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Les cotillons célèbres. Deuxième Série

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Title: Les cotillons célèbres. Deuxième Série

Author: Emile Gaboriau

Release date: March 20, 2006 [eBook #18027]
Most recently updated: August 4, 2007

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES COTILLONS CÉLÈBRES. DEUXIÈME SÉRIE ***

LES COTILLONS CÉLÈBRES

PAR

ÉMILE GABORIAU


DEUXIÈME SÉRIE

PARIS

E. DENTU, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

PALAIS-ROYAL, GALERIE D'ORLÉANS, 13

MDCCCLXI


Melle. DE LAVALLIÈRE

DEUXIÈME SÉRIE


TABLE DES MATIÈRES.


LES COTILLONS CÉLÈBRES


I

LA COUR DE LOUIS XIV.

Trois femmes, à elles seules, résument et personnifient le long règne de Louis XIV, ce règne aux fortunes si diverses. La différence de leurs passions, de leur humeur, de leurs goûts, explique et symbolise les changements de politique du monarque. Comme trois génies, elles président aux trois grandes phases de l'existence du roi-soleil.

La Vallière, l'humble, la timide, la dévouée, c'est l'amour, la poésie, la jeunesse; elle inspire les idées qui peuvent paraître généreuses et chevaleresques. Le soleil se lève, l'horizon se colore de lueurs splendides, on dirait l'aurore d'un grand règne.

La fière, la bruyante Montespan arrive à l'heure de la toute-puissance; c'est l'épanouissement de la gloire. La France découvre en elle des forces et des richesses ignorées, l'Europe tremble, les courtisans adorent à genoux en se voilant la face. Le vertige d'un orgueil insensé trouble la raison de Louis XIV; alors il foule aux pieds toutes les lois divines et humaines, que dis-je? il croit être lui-même la loi et la divinité. L'astre est à son zénith, il suffit à plusieurs mondes: Nec pluribus impar.

Avec madame de Maintenon, la huguenote convertie, la prude ambitieuse, Tartufe en cotillons, nous assistons à la décadence. Tout croule, l'édifice prodigieux de tant de fausse grandeur craque et se disjoint. C'est la période du sang et des crimes; on violente les consciences, on massacre de tous côtés, au nom de Dieu et du roi. La veuve de Scarron le cul-de-jatte, c'est l'expiation, le remords, le châtiment, l'anathème; l'avenir est terrible de menaces, le soleil s'éteint dans l'orage.

Crayonner la vie de ces trois femmes, c'est donc esquisser l'histoire de ce roi qui, pour tant de gens encore, en dépit de toute morale, de toute vérité, de toute justice, est resté le roi par excellence,—le grand roi.

Grand roi, soit, mais alors seulement comme ceux de la tragédie, monarque au diadème de clinquant, qui de la queue de leur manteau de pourpre balayent les planches du théâtre.

Et que fut Louis XIV, en effet, sinon un roi de théâtre? Tout son règne est-il autre chose qu'une représentation pompeuse au bénéfice de l'Europe, et dont la France, de son travail, de ses sueurs et de son sang, paie les somptueux décors et les nobles acteurs?

Poser, voilà la grande, l'unique préoccupation de Louis XIV. Il pose pour la cour, pour la France, pour le monde, pour la postérité; mais là s'arrêtent ses succès. À un demi-siècle de distance, la splendeur de la mise en scène n'éblouit plus. La postérité envahit la scène, fouille dans les coulisses, dans les coins obscurs, dans les dessous et jusque dans le trou du souffleur. Alors, elle trouve les costumes en loques, les masques éraillés, