Les Corneilles
The Project Gutenberg eBook of Les Corneilles
Title: Les Corneilles
Author: aîné J.-H. Rosny
Release date: November 20, 2008 [eBook #27303]
Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
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[Publié dans la Revue Indépendante, numéros 11 à 14 (1887).]
LES CORNEILLES
À une soirée de l'Américain O'Sullivan, boulevard Malesherbes, un officier du génie se tenait solitaire. Il était grave et très beau. Sur le sobre uniforme, sa tête blonde, hâlée à peine, se détachait avec majesté. Il avait de grands yeux celtes, mâles et candides, entre des cils d'enfance. Revenu de Tunisie avec des états de services superbes, très jeune encore, il était cité comme un officier de large avenir.
La fête restait nonchalante, une mince valse traînaillait, un bourdon de causeries entrecoupait la menue musique, l'haleine de Mai entrait par les larges fenêtres ouvertes, faisait trembloter les lustres, aimablement caressait les femmes et les fleurs.
Un peu timide, ensauvagé par sa longue absence, l'officier observait naïvement la bimbeloterie, de ci de là éparse, les rideaux de soie soufre gonflés au souffle soiral. Brusquement, ses prunelles s'abaissèrent sur un groupe de femmes.
Alors, il frissonna. On voyait dans une vague de mousselines, une figure de jeune fille surgir. Elle était très pâle, un délicat chef d'œuvre aux prunelles de splendeur noire, au petit geste saccadé, tout furtif, de charme gracile.
Elle devait être pubère à peine, le cou délicat, la poitrine finement turgescente, et il s'éblouissait, se sentait devenir craintif et tout humble. Cependant, il continuait à la contempler, inconscient de la fixité de son regard, retenant un peu son haleine. Un jeune homme chauve s'approcha, se pencha gracieusement vers la jeune fille, et, tandis qu'ils se parlaient, l'officier était blême d'angoisse. Il voulut détourner la tête, ne put. Il restait à admirer une voie lactée de perles sur la sombre chevelure de l'adolescente. Soudain, elle se retourna, ses yeux allèrent à ceux de son contemplateur, s'y fixèrent quelques secondes avec une expression de colère, de dédain et de moquerie. Son compagnon, une maigre silhouette de fourbu, regardait cette scène, les lèvres closes, avec une physionomie dénigrante, un vague haussement d'épaules. L'officier étonné, abaissa les paupières dans une tristesse démesurée.
—Pourquoi? murmura-t-il.
Il s'éloigna lentement, poigné, alla vers un groupe de jeunes gens qui formaient un petit parlement dans l'embrasure d'une fenêtre. Devant la beauté fine du jardin, le tissage transparent de Mai, le firmament tendre, irrégulier, plein de menues vapeurs, ils causaient gravement. L'officier entendit:
—Betoy en croque vingt-six à la minute...
—Oh! Tam O'Shanter fait mieux que ça... trente-deux!
—Pardon, bel et bien, trente-trois.
Mais l'officier, frappant doucement sur l'épaule d'un des causeurs, dit:
—Lannoy... as-tu deux secondes?
Lannoy se retourna. C'était un gars aux fortes épaules, le visage sincère, des cheveux frisés de sanguin.
—Mille secondes! répondit-il.
—Peux-tu me dire... là-bas... ce jeune homme?
—Victor de Semaise.
—Connais pas!
—N'est pas sot... esprit de silex... expérience et pessimisme. Très fort à l'épée. Dépense sans se ruiner. Écurie médiocre.
L'officier parut hésitant, un flux rouge à ses tempes; il murmura:
—Et la jeune fille?
—Bah! Tu ne la connais pas?
—Mais non.
—Madeleine Vacreuse.
—Vacreuse! répéta l'officier avec un large trouble.
Il comprenait maintenant la colère de l'adolescente. La foule douce et farouche des souvenirs se levait, circulait dans la chambre noire de son cerveau. Toute l'enfance, mêlée à ce nom de Vacreuse, une sotte et méchante éducation de haine... Et l'officier devenait pâle excessivement, l'âme en désordre. Pourtant, un brusque espoir le saisit.
—C'est bien la fille de Louis Vacreuse? dit-il.
—Mais oui. Sort de pension... a fait ses débuts dans le monde tout récemment... charmante, d'ailleurs, mais déjà cueillie.
—Comment?
—Semaise veut faire une fin... est las... a tourné son âme vers cette fleur... Pas bête!
—Et elle?
—A accepté, parbleu. Elle trouve probablement Semaise très bien, et aurait raison s'il n'avait pas le moral plus aride qu'un Sahara... Quelques années de malheur, puis... Tout passe si vite!
L'officier écoutait, appesanti. Une ténébreuse impression de Paradis perdu était sur sa pensée. Ses beaux yeux celtes tremblaient, l'haleine vernale entrait plus délicieuse, la frêle musique voltigeait sous l'or des plafonds, allait se perdre dans le jardin parmi la gravité frissonnante des arbres. Tout était férocement tendre.
—Tu es triste? dit Lannoy.
—Oui.
—Je t'abandonne, alors. Les paroles, sur un chagrin, c'est des mouches autour d'une blessure.
L'officier resta seul. Un quadrille dormassant s'engageait, beaucoup de ridicule sourdait de la gravité des attitudes, mais il n'y songeait guère, sentait s'épanouir en lui une ombrageuse passion, un amour dont il connaissait trop la vacuité mélancolique. Mais, au fond de lui, la pertinacité de sa nature sérieuse s'éveillait, l'opiniâtreté d'espoir des travailleurs le redressait un peu, il respirait largement, se remettait à regarder les salons. De suite, sa pâleur reprenait à la vue de Madeleine Vacreuse mêlée au quadrille, en face de Victor de Semaise. Alors, inconsciemment, il se mit à marcher le long des fenêtres, avec une rêverie confuse, un regret infini de n'être plus là-bas, en Tunisie, préoccupé seulement de futuritions militaires, heureux de sa carrière magistralement ébauchée, de l'estime des moustaches grises, l'âme toute claire quand, le soir, il se délassait une heure à faire de la musique, sous les constellations pures, à faire pleuvoir les notes lentes dans le cristal nocturne, à travers la solennité large du Silence.
Il s'arrêta. Madeleine Vacreuse était tout près de lui. Les lèvres tristes, il resta là à se pénétrer de l'ineffable grâce de l'adolescente, à cueillir une moisson d'âpres et délicieuses adorations, à savourer les détails minuscules d'une toilette de jeune fille, les poses, les jeux exquis des étoffes sur la suavité des formes, la nudité divine du cou. À mesure, le flot amoureux entrait plus profondément au cœur du soldat, une plénitude accablante remuait ses artères, et grisé, chancelant, il s'appuyait contre un linteau. Ses yeux ne quittaient pas la belle vierge, tellement que des gens chuchottaient et que Semaise ayant murmuré quelques mots, Madeleine se retourna subitement.
De nouveau, le regard moqueur, colère, dédaigneux tomba sur l'officier, le toisa vite, avec une majesté noire. Il souffrit horriblement, se détourna, et Semaise, sarcastique, l'air d'un Belzébuth rouillé, passait son bras autour de la taille de Madeleine, l'entraînait dans le tourbillon d'une danse.
Alors, avec un grand soupir, un mouvement d'arrachement, l'officier s'éloigna, sortit des salons, le front humilié, le corps sans force. Il descendit le boulevard, amèrement pensif, des multitudes d'espérances se fanant en lui, tombant comme des soldats blessés. Pourtant il s'effarait de ce que lui, l'énergique, accoutumé aux belles victoires de l'homme sur soi-même, trempé à d'obstinés labeurs, aux luttes du devoir, fût capté par cet amour si brusque et ce sombre découragement.
—Ma volonté déserte! murmura-t-il... Mais demain, sans doute, tout reverdira.
Les feuilles légères frissonnaient aux platanes, les flammes des réverbères se décoloraient, quelque chose de tendre et de frais semblait sourdre du firmament. Lui s'en allait à pas mous, s'immobilisant quelquefois, revenant, et il resta longtemps devant la grande masse mélancolique de l'Opéra, si longtemps que l'aurore monta parmi des nues voyageuses. Devant la rougeur élargie, la gamme infiniment nuée du prisme, il lui arrivait des imaginations élyséennes, des choses incommensurablement douces cachées au loin, des rêves aussi vastes et aussi instables que les grottes resplendissantes du Levant.
Il continuait enfin sa route, très las, avec aux lèvres un sourire chagrin, le cerveau plein d'une grêle, toute suave silhouette de deux yeux superbes et colères. Son amour grandissait encore, devenait lentement indomptable.
II
Entre Madame Vacreuse et Pierre Laforge, la haine était impérissable, augmentait avec les années comme les couches concentriques d'un arbre: de mutuelles offenses, perpétuellement, la ravivaient. Sa source était lointaine, remontait au mariage de Jeanne. Il avait existé pour tous deux une pause d'âme durant laquelle ils s'étaient adorés. Leurs fiançailles avaient été approuvées par leurs deux familles, l'époque de leur mariage convenue. Quelques semaines avant la date solennelle, Pierre dut entreprendre un court voyage. Il partit, l'esprit libre, aussi assuré de la fidélité de Jeanne que de l'existence des étoiles. Une formidable déception l'attendait au retour: Jeanne était partie avec sa famille, laissant une lettre par laquelle elle déclarait la rupture de ses engagements, avouait le choix d'un autre fiancé.
Pierre lut, relut, avec les intermittences de fureur et de sombre abattement que provoquent chez un être jeune ces négations de la loyauté. Pourtant, il aimait tellement Jeanne que, au fond, il était prêt à lui tout pardonner. Mais l'absence de l'offenseuse, l'impossibilité d'aller du moins crier son indignation, tout ce que la fuite ajoute à un déni de justice lui brûlait le cœur... Ah! rien... rien que ce misérable rectangle de papier blanc où courait l'écriture fine de la vierge féroce. Et vingt fois il relisait les lignes atroces, brisait en sanglotant des meubles contre la muraille.
Jeanne, pendant ce temps, était installée à Lille avec sa famille. En rompant ses promesses, elle avait cédé au moins noble des entraînements: l'argent. Durant l'absence de Pierre une demande de mariage écrite lui était parvenue. Elle émanait d'un jeune homme rencontré quelquefois par Jeanne dans le monde des petits bourgeois.
Timide, il convoitait en sourdine, depuis longtemps, la splendide Jeanne, hantait les maisons où il avait chance de la frôler, infiniment triste de la savoir fiancée à Pierre Laforge et priant Dieu chaque soir d'écarter ce rival. Il espéra longtemps une péripétie. Enfin, les puissances d'outre-terre déclinant d'intervenir, il joua son va-tout, écrivit sa demande à peu près dans les termes d'une pétition à un ministre.
Cette lettre ridicule fut terrible au cœur de Jeanne. À travers la platitude de la forme, elle vit la solidité du fond, la conquête du paradis social. Deux jours elle y rêva, l'âme en feu. C'était une fille ambitieuse, non incapable d'amour, mais trop âpre à la curée pour ne pas savoir décapiter ses rêves devant une réalité d'or. Pourtant, comme d'ailleurs le dernier des galériens, elle avait son aune de conscience. Elle se rappelait ses promesses, s'avouait une tendresse pour Pierre.
Vers le troisième soir, elle penchait de plus en plus à la rupture. Mais devant la grandeur de l'événement, elle défaillit, se voulut un complice. Elle alla, la mère étant quantité négligeable chez les Glavigny, tapoter à la porte du bureau où le père préparait les petites combinaisons de son négoce.
—Qu'y a-t-il? interrogea le brave homme.
—Ceci, père.
Et elle tendit la lettre de Vacreuse. Le père, attentivement, la lut, la déposa sur son pupitre d'un air pensif, puis la relut avec tant de minutie qu'il semblait l'épeler.
—Fameux! dit-il enfin.
Et il recommença à songer, tout en épiant sa fille. Non qu'il hésitât. L'affaire était claire merveilleusement. Le bonheur de sa jolie fille passait au-dessus des petites pouilleries. Seulement, il faudrait aviser à éviter des clabauderies et du scandale.
—J'ai trouvé, chérie! fit-il.
—Quoi donc?
—Le moyen d'éviter le tapage.
—Quel tapage?
—Celui de Pierre et de sa famille.
—Mais je ne t'ai pas dit que j'acceptais Vacreuse.
—Ah bah! fit le père en riant.
Mais devant la figure révoltée de Jeanne, il comprit qu'elle voulait être convertie. Alors, avec une mine honorable, des paroles d'enterrement, il joua son rôle, démontra à sa fille ce qu'elle s'était déjà démontré. Elle écouta, résista convenablement, et déjà au dîner la famille dressait ses batteries. Le lendemain Glavigny allait trouver Vacreuse. Le jeune homme fut trop heureux de se soumettre à tout, et l'on partit pour Lille où les préparatifs du mariage se firent avec alacrité.
Aucun des obstacles redoutés ne se présenta. À la mairie, à l'église, l'inquiet M. Glavigny ne vit pas apparaître le trouble-fête. Nulle main n'essaya d'arracher les fleurs d'oranger de la mariée, nul poing ne menaça le crâne de Louis Vacreuse. Les époux voyagèrent selon les traditions, un peu plus longuement même. Au bout de plusieurs années ils revinrent se fixer à Paris, dans une belle résidence, proche le Bois.
III
Pierre, durant cette période, avait philosophé. L'éternel chirurgien avait soigné les blessures, métamorphosé la grande haine en amertume supportable. Nature belliqueuse, il avait plutôt agi que pleuré. Les mauvaises bêtes de l'ambition s'étaient mises à hurler. Il avait résolu de boxer le prochain un peu proprement. À un fond de nature escarpé, il joignit l'idée d'un certain droit de revanche, et il se jeta méthodiquement sur la société, se rua dans la lutte, avec la stricte honnêteté légale, mais sans vains scrupules.
Très attentif, sobre, entreprenant, il établit sa base, écrasa honnêtement les distraits et les faibles, et, estimant qu'il ne demanderait pas grâce en cas de défaite, n'accorda guère de merci, marcha d'accord avec les dix commandements de la religion du plus Fort. Il fut de l'excellente race qui vit sans recueillement, ignore le sens intime, bâtit des monuments en pièces de cent sous et se croit positive.
Il avait quelques amis, qu'il n'aimait guère, ni eux lui. Très fier de ce qu'il dénommait son énergie, de son mouvement de loup chasseur, il méprisait la bête humaine créatrice, la Caste de Pensée et de Construction.
Pourtant, quand cet homme fort apprit le retour de Jeanne à Paris, il eut une semaine d'affaissement. Il s'enferma chez lui, âpre. Le crâne entre ses poings, il rêvait misérablement. Il songeait à l'ancienne terre promise de sa destinée, à son mariage, à la Jeanne dont il avait eu si grand faim, au formidable épanouissement de sa chair adolescente. Il soupirait en rognant ses ongles, il revoyait la fiancée, la sorcellerie de Jouvence, unique, et trépassée pour l'Éternité! Graduellement le calme lui revint; il se rua, plus féroce, au torrent, engagea des spéculations excellentes; les capitaux affluèrent vers lui, il gagna l'estime des hommes de poids.
Un soir, chez un banquier israëlite, il entendit sonner le nom de Louis Vacreuse. Il toisa ce rival victorieux, le trouva mesquin, de triste encolure et de pauvre énergie, puis, quand Vacreuse se fut retiré, il laissa échapper des épigrammes insultantes. Des bonnes gens éparpillèrent ses paroles; il reçut une lettre brève où l'on exigeait des excuses. Il les refusa, se battit, décousit très superficiellement Vacreuse, et, de son côté, l'affaire en fût restée là.
Mais Jeanne avait été terriblement scarifiée des épigrammes du jeune homme et d'autant plus que, devant la fortune montante du dédaigné, elle devait bien s'avouer qu'en somme Pierre lui aurait assuré la fortune tout comme Louis, avec l'amour en sus! Avec une féminine patience elle se mit à étudier la vie de son ennemi et Pierre ne tarda pas à s'apercevoir qu'on lui créait des difficultés, qu'on lui faisait une guerre sourde, acharnée. Il savait d'où venaient les coups, et sa haine se réveillait à mesure. Mais cette haine fut immense quand les perfidies de Jeanne, s'attachant aux projets d'union du jeune homme avec une gentille enfant de la Haute Banque, réussirent presque à amener une rupture. De ce moment la lutte éclata, continuellement ravivée par les humiliations subies à tour de rôle.
Impatiente de l'ascension continuelle de Laforge, Jeanne fut prise d'ambition pour son mari. La fortune si considérable de Vacreuse détourna cette ambition des choses d'argent; Jeanne élut la politique. Vacreuse était quelconque, mais elle se crut de force à l'animer. Il avait une belle voix, grave et portant loin, une diction claire, bien articulée quand rien ne le troublait. Le plus grand obstacle était sa timidité. Dénué de volonté propre, Vacreuse absorbait fatalement les pensées et les sentiments de sa femme. Pourtant, aux premières ouvertures des projets qu'elle nourrissait pour lui, il s'épouvanta. Il ne se sentait pas taillé dans le cuir des hurleurs de tribune. Elle insista, cita Démosthènes et ses cailloux, le circonvint avec des affirmations si solennelles que le pauvre homme succomba.
Alors, elle trouva un ex-acteur célèbre, qui, presque chaque matin, venait enseigner la gymnastique déclamatoire à Vacreuse. Elle assistait à ces leçons, récompensait son mari par des sourires le jour où il méritait des bons points. En même temps elle feuilletait les orateurs contemporains, pinçait la guitare électorale, parcourait ces méchants petits mémoires où se révèlent les condiments de la cuisine gouvernementale. Fine, forte en ruse, médiocre en intellect, elle excellait aux chicanes, aux pouilleries de la faiblesse humaine transportées dans les graves législatures.
Pour mieux assurer ses projets, elle mit la fortune conjugale à l'abri des contingences, l'établit sur fonds d'État pour la plus large part, sur propriétés territoriales de premier ordre pour le reste. D'avance, elle eut l'audace de choisir le département qui devait élire Vacreuse, elle mit la résidence estivale de la famille au château des Corneilles.
Pendant ce temps Pierre Laforge escaladait toujours la pente rugueuse du succès. Devenu un des plus effroyables carnivores du Commerce et de l'Industrie, un des grands maîtres tondeurs, il venait d'emporter la jeune proie millionnaire qu'il convoitait, et son mariage lui taillait un repaire définitif en plein roc financier. Il regardait l'avenir sans baisser les paupières, l'œil sûr et fixe, plein de mépris pour l'humanité, la glaciale morgue des tyrans empreinte sur sa figure, accablant de mots dédaigneux les vaincus, envieux des vainqueurs, avec la conviction fantasmagorique d'avoir exécuté des besognes de grand homme. Il sut que Vacreuse se préparait à la députation, en rit d'abord, puis devint jaloux. Qu'était Vacreuse auprès de Pierre Laforge? Il voulut l'écrasement du rival, s'édifia un prodigieux avenir de ministre d'affaires. Encore assez jeune pour rêver d'énormes rénovations—non généreuses, d'ailleurs—dans la baraque gouvernementale, il se crut d'envergure, de par quelques millions acquis et une femme de la haute banque conquise, à métamorphoser la France. Il modifia considérablement ses allures, commença de jouer son rôle, phrasant volontiers dans les conciliabules des salons. À une certaine rudesse de démarche, il substitua une gravité lente, prit un plaisir d'homme médiocre à des tenues de diplomate.
Vacreuse, lui, faisait des progrès. Après des récitations en famille, Jeanne l'amena peu à peu à prononcer de petits discours appris devant les intimes. Il avait une mémoire tenace, n'oubliait pas un mot, et ses légères hésitations de timide écartaient le soupçon qu'il ne lançait que des phrases toutes faites. Sans déclamer remarquablement, il ne manquait pas de charme, avec sa belle voix grave et sa solennité de bon bœuf. Avec le temps sa timidité s'atténuait, si bien qu'un jour, à l'occasion d'un jubilé de vicaire de petite ville, Jeanne lui fabriqua un speech dans la note mirliton, qu'il débita sans anicroche. Dès lors elle le tint en haleine, le mena par les comices, le fit suer sur les estrades paysannes, et, durant les deux années qui précédèrent son élection, ne lui laissa pas quitter le département.
Il fut élu à une respectable majorité, siégea parmi les ultra-conservateurs. Son premier discours fut misérable. Les cris, les colloques stupéfièrent le pauvre homme. Doucement, il s'y accoutuma, devint clair, tint un petit emploi de tam-tam dans le concert parlementaire. Jeanne le poussait âprement, désolée de l'inertie du pauvre homme et ne devait jamais s'apercevoir qu'elle-même n'avait pas l'ensemble des qualités qu'il faut pour faire même un médiocre politique.
L'élection de Vacreuse ulcéra l'amour-propre de Laforge. Il se vit devancé, fut en proie aux caustiques de la jalousie. Le député libéral d'une localité manufacturière s'étant alité, Pierre sut des médecins que l'issue de la maladie serait fatale. Il se mit en campagne, fréquenta les clubs de l'endroit, dépêcha des agents munis d'argent et de promesses, commença de bâtir une cité ouvrière qui, tout en lui donnant une grosse réputation de philanthropie, ne fut pas une mauvaise affaire. Affectant des familiarités avec le peuple, une rondeur de bonhomme, il parla immodérément de Progrès et de Liberté, au fond resta un abominable despote, un partisan d'oligarchie brutale.
Le député décéda, le jour de l'élection vint. La lutte fut longue, les ballotages en reculèrent l'issue. Enfin, Pierre triompha, put s'asseoir sur les sièges législatifs, lorgner de loin, insolemment, celui en qui se résumait la haine et l'ambition de Jeanne. Mais, malgré une tâtillonne activité, il ne s'éleva pas considérablement au-dessus du niveau de son rival. Sa personnalité resta là noyée, impuissante et aboyante, écrasée par les grands chefs de la doctrine. Il ne fut guère question pour lui de transformer la France. Furibondes et verbeuses, cent ambitions palpitaient à côté de la sienne, montraient des dents carnivores, toutes aspirant à d'éclatants triomphes, haussant ridiculement leurs menues statures. Il en fut atterré, sa complexion de lutteur implacable se trouva amoindrie, et même il perdait de son orgueil au contact de ces lutteurs dont la plupart étaient aussi intelligents que lui ou, si l'on veut, aussi médiocres.
Cependant, dans l'intervalle, un peu avant son élection, un événement considérable était survenu chez Pierre, un fils lui naissait. Il coupa naturellement dans la blague paternelle d'hypothéquer ses vanités sur l'enfant, de rêver pour lui des revanches, et sa félicité se doublait de toute la rage qu'il devinait chez les Vacreuse. Cette rage était violente en effet. Jamais Jeanne ne complota si énergiquement contre Laforge. Mais les années coulèrent. Jeanne, qui commençait à désespérer, se sentit mère. Elle rêvait un garçon, un gaillard d'une envergure autrement puissante que Vacreuse! Mais, au jour de l'accouchement, sa déception fut dure: rien qu'une fille! N'importe! elle n'en était pas moins fière. D'ailleurs, tout espoir pour l'avenir n'était pas perdu. Elle était jeune, le destin pouvait lui accorder le fils dû.
