c'est l'antique roman de la fille noble conquise par le beau roturier; seulement, ici, la conquête commence après le mariage: c'est, au fond, le Gendre de M. Poirier, les rôles étant retournés.—Serge Panine, c'est encore, par un côté, le Gendre de M. Poirier, et, par un autre côté, Samuel Brohl et Cie.—La Comtesse Sarah, c'est la vieille histoire du monsieur qui, avec d'horribles remords, trompe son bienfaiteur, et aussi de l'amoureux placé entre deux femmes, le démon et l'ange, la coquine et la vierge (Cf. les Amours de Philippe).—Lise Fleuron, c'est la vieille histoire de l'actrice vertueuse qui n'a qu'un amant et qui nourrit sa mère, de l'innocence méconnue et de la blonde naïve persécutée par la brune perverse.—La Grande Marnière, c'est la vieille histoire, deux fois vieille, des jeunes gens qui s'aiment malgré l'inimitié des parents et du beau plébéien aimé de la belle aristocrate: c'est Mlle de la Seiglière, c'est Par droit de conquête, c'est l'Idée de Jean Téterol; et c'est aussi le Fils Maugars, et c'est par surcroît la Recherche de l'absolu.

L'inspiration est double: bourgeoise et romanesque. Nous assistons à la victoire du tiers état sur la noblesse et de la vertu sur le vice. Le travail, l'industrie et le commerce triomphent particulièrement dans Serge Panine, le Maître de forges et la Grande Marnière; la vertu, dans la Comtesse Sarah et dans Lise Fleuron.

Presque tous les bourgeois sont riches démesurément, et presque tous sont partis de rien: ce qui prouve l'utilité du travail. Presque tous les nobles sont plus ou moins ruinés: ce qui démontre les inconvénients de l'oisiveté et du désordre. Pourtant M. Ohnet ressent à l'endroit de l'aristocratie une sympathie secrète et lui témoigne, malgré quelques honnêtes libertés de langage, un très profond respect: c'est qu'il sait bien quel prestige elle exerce encore sur ses lecteurs. Presque tous ses ingénieurs s'éprennent de filles qui portent les plus grands noms de France, et c'est là une façon d'hommage au faubourg Saint-Germain.

La vertu, ai-je dit, n'est pas moins glorifiée dans ces histoires que l'École polytechnique. Des héroïsmes incroyables terrassent dans le même coeur des passions exorbitantes; et en même temps les personnages vertueux ne manquent pas de l'emporter à la fin sur les coquins. Notez que, par un raffinement de conscience morale, dans ces drames où la vertu est si souvent millionnaire, M. Ohnet ne nous laisse pas ignorer le mépris qu'il a pour l'argent: quelques-uns de ses héros ont à ce sujet des apostrophes bien éloquentes. Il ose marquer de traits flétrissants les usuriers, les banquiers malhonnêtes. De cette manière, la vertu a beau être riche au dénouement, nous sommes sûrs que c'est bien au triomphe de la vertu toute seule que nous applaudissons.

M. Georges Ohnet est bien trop intelligent en effet pour ne pas s'en tenir aux dénouements agréables, aux dénouements optimistes, à ceux qu'exigent ses clients. Ceux-ci ne sauraient supporter une histoire où la vertu ne serait pas enfin récompensée. Sentiment bien naturel. Ils ont leur façon naïve d'entendre l'art; ils tiennent à ce qu'il soit consolant; ils veulent des fables où tout aille mieux que dans la réalité. Au contraire, les artistes, surtout dans ces derniers temps, ont un singulier penchant à peindre la vie plus triste qu'elle n'est. C'est que, pour eux, l'intérêt de l'oeuvre d'art ne réside point dans le mensonge facile d'un meilleur arrangement des choses ni dans le mariage final de l'amoureux et de l'amoureuse. Ce qui est vraiment intéressant, c'est la vision du monde particulière à l'écrivain, la déformation que subit la réalité en traversant ses yeux. Ils auraient donc grande honte de séduire les foules par un vulgaire et plat embellissement de la vie humaine. Par suite, ils seraient plutôt tentés de l'enlaidir afin de s'assurer qu'ils sont bien des artistes. Si d'aventure ils content des historiettes qui finissent bien, ils auront au moins un demi-sourire et nous les donneront franchement pour des berquinades, comme a fait M. Halévy dans l'Abbé Constantin. Mais ce ne sera qu'un jeu passager. Ils auraient peur, en accueillant les dénouements agréables, de sortir de l'art, de plaire à trop bon compte, par des moyens qui ne relèvent pas de la littérature, par autre chose que par une traduction personnelle de la réalité. Joignez que l'observation un peu poussée devient nécessairement morose. Enfin ils ne sont pas fâchés de se distinguer de la foule: leur pessimisme, absolu ou mitigé, leur donne une sorte d'orgueil, comme s'il était l'effet d'une clairvoyance supérieure. Ce sont là scrupules et faiblesses d'artistes: c'est dire que M. Ohnet ne les a point.

