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Les Corneilles

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XXXI

Il leur arrivait de sortir des Corneilles. Leur promenade les portait fréquemment auprès d'une ferme où le travail n'avait pas la tristesse d'ailleurs. Un diable de laboureur, vif, toujours chantant à plein gosier, y besognait en famille, aidé de ses fils et de ses belles-filles. Et une des particularités du bonhomme était une ressemblance physique incroyable avec le roi Henri IV, dont il avait encore des traits de caractère, la bénévolence, la gaîté, la pertinacité sans faste. Toujours les jeunes gens faisaient une courte halte près de cette ferme, en admiraient l'ordonnance.

Les bœufs rouges, patiemment broutant, circulant, ou assis sous quelque pommier, levaient leur œil de pensée lente, de lente digestion, pesamment bleuâtre, et à côté, vif, un étincelant poulain, animal de nerfs, s'ébrouait, rejetait, par pétulance, espièglerie, sa tête en arrière, grattait le sol de son joli sabot. Le mâtin, massif, sa langue rose dépassant ses babines, avait un autre regard que ces herbivores, des yeux graves et très beaux, disposés pour la vue d'ensemble, comme ceux de l'homme. Il flairait, aimait les jeunes gens, les recevait en seigneurie hospitalière. Souvent une chèvre projetait ses cornes au bord de l'ombre de l'étable, et sa prunelle lenticulaire, presque un trait dans le soleil, était bienheureuse d'un bonheur sec de grimpeuse de rochers. La gorge des pigeons se métamorphosait perpétuellement, et plus encore celle du coq, tandis que, impassibles, les poitrines bombées comme des cuirasses blanches, des pelotons d'oies s'avançaient par la prairie, cernées par les poules en maraude, et qu'un petit auvent abritait la gentillesse d'une couvée jaune, avec la mère maigre, ardente, enflammée de défiance, d'amour, déployant une bravoure colérique à la moindre approche, les ailes palpitantes, hérissées. Infatigable, dédaigneux de contemplation, le peuple abeille bruissait aux portes minuscules et innombrables des ruches, et toutes étaient de jolies vivantes roussâtres dans le soleil. D'autres insectes ramaient, et la bergeronnette vite volait au secours des graminivores, chassait, dévorait vaillamment les petits suceurs de sang.

Cependant, dans une incoercible gaîté, Henri IV et ses fils terminaient la rentrée des céréales, et le lourd chariot débordant de gerbes arrivait par périodes synchroniques à la ferme. En passant, dans sa casaque poudroyante, le paysan répondait allègrement au salut de Jacques, dans une belle attitude d'aise, virile, digne, et familière exactement au point.

—La terre m'a fait bonne mesure cette année! dit-il après les mots de prélude. J'ai quasi trois fois la consommation de la famille en céréales pour la prochaine année. Faudra vendre le surplus et ce n'est guère ma coutume.

—Vous ne faites pas de blé? demanda Jacques.

—Nenni. Voyez là-bas ces bœufs rouges... je les crois beaux. Je fais de bonne viande depuis que je vois le Nouveau-Monde nous dévorer la culture du froment... J'ai lieu de chanter, tout prospère!...

—Et vous chantez, dit Madeleine, à réjouir le cœur des passants!

—Dame, ma belle mam'zelle! Je suis pas malheureux! Le soleil et la pluie viennent à souhait, les étables sont pleines... voilà! mais ça ne me suffit pas pourtant, vous savez! J'ai encore un souhait, et, par exemple, un bien grand diable de souhait!

Henri IV jeta autour de l'horizon un coup d'œil large, et, sur sa physionomie un peu railleuse, une grande douceur transsuda.

—Et ce souhait, on ne peut pas le connaître, sans doute? demanda Jacques.

Henri IV épia le jeune homme, embarrassé:

—Pardi... Quelque chose me plaît en vous... Sauf vot' respect, monsieur... Je vas donc vous le dire. Donc, moi, j'ai pas à crier contre la terre, ni contre les hommes: la terre n'est pas avare et les hommes nous laissent ces bons arpents... et c'est juste un bon lopin pour une famille... du travail pour le père et les fils... et des économies pour les mauvais jours. Enfin, un bon sort, faut dire. Mes belles-filles, mes petits-enfants, tous vivent en joie. Eh bien! c'est drôle, ça ne suffit pas tout à fait à mon cœur, monsieur... Ce que je voudrais, sous ce ciel qui s'étend si bleu en ce moment, et sur toute notre France, et même plus loin, c'est que tous les hommes en aient autant, tous ceux qui veulent bien travailler, s'entend. Vous me direz, et je le sais bien, le sol de France n'est pas assez grand pour donner ça à chaque famille. Mais je ne suis pas assez sot pour ne pas savoir que la terre n'est point tout, et qu'il y a d'autres richesses, comme dit le livre que je lis pendant les veillées d'hiver. Eh bien, alors? Croyez-vous qu'avec un peu d'entente, et sans colère, ça ne pourrait pas venir un jour. Dame, qu'il y ait des riches, je ne dis pas non, mais qu'il n'y ait pas de pauvres, monsieur, voilà à quoi je rêvasse après le travail, et surtout pendant le repos du dimanche... Ça serait si beau... tout ce monde qui chanterait!

Et Jacques restait surpris, extrêmement, de voir ce vœu de «poule au pot» jaillir des lèvres de ce paysan, de ce paysan qui, au physique ressemblait tellement au bonhomme roi qui disait à son Parlement: «Mes prédicateurs vous ont donné des paroles avec beaucoup d'apparat. Et moi, avec jaquette grise, je vous donnerai les effets. Je n'ai qu'une jaquette grise; je suis gris par le dehors, mais tout doré au dedans.»

—Bénie soit votre famille! fit Jacques avec gravité en tendant la main au paysan.

—Vous en êtes donc... de mon idée? demanda Henri IV.

—De tout mon cœur!

—Ah!... il me semblait bien! Vos yeux chantent la bien venue au pauvre monde...

Les amoureux s'éloignent, tandis que déjà reprenait une strophe sonore du paysan, et ils causaient longtemps du rêve candide.

—Est-ce donc impossible? demandait Madeleine avec un gentil enthousiasme.

—Non, mais il faudra tant de siècles!

—C'est bien noir! soupira-t-elle.

—Bien noir.

Et leurs ombres, excessivement longues et toutes grêles, les précédaient sur la sérénité mi-crépusculaire des pâturages.

XXXII

À la longue, tandis que leurs personnalités s'harmonisaient, se confondaient davantage, l'Idylle devenait périlleuse. Déjà leur vœu d'amour tendait plus loin que la volupté confuse d'être ensemble et de se frôler, la voix éternelle les troublait, les faisait pâles, et deux événements intimes marquèrent profondément cet état la première fois, ce fut au bord du grand étang des Corneilles, un jour que des nimbus montaient sur le paysage, se massaient impétueusement dans le zénith. L'atmosphère se dilatait, de pénible respiration, et Madeleine vibrait électriquement.

C'était l'heure générique de l'orage. Dans la respiration basse d'une brise mourante, le paysage devint violet, la tourmente des nues créa une fièvre noire percée de blancs livides. L'étang reflétait les âpres tons du firmament; les arbres troubles attendaient dans les îles roussies où s'abattaient des ramiers émus, et les martinets quittèrent la tour de l'église. Puis, le ciel furieux se coupa de vents électriques, à trous dentelés, à nues grises, graduellement charbonnées, enfumées, bientôt fusionnées en grandes masses aux bordures de lumière tremblantes comme des ailes, et, enfin, un cyclone zénithal, des nébuleuses en spirales. L'air monta, subitement rare, forçant la respiration, et Madeleine nerveuse, haletante, charmée au fond, levait la tête, se serrait à Jacques. De grands lambeaux violâtres, figurant des forêts, des descentes de collines, des entassements de champs jaunes, cernèrent le cirque horizontal. Immobiles quelques minutes les arbres frémirent comme des vivants, de grands tourbillons emportèrent des feuilles, en ascensions hélicoïdales, puis les recouchèrent brutalement sur le sol. De brusques paix, des silences maladifs, des attentes où se condensaient les électricités énormes de cette journée, puis toute la nature luttante, tournante, prête à l'orage qui va bondir d'une nue à l'autre. Le premier éclair jaillit, bleuissant la Pagode, les rainures, l'eau boueuse; puis les décharges s'accumulèrent, baignant toute la coupe de splendeurs larges ébranlant formidablement les ondes sonores; puis les premières gouttes tombèrent, éparses.

—Mon Dieu! murmurait Madeleine.

Apeurée, elle se tapissait tout contre Jacques, et un petit tremblement relevait ses épaules, passait sur sa nuque délicate. Il la soutenait, disant quelques syllabes tendres, mais au soyeux contact de la vierge, peu à peu, il devenait tout pâle, lui-même frissonnait, respirait mal. Ses mots s'embarrassèrent, il regardait vaguement devant lui. Mais elle leva les yeux, vit le trouble de Jacques et se troubla. Dans les intermittences silencieuses ils entendaient leurs cœurs, et indomptablement leurs bouches se rencontrèrent. Puis, immobiles une minute, dominés, ils se sentaient sous un obscur vouloir qui dénouait leurs forces.

Mais la volonté leur revint, l'effroi du péril, leurs bras se desserrèrent, et ils baissaient la tête, la chair trop émue encore pour oser se regarder.

Une brise régulière courut, des flocons venus du sud se posèrent sous les masses grises du firmament. Puis, des sillons resplendissants, une crépitation bizarre, et une avalanche se roulait sur les herbes, une magnifique pluie blanche. Elle fut brève, les nimbus lacérés s'éparpillèrent en écumes, un océan de rayons s'abattit.

Avec sa peur passée, les yeux pleins du charme d'après pluie, Madeleine souriait à Jacques, et lui s'éloignait d'un pas, un instant contemplait la pose délicate de la jeune fille.

—Oh! que c'est aimable à toi d'être si jeune... d'être là debout... et de me laisser t'adorer!

Elle, embarrassée et rose, mordait sa lèvre, abaissait les fins rais de ses cils. Des plis vivaient doucement, variaient le discret clair-obscur de sa toilette, et au bas de la robe gris de nue, un filet merise courait en ondulations. Son pied s'avançait un peu, enceint de velours cramoisi, se découpait sous la cheville légère où un bas de soie mettait un treillis de soufre et d'ébène. En dessous, elle contemplait Jacques, ses grands yeux celtiques, sa belle tête pensive sous l'abondance des cheveux blonds, à son tour l'admirait, s'approchait de lui impétueusement, l'enveloppait du noir regard de son amour jaloux, et bégayait, en syllabes entrecoupées, le Cantique des Cantiques...

—Venez-nous en! dit-elle enfin. Il doit faire adorable marcher sur l'herbe humide. Puis, tu sais, les moindres choses ont pris de la grâce depuis que tu es au château.

La beauté d'un monticule les arrêta, planté de conifères. La sombre famille, presque rieuse après la pluie, presque gaie, mais d'une gaîté sage, philosophique, en contraste avec la vivacité étincelante de l'herbe, pleine d'irisements à la pointe des petits glaives verts, la sombre famille montait au long des plis lents du terrain. En sa majesté droite, pointant ses aiguilles sous les cocons déchirés des nues, un grand pin régnait à la cime, et il y avait des cèdres étendant longuement leurs mains plates; d'âpres lierres vêtissant de deuil un fût mort; des sapins immobiles dans un songe de septentrion; une jeune tribu de bouleaux, tremblants encore de l'orage, trempés, découvrant leurs torses délicats vêtus de soie blanche; une source éphémère dans un pli de l'herbe, pleurant bas, avec de petits soubresauts, frôlant deux houx leurs feuilles ourlées d'argent; des ifs de vie lente, lourde, taillés férocement par les jardiniers, et un cyprès, un cénobite colossal, noirement rêveur, devant qui reculaient les siècles.

Ils montèrent.

Leurs pas se répercutaient aux concavités déclives. Entre les fûts, la religieuse lumière ondulait. Ils levaient les yeux, vers le plafond d'un cèdre, et dans l'horizontalité des ramures de l'arbre noir, son rigide duvet cristallisé, il transsudait une lueur idéale. Elle blanchissait les vides légers de la trame, pénétrait en polygones bleuâtres par les meneaux, rasait, enveloppait les bras monstrueux, leur nudité râpeuse, leurs déroulements graves, puissants, solennels. Ravis par la splendeur silencieuse, par ce merveilleux coulement de clair-obscur, Jacques et Madeleine y percevaient comme un élargissement sacré de leur amour, et taciturnes, l'âme très douce, ils s'attardaient longtemps à cueillir une grappe de sensations, puis, bien lentement, avec au fond de leur mémoire un tableau robuste, un chef-d'œuvre de l'Artiste inlassable, ils reprirent leur route au long des sentiers, las et l'âme surhaussée.

XXXIII

La seconde tentation survint au dehors des Corneilles. Ils s'étaient égarés. Quoiqu'ils se tinssent près des rideaux de peupliers, par les sentes encaissées, ils étaient pleins de poudre grise, arides, l'âme un peu stérilisée par la marche sur le sol blanc, suivis de la sèche rumeur des insectes, quand, entre les aulnes, ils aperçurent une mare. Entrés dans la pénombre, de suite leur âme eut la paix du monde des eaux, la muette fraîcheur d'Oannès.

Là, croissait la beauté abondante, sa ténuité, ses minuties. Le pinceau minuscule, d'heure en heure, y retouchait. Dans les petites chevelures, dans les toisons, sur les agames flottants, sur l'élégance des graminées, des salicaires, à toutes les courbes des végétaux, continuellement la grâce ruisselait, le ravissement de la lumière, l'indéfinie métamorphose. Dans le silence, toute voix diurne y était rare. Les jeunes gens firent quelques pas. L'eau clapota sous des bonds de grenouilles. Ils se trouvèrent sur un petit promontoire, entre deux saules. Devant eux, une ouverture dentelée laissait entrer des choses lointaines, excessivement lointaines. Alors, ils se tinrent immobiles, et, près d'une colline, dans la tremblante vie lumineuse, des bœufs, des chevaux, des hommes semblaient, à cause de la distance, glisser avec une lenteur dormeuse de rêve.