Ces deux enfants reçurent alors une singulière éducation vindicative. On leur apprit en quelque sorte à haïr avant qu'ils pussent parler. Le petit Jacques, à l'âge de quatre ans, au seul nom de Vacreuse tremblait de tous ses membres. La petite Madeleine apprenait à confondre le nom de Laforge avec celui des cruelles créatures des contes de fées. Avec l'âge, Jeanne rendit cette exécration plus profonde dans le cœur de sa fille, mais le petit Laforge, au contraire, répugnait chaque année davantage à haïr qui que ce fût.
La guerre désastreuse passa sur la France; l'Empire croula. Pendant la période de Thiers et de l'ordre moral, l'étoile de Pierre pâlit devant celle de Jeanne. Des ministères conservateurs se succédèrent; Louis Vacreuse prononça quelques discours assez écoutés, présida plusieurs fois des commissions, et même faillit faire partie d'un ministère. Perdu dans la gauche, Laforge se voyait complètement annulé, s'affolait d'impuissance, mais l'accroissement considérable et continu de sa fortune lénifiait ses brûlures d'amour-propre.
IV
Jacques Laforge grandissait, orphelin, ayant perdu sa mère très jeune. Des exquisités se révélaient en lui, une douceur contemplative. La gâterie autoritaire de M. Laforge rendait les serviteurs humbles et craintifs; il n'y avait point là d'égaux, de frère, de sœur, pour susciter les querelles de l'enfance, réveiller les instincts de colère; la santé du petit le préservant, d'ailleurs, d'être fantasque ou despotique, aucune âpreté n'avait germé en lui.
On le laissait libre de jouer, de courir par la maison, par le vaste jardin, et naturellement grave, peu parleur, cela lui suffisait. Les bonnes plantes, les bêtes domestiques, les oiseaux, les insectes, le ciel capricieux de nos latitudes tenaient dans les souvenirs de Jacques la large place qu'ils tiennent aux âmes septentrionales éprises de nuances fines et de douceurs analytiques.
Le jardin ami le gardait tout l'été, servait à ses paisibles ébats, à ses menues contemplations. Ce furent d'abord des choses à sa taille: de grands lys blancs soufrés de pollen, des primevères, des myosotis, des pensées polychromes, des cinéraires poudrées à frimas. Puis les arbrisseaux eurent leur tour, toute la bordure des massifs, les aucubas, les buis, les vinetiers, les symphoricarpes aux baies blanches éclatant comme des pétards entre les doigts. De plante en plante l'enfant courait, butinait la moisson merveilleuse des formes fraîches de la vie végétale.
Au long des murs, entre les branches d'un cerisier étaient de grosses chenilles brunes; une carapace métallique glissait à ras du sol, le carabe, bête de proie au corselet dégagé. Des fourmis montaient, descendaient le tronc d'un marronnier, chargées de leur progéniture, du maillot blanc, plus gros qu'elles, où dort, du sommeil des métamorphoses, l'espoir de la race. Une coccinelle faisait une tache rouge sur une feuille; il la prenait au creux de la main, elle semblait morte, exhibait son ventre de cuir verni. Dans des coins perdus, plus sauvages, des lisières de pelouse, où l'humus était noir, l'ivraie couchée bien verte, des bêtes un peu terribles rôdaient parmi les mottes, se tenaient au sommet des tigelles; parfois, dans un affreux pullulement des stercoraires cuirassés de bleu, lents et lourds avec des parasites plein le dos.
Un petit ami qu'il avait étant mort subitement, Jacques, frappé d'une affliction immense, avait dû être arraché pour un temps à la campagne où des souvenirs trop frais lui faisaient saigner l'âme. Amené à Paris, il y prit les premiers éléments d'instruction. Son intelligence se compliqua des troubles de la science, de l'effroi qu'éprouve l'oisillon humain à ses premiers coups d'ailes dans l'abstraction, dans l'infini. Il aimait déjà le vertige qui accompagne certaines idées, cette défaillance du cœur que donnent les questions insolubles, la révélation fugace des beautés, toutes les échappées brusques sur l'Inconnu.
Il prenait une jouissance nouvellement entrée dans sa vie, le jeu du violon. Toujours la musique l'avait attiré. Un chant, la vibration d'une mélodie sur un instrument quelconque, le tenaient immobile, grave, avec une tumultueuse couvée de sentiments. Son père lui donna un professeur de piano à qui l'enfant arracha des leçons de violon. Rebuté d'abord des obstacles de l'instrument, Jacques crut perdre tout plaisir, toute poésie à tâtonner sur le clavier ou sur les cordelles, à chercher péniblement des sons qui jusque-là lui étaient venus de source; mais une récompense considérable l'attendait: la révélation de l'harmonie. Ses doigts ne s'abaissèrent plus en vain sur les touches, et chaque accord juste éveillait en lui la deuxième puissance de l'Art, le plaisir de tisser la trame précieuse des ondulations se pénétrant, se mêlant, se repoussant dans les lois divines de la beauté.
Une passion rivale tenait en échec la musique, l'amour du Nombre. Il avait dans l'esprit l'obstination qu'il faut pour résoudre les problèmes de mathématiques. Ce furent ses luttes à lui: il courait les solutions, en cherchait à plaisir les difficultés, passait des jours entiers à retourner la même question dans sa tête. L'algèbre l'avait irrité au commencement par son allure un peu mystérieuse, mais bientôt il en raffola, étonnant ses professeurs par de considérables progrès théoriques en contraste avec une maladresse à manier le chiffre, de fréquentes erreurs d'opération. Mais la géométrie le ravit du coup. Elle donnait un aliment à la rectitude de son intelligence, à sa soif d'absolu, de vérités incontestables.
Il était entré au lycée très tard, dans les classes supérieures, d'ailleurs plus avancé que ses camarades. Une fois mis en rapport constant avec ses semblables, la hauteur de sa nature apparut: il montra le dégoût de la brutalité, la soif de justice, d'instinct prenait le parti des faibles. Très doux, mais d'un courage éprouvé, d'une force redoutable, il se fit respecter de tous, et cela malgré sa réserve qui eût prêté au ridicule chez d'autres, cette réserve qui le faisait s'abstenir des jeux profanateurs, des moqueries contre ce qu'il trouvait vénérable, des espiègleries méchantes. Bientôt ce ne fut plus seulement le respect qu'il obtint, mais l'amour. Il était difficile, en effet, de ne pas l'adorer avec ses grands yeux celtes baignés d'une lueur bleue, qui regardaient en face sans impudence et sans peur, laissaient s'épandre l'expressivité d'une belle âme, de ne pas adorer l'être de sacrifice qu'il était, se donnant sans calcul, avec son rire franc au plaisir, sa volonté puissante contre le mal, sa haine de la tyrannie et du vice.
C'est au lycée qu'il comprit la Patrie, qu'il pleura le désastre de 71; c'est là qu'il entrevit, à travers la bonté native, à travers son horreur de l'homicide, le rude devoir du Français défendant sa civilisation. Son père eût préféré le voir mordre à la chicane, s'adonner à la fabrication de thèses ronflantes et suivre des cours de déclamation. Mais le jeune homme tint ferme et déclara vouloir se préparer aux études militaires.
V
Tout annonçait que Madeleine Vacreuse serait aussi belle que sa mère. Elle en avait les yeux superbes, le visage aux contours d'Ionie, certaines idiosyncrasies charmantes et aussi, jusqu'à un certain point, le caractère. La vie de Madeleine tenait, d'ailleurs, entièrement dans son adoration pour sa mère. À leur éveil ses facultés s'étaient tournées vers elle comme vers la source des biens qui l'attendaient dans ce monde. Son éducation se fit en quelque sorte par influence: aimer, admirer, imiter sa mère, avoir pour idéal de lui ressembler physiquement et moralement, la croire supérieure à tout et à tous en beauté, en sagesse, en intelligence. Et cela suffit à créer une adorable jeune fille, bonne, aimante, dévouée, encore que la mère ne fût ni douce, ni affectueuse pour d'autres que pour sa petite. Beaucoup des défauts maternels se retrouvèrent qualités chez l'enfant: l'inflexibilité hautaine de l'une fut chez l'autre religion de la parole donnée; la froideur, sévérité; le despotisme, dévouement; la brutalité méprisante, qui excluait jusqu'aux mensonges cordiaux, amour de la droiture.
Jeanne, charmée des bonnes dispositions de Madeleine, les encouragea, s'en attribua le mérite. En un seul point elle sortit fermement de ce rôle: elle imposa à la jeune fille sa haine des Laforge et ce sentiment, accepté par la fillette, fut robuste et tenace comme si toutes les virtualités méchantes se fussent portées là. Madeleine sut haïr comme elle savait adorer, d'instinct. Sa féminéité ne rechercha point de motifs; il lui suffit que sa mère crût ainsi. De plus libres natures eussent succombé à l'enveloppement insidieux de la terrible rancune, au magnétisme des colères, des indignations, aux histoires de fiel et d'amertume. Elle haïssait à douze ans sans les connaître les Laforge et plus spécialement, par similitude d'âge, le petit garçon innocent que les foudres de Jeanne frappaient sans pitié. Sa rancune prit une âpreté plus vive à l'approche de la nubilité, à l'âge ingrat des filles où la nature prélude à la tendresse par on ne sait quelle morosité morale, quelle sécheresse des contours. Le petit Laforge perdit alors son caractère de monstre idéal, il devint net, corporel, obséda de sa laideur, de sa matérialité menaçante. Il exista: elle le vit dans toute figure antipathique, dans les traîtres de roman, les criminels de la troisième page des journaux. Elle prévoyait ses perfidies, songeait à se défendre, combinait des plans. Durant une période, elle le voulut rôdant aux environs du château, dans le vague des taillis; elle trembla pour son chien, son chardonneret, un canard préféré. Puis il hanta ses rêves: souvent il avait des formes hideuses, parfois sur un corps d'enfant, une tête de vieillard, mais presque toujours il voulait embrasser Madeleine, promettait la paix, et la jeune fille, si furieuse qu'elle en fût à son réveil, s'abandonnait à ces baisers avec le plaisir de sa sécurité refaite.
VI
La chute du Maréchal, survenue vers l'époque où Jacques entrait dans le génie militaire, en qualité de sous-lieutenant, vint raviver toutes les colères de Jeanne. Le même coup qui replongeait Vacreuse dans une obscurité profonde, exhaussait légèrement Pierre, lui donnait une notoriété fugitive. La haine de Madame Vacreuse fut alors aussi violente que celles qui faisaient assassiner les familles aux siècles passés. Et Madeleine refléta ces grandes passions de sa mère, palpita frénétiquement en maudissant les Laforge, lança des imprécations de ses belles lèvres rouges.
Jacques était bien loin de pareils sentiments. Il ne songeait qu'à son devoir, se montrait un grave, un austère serviteur de la Patrie. Son père lui allouait une pension royale et le jeune homme se sentait une honte de cette fortune imméritée, ne voulait pas la dépenser en plaisirs. Sans avoir encore toute la lucidité du juste, il en avait les principes au fond de sa haute nature. Il employa l'énorme revenu à faire du bien dans sa compagnie, augmentait le confort des soldats, procurait des professeurs et des livres aux studieux, des plaisirs sains à tous, offrait des primes à ceux qui trouvaient quelque menue amélioration dans l'exécution des travaux, enfin dépensait beaucoup d'argent en expériences mécaniques, chimiques, balistiques dans le but d'ajouter quelque engin perfectionné à la richesse défensive de la France.
Il fut de l'expédition tunisienne. C'est là surtout, aux bivouacs, aux travaux difficiles, qu'il se montra admirable comme officier et comme homme, plein de pertinacité, d'ingéniosité et de cœur, donnant son intelligence, ses bras et sa bourse à la patrie et aux soldats.
Et c'était au retour de Tunisie que le hasard amenait Jacques à la fête de l'Américain O'Sullivan, et le mettait en face de sa jeune ennemie.
Quinze jours plus tard, les Vacreuse partaient pour leur château des Corneilles.
VII
Depuis son arrivée aux Corneilles, Madeleine s'endormait difficilement le soir. Un trouble était en elle, une nervosité rêveuse, non sans charme, et elle s'accoudait sur l'allège de sa fenêtre, s'oubliait à contempler les estompes de la nuit. La Lune grandissait, chaque jour s'attardait davantage sur l'horizon, et la jeune fille, depuis une semaine avait vu s'émousser les cornes et se remplir le petit croissant rougeâtre.
Un soir, elle était penchée, immobile, devant le silence du val. Les rayons oranges de la Lune dichotome, basse à l'Occident, dessinaient pâlement sa figure sur la nébulosité blanche de sa robe. Elle se sentait l'âme fraîche, un peu inquiète pourtant.
Au loin, des rainettes chantaient sur les roseaux, la forêt tremblotait harmonieusement, un peuplier solitaire était la silhouette d'un élégant colosse, un vague étang s'argentait entre des fermes. Elle soupira. Confusément elle désirait quelque chose, à toute cette splendeur nocturne trouvait du chaos, et son jeune cœur se gonflait, murmurait contre sa poitrine.
—C'est beau pourtant... Si beau! dit-elle à voix basse.
Elle leva le front vers la Lune; elle avait l'illusion de la voir descendre la pente rapide du firmament. Une église paysanne se projetait au-devant des rayons, était noire et délicate, les étoiles luisaient plus fort, le demi-disque, toujours grandissant et s'empourprant, semblait s'endormir sur un lointain monticule. Enfin, il disparut. L'ombre fut plus lourde sur le paysage, Madeleine se sentit très seule.
—Pourquoi suis-je triste?
Elle songea à sa vie future, à son mariage, à Victor de Semaise. Son fiancé ne lui troublait pas le cœur. Elle l'estimait élégant, en était même fière. C'était tout. Je ne sais quelle extinction dans le regard du jeune homme, quelle lassitude sur sa blême face, quel néant atrophiait, éloignait la tendresse.
Elle essayait pourtant de s'attacher à lui. Elle l'avait accepté de plein gré, par ignorance. Elle se figurait mal l'amour, malgré les lectures secrètes, les volumes empruntés mystérieusement. Puis, si jeune, elle ne vivait que dans le présent ou dans les courts avenirs d'adolescence. D'ailleurs, tellement passionnée de sa mère, elle en épousait les haines et les engouements, avait été décidée, dès le premier mot.
—Si j'avais sommeil, du moins!
Elle n'avait pas sommeil, sa veillée devenait plus misérable et plus douce, et elle absorbait longuement la bonne odeur de la nuit. La légère brise était anéantie, une immobilité immense dormait sur la vallée, les rainettes se taisaient. Dans l'auguste paix des ténèbres, elle essayait de bâtir un édifice de projets, se figurait des choses de lecture, des contrées, des villes, des arcatures de palais, des dômes, des aqueducs levés gravement sur des paysages, la virginité d'une haute montagne, des Victoria Regia, au soir tombant, nageant en neige, en nacarat tendrement rose, entre la splendeur des feuilles colossales, sur un lac vierge religieusement dormassant sous le vol des némocères, dans le clapotis des monstres de l'abîme. Et d'autres choses plus menues, des retraites frêles, abritées entre des colonnettes, sous des plantes grimpeuses, des objets gracieux d'ameublement, des langes d'enfant. Mais la lassitude revenait, comme un ensevelissement de son âme dans la nuit, et elle se sentait très petite, débile, rêvait à des contes de candeur, à quelque bon lutin qui viendrait la consoler, lui susurrer des légendes à l'oreille, bien mystérieusement.
Tout à coup elle eut le frémissement d'un rêve.
Dans le silence, une musique fine venait de s'élever, une lente et légère ondulation qui semblait monter aux Étoiles, la voix continue, infiniment chromatique d'un violon. La mélodie était belle, triste et inconnue. Elle devait sourdre de la crête d'un massif déclive, un peu à droite, hors du jardin, là où brusquement se resserrait le domaine, où le château confinait aux emblaves. D'abord surprise, la jeune fille écoutait, très émue, la poitrine orageuse.
Continuellement, la musique semblait s'affiner, s'épandre en analyses harmonieuses, devenir plus plaintive et plus suppliante sous la caresse de l'archet, raconter quelque histoire bien mélancolique et bien lente de Calvaire, d'Exil, de Paria. Mais, pour Madeleine, le violon ne contait qu'une légende d'amour, de désespérance, de trop noire résignation, une histoire des profondes racines du cœur, et deux grandes larmes descendaient au long des joues pâles de la vierge.
Pourtant, un délice la pénétrait, un frémissement de bonheur tout à travers sa chair, et plus la mélodie s'assombrissait, balbutiait, plus il lui semblait être dans un coin d'Éden, dans la réalisation de ses plus beaux rêves. Et quand, au finale, de légers silences entrecoupaient le chant, que l'instrument se mettait à grelotter, que les cordelles avaient des notes basses comme des vols d'abeilles, quand les dernières mesures s'épandirent ainsi que des larmes, des soupirs de détresse, puis moururent en filigranes de musique, en prière suprême, elle tenait sa figure entre ses mains, les joues tout humides et le cœur plein de ravissement.
De nouveau régnait le silence. La solitude était élargie, plus vierge, le battement des astres ralenti, une monotone rainette coassait sa plainte humide, et Madeleine se demandait qui donc était venu lui chanter ce nocturne. Mais le massif frémit, une ombre humaine passa parmi les arbres de la colline, furtive, se dissimulant, et la vierge restait toute fiévreuse, en plein poëme, le cerveau rempli d'imaginations merveilleuses, de choses plus belles que la vie n'en comporte. Son ennui avait disparu, je ne sais quelle joie profonde vibrait dans l'espace. Sans remords, imprévoyante, elle s'abandonnait à un flux de tendresse, à la pensée d'un amour noble et large montant vers elle, du fond de l'ombre, respectueusement.
Un à un, des fragments du nocturne revenaient à la mémoire; elle revoyait le départ de la silhouette taciturne sous les feuillages, se grisait du mystère, et le bondissement de son cœur, des impressions rapides et répercutées, peu à peu lui épelaient une page inconnue, la page immense de sa jeunesse, de sa puberté épanouie.
VIII
Au matin, Madeleine se levait très étonnée. Une impression bizarre la prenait au ressouvenir de la scène des ténèbres, une impression de non réalité, de mystère, comme d'une chose lue dans un livre ou vue au théâtre. Mais les détails apparaissaient trop nets, et un peu de son émotion renaissait, une émotion chaste qui amplifiait délicieusement le mouvement de ses artères. Elle eut très peu d'appétit, se montra distraite au déjeuner, répondant de travers à Victor Semaise, à ses parents. Durant la chevauchée matinale qu'elle fit à la lisière du bois, entre son père et son fiancé, elle n'eut pas ses beaux rires sonores, toute sa frétillante et jolie innocence.
Grave, ses superbes yeux un peu las, elle savourait on ne sait quelle germination nubile, sentait un être de passion s'éveiller, briser en elle la coque puérile. Ce grand renouveau l'étourdissait, et le firmament, les feuillées jeunes encore, ces petits nids pleins d'éclosions suspendus dans le frais tissu vert, les neiges éparpillées et les soufres ardents des corolles amoureuses, le gentil village posé parmi les prairies, sa pointe enfouie dans le bois, son clocher pointant modestement dans la pureté du bleu, étaient comme une subite création pour les yeux de Madeleine, des choses nouvelles, infiniment jeunes, infiniment féeriques.
—Qu'as-tu Madeleine? disait son père. Ton pauvre cheval est tout abasourdi de tes caprices.
—Je n'ai rien, dit Madeleine.
—Naturellement! fit Semaise avec un sourire.
Elle commençait à se reprocher ce qu'elle avait. Sa conscience lui disait des choses désagréables, analysait les périls de l'aventure. Pourtant était-ce un péché, ce rêve si nuageux, cet inconnu de légende à peine entrevu vaguement à la lueur des étoiles? Au fond, un plaisir d'imagination, une jolie extravagance qui, sans doute, s'évaporerait comme les petites nues au firmament d'été. Et des excuses naquirent, firent la guerre aux scrupules, amusant Madeleine à la façon dont les joujoux philosophiques préoccupent les gens graves.
Elle s'en revint ainsi, lutinée par ses compagnons, hésitante, avec son petit mordillement des lèvres. La matinée restait douce adorablement, juxtaposait le trouble du jour tiède au trouble intime de l'adolescente. Elle souffrait beaucoup de toutes les beautés éparses, des petits cris entrecoupés des friquets, de la montée harmonieuse des alouettes, des nuées minces bues une à une par le soleil, des fils aranéens flottant délicatement entre les ramures, de tout ce paysage de bonheur, plein d'ailettes diaphanes, de cellules vivantes, de bestioles et de fleurs fécondes.
—Madeleine, fit Semaise, vous avez mal dormi, n'est-ce pas?
Et cette simple question l'agita beaucoup. Oh! oui, qu'elle avait mal dormi. Elle résolut qu'elle ne s'accouderait plus le soir à la fenêtre. Toutefois, une telle résolution l'emplissait de mélancolie noire, puis de nervosité et elle jeta brusquement son hongre au galop, suivie de ses compagnons étonnés. Et dans l'ivresse du mouvement, ses cheveux un peu dénoués, elle murmurait:
—Pas de rêves, Madeleine!
Quand le soir fut venu, que Madeleine se retrouva seule dans sa chambre, sa lampe éteinte, elle resta hésitante, la main sur la crémone de la fenêtre, tandis qu'une lumière pure s'osmosait à travers les rideaux. Elle murmura:
—Il n'est pas très tard encore... il ne viendra qu'au coucher de la lune...
Et doucement elle ouvrit la fenêtre, s'accouda comme la veille. Or, la Lune avait grandi légèrement, devait plus longtemps rester sur l'horizon; le village était enseveli dans la lueur calme, les rainettes chantaient, l'étang brillait comme du mercure, et tout cela était beau autant qu'à l'époque des peuples lacustres.
—Peut-être ne viendra-t-il pas?
Cette pensée la mordait. L'angoisse palpitait dans sa chair. Oh! la Lune allait mettre des temps infinis à descendre l'Occident! Elle regardait fixement le clocher, fâchée de ne voir pas son ombre grandir plus vite. Puis elle se trouva ridicule. Puisqu'elle ne voulait plus écouter! Oh! bien certainement elle allait fermer la fenêtre, elle allait dormir, elle n'entendrait pas le nocturne. C'était son devoir. Qui était-il d'abord, ce musicien. Un paysan peut-être, un rustre, qui sait?