II

Je ne lui ferai pas un reproche de n'avoir point inventé ses sujets. Tous les romans se ramènent à un petit nombre de drames typiques, et ces éternelles histoires ne se peuvent guère renouveler que par l'invention des personnages, par l'étude des moeurs ou par la forme. Mais je ne pense pas qu'on trouve grand'chose de tout cela dans les romans de M. Georges Ohnet.

Ses figures sont de pure convention, et de la plus usée et souvent de la plus odieuse.

Voici le jeune premier, le roturier génial et héroïque: un beau brun, teint ambré, cheveux courts, barbe drue, longs yeux, larges épaules, voix de cuivre. Il est sorti premier de l'École polytechnique et «il s'est fait tout seul». Il est fier, il est vertueux, il est désintéressé, il est fort. La passion, chez lui, est brûlante et contenue; il flambe en dedans, ce qui est le comble de la distinction. S'il est avocat par-dessus le marché, ses phrases «se balancent comme des fumées d'encens». Philippe Derblay, Pierre Delarue, Séverac, Pascal Carvajan sont taillés sur ce patron. C'est l'idéal du héros bourgeois, c'est-à-dire l'ancien héros romantique pourvu de diplômes, muni de mathématiques et de chimie et ne rêvant plus tout haut: un paladin ingénieur, un Amadis des ponts et chaussées, l'archange de la démocratie laborieuse. D'innombrables petites bourgeoises, à Paris comme en province, l'ont vu passer dans leurs songes, et peut-être l'aiment-elles d'autant plus que c'est presque toujours aux grandes dames que le gaillard en veut. «Voyez-vous, dit le père Moulinet à deux reprises, nous autres bourgeois nous ne serons jamais les égaux des nobles.» Et toujours ces Bénédicts de l'École centrale finissent par dompter les duchesses, ce dont le tiers état est considérablement flatté et dans son orgueil et dans sa superstition.

Et voici la jeune fille noble, généralement blonde, «la taille admirablement développée», «d'une incomparable beauté», fière, hautaine, dédaigneuse. Elle commence régulièrement par haïr celui qu'elle aimera. Plus distinguée encore que le polytechnicien qui la trouble, elle brûle encore plus en dedans, avec une éruption finale de volcan sous la neige. M. Ohnet insiste beaucoup sur la finesse de ses attaches et, même quand elle est à pied, il la voit toujours en amazone, souple, onduleuse et nerveuse, une cravache dans sa petite main. Pour lui, une fille noble est plus ou moins une blonde équestre qui a la moue de Marie-Antoinette et qui épouse un industriel.

Au roturier puissant et beau s'oppose le gentilhomme viveur, plus mince et plus frêle, séduisant et impertinent, tout pénétré de «corruption slave», ce qui est aussi très distingué. Tels sont le duc de Bligny et Serge Panine. Et, de même, à la blonde fille de l'aristocratie s'oppose, bonne ou méchante, la fille de la bourgeoisie riche (Athénaïs Moulinet ou Madeleine Merlot), brune et généralement plus grasse, avec des mains et des pieds moins délicats. Et nous avons aussi, pour les imaginations exaltées, pour les fascinés de Sarah Bernhardt, la femme-sphinx, la femme-démon, la femme troublante et fatale, la comtesse Sarah, une fille de bohémiens, une gypsie élevée par une lady. Elle est complète, celle-là! Et comment résister à une invention aussi «distinguée»?

Et tous les autres personnages sont de cette force et de cette nouveauté. Pas un qui ne soit prévu, pas un qui ne soit construit selon les inévitables formules. Ce sont des Grandets affaiblis, des Nucingen dilués, des Poirier de pacotille. Si on nous présente un notaire, il sera cérémonieux ou plaisantin; si un homme de chicane, il aura le regard faux et les lèvres minces; si un cabaretier, il aura un gros ventre et une face apoplectique; si un vieux colonel, ce sera un ours, un sanglier avec un coeur d'or. On les connaît d'avance, on les voit venir, on a le plaisir de les retrouver, on n'est jamais surpris ni dérouté par la moindre trace d'observation personnelle. Si vous avez un vieux gentilhomme possédé de la manie des inventions et qui passe sa vie dans son laboratoire, quel fils lui donnerez-vous? Un hobereau, grand chasseur, grand buveur et grand coureur de filles, cela ne fait pas un pli; et tel est bien Robert de Clairefond. Et si ce gentilhomme a une soeur qui soit une vieille fille, que sera-t-elle? Si elle n'est pas la chanoinesse rêche, austère et dévote, elle sera évidemment la vieille demoiselle à moustaches, bonne, brusque et gaillarde en propos; et telle est, en effet, Mlle de Saint-Maurice.