Mais voilà que, rassurées du silence, sur le petit promontoire, il vint un monde de grenouilles vertes. Elles levaient leurs têtes, ouvraient des yeux couleur de cuivre dans la singulière pénombre, étaient assises sur leurs cuisses, appuyées sur leurs courts avant-membres, avec leurs doigts palmés, leurs ventres blancs, les taches, les filets bruns du dos, des êtres de singulière sorcellerie, de petites nécromanciennes grotesquement contemplatives, réfléchies. L'une, l'autre, parfois criait doucement, bondissait aux blancs périanthes des sagittaires, étendait ses membres humains sous l'onde, et Jacques et Madeleine s'intéressaient prodigieusement à ce peuple, ne pouvaient le quitter. Les algues, les écaillettes des lentilles d'eau laissaient des miroirs libres où les gerris glissaient furtivement; la grêle massette poussait des glaives déjà flétris, avec des ajourements longs, des losanges de vide bleuâtre, les populages se fanaient et quelque chose d'exquis s'exhalait de l'épilobe de ses fleurettes rosâtres. De puissants roseaux poussaient comme des bambous. Et les ramuscules de la grande douve, la majesté de la flambe, la coriacité du terne plantain, un buisson clair de lysimaque, tout cela, dans le tamisement des rayons, des ombres de soie, des clairs de topaze émeraudée, dans le volètement des insectes, sous le tremblement d'un large peuplier, donnait la grande jouvence aux amoureux, l'allégresse de genèse éternelle, émanée de la Mère impérissable.

Sur le cou de Madeleine, un rayon réfléchi remuait et la tête restait ombragée, dans une attention exquise, avec la vie divine des deux prunelles fixées sur le promontoire. La robe souple, à douce transparence de perle, s'harmoniait aux plantes; mais Jacques ne suivait que le tremblement du rayon dans le cou de napée, et un peu la lueur d'un rubis feu oscillant au bout d'un lobe couleur de liseron.

Elle, préoccupée des raînettes, se sentit enlacée brusquement et les lèvres de Jacques errèrent dans sa nuque. Elle ferma les yeux, avec un frisson de satin sur sa chair; il la sentit faible, il se mit à genoux, dit son culte, la tête cachée dans les plis de la robe parfumée, et se perdant au contact de la Sulamite.

Quand, par un immense effort, il dégagea sa tête, tous deux grelottaient. D'en bas, il la regardait, craintif, et elle, farouche, abaissait sur lui la splendeur noire de ses prunelles. Alors, ils se sentirent dans une profonde misère. C'était, tout autour, insinuante, la même Voix, la Voix de la minute qui passe, de l'Instable, de l'Éphémère. Elle chuchotait sur l'eau d'ambre, sur l'algue humble, tombait des feuilles du saule, tremblait dans les miroitements du soleil. Apeurés, écrasés par l'Infini qui, si vite, les reprendrait à la Vie, leurs veines étaient en tumulte.

—Madeleine! murmurait-il.

Il la tenait contre son cœur, et toutes ses forces, au doux fardeau tiède, palpitant, embaumé, s'évanouissaient. Du vaste monde, ils ne percevaient plus que les grondements de leurs poitrines. Comme l'autre jour, dans l'orage, le périlleux vouloir, obscur et immense, les dominait, commandait de créer, de se soumettre à la Sélection.

Ils s'y refusèrent. Il recula lentement, en désordre, et sur le pied d'enfant de la Vierge, sa petite chaussure ajourée, il mettait un long, soumis et triste baiser. Puis, tous deux, pendant longtemps, ils restèrent détournés l'un de l'autre, la chair trop lourde, tremblants de leur solitude, épouvantés de se dire une parole.

Cependant, le crépuscule approchait, les ombres devenaient roses, des taches de lumière plus dorées se posaient au tronc du peuplier, l'eau était mystérieuse, et les raînettes commençaient à chanter. Ils les écoutaient, trouvant que c'était bien un concert de filles aquatiques, des accents humides, admirant les métamorphoses de leurs nuances à la chute des lueurs, leurs yeux convexes devenus plus rouges.

Et c'est ainsi que, lentement, la paix revint à leurs nerfs, la victoire de leur loyauté, la joie grave de n'avoir pas déçu la confiance des ascendants. Madeleine, dans un recueillement, posa ses lèvres sur la main de Jacques:

—Mon doux maître! murmura-t-elle...

Au loin, sur la parabole de l'horizon, le jour s'assoupissait ineffablement.

XXXIV

Vers la mi-septembre, l'après-midi, Pierre Laforge descendit de wagon, à la gare la plus proche des Corneilles. Il n'avait pas prévenu Jacques, voulant faire une surprise. La journée était gentille, protégée du soleil par un vélarium de nues claires. Pierre, au seuil de la petite gare, hésita. Puis, tenté du paysage placide, il résolut d'aller à pied. Une raison morale l'y poussait d'ailleurs: il se sentait en mauvais équilibre, trop ému, embrouillé. Sans doute la marche décrasserait sa pensée, la ferait plus lucide.

Il partit à l'aise, après s'être fait indiquer le chemin. Tout en marchant, il préparait son entrée aux Corneilles, les phrases à dire. Il ne trouva rien d'autre que ce qu'il avait imaginé durant son cahotement, sur la voie ferrée, mais, dans la sérénité champêtre, il semblait que chaque pensée fût neuve. Lui-même se sentait neuf. Des souvenances d'antan bruissaient dans son crâne. Que la vie est drôle! Après tant d'années d'inimitié, voilà qu'il allait demander la fille de Jeanne pour son fils. La querelle finissait en fleurs blanches. Mon Dieu! lui n'avait pas désiré une si longue lutte. Sans l'opiniâtreté de Jeanne, depuis longtemps il aurait mis tout ça avec les vieilles lunes. Mais avait-elle été méchante, adroite à le cribler de vilaines petites blessures... et à verser de l'acide dessus!

—Sacrebleu, oui! murmura-t-il.

Il s'arrêta, se sentit moins neuf. Une rafale de colère passait sur son visage... Il avait bien fallu se défendre! Alors, il avait rendu les coups, solidement. Mais c'est égal, dans l'ensemble elle avait eu l'avantage. Ah! la sacrée mâtine!

Un corbeau passa, ricana. Pierre le regarda avec malveillance. Et ses pensées continuaient à tourbillonner... Oui, elle avait plus donné que reçu. Et c'était injuste, terriblement injuste. Qu'avait-il fait, lui? dit une parole amère... une simple parole après le plus lâche abandon. En vérité, il fallait un aplomb extraordinaire pour se permettre de l'attaquer à cause de cette parole.

—Extraordinaire!

Voilà qu'il racontait ses idées aux sillons! Et puis, qu'est-ce que cette colère signifiait? C'était indigne de sa volonté. Puisqu'il était venu avec des idées de raccommodage, il fallait penser à des choses douces. Il voulait entrer chez Jeanne aussi paisible qu'un bœuf. Il débiterait son petit boniment, il ajouterait quelques bonnes paroles qui ne signifieraient rien du tout, et ce serait une affaire embrochée. Et si Jacques était heureux, il ne regretterait pas d'avoir mis un peu les pouces. Il avait assez vécu pour voir que ces interminables haines ne mènent absolument à rien.

Redevenu neuf, il reprenait attention au paysage. De loin, il voyait déjà poindre les Corneilles. Alors, son cœur sauta. Le vieux monde intime ressuscita. Il se revit à l'adolescence, aux années larges, planant sur l'horizon démesuré de la Foi et de l'Espérance. Puis, son grand amour, cette Jeanne! Comment était-elle maintenant? Naguère encore elle était belle. Depuis deux ans, il ne l'avait vue. Le temps continuait-il à la respecter?

Un paysan, à l'orée d'une ferme, chantait, plus gai qu'une alouette. Pierre releva la tête. Tiens! Comme ce paysan ressemblait au roi Henri IV!

—Eh! monsieur, cria Laforge, c'est bien le château des Corneilles, là?

—Oui, m'sieur, répondit Henri IV.

Et il se remit à chanter, intarissablement.

Cependant, Pierre franchissait les grilles du château. Au moment décisif il reprenait son allure de personnage de banque et de politique. Le pas ralenti, il regardait les jardins. Brusquement, il poussa une exclamation. Sous une allée de chênes il venait de reconnaître son fils. Il n'était pas seul, Madeleine l'accompagnait. Tous deux s'avançaient.

—Tu ne m'avais pas prévenu! dit Jacques avec un ton de bonheur et de léger reproche.

—Je voulais te faire une surprise... Je n'ai pas réussi, voilà tout!

Il épiait Madeleine, la trouvait d'infinie grâce: elle ressemblait à la Jeanne de jadis. Un peu plus douce pourtant... Et Pierre comprenait l'amour de Jacques.

—Mon fils est bien heureux! finit-il par dire à Madeleine.

Et elle devint gentiment rose et de sa vieille haine il ne restait plus rien. L'amour de Jacques avait tout emporté.

—Allons! murmura Pierre à son fils... Je vais te chercher le Paradis.

—Oh, ne le laisse pas échapper! cria le jeune homme.

Il serrait les mains de son père, d'un air de supplication, et une vague épouvante apparaissait au fond de ses yeux.

—Rassure-toi, répliqua le père. J'ai trop envie d'avoir une fée dans la famille.

Et saluant Madeleine, il s'éloigna. Les jeunes gens le suivaient des yeux. Tous deux tremblaient, étaient pâles.

—Oh! que j'ai peur! murmura Jacques.

Il serrait Madeleine contre lui, avec un grelottement d'amour, dans une sauvage inquiétude.

XXXV

Quand Jeanne tint la carte de Pierre, elle resta une seconde éblouie de la volupté du triomphe, une multitude innombrable de pensées conquérantes palpitaient dans son cerveau. Mais, se remettant, elle donna l'ordre d'introduire Pierre. Il entra, gravement, balbutiant deux ou trois syllabes.

Et il y eut un irrésistible intervalle de silence, pendant lequel ils se considéraient discrètement.

Il était resté maigre, dévoré d'une tâtillonne volonté, le teint tourmenté, sans teinte franche, des taches d'ictère autour des yeux, et une multitude de fines rides venues de la facile irritation du masque. Ses tempes étaient rases, sa barbe bouquetée de poils blancs, et pourtant un certain attrait persistait par la vitalité orange du regard. D'ailleurs le corps conservait une habitude souple, vive, sans déformation.

Elle avait mieux résisté à la lime implacable. Sa chevelure restait admirable, vivante, ses yeux ténébreusement beaux. Irritable aussi, pourtant, mais d'une façon plus économe, si l'on peut dire; avec toujours un fond de réserve qui la préservait, son teint gardait l'unité, comme un pétale blanc légèrement nué de soufre, et des soins méticuleux dérobaient les légers plis de maturité. Sous des lèvres violentes, ses dents paraissaient claires encore, à peine allongées, déchaussées... Et Pierre regardait en frémissant ce reliquat de ses années fleuries.

À mesure, il lui venait un énorme regret, le fantôme de son désespoir de jadis ramené par la concordance de vibration. Il lui semblait que sa vie était vide, trouée d'une large ombre, qu'il était terrible de descendre au tombeau sans avoir eu cette femme. Dans le silence de la pièce, coupé du clair isochronisme du balancier de la pendule, du frappement de son cœur, cette idée absorbait l'importance de tout l'Univers. Un flot d'âpre jouvence fluait à son cerveau, annulait les distances, tous les événements, toutes les variations vitales de trente ans de lutte. Comme jadis il la désirait, plus que jadis, avec la condensation du désir des sénilités naissantes, du sépulcre approchant. Sa chair remuait sous la redingote, sa bouche était abandonnée, involontaire. Il se sentait pauvre, nu, peureux, mais plein d'un sang d'adolescence, de choses larges et naïves, singulières à lire sur la terre cuite du masque, ce masque aux lèvres sèches écartées sur le jaunissement, le trouement de la denture.

Jeanne, étonnée de son silence, et qui s'embarrassait un peu, le visage détourné, finit, d'impatience, par fixer vers lui ses prunelles. Alors, voyant son trouble, l'humidité de son regard, elle eut la perception du mouvement qui était en lui, elle-même une seconde eut à la poitrine un grand flux, un subit retour sur la route parcourue.

Puis, le voyant si vieilli, si vilain, un cou veule, violâtre, avec tant de plis, elle frissonna légèrement, comme touchée de froid.

Vit-il le passage de ce dégoût? Ses mâchoires reprirent leur opiniâtreté, leur brièveté d'animal carnivore. Un colérique désespoir le dressa. C'était le retour de haine, sans que le désir eût complètement trépassé, la furie de son vœu inexaucé. Dire qu'elle avait trente ans été belle sans lui, trente ans été tissée de cette grâce qu'il avait cru conquérir! Et tout le temps, elle l'avait harcelé, combattu, maintes fois fait trébucher sur sa route victorieuse. Et maintenant! Maintenant, il fallait, vieille bête chauve, vieux chien pelé, il fallait enfin venir jeter un cri de supplication, se mettre au pilori devant la beauté de Jeanne presque intacte, cette beauté qu'on lui avait volée.

Cependant, balançant sa bottine, Jeanne ne pouvait refouler entièrement l'irradiation de son triomphe, un léger sourire de femme, puéril à la fois et dédaigneux, et dans ses yeux noirs arrivait une interrogation, l'ordre à Pierre de parler enfin. Il souffrit abominablement. Les sottises de la rancune, l'impétuosité de la vengeance concentraient des rides autour de ses paupières, accentuaient les taches d'ictère. Il se mit à balbutier incorrectement:

—Mon fils... Je viens à sa prière... il m'a supplié... de faire auprès de vous une démarche... de vous demander la main...