—Oh! un rustre! s'exclama-t-elle... Jamais!
IX
Alors, elle voulut se figurer comme il était, béante de n'y avoir pas songé plus tôt. Elle échoua. Il restait dans son imagination tout vague comme la silhouette entrevue sous les arbres, vague comme la nuit et profond comme elle. Quelque chose des religions s'y mêlait, l'attouchement de l'Invisible, et Madeleine regardait avec stupeur les plages stellaires. Elle chuchotait, elle priait. Elle était dans l'Ophyr du cœur, la contrée où toute âme a plané, posé, oublié les vissicitudes.
Le temps s'écoula, goutte à goutte, la Lune reposait déjà sur le monticule et, dans le blêmissement auguste de son départ, des astres se ravivaient au fond du sanctuaire, comme des cierges par un temps froid. Le clocher était noir, intensément, le Sphinx de l'ombre balbutiait son énigme à la chênaie, et Madeleine n'avait plus la force de quitter la fenêtre. Quoiqu'elle eut écouté, épié, l'arrivée de nulle créature humaine n'avait été perceptible. Une nostalgie chimérique dilatait sa poitrine:
—Il ne reviendra pas!
Elle se pencha plus fort. Elle avait peur, à présent, de voir partir la Lune; elle plongeait sa petite main dans le faible ruissellement horizontal, semblait vouloir cueillir des rayons. Mais les rayons quittèrent les massifs, les plantes humbles, errèrent délicatement dans un pylône de tilleuls. L'astre, couleur de sélénium, croulait entre deux sapins, les ténèbres gravissaient majestueusement les collines. Enfin, le dernier segment pourpre s'immergea dans le couchant. L'ombre dévora l'horizon. Alors, soucieuse, la vierge écouta s'accélérer son cœur, et le grandissant désir soufflait sur ses scrupules. Rien, sur les campagnes, que la persistance sonore d'une courtilière!
—Mon Dieu! soupira Madeleine.
Son âme était tout amère. Elle replia à demi la fenêtre.
—Adieu!
Soudain, secouée d'un grelottement, elle se pencha sur l'allège, dans un doute. Toute basse, intermittente, la vibration de la veille s'élevait, les battements troubles, les hésitations d'un prélude; puis, graduellement, le ruisseau mélodique s'élargit, un délicieux petit peuple de notes vola sous le piquotement des astres. Et l'histoire de la veille, ce que Madeleine croyait lire dans le réseau sonore, la plainte passionnée, la supplication d'un dévot timide, caché dans les ténèbres, se déroula en mélancolie intarissable, en pathétique, en douceur, en humilités larges.
Par moments, un repos coupait l'entrelacement des sons; le silence de la nuit disait la lassitude de l'amoureux. Parfois aussi, un espoir planait, en nuées mélodiques, en gouttelettes vibrantes, en craintive vivacité. Puis, s'envolait, ailé, comme une bande féerique, le Rêve, le chant éternel du petit, du petit Clos printanier, du bonheur à deux, les balbutiements de l'Éden, toutes les corolles du jardin d'amour. Puis, la tristesse, la noire tristesse d'une créature nocturne rêvant de lumière, l'humble cri du captif, la prière fervente d'un tout petit exaucement, et, encore, la résignation solennelle, les notes basses, funèbres, du cœur brisé...
Tout cela, bien d'autres choses, Madeleine le voyait se lever au fond de son crâne, le lisait dans la pluie harmonieuse, selon le vœu de sa puberté, et aucune autre musique, ou la même, jouée un an plus tôt, lui eût-elle conté la même chose?
Elle cachait ses yeux sur son bras, avec de courts sanglots de bonheur, et elle oubliait toutes ses promesses du jour dans l'émerveillement de la nuit, comme si toujours elle avait vécu là, dans une délicieuse turgescence de l'âme. Mais la mélodie s'éteignit, les petites fées sonores replièrent leurs ailes. Alors, avec douceur, elle releva le front, regarda.
Des masses opaques s'élevaient dans la nuit, les arbres entrechoquaient soyeusement leurs feuilles. Quelques minutes s'écoulèrent. Puis, comme la veille, le massif trembla, la silhouette humaine passa mystérieusement, discrètement, au long de la colline, et Madeleine, toute triste de ce départ, s'en étonnait. Pourquoi s'éloignait-il ainsi, pourquoi ne murmurait-il pas même une syllabe dans les ténèbres tranquilles? Peut-être s'était-elle trompée, peut-être ne venait-il pas pour elle?
Elle jeta un regard de courroux aux étoiles. Puis, il lui monta un doux sourire, avec un peu du défi de la femme. Oh, bien sûr, il n'aurait pas cette allure, il choisirait une solitude plus profonde que ce massif au flanc du château... Et s'il venait pour elle! Oh, s'il venait pour elle, comme il savait adorer humblement, souverainement, faire s'élever la voix d'un ange!
Madeleine levait les mains, commençait une prière de passion, un tendre remerciement à l'Immensité... mais tout à coup s'arrêtant, avec épouvante:
—Ah! mon Dieu!... Je ne puis pas... je ne puis pas l'aimer!
X
Vers neuf heures du matin, trois chevaux se tenaient devant le grand perron des Corneilles. Vacreuse et Victor de Semaise attendaient Madeleine. Elle parut, mais non vêtue en amazone.
—Eh bien? s'écria Vacreuse.
Elle, ses yeux baissés, la figure plus douce, comme féminisée davantage, répondit:
—Je ne monterai pas à cheval aujourd'hui. Je me sens lasse et nerveuse.
—Là! fit le père.
—Pas bien dormi encore, Madeleine? demanda Victor en observant la cernure de ses paupières.
—Non, répondit-elle... Mais je serais très ennuyée de vous retenir... Faites votre promenade comme de coutume... Moi, je préfère aller aujourd'hui à ma fantaisie.
—Ces diables bleus! dit rieusement Semaise.
Ils n'insistèrent pas, tous deux accoutumés aux caprices de la jeune fille, et, quelques minutes plus tard, ils détalaient vitement sous les chênes de l'avenue.
Madeleine, à l'ombre du grand auvent, aspirait la matinée, et elle voyait, sans regret, son hongre favori retourner à l'écurie. Sa pose était molle, en contraste avec ses fermes allures accoutumées, et elle n'avait aucun goût pour l'exercice du cheval, pour l'emportement d'une course violente. Bien plutôt rêvait-elle une promenade paresseuse, féminine, une traînerie par les sentes dominées de ramures, en forêt.
Elle rentra, alla frapper chez sa mère. Jeanne remuait un tas de paperasses, les rapports, les placets annotés par les secrétaires, toute une lourde besogne de femme dominatrice.
—Maman, dit Madeleine, tu n'aimerais pas une promenade sous bois... Il fait si beau et ces paperasses sont si laides...
—Non, répondit Jeanne, il y a ici des choses pressées.
—Que de peine. Si du moins cela te rendait heureuse!
Elle embrassa sa mère avec compassion, puis d'une moue gentille:
—J'irai avec nourrice, alors!
—Tiens! s'écria Jeanne... Je n'y pensais pas... pourquoi ne fais-tu pas ta chevauchée, ce matin?
—Ce n'est pas toujours gai, ces deux hommes... Victor me traite en garçon et papa en petite fille... et il y a des jours où l'on aime à être femme. Tu ne comprends pas ça toi, maman, tu as trop vécu en homme.
Et Madeleine, d'un coup d'ongle, dédaigneusement, fit s'envoler une brochure agricole, puis s'enfuit, s'en fut elle-même quérir sa nourrice. Celle-ci, campagnarde carrée, aux yeux herbivores, animal domestique d'insouciance et de docilité, était à l'office, finissait de déjeuner quand la jeune fille apparut:
—Nourrice, tu vas m'accompagner à la forêt, veux-tu?
—À la minute, chère fille.
La bonne femme se montrait heureuse d'accompagner l'enfant qu'elle aimait de tout son naïf cœur, l'enfant de son lait, son unique enfant, car celui de ses entrailles était mort...
Des choucas quittaient l'église, l'oiseau gaulois, allègre, montait musicalement dans le bleu, et un grand vol de pigeons, instable, s'accourcissant ou s'éparpillant, tournait à l'entour des fermes. Dans la coupe blonde de la vallée, le soleil coulait à flots vacillants; une brise alourdie atténuait la chaleur; les cerisiers déployaient leurs escarboucles, et Madeleine, légèrement appuyée sur la bonne nourrice, en tendre extase, voyait ramer les oiseaux, toute la tribu libre de l'azur, les petits corps ivres de lumière et d'oxygène, ces éternels enviés de l'esclave humain durement fixé sur son sol.
Avec un joyeux cri, une hirondelle de cheminée repassait perpétuellement auprès des deux femmes, le bec béant, rasait les coquelicots du chapeau de la jeune fille.
Mais la forêt était là, frémissante de vie, ouvrait son portail hospitalier, balbutiait au frôlement de la brise. Elles y entrèrent. La sève et le sang chantaient le grand cantique du désir, le désir des insectes silencieux dont les antennes effleurent les feuilles, le sonore désir des bêtes de lumière. Sous les piliers des hêtres, une prière s'élançait, se perdait dans les verrières du feuillage, et des prunelles de fleurettes apparaissaient sur le terreau.
Puis, les chênes dominèrent: des rayons entrelacés glissaient comme une trame d'ambre sur les mousses, d'autres se mouvaient sur les plis des écorces, uniformément, et des surfaces blanches éblouissaient comme de la neige. Quatre passereaux, aux angles d'un trapèze de ramures, contaient leur joie monotone. Et la chênaie persista longtemps, souveraine, autochtone du maigre terreau. Des fougères saillirent, délicates comme de l'orfèvrerie, un court taillis s'étala sous le firmament, et des herbes rôties craquaient sous les pas, une naïade argentée ruisselait entre les broussailles.
Madeleine, émue, s'accrochait quelquefois à une épine jaillie au bord du sentier.
Dans ce grand bain de nature, une sérénité, une acuité aussi, pénétrait la jeune fille. Les forces, autour d'elle, insinuantes, pressantes, l'accablaient; son sang grondait dans sa poitrine, comme le ruisseau sous l'herbe. Craintive, elle subissait la pesanteur de la folie végétale. Toute la forêt, le grand orchestre uniforme, sérieux, coupé de la vivacité des oisillons, du rire des petites bêtes éblouies de sécurité, toute la forêt récitait la même strophe de jeunesse.
Une illusion bizarre hantait Madeleine, lui faisait épier le sous-bois: il lui semblait qu'on la suivait. Par moments elle entendait comme un pas derrière elle, se retournait, ne voyait rien, restait inquiète, mais charmée.
—Tu n'entends pas quelqu'un marcher, nourrice? demanda-t-elle.
—Non, répondit la placide créature après avoir écouté une minute.
Brusquement Madeleine poussa un cri:
—Oh! le Paradis!
Enclose entre les futaies géantes, là vivait une solitude adorable où triomphaient les cryptogames, où, après l'ajourement des fougères hautes, de vie presque arborescente, venait la douceur épaisse des mousses, l'entassement des sporules sur le sol, une énorme bordure elliptique, tendre, d'ineffable monochronisme; et des pierres celtiques, sous l'âpre lichen, se dressaient mélancoliquement, hiéroglyphiquement, en mémoire de l'ancêtre sauvage. Au centre, une mare ronde étalait les algues, la lentille fine, sans un arbrisseau sur ses bords, parcourue de gerris mélancoliques. Des lueurs vives y reposaient, lentement balancées selon l'oscillation des feuillages. Puis, au fond, s'ouvrait la grotte d'une dryade, décorée du velours et de l'argent silvestre, et deux hêtres la dominaient, posés sur un monticule, leurs troncs envahis de mousse au nord, nus et bleuâtres au midi.
Madeleine, les narines tremblantes, un doigt levé naïvement, était la délicate déesse, innocente et éblouie, de la solitude. Derrière elle, comme une grosse nymphe comique, la nourrice gardait le silence, ouvrait la bouche largement.
Un daguet passa, dans sa grâce furtive, s'enfuit en froissant les fougères; un oiseau vocalisait intarissablement, très loin, dans une gamme grave et vive; d'autres chants plus sourds, plus intermittents s'épanouissaient; la large mère nature semblait miséricordieuse autant qu'opulente; un pic s'acharnait, abattait son bec lourd; des ailettes diaphanes vibraient dans les pénombres pleines de pluie lumineuse, et la jeune fille se perdait dans un rêve d'universelle croissance, croyait percevoir un peu de la vie, du mouvement des atomes sous l'écorce de l'arbre, dans le sein de la terre, se sentait elle-même en chemin d'épanouissement devant la beauté parsemée là, devant le souverain labeur, indomptable, qui rend l'âme modeste, remet au point la vanité humaine.
—Nourrice, dit-elle à voix basse, venez nous asseoir dans la grotte.
Et la fée parisienne et la grosse rustique passèrent sans bruit sur l'épaisse fourrure végétale, allèrent s'asseoir dans la grotte, émues diversement, l'une ensevelie dans une joie religieuse, vaguement reconnaissante à l'Inconnu, l'autre ayant quelque peur, un petit frisson sur sa peau rude, la pensée que des esprits dangereux pouvaient errer par là.
—Ma chère enfant, dit la nourrice après quelque hésitation, on dit que l'endroit est mal hanté...
—Mal hanté! dit Madeleine... Allons, nourrice, rassure-toi, les vilains esprits ne vivent pas dans de si jolis domaines.
—N'empêche, fit la paysanne, qu'il en a cuit à Jean Mataire pour avoir passé par ici le soir...
—Ah! le soir, nourrice! fit Madeleine avec un gentil rire. Et puis, bien sûr, il n'y avait pas même de lune.
—C'est vrai, chérie... mais tout de même... Il s'a cassé la jambe... Pour sûr, tous les anciens du pays le savent, il y a de vieux esprits très méchants, ici.
Madeleine inattentive, se reprenait à son rêve. Une félicité abondante circulait dans ses veines, avec le vague ennui, la nostalgie d'une terre inconnue. Ses lèvres s'entrouvraient, elle aspirait passionnément l'oxygène pur et ses grands yeux, dans la splendeur fine de son visage, étaient amoureux inexprimablement.
—Écoutez! fit la nourrice avec effroi.
Toutes deux avancèrent la tête dans la demi-ombre de la grotte. Entre les hauts piliers de la futaie, c'était la voix d'un cor de chasse, mais douce et tremblée, bien plus faible que l'intarissable chanson de la grive. Elle s'enflait cependant, rampante, priante, approchait. Madeleine, toute pâle, dans la mélodie inconnue, reconnaissait le mode du violon nocturne... Et le cor devenait large et grave, s'élevait, s'abaissait, comme la grande voix de la forêt amoureuse, s'éteignait lassé, reprenait, écouté des petits oiseaux.
La nourrice, avec peur, ouvrant au large ses prunelles, murmurait des prières vitement. Son pauvre esprit, en plein Pandémonium, voyait surgir le monde vague, les bêtes fauves de la sorcellerie et, aux pauses de la musique, s'étonnait que la mare restât immobile, que des jambes grêles ne parussent pas derrière le lichen pâle des pierres anciennes.
Le cor se tut. Madeleine, penchée, son âme captive, vainement essayait la lutte contre ses tendresses, contre toutes ces voix charmantes qui bruissaient dans elle comme les feuilles dans la forêt. Et, la figure cachée entre ses doigts, l'aveu jaillissait d'elle en un simple tremblement de la lèvre:
—Je l'aime.
XI
Un mystère de crépuscule accompagnait l'amour au cœur de Madeleine. De toute l'attitude de la vierge émanait on ne sait quel charme de mansuétude, même de solennité. Elle devenait taciturne, avec des revifs soudains. Elle choisissait pour son costume une gamme de nuances modestes, des gris jolis, des bleus sombres relevés de tulle, de ruches fauves, et la finesse blanche de sa face et de son cou jaillissait de là adorablement.
Le combat, pourtant, n'avait pas cessé en elle. D'un coup de flèche, le remords troublait souvent sa poitrine. En vain sa conscience se dérobait derrière l'argument d'un amour impossible, un amour qui devait mourir sans l'échange d'une parole. Madeleine concevait très bien le sophisme là dessous, et tout son être protestait, se révoltait contre la désuétude du beau rêve. Bien plutôt son être intime se berçait d'une pensée d'éternité, d'une communion plus complète avec celui qui n'osait conter ses tendresses que sous les ténèbres faiblement brasillantes du firmament constellé.
Toute cette métamorphose, fort peu déguisée, n'était pas pour être saisie par Vacreuse, trop endormi, ni par Jeanne, absorbée dans ses tracas d'ambitieuse. Mais le fiancé était d'autre mesure. Il commençait à s'inquiéter. Jusqu'alors, exonéré de souci par le caractère ouvert de Madeleine, il attendait en paix la fin des accordailles. Modérément passionné, trop las encore de récentes aventures, il n'avait pas essayé de se faire aimer, aurait trouvé la tâche ardue. Au total, son siège était fait. Décidé à la vie au pas, il jugeait mauvais d'être tout d'abord adoré de sa fiancée, remettait à plus tard, quand naîtraient les premiers orages, d'endosser la cuirasse de guerre. Alors, intervenant à propos, se montrant subitement transformé, il détournerait à son profit les premières aspirations dangereuses de sa jeune femme, saurait être pour quelques mois l'amant au moins une fois désiré par l'épouse.
Dans cet avenir prévu, le Parisien s'était enfoui avec délices. Croyant bien écarter toute anicroche, il capitonnait son existence, vivait de régime, insensible à la grâce de la vierge. Sa clairvoyance toutefois ne s'y rouillait pas. Faible d'intelligence, il avait l'entregent, la ruse et tout le mobilier de soupçons qui se rencontrent toujours dans ces égoïsmes féroces passés à la filière de l'expérience. Aussi les anomalies de Madeleine ne lui échappaient guère, et il voulut en avoir le cœur net. Un matin donc qu'elle avait encore refusé de monter à cheval, Semaise dit à Vacreuse:
—Madeleine est singulière depuis quelques jours, ne trouvez-vous pas?
—Je n'ai rien remarqué, dit Vacreuse.
—Non? Vous voyez cependant qu'elle ne monte plus à cheval, qu'elle a perdu tout son feu.
—Elle est assez capricieuse, vous le savez bien!
—Les caprices, que je sache, ne la font pas si pâle habituellement.
—Voulez-vous dire qu'elle est malade? s'écria Vacreuse avec trouble.
—Que non! Pourtant son allure est lasse, elle a du souci... elle a modifié son vêtement... s'est convertie à des nuances de cloître, elle qui adore les couleurs de soleil. Et si modeste soudain. Plus charmante d'ailleurs que jamais.
—Alors quoi? demanda l'autre.
—Voulez-vous que je vous dise? Elle a tout l'air de se conter une histoire rose.
—Mon Dieu, Semaise, dites donc les choses tout bonnement.
—Tout bonnement, puisque vous le voulez... Je crois que Madeleine rêve d'idylle.
—Bah! Tant mieux pour vous!
—Pour moi! Mais je n'y suis pour rien, cher beau-père.
—Comment! balbutia l'autre, scandalisé.
—Écoutez. Vous pensez bien que j'aurais gardé mes observations pour moi, crainte de vous donner de l'ennui, si je n'avais aucun motif de vous en instruire. J'avais d'abord attribué le malaise de Madeleine à quelque trouble physique, puis à des aspirations vagues... mais l'ensemble de mes notes me portent à croire qu'il y a quelqu'un. Oh! pas de gestes, je sais Madeleine incapable d'une intrigue... elle est trop loyale, elle dirait tout plutôt. Mais, mon ami, et c'est tout ce qu'il me faut savoir, dites-moi s'il n'existe pas dans les environs quelque jeune homme beau, distingué, que Madeleine pourrait entrevoir, en passant, dans sa promenade quotidienne avec la nourrice?
—La croyez-vous donc capable... à la seule vue d'un beau freluquet...
—Je crois tous les romans possibles, voilà tout, interrompit Semaise. Madeleine a justement—et ce n'est pas de ma part un reproche—la nature qu'il faut pour aimer d'un coup de passion. Mais comme je préfère pour son bonheur et le mien, que son premier coup de passion porte sur moi, vous feriez bien, cher beau-père, de répondre clairement à ma demande.
—Je ne connais personne dans les environs qui pourrait...
—Personne, bien sûr?
—Que des paysans, et tous laids, ou du moins grossiers.
—Pas de gaillard exerçant un métier original, vêtu bizarrement—pas de fils de fermier instruit à la ville?
—Non.
—C'est drôle; mais vous vous trompez peut-être... Vous pouvez avoir mal observé. Il sera bon de questionner Madame Vacreuse.
XII
Au retour de la promenade, Jeanne consultée répondit comme son mari. Semaise crut s'être trompé, mais continua d'être en éveil, et sa vigilance s'augmentait encore du frétillement d'une petite tendresse dans son cœur froid.
La campagne, sans doute, la monotonie des habitudes sous un ciel impeccable, dans une atmosphère balsamique, surtout la métamorphose de Madeleine, sa féminéité jaillissant de l'adolescence, pénétraient sous le cuir épais du scepticisme, remuaient des impressions jeunes, des souvenirs de printemps humain dans le fiancé.
En se levant au matin, en ouvrant la fenêtre où entrait un grand flot pur—la senteur de la roseraie des Corneilles, des vergers, des plantes rustiques—il restait surpris, sentait se dissoudre sa glace d'âme. Il humait, blême, avec une clarté montant à ses yeux, un peu de sang à ses tempes, vaguement sentait un renouveau, une naïveté agréable.
De vieilles peuplades de pensées, dans la fraîcheur ancienne, la largeur des vingt ans, le hantaient, tout ce qu'il avait oublié à la fadeur des nuits blanches, toutes les choses évanouies sur la route du passé. Il lui semblait qu'il avait été dix ans en geôle, dans l'ombre et la vétusté, à tourner autour de murailles nues, et respirant rapidement, les bras ouverts, un cri lui montait:
—Ah! la jeunesse... la jeunesse!... Champagne du cœur!
L'idée lui venait d'être heureux, à la campagne, avec Madeleine, de prendre le baume de l'existence, sans s'inquiéter, dans la persistance de son égoïsme, s'il pourrait, faible, usé, suffire à la vierge épanouie. Mais, au déjeuner, une nébulosité revenait se poser devant ses rêves.
À l'attitude de Madeleine, il la percevait absente de lui, en course au pays d'Éden, tout au plus l'aimant en camarade. Ennuyé, jetant furtivement un regard sur sa tête demi-chauve, dans la glace, il se demandait comment faire? Parfois il taquinait la jeune fille, essayait de capter son attention. Elle, avec un sourire, une minute faisait l'aumône de cette attention, puis, distraite, retombait au doux monde intérieur, restait vague, incohérente.