Dans ce monde convenu, d'où l'observation directe et sincère est absente, trouve-t-on du moins toujours la vérité relative des sentiments et la conformité des actes aux caractères? Je n'oserais en jurer. Les personnages «sympathiques» sont d'une extrême noblesse morale, et leurs erreurs mêmes sont celles de grandes âmes. C'est égal, leur conduite est parfois bien singulière. Claire de Beaulieu nous est donnée pour une créature merveilleusement fière et loyale: or, le jour où elle apprend que l'homme qu'elle aimait doit épouser une autre femme, subitement, dans un féroce mouvement de dépit vaniteux, elle offre sa main à un bourgeois qu'elle n'aime pas, qu'elle a jusque-là dédaigné et à qui elle a résolu de ne point appartenir: tout cela n'est assurément ni loyal ni fier. Et lui, l'homme intelligent et fort, lui qui s'est vu méprisé la veille, ne voit rien, ne se doute de rien, s'étonne à peine de ce changement incroyable, accepte bonnement ce qu'on lui offre. Et plus tard, quand son jeune beau-frère lui fait demander la main de sa soeur, lui si bon et si juste, lui qui sait que les deux jeunes gens s'adorent, il refuse impitoyablement. Et pourquoi? Pour rien, pour amener une phrase d'Octave qui apprenne à Claire qu'elle est ruinée et que Philippe l'a prise sans fortune. Vous voyez comme ici la vérité des sentiments paraît subordonnée à l'intérêt de la fable. Je sais bien que la logique des actes et leur rapport avec les caractères sont assez difficiles à établir rigoureusement, que la vraisemblance morale est chose un peu indéterminée et variable et qu'il lui faut laisser du jeu. Je crains seulement que les héros de M. Ohnet ne soient pas toujours aussi admirables qu'il le croit; j'ai peur qu'il ne se laisse tromper lui-même par la belle attitude qu'il leur a prêtée. Cela est surtout sensible dans le Maître de forges. Mais on est tenté d'abandonner tout de suite cette querelle: que ces gens agissent ou non comme ils doivent, ce qu'ils font nous est si indifférent! Plus souvent, d'ailleurs, l'invraisemblance n'est que dans l'héroïsme démesuré des actes; mais cela est du romanesque le plus légitime, sinon du plus rare.

III

Si nous passons à l'exécution, nous y voyons appliquées consciencieusement, courageusement, toutes les règles de la vieille rhétorique du roman.

Lisez le début de la Grande Marnière: «Dans un de ces charmants chemins creux de Normandie…, par une belle matinée d'été, une amazone… s'avançait au pas…, rêveuse…» Le cheval fait un écart; un étranger apparaît qui demande son chemin. Extase et réflexions de l'étranger: cette belle personne lui paraît «vivre sous l'empire d'une habituelle tristesse…» «La destinée injuste lui avait-elle donné le malheur, à elle faite pour la joie? Elle semblait riche: sa peine devait donc être toute morale. Arrivé à ce point de ses inductions, l'étranger se demanda si sa compagne était une jeune femme ou une jeune fille…» Voilà du moins un tour, un style, une élégance que les enfants mêmes peuvent apprécier! On écrit comme cela à quinze ans, en seconde, quand on est un élève «fort» sans être très intelligent, et on enlève le prix de narration française!

Toutes les héroïnes sont belles et de la même façon. Des phrases se répondent d'un roman à l'autre: «Elle avait une taille admirablement développée, d'une élégance sans pareille.»—«Sa taille élevée avait une élégance exquise.»—Quelquefois «l'harmonieuse ampleur des épaules» est «accentuée par la finesse de la ceinture».—Il y a aussi pour le jeune premier une phrase qui revient dans chaque roman nouveau, imperturbablement: «Après de brillantes études, il était sorti le premier de l'École polytechnique et avait choisi le service des mines.»—«Pierre Delarue venait d'entrer le premier à l'École polytechnique et semblait promis à la plus belle carrière.»—Nous sommes dans un pays où l'on aime instantanément, dès le premier regard: c'est le régime du coup de foudre. Et là encore la même phrase se répercute comme un écho, à travers les banales histoires: «Ce fut un coup de foudre. Il garda pendant deux ans son secret profondément enfermé au fond de son coeur.»—«Elle eut comme un pressentiment que cet étranger aurait une influence sur sa vie.»—«Le comte s'était retourné. Il resta immobile, muet, saisi par la merveilleuse beauté de la jeune fille.»—«Instinctivement, comme si les regards de Sarah eussent pesé sur lui, Pierre se retourna. Ses yeux rencontrèrent ceux de la belle Anglaise: ce fut l'espace d'une seconde (sic).»