Ses sclérotiques jaunissaient, rougissaient, une impression d'impuissance, la trépidation de se sentir embroussaillé dans des bouts de phrases, tout le poussait hors du raisonnable, dans l'imbécillité furieuse, et surtout le visage convenable de Jeanne, son air de personne paisible.

—Eh bien non! cria-t-il. Non!

Elle parut surprise, mais railleuse. Il jeta sa colère en paquet.

—Ah mais!... Je ne suis pas le chien que vous croyez! Vous avez espéré comme ça que j'allais vous lécher les pieds. Et j'ai fait cette sottise de venir! Par bonheur, rien n'est perdu... Je ne demande rien, entendez-vous, rien, rien! Est-ce à moi les torts, est-ce moi qui ai dénudé votre existence?... Comment! après m'avoir jeté dans le ruisseau pour les pièces de cent sous de Vacreuse, voilà que je devrais faire amende honorable? Elle est bien bonne! Et j'allais...

Il était rustre, de geste, d'accent. Et avançant l'index ridiculement, la tutoyant:

—Toi! toi! Mais je te méprise! Tu ne vaux pas...

—Je vais vous faire chasser, dit Jeanne.

—Fais donc! Eh parbleu! Ça te ressemble!

Il reculait pourtant, posait son chapeau sur sa tête, et ses rides s'effaçaient, un violent regret, un étonnement plus violent encore, lui venait du personnage absurde qu'il venait d'être. Il pensait à Jacques qui l'attendait, à ses promesses, et le sang redescendait à son cœur, ses tempes devenaient pâles. Pourtant, il sentait l'impossibilité de revenir sur le fait accompli, il bredouillait:

—Après tout... si Jacques veut épouser votre fille... c'est son affaire... moi je ne m'y oppose pas... les querelles des parents ne regardent pas les enfants...

Alors Jeanne, debout, pâle et méprisante, chassant Pierre d'un geste large:

—Votre fils épousera Madeleine quand vous serez venu me faire des excuses publiques!

Il poussa un âpre éclat de rire, et renfonçant son chapeau d'un geste d'insolence, il disparut. Elle, levant la main, faisait un serment impitoyable, sombre, gonflée de colère et d'injustice.

Lorsque Pierre fut sur le perron, devant le jardin où déjà jaunissait la lumière, il se sentit les jambes lourdes. Son sang circulait péniblement dans sa nuque. Une concentration nerveuse le gênait à l'épigastre. Il avait le remords d'une faute immense et irréparable. Il épiait les parterres et les allées d'un vacillant regard, avait peur de se retrouver devant Jacques. Un moment il eut la tentation de s'enfuir, en rasant les serres. Puis, il eut honte de cette pensée, se trouva lâche et, son humeur évoluant, il s'indigna. L'armée des sophismes circula; il se trouva impeccable. Pourquoi se serait-il abaissé? Il avait promis à Jacques... et après? C'était indigne d'un fils de vouloir l'humiliation de son père! Est-ce que ce grand garçon ne pouvait pas arranger lui-même ses amourettes?

Et Pierre, d'un geste rageur, balayait son remords, se préparait à prendre l'offensive. L'image de Jeanne, sa sombre silhouette, son dédain, sa beauté insolente, debout sur le tapis, le dominant, le chassant d'un mouvement tranquille, cette image reparaissait en lui, envahissait toute sa substance, électrisait ses vertèbres. De ses dents jaunes il mordait sa moustache, jurait, marchait rapidement par les allées, cherchant maintenant Jacques avec des allures de bravade. Brusquement il l'aperçut. Alors du malaise le reprit.

Jacques et Madeleine arrivaient par la roseraie. Ils avaient vu Pierre de loin, étaient surpris de la brièveté de sa visite. Et tous trois, quand ils se furent rejoints, restèrent muets, elle baissant les cils, comme attentive au labeur d'un insecte, dans le sentier, les deux hommes se regardant en face, misérablement. Enfin, le père cria:

—J'ai échoué.

Alors le silence fut plus lourd, atroce. À peine Jacques et Madeleine avaient tremblé. Leurs mains s'étaient jointes. Une cane criait, deux belles guêpes de soufre revenaient obstinément, un jeune peuplier avait un frisson de soie claire, le sentier blanc se perdait entre les fleurs tardives, un homme, sur une colline, au-dessus des fermes, était une silhouette atomique, et la lumière s'ambrait encore, dormait gravement parmi les ombres colossales des choses... Le monde venait de crouler pour Jacques et Madeleine.

L'énormité du cataclysme étouffait leurs sanglots. Ils ne se regardaient pas. Leurs lèvres palpitaient un peu. Par moments, ils doutaient. Puis, ce dénouement leur semblait naturel, le seul convenable.

—Échoué! murmura Jacques.

Un pli d'épouvante coupait son front. Il courbait les épaules, avait froid. Ses mains peu à peu se mettaient à grelotter. Il tombait dans l'affreuse analyse de son infortune, gravissait l'effroyable calvaire, les tempes couvertes des gouttes froides du supplice... Ses yeux étaient trop larges, terribles.

—Jacques! cria Madeleine.

Elle portait humblement la main du jeune homme à ses lèvres. Des balbutiements d'espérance jaillissaient de sa bouche, et de larges larmes noyaient le pauvre sourire de courage dont elle cherchait à l'affermir.

D'abord ému, Pierre commençait à se révolter contre cette souffrance dont il était la cause. L'ictère s'accentuait autour de ses yeux, il battait le chemin du talon, embarrassé, irrité du drame. Brusquement, il cria:

—C'est votre faute! Il ne fallait pas me demander des choses impossibles. Si j'ai été bête d'accepter, vous avez, de votre côté, manqué à votre devoir de fils en me contraignant à une sotte démarche. Est-ce que ça ne pouvait pas se faire sans moi? Que diable!... Maintenant c'est fini... Il n'y a plus à y revenir... et je fais le serment, entendez-vous, le serment de ne plus rien écouter sur cet article. Vous savez si je tiens mes serments! Quant à mon consentement, vous l'aurez en tous cas... et je ne vois pas pourquoi l'autre partie se montrerait plus récalcitrante que moi!...

Il s'arrêta, soufflant, et les voyant si pâles, tout dévorés par leur douleur, inattentifs à sa colère, il eut un mouvement d'épaules dénigreur:

—Bah! dit-il platement, peine d'amour n'est pas mortelle!

Puis, fixant son chapeau, après un vague adieu, il se disposa à les quitter.

Il partait à pas nerveux, sombrement découpé sur l'Occident, et son ombre le suivait, oscillatoire, démesurée.

Eux restaient immobiles, dans le glacement de leur cœur, dans un dur hiver de pensée. Tout près, la nature déployait un petit coin de joie. Deux moineaux, sur un rameau de cytise, regardaient la beauté de la lumière, du disque adouci sous une fine poussière safranée. À petits pas vifs, sur ses pieds roses, une colombe familière marchait dans les herbes, variait la ligne ondée de sa gorge, et arrêtée bientôt, en extase comme les passeraux, étalant les larges pennes de sa queue, elle clignait son œil rond, innocente, toute ravie. Des némocères bourdonnaient en nuée, un petit microcosme fourmillant s'acharnait à finir le travail; un scarabée rôdait à l'ombre d'une campanule, et la fleur se baignait doucement dans l'oblique traînée rougissante. Les feuilles luttaient contre la désuétude annuelle, drues encore, tintées seulement de légères chloroses...

Ils n'avaient pas le courage de bouger, de dire une parole. Des choses profondes mouraient en eux comme les rayons au fond du ciel. Pourtant, quand débuta le crépuscule, une grave débâcle de couleurs, atténuée, d'une majesté simple, ils se regardèrent en frémissant, leurs doigts entrelacés, et ils murmurèrent à voix basse la volonté de s'appartenir, de lutter indomptablement contre la volonté de Jeanne.

Ils avaient marché. Des frênes les cachaient, abaissaient vers eux leurs branches. Alors, il l'attira, et son regard de volonté tomba sur la jeune fille, tranquille, pertinace. Il murmura:

—Si la lutte est impossible pourtant, me suivras-tu?

Elle, aussi grave que lui, les joues tremblantes, répondit:

—Oui.

—Partout?

—Partout.

Leur étreinte se resserrait. Il sentait contre sa poitrine la tiède mollesse de la vierge. Elle abaissait son cou chaste, baigné de lumière d'ambre. La vénusté de son corps se dessinait en courbes de jeunesse, de divine gracilité. Des corpuscules vibraient sur ses cheveux. Un peu de sa jupe lourde se relevait. Il s'émut. Il mesura la brièveté de la vie, l'incertitude de toute chose; et la chair révoltée, il se mettait à genoux lentement, embrassait la robe de Madeleine, y enfouissait son front.

Le soleil était vertical maintenant, avait tout un coin de paysage mêlé à sa base rouge, un coin plein de choses déliées, délicates, ramusculées, intensément noires sur le brasier. Madeleine regardait cela vaguement. À chaque seconde elle sentait décroître ses forces, se penchait plus molle vers Jacques. Il l'attirait avec douceur. L'immense désir palpitait en eux, s'amplifiait du silence, de la paix tiède de la lumière.

—Jacques! dit-elle avec un peu d'effroi.

Il la tenait à demi-renversée. Elle étendait les bras faiblement, semblait se défendre. Brusquement, elle se serra contre lui, farouche, toute pâle. Alors, la cloche des Corneilles s'éleva, plana sonore sur les feuillées, à travers les campagnes. Cette grande voix les réveilla, leur rendit la force. Ils se regardèrent avec timidité, purs encore, et lentement, tristement, ils marchèrent vers le château.

XXXVI

Jeanne avait dit à Jacques les conditions de sa rentrée en grâce. Tant que Pierre ne serait pas venu faire des excuses personnelles, toute autre démarche devenait inutile. La consternation des amoureux, la supplication de Madeleine, la mâle douleur de Jacques avaient laissé la mère inflexible. Elle avait même signifié qu'elle n'attendrait pas longtemps ces excuses, qu'elle ne pouvait compromettre dans une fausse situation prolongée l'avenir de sa fille. En hâte donc, Jacques était parti pour Paris; mais, cette fois, il avait perdu sa meilleure arme, la patience, et cela devant des difficultés infiniment plus grandes. Car Jeanne, il le sentait, était dans son tort, ayant dû, par un misérable orgueil, soulever la colère sanguine du vieil ennemi. Donc, il n'y aurait plus procès, essai de persuasion, mais bien demande de sacrifice. Son père aurait-il l'héroïsme, la philosophie nécessaire? L'amour paternel lui ouvrirait-il assez les yeux pour donner à sa démarche l'impersonnalité voulue, lui ferait-il comprendre tout le bien qu'on pouvait obtenir avec un peu de mal, et que de sauver deux existences valait une offrande d'amour-propre?

C'est dans ce sens que Jacques plaida sa cause. Mais comme il se heurtait à une fureur toute fraîche, il échoua. Pierre Laforge refusait de voir avec les yeux de son fils. Sa haine pesait sur les pensées de miséricorde, les empêchait de prendre leur vol. Il s'obstinait à refaire, sans même écouter les objections, l'historique des offenses qu'il avait endurées, à demander si, dans telle et dans telle circonstance, il avait eu tort ou raison, et à chaque confirmation de Jacques, il reprenait:

—Tu vois bien, mais si j'ai raison, ce n'est pas à moi de faire des excuses!

Épouvanté de l'allure de la discussion, de l'étroitesse des arguments, d'ailleurs, une partie de sa mansuétude l'ayant abandonné dans l'excès de sa misère, Jacques rompit brusquement:

—Père, dit-il, c'est une chose terrible que vous ne puissiez, ni vous, ni cette femme, comprendre que votre haine est cruelle envers Madeleine et moi, c'est une chose terrible surtout que vous puissiez attacher plus d'importance à une légère piqûre de vanité qu'au bonheur, à la vie de vos enfants. Eh bien! sans tant de mots, je vous le dis, père, las de supplications, las de raisonnements, choisissez entre votre fils et votre rancune:

—Que voulez-vous dire?

—Ceci: que si la rupture de mes espérances devient irrémédiable, je n'y survivrai pas.

Laforge pâlit, étreint d'une insupportable angoisse, fit un grand geste éperdu; puis la colère de sa peur lui monta et il cria sourdement:

—Fais à ta tête, mauvais fils!

—Hélas! fit Jacques. Enfin me condamnes-tu?

—Fais ce que tu voudras!

Ils s'étaient quittés sur cette dure parole, le fils au désespoir, le père épouvanté, mais sûr au fond que Jacques n'exécuterait son lugubre projet qu'à bout d'expédients. Et il goûtait le tragique de la scène, croyait avoir joué quelque peu le rôle d'un Brutus. Néanmoins, il passa les premiers jours dans des transes affreuses, ne se tranquillisa qu'après avoir envoyé un homme sûr s'informer de Jacques, reparti dès le lendemain pour les Corneilles. Les renseignements obtenus dissipèrent ce qu'avaient de trop aigü les craintes de Pierre Laforge.

—Bah! murmura-t-il, on dit ça... Et puis il paraît calme... Il est trop intelligent pour ne pas écrire encore... pour ne pas faire un nouvel essai.

Jacques, cependant, dans le train qui l'emportait vers les Corneilles, était travaillé d'un chagrin immense. Las d'avoir tourné et retourné dans sa tête le tout petit problème où tenait à présent son bonheur, sa pensée était obscure et les coups sourds, uniformes des pistons lui battaient dans la poitrine douloureusement. Rien n'était doux. Derrière la vitre du wagon apparaissaient tour à tour des vignobles, des côteaux boisés, les petites maisons éparses d'un village, une rive de trembles ou de saules, des moutons aux pâturages; ou des bœufs levant leurs longues têtes pleines de stupeur, sans qu'il prît plaisir à voir ces choses, ni tristesse. Sa peine lui suffisait, le lourd accablement du mauvais coup reçu.