Accablé, ployant ses épaules comme sous un faix pesant, il achevait nerveusement une tasse de café, allait au dehors, murmurant:
—Oh! Je découvrirai le gaillard qui a fraudé l'octroi!...
Embarrassé devant les parents à qui ses soupçons avaient dû paraître ridicules, il ne pouvait surveiller à sa guise Madeleine, le matin surtout où il subissait la promenade avec Vacreuse, et il tourmentait son cheval, déchirait ses cigares d'une mâchoire impatiente. L'après-midi, il avait plus de largeur d'allures, mais alors Madeleine sortait rarement, et toute sa tactique restait infructueuse. Souvent, las, il se disait:
—Bah! il n'y a personne... Madeleine se paie une loge au théâtre bleu... et voilà tout!
Il n'en gardait pas moins sa défiance.
XIII
Une après-midi, alors que l'ombre des arbres devenait longue déjà, Madeleine et la nourrice sortirent. Elles contournèrent d'abord l'orée du village, puis prenant par la place communale, elles se trouvèrent devant l'église.
La porte était ouverte, une porte basse, cintrée, peinte de gros vert, fortifiée de cent clous énormes, et la jeune fille aimait voir, dans une niche au dessus, un vieux, très vieux Saint-Jean, entre deux autres apôtres, tous trois découpés délicatement dans la pierre.
Elles entrèrent. Le dallage bleu était neuf, proprement entretenu par le sacristain. Devant les reliques d'un saint—quelques os dans une boîte d'argent—des cierges de consécration brûlaient avec une odeur de mouton. Par les verrières rustiques une lumière sourdait, aimable et naïve, et des rayons jonquilles, rubis feu, bleu intense, éclairaient les piliers, les chaises, le dallage.
La chaire datait de loin et des manœuvres avaient revissé des têtes abominables sur des corps bi-séculaires, y avaient couché de l'ocre. L'autel, dans une pénombre fraîche, jetait des lueurs d'or, de vieux cuivre et d'argent; une grande candeur descendait du plafond repeint en bleu, un bleu de bluet, avec de larges étoiles en dorure, et une tête rose et blonde de Jésus, souriant d'un air de niaiserie, reposait dans ce firmament.
Madeleine erra dans le silence des nefs, avec de l'amour pour les humbles qui venaient là s'agenouiller les dimanches, idéalisant, dans un rêve d'Éden, l'innocence des mains calleuses, la douceur des faces hâlées, la fraternité des travaux champêtres; pénétrée de l'identification que toute âme affectueuse a faite en rencontrant brusquement un séjour de pauvres, une maisonnette, une rue précaire, branlante, un champ où traîne un outil de labour. Et c'était un flot de beauté qui brusquement jaillissait d'elle dans l'église de paysans.
Les tableautins ridicules du chemin de la Croix, le supplicié en robe rudement rouge, à figure inexpressive, les absurdes soldats romains, les saintes femmes, la ravissaient à ce moment, bien au-delà des chefs-d'œuvre d'un Vinci, et elle aimait encore une statuette de sainte, en bois, sa mante dévorée de vers, jolie encore dans l'encadrement d'un capuchon, un angelet posé sur son épaule, murmurant quelques paroles célestes à une fresque de barbares, à une vaguerie de personnages grossement bibliques, des Abraham, des Moïse, des Josué, Adam et Ève écoutant la harangue d'un large Dieu le Père, un Dieu le Père à face de traîneur de charrue. Des ogives étaient réparées en plein cintre, les meneaux sertis de petites vitres éclatantes, avec le dédain des transitions, et l'élan des nervures s'entrecoupait de plâtrages.
N'importe, la vierge, à cet endroit discret, silencieux, humide, un peu moisissant, trouvait un charme rare, participait d'un mystère de Divinité, et, assise sous la chaire brune, elle s'attardait à chaque détail, les rudes et les ingénus, émue par l'idée que les pauvres avaient trouvé du plaisir à s'arrêter devant ces choses.
Graduellement, en elle, s'élevait un bruit de Messe et de Patenôtres, un bourdon d'orgue, un plain chant. Alors, elle ferma les yeux quelques minutes, la tête posée sur ses mains, rêvant à sa religiosité d'enfance.
Mais, dans l'enfoncement, il s'entendit un pas léger. Elle leva la tête, regarda.
Une silhouette d'ombre disparaissait, devenait invisible. Elle se dit que c'était lui, qu'au détour d'une colonne il l'épiait, l'enveloppait de contemplation.
Et ses impressions devinrent plus mystiques encore, l'ascension de sa pensée plus rapide, tandis que s'idéalisait la pâleur de sa face, si bien qu'elle semblait une admirable statue d'église.
Cependant, la voyant si rêveuse, la nourrice, après un chapelet d'Ave et de Pater, la toucha du doigt doucement. Elle s'éveilla, accompagna machinalement sa bonne mère de lait.
Quand elles eurent quitté depuis quelques minutes, Semaise sortit d'un cabaret de la place villageoise. Il entra dans l'église, les sourcils en angle, il marcha par le petit temple, fouillant tout de son regard pâle, puis, devant le néant de sa détection, désappointé, jurant:
—Stupide charade! Moi qui me chauffais si paisiblement devant le foyer de mon avenir—et voilà qu'il fume, mon avenir!
XIV
La Lune, décroissante, se levait toujours plus tard dans la nuit, ne se couchait qu'au milieu du jour. Le nocturne maintenant s'élevait quand la Lune dichotome arrivait pourpre dans l'Orient. Un soir, à demi couchée dans la pénombre de la chambre, Madeleine l'écoutait, pâle d'extase, et déjà un fleuve de lumière moins oblique circulait sur la campagne, émané d'un demi-disque d'or, quand le violon se tut.
Alors, quelque chose bruissa dans le silence, un pas furtif. Elle crut d'abord que c'était le départ accoutumé, mais une ombre parut à droite, à l'opposite du massif. Madeleine se recula doucement dans sa chambre, palpitante, écouta: Une voix sarcastique s'élevait:
—Eh! monsieur le musicien, vous qui faites concurrence aux grenouilles et aux grillons des champs... deux mots, s'il vous plaît?
C'était Semaise. À la palpitation de son cœur, Madeleine chancelait, étayée à la muraille, écoutait intérieurement repasser les paroles sèches. Mais, sérieuse, une autre voix s'éleva:
—J'écoute!
La vierge en adora la vibration grave, et le timbre s'en fixa dans sa mémoire parmi les grands événements de sa vie.
—Ah! vous écoutez! Pourrait-on savoir quel péché vous expiez ici en aspergeant les Corneilles de musique au clair de lune?
—Il est inutile, répondit l'autre, de s'attarder à des puérilités. Je suis prêt à vous donner toute explication convenable, mais point ici.
—Soit, dit brusquement Semaise... vous suivrai-je ou me suivrez-vous?
—Je vous suivrai.
Le massif bruissa doucement. Une haute silhouette se profila. Invinciblement Madeleine avançait la tête, et invinciblement aussi le musicien tournait son regard vers la fenêtre de la jeune fille. Alors, béante sous la clarté lunaire, Madeleine reconnut l'officier, entrevu à la soirée de fin de saison, et qu'elle avait accablé de la moquerie de son regard. Quoi! Jacques, le fils de l'ennemi, l'inconnu haï depuis l'enfance, haï autant que son père, et au nom de qui le cœur de Madeleine avait toujours sauté de colère!
—Ah! c'est fini!... c'est fini! balbutia-t-elle. Et que je suis punie, mon Dieu!
Le flot amer jaillissait entre ses paupières, et reculée tout au fond de la chambre, enterrée dans les ténèbres, son être intime saignait affreusement. Ah! géhenne d'un jeune cœur, entre les passions de miséricorde et de dureté, et toute analyse s'évanouissant!... Du fond du passé montaient les événements tenaces, les pauses d'âme qui semblent l'individualité même, la source de l'existence. Arrêtée, dans des minutes d'extase cruelle, enveloppée de douloureuses apparitions, elle croyait triompher, chasser la passion fraîche éclose. Toutes les étoiles du ciel d'enfance, les chronologies minuscules immortellement inscrites, palpitantes dans chaque fibre, mille splendeurs sans nom, innombrables dans une mémoire comme les éphémères dans un soir de septembre, l'infinité, l'intensité, la suavité qui sont le début de la vie pour chaque être, tout cela, en elle, dans la lutte et le remords, se ternissait, s'effaçait, mourait de la mort intime, et elle avait l'impression d'une large, implacable hache coupant en pleine chair, faisant s'écouler tout un monde saignant, doux et misérable...
Puis sur la roue du doute, elle revenait à la nouvelle aurore, rêvait d'avenir, s'abandonnait. Larges lendemains des nubilités naissantes! Devant elle, interminable, la route du Reverdis allait sous le firmament de joie. Rien ne finissait, les jours après les jours, la renaissance éternelle, à chaque tournant une revirginité des formes, l'abondante féerie de l'amour remplissant tous les espaces, éclairant toutes les ombres, élevant ses ailes au-dessus de l'obstacle, dans les régions de sécurité et de lumière!...
Ses sanglots redoublèrent, un épuisement l'arrêta dans son vagabondage de pensée, une minute lui ôta presque la conscience.
Les ténèbres étaient légères. La neige du lit y saillissait nébuleusement, des surfaces de meubles, un lustre, de pâles figurines, une boîte d'ivoire, un cercle d'argent rayonnaient, et l'oblique blancheur de la Lune, sa dissolvante sérénité, se posait doucement dans une encoignure. Madeleine, avec surprise, regardait ces choses, et toutes lui semblaient innaturelles.
Mais elle se remettait à vivre, à souffrir, et malgré tout, c'était le Passé qui s'écroulait devant une genèse nouvelle, c'était le triomphe du Futur, la haine déchirée par l'amour. En même temps, une joie singulière, incoercible, se levait au-dessus de la douleur d'un trépas de vie intime, au-dessus de sourds cris d'angoisse. Et il semblait à la vierge qu'un esprit de mansuétude surgissait en elle, une compréhension plus large du livre de vie. Ses larmes s'arrêtaient, elle sortait lentement des ténèbres, regardait par les vitres la nuit abaissée sur les champs.
Et dans ses yeux las, dans la grâce affaissée, affinée encore, de sa délicate personne, l'issue du combat se lisait, son profond amour triomphant, indomptable, la Foi neuve dans laquelle elle voulait vivre et mourir.
XV
Au détour d'un ados, Jacques Laforge et Semaise s'étaient arrêtés. L'officier s'appuyait paisiblement contre un petit frêne, les yeux vagabondant à travers le paysage lunaire, les rubans clairs des sentiers, le clocher tout blanc, la masse grisonnante de la forêt. Il attendait, était un bel être humain de force et de patience.
La colère, sur la figure de Semaise, houlait, combattue, civilisée. Il tentait le mépris, un long toisement de son adversaire, mais la nervosité de ses lèvres, de ses mains faisait avorter son jeu, le ridiculisait quelque peu. Il en eut conscience; et d'un timbre mordant:
—Comment, monsieur, c'était vous!... Vous, l'ennemi de la famille!...
—Je ne suis l'ennemi de personne, dit Jacques.
—Dites cela aux imbéciles!... Au surplus, peu m'importe... vous seriez le meilleur ami des Vacreuse que cela ne justifierait pas votre musique sous les fenêtres de ma fiancée. J'ai le droit...
—Le droit de m'interroger... j'y consens! dit Jacques.
—Ah! vous consentez—c'est heureux! Alors, expliquerez-vous votre présence?
—J'aime votre fiancée.
Sans bravade, profonde, cette déclaration humiliait Semaise. Il perçut la supériorité de son adversaire, d'instinct l'estima. Il dit:
—Comme ça, mon bien vous chausse. Très flatté, cher monsieur! Et l'admirable excuse, n'est-ce pas, pour braconner sur mes terres!
—Mon Dieu, monsieur, vos droits n'ont aucun caractère définitif! Le mariage seul... Puis, j'ai jugé que vous n'aimeriez jamais Madeleine comme le mérite sa jeunesse.
—Vous avez jugé!
—Oui... Vous êtes fatigué, on m'a dit vos aventures, l'incertitude de votre santé. Ces considérations suffisent. Il est selon ma conscience d'engager une lutte, où hélas! presque toutes les armes redoutables sont de votre côté. En quoi puis-je n'être pas loyal?
C'était dit doucement, fermement, et Semaise sentait que, au-delà des puérilités moutonnières, Jacques avait raison. Mais trop d'amertume lui envahissait l'âme devant son rival, trop jeune, trop beau. Il voulut un dénouement à son goût, un coup d'épée, sûr de sa supériorité dans le noble art. Il y rêva deux secondes, et reprenant, très froid:
—Très bien, mais, cher monsieur, il m'énerve de voir jouer, fût-ce par un des sept sages, des nocturnes sous la fenêtre de ma fiancée, et sans tant d'arguties, j'exige tout bonnement et des excuses et la promesse de ne plus recommencer.
—Je n'ai, dit Jacques, ni excuses ni promesses à faire, n'étant point sorti de ce que je pense être honnête. Je suis pour vous un rival, et un rival malheureux. Je déclare que je persévérerai dans la lutte et que rien ne m'y fera renoncer, sinon votre mariage avec Madeleine.
—C'est net, fit Semaise avec un méchant sourire. Où puis-je s'il vous plaît, vous envoyer deux de mes amis?
—Vos amis n'ont que faire ici. Jusqu'à présent, nul de nous deux n'a, je pense, insulté l'autre.
—Ah! vous trouvez? Ces apôtres, ma parole, ont le cuir dur... Est-ce, peut-être, que vous voulez le choix des armes?
Jacques regarda Semaise avec un peu de surprise dédaigneuse, et sans qu'un trouble parût dans la beauté de sa face, avec l'aise d'une personnalité probe, courageuse et fraternelle:
—Ce serait, monsieur, une noble action à nous d'éviter un duel. Dans notre patrie, le sang de ceux qui peuvent servir est plus précieux qu'ailleurs.
Une âpre émotion prit Semaise. Sa conscience était émue de l'appel, mais, en même temps, s'élargissait sa rancune. Et soudain, brutal:
—La première qualité du soldat français, monsieur, c'est la bravoure.
—C'est bien, murmura Jacques.
Il avait baissé la tête, un peu pâle de trouver là cette sotte querelle. Il croyait qu'il ne sied pas, dans un pays mutilé, tendu pour la bataille, de s'insurger contre les préjugés de l'honneur militaire. Aussi, se résignant à l'aventure:
—Soit. Vous voudrez bien, j'espère, vous considérer comme l'offensé. Envoyez vos témoins à la ferme des Avelines.
—Quand?
—Décidez.
—Aujourd'hui?
—Bien. L'heure?
—Cinq heures du soir.
Ils se saluèrent taciturnement, et Semaise s'en alla, non sans un remords tout au fond. Jacques, seul, semblait absorbé par une touffe d'Achillée, ses paillettes pures épanouies à la Lune. Une effraye passa, ramant sans bruit de ses ailes cotonneuses, un fuseau de petites nues était posé sur le firmament et la vie, décrue sur toutes choses était solennelle, chaste et religieuse. Jacques soupira; il monta lentement le flanc de l'ados. Au loin, une porte s'ouvrait lourdement, se refermait, et Semaise était déjà entré aux Corneilles quand l'officier se trouva debout sur une faible éminence, triste et tout plein d'amour, à contempler la fenêtre de Madeleine.
XVI
Au bruit de la grande porte des Corneilles, assez brutalement close par de Semaise, Madeleine s'effarait. Quelle scène s'était déroulée par delà le monticule? Et toutes sortes d'imaginations circulaient dans son cerveau, surtout la bouleversante pensée d'une provocation. Puis, ce fut un autre frisson: là, sur la déclivité, loin du massif, elle venait d'apercevoir Jacques, dressé en douce estompe dans l'argent nocturne. Il regardait fixement, opiniâtrement.
Alors, un effroi passa sur Madeleine. Elle imagina que c'était le dernier adieu du musicien, que jamais plus il ne reviendrait semer ses amoureuses tristesses. La lune roulait entre des langes fins, la lumière était moins vive, un navrement susurrait dans les arbres. Brusquement, Jacques mit la tête entre ses mains. À travers l'espace il parut à Madeleine entendre une vague rumeur de sanglots. Toute sa chair soulevée de tendresse, d'angoisse, en vain luttait-elle contre une inférieure voix interne. Je ne sais quoi la soulevait, l'entraînait hors de la chambre, et elle se trouva, comme hantée, à la grande porte, détachant la chaîne, tournant, emportant la clef.
La roseraie était là, ses suaves encensoirs, un tremble agitait ses ailettes de soie blanche, des ombres végétales ondulaient sur la cendre du sol. Elle eut peur, s'arrêta, apparition de déesse ineffable, un doigt sur la lèvre, hésitante. Elle s'élança de nouveau, froissait des herbes, des arbustes, et elle se sentait comme glissant sur une onde. Puis, elle alla sous l'ombre d'une ligne de chênes. Un petit ménage d'oiseaux s'éveilla, s'effara, et Madeleine, au cri de l'un d'eux, s'arrêta, prise de dyspnée, toute molle, contre un arbre. Le filagramme des ombres et des rayons évoluait sur sa figure; une aile de papillon nocturne effleura ses joues. Le courage lui revint, elle se remit à marcher, et, au détour des chênes, elle aperçut Jacques.
Une petite porte, dans la clôture, était restée ouverte; elle la franchit.
Il était toujours debout sur le monticule, la tête entre les mains, et des sanglots achevaient de mourir dans sa poitrine. Un désespoir intarissable pesait sur sa vie. Toutes ses belles futuritions d'optimiste, les claires architectures de la jeunesse, s'écroulaient comme un arbre dans le cyclone. Il revoyait monter, abondantes, de vive lumière, ses pensées de Tunisie, l'austérité charmante d'une existence toute construite, l'aspiration de sa nature vers le devoir et le sacrifice. Hélas! un fantôme s'était interposé, et maintenant plus jamais son sang n'était tranquille, son âme était nue, frissonnante et faible. Dans ses jours de maladie, jamais il ne s'était senti vaincu comme maintenant, jamais si craintif, et une sentinelle de chagrin, vigilante, implacable, veillait aux profondeurs de son crâne. Et quel vain, ridicule amour! Nul espoir de triomphe dans la lutte du fond de l'ombre, cette lutte du paria qui n'a sur lui que les regards de la haine. Non! il était trop condamné! Jamais, pour lui, des lèvres de l'aimée ne jaillirait le mot créateur. Et, alors, n'est-ce pas, qu'importe la beauté du firmament et celle du brin d'herbe?
Levant péniblement ses deux bras, avec un large soupir d'angoisse, il allait partir à travers les campagnes. Son regard soudain s'abaissa, fixe. Puis, sous ses mains grelottantes pressant sa poitrine, tout pâle, en sursaut, il douta.
Mais à force de regarder la certitude lui vint.
Sous le grand bras feuillu du chêne aïeul, dans la blonde lueur mêlée à des pans de nuit, c'était bien Madeleine, debout sur les graminées basses. Les tigelles d'herbe, en fins glaives, environnaient ses petits pieds, ses chevilles emprisonnées de nacarat, et tous les yeux pâles des corolles étaient tournés attentivement vers la lune dichotome.
XVII
Alors Jacques descendit lentement le monticule, et toute la scène lunaire, l'herbe, la branche épanouie, les meneaux bleuâtres, la vierge frêle et divine, pour toujours s'inscrivirent au fond de son cerveau. À quelques pas d'elle, il s'arrêta, la tête nue. Il était plein de religieux respect. Des phrases d'adoration se pressaient, insonores, sur ses lèvres. Il n'osait plus regarder Madeleine, il regardait les plis de la robe blanche, l'ombre cendreuse étalée sur le pré. Le vague frisson de la campagne lui semblait un bruit d'océan. Brusquement il balbutia:
—Pardonnez-moi! La témérité qui m'a entraîné sous votre fenêtre était indomptable. J'ai espéré n'être entendu que de vous. Mon tort, à présent, me semble infini. Mais pourquoi ces haines qui séparent nos familles? Moi, je n'ai jamais pu haïr personne, tellement que je ne vous connaissais pas jusqu'au soir où vous m'avez si durement regardé. Dès la première minute je vous ai adorée... et pour toujours. Alors, en vain, j'ai voulu rester loin de vous. Toute ma vie se traînait misérablement dans le désir de vous revoir. J'ai combattu, j'ai de la volonté. Hélas! contre votre souvenir ma volonté est morte. Peut-être que c'est mal de vous le dire et que vous êtes fâchée. Pardonnez-moi, j'obéirai si vous voulez que je me taise, si vous voulez que je m'éloigne.
Il avait un genou en terre, ses cheveux blonds tremblaient légèrement, une lueur charmante éclairait ses yeux. Involontairement elle le regardait, étonnée de le voir si beau. Il continuait:
—Ma vie est grave. J'ai dédaigné les plaisirs qui détrempent, j'ai donné mon âme au travail et à la patrie. J'étais très heureux, plein de larges espérances. Alors vous avez passé, et je n'ai plus dormi. Mes livres sont clos, le devoir, si doux jadis, m'est dur aujourd'hui. Une poussière couvre mes souvenirs, mon intimité m'échappe, je ne sais quoi d'âpre accompagne la moindre de mes pensées. Je souffre de tout ce qui est beau...
Il se tut. Cela s'était épanché de ses lèvres gravement, avec une intensité de candeur, la vibration d'une nature sincère. Madeleine, dans la nuit, en pleine poésie, apte d'ailleurs à l'enthousiasme, s'enivrait à l'emphase du jeune homme. Une grande sécurité lui était de plus en plus venue. Le silence les embarrassait cependant. Elle le rompit:
—Monsieur, dit-elle avec tremblement, est-ce que vous allez vous battre avec Semaise?
Une grande mélancolie alla au cœur de Jacques. Il crut comprendre la démarche de Madeleine, crut qu'elle était venue pour supplier au nom de son fiancé. Et la voix plus basse, un peu brisée, il murmura:
—Mon Dieu! rassurez-vous, il ne courra aucun danger...
—Oh! fit Madeleine avec pitié.
Et s'avançant, quittant l'ombre du chêne:
—Vous ne comprenez pas, dit-elle. Votre réponse est douce pourtant, mais si triste! Je voudrais seulement éviter ce duel, mais non pour Semaise.
Il levait le front, un trouble immense parcourait ses vertèbres, et ses lèvres remuaient. Madeleine sentit grandir son courage.
—Toute ma haine est évanouie, dit-elle. Du passé cruel, entre nous, il ne reste que de la cendre. Et rien autre, entendez-vous, ne m'a attirée ici que la crainte de ne plus vous revoir.
—Est-ce vrai? cria-t-il.
Une lueur de ravissement errait entre les cils de Jacques, il était tout près de la vierge, à genoux, la figure levée. Il avait pris la main délicate, il y posait les lèvres lentement, timidement.