Tout y est: l'arrangement mélodramatique où s'entrevoit le doigt de Dieu (si, dans la Grande Marnière, l'idiot tombe du clocher, c'est sur la fosse de sa victime qu'il viendra s'écraser);—les mots de théâtre («Chercherai-je à obtenir cette adorable jeune fille à force d'infamie? Non! Ce sera à force de dévouement!»—«J'en appelle au monde!—Quel monde? Celui où je suis montée, ou celui où vous êtes descendue?» );—l'artifice des pendants, les figures qui s'opposent jusque par la couleur des cheveux: Claire et Athénaïs, Jeanne de Cygne et la comtesse Sarah, le général comte de Canalheilles et le colonel Merlot, Serge Panine et Pierre Delarue, Micheline et Jeanne, Lise Fleuron et Clémence Villa, Carvajan père et Carvajan fils. Procédé commode, qui flatte par de faciles effets de symétrie grossière: on comprend que M. Ohnet y sacrifie sans douleur une chose dont il ne paraît pas se douter: la variété, la complexité de la vie.

Il offre à son public d'autres régals encore, car il n'a rien à lui refuser.

Quand on n'est pas du grand monde, on aime bien savoir tout de même ce qui s'y passe. M. Ohnet, qui le sait, nous renseigne abondamment sur la haute vie et nous révèle les mystères de l'élégance mondaine. Les trois quarts de ses personnages appartiennent à la meilleure société, sont ducs, marquis ou comtes: dans chacun de ses romans vous trouverez la description consciencieuse d'un vieux château de famille et d'un hôtel aristocratique avec tout le détail de l'ameublement. Et vous verrez des gentilshommes monter à cheval, et vous assisterez à des rally-papers.—On n'aime pas beaucoup les romans de M. Zola ni même ceux de M. Alphonse Daudet; mais enfin on ne veut pas rester trop en arrière du mouvement, on n'est pas un imbécile et on accepterait un naturalisme mitigé: M. Ohnet nous en cuisinera. Il n'a pas plus peur qu'un autre des détails vrais et familiers: «Le sucre, adroitement soulevé avec la pince, sonnait au fond de la tasse, d'où s'échappait une vapeur brûlante et parfumée.» Et il n'hésitera pas à nous parler des aphtes du greffier Fleury et de «ses bobos recouverts de leur taie blanche».—On a des principes et on veut être respecté; mais enfin on n'est pas de bois; un roman n'est pas un livre d'heures, et on permet à l'écrivain de nous suggérer certaines idées agréables, pourvu qu'il n'insiste pas trop: M. Ohnet a deviné ce besoin discret. Il a, ma foi, des scènes d'amour assez vives et d'agréables chutes sur les canapés. Et quel trait de génie d'avoir, dans le Maître de forges, donné pour centre à un roman vertueux une scène scabreuse et d'avoir fait planer sur un drame si riche en beaux sentiments une image d'alcôve!—Mais le sérieux continu ennuie; on veut être égayé çà et là. Et voici venir le comique de M. Ohnet. Il est d'une remarquable simplicité et sait se passer d'esprit. Mlle de Saint-Maurice parlera comme la dame aux sept petites chaises: «C'est un ange que cet enfant-là! un ange immatriculé!» Et le notaire Malézeau répétera après chaque membre de phrase: Mademoiselle ou Monsieur le marquis. «Choses et gens, mademoiselle… Tout à votre service, mademoiselle… Croyez-le bien, mademoiselle.» C'est irrésistible, n'est-ce pas?

Maintenant voulez-vous de la couleur? «Debout, tout noir, les doigts crochus comme des griffes, ses yeux jaunes étincelant comme de l'or, on l'eût pris pour le génie du mal.»—«Ma vie intime est triste, sombre, humiliée; elle est la noire chrysalide du papillon que vous connaissez.»—Voulez-vous du pathétique? Pierre Delarue vient d'apprendre que sa fiancée l'a trahi: il s'agit de peindre sa tristesse de façon à émouvoir fortement le lecteur. Pierre se rappelle qu'un jour, quand il était aimé de Micheline, il a failli être tué dans la rue par accident: «Il pensait que, s'il était mort ce jour-là, Micheline l'aurait pleuré; puis, comme dans un cauchemar, il lui sembla que l'hypothèse (sic) était réalisée. Il voyait l'église tendue de noir; il percevait nettement les chants funèbres…» Et en avant le catafalque et tout l'enterrement! (On me dispensera, après toutes ces citations que je n'ai presque pas choisies, de m'arrêter sur le style de M. Georges Ohnet).—Voulez-vous enfin de hautes considérations de philosophie sociale?

Est-ce que vous trouvez mauvaise, dit le marquis, cette confraternité de M. Derblay et de Préfont? Votre mari, ma chère amie, descendant des preux, incarne dans sa personne dix siècles de grandeur guerrière; M. Derblay, fils d'industriels, représente un siècle unique, celui qui a produit la vapeur, le gaz et l'électricité. Et je vous avoue que, pour ma part, j'admire beaucoup le bon accord soudain de ces deux hommes qui confondent, dans une intimité née d'une mutuelle estime, ce qui fait un pays grand entre tous: la gloire dans le passé et le progrès dans le présent.

Cette vision de l'ingénieur et du gentilhomme enlacés, c'est une bonne moitié de l'oeuvre de M. Georges Ohnet. Elle est faite pour réjouir M. Poirier, M. Maréchal et M. Perrichon. Et l'autre moitié séduira particulièrement leurs épouses.

IV

Après cela, que M. Ohnet compose assez bien ses récits, qu'il en dispose habilement les différentes parties et que les principales scènes y soient bien en vue, cela nous devient presque égal. Que ces romans, débarrassés des interminables et plats développements qui les encombrent et transportés à la scène, y fassent meilleure figure; que la vulgarité en devienne moins choquante; que l'ordre et le mouvement en deviennent plus appréciables,—je n'ai pas à m'en occuper ici: les quelques qualités de ces romans, étant purement scéniques, échappent à la lecture.

On y trouve, en revanche, l'élégance des chromo-lithographies, la noblesse des sujets de pendule, les effets de cuisse des cabotins, l'optimisme des nigauds, le sentimentalisme des romances, la distinction comme la conçoivent les filles de concierge, la haute vie comme la rêve Emma Bovary, le beau style comme le comprend M. Homais. C'est du Feuillet sans grâce ni délicatesse, du Cherbuliez sans esprit ni philosophie, du Theuriet sans poésie ni franchise: de la triple essence de banalité.

Mais ces romans sont venus à leur heure et répondaient à un besoin. Les romanciers qui sont artistes se soucient de moins en moins des goûts de la foule ou même affectent de les mépriser; la littérature nouvelle tend à devenir un divertissement mystérieux de mandarins; on dirait qu'elle s'applique à effaroucher les bonnes âmes par ses audaces et à les déconcerter par ses raffinements: or il y a toute une classe de lecteurs qui n'a pas le loisir ni peut-être le moyen de pénétrer ces arcanes, qui veut avant tout des «histoires», comme les fidèles du Petit journal, mais qui pourtant les veut plus soignées et désire qu'elles lui donnent cette impression que «c'est de la littérature». M. Ohnet est au premier rang de ceux qui tiennent cet article-là; il est incomparable dans sa partie; il sait ce qui plaît au client, il le lui sert; il le lui garantit. Tout cela n'est certes pas le fait du premier venu; mais qu'il soit bien entendu que c'est en effet de marchandises qu'il s'agit ici, de quelque chose comme les «bronzes de commerce», et non pas d'oeuvres d'art. Il ne faut pas qu'on s'y trompe. Je n'ai voulu que prévenir une confusion possible.

FIN

TABLE DES MATIÈRES[82]

[Note 82: Les numéros de page indiqués ci-dessus font référence à l'édition originale sur papier publiée en 1886 par la librairie H. Lecène et H. Oudin, dont le présent e-book est la reproduction.]

Pages

Avant-propos 5

Théodore de Banville 7

Sully-Prudhomme 31

François Coppée 79

Édouard Grenier 113

Le Néo-hellénisme (Mme Adam) 129

Mme Alphonse Daudet 165

À propos d'un nouveau livre de classe 181

Ernest Renan 193

Ferdinand Brunetière 217

Émile Zola 249

Guy de Maupassant 285

J.-K. Huysmans 311

Georges Ohnet 337

Sceaux.—Imprimerie Charaire.

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