Ses appréhensions redoublèrent quand il aperçut les Corneilles. Derechef, il soupesa le Destin. Qu'allait dire Jeanne? Ne parviendrait-il pas à la fléchir? Mais les alternatives des bonnes et mauvaises chances de ces derniers jours avaient usé la volonté de son espoir. Il s'abandonnait, désemparé, se sentait dans les serres du fatal, avait une impression de déracinement, de perpétuelle chute. La vue du château le réveilla. Les souvenirs étaient si frais encore! Un temps si court avait suffi à la catastrophe? Il frissonnait; le refus de son père lui apparaissait dans ses terribles conséquences. Que dirait-il à l'autre pour vaincre son orgueil, plus implacable, plus fémininement cruel? Pourquoi ces deux êtres étaient-ils tant différents de lui qu'aucun sacrifice ne leur fût possible? Et tout à coup il eut l'intuition de leurs âmes hermétiques, de leur idéal mesquin, de leur moi cristallisé, féroce, et qui devait peser comme des dalles mortuaires sur l'existence de leurs enfants. Non, il n'ouvrirait pas ces âmes-là à la mansuétude. Étaient-ce des intelligences? Des instincts plutôt, des instincts colères de dogues qui meurent sans lâcher leur proie. Des instincts trempés dans l'odieuse lutte sociale, dans le heurt des petits intérêts, des petites vanités; la spécialisation des facultés humaines, sur un but étroit et misérable, une puissance stupide, un infâme idéal de lucre que des sauvages plus nobles, au fond des savanes, repousseraient avec mépris. Enfin fallait-il se soumettre? Non, mille fois; les bons ne peuvent être faibles, il se l'était dit souvent. Mais Madeleine? Oui, elle déciderait. Et si elle ne décidait pas? Un mot lui monta qu'il ne put arrêter: mourir.

La fraîcheur d'un frêne le tenta. Une grosse fièvre lui mettait des gouttes froides aux tempes. Il s'appuya un instant au tronc de l'arbre. L'ombre du feuillage finissait en dentelle légèrement mouvante, et les ellipsoïdes de la lumière avaient à leurs rebords un iris très pâle qui préoccupait Jacques sans le distraire de son affliction. Là-bas, le soleil d'automne pleuvait abondamment sur les chaumes mûrs, tassés en moyettes, en meules, et le château, au loin, avait, dans un contour de feu, une lumière blême endormie sur ses ardoises, parmi les reflets éblouissants des vitrages.

Jacques soupira, continua sa route. Quelque chose s'allégeait en lui, pourtant, à l'approche des Corneilles.

L'idée de voir Madeleine le faisait sourire puérilement. Il s'étonnait de son malheur comme d'une chose contradictoire avec la présence de l'aimée. Les sentiers devenaient plus familiers. Des haillons de ronce pendaient au long des escarpements. Le millepertuis perforé sur le bronze des feuilles graciles détachait le moulin à vent d'or de sa corolle; des bouillons blancs, des lichnites montaient au bout de leur hampe. Et de plus humbles, de plus intimes, le petit chêne, le lierre terrestre, les achillées, les pâquerettes, les renoncules, tout l'aimable petit monde des herbes ténues... Infiniment douces avaient été les heures passées aux mêmes endroits, douces comme l'âme même de la nature.

Il arrivait à un chemin plus large et il se détourna, perdit son temps à rendre visite à la petite chapelle abandonnée qui dormait à une courte distance. Une Vierge s'y tenait encore debout, quelques fleurs flétries, une couronne sur la tête et les bras. Un jour de sépulcre passait au travers des vitres poussiéreuses, baignait de tristesse intense les dalles rompues, l'autel vétuste. Et c'était mélancolique comme une pensée de vieillesse proche la mort, une histoire d'abandon, de culte tombé, d'amour perdu. Il y resta quelque temps à désespérer de l'avenir, à se rappeler toutes ses mauvaises heures, tous les hasards malchanceux de sa vie, à croire qu'il n'aurait pas Madeleine, et que des conjurations le voulaient. Puis il se remit en marche, et ses épaules s'affaissaient, frissonnaient, tandis qu'une plainte s'exhalait de sa bouche.

Arrêté un instant devant la grille, il finissait par sonner. Un domestique campagnard traversa les allées, et parut saisi d'un soudain effroi à la vue du jeune homme. Cependant, il s'approcha, craintif, mais sans ouvrir le battant.

—Eh bien! Baptiste, fit Jacques, tu ne me reconnais pas?

—Si fait, monsieur, que je vous reconnais, mais sauf votre respect, monsieur... Madame m'a dit qu'elle ne pouvait vous recevoir.

Le coup frappa Jacques au cœur, il chancela, pâle, mais calme.

Il répondit avec bienveillance au valet qui s'excusait et tourna le dos à cette porte inhospitalière.

Tout ce qu'il y avait de noblesse dans son âme se révolta contre l'affront imbécile. Quoi, lorsqu'il aurait été si aisé de lui dire... Une haine, subtilement, se mêlait à son mépris, la haine légitime contre les forces aveugles, et presque une satisfaction de n'avoir plus à garder de ménagement, de pouvoir sans remords, si Madeleine y consentait, opposer la violence à la violence.

Il atteignit les Avelines, s'y installa, et jusqu'au soir il eut comme un renouveau d'espérance qui lui allégeait sa douleur. Mais quand, à la nuit, il s'en fut rôder autour des Corneilles, son excitation tomba. Il se rendit compte de l'effroyable passivité des obstacles qu'on lui opposait, et que tout le mal était dans des forces morales perverses, mais qui avaient pour elles l'apparence. Rien à faire; toute violence élargirait le gouffre. Il dut se contenir, tourner comme une bête fauve, haleter aux décevants espoirs d'une porte, d'une fenêtre qui s'ouvre ou se ferme, d'un son de voix. Quand la nuit fut tout à fait venue, il franchit la haie comme un voleur, s'approcha le plus possible de la maison, de la chambre de Madeleine. Hélas, les croisées de cette chambre ne s'illuminèrent point, et il comprit qu'on avait installé la jeune fille ailleurs. Il resta là, à souffrir épouvantablement, son paradis perdu sous les yeux. Désormais cette maison serait toujours ainsi close. On allait probablement même lui enlever Madeleine, la conduire au loin.

L'aube vint, qu'il était à la même place encore. Il dut se retirer, de crainte d'une surprise qui augmenterait la vigilance de Jeanne. Il rentra aux Avelines, sans force, le cœur épandu, fluide dans la douleur, le corps insensible. Des formes circulaient en lui et qu'il regardait passer dans l'hébétude, des formes qui avaient la décevante solidité des nues crépusculaires, qui s'effritaient, s'évanouissaient, s'obscuraient, comme répondant à une dissolution de sa mémoire.

XXXVII

Des journées navrantes s'écoulèrent.

Quelquefois, las de rôder autour des Corneilles, Jacques partait, allait sans décision, droit par la fauve nudité des champs, par la forêt, à travers les villages. Des suavités l'arrêtaient, de brusques beautés sous les nues basses, ou bien des coins d'intimité, un lambeau de bourgade, un jardin, une hutte sabotière, l'opalescence d'une mare, et partout c'était la monotone idée d'un bonheur qui vivait devant lui, d'un endroit désirable de repos. Maigri, il ouvrait les yeux tristement, se détournait, gagnait peur d'admirer, peur d'analyser le moindre tableau de nature ou d'humanité. Souvent, la simple silhouette d'un peuplier, l'attendrissante grâce d'une bestiole, brusquement lui gonflait le cœur, mouillait ses cils de navrement.

Il s'asseyait sur une borne, au revers d'un ados, sur une racine d'arbre, cachait sa tête, supprimait la lumière par l'interposition des mains sur les paupières, et voulait se perdre en des synthèses sur les choses. C'était une minute de calme bizarre, un endormissement bourdonnant de la douleur, et le défilé des sentences stoïques coulait dans son crâne, les mots graves—Résignation, Devoir, Patrie, Volonté, Travail... Mais dans les ténèbres, peu à peu les idées se matérialisaient et le flot sonore du sang courait par ses artères en navrante palpitation. Alors, avec un geste de deuil, ses mains retombaient, et l'automne était là, toutes ses nuances douces, ses lueurs dialysées, et Jacques criait:

—Je ne peux pas... Je ne peux pas!...

D'autres fois, au secouement de la marche, l'instinct de lutte lui revenait, surtout si les nues n'enserraient pas trop la terre, si quelque brise roborative courait sur les plaines. Alors, il édifiait largement l'avenir, recommençait sous d'autres formes la destinée. Rien n'était fini, tous deux résolus et jeunes, et leur persévérance vaincrait, rongerait la haine des parents. Il reparlerait à Mme Vacreuse; il la ferait rougir de la férocité de cette vengeance satisfaite sur des innocents... Il marchait plus vite; ses tempes chauffaient, une lueur s'épanouissait dans ses prunelles:

—Vaincre!

Car c'était trop noir pour s'éterniser. Une éclaircie allait se faire dans ces ténèbres. Et la vie large s'ouvrirait, un bel univers d'amour et de splendeur, une ascension de travail, de devoir harmonieusement accompli.

Dans ces futuritions heureuses, il cessait de marcher vite, s'amollissait, tendrement rêveur devant la nature. Sous le voyage du firmament schisteux, entrecoupé d'écumes, c'était la belle fête de l'année couchante, le crépuscule des feuillages qui mouraient en nuances infinies. Des peupliers ne balançaient plus qu'une houppe à la cime, d'autres éclataient comme des dentelles d'or; les ormes, retroussant les plis de leur robe où Octobre faisait des soutaches, dominaient de tendres tilleuls qui avaient versé tout leur thé, les hêtres s'élançaient altièrement, d'acier dans l'air automnal, sous des couronnes de bronze couperosé; le peuple argentin des bouleaux laissait pendre en deuil ses grappes de feuilles fines, déjà montrait, de ci de là, l'extrême ténuité noire des ramilles; et les buissons violaçaient la nudité des campagnes, la douce Veilleuse, sur son pédoncule chauve, était une petite cloche discrète sur la moiteur des prairies; les achillées agonisaient au long des talus.

Cependant, il n'arrivait toujours pas de lettre de Madeleine, et Jacques rêvait à des solutions quasi-violentes, rôdait autour du château avec la tentation d'en franchir les barrières.

Un soir, après de longues courses en forêt, il contemplait les dernières palpitations crépusculaires. Devant l'Occident, un enfant était posé sur un tertre pyramidal, et le petit être était noir extrêmement, découpé comme une statuette d'encre de Chine. Des prés reculaient, fort pâles, d'un jade doré, avec de mornes buissons haillonnés, et trois barres cuivreuses nageaient sur l'eau de l'étang, l'eau de bitume faite légèrement vineuse par la vapeur froide. La masse des arbres avait une sombre puissance encore, dense, opaque, dominée de quelques frondaisons grêles, à peines feuillues, effiloquées en charpies noires, en filaments adorablement capillaires. Puis venait l'énorme magnificence céleste, simple d'ailleurs, rien qu'une mer de rouge, opalescente, sous un fleuve orange et un grand segment de turquoise, semé de quelque îlot de limaille, et dont la clarté jaune montait, blanchissait, s'effaçait au quart de la voûte, dans un bleu plombé, lentement fonçant au méridien. Vénus frissonnait parmi des poudres grises, une cavité délicieuse s'ouvrait entre les futaies. Et tout mourait. Dans le froid d'une nuit pure, couleur et calorique s'éparpillaient sous le vaste dôme, un rêve de cristal s'ouvrait, d'immobilité, de sérénité monotone sous le faible étoilement de la nuit d'Octobre.

L'enfant descendit du tertre, avec un petit chant rustique, vague, qui s'éloignait. Une cabane eut le luxe d'une petite lumière, et Jacques sanglotait, écrasé, effroyablement seul.

—Pourquoi vivre... tout est vide... et si beau cependant!

Et il se figurait, par cette même nuit, assis doucement derrière une vitre avec celle qui hantait sans intermittence son intimité. Oh! tout serait si léger, la splendeur des choses si heureuse!

—Et ce n'est pas irréalisable, cependant!

Si, c'était irréalisable! De noires volontés étaient là, ennemies. Madeleine même faiblissait peut-être, l'oubliait!

—Oh, non! non! cria-t-il dans une sombre angoisse. Et les bras étendus, dans une humilité immense, il implorait une pitié, cherchait quelqu'un dans la perspective noire, le quelqu'un qui n'a jamais répondu!

Il se mit à marcher, la tête nue. Comme un pôle irrésistible, le château des Corneilles l'attirait, et par les sentiers mous, à travers les prés clapotants, il suivait une ligne presque droite. Des points de rubis brillaient épars aux fermes, puis ce fut une file de lueurs tamisées, un doux centre de lumières, et Jacques s'arrêta, éperdu. Que faisait-elle? Souffrait-elle autant que lui, rêveuse près du foyer?... Un piano s'éveilla, une vibration toute grêle et Jacques tendait l'oreille, le front contre la grille du jardin, au plus près du château. Et, dans le balbutiement de l'instrument, il reconnut une mélodie à lui, une mélodie éclose là-bas, en Afrique, sous le resplendissement d'un beau soir, et qu'il avait une seule fois exécutée devant Madeleine, une après-midi qu'il pleuvait.

—Mon Dieu!... elle se souvient!

Son cœur éclata, d'immense amour, de la rage de se sentir si près d'elle—et si loin! Il franchit la grille. En quelques bonds il se trouva sur le perron de marbre, sonna fiévreusement.

Un domestique parut, et reconnaissant le jeune homme, poussa une petite exclamation:

—Monsieur Laforge!

Mais il barra l'entrée. Alors, Jacques, farouche, d'un large geste l'écarta, et passant à travers le corridor mi-obscur, éclairé d'une petite lampe tremblante, il ouvrait une porte déjà. Cependant, le valet, abasourdi quelques secondes, poussait un cri d'alarme. Un flot de lumière jaillit, Vacreuse se montra. Ses yeux clignaient un peu, et il ne reconnut pas tout d'abord le jeune homme. Enfin, il murmura:

—Comment... c'est vous!

Sa voix était tremblante, comme attendrie et il s'avançait machinalement, tendait la main. Jacques saisit avidement cette main entre les siennes:

—Oh! merci! dit-il.

Et pâlissant, s'appuyant au mur dans la débilitation de son trouble:

—Et Madeleine?

Vacreuse devint grave subitement, avec une grise figure, un peu effrayé, et il balbutiait:

—Je vous en prie... partez!... Ma femme est malade... ce serait très mal!

Devant l'immense navrement du regard de Jacques il s'arrêta, très ému. Il aurait été heureux, lui, de plaire aux jeunes gens! mais il n'osait pas, toujours courbé, sans aucune des autorités d'un époux.

—Oh! finit par dire Jacques, deux paroles... rien que l'entrevoir!...

Sa parole était basse, terrible d'humilité et de détresse. Vacreuse hésitait, baissait la tête.

—Qu'y a-t-il donc? murmura une voix douce... Maman dort!

Une forme fine se profila dans le linteau lumineux.

—Madeleine! s'écria Jacques.

Indomptablement, ils se rejoignirent, égarés, éblouis. De vagues phrases tremblaient sur leurs lèvres. Ils se regardaient, voyaient la trace de l'âpre ciseau de douleur, leur amaigrissement, l'élargissement triste de leurs prunelles. Dans le blêmissement de leurs faces montait un sourire suave, victorieux... Et Jacques la soulevait, semblait vouloir l'emporter, serrée, abandonnée contre sa poitrine.

—Voyons! voyons! disait Vacreuse.

Doucement, les yeux pleins de larmes, il mettait la main sur l'épaule de Jacques, suppliait. Mais, de la chambre, un appel jaillit:

—Madeleine... où es-tu?

Alors, durant deux secondes, leur étreinte se resserra, et une promesse opiniâtre, convulsive, jaillissait des lèvres de Madeleine:

—Je vaincrai! Je vaincrai! Je ne veux pas mourir ainsi!

Elle disparut, et Jacques eut l'illusion plusieurs minutes encore de sa présence, voyait son fantôme, les moindres détails de son visage, les ajourements de son corsage, ses dormeuses scintillantes. Il se redressa enfin. Silencieusement, Vacreuse et lui se serrèrent la main, et il sortit en tremblant, se retrouva sous l'étoilement aqueux de la nuit d'octobre, et pendant des heures il y vagabonda, dans une demi-conscience de rêve sinistre.

XXXVIII

Depuis la maladie de Jeanne, Madeleine menait une existence de réclusion morose, étouffante. C'était, de la part de Mme Vacreuse, une inquiétude, des soupçons déguisés sous une exagération de maternité qui emprisonnèrent d'abord la jeune fille auprès du lit de la malade, et qui, plus tard, la retinrent aux côtés de la convalescente, perpétuellement. Une convalescence lente, d'ailleurs, avec des récidives partielles du mal. Puis, sur tous les actes de Madeleine, une surveillance de deux valets inféodés à Jeanne. Même, un jour que la jeune fille tenta d'envoyer une nouvelle lettre à Jacques, par l'intermédiaire de la nourrice, un des épieurs fila la messagère, l'aborda près des Avelines et lui intima l'ordre, de par Mme Vacreuse, d'avoir à le suivre immédiatement au château. Quoique la nourrice eût affirmé résolument être seule coupable, être allée de sa propre autorité chez Jacques, il n'en était pas moins devenu impossible de correspondre, la jeune fille n'ayant que cette unique complice, à laquelle toute sortie, provisoirement, était interdite.

Par surcroît de précautions, dès la rupture, on avait changé la chambre de la vierge. Maintenant, elle était porte à porte avec sa mère, au côté du château, où des tilleuls, des ados cachaient la campagne. Elle ne voyait que le jardin, le travail défervescent de la saison, l'alanguissement du grand labeur de Cybèle aux sèves figées. Vertigineuse, lasse de voir flotter les fumerolles de la brume, ou l'indigent soleil pointer entre les haillons firmamentaires, tout orange dans un bain de vapeur, elle fermait la fenêtre. Elle restait assise, sans courage. Tendues de pâleurs virginales, les murailles montraient des volutes, un dessin d'âge d'or; des livres étageaient leurs reliures jolies, des puérilités et des ouvrages traînaient, des laines, des soies, des outils clairs, des orfèvreries. L'orteil levé, une napée argentine à lèvre courte, à figure sylvestre, riait dans la pénombre, et Madeleine allait la regarder souvent. Un pasteur de bronze ne l'attirait pas moins, le front ombragé largement, l'œil levé en Compteur d'étoiles, et vaguement il avait une parenté avec Jacques, une parenté dans les sourcils graves, un peu tombants, dans la coupe douce des mâchoires.

Elle prenait un livre. Des mots grossissaient dans son imagination, emplissaient l'espace, elle restait anesthésiée sur la page blanche, et les amertumes de sa misère montaient:

—Ah! ah!

Elle reprenait la page, continuellement substituait son histoire aux tribulations de la fable. Puis, tout croulait, ses artères semblaient immobiles, et un canal de lumière, jailli entre les rideaux, jaune, triste, plein de corpuscules, augmentait l'impression du vide formidable.

Mais la vie remontait, une vibration aiguë dans la jeune chair et cette expansion était une chose horriblement dure, la suppliciait d'un infini besoin de paix et d'amour. Elle courait à la fenêtre, la rouvrait. Les cimes tremblaient, des nervures claires liaient les peupliers, un marronnier était un globe de feuilles jaunes, des yeux pétulants de fleurettes vivaient encore, et Madeleine, pleine d'un ravissement atroce, laissait entrer cela dans ses yeux, en flairait l'exquisité, ses deux petits poings serrée sur l'allège. Mon Dieu! et qu'avait-elle fait pour que la grâce des rameaux lui fut amère!

XXXIX

Elle avait gardé parmi quelques jouets d'enfance, un harmonica. La nuit quand tout sommeillait, que s'en allait une grande mélopée par les ramures, elle prenait l'instrument grêle. Entre des cumulus, l'esquif lunaire flottait. Il y avait des crinières blanches, des suies légères, de profondes constellations dans les abîmes, une écume d'océan. Madeleine, doucement, si doucement que Jeanne, dans la chambre à côté ne pouvait entendre, tentait, sur les lamelles de cristal de l'harmonica, d'imiter, d'évoquer l'ombre des petites fées sonores qui pleuvaient du violon de Jacques. Les voix frêles tintelaient, les fantômes des mélodies d'antan frémissaient, ondulaient, suivaient le vent nocturne, et Madeleine se les figurait planant au-dessus des champs, par les prés, les emblaves, allant frapper amoureusement aux vitres de son bien-aimé. Bientôt, aux envolements brisés de chanterelle, à des reconstructions fragmentaires, des réminiscences fidèles des nocturnes d'été, son cœur défaillait, bondé de trop suaves, trop navrants souvenirs, et elle levait naïvement le front, joignait ses doigts mincis vers les vapeurs vogueuses, les puits sidéraux, criait sa débilité à l'Entéléchie décevante:

—Grâce! grâce... Oh, si tu écoutais, Dieu de la nuit!

Des astres se noyaient un à un. Une nue s'amarrait à une autre, des tourbillons se déchiraient en écharpes, le fleuve monotone du vent courait sans lassitude, colère sur les collines, impitoyable aux frondaisons pleureuses. Quelquefois la nuit était morte, l'Immobilité s'accouplait au silence; entre des albâtres et des neiges le bleu arrivait mollement, et de larges débris de Pégase, d'Altaïr, d'Andromède, de Cassiopée, du Cygne, étendaient leurs limpidités immuables. Madeleine regarda l'Aigle, et tout bas, eroulant avec une frange de la ceinture lactée. Le froid prenait sa douleur, l'endolorissait: elle fermait la croisée. Le rideau, de son faible voile, cachait l'Infini. Et dur était son sommeil, son sang brassé par des forces misérables, sa jeunesse gâtée de pesants songes, déclinante, perdant la douce, la puissante inconscience du vrai repos, de la chair contente.

XL

Le moment arriva enfin où le docteur prescrivit à Mme Vacreuse de sortir quelques minutes, le matin. Il faisait une température délicieuse, tout une semaine d'automne paisible, caressant, à percées intermittentes de soleil. Les forces de la malade revenaient, tellement qu'un jour elle poussa avec Madeleine jusque près de la Fontaine du Géant, où les amoureux, tant de fois, avaient rêvé d'avenir.

À présent, le réservoir décagone s'enveloppait d'adorable deuil. Les demi-cirques en gradins laissaient fluer une eau si maigre, des filaments si capillaires, qu'à peine était-ce un bruit de clepsydre dans le grand silence, à peine de petits cercles ridés à l'orée de la pièce d'eau. Une humidité terreuse limonait le Géant, tachait les mèches noires de ses cheveux, ses pectoraux immenses, la saignée de son bras. Les grêles statues, sous les stalactites, dans une robe verte d'algues, de mousses, étaient par places lavées par une colonnette d'eau, et là c'étaient des contours éclatants, des nudités neigeuses sous leur vêtement de cryptogames.

Mais, autour du réservoir, les grands platanes étaient presque chauves, se frôlaient de leurs tremblants rameaux, de leurs branches en cintre, et le corps de quelques-uns, apparus entre les lambeaux de l'écorce, étaient livides sous la monochrome porcelaine du firmament. L'eau était toute noire, sans fond, et les platanes y profilaient leurs fantômes, très loin, très profond, dans un abîme fantasmagorique où un ciel renversé s'enfonçait suave, ombreux, d'un blanc pareil à celui d'une sclérotique d'enfant. Des cimes de ces ombres de platanes, on voyait se détacher, monter vers la surface de l'eau, monter de ce gouffre superbe des feuilles. Les feuilles y venaient, très lentes d'abord, uniformément accélérées, jusqu'à ce qu'à la surface, l'ombre de feuille joignît la feuille réelle, et que doucement, toutes deux se missent à voguer avec des milliers d'autres ruines légères, des esquifs dentelés finement, un monde de nuances discrètes.

Dans ce coin muet de désuétude, Madeleine était ivre tristement, et, fermant les yeux bientôt, le même tableau lui revenait, non plus mi-mort comme à présent, mais dans sa vie pleine, sous la verdure aurée, l'abondance riche de l'été. Oh! un jour, là, Jacques la tenait dans ses bras—des filaments moirés flottaient—les feuilles buvaient la gaie lumière—des moineaux roux criaient—les cyprins voguaient lentement, et de grands rayons les atteignaient, les faisaient fuir—l'eau avait une voix de charmeuse—un lézard frétillait sur une grande pierre plate—du chèvrefeuille et de la ronce croissaient entre des pierrailles—il passait des carabes d'acier—un petit insecte, tout vert, sans cesse partait, revenait—des tipules en nuée, s'élevaient, s'abaissaient, vibraient en million de coups d'ailes—sur des rais irisés, une araignée, croisée de jonquille, dormassait, indifférente—un oiseau, à petits cris fous disait la joie, le ravissement de l'abondance—et Jacques se tenait là—ne disait rien—il était pâle!—Oh, mon Dieu! pourquoi cette eau coule-t-elle encore, pourquoi tremblent les cimes des platanes!...

De grandes larmes coulaient aux joues de Madeleine, tombaient dans l'eau d'encre du bassin. Jeanne, assise encore au petit banc de pierre, voyait cette scène, et, colère, indignée, portait ailleurs son regard.

C'était un de ses jours de cœur dur, de volonté raide. Madeleine lui semblait bête, pleine de caprice, presque de vice, une mule entêtée à ne vouloir s'arracher du cœur un fétu d'amourette, butée dans une stupide tristesse. Et pâlir et maigrir, quand la demeure paternelle lui était si douce, sa vie toute dorée! Il fallait être bien sotte, ingrate surtout. Et elle prétendait aimer sa mère!

—Je la ploierai! murmurait Mme Vacreuse.

Dix-sept ans, elle n'avait que dix-sept ans! À cet âge on oublie, n'est-ce pas? Bientôt, d'ailleurs, maintenant que Jeanne redevenait forte, on pourrait rejoindre Paris. Des fêtes distraieraient la gamine. Ce n'était pas une si grosse affaire d'étouffer une tendresse: est-ce que Jeanne ne le savait pas? Mon Dieu, ça paraît énorme et c'est si peu. Et les plus jeunes se consolent le plus vite. Un autre passerait, il n'y avait pas que ce Jacques qui eût de beaux yeux et de belles paroles! Et personne ne serait humilié, personne ne tendrait la joue à l'injure. Un peu de patience seulement.

Jeanne s'apaisait, se découpait dans la lumière tranquille avec une sérénité lapidaire, une beauté raide, presque ninivite, digne d'être encadrée dans une inscription cunéiforme.

Brusquement elle se sentit saisie entre deux bras frissonnants, touchée d'une figure humide et tendre, et une voix de prière et d'humilité murmurait à son oreille:

—Mère! Ta pauvre fille te demande grâce!

Jeanne se leva. Elle avait le regard très loin, comme attentive à une hêtraie qui s'apercevait entre les troncs des platanes, tout en haut des emblaves. Sa bouche était tranquille, dédaigneuse et, comme Madeleine se pressait plus fort contre elle, dans une grâce filiale, elle l'écarta, elle dit:

—Je suis malade par ta faute, Madeleine, et je mourrai plutôt que de consentir. Souhaite ma mort!

Ces paroles de férocité tombèrent formidablement sur la pauvre fille. Elle s'appuya contre un arbre, les yeux grands ouverts, pleins de protestation douce, et, avec un faible soupir, elle s'évanouit. Peut-être Jeanne eut-elle regret. Rien ne le témoigna. Elle se pencha sans hâte, tamponna les tempes de la jeune fille avec un peu de parfum. Madeleine se ranima, et, sans un mot, suivit sa sombre mère. Mais le sentiment pieux, de confiance, de filial respect trépassait en elle, laissait l'impression d'une chose arrachée, de la mort d'un être intime.