—L'existence va être si douce, murmura-t-il. Mais je voudrais vous dire... ô les nuits de ma misère qui finissent... ce noir avenir si beau maintenant... non, je n'osais pas rêver... toujours une voix triste s'élevait, protestait, Madeleine... à peine, étant seul, si j'osais murmurer ce nom... mais est-ce vrai, est-ce vrai? me voulez-vous?
—Pour toute la vie, répondit-elle.
Des tilleuls argentés répondaient à l'hymne des chênes, la roseraie encensait la pénombre divine, des formes mousses tremblaient lointainement, des taraxacums dressaient leurs menus pédoncules sur le tertre, et eux se sentaient enveloppés d'une bienveillance énorme, en sécurité sous le saphir nocturne semé de toisons vagabondes.
—Vous êtes belle, Madeleine.
—Et vous très beau... et si bon que, sans doute, vous ignorez votre beauté.
Puis, tout à coup, penchée sur lui, frissonnante, elle chuchota:
—Je me sens misérable.
—Quoi?
—Ce duel. Il y a tant de hasard dans ces choses. Et puis, j'en ai le remords, ma conscience est lourde. Ne peut-on pas l'éviter?
—J'ai promis.
Elle soupirait, leurs mains s'entrelacèrent. Une lente brise méridionale remuait dans les plantes:
—Il ne faut pas craindre, fit Jacques... Ce duel ne coûtera la vie à personne...
Sa voix était persuasive, détournait, allégeait la crainte de Madeleine. Ils se turent. Jacques s'était relevé. À mesure de l'ascension lunaire, les ombres s'accourcissaient. Les campagnes étaient comme une mer pâle, et la joie vitale accélérait la vie des jeunes gens. Leurs lèvres étaient sèches, leurs yeux tendres ineffablement, et il leur semblait vivre là ensemble et s'aimer depuis des temps immenses, et que toujours ils s'étaient connus. Madeleine était faible, sa tête ployait et elle se trouvait réfugiée contre la poitrine de Jacques. Alors, lui, au contact des beaux cheveux, ivre, pressa contre lui la vierge, et leurs bouches se touchèrent dans le premier baiser, chaste et pourtant plein de flamme.
—Je t'aime par-dessus toute créature, murmura-t-il.
L'église sonna, l'aube commença de vibrer derrière la forêt, une vague, une délicieuse rumeur de vie roulait sur les campagnes, les bestioles fauves froissèrent les feuilles, de menus cris s'éparpillèrent, et la Lune pâlit entre les nuées.
—Au revoir, dit Madeleine.
Elle partait furtivement sous les chênes; il contemplait ce départ léger, de charme intense, de la jolie fée, et quand elle eut disparu, quand la grande porte des Corneilles se fut refermée avec un grincement, il s'en alla, pensif, par les larges campagnes.
XVIII
Semaise fut debout de bonne heure. Pâle de lourds rêves, et quelques minutes accoudé à la fenêtre, devant le brillant château des Corneilles, il respira la beauté du jour avec des délices chagrines, puis, atteignant un buvard, il commença lentement à écrire, mit beaucoup de temps à libeller deux lettres brèves. Les ayant enveloppées, il descendit. Les gens dormaient encore au château, et il se promena longtemps entre les plates-bandes, sous les massifs, charmé confusément de la prodigue splendeur épandue, de la joie étincelante des oisillons amoureux de la lumière, turgescents, babillards devant le disque jaune qui escaladait l'Orient solennellement.
Des rustres passaient dans les sentiers, pesants et solides. Lui, las, sentant le chancellement de la santé, l'amollissement de ses fibres, enviait, non leur destin, mais la puissance de leurs épaules, la sérénité de leurs faces, le bel équilibre de leurs organes, de leur sang hématose au vif oxygène.
—Qui m'empêchait d'être sobre, chaste, de mener une existence gymnique, avec les jouissances cueillies à l'heure? Être riche à la fois... et fort comme eux!... Il y a tant de façons de varier le plaisir, sans jamais abuser! Mais non, le tourbillon atroce est là, et ce n'est pas encore tant la volupté qui perd que l'imbécillité d'amour-propre. On a la vanité de la débauche comme d'autres la vanité de porter des poids lourds, et l'un jeu n'est pas moins grossier que l'autre, mon Dieu non!
Sourdement, la jalousie le mordait d'une destinée comme celle de Jacques. Souvent, le soir, dans des confabulations de jeunes gens, il avait entendu conter des bribes de la vie de l'officier. Un colonel, un jour, vieille moustache rigide, avait proposé le jeune homme comme prototype à des gaspilleurs de vie. D'autres fois, Jeanne Vacreuse, qui avait ses détectives dans l'armée de Pierre, raillait avec âcreté le fils de l'ennemi, le raillait de cette façon qui hausse le raillé, disait moqueusement sa vie studieuse, l'estime de ses chefs... Semaise, à ces réminiscences soupirait:
—Et on n'est jeune qu'une fois!
Il regardait avec irritation un grave platane, indigné de la splendeur de l'arbre. La belle santé végétale le conspuait, riait de son crâne indigent. Il sentait la lourdeur heureuse de la nature l'étouffer. Il serrait son poing chétif, il trouvait stupide aux fleurs de jaillir si radieuses; des phrases amères viraient derrière son front. Puis, il se mettait à rire sardoniquement, arrêté devant une euphorbe et un cactus cierge, deux monstres formidables où il lui plut de voir un emblème de la stupidité de la nature.
—Cette fourbue! grognait-il. Euphorbes au Cap et idiots au boulevard—un tas de sales créations. Vieille bête qui n'a d'ailleurs rien inventé de plus fort pour passer la vie éternelle que de se dévorer les pieds du matin jusqu'au soir.
Il haussait les épaules d'un air de philosophie. Mais l'envie lui restait—le rongeait—de l'existence de l'autre, de l'autre livré à la science, optimiste, jeune, pur et beau, riche et dédaigneux des jeux débilitants de l'opulence, amoureux de justice... et digne d'être aimé d'une belle vierge comme Madeleine.
—Trève de pipeaux! murmura-t-il. Et puisqu'il ne nous reste qu'un maigre patrimoine de santé et de cervelle... sachons au moins le dépenser en ladre, sou par sou.
Le château s'éveillait, des faces bouffies et pâles se montraient aux lucarnes, le valet de Semaise parut à la grande porte, étonné de voir son maître si matinal.
—Blondeau, lui dit le jeune homme, tu selleras de suite «Blue beard» après avoir mangé un morceau sur le pouce, puis tu iras bon train à Hétremont, avec les lettres que je te remettrai.
—Bien, Monsieur.
Vingt minutes plus tard le superbe «Blue beard» emportait au galop le valet, et Semaise, plus morose, allait à sa toilette, labourait lui-même, du peigne et de la brosse, la stérilité de sa chevelure et, faisant passer une excuse aux Vacreuse de ne pas partager le familier petit déjeuner habituel, consomma une tasse de café solitaire.
Puis, dans le spleen de son existence vide, il s'abandonnait en pandiculations, ricanait devant les paillons solaires coulant sur la vallée, allumait un cigare.
—Tiens, Madeleine! s'exclama-t-il.
Elle s'en allait, sous le petit dôme éblouissant d'une ombrelle, dans une robe de couleur sombre, délicieuse statue moderne, finement ciselée. Le jeune homme, abaissant ses bras, fermant sa bouche baîllante, de son œil d'ennui la suivait, peu à peu se récréait au mouvement d'harmonie féminine, aux ondes attrayantes de la soie, et un brin d'ivresse vernale secouait l'atrophie de son cœur. Puis, le frisson de sa nuit, ses rêves lourds, tous ses doutes lui revinrent. Il savait maintenant l'origine des troubles de la jeune fille. Ah! ses soupçons étaient justes! C'était bien l'antique histoire. Il ne fallait rien grossir, pourtant. Deux nuits n'avait-il pas épié, avant d'intervenir, n'avait-il pas vu les départs discrets de Jacques? Oui, mais comme elle écoutait, si tard! Et elle restait à rêver, et, les matins, elle était lasse!
—Bah! puisqu'ils ne se sont pas parlé!
Il regarda de nouveau circuler la jeune fille. Il se rassurait. C'était une puérilité. Attentif, désormais, il saurait écarter toute ombre. Une bonne saignée coucherait l'autre quelques semaines! Et Madeleine ne se souviendrait guère; c'est si oiseau, ces gamines! Dans le vide de cette absence, lui, Semaise, se substituerait, conquerrait. Alors, avec un sourire:
—Si j'allais déjà faire un brin de bucolique?
Il secoua les coudes, avec un souffle dénigreur, se replongea en arrière.
—À quoi bon?
Et, répétant: «À quoi bon?», il se leva, descendit.
Sur le perron, il hésita. Tout autour de Madeleine, dans la roseraie, d'éclatantes buveuses de lumière, de pétillantes corolles serrées dans le corselet d'émeraude, un monde de folioles, des arbustes flottant sur le bleu, lui faisaient un plan de fraîcheur, de divinité, de pénétrante vibration.
Justement, elle aperçut Semaise, vint à lui. Ils se rencontrèrent sous un marronnier à ronde feuillaison, dense, encore tout humide de la nuit. La peau de Madeleine, dans l'ombre fraîche, se décorait de quelques menues gouttes de lueur venues en maraude. Elle avait fermé son ombrelle, elle s'appuyait légèrement contre le tronc noir du bel arbre. Elle levait sur Semaise ses grands yeux un peu las. Lui, animé à ce regard, tendait le cou, respirait vite, plissait ses lèvres. La voyant rougir, il se détourna une minute. Tout son appétit sensuel lui revenait, ce que la présence d'une femme fine éveillait en lui aux années où ses nerfs étaient neufs encore. Sa moustache tremblait aux palpitations de sa lèvre, et les narines ouvertes il respirait le fleur amoureux du jardin.
Elle ne mouvait pas, posée sur les racines de l'arbre et sa pantoufle, soulevant un pli de sa robe, soufflait le désir dans les veines usées du jeune homme.
Il daignait la trouver en beauté. Tout en paraissant attentif au grand horizon, aux arbres trempés dans un ruissellement de chaleur, à l'énorme nappe blonde des blés tout tressaillants aux légers souffles de l'horizon clair, il ne voyait que Madeleine. L'œil oblique, sa prunelle morne de gypaëte, les mâchoires détendues, il se délectait de la jupe ondulante selon les jolies lignes de la statue d'adolescence, observait le faible sinus du corsage, la grâce du profil, la pesanteur des cheveux sur la nuque, des plis de grisaille un peu serrés autour des jambes de la vierge.
Cependant, hésitante, balbutiante, elle dit:
—Je vous cherchais!
—Vous me cherchiez?
Et une envie de troubadour lui venait de lui dire quelque niaiserie au sucre.
—Oui, reprit-elle. J'ai à vous parler de choses sérieuses.
Son ton étonna Semaise. Il lui semblait y lire une volonté, ferme, et dont il avait peur confusément. Cependant, avec un sourire, et prenant la main de la jeune fille:
—Voyons! répondit-il.
Elle abandonnait vaillamment sa main, et le regardant avec force:
—Je me suis aperçue, depuis quelques jours, dit-elle, que la vie est un peu moins simple que je ne l'avais imaginé. Des choses que je croyais faciles à accomplir me sont apparues pleines d'obstacles, et il m'a semblé surtout qu'on avait abusé de mon inexpérience.
Il avait eu d'abord sa moue. Puis, la voyant trop grave, toute droite et pudique, une chose aiguë lui piquait la chair, il avait un haussement inquiet des omoplates. Tous ses soupçons revenaient, grandissaient.
—Pour inexpérimentée que je puisse être, dit-elle, je veux une existence claire, sans aucun remords. C'est ce qui m'amène ce matin, après des hésitations de plusieurs jours.
Elle s'arrêta devant les yeux hyalins du viveur, la froide colère de sa face. Mais, intrépide:
—Je ne crois plus, reprit-elle, que je puisse être votre femme. J'en remplirais les devoirs avec douleur, et je vous détesterais. Il est très vrai que j'ai de la sympathie pour vous, mais une sympathie paisible. Nous serions misérables ensemble. Je me reprends donc et je pense que vous me rendrez une promesse faite par ignorance uniquement.
—Votre petit discours est charmant! fit-il.
Puis, avec férocité, il lui fit subir l'insolence de son regard, une moqueuse analyse qui la parcourait lentement des pieds à la tête:
—Ces fillettes! murmura-t-il avec mépris.
Elle attendait, simple, dans une majesté gracieuse qui irritait l'autre davantage. Il l'aurait mordue, sentait en lui grandir la cruauté des déchus:
—Dites donc, reprit-il, est-ce sérieusement que vous me contez ces balivernes?
Elle haussa légèrement les épaules. Elle ne le plaignait pas beaucoup, dans la certitude qu'il ne l'aimait guère plus qu'un animal domestique.
—Eh! s'exclama-t-il, c'est donc vrai... on n'est plus contente. Il a fallu introduire l'oiseau bleu! Défiez-vous, Mademoiselle, les oiseaux bleus sont des scélérats.
Elle devenait très rouge, confuse et colère d'entendre ce mièvre désabusé railler sa large tendresse. Plus dur encore, il mordait ses syllabes:
—Oh! nous connaissons le drôle! Tout jeune, hein? tout blond... quelque peu apôtre. Et quelle musique au clair de lune!
Et quittant la moquerie:
—L'ennemi de votre famille, Mademoiselle!
—Que vous importe à vous, dit-elle. Faut-il m'insulter avant d'agir en honnête homme? En déclarant ne jamais pouvoir vous aimer en épouse, je suis simplement loyale. Je n'ai pas besoin de votre acquiescement pour rompre... ma promesse a été surprise... pourtant, j'aurais du remords si je ne vous suppliais pas d'abord de me délier...
—Je le refuse! cria-t-il.
—Pourquoi?
—Parce que.
—La réponse de ceux qui ont tort... J'ai agi selon ma conscience. Adieu.
Elle avait rouvert son ombrelle, allait partir. D'un geste quasi brutal, il atteignit l'épaule de la jeune fille. Il avait envie de la secouer, la serrait sans ménagement.
—Vous êtes bête! gronda-t-il. Vous jonglez avec des citrouilles et elles vous retomberont sur le nez. Voyons, est-ce que vous espérez vaincre votre père et votre mère? Est-ce que vous allez enterrer toute leur colère sous votre amourette? Généralement on vous voit du bon sens. Car elle ne rime à rien, votre aventure. Elle est niaise. Qu'est-ce qu'on dirait si l'on voyait vos fiançailles rompues? Pour tous nos amis nous sommes autant que mariés. Ça serait du clabaudage pour six mois. Dites, serait-ce supportable? D'ailleurs, est-ce que vous aurez jamais le consentement de personne? Chère enfant, si l'on avait commandé les symboles de l'opiniâtreté au grand Faiseur, il aurait fabriqué Mme Vacreuse et Pierre Laforge. La déroute est certaine. Et quant à l'autre, au violoneux, c'est un animal gothique... Voyons, ne tentez pas cette lutte absurde. Quoique vous en pensiez, il y a un moyen d'être heureuse avec moi. Au fond, je suis un excellent apôtre, plein d'indulgence. Nous vivrions paisibles, vous seriez très libre, très obéie... tandis que ces godelureaux, neufs comme un costume de marié, n'ont aucune souplesse. Tous despotes... Dans votre destinée, je représente en ce moment le bon sens, et le bon sens, c'est le pain quotidien du bonheur.
Il se radoucissait, l'air sage, tapotait le bras de Madeleine:
—Que diable! vous avez été étonnée de ma colère. Vous étiez féroce. Au fond, voyez-vous, je vous aime beaucoup, moi...
Elle sourit avec une douceur malicieuse, obstinée, et l'interrompant:
—Sincèrement, m'aimez-vous beaucoup plus que votre cheval Barbe-Bleue?
Cette question simple l'embarrassait. Il s'avoua l'épaisseur de son égoïsme, fugacement, et revenant à l'irritation:
—Il faut être raisonnable! dit-il rudement.
—Mais je m'efforce beaucoup de l'être. Et je trouve infiniment absurde qu'au lieu de ce que j'ai légitimement droit d'exiger de l'amour, j'irais me contenter de ce que vous appelez le bon sens de ma destinée. C'est ce que j'en nommerais plutôt la folie. Tant jeune que je puisse être, je sais ceci: On ne vit pas deux fois. Et je ne vois pas pourquoi l'on sacrifierait la partie la plus belle de cette vie à des considérations malhonnêtes!
—Malhonnêtes!
—Serais-je honnête si je vous jure un amour dont je me sens pour vous incapable?
—C'est un si vieux procès, chère enfant! Il est tout fait, tout jugé, par des juges d'une autre compétence que vous. Après bien des divagations, le monde en revient toujours aux considérations que vous traitez—en vraie petite fille—de malhonnêtes.
—Mon Dieu! fit-elle, laissons là ces jugements si bien faits. Je m'efforcerai de ne faire jamais rien que de loyal et d'honnête, et même que de raisonnable. Et rien ne me paraît plus raisonnable en ce moment que de vous supplier encore de me délier d'un engagement injuste.
Elle se tenait au bord de l'ombre et du soleil, pleine d'un charme sérieux, avec un petit pli de volonté au milieu du front, et Semaise était agacé terriblement par la subtilité de son élégance, la suavité de son profil.
—Je vous répète que je refuse! dit-il violemment. Et je ferai, pardieu! tout ce qui sera nécessaire pour maintenir ce godelureau loin de vous!
Elle pâlit, entrevit une scène horrible, la lueur des épées, la férocité d'un combat:
—C'est vil ce que vous dites là! murmura-t-elle.
Elle s'éloignait, révoltée, épouvantée, avec des sanglots d'angoisse. Il la regardait partir, méchamment. Le cri de sa vanité saignante jaillit.
—Être sacrifié à une boîte à musique!
XIX
Deux sous-lieutenants de la ligne étaient les témoins de Jacques. Vers quatre heures, assis au bord du verger des Avelines, ils attendaient les témoins de Semaise. Leur café fumait doucement dans des tasses bleues, sur une petite table carrée, l'arôme s'en répandait parmi les pommiers, et la conversation était calme. Le rouge de leurs pantalons attirait la marmaille et les dindons. Près d'eux, Jacques, avec un regard de bonheur contemplait la perspective.
C'étaient des champs pleins d'ordre, et tous petits, en rectangles. Sur le vert des luzernières, des bêtes à cornes s'engraissaient avec patience; les rondeurs blanches des oies entrecoupaient la couleur sale des moutons; un grêle poulain sautait avec gentillesse. Les sentes blanches, entre les pâturages, étaient comme des lignes tracées à la craie; les céréales tremblant aux légers souffles, perpétuellement variaient leur clair-obscur, semblaient couler et s'enfuir vers la rivière. Dans un petit étang trois gorets se baignaient. Les fermes, sous la rougeur des tuiles, au-dessus des fruitiers, apparaissaient avec une gaîté laiteuse; au fond, minuscule, un homme hersait une jachère; des femmes accroupies sarclaient un champ de navets; une houe et un tombereau de compost s'arrêtaient au bord d'un herbage, et l'on récoltait, dans les terres fraîches, le chanvre mâle. Une longue ligne de peupliers et de vernes, en arc sinué, suivait les cours de la rivière.
—Le meilleur système, disait un des sous-lieutenants, est un vase de terre vernie, large du bas. On y met un appât... et tous les mulots y tombent.
—Oui, répondit l'autre.
Ils burent un peu de café, lentement, examinèrent les champs avec une approbation sereine et reprirent leur confabulation.
Jacques observait la branche d'un pommier, décorée de petits globes vernis, et comme peinte sur de la soie bleue. On entendait le broutement de trois brebis, à l'orée du verger, sur des éteules de seigle. Dans la cour des Avelines, un adolescent tondait des agneaux et les douces bêtes bêlaient par intervalle. Un étalon amoureux remuait la poudre de la route; cachés dans les toisons végétales les pierrots pépiaient. Il régnait une douceur d'évangile. Et Jacques comparait la beauté du firmament à la beauté de ses souvenirs.
—La truffe aime le chêne, disait le premier sous-lieutenant.
—Et le cochon aime la truffe, répliqua l'autre plaisamment.
Tous deux se mirent à rire, et Jacques par politesse souriait. Il baissait la tête, il était reconnaissant aux brins d'herbe d'avoir tant de grâce. Sa destinée lui semblait de cristal, toute sonore et toute diaphane. Tous les carillons de la joie y tintaient, y chantaient la palingénésie du cœur.
Cependant, quelquefois, il s'y abattait un pan de froide nuit. Le choc d'angoisse, le court arrêt du cœur, pâlissait Jacques, un blêmissement venait sur le vaste horizon. Demain, peut-être, une épée allait le rayer du monde. Puis, le flux rouge reprenait, remontait en mascaret aux artérioles de la face, y ramenait un vague sourire de béatitude. À tant de périls, déjà, il avait échappé. La niaiserie d'un duel ne l'emporterait pas.
—Oui, c'est ainsi, déclarait le sous-lieutenant rural, dans les truffières d'Étampes, les chiens seuls sont employés à la récolte. Et cette méthode se généralisera.
—Évidemment.
Un court silence. Tous trois regardaient en cillant la perspective plane, coupée au loin d'un côteau et d'une forêt. Il y avait un grand firmament tranquille, très haut. Une nue scaphoïde planait par-dessus le dévalement des côteaux, bordée de peluche blanche; des strates montraient leurs lames minces vers le couchant; des vals d'onyx se creusaient entre des cumulus ronds; la chaleur était caressée d'un souffle d'éventail, et rien n'était adorable comme des cimes de sveltes peupliers en rideaux sur les pacages, mouvant délicatement des nuances d'argent vert dans la mer lumineuse. Leur ombre couvrait le ruminement des bêtes.
—Les voilà, je pense, dit un des lieutenants.
Devant un chariot de foin, deux gentlemen s'avançaient. Un chenapan étique les escorta jusqu'aux Avelines. Après des salutations graves et de courtes paroles, Jacques quitta les témoins, et sur le bord d'une tréflière, à l'ombre d'un petit tremble, il continuait à édifier son Atlantide. Pourtant, comme des feuilles séchant dans un feuillage jeune, des soucis apparaissaient sur sa sérénité. Dans sa miséricorde de haut Arya, l'inquiétude était double, car il répugnait à rêver des futuritions menaçantes pour son adversaire. Il désirait l'issue heureuse pour Semaise autant que pour lui-même, et sa détestation était profonde d'être ensanglanté d'une stupide victoire de duel.
XX
Cependant, au bord du verger, le marchandage des témoins se faisait sans âpreté. Ceux de Semaise étaient venus avec des résolutions dures. Mais les officiers ayant cédé sur tous les points, selon les ordres de Jacques, l'entrevue devenait souriante. On avait convenu de prendre l'épée. Le combat ne devait pas cesser pour une blessure légère, à moins qu'elle n'entraînât l'incapacité. Et l'on ne discutait plus que l'endroit de la rencontre, non que les officiers eussent soulevé quelque objection, mais les témoins de Semaise hésitaient à choisir, consultaient leurs adversaires.
—Je connais, fit l'officier rural, au bois des Clares, un endroit délicieux. La lumière y est égale, le terrain élastique. Personne n'y passe. On y serait chez soi. Ce n'est guère loin d'ici, une demi-heure de cheval.
Tous se regardèrent une seconde, pour la forme. Ils étaient à l'unisson. On convint de prendre le bois des Clares.
—Ce sont de bons garçons, fit le lieutenant rural quand les gentlemen s'éloignèrent sur la route.
Quelques minutes plus tard, ayant refusé de dîner aux Avelines, par délicatesse, les officiers quittèrent Jacques. Il les suivit du regard, longtemps. Entre les peupliers ils jetaient des lueurs de coquelicots. Et la rêverie de Jacques s'allongea comme les ombres vespérales s'allongeaient sur la vallée.
Une note basse, tombale, toujours revenait, le troublait par son insinuante monotonie, finissait par dominer l'harmonie claire du bonheur. Être effacé du monde? Oh! non, pas maintenant, pas à l'heure où s'ouvre la cervelle, où l'être va prendre sa courte joie d'éphémère. Mais, inutilement, il écartait la musique noire. Sur les champs, où continuait le cycle du jour, où dormait une lueur jaune, où déjà se déployaient de larges mantes sombres, il retrouvait l'histoire de sa pensée. Le soleil marquait la désuétude, descendait, se fonçait. La profondeur du tabernacle poignait le jeune homme davantage. Il baissa les yeux.
Alors, sur un arbuste, il vit une belle chenille, en peluche noire et blanche. Brusquement un calosome jaillit, et de ses formidables mandibules emprisonna la bête de velours. Et cette parabole de la lutte éternelle, de l'insouciance de l'énorme travailleuse qui jamais ne s'effare du massacre d'aucun de ses enfants, rendit Jacques plus pâle.
Le jour avançait encore. Au loin les travailleurs cessaient la tâche. On voyait de pauvres dos courbés onduler au long des sentes; des herbivores s'attroupaient lentement dans la lueur rouge, l'armée des moutons tremblait comme des flots d'écume, un bœuf blanc levait la tête, longuement criait sa mélancolie, le soleil se réfugiait entre les arbres.
Alors Jacques se mettait à marcher par les campagnes, saluant avec douceur les figures ocreuses de la pauvreté, apitoyé, plein de regret que l'imbécilité humaine eût fait la lutte pour l'existence si abominablement amère. Mais les sentiers se vidaient. Il s'arrêtait dans un pré solitaire, entre deux vernes.
C'était l'heure adorable. La molle lumière tombait du firmament sublime sur la terre qui se taisait, qui semblait écouter. Une haleine traversait l'horizon, un peu alourdie, passait sans bruit. Dans la mort des rayons, des vapeurs montaient, voilaient les contours harmonieusement, et le silence marquait la transition, le demi-sommeil, l'angoisse vague des bêtes du jour. Une émotion tendre sourdait d'en bas, tombait d'en haut. Quelques pâles étoiles primaires arrivaient sur les plages bleues.
Étonné, pris d'un saisissement, Jacques contemplait cette heure. Devant la splendeur auguste, la marche de son cœur était douce; une confiance énorme lui venait, et les minutes coulèrent, si remplies qu'elles semblaient des journées... Les verrières du couchant s'assombrirent, les vibrations alanguies, plus longues, se retirèrent de la vaste contrée muette. Soudain, le silence de l'heure fut troublé; une grêle mélodie courut sur les herbages.
C'était là-bas, sous la masse grise des feuilles... Un vieil homme s'y tenait, appuyé au tronc d'un frêne, soutenant un misérable instrument à manivelle. Sans doute, il avait, durant les heures claires, parcouru plus d'un village, attristant les gens de la musique chevrotante de son orgue, cueillant, liard par liard, la menue somme dont il sait vivre. Et, maintenant, loin de tous, dans les premières ténèbres, poëte inconscient, il écoute, avec un doux plaisir, un air de ce vieux instrument dont il a joué tout le jour sans en rien entendre.
Et Jacques aussi écoute.
Dans la musique pauvre, sans couleur, sans éclat, coulant si pénible, rampante, grêle et caduque, il était ressaisi du doute. Il regardait les prés noirs d'un regard amer. Et quand l'orgue se tut, que l'heure calme se fut perdue dans l'éternité, il marchait tristement sous l'étoilement de l'ombre. Près de la ferme il s'arrêta et les deux mains sur la poitrine, tout bas, il murmurait:
—Faudra-t-il mourir demain?
Puis, plus bas encore, un nom bien doux lui venait, plus doux que le grand chuchotement des ténèbres.
XXI
Dans la forêt des Clares, vers le Levant, un triangle s'ouvrait entre des sapins. À la septième heure la brise remuait péniblement les feuillages, en tirait un chant dur, et les piliers augustes, immobiles, tout droits sous les arches sombres, s'étendaient avec une majesté de salle hypostyle. Le soleil, oblique, entre les masses sévères, vaincu, à peine survenait par lames minces, par ovules tressaillants sur le triangle libre. Des plantules chétives essayaient de vivre à l'ombre des colosses, de petites fleurs se regardaient avec mélancolie, des demeures de ramiers oscillaient entre les ramures, au dessus s'épandait un ciel d'allégresse, d'un léger bleu poudroyant et les témoins de Jacques et Semaise préparaient un drame dans cette solitude.
Semaise était pâle, ferme cependant, avec un petit tremblement de la bouche. Il songeait que le hasard favorise quelquefois un novice. Son doute, pourtant, était faible. Il croyait à la victoire, et il appuyait parfois une pupille furtive sur Jacques, essayait de l'évaluer. Une fois, l'œil celte, paisible et miséricordieux, se posa sur l'œil trouble du viveur. Semaise en fut irrité violemment.
Le drame semblait stupide à Jacques. Il aspirait doucement le baume des conifères, et son étonnement croissait d'être là, par la matinée allègre, engagé dans cette chose brutale. Était-ce misérable! Et il se sentait ridicule, dans une honte grave, par intervalles regardait ces hommes qui discutaient lentement le choix du terrain, l'égale distribution de l'ombre et du soleil, qui mesuraient deux joujoux argentins...
Toute contestation étant terminée, les deux adversaires posés l'un devant l'autre, le signal fut donné. Et le débutant cliquetis des jolies épées rendait les témoins attentifs, et aussi le docteur Gervasy qui se tenait un peu à l'arrière. Les premiers tâtonnements ne préjugèrent rien. Semaise était prudent, presque timide, comme il était toujours au début. Jacques avait une pose tranquille, un haut dédain stoïque, attentif cependant.
Mais l'élan, bientôt, l'irrésistible colère des batailles, rougissait les joues de Semaise; un pétillement sec allumait ses prunelles. Il pressait son délicat joujou, en faisait onduler le ruban lumineux, et la sonorité, le grincement des lames attirait bientôt un oiseau curieux, le faisait, entre les aiguilles d'un sapin, avec un gentil penchement de tête, épier de son œil rond comme une perle noire.
Jacques ne s'irritait pas. Il répondait nettement aux rampements, aux dégagés vifs, aux clairs coups droits, se gardait, sans peine encore, car c'était toujours le prélude, mais un prélude graduellement accéléré, peu à peu marchant vers la haute lutte. Déjà Semaise, avec ennui, s'apercevait que l'homme du compas tenait l'épée irréprochablement. Il baissait les sourcils, s'indignait, mais sans perdre confiance, car Jacques se maintenant en défensive, sa solidité ne pouvait tenir qu'à son sang-froid.
Alors Semaise se mit à tâter l'adversaire, renforça ses attaques.
Les fers chantaient; l'oiseau, attentif, à ce léger bruit croyait devoir son accompagnement, gonflait sa cornemuse, et sa voix charmante vibra, courut en échos de cuivre parmi les arceaux. Les témoins, le docteur, avaient de mauvaises figures, la méchante animation, le battement de cœur des vieux Romains aux cirques. Semaise, la mâchoire pointue, semblait une frêle bête féroce; mais réglée, pondérée, prudente, seule la figure de Jacques gardait une belle humanité douce, d'une douceur d'énergie, d'un resplendissement de beauté stoïque. Il n'attaquait pas encore, mais nul des élans de Semaise ne le prenait au piège. Sa large volonté suffisait à la tâche de repousser cette éblouissante vipère qui cherchait à le mordre. Et Semaise, avec tremblement, s'aheurtait à cette force tranquille, que tous, silencieux, reconnaissaient maintenant.
—Halte! fit une voix.
Les témoins ordonnaient la première pause. Elle était nécessaire à Semaise. Les arcs de ses dégagés s'élargissaient, ses coups déviaient, perdaient leur concision. Les épées s'abaissèrent, l'oiseau sonna quelques notes encore à travers l'opéra végétal. Il s'échangea des paroles brèves. Semaise se massait le poignet délicatement, et la fureur de l'impuissance, un désir immense de tuer l'ennemi, mettaient sur sa figure lasse une expression de bandit.
Les témoins regardaient préférablement Jacques. Ils l'avaient vu, sans trouble, avec un air de bonté, se satisfaire de la parade, à peine feindre de courtes attaques. Maintenant, son épée légèrement fixée dans le sol, il gardait une belle attitude, semblait incapable de rancune, incapable de haine. Alors, involontairement, toute sympathie fut pour lui, même les amis du viveur, au fond, souhaitaient la victoire de son adversaire.
Semaise, dans une atrophie de courage, baissait le front, et son rêve, ne reposant plus sur la certitude de sa force, devenait un rêve de faible, un rêve de chance, un triomphe de loterie.
Mais la pause finissait; les frêles instruments de combat se relevaient obliquement, comme deux rayons blancs.
—Allons!
La musique grêle du métal recommençait, et aussi la voix de cuivre de l'oiseau. Immédiatement l'action s'éleva au maximum. Semaise, coërçant son expérience, la pliait à sa colère, développait toutes ses ressources. Son attaque échoua. Une pluie d'éclairs annihilait sa tactique et brusquement Jacques prit l'offensive. Alors, le viveur recula, mené d'une pointe terrible, jusqu'à un tronc brisé, une sorte de cippe végétal, où Jacques parut une seconde le tenir à merci. Mais les épées se ralentirent, les jouteurs reprirent leur place, et tous savaient que Jacques avait fait grâce à l'autre.
Quatre fois cette bataille reprit, la charge impétueuse du Celte, l'écrasement de Semaise contre la lisière du triangle, et chaque fois la pointe victorieuse s'écartait.
—Nom de Dieu! grommela un des officiers.
La poitrine gonflée, tous frissonnaient, dans le saisissement de cette forte scène, dans l'admiration d'une belle lutte, et de nouveau l'homme civilisé s'immergeait en eux sous l'instinct des brutes.
Pourtant, un d'eux exigea la seconde pause:
—Halte!
Les épées retombèrent. Au loin, un ramier roucoulait, accompagnait en sourdine la basse forestière. Maintenant Semaise, appuyé contre le cippe, loin du groupe, tout en sueur, le souffle caverneux, béant, montrait une figure de décadence. Il avait senti l'haleine de la force, d'une force immense, aussi indomptable pour lui que la colère de l'ouragan; il en gardait l'épouvante et l'humiliation. Il avait compris aussi la pitié de l'adversaire, la mansuétude d'un être supérieur, quatre fois avait vu se relever l'arme de mort. Où donc la puissance qu'il croyait posséder?... Il restait pensif, il essuyait la sueur de sa face, n'osait plus lever ses paupières, et sa fureur de vaincu devenait tout son être, toute sa vie, lui faisait une conscience de brigand, où toujours revenait la pensée d'une trahison, d'une adroite infamie, qui lui livrât cette vie qui avait fait grâce à la sienne. Et il murmurait entre ses dents jaunes la parole triste de Charles-Quint devant Metz:
—La fortune n'aime pas les barbes grises!
Jacques n'était pas très las. Sa jeunesse gardait l'aise à sa poitrine, la force à son poignet. Il regardait devant lui, un peu surpris. Les sous-bois envoyaient une voix paisible, le frémissement des feuillages où courait la consonnance du ramier, la flûte aiguë de quelques oisillons. L'être intime de Jacques avait la sérénité de la forêt, son calme et son ampleur. Il n'appréhendait plus ni de tuer ni de mourir, il se sentait plein de patience et de force.
Mais comme il détournait le front, il rencontra la silhouette du viveur. Et la vue de l'adversaire pâle, courbaturé, de son profil de bandit vindicatif, lui prit tristement le cœur, le fit souffrir d'avoir tant humilié un homme.
Semaise, cependant, s'était replacé au champ du combat. Il attendait le signal, d'un air d'opiniâtreté. Et Jacques se plaça devant lui avec mélancolie.
—Allons!
Au ferraillement clair, l'oiseau ne répondait plus, il voguait par-dessus les cimes, sous les groupes lumineux du ciel. La reprise était molle. Tous deux hésitaient. Jacques n'attaquait pas, laissait venir les coups, ripostait sans rudesse, et un vague espoir revenait à l'âme de Semaise.
Une grande troupe de cumulus passa dans l'horizon, mettant une étoupe blanche sur le soleil, et la lumière sourdait en diffusion calme, se couchait sur le val avec une douceur de lumière tamisée à l'albâtre. Soudain, le viveur, après une faible offensive, marcha vivement en retraite, et quand Jacques le rejoignit sa pose s'était métamorphosée, moins souple, un peu étrange. Les témoins ne comprirent pas de suite, puis, un des officiers crut devoir protester:
—Laissez, dit Jacques.
Semaise venait de prendre son épée de la gauche, s'escrimait ainsi avec bizarrerie mais adroitement. Sentant Jacques désorienté, il bondit en charge, et deux secondes mena la bataille. Mais bientôt, pressé de l'impétuosité du Celte, il était ramené, il allait s'acculer encore contre la lisière, quand on le vit faire crochet, sauter à gauche agilement. Alors, immobile, dans une attitude de fataliste, il attendit. Mais Jacques ne le rejoignit pas. Il avait baissé l'épée, il fit le premier pas pour rejoindre le terrain de la lutte.
Des choses noires roulèrent au cerveau de Semaise, toute la condensation souffrante de sa défaite, et les sourcils très bas, très proches, lui aussi abaissa l'arme. Il précéda Jacques, un peu en biais. Une de ses lèvres était saignante. Il tanguait. Une houle remua ses tempes. Et brusquement, en brute, le malheureux se déshonora. Sa pointe relevée, projetée en foudre, sembla devoir percer obliquement Jacques. Les témoins poussèrent une clameur furieuse.
Mais l'épée du Celte, incroyablement rapide, en retard pourtant, se redressa, horizontale, perpendiculaire au poignet, et l'attaque avorta en simple déchirure à la base du cou. Troublé, à la merci cette fois d'un instinct, Jacques à son tour poussa l'épée, la plongea dans la mamelle de Semaise. Tout de suite il en eut regret, horreur, recula; et il baissait le front tandis que le viveur oscillait, tombait, un genou en terre. Tous, alors, le docteur Gervasy, les témoins, se pressèrent autour de Jacques, laissant Semaise sans secours, et le praticien, après un examen rapide déclara:
—Ce n'est rien! Deux millimètres sous la peau... non, rien!
—Occupez-vous de Monsieur! fit Jacques en montrant son rival.
—Un monsieur, ce cochon-là! grondait un officier.
Cependant, Semaise venait d'abandonner son épée, croulait, étayé sur ses mains, et des bouillons de sang coulaient sur sa chemise, ruisselaient au travers. Alors, le docteur l'assit, mit à nu le torse, et lentement analysait, sondait la plaie fine et profonde, l'étanchait d'un geste doux.
Comme Jacques le questionnait, il murmura:
—Ce n'est guère... oblique... les organes saufs... mais la guérison ne sera pas prompte...
—Crânement mérité! chuchota un témoin de Jacques.
Le sang fluait; une syncope se déclara. Le docteur posait un appareil provisoire.
Alors Jacques, plein de remords, humble:
—Messieurs... n'est-ce pas? Vous serez généreux!... Tout le monde hors nous ignorera l'aventure...
Les officiers hésitaient. Jacques leur prit à chacun la main:
—Sur votre honneur?
—Soit! fit le plus colère. Pour vous faire plaisir. Mais vrai, vous êtes trop bon. Ça ne vous réussira pas toujours. Le monde est canaille.
Tous, cependant, aidèrent à transporter le blessé. Après quelques minutes on atteignit une grand'route. Les deux voitures amenées par Semaise et Jacques y stationnaient; et le vaincu, ayant été hissé dans la meilleure, on partit lentement. À l'orée du bois, les deux groupes se séparèrent.
XXII
Le lendemain de l'aventure du bois des Clares, le docteur Gervasy se présentait aux Corneilles, porteur d'une lettre de Semaise. Le docteur, homme dénué de politique mondaine, remit cette lettre sans introduction, et la surprise des Vacreuse fut immense en la parcourant. Elle annonçait le renoncement du viveur à la main de Madeleine, insistait sur le caractère irrévocable de cette décision, parlait de déshonneur, de tare, en phrases concises, d'une manière ambiguë. Un événement aussi considérable surexcitait Jeanne et déconcertait Vacreuse. La lèvre colère, elle lisait, relisait, finissait par s'écrier:
—Qu'est-ce que ça veut dire? Pourquoi Semaise ne vient-il pas lui-même?
—Madame, fit Gervasy... C'est un cas de force majeure... Monsieur de Semaise est blessé.
—On écrit clairement, au moins... Comment veut-on que je comprenne cette lettre?
—Semaise a donc été blessé? demanda doucement Vacreuse.
—Oui, d'un coup d'épée... il s'est battu, riposta le docteur.
—Bon! grommela Jeanne avec un haussement d'épaules... duel, déshonneur, tare... un roman enfin! Du moins, Monsieur, ne vous a-t-il pas confié quelque message verbal... une explication un peu moins confuse que sa charade?
—Madame, répondit le docteur avec gravité, Monsieur de Semaise m'a chargé, en effet, de compléter sa lettre de vive voix, et si vous voulez bien m'écouter...
Il réfléchit une minute, avec le souci de mettre ses phrases en ordre, et de l'ongle de son pouce, il faisait distraitement vibrer celui de son médius. Jeanne, impatiente, attendait, tandis que Vacreuse s'amusait d'une petite tribu de mouches voletant au plafond ou broutant des pâtures invisibles.
—Ma mission, reprit enfin Gervasy, est, d'abord, de vous confier que Monsieur de Semaise a effectivement commis une action indélicate, et qui le rend peu digne d'épouser Mademoiselle votre fille... Secondement, de vous dire que des mesures sont prises dès à présent pour que la rupture des fiançailles soit ébruitée de manière à convaincre tout le monde que c'est vous qui l'avez voulue... que vous avez décliné l'alliance de Monsieur de Semaise. Afin de renforcer encore cette conviction, Monsieur de Semaise se propose de voyager en pays étranger pendant plusieurs années et ses premières lettres, destinées à la demi-publicité des salons, exprimeront les regrets... regrets d'ailleurs très sincères... qu'il éprouve du renversement de ses espérances...
Le docteur s'arrêta, content de la tournure de cette petite harangue, et recommença de faire vibrer l'ongle de son médius. Jeanne, moins nerveuse, comprenant qu'une circonstance extraordinaire avait pu seule déterminer la résolution du viveur, disait cependant:
—Enfin, c'est donc bien grave, cette aventure qui nous enlève Semaise?
—Madame, répondit le docteur avec une nuance de majesté... c'est assez grave pour que tout homme d'honneur approuve sans réserve la décision prise... et il y a d'ailleurs une cause intime... aggravante... qui exigeait rigoureusement que Monsieur de Semaise renonçât à épouser Mademoiselle votre fille...
Monsieur Gervasy s'interrompit, rougit légèrement, puis ajouta:
—Je n'aurais pas, en somme, accepté d'être le mandataire de Monsieur de Semaise si ma conscience ne m'y avait forcé impérieusement... car je ne me sens aucune disposition naturelle pour cette espèce de mission...
Il s'arrêta de nouveau, timide, ne trouvant pas le tour exact, la phrase correcte, pondérée, délicate qu'il aurait fallu pour terminer, et avec un sourire embarrassé, naïf:
—Mais nous sommes tous le jouet des circonstances!...
—C'est bien vrai! murmura Vacreuse par bienveillance.
—Alors, demanda Jeanne, c'est tout ce que Semaise vous a prié de nous dire?
—Mon Dieu! Madame, répliqua le docteur... il aurait bien voulu me charger d'un plus gros bagage... mais je m'y suis refusé... je n'ai voulu accepter que le strict nécessaire... ne me sentant ni la capacité ni surtout la volonté de prendre au delà!... C'est regrettable pour vous peut-être... mais mettez-vous à ma place... vous comprendrez que je ne pouvais agir autrement!
—Parfaitement! répondit Jeanne d'un ton froid. Il nous reste, Monsieur, à vous remercier d'avoir bien voulu servir d'intermédiaire en cette pénible circonstance.
Puis, se tournant vers Vacreuse, avec un air de déférence, elle ajouta:
—Devant les motifs mystérieux, mais graves, qui sont invoqués pour la rupture des fiançailles... il est clair que nous ne pouvons que donner notre adhésion pleine et entière... Vous pouvez d'ailleurs affirmer à Monsieur de Semaise, et je pense qu'il en a toujours été persuadé, que pas une seule parole compromettante ne sera dite par nous contre sa personne... Pourtant nous prenons acte de l'engagement pris par lui, de persuader au monde que le refus n'émane que de nous... et nous agirons en conséquence.
Le docteur s'inclina, heureux d'avoir terminé, sans anicroche, son ambassade. Quand Vacreuse et Jeanne se retrouvèrent seuls, il y eut deux minutes de silence, elle ténébreuse, lui nerveux, un peu apeuré, comme à toutes les tempêtes de son intimité.
—Et ça ne vous fait pas plus que ça! cria Jeanne enfin, furieuse de l'attitude recroquevillée de son mari.
—Moi!... ma chère, mais ça m'écrase!
—On ne le dirait guère!... Ah! décidément ces aventures-là n'arrivent qu'à moi!
—Oh! fit craintivement Vacreuse... ça, vraiment, Jeanne!... C'est justement à toi seule que ces sortes de choses n'arrivent jamais!
XXIII
L'après-midi de ce même jour, Vacreuse étant dehors, Jeanne se tenait solitaire dans son cabinet de travail. Son désappointement persistait, son ennui dur d'ambitieuse et d'opiniâtre déçue, et elle murmurait, par intervalles, des paroles de colère. En ce moment, un domestique entra lui remettre la carte d'un visiteur. Elle regarda vaguement le petit rectangle blanc, indifférente. Mais brusquement, elle tressauta, et, après de l'hésitation, d'un mouvement vif:
—Introduisez ce monsieur!
Puis, tandis que le domestique sortait, elle relisait le nom imprimé sur la carte, avec, peut-être, plus de surprise encore que dans le premier moment, et, avec sa moue carrée, elle grommelait:
—Jacques Laforge!... Jacques Laforge!
Et, l'aventure du matin s'entremêlant au petit mystère de cette visite, elle liait des événements lointains, des idées hétérogènes, lorsque, lente, la portière se souleva et Jacques parut. Elle l'observa avec attention, sans parvenir à reconnaître en lui le souvenir qu'elle avait du petit garçon de Pierre Laforge. Lui, dans la beauté de Jeanne, à peine en désuétude, cette noire beauté de Proserpine, retrouvait Madeleine, la regardait gravement.
—Monsieur, fit-elle, rêche, d'un air de malveillance, il me reste un doute: vous êtes bien, n'est-ce pas, le fils de Monsieur Pierre Laforge?
—Oui, Madame.
—Excusez-moi, le hasard a oublié de nous mettre en présence depuis quatre ou cinq années et, à votre âge on change vite: je ne vous aurais pas reconnu.
Au léger sarcasme du ton, il rougissait, et ses yeux se fixaient sur les yeux ibériens de Jeanne. Elle perçut tant de sincérité dans ce regard—et une certaine admiration qui, malgré tout, berçait sa féminéité—qu'elle se sentait mollir. Elle murmura:
—J'imagine qu'une chose grave a pu seule vous amener aux Corneilles.
—Une chose très grave, en effet...
Et il ajouta, presque à voix basse, craintif:
—Aussi grave, pour moi, que l'existence de l'univers.
—Ah! fit-elle.
Elle faisait des hypothèses, surprise à l'extrême. Qu'est-ce donc qu'un Laforge pouvait venir demander chez les Vacreuse? Et l'idée lui vint naturellement d'une catastrophe, de quelque péripétie où le sort la faisait arbitre, mettait à ses pieds l'orgueil de l'ennemi.
Elle baissa le menton, s'imagina bonne princesse, accueillant avec mansuétude le vaincu; puis, irritée de sa bêtise, elle reprit:
—Vous ne venez pas au nom de votre père?
Jacques perçut, dans la voix âpre, la haine contre sa race, devint pâle, avec un éveil de révolte, mais se raidissant:
—Je viens pour moi seulement!
Maintenant elle avait les tempes roses d'un peu de pudeur mécontente d'avoir laissé jaillir sa rancune devant ce jeune homme. Lui reprenait avec une énergie paisible:
—J'ai toujours, Madame, détesté les rancunes de nos familles... dès l'enfance j'avais l'instinct de leur injustice et de leur inanité... et tenez, il me serait impossible de vous haïr, maintenant surtout—bien plutôt est-ce une véritable sympathie que j'éprouve...
Elle haussait d'abord les épaules impérieusement, puis, par degrés, la parole de Jacques la captait, l'engourdissait. En même temps, elle s'étonnait davantage, renonçait à deviner pourquoi ce jeune homme était là, demandait avec presque de la bonté:
—Enfin, Monsieur, tout cela ne me dit pas le but de votre visite?
—Madame, c'est tellement grave cette démarche... à peine si j'ose!
—Il faudra pourtant bien! fit-elle en souriant.
Alors lui, d'une voix chevrotante, le geste humble, tout bas:
—Je viens vous demander votre fille!
—Madeleine! cria Jeanne.
Et elle ne comprenait pas pourquoi la surprise n'était pas plus profonde, elle échouait à être rude, malgré elle ne pouvait trouver absurde que ce beau jeune homme osât prétendre à Madeleine.
—Mais savez-vous que c'est fou, cria-t-elle enfin.
—Je le sais, dit Jacques.
—Vous ne connaissez seulement pas Madeleine.
—Je l'aime!
—Et elle?... Vous lui êtes complètement inconnu.
—Je vous demande pardon, mais je crois...
Il s'arrêta, les cils abaissés, avec un tressaillement d'angoisse.
—Voyons, dit-elle... Vous ne voulez pas dire que vous avez parlé à Madeleine?
—Si.
—C'est un roman alors?
Et brusquement la bienveillance de Mme Vacreuse s'évanouit, son regard de colère tomba sur le jeune homme, tout noir et méprisant. La multitude des conjectures recirculait dans sa tête, de confuses corrélations entre la lettre de Semaise et l'arrivée de Jacques. En même temps, elle se sentait humiliée que Madeleine eût pu parler au jeune homme et le lui eût caché. Tout cela cahoté, inharmonique, singulièrement troublant.
—Oui, un vrai roman! reprit-elle brutalement. Une histoire désagréable...
Alors Jacques, à cette minute si décisive, reconquit sa pertinacité des jours de travail et de guerre, et son regard large, sincère, se plongeait dans celui de Jeanne, malgré elle l'émouvait, la faisait plus souple. Il dit avec tranquillité:
—N'est-il pas préférable que je vous explique?
—Oui, dit-elle.
Il commença lentement, et son air de belle vaillance peu à peu harmonisait les nerfs de Jeanne. Il dit l'éveil, l'éclosion douloureuse, les longues luttes dans le vide, dans la nuit, la mélancolie des espérances fanées, l'impraticabilité de tout travail, la mort de la volonté, l'antique drame du printemps humain compliqué de la haine des familles, les interminables rôderies d'un être vaincu, amolli, ballottant dans le tumulte des rues. Puis, comment la force indomptable l'amenait autour des Corneilles, ses contemplations nocturnes quand toutes les fenêtres du château étaient noires, que Madeleine s'accoudait solitairement, regardait tomber le croissant rouge dans l'occident, et comme il se sentait débile, écrasé du vaste ciel, si près et si loin de la jeune fille. Enfin, un soir, l'audace du désespoir était venue, il avait osé... il avait fait vibrer dans les ténèbres l'humble plainte de son amour. Mon Dieu! il n'osait rien rêver, il ne voyait se lever aucune consolation dans le futur. Et jamais, peut-être, ils n'auraient échangé une parole, si Semaise...
—Ah! cria Jeanne, Semaise y a donc été mêlé!
Colère à peine, fémininement émue du récit de Jacques, elle y goûtait une pause de saine humanité, toute surprise de la pureté de cette confession, de la rareté exquise de sa candeur. Il continuait, disait l'arrivée de Semaise, la dispute, puis s'arrêtait.
—Et quand avez-vous vu Madeleine? demanda Mme Vacreuse.
—Cette même nuit.
Elle le toisa, altière, avec solennité. Elle comprenait qu'on pût l'aimer mieux que Semaise, et sous le glacement de son front, elle laissait errer cette pensée qu'avec lui Madeleine serait heureuse. Mais une révolte grondait dans toute sa personne, la crainte que ce ne fût pour elle une défaite et aussi la jalousie d'avoir été sevrée de la confidence de sa fille. Puis, son indestructible haine bouillonna, une rage d'avoir vu écarter le fiancé choisi par elle. Et les mâchoires denses, les sourcils rabattus, elle réfléchissait:
—Que vous a dit Madeleine? demanda-t-elle.
—Il m'est impossible de répéter cela, Madame.
—Bien! fit-elle avec un geste de dure approbation.
Et sa pensée retournait le problème, s'ébahissait des complications excentriques de la réalité. Puis, une face nouvelle apparut: si Pierre cédait, si de l'anomalie même de l'aventure pouvait jaillir un triomphe? L'autre devait adorer un tel fils! Et les mâchoires de Mme Vacreuse s'écartèrent, un maigre sourire évolua sur ses lèvres, tandis qu'elle reprenait:
—Tout cela est extraordinaire... très irritant... le bouleversement de nos projets... des choses longuement combinées et sur lesquelles nous comptions. Puis, je déteste en principe les aventures qui ne vont pas au grand jour. Mon Dieu! Je sais bien... vous direz que vous n'aviez pas le choix. Et puis, quelle diable d'idée à vous d'aller justement aimer Madeleine... Et vous vous êtes battu avec Semaise?
—Oui.
—Et vous l'avez blessé?
—Nous avons été atteints l'un et l'autre.
—Mais lui plus que vous, n'est-ce pas?
Il rougit. Jeanne, d'instinct, se sentait heureuse que Jacques eût eu l'avantage, un bonheur enfantin, antiraisonnable, dont elle s'indignait. Elle se leva, et droite, pâle dans ses vêtements noirs, l'accent monotone:
—Je réfléchirai... et c'est beaucoup accorder au fils de Pierre Laforge. J'ai besoin d'interroger Madeleine et de parler à mon mari. À la vérité, je suis un juge prévenu contre vous, et je tiens à vous dire qu'il n'est pas probable que je cède. Pourtant, je ferai un effort. Si c'est non, je vous écrirai; notre refus serait irrévocable, et toute démarche ultérieure inutile. Si je n'envoie pas de lettre, revenez ici dans trois jours, à la même heure qu'aujourd'hui, j'aurai des conditions à vous imposer.
Il la sentait toute de volonté, invincible, et il observait les tempes dures entre lesquelles allait se décider le procès de sa vie et de sa mort. Et sa propre volonté, son énergie persévérante de nature noble, trop doublée d'intelligence pour se parer de contours violents, se rebellait, se préparait à la bataille. Un court silence s'abattit, durant lequel l'Ibérienne et le Celte se regardaient, puis Jacques s'inclina, avec un sourire très doux:
—Madame, dit-il, je remets ma destinée entre vos mains. Vous pouvez la faire toute haute si cela vous plaît ainsi. Vous pouvez aussi la faire plus triste que le sépulcre. Souvenez-vous seulement que je suis sans haine et tout prêt à vous aimer comme un fils.
Et se baissant, posant sa bouche sur la main de Jeanne, avec un soupir il s'éloigna. Cette sombre Jeanne, singulièrement trouble, restait pensive, l'âme dégelée, ses deux yeux de haine envahis d'une mélancolie de mansuétude.
—M'a-t-il vaincue? murmura-t-elle.
Elle passait silencieusement à travers les appartements, trouvait très charmante la coulée du soleil sur la majesté du jardin, entre le dense tremblement des chênes, et avant de faire venir Madeleine elle s'immobilisa devant une fenêtre, le frond chaud rafraîchi au vitrage, rêvant à une existence moins âpre que la sienne, à des jours de pardon, des intimités profondes, sans angles, sans violences. N'avait-elle pas trop été la sentinelle misérable d'une guerre aride, inutile et sans gloire?
XXIV
Madeleine arrivait craintive, toute pâle, ayant surpris la sortie de Jacques des Corneilles. Jeanne tendait son visage, essayait le froncement des jours d'orage. Mais un irrésistible sourire, comme une vibration du soleil de l'âme, flottait autour de ses paupières.
—Suivez-moi au jardin. Je suis lasse d'être emprisonnée ici.
Et sur le perron, la voix grondeuse:
—J'ai à vous parler sérieusement!
Madeleine courba la tête, et elles circulèrent quelques minutes en silence. Un ruisseau les arrêta, tout grêle, avec un pan de lumière orange étalé sur ses rides. En amont, des ronces et du chèvrefeuille élevaient un palais de scarabées; une branche pendante, fleurie au bout, semblait tremper un petit pied blanc dans l'onde. Un saule ragot se tenait tristement près d'un petit havre minuscule, un lézard s'obstinait sur un fragment de schiste, et une pauvre statuette ébréchée, toute rose dans la décadence diurne, ouvrait ses yeux de plâtre que les rayons chatouillaient. Au loin s'allongeait la lumière, presque horizontale, et on la voyait mourir, comme un grand psaume de mélancolie, croître en analytique splendeur à mesure que croulait l'astre.
—Madeleine, dit Jeanne, je suis profondément triste de votre conduite. Vous vous êtes cachée de moi, vous avez eu le courage de me sourire pendant qu'un secret blâmable existait en vous.
La jeune fille détourna la tête, et sa mère l'effrayait, lui semblait importante et formidable.
—Écoutez, continua Jeanne, en la prenant au bras. Tout ce qui s'est passé, et ce qui va se passer, est grave. Je remettrai les reproches à plus tard. Dites-vous seulement que tout manque de sincérité serait dangereux, que votre meilleure ressource est de tout me dire. Ne cachez rien, soyez franche: je vous écouterai sans colère et je jugerai.
Et ayant sommairement dit la visite de Jacques:
—Parlez, et quelque sujet de rancune que j'aie contre vous, je suis pourtant votre mère, partiale en votre faveur.
—Maman! dit Madeleine.
Et tapie contre Mme Vacreuse, câline, frémissante, un court sanglot la parcourait. La mère, avec douceur, regardait les collines lentement montantes, la mort successive des rayons sur les fermes et les cabanes... Et d'une voix assourdie, comme tantôt Jacques, Madeleine disait la simple histoire de son cœur, le grandissement de l'Inconnu pendant les nuits de juin, et la confidence avait exactement le charme ralenti de l'heure où l'on était. Jeanne y retrouvait la pureté, l'idéalité chaude du récit de Jacques, quelque chose des rares contes blancs de la littérature humaine où la beauté ne glace pas la palpitation de la vie. Elle accompagnait Madeleine aux paysages vagues sous la lune croissante et décroissante, frémissait à la musique délicate, aux vols de petites fées sonores, aux départs tout craintifs, tout furtifs de Roméo. De l'aride de son cœur, durci aux cratères de l'ambition, elle sentait jaillir un filet de source, regrettait de n'avoir pas eu, elle aussi, son printemps, son oasis de jeunesse, et déjà l'océan blond des emblaves lointaines devenait rose, qu'elle écoutait toujours, dans l'effort, la demi-rigidité de l'attention.
Elle se sentait bien mère à cette heure, elle percevait intensément où se trouvait le bonheur de Madeleine, avait honte d'avoir voulu la condamner à ce chauve, cet usé de Semaise, et elle se contenait pour éviter la tentation de mettre un grand baiser sur la jeune tête amoureuse, de dire trop vite une parole tendre. Puis, le souvenir de Jacques lui revenait, elle réécoutait ses paroles de paix, revoyait la solennité noire de son départ. En vain, cherchait-elle une fureur contre lui. Son cœur était mou, sa pensée plus encore; et le récit finissait, une minute de taciturnité, de palpitation y succédait, tandis que la cloche du château finissait de sonner pour le repas du soir, dans le blêmissement, dans la monotonie de la clarté couchante.
—Madeleine, dit Jeanne, je voulais te gronder bien fort.
Elle attira la jeune fille, la mit sur son cœur tout chaud de maternité:
—Et je n'en ai pas le courage, chère enfant.
—Mère! fit Madeleine.
Abritée au tiède nid d'enfance, ses larmes ruisselaient, une rosée de bonheur. Était-ce vrai?... son conte de fées réalisé... une tendre hospitalité où elle avait craint le péril et l'ombre!
Et elle chuchotait son ravissement, l'immensité de sa reconnaissance:
—Oh! Je t'adore... si bonne... si bonne!
—Je suis ta mère, Madeleine!
Elles s'en revinrent, et Madeleine songeait, devant l'étoile Cappella, intime, apparue dans un triangle bleu du septentrion, entre trois branches de frêne, que jamais un astre plus doux n'avait dû briller au fond d'un firmament d'été, comme une veilleuse de bonheur, un clignement exorable de l'infini.
XXV
Les trois jours s'écoulèrent et Jacques ne reçut pas de lettre. Il arriva aux Corneilles dans l'incertitude, la nervosité d'une espérance qui n'osait pas jaillir, qu'il essayait de refouler tout au fond de lui. Quand il fut dans le salon des Vacreuse où Jeanne n'était pas encore, tout soudain il désespéra. Non, c'était absurde, impossible! Jamais on ne lui donnerait Madeleine. Et les tentures sobres, à grisailles, les sièges pesants, de forme massive, les portières rigides, les tapis presque noirs, tout cet ameublement sombre, sans fleurs, éclairé d'un jour immobile, dialysé au travers de verrières bleuâtres, écrasait, tuait son optimisme. Quand le pas frôlant de Jeanne s'entendit, l'officier se sentit sans courage, aphone, dans un vague abrutissement. Elle parut la bouche condensée, comme un barbare qui ne veut pas succomber à l'embûche des ennemis.
Elle avait eu le temps de réfléchir, était en deçà de ses premières impressions. La lutteuse, heure par heure, avait reparu avec sa volonté brutale, et si elle gardait quelque bienveillance, le désir du bonheur de Madeleine, ce n'était pas sans condition de guerre.
—Mon mari et moi nous avons réfléchi, dit-elle à Jacques.
Son mari! Jacques songea que l'intervention de Vacreuse avait dû être singulièrement négligeable, pendant qu'elle continuait de l'air de traiter une chose de négoce:
—Nos conclusions vous sont favorables...
—Oh! soupira Jacques tout pâle.
Et il faisait l'effort de balbutier son ravissement.
—Attendez! dit Jeanne. Nous ne cédons pas sans exigence... Avez-vous déjà parlé à M. Laforge?
—Non, dit Jacques.
—Son consentement est-il probable?
—Il est certain.
—Bien. Sans doute, vous vaincrez. Mais monsieur votre père voudra-t-il venir, en personne, me demander Madeleine? car c'est là notre condition!
Alors Jacques vit se lever la silhouette de son père, le masque bilieux, d'étroitesse butée, bouillant d'énergies tâtillonnes, aux taches d'ictère, aux pupilles d'un coq de combat. Celui-là céderait-il? Après le premier veto de son indignation, veto certain, combien de chances qu'il restât inaccessible! Car Jacques n'ignorait pas, hélas! les bornes peu étendues de cette pensée de lutteur, combien tout l'être était en lui déraisonnable, en proie aux impressions barbares. Ah! l'œuvre était dure de vaincre sa rancune, de desserrer les crocs de sa volonté. Jacques pourtant l'espéra; il osa compter sur l'instinct violent de race qui hante ces natures, sur les menaces qu'un fils peut faire à leur orgueil. Oui, à une demande suprême, le père pouvait céder. Et Jacques se tourna vers Mme Vacreuse:
—Je pars, Madame... Je vais combattre!
—Je vous souhaite la victoire! fit-elle doucement.
C'était vrai. Tandis qu'il s'en allait, lentement, elle, appuyée sur son coude, se trouvait féroce, avait envie de le faire revenir. Mais, plus fort qu'elle, veillait le sombre pilote de sa volonté, plus fort que la maternité, que tout désir, que toute justice! Et elle ne rappela pas le jeune homme.
XXVI
La rencontre fut rude du père au fils. Le premier cri, un veto, une indignation de tempête, puis, plusieurs jours durant, Pierre resta inaccessible. Dans sa face à trame serrée, à tension perpétuelle, se pétrifiait l'opiniâtreté de la première parole de refus. Pourtant, ce n'était encore que l'attaque préliminaire, où le fils croyait fermement à la victoire: rien que l'aveu, la prière du consentement. Jacques, sans lassitude, revenait, opposait des forces très douces, variées, qui, heure par heure, usaient le roc, allaient au plus profond. Si bien qu'un jour, las des paroles désespérées de sa pertinacité toute filiale qui jamais ne blessait, de ce qui se sentait d'incurabilité dans son amour, tout soudain le sanglier céda:
—Soit! cria-t-il. Si on te la donne prends-la!
—On ne me donne pas Madeleine! répondit Jacques. Il faut la conquérir.
—Qu'y puis-je? grommela l'autre.
Jacques lui prit lentement les deux mains, et son regard, tendre, intense, se posait sur l'œil d'ombre:
—Il faut aller la demander, murmura-t-il.
—Moi!
—Oui.
Alors recommença la dispute, et plus terrible. Dans le cabinet triste où montait un mélancolique pandémonium de cartonniers, ce sombre alambic de ruines et de fortunes, cet antre où Pierre était tout chez lui, sentait triplées sa volonté et sa force, longtemps une voix rauque s'épandit en récriminations. Jacques écoutait, immobile, appuyé à un coffre de fer énorme. Dans la colère paternelle, sa jeunesse, même son enfance, mille choses perdues sur la route qu'on ne parcourt plus, levaient leurs ombres, leurs fantômes dans l'encéphale du jeune homme. Souvent, il oubliait d'écouter, à la pause de quelque idée qui avait palpité trop vivement et qu'il poursuivait. Une pluie lente dansotait sur les vitres, une façade blanchâtre entrait dans l'ouverture des rideaux, il régnait une odeur de papier, et une faible tribu de mouches paissait dans ce microcosme sec, sur les verdâtres près des cartonniers, la plaine blanche, les collines du plafond.
Pierre continuait, se lassait, le larynx trouble, avait des reprises, vantait ses sacrifices, ses travaux, ses entreprises... et pour qui tout cela? Pour son fils! Et Jacques songeait, malgré lui, que si, en vérité, tant de méchante lutte, de brutaux renversements de pauvre monde, de tyrannie sotte et irréparable, si tant de volonté aveugle avait été déployée par amour paternel, pour lui, que c'était bien noir, qu'il y avait regret profondément, et même remords.
Enfin Pierre se taisait, aride, ayant épuisé son fiel, et à son tour écoutait, avec des sursauts, des interjections. Le soir venait, tout mouillé, mais chaud, accablant, sous les crinières, les volutes d'un ciel bas. Et Jacques parlait dans la pénombre, sans aucune violence, dans une concentration d'âme, en pénétrantes paroles. Ses arguments de raison, de nature, souvent laissaient le père comme vaincu, vibraient sur l'endormissement de sa conscience. Puis, la dispute reprenait plus violente, Pierre troublait tout, roulait obscurément des phrases; puis, à de certaines minutes, il sentait s'éveiller sa vanité paternelle de tyran, admirait ce qu'il y avait de volonté douce dans son fils...
Les ténèbres étaient venues. La porte du bureau restait fermée, verrouillée. Des lueurs obliques, un tissu de phosphorescences, tremblotaient sur les murailles:
—Tu auras pitié de moi! finissait Jacques. Tu ne sacrifieras pas deux innocents. Pour toi, cette démarche est toute impersonnelle—une ambassade qui n'engage pas ton orgueil. Pour moi, c'est toute la vie car tu sais que je suis de ceux qui n'engagent pas deux fois leur amour? Et puisque tu as parlé de sacrifices, d'orgueil paternel... voudrais-tu ma carrière impraticable, mes jours sans travail, toute la débilité d'esprit d'un désespéré? Ah! si tu m'aimes, si par moi tu veux satisfaire quelque grande ambition, il faut dire oui! Ils se tenaient maintenant près de la fenêtre. Aux baisers de l'air, dans la claire cage de cristal, une flamme jaune dansait, vivait. Paris remuait, clapotait, nerveux, trouble, dans l'horrible chaos du combat pour vivre. Pierre, lentement, frottait la précipitation d'eau qui voilait la vitre et d'un œil terne regardait le trottoir, les soies mouvantes de la lumière sur le miroir grisâtre de l'asphalte. Il était attendri, sombre. Il tâchait de se reconquérir encore, inspectait comme un poëte tous les menus détails de la rue, les petites sources temporaires, les flaquettes étoilées, le passage brusque d'une voiture. Brusquement, il se retourna, avec une pensée trouble de recommencer la lutte, vit Jacques qui le regardait, et le cœur lui faillit:
—J'irai! dit-il.