XLI

D'abord retrempé par sa courte entrevue avec la vierge, se répétant perpétuellement ses paroles, sa promesse si formelle, Jacques était vite ressaisi par la souffrance, l'âpre doute, la vision d'une séparation éternelle.

À peine s'il dormait. Derrière ses côtes maigries, il entendait, indomptables, les oscillations du veilleur. Elles étaient rapides, bourdonnantes, presque métalliques. Son cou, ses tempes battaient aussi. Il avait grand froid aux pieds. Il lui devenait souvent impossible de garder closes les prunelles. Il les levait, et les Formes des ténèbres entraient en lui. Des choses ondulaient aux murailles, du blanc renvoyait de la clarté, la fenêtre était une aube, une chaise semblait un squelette accroupi. Après longtemps, un bruit de flots, incessant, écartait, submergeait la pensée. Il s'endormait. Mais jamais ce n'était l'immense apaisement, la bonne chimie réparatrice. Des choses dures butaient dans son crâne, y avivaient le chaos de l'angoisse. Un à un se levaient les songes, et tous farouches, horriblement fatigants. Oh, ces nuits!

Souvent, sorti du cauchemar, l'étroitesse de la chambre l'étouffait d'une impression d'ensevelissement. Il se levait, sortait, allait au fond de l'enclos des Avelines. Une maisonnette y vieillissait, tout humble, à deux chambres, et la campagne d'octobre, dans sa nudité, ses grêles éteules, quelques pâtures, était visible lointainement. Sur le toit fauve, aux vitres, au seuil, une opulence fraîche émanait de la chaste luminosité lunaire, un petit cytise roulait ses ramilles dans la cendre et l'argent, une cloche de verre luisait cristallinement. Des fermes blanchâtres bosselaient la campagne, un chien lançait quelques abois de mélancolie, des peupliers se posaient noirement au pied d'un monticule, et le firmament pâle reposait sur les bords de l'horizon, avec sa mince poussière sidérale, dans une beauté qui faisait trembler la chair de l'homme.

—Je t'aime! Je t'aime! criait-il dans l'espace, tourné dans la direction des Corneilles.

Il arrivait pourtant, par des nuits fraîches, que ses nerfs, son cerveau vibraient presque sainement, qu'une pause de paix survenait et que le sommeil lui dispensait quelque rêve exquis. Alors, sur des fonds de couleur douce, une orée sylvestre, un pacage discrètement vert, dans une lumière reposante, Madeleine apparaissait, confuse, grise, et seconde à seconde s'affermissait, se matérialisait, avançait vers Jacques, le frôlait. Il touchait la robe, les mains roses, posait la vierge sur son cœur, et calme, elle parlait d'avenir, de large et immuable avenir. Il écoutait, absorbait les joies de l'Espérance, la mélodie d'une voix de chanterelle, et ses doutes s'évanouissaient dans une sensation toujours croissante que le corps chéri était bien entre ses bras, bien abrité contre sa poitrine. Pourtant il objectait encore, timidement, avec un vide bizarre, une impression de néant entre les tempes. Elle se moquait, même contait que toute l'histoire de leur séparation était fausse, absolument fausse—un Rêve.—Lui, l'attirait toujours, la serrait contre lui avec la pensée de ne plus rouvrir les bras, et ses prunelles s'emparaient suavement des traits délicats, du contour des cheveux qui se détachaient noirs, presque violets sur les fonds de couleur douce. Elle continuait à le rassurer: aucun obstacle. Toutes les volontés unies pour leur bonheur... Sa mère... sa mère! Ce mot en Jacques frappait le tocsin, des coupetées de bronze parcouraient son cerveau d'un rythme atroce, bourdonnant. L'autre mot s'y mêlait, le mot qui l'avait rassuré d'abord—un Rêve—et peu à peu, c'était la terreur insinuante, une aridité, un étouffement, la prescience du Réel, le soulèvement de la poitrine sous des paroles qui ne peuvent pas vibrer, meurent misérablement dans la gorge, et enfin le dernier cri jaillissant, l'éveil... Et tout autour du malheureux, les Ténèbres, la Solitude, la Vérité!... Hélas! il enterrait sa face dans l'oreiller, et longtemps, longtemps, il restait à contempler la cime noire de son Golgotha!

XLII

À travers cette sombre histoire de son être, de nouveau il vint une espérance à Jacques. Ce fut le jour où, pour la première fois, il vit Mme Vacreuse, convalescente, sortir des Corneilles.

C'était le matin. Un soleil de douceur émergeait entre des cumulus, tendrement chauffait la terre. Jacques se tenait sur un tertre, près de la grille du château, abrité derrière par un massif. Le trouble des beaux matins d'automne passait dans sa chair. Des fleurs tardives se tissaient de lumière. Un beau corbeau glorieusement se promenait sur les gazons, dévorait les limaces innombrables. Un étalon enflammé hennissait, levait son chanfrein frémissant. Au loin, des paysannes arrachaient des navets et des carottes de la terre grasse. Un semeur jetait largement le froment, suivi d'une nuée d'oisillons; un jardinier tondait les charmilles du château; l'église était rajeunie, prenait un bain d'or; deux chiens, fous, tournaient vertigineusement autour d'une cabane; et sur une déclivité, Henri IV, radieux, élaguait des arbres, chantait largement, sa riche nature toute retentissante de la vibration solaire.

Mais sur la terrasse des Corneilles, des domestiques apportèrent une chaise longue, sous l'ombre argentée du tilleul de Hongrie. Jacques, pour mieux voir, s'avança derrière un buisson. Bientôt, bien pâle, enveloppée de sombres étoffes, Jeanne parut, appuyée sur le bras de Vacreuse. Elle s'abandonna lentement sur la chaise, avec un petit sourire devant la fête rustique, la belle mer lumineuse dévalant les collines.

Vacreuse rentra, Jeanne resta seule, et une espérance grandissante troublait le cœur de Jacques: s'il pouvait arriver jusqu'à la malade, l'implorer! Si douce était la nature, si remplie de vague miséricorde! Et, irrésolu encore, il tournait le monticule. Une petite porte, ouverte derrière les chênes, renforça ses tentations. Il s'y arrêta, les artères tumultueuses, et soudain se décida, marcha furtivement sous les ramures, atteignit le rebord de la terrasse. Jeanne lui tournait le dos; une véritable épouvante saisit le jeune homme, il n'osa pas tenter le destin, il s'en alla à pas étouffés. Mais il revint le lendemain, le surlendemain, vit Madeleine assise auprès de sa mère, et, caché, il étendait les bras, il soupirait misérablement. Puis, un peu plus tard, il assistait aux courtes promenades de la mère et de la fille, il se prenait à songer que la guérison approchait, que Madeleine avait promis de le suivre, et il mettait toute la puissance de son être dans une foi voulue au bonheur...

Et, effectivement, ses songes parurent vouloir se réaliser, la fortune s'adoucit.

Une après-midi qu'il rentrait aux Avelines, un petit paysan l'aborda:

—C'est bien vous, monsieur Laforge?

Et sur l'affirmative de Jacques il tendait une lettre. Jacques regarda la suscription, respira plus vite, et dit au petit de revenir dans quelques minutes. Il restait à grelotter:

—Oui... d'elle!

Il déchira le pli, se mit à lire, et un délice, une ivresse pure grandissait dans sa chair maigrie. La lettre était longue et très nette. Elle disait le déclin du mal de Mme Vacreuse, la miséricorde maternelle sourde, les irrésolutions de Madeleine balayées par l'injustice. Et Jacques sentait dans la clarté concise du style l'éveil d'une volonté forte à l'égal des contingences, l'opiniâtreté de la mère revenait dans la fille, et, stupéfait, ébloui, lisait un plan d'évasion simple sinon sans obstacles. Lui partirait le 7 novembre pour Douvres, préparerait tout pour un mariage, Madeleine et la nourrice fuiraient le 10, dans la soirée, monteraient dans la carriole d'un fermier des environs. Le fermier, neveu de la nourrice, incapable de soupçonner sa tante de rien d'irrégulier, les mènerait au passage d'un train pour Paris. De là, elles s'embarqueraient pour Douvres, et, afin de dépister les recherches, Madeleine disait avoir modifié, pour toutes deux, des costumes hors d'usage.

Jacques, après la lecture, eut un moment d'incertitude, la frayeur que le projet ne fût puéril, précipité, inexécutable. Mais son cœur protestait contre le doute; il se sentait envahi de toute espèce de certitudes très douces; il crut à la volonté, à la persévérance, à l'adresse de Madeleine, et, appuyé contre un pommier, les prunelles immobiles, heureuses, le cerveau dénué d'analyse, il prit son notier, il écrivit le «oui» demandé par Madeleine.

Et tandis que le petit messager disparaissait au loin, vers les Corneilles, il restait à poursuivre l'Oiseau bleu, à laisser revenir en lui les jeunesses d'âme toutes ensemble.

XLIII

Quand Madeleine sut que sa lettre avait été remise à Jacques, une grande tranquillité descendit sur elle. Pendant deux jours elle eut le sentiment d'une force ajoutée à sa vie, d'un élargissement de sa destinée. Puis, des scrupules vinrent à naître, légers d'abord, fugitifs, insaisissables, mais qui grandissaient, la tourmentaient pendant son sommeil, et la faisaient timide devant sa mère, et contre sa coutume depuis la rupture, plutôt inquiète, effarée que chagrine. Jeanne eut le soupçon de quelque chose, et toute sa vigilance, qui s'était détendue dans la conviction que Madeleine commençait à se résigner à l'aventure, toute sa vigilance lui revint. Mais, la jeune fille étant exonérée de toute action jusqu'au soir décisif, sa conduite et celle de la nourrice ne fournissaient aucun indice à l'observation de sa mère qui, forcément, dut s'en tenir aux conjectures. Toutefois, à force d'induire et d'expérimenter par de petites demandes soudaines, les hypothèses de Jeanne finissaient par confiner à la réalité.

Outre ce trouble apporté par Madeleine, un autre souci tourmentait Mme Vacreuse au fur et à mesure qu'approchait la date du retour à Paris, le souci de sa vanité, le souci de ce que pourrait penser son monde des fiançailles rompues, du départ de Semaise. Malgré tout, malgré les mesures prises par l'ex-fiancé, il y aurait des sceptiques, de ces gens qui veulent voir l'équivoque en toutes choses, et ces gens-là chuchotteraient. Dans cet agacement vaniteux, Jeanne se mettait à regretter confusément que le mariage avec Jacques ne fût plus possible: ce mari jeune, beau, fils d'un riche et d'un puissant, nécessairement aurait fait s'incliner le monde. Et tout en rêvant à quelque péripétie qui lui vint en aide, quelque situation suraiguë, une démarche désespérée de Jacques, elle capitulait en partie, elle songeait qu'elle renoncerait volontiers à exiger une démarche personnelle de Pierre, qu'elle se contenterait d'un mot écrit d'excuse. Les événements parurent devoir la seconder.

Le 21, au matin, après avoir pris une tasse de chocolat, elle fut prise d'une défaillance et dut se mettre au lit. Le docteur, immédiatement requis, ne reconnut qu'une recrudescence très légère de son mal et qu'il déclarait due soit à une reprise prématurée du travail, soit à des préoccupations intimes. Après son départ Jeanne demanda Madeleine. Quand la jeune fille fut introduite auprès d'elle, Mme Vacreuse se montra très affectueuse, très triste aussi, et finit par dire:

—Je ne vivrai peut-être plus longtemps, mon enfant... Je me fais patraque!

Madeleine, très émue, subitement bourrelée de remords, s'inclina sur le lit et sanglota:

—Voyons!... Ne te désole pas, dit la mère... Viens ici... là!

Et tandis que Madeleine l'embrassait, elle poursuivait l'idée qui lui avait fait désirer cette entrevue: profiter du trouble de la jeune fille pour obtenir une confidence, et elle murmura:

—Vois-tu!... Si j'avais en ce moment-ci une grande douleur... je crois que ça me tuerait!...

Madeleine frissonna, avec une exclamation vague, touchée au plus profond.

—Qu'as-tu donc, Madeleine?... Allons, Madeleine, regarde-moi... dis-moi!...

Et risquant brusquement l'aventure:

—Je sais tout!...

Madeleine se jeta de côté avec un frémissement de terreur, balbutiait:

—Non!... non!...

—Si! fit la mère.

Et saisissant la main de la jeune fille elle l'attirait, elle la regardait en face avec l'impassibilité morose qui dans l'enfance épouvantait Madeleine, elle chuchottait:

—Allons, avoue... tu voulais partir?... Tu voulais nous abandonner... Réponds donc!... Tu aurais eu ce courage, Madeleine!

La jeune fille ne répondait pas, grelottante, ses lèvres rouges distendues sur les dents fines, écartelée entre son amour infini pour Jacques et l'imagination affreuse de sa mère tuée par l'abandon. Chez Jeanne, c'était, au fond, une rage, une sensation d'humiliation à l'idée de ce triomphe de Jacques, et en même temps une satisfaction indéterminée et vaniteuse d'avoir violemment arraché le secret. Elle se tut quelques minutes, la tête roulée en arrière sur le traversin, les paupières mi-closes et jouant un accablement extrême, une tristesse immense. Puis, d'une voix exténuée, intermittente:

—Ah! Jamais je n'aurais cru... nous quitter... partir au loin... sans calculer notre désespoir... et toi!... toi que j'ai aimée par-dessus toute chose?

À travers son remords et sa souffrance, Madeleine songeait pourtant que «ce par-dessus toute chose» ne comprenait pas l'orgueil de sa mère, et elle revoyait les phases de son immolation, son amour jeté en holocauste au sombre Dieu! Mais Madame Vacreuse s'arrêtait, retenait un cri «pour un étranger!» disait sourdement:

—Si tu voulais m'écouter... Si tu voulais suivre mes conseils... tout, peut-être, pourrait s'arranger!

La jeune fille tourna la tête, surprise, incrédule, avec pourtant, l'éveil de l'espérance de son âge.

—Oui, si tu voulais! reprenait Jeanne... Et pourquoi pas, dis?... Tu pourrais bien, une fois, me croire plus sage que toi.

Alors, avec un regard de douceur et d'humilité, avec le geste de supplier sa mère de ne pas la tromper, Madeleine murmura:

—Que veux-tu que je fasse?

—Écrire, dit Jeanne... ce que je te dicterai.

—Ce que tu me dicteras?

Un frisson de défiance glacée, de terreur insinuante parcourut Madeleine, puis le désir d'une péripétie heureuse triompha d'elle, et elle répondit.

—Dicte... Je verrai!

—Prends du papier... dans le tiroir, là... Écris:

«Maman se contenterait d'un mot d'excuse écrite de Monsieur Pierre Laforge, sinon tout est impossible!» Et signe.

—Oh non! Oh non! Je t'en supplie... pas ça! s'écria Madeleine.

Et le visage enterré entre ses petites mains, elle se plaignait lentement, d'une manière navrante et continue:

—Écoute! dit Jeanne... C'est enfant! Veux-tu que je dise ce qui arrivera si tu obéis?... Il arrivera ceci: Jacques ira à Paris, il pressera de nouveau son père... il le suppliera plus longuement que la première fois... il lui répétera qu'un mot à écrire c'est moins ennuyeux qu'une démarche personnelle... et il vaincra... tenez! j'en suis sûre! Et s'il ne réussissait pas...

Elle s'interrompit, elle hésita, et Madeleine, oppressée, répétait:

—Et s'il ne réussissait pas?

—Eh bien! reprit Jeanne... s'il ne réussissait pas... peut-être... oui, peut-être je pourrais... trouver tout de même un moyen!

—Oh! balbutia la jeune fille.

Elle parut réfléchir encore, mais déjà était vaincue, son jeune cerveau dépolarisé par l'affirmation de la mère, par le vague délicieux des dernières paroles. Elle reprit la plume, écrivit les trois lignes dictées, signa. Puis, l'adresse faite, Mme Vacreuse sonnait, faisait venir la nourrice, et Madeleine donnait elle-même l'ordre de porter le pli, grelottante d'un effroi intime, du pressentiment inanalysé d'une contingence ténébreuse.

XLIV

En Jacques, depuis huit jours, c'était une réaction de vivacité, la robuste régénération de son sang, de ses nerfs, de toute sa personnalité d'optimisme. Après tant d'heures noires, l'instinct, les nécessités secrètes de l'électrolyse organique, lui défendaient la désespérance, et il avait mis toute sa foi dans le projet de Madeleine. Il se préparait, il écrivait à Paris, se plaisait à prévoir les nécessités d'une longue absence.

C'est dans cette disposition de lutte, cette expansion de reverdis, qu'il reçut la missive dictée par Madame Vacreuse. Il eut dès l'abord la terreur de l'événement, une panique nerveuse qui le faisait scruter la nourrice, poser trois ou quatre questions, et à mesure, son inquiétude fut atroce, lui tenailla l'aorte. Puis brusque, il arracha le cachet, lut:

—Ah!... fit-il.

Némésis revenait, le sombre écroulement des misères sur l'homme, et Jacques douta de l'amour de Madeleine. Puis, avec un désir immense d'ensevelissement, avec à l'âme l'amertume d'une trahison; il balbutia:

—Dites que j'irai... C'est tout!

Et la nourrice, peureuse devant sa face livide, s'en allait à pas rapides, se figurait avoir vu un mort. Quand il fut seul, il resta pendant des heures immobile, assis dans une encoignure de la chambre, avec des tortures telles que, par instants, il n'avait plus son sens intime, sa pensée s'anéantissait. Et sa fatigue devint si lourde, qu'il s'abattit, qu'il s'endormit. Il s'éveilla vers le soir, dans une fatigue énorme, se leva, sortit. Après une marche très longue, il s'arrêta, il contempla les choses devant lui, vaguement.

C'étaient d'abord trois arbres inégaux. Le plus petit élevait un cône, l'autre se détachait en haillons, traînait des fourrures chaudes à côté de grêles nudités, et le troisième, tout fin, grandissait en flèche, par chaque rameau escaladait indomptablement le firmament. Il partait un chemin blanc, qui se perdait, s'évanouissait dans une étendue grise, confusément montante vers la côte lointaine dessinée noirement dans une vapeur de chaux. La Lune était enfumée; un Calvaire triste, déchiré, montrait un baliveau pareil à une Croix. Et la lumière sur le chemin, sur la côte, sur le Calvaire, surtout entre les arbres compagnons, était tellement fine, tellement belle, qu'après le premier cri du ravissement, Jacques se sentait de l'épouvante, l'épouvante du temps qui passe, de la nébulosité où se heurte l'idée devant la sensation du Beau.

Vacillant, il recommençait sa marche, il s'en allait contempler les épaisseurs des Corneilles, et longtemps il y attendit quelque chose, un imprévu de féerie, l'arrivée de Madeleine entre les hauts troncs des arbres. Mais tout se taisait, les escadrilles nuageuses continuaient à siller sous la Lune, le silence dormait sur les emblaves, dans les soieries, les mousselines du clair-obscur, et Jacques démarrait, retournait aux Avelines faisait atteler la carriole pour se rendre à la ville prochaine et prendre le premier train pour Paris.

XLV

Ce ne fut pas sans plaisir que Pierre Laforge apprit les concessions de Jeanne. Résultat inespéré qui lui en fit entrevoir un autre. Encore un brin de résistance et tout cédait, on ne parlerait plus d'excuse, on serait trop heureux seulement qu'il consentît. Ses craintes pour son fils avaient disparu. En vérité Jacques avait maigri, était cruellement ravagé; mais, tout s'arrangeant, il redeviendrait prospère Même, afin de presser les événements il crut bon de se montrer tout à fait intraitable, se déclara déterminé à ne faire aucune espèce d'excuse. Jacques partit là-dessus, sans force pour la révolte.

Dès son arrivée, le lendemain, il envoya un petit paysan au château, avec un billet pour la nourrice. Le messager fut accueilli par une femme de chambre préposée par Mme Vacreuse et qui parvint à se faire donner le pli en assurant qu'on le remettrait à la nourrice. Le garçonnet, timide, céda, sans oser rapporter la vérité à Jacques.

Toute la journée se passa en courses dans les bois, en rôderies autour des Corneilles. Personne ne parut au jardin, ni Jeanne, ni Madeleine. Au soir, nulle réponse n'était venue. Sa lettre pourtant était pressante, sollicitait la mise à exécution du projet d'enlèvement comme le dernier espoir qui restât. Tenaillé de cette phrase qui terminait le mot si court de Madeleine «sinon tout est impossible», il se mettait à désespérer, à songer qu'elle avait eu peur au dernier moment, qu'elle le sacrifiait à sa mère.

Madeleine, cependant, se rongeait. Le laconisme de Jacques l'avait effrayée. Vingt fois, dans un interrogatoire minutieux la nourrice avait répété la phrase de l'amant, et que cela avait été dit avec amertume, très doucement, mais si tristement! Le remords de la jeune fille était immense. Elle se trouvait infiniment lâche d'avoir cédé à sa mère. Enfin, elle sut le départ de Jacques, se tranquillisa un peu. Le surlendemain, à l'heure du retour probable, l'inquiétude la reprit. Lorsqu'elle voulut parler à sa nourrice, elle ne la trouva point, apprit qu'on l'avait envoyée à cinq lieues de là, chez des parents. Alors la pauvre fille s'affola, conçut les craintes les plus vives, finit par se jeter aux genoux de sa mère, par la supplier de ne lui rien céler. Jeanne la rassura, instruite de l'échec de Jacques, elle méditait un nouvel atermoiement qui préparât la rupture. Elle pensait d'exiger une année entière de séparation, avec des promesses plus ou moins formelles. En un an elle arriverait à détacher sa fille, Jacques même se lasserait. La loyauté des deux jeunes gens faciliterait l'entreprise. Mais, en attendant il fallait parer aux péripéties possibles. Elle affecta donc un grand malaise, exigea la présence continuelle de Madeleine. La journée se passa, pleine d'angoisses. Au soir, Madeleine ne cachait plus ses larmes, si bien que Vacreuse pleura presque, lui aussi, le cœur contristé, avec des supplications muettes à sa femme. Celle-ci, l'âme débordante de fiel, se répandit en gronderies, la veillée fut lugubre; tous les liens de la famille semblaient rompus, on n'échangeait aucun regard, de crainte d'y trouver du désespoir, de la tristesse ou de la menace. On dressa un lit pour Madeleine dans la chambre de Jeanne. Ces précautions épouvantèrent la jeune fille, lui donnèrent d'affreux pressentiments. Toute la nuit, la mère put entendre les soupirs exhalés de ce cœur qu'elle torturait. Une fois même, elle essaya d'une consolation, mais Madeleine, révoltée, ne répondait plus. Elle souffrait trop; sa mère lui paraissait féroce. De bonne heure, elle fut debout. Jeanne dormait encore. La jeune fille put sortir sans être entendue. Elle descendit au jardin.

C'était un jour doux; le grand vent de la nuit semblait apaisé par l'aube, et les nues claires qu'il avait charriées jusque là continuaient à marcher très lentement sur la pâleur grise de l'azur. Au levant, les strates rouges des tempêtes achevaient de mourir, et c'était partout, sur les labours, dans la lumière horizontale, une brume éblouissante posée à ras du sol, comme une décoration d'Olympe où les dieux avaient fêté la nuit et qu'on n'avait pas encore fait disparaître.

Dans les allées fraîches Madeleine promenait ses pas indécis, le trouble de son âme. Une dernière pudeur l'empêchait d'aller aux Avelines, la crainte aussi de gâter la situation en irritant sa mère. Le matin lui rendait quelque espoir avec son éternelle splendeur d'enfance, toutes ses teintes jeunes et molles, sa griserie optimiste.

Mais un bruit de charrette se rapprochait, et Madeleine, par une échappée, put voir une carriole attelée d'un cheval gris et que conduisait un jeune paysan. Les ailes d'un bonnet de femme battaient au vent de la course.

—Mais c'est nourrice! fit la jeune fille.

Elle se précipitait; la carriole entrait aux Corneilles. Madeleine eut beau courir, déjà la nourrice disparaissait dans une porte de service:

—Nourrice! nourrice!

La bonne femme se retourna, s'approcha et tandis que Madeleine l'embrassait, elle lui glissait une lettre dans la main.

—Prenez vite, Mam'zelle, madame me demande.

Déjà Madeleine avait serré le billet, courait se cacher aux profondeurs des massifs. Là, elle regardait la lettre, n'osait l'ouvrir.

—Mon Dieu! mon Dieu! Est-ce bon, au moins?

Elle déchira l'enveloppe, déplia le papier. Il n'y avait que ces mots:

«Puisque tout est inutile, adieu!»

XLVI

Là-bas, aux Avelines, où Madeleine s'était envolée, on n'avait rien pu lui dire. Sinon le grand nombre de lettres que le jeune homme avait fait porter à la poste, ils n'avaient, dans leur apathie paysanne, fait aucune remarque particulière. Pour Madeleine, ce détail simple des lettres eut l'affreuse clarté de la foudre. Elle se tordait les mains à une pensée qui l'envahissait, qu'elle n'osait exprimer, qu'aucune puissance au monde ne lui aurait fait exprimer.

Elle était revenue vers les Corneilles, toute plaintive et douce, avec une imploration continuelle et ardente à la divinité. Mais, aux abords du château, elle s'arrêtait, réfléchissait que sa mère l'empêcherait de ressortir. Elle ne voulait plus être enfermée, elle voulait chercher Jacques, le retrouver. Un aboi grondait dans le jardin, l'aboi de Marcus, et elle se rémémorait des histoires où des chiens retrouvent leur maître.

—Il faut que j'aie Marcus! pensait elle.

Elle s'approcha, appela l'animal à voix de plus en plus haute. Il l'entendit, il vint ramper à ses pieds, la couvrir de caresses. Elle l'amena aux Avelines. Là, comme la fermière était seule, Madeleine eut l'audace de demander à voir la chambre de Jacques. La bonne femme, d'ailleurs tenue au courant par les caquets, ne fut pas surprise de cette requête, mais défiante et curieuse elle accompagna la jeune fille.

Elle avait, cette chambre, l'ordre instinctif de l'officier. La fenêtre était ouverte et Madeleine le vit penché dans l'embrasure à tous les soirs navrés de la séparation. Elle reconnut la forme de son corps dans la capote pendue à la muraille, la trace de sa main dans l'éparpillement de quelques livres sur la table. Jamais plus forte émotion et plus adorable ne fit frémir son cœur, que de se trouver dans cette chambre où il avait vécu, respiré et souffert pour elle. Et tant fut indomptable la secousse qu'elle s'abattit sur le lit, mit passionnément sa bouche de vierge au creux de l'oreiller, là où naguère reposait la tête blonde de l'amant, et longuement baisa cette place; y sanglota.

La fermière pleurait silencieusement, et Marcus, induit par la tristesse ambiante, se prenait à hurler. Alors Madeleine se retourna et nulle honte ne la prit devant l'étrangère, comme si elle eût été l'épouse qui pouvait sans rougir aimer ainsi, toute préoccupation mondaine enfuie devant l'intensité de la minute présente. Elle prit sur la table une paire de gants, les présenta à Marcus. L'animal reconnut l'objet, le manifesta par des bonds joyeux.

—Si Monsieur Laforge rentrait, dit Madeleine à la paysanne, dites-lui de m'attendre, que je reviendrai tout à l'heure.

—Je n'y manquerai pas, mam'zelle.