Puis se reprenant, voulant au moins gagner quelque chose:
—Mais pas avant un mois d'ici!
Et la pression des mains de son fils, ce ravissement au visage de l'unique être de son sang, le récompensèrent alors, bien mieux que tant de victoires, tant d'âpres butins conquis sur les écrasés de la Bataille humaine.
XXVII
Jacques arrivait aux Corneilles le lendemain matin, sans avoir dormi, dans une dépolarisation de tout son être, écrasé de lassitude et d'impatience, avec la fièvre d'obtenir maintenant le dernier «oui», ce «oui» de Jeanne qui était devenu comme l'essence de son être, flottant, vibrant dans son cerveau, l'effarant d'un dernier doute. Il descendait de cheval devant le grand perron quand, à l'improviste, Mme Vacreuse apparut. Alors, il resta figé, et elle se trompa à sa pâleur:
—Vous avez échoué?
Sa voix n'était pas méchante, compatissante peut-être: Jacques y percevait pourtant le timbre implacable, le son de la catastrophe où, sans la pitié de son père, il devait s'ensevelir. Et il eut l'épouvante, le raidissement de poils des grands périls disparus.
—Je n'ai pas échoué! dit-il.
Elle tressaillit, leva le sourcils, muette d'étonnement.
—Allons, vous êtes un magicien! finit-elle par dire.
Elle admirait le jeune homme pour avoir triomphé de Pierre Laforge, le contemplait avec une figure de soleil, avec un pli de bonté sur la bouche. Et allant à lui contente, avec le désir de le rendre heureux, elle ajouta:
—Madeleine va venir!
Jacques se troubla, et à la Proserpine là debout, avec les plis de sa robe pleins de soleil, il ne trouvait plus qu'une douceur de bonne déesse. Puis, après un silence:
—Mon père demande un mois! dit Jacques.
—C'est bien... nous serons heureux de vous voir souvent aux Corneilles.
—Même chaque jour?
—Même chaque jour.
Jacques restait deux minutes à imaginer cette béatitude, et toute misère s'évanouissait dans un horizon de transparence où les choses de la terre se confondaient, se multipliaient, transfigurées, faisaient un seul séjour, immuable, profond et palpitant, une genèse, une jeunesse sacrée de l'Univers.
XXVIII
Un petit pas s'entendit sur les dalles du corridor, et Mme Vacreuse dit à Jacques:
—C'est elle.
Madeleine parut, lasse, languide et pâle, et tout à coup vit le jeune homme. Alors, ils restèrent là, timides, tellement que Jeanne alla prendre Madeleine par la main, et les mit en face l'un de l'autre. Ils balbutièrent, pris d'un grand malaise, d'impressions violentes subtiles et presque douloureuses. Dans la crudité du grand jour ils se trouvaient changés, ils s'examinaient lentement avec la peur mutuelle de déplaire. Il fallut que la mère intervînt encore, dirigeât la conversation, et elle les tourmentait un peu, moqueuse:
—Faut-il vous présenter?... Monsieur Jacques Laforge... Mademoiselle Madeleine Vacreuse... Vous ne vous êtes jamais rencontrés auparavant? Non?... Monsieur revient de Tunisie... Mademoiselle sort de pension...
Puis, apitoyée de leur attitude, peu apte, par nature, au badinage, elle s'écria:
—Faites donc une promenade au jardin, en attendant M. Vacreuse!
Au jardin, leur embarras se perpétua, mais, par degrés, ce qu'il avait de pénible se métamorphosait en douceur ailée, en nervosités délectables, et ils foulaient le sol avec une impression de fluidité, toute leur vitalité reportée au cœur et au cerveau. Autour, dans le treillis végétal, les oisillons tout jeunes, une multitude de bestioles à peine sorties de l'enfance, à peine accoutumées au vol, pépiaient avec abondance, racontaient la félicité de vivre. Par instants, Jacques murmurait une phrase courte, Madeleine répondait, puis ils retombaient au silence, avec des rougeurs subites, des peurs délicieuses l'un de l'autre.
—Voulez-vous voir mon jardin? demanda Madeleine.
—Le vôtre... oh, oui.
Il était à deux pas, caché derrière une charmille, et Madeleine disait:
—Il y a tant de fleurs rares ailleurs... que je n'ai voulu que des plantes simples... sans même choisir.
Jacques s'arrêta, ému, et, véritablement, il était bizarre ce petit coin de Madeleine. D'humbles némophilias, aux facettes bleues, surgissaient sous l'impétuosité jaune des taraxacums; des résédas encensaient les pénombres, une carotte jaillissait, en filigrane, les pissenlits étaient robustes, les mourons innombrables. Des lys surmontaient le gramen, tranquilles ineffablement, et les géraniums, autour, semblaient des lueurs d'aurore; du persil était adorable, un chou s'arrondissait débonnaire et il poussait aussi un cyprès, des buis, un peuplier fin comme une flèche, hardiment lancé dans le firmament, des renoncules, des bluets, des coquelicots, des millepertuis, des achillées, des ombellifères, de la vigne sauvage, des mauves, des fèves.
—Regardez donc! s'écria Madeleine en montrant un coin de la charmille.
Quatre araignées attendaient là sur leurs toiles, dans un calme formidable, leurs grosses pattes jaunes lacées de noir, accrochées fermement. Elles étaient de la même race, toutes géantes, avec de merveilleux ventres troubles, rayés de traits fins d'encre. La même ligne sombre coupait leurs dos.
De gros câbles, aux coins, soutenaient la grêle splendeur de leurs rêts, la trame ourdie de belle géométrie et toute générée d'elles, en forme et en substance.
Mais, parmi ces forteresses orgueilleuses, il existait une ruine, un flottant cordage, de petits haillons tremblotants, déchirés, ennuagés, dispersés sur cinquante feuilles. Quelque passant rude, oiseau, chat, avait déchiré l'œuvre de l'ourdisseuse, et l'araignée dépossédée se tenait sur une feuille, haletante et désespérée et maigrie à ce qu'il semblait, pensive, peut-être épuisée par d'opiniâtres engendrements, n'ayant plus de matériaux dans sa filature. Une goutte d'eau roulant d'une ramille, légèrement effleura la déçue; elle mut ses pattes véloces, prit refuge dessous une autre feuille, et s'immobilisa farouche.
Autour des Tueuses, les proies voletaient, tournoyaient, effleuraient les embuscades ou se posaient une minute.
Une grande mouche avait de pâles saphirs sur les ailes, le ventre d'acier bleu, le thorax mat, la tête sanguine, et une plus petite était d'émeraude, un reflet micassé sur ses ailettes, et leurs pattes menues—fils noirs—montraient de petits coudes. Une abeille rousse, de pattes plus larges, trapue d'ailleurs, vraie ouvrière, la tête noir mat, terne, avec un point fauve, et le thorax velu, se palpait, passait ses pattes dans son cou, entre la tête et le thorax, les glissait au long des ailes, proprement les essuyait sur une feuille de fève. Et bien d'autres bestioles tourbillonnaient, noires, grises, brunes, un léger peuple industrieux ou purificateur.
—Que c'est charmant à vous d'avoir voulu me montrer ce coin de sauvagerie, murmura Jacques.
Et la parole valant d'après l'homme, Madeleine était heureuse de la louange, doucement la savourait.
—Puis-je y prendre une fleur? dit-il encore.
Elle se pencha, lui cueillit simplement une némophilia frêle, puis ils continuèrent leur flânerie, avec toujours leur demi-silence, leur inaptitude à se familiariser au bonheur. Mais le trot d'un cheval dans la grande allée des Corneilles, fit dresser la tête à la vierge.
—Mon père! dit-elle... Je sais qu'il est impatient de vous voir.
Elle l'entraînait, elle atteignait le perron au moment où Vacreuse venait de descendre de cheval. Le député s'avança vers les jeunes gens, avec son air de brave homme qui n'a cherché que le repos dans son existence. Contre sa coutume, il eut un mouvement de spontanéité:
—Monsieur Laforge, je pense!... Soyez le bienvenu!
Puis, une hésitation le prit; mais, devant le sourire gai de Madeleine, il comprit que Jacques avait triomphé, et il se montra aimable, instinctivement se sentait à l'aise, tout disposé à préférer l'officier à Semaise dont l'humeur raide, les dédains, les railleries à froid, ne convenaient guère à sa bénévolence. Une conversation s'engageait, où Vacreuse mettait son esprit pauvre, son habitude d'homme public, tâtonneur qui préfère questionner, prendre des mines sérieuses d'écouteur. Interrogé sur ses souvenirs de campagne, Jacques fuyait les épisodes personnels, racontait sans hâblerie, disait la pauvreté de cette guerre où la nature seule était redoutable. Il ne lui arrivait de s'animer un peu qu'en parlant du soldat, et son amour des sacrifiés, sa préoccupation d'une bonne intendance, son esprit clair d'organisateur déconcertaient Vacreuse. Madeleine écoutait aussi, avec une jolie mine de jouissance, absolument indifférente au sujet, et n'y comprenant goutte, mais très charmée de la manière dont Jacques accouplait les mots et de l'aisance de sa parole:
—Vous devriez écrire quelque chose là-dessus! murmurait Vacreuse d'un air profond.
Une sensation infiniment douce sourdait entre les paroles, et la présence de Vacreuse, après l'intensité nerveuse de leur promenade, plutôt plaisait aux jeunes gens, harmonisait leur tendresse, mettait en eux une langueur de rêverie, un endormissement de volupté, ce léger obstacle qui semble nécessaire au début des trop vivaces joies humaines et qui, dans le recueillement, la reprise du «moi» prépare à les cueillir plus entières, plus complexes et plus suaves.
XXIX
Après quelque temps, la familiarité naquit entre Jacques et Madeleine, mais lentement, quelque chose de la stupeur bienheureuse des premières minutes se continuant en eux. Leur heure préférée, durant cette première période, était, après le dîner, tandis que Vacreuse et Jeanne se reposaient sous le tilleul de Hongrie, au rebord de la grande terrasse des Corneilles. Au loin, se déroulait l'harmonieuse agonie crépusculaire. Devant le cantique de lumière, sur le treillis végétal, se gonflaient les petits corps sphériques des oisillons, dans leur extase débordante, leur amour du disque croulant. La basilique colossale, le vrai sanctuaire de Bélus, ouvrait ses cent portails. Des bêtes de cendre se dressaient sur une architrave de vif argent, dans un jardin de fumée rose. Sous des strafes finement fuselés, en rude violet, sur la porte pourpre du bas horizon, une ombre était dévorée dans un brasier de Cabires. L'émailleur divin, penché aux polygones de poudre d'or, aux arborisations éphémères, aux rocs de jade, aux bas-reliefs polychromes, continuellement variait l'œuvre sublime. Mais la nuit lente, toujours avançait son Océan dévorant, effaçait la trame éblouissante, les volutes du Rhodium, et l'hymne de flamme devenait la plainte faiblement lumineuse de l'adieu, la défaite des rayons, toujours plus brisés, plus courbes. Une rouille traînait aux nues, les décombres s'accumulaient, les cavernes éboulées s'emplissaient de taches d'ombre, de précipitation cuivreuse, et le rouge descendait les rampes, les flancs des montagnes évaporées, se réfugiait au bas de l'horizon, derrière les fins réticules découpés noirement sur le couchant. Puis, gravement, la dernière vibration trépassait derrière la forêt. Une chauve-souris indécise voletait quelques minutes encore, attendrissante dans la désuétude cendreuse. Entre les astres primaires, leurs foyers d'abord luttant péniblement contre la forge occidentale, entre le tremblement de Wéga, d'Arcturus, d'Antarès pourpre au ras de l'horizon, peu à peu s'éparpillait l'égrisée nocturne. La grande, profonde nuit s'étendait. À peine, sur la vallée taciturne, une humble lampe de ferme s'allumait, aimablement. Parmi l'opacité des arbres, leurs frissonnantes estompes, il apparaissait des trouées grises des faunes vagues, des lueurs sourdes. Le cigare de Vacreuse montrait une braise ardente, et la sérénité toujours plus vaste, comme si l'abîme firmamentaire s'élargissait avec le croulement des ténèbres, oppressait les pauvres humains de la terrasse.
Madeleine, avec un gracile mouvement d'épaules, se pressait contre Jacques, balbutiait une syllabe tendre, à voix toute basse. Lui, dans son grand ravissement, son heure de récompense, plein de gratitude confuse, essayait de voir la jeune fille dans l'ombre, percevait la clarté faible du visage. Parfois, le nom d'une étoile coupait leur silence, ou bien une phrase de Jeanne et de Vacreuse leur arrivait en sourdine. Du cri d'un grillon, d'un court aboi de mollosse troublé, de la senteur d'herbes coupées s'entremêlant à l'encens des parterres, ils éprouvaient une joie ineffable.
Pourtant, à la longue, la causerie naissait, et c'était, en même temps que les astres, une idée d'Espace, une idée de Temps qui prédominait. Ils reculaient en arrière. Le château n'existait plus, mais à la place une Tour, noire et pesante, avec l'homme d'acier entrevu derrière les créneaux fauves, et sur la plaine, le serf, la maigre humanité de la glèbe, l'affreux travail, la récolte d'avance dévorée. Tremblant perpétuellement, son œil mélancolique levé vers le gibet seigneurial, pas même consolé par l'agenouillement au temple avare de lumière et triste comme une caverne, l'esclave avait vécu cependant, avait lentement créé l'humanité héroïque de Valmy, d'Iéna et de Wagram... Ils reculaient plus loin encore: sur la vallée antique s'étalaient les huttes d'une peuplade aïeule et l'homme du Peulvaen, du Crombech, le pauvre ancêtre barbare circulait sous les ramilles, misérablement chassait, priait au rebord des grottes, apportait la pierre du souvenir sur le Tertre funéraire. Alors, comme maintenant, la Géométrie immuable des constellations vibrait dans l'abîme noir, et presque les mêmes astres. À peine, à la minuscule distance de quelques mille ans, un arc du cercle de précession était parcouru par l'aiguille axiale, à peine la Croix du Sud croulée derrière l'Équateur. Et Madeleine, sous l'angoisse de l'Immuable, soupirait craintivement, imaginait, au loin du beau jardin des Corneilles, les huttes disjointes, les bêtes rôdeuses, un chef celte, farouche, debout dans la nuit d'été, des yeux de flamme fixés sur la Chèvre ou Altaïr...
Ils se taisaient. Un exégète invisible traduisait la bible universelle. Leurs vies palpitaient l'une à côté de l'autre avec suavité. Leurs mains se trouvaient, se nouaient, le sang de jeunesse renouvelait perpétuellement leurs délices; tous leurs sens y participaient.
—Madeleine, murmurait Jacques après un silence, je doute!
—De quoi donc!
—Que tu m'aimes... et que nous sommes ici, et que cette terrasse, ce jardin, ces arbres qui chantent dans l'ombre, ce village endormi là-bas, Pégase là-haut, la petite lumière qui tremblote derrière les trembles, le grillon qui vibre... que tout cela existe, j'en doute!
—Et moi, dit Madeleine, je n'existe pas?
—Toi!... ô mon Dieu! penser que tu es là, que tu parles, que je vois la blancheur de ton visage... et que je tiens tes mains entre les miennes...
Il la pressait contre lui, contre sa poitrine tumultueuse, et elle, dans une naïve extase, lentement montait à ses lèvres, se sentait la douce humilité de l'esclavage féminin. Mais, mollement, un pas vibrait sur la terrasse, le cigare de Vacreuse se mouvait dans l'ombre.
—Eh! disait il... la nuit s'avance... où diable êtes-vous?
Ils se rapprochaient lentement. Jacques causait avec gravité, écouté avec plaisir par Jeanne et même par Vacreuse, et une lanterne bleuâtre était apportée, suspendue à un arbre, lançait une magie lumineuse dans l'ajour des feuilles, sur la façade du château, se perdait au jardin, de fleur en fleur, par ci par là rebondissante, absorbée enfin par les trous d'ombre, mangée par la nuit. Puis, les minutes finales coulaient, le jeune homme se levait tristement, partait, mais loin déjà, invisible dans l'opacité des campagnes, il se retournait encore pour regarder la cariatide adorée, claire devant le château, baignée d'un peu de fantasmagorie par la lanterne bleue.
—Viens donc, disait Jeanne à Madeleine... l'air fraîchit... Comme tu l'aimes!... Je l'envie.
Mais, au fond, Jeanne était séduite par le jeune homme, captée par sa fraîcheur de nature, sa grâce extérieure.
XXX
Debout, au début d'une trouée dans les géométries d'arbres du jardin français des Corneilles, se tenait une déité maigre, en harmonie douce avec les pénombres, et les jeunes gens aimaient cette frêle silhouette, par elle commençait leur quotidienne rôderie du matin. Une petite rousseur était sur la fourrure fraîche des massifs, et les fleurs, en quatre enclos, autour d'un bassin, pointillaient du rouge-vif, de léger blanc, peu de jaune, du bleu noyé. C'étaient les petits poils de l'agirate, les éponges pourpres, de vélin violet, de safran, de neige, des dahlias, l'ascension haute des trémières, la pauvreté des bégonias, la subite originalité d'une orchidée suspendue à une tresse d'arbre, face animale, gueule, vase, l'inévitable mais lumineux géranium, la chrysanthème étoile d'or, les menus yeux mauves de l'héliotrope, et la strophe des feuilles-fleurs, ce que créent d'agréable opulence l'Irésine et le Coleus sombrement rouges, le pyrèthre doré, la cinéraire maritime, sa vive découpure saupoudrée d'argent, l'ampleur des balisiers noirâtres, l'amaranthe tricolore, le gnaphale laineux, les glaives de l'agavé, puis la plébéienne, l'ancêtre, la mousse subitement jaillissante dans cette belle aristocratie des tisseuses de rayons.
Jacques, amoureusement, improvisait un bouquet, le posait d'une main tremblotante au corsage de Madeleine, et ils abandonnaient les parterres, glissaient par les allées d'arbres. Les vieux riviaux des chênes, les ormes, plus doux, s'enlaçaient en fortes arcades, faisaient une nuit de crypte romane, tandis que sous les peupliers d'Italie c'était une haute, frêle voûte ogivale. Les peupliers canadiens remuaient leurs petites ailes d'argent, frétillantes; la symétrie des folioles du frêne, sur les arcatures moëlleuses, agréait à côté de la gentille personnalité du cytise, son manteau tendre, fraîchement ajouré; et des saules blancs, nullement ragots, aux bords de fragmentaires pièces d'eau, miraient leurs frondaisons de lames aiguës, blanches aux coups de soleil en revers; et quelque saule de Babylone, édicule de haut art végétal, ses frêles, pleureux et pâles filaments touchant l'onde de leurs pointes, rasant les nénuphars, toute sa toison de douleur épandue sur un large périmètre, prenaient fortement le cœur, le pénétraient d'exquisité mélancolique.
Puis, en pente douce, des herbes s'étendaient, l'humble vulpin et le ray-grass, des rectangles frisottants avec des polissures fugitives, coupés de sentiers de sable, et un coin de jardin potager apparaissait, où, parmi les légumes, des cloches de melons brillaient comme des domuscules d'argent; des poireaux balançaient leurs sphéroïdes pleins de semences. Et toujours la promenade des jeunes gens aboutissait à un grand étang, près de la grille, devant le village.
Par un délicat travail de nuances, le firmament, gris-pâle au pourtour, bleuissait lentement jusqu'au zénith. La tour de l'église, teinte comme un camaïeu, émergeait derrière les toits ardoisés, à cheminées blanchâtres, du village. Trois îlots, en triangle, saillaient sur le tremblement léger de l'onde, et, parmi leur toison tendre d'arbustes, se profilaient quelques dures, sombres pyramides de conifères; un seul peuplier noir, tout frêle, élevait chaque ramille en verticale. À l'Orient, une pagode à toits retroussés, les arêtes recourbées comme des cimeterres, apparaissait par-dessus de basses têtes de frênes, entre des trembles sensitifs. Le ciel teintait l'étang de prismes saphirins, nués d'ambre vers les bords. Deux cygnes australiens voguaient en philosophes, leurs yeux rouges pareils à des rubis, leurs becs écarlates comme des gousses de poivre de Cayenne. Un canard suivait, qui, par instants, plongeait sa tête dans l'eau, relevait sa courte queue diaprée et les bouts lapis-lazuli de ses ailes, tandis que ses pattes orangées battaient mollement de bas en haut. Cols plus longs, les cygnes noirs plongeaient sans quitter l'horizontale, hérissant un peu leurs plumes, et leurs becs vermillonnés reparaissaient mâchant des herbes fluviatiles.
Jacques et Madeleine longeaient les bords à loisir, et au-delà d'un petit pont de poutres, ils passaient dans une chapelle de platanes. Là causait une fontaine. Un noir géant de bronze, l'air rustre, point féroce dans son excessive toison de barbe, de cheveux, les pectoraux renflés, les reins câblés, avec une peau de bête aux épaules dont passait la tête cornue, était là rêveur sur un roc, et deux marbres bien mièvres se tenaient plus loin, les pieds dévorés de lichen.
L'eau tombait frêlement, avec son bruit de soupireuse qui monotonise la pensée, croulait sur des marches en grès, par-dessus des paquets de mousse laineuse, emplissant un bassin décagone relié à l'étang, où filaient, à l'ombre, de fainéants cyprins. Les platanes étaient pâles dans le soleil, se rejoignaient en voussure de chrysolithe, au bout des troncs écorchés, tachetés de soufre. Hauts par-dessus la fontaine, deux fleuves, dévorés par la dent éternelle, penchaient des urnes ébréchées.
Les jeunes gens écoutaient là, ravis, le petit clapotis de clepsydre, et Jacques s'agenouillait une minute, posait de dévorants baisers sur les bras de Madeleine. Un trouble venait à leur regard, leurs cœurs grondaient.
—Viens! disait Jacques, effrayé du péril de la solitude trop ombreuse.
Ils partaient, allaient se reposer au petit kiosque japonais, devant la campagne d'août. Les grains étaient fauchés, des meules blondes s'édifiaient, et des tas fauves de foin. Près des rectangles hérissés d'éteules, trop secs, les prés captivaient fraîchement. Des volets se rabattaient dans la brasillante journée, des gramens se glissaient parmi les vernes des mares, et des vignes rougissaient sur l'arrière-plan déclive.