Dehors, le chien, dans un inquiet furetage s'orientait. Madeleine lui présenta de nouveau le gant. Il eut un gémissement très doux et reprit sa quête.

XLVII

Le chien allait très capricieusement, et Madeleine s'étonnait de tous les détours, mais se fiait à la bête sagace. Dans son cœur douloureux d'amoureuse, elle avait un noir délice à suivre le même chemin vagabond que Jacques avait dû parcourir, foulait avec je ne sais quel respect ce sol. Une fois, sur un morceau de mousse elle vit la trace d'un soulier, et elle poussa un cri, toute raide. À voir tout ce vagabondage elle comprenait la souffrance de Jacques, et les détours de l'animal étaient comme l'écriture où elle lisait le drame, le poignant hiéroglyphe de douleur, d'âme égarée, perdue, illogique de désespoir. Mon Dieu! Entre les grands hêtres, leur majesté, leurs belles colonnes de bleuâtre barydum, montant haut, tout haut, solennellement, dans cette salle hypostyle végétale, sous les dais de toison roussie, les meneaux percés de livide luminosité, elle s'effrayait, ayant, plus fort, une idée sinistre, une idée d'énorme cataclysme, comme si le monde, pour elle, allait sombrer. Elle soupirait, quelque chose d'implacable sourdait de l'harmonie des arbres, avec une inimitié plus lourde, ce semble, du tordement des chênes, de leur attitude plus convulsive, moins froids.

Mais elle avait une belle vaillance, levait son petit front volontaire. Pourtant la forêt était trop âpre, puissante, pesant sur sa menue personnalité. Elle se sentait dans une vie inconnue, en dehors d'elle, avec une impression païenne de dieux vagues, cachés aux grands hêtres, épiant aux troncs des chênes son passage. Une blancheur quelquefois semblait la marche d'une lumière, une silhouette d'encre, la rôderie d'un homme. Parfois, une malveillance, une méchante épine prenant au passage, la robe... Sous les chênes, ils étalaient leurs feuilles roussissantes mais opiniâtres, qui devaient dans le blanc hiver avoir un frissonnement de haillons de cuivre sous la bise. Ils étaient sur la partie aride du sol... magnifiques, pertinaces, vivant leur dure vie dans leur dur bois, arrêtant les végétations, sauf les cryptogames, des mousses, des champignons qui montaient leurs domuscules sinistres sur le pédoncule mou, tachetés, avec parfois une vague sanguinolence, des aspects de chair. Et il en poussait là de monstrueux, une prolifique vie inférieure; ils effaraient la jeune fille, la faisaient marcher précautionneusement, pousser un petit cri, toute pâle, si son soulier détachait un des chapeaux, le faisait rouler sur la mousse, montrant sa concavité, ses lamelles rayonnantes.

Sa petite chaussure, trop délicate, entravait la marche, le vent s'abattait souvent en brutal, faisait siffler la robe comme un voile. Madeleine avait froid, sentait du formidable dans les solitaires pénombres, aux courts horizons du sous-bois. Elle avait de l'enfance à l'âme, retenait le chien près d'elle, pour la protéger, d'un air de supplication levait les yeux. À travers la délicatesse automnale, les beaux haillons encore feuillus, les trames noires, venait un variable firmament. Il était pâle, avec des jaunes troubles, des nuances fauves, et une gaze, une fumée, allait vélocement. Tout son jeu de couleur, ses belles tonalités mates, ternes, des éparpillements, des nébuleuses, des toiles d'araignées nuageuses, des étains dépolis, un vague abîme de lueur dans le couchant, l'orient couleur de muraille, tout prenait l'âme, doucement la noyait de chagrin et de tendresse. C'était une saison d'amour, on le sentait, une saison de chauds, de froids alternatifs, de variables vibrations dans les organismes, et le grand cerf passionné, aux confuses, profondes solitudes de la futaie, las, maigre, fier, gardait le harpail de grêles biches bramait, gravement roux, équitable et beau sultan. Des bouvreuils épiaient, écoutaient quelque bruit de travail, coups de hache, de scie, comme intéressés, amis du barbare humain; un roitelet, frais venu du mois de septembre, assis dans un petit sapin, disait une phrase fine au jour couchant; des moineaux friquets tournoyaient revenus d'expédition, au-dessus d'une clairière, près à s'ébattre aux petites niches des arbres.

Elle allait toujours. Le chien, vif à l'entrée en forêt avait sans doute fini par comprendre la fragilité de sa compagne, il allait plus lentement. L'heure crépusculaire peu à peu approchait, mais l'opacité des vapeurs devait arrêter la grande fête des coloris, le jour décédant dans un Océan de grisaille. Une lassitude farouche descendait, le vent cessait de se ruer aux rameaux, le vert des mousses, le bronze des feuilles, les grandes poutres forestières étaient dans de la lumière de rêverie. Aux carrefours, Madeleine s'arrêtait une minute, sondait de son regard noir, plein d'angoisse, d'amour infini.

Soudain, au bord d'un pli de la forêt, elle tressaillit. Sur le chemin de cendre, au tournant, un homme venait, mince, torse, très haut, dans des pantalons roussâtres, une casaque de misère. Il portait un peu de bois sur son bras, des brindilles, et, arrêté en voyant l'étrangère, la jolie étrangère en dentelles il regardait avec des yeux clairs, de défiance et de sauvagerie, des yeux d'éternelle pauvreté, mais sans haine ni colère, d'une sorte de fauve douceur sylvestre. Madeleine eut le cœur ému, vit dans ce spectre, sous l'arcature grisonnante d'un frêne, je ne sais quelle entéléchie du grand travail méconnu, de toute une humanité désespérée, sans plainte mourant au fond des cabanes, et le remords lui montait de son existence passée, si large, si abondamment heureuse, insoucieuse des pauvres chairs bises qui maigrissent dans l'âpre combat, sans récompense.

Madeleine avançait encore, la traînerie de la diffuse lumière était plus douce, on sentait que le Crépuscule, maintenant, débutait, luttait harmonieusement derrière les nuages, mais les choses restaient claires, d'une clarté de mystère, immobiles. Le chien, brusquement, fit deux, trois gémissants abois: Madeleine se sentait mal au cœur, et les fûts géants s'élargissaient, des fougères roussies s'étalaient contre le sol, une grande vasque de ciel gris s'étendait, libre de ramures.

Alors, le tremblant voile du souvenir se souleva au cerveau de Madeleine, découvrit une suave, pénétrante scène du passé. L'Éden de Juin était là, la mare ronde, aux roseaux flétris, la grotte encore toute verte, et les deux hêtres debouts, moussus au nord, glabres au sud, dans le bronze clair, tombant de la désuétude, et il semblait à Madeleine entendre s'élever, s'abaisser, le son lent du cor, la plainte harmonieuse comme la voix de l'arcane forestier.

XLVIII

Le chien, de nouveau, gémit, leva sa noire tête constellée de blanc, deux yeux de noir bleuâtre, la gueule béante.

—Mais quoi donc, quoi donc? s'écria Madeleine toute pâle.

Et soudain, entre l'orée de droite de l'Éden, entre des fougères sèches, elle vit une forme étendue, sombre, et vers laquelle marchait le chien lentement. Alors elle eut un froid atroce, les lèvres bleues, le cœur mort une seconde, puis battant impétueusement, funèbrement. Elle voulut voir, s'avança.

—Oh! cria-t-elle.

Elle ne croyait pas encore, regardait avec des prunelles trébuchantes. C'était lui, pourtant, étendu là, pâle de la grande pâleur, effroyable et d'une beauté d'archange sur le fauve sol, sous le gris solennel du firmament. Du sang coulait encore de sa poitrine, sa main droite allongée se cachait sous une fougère.

—C'est toi... bien toi!

Elle tomba là, pesamment, sur ses genoux, mit ses lèvres douloureuses sur les lèvres de marbre, et aucune plainte ne la secouait encore dans l'énorme étonnement de l'aventure. Elle soulevait la tête de Jacques, frissonnait au soyeux contact des superbes cheveux blonds, précipitait ses baisers avec la folie d'espérance de son amour, l'espérance d'une résurrection. Mais elle sentait toujours plus l'épouvantable froid des joues, la féroce inertie de la bouche adorée, et le désespoir venait, dominait sa terreur, se fondait avec la certitude. Les sanglots montèrent, un âpre flux qui déchirait la poitrine de la vierge.

—C'est donc vrai! Vrai! cria-t-elle, rauque. Ah! bien-aimé, mon pauvre, mon doux Jacques... mon doux Jacques! Et j'ai dit non, et je ne le pensais pas, et tu as cru... en mourant... Mon Dieu, tu as cru cette parole... et voilà le monde écroulé maintenant... rien que la nuit, la nuit, toute noire. Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!

Elle relevait, avec un reproche immense, sa pâle figure vers le ciel, tragique et toujours pleine de sa frêle grâce, et tout mourait dans sa tête, disparaissait dans la cendre de sa vie. Son pauvre cœur balbutiait entre ses côtes, s'affaiblissait, sa voix se lassait, s'éteignait, et il ne venait plus que de larges larmes, intarissables, entre les grands cils ombreux, sur les joues blanches. À voix toute basse, elle se mit à parler au mort:

—Tantôt, sous les ramures, quand j'ai rencontré cet homme... l'espoir m'est venu, abondant... et j'étais si sûre de te retrouver, si sûre! Je me sentais puissante, capable de toute victoire. Nous serions retournés ensemble aux Corneilles, devant maman, et j'aurais parlé, oh! j'aurais dit tout mon cœur... tout mon cœur, dit l'impossibilité de vivre sans toi... et que tu étais sans haine, sans colère, et que la querelle de famille n'existait pas pour nous... et que tu l'aimais bien elle... Et elle aurait compris, vois-tu, elle aurait cédé... bien sûr, et père aurait parlé pour nous... Oh! et te voilà parti, te voilà parti, tout froid, qui ne me réponds pas, qui es parti avec une âme qui me soupçonnait... Oh, tu as même pensé peut-être que je vivrais sans toi?...

Soulevée, elle regardait, furetait, et tout à coup écarta les fougères qui couvraient la main droite de Jacques. Un canon nickelé scintillait, le canon d'un revolver échappé aux doigts du mort. Avec un cri d'amère victoire elle le prit, le regarda. Il était chargé largement: cinq balles restaient aux courtes chambres de la roue:

—C'est ça qui t'a tué! dit-elle.

Ses larmes s'arrêtèrent, une gravité très douce parut sur sa figure, et elle déposa l'arme soigneusement, dans la mousse. Puis, assise à côté du cadavre, les lèvres naïvement entr'ouvertes, elle resta là rêveuse, comme une adorable divinité forestière. C'étaient toutes sortes de petites choses, un peuple de chromatiques souvenirs apparaissant entre les portes de la mémoire, et bien des jours d'enfance oubliés, bien des croquis d'infini charme, et l'aurore éblouissante de la nubilité, la Genèse nouvelle, l'Univers peuplé de prodiges.

Les premiers bégaiements du sens intime, un milieu de sécurité, large et moëlleux, en belle lumière, un sentiment vague de souveraineté dès l'aube sur des gens gravitant autour d'elle, des profils de jouets, l'accomplissement des petits désirs puérils, la ténacité, les virtualités de joie, d'intense renouveau d'impressions du petit être, tel rayon de soleil, telle féerie entrevue au théâtre, tel coin de nef dans la pénombre bleuâtre, un arbre blanc de fleurs, la douceur d'une amitié, de furtives curiosités satisfaites, telle parole, tel baiser de la mère, le nuageux lit de l'enfant, puis de la vierge, la placidité affectueuse du père, la bonne, aimante nourrice aux yeux bovins, des tendresses de personnes, de bêtes, d'objets, le charme brusque d'une petite science acquise, d'une sonate bien jouée, l'inculcation par la mère d'une haine contre un inconnu, des heures de pénétrante familiarité, le brusque éblouissement du monde, des fiançailles, de la sérieuse, responsable vie débutant.

Elle frissonna soudain en levant le front. Las d'attendre le grand chien s'était levé, et léchait lentement la poitrine de Jacques.

—À bas! fit Madeleine.

L'animal obéit, se coucha docilement sur la mousse, et le rêve revint au fond du cerveau triste... Lentement, la pensée arrivait au soir de juin, à la lune dichotome croulant au fond de l'occident, et la frêle voix instrumentale s'élevait, l'essaim des petites fées sonores. Mon Dieu! un élargissement se faisait dans l'univers, les formes étaient renouvelées, la vie semblait devoir palpiter si douce et sans jamais tarir!


L'ombre se mêlait subtilement au crépuscule, une poussière, une vapeur coulait sur les cimes des grands chênes, et lointaine, une petite cloche tremblota:

—L'Angelus! murmura Madeleine avec douceur.

Elle souleva le revolver, le contempla attentivement, un frisson, une grande palpitation de ses fibres la parcourut. Ses dents bruissaient, elle continuait à écouter le tintement candide de la cloche, sérieuse et la lèvre amère, prise de l'indomptable dégoût de la vie. L'Angelus s'éteignit. Alors, elle se pencha lentement vers Jacques, embrassa encore ces lèvres fermées par la pesanteur incommensurable, cette figure de livide splendeur, et le dégoût de la terre, de sa noire destinée la reprenait à mesure. Elle respira vivement l'atmosphère sylvestre, essaya de voir un astre au zénith entre les hautes frondaisons. La grisaille épaisse couvrait la voûte, mais une clarté transsudait de la lune cachée.

—Mon doux Jacques!... La vie pouvait être adorable!

Elle avait levé l'arme. Elle l'appuya sur sa poitrine à gauche. Un petit éclair jaillit, un bref crépitement, et elle tombait là, près de lui, ensevelie dans l'Immuable.

Et dans les demi-ténèbres, la tête levée douloureusement, le grand chien hurlait, emplissait d'une plainte téméraire les larges, les sommeillantes futaies.

J.-H. Rosny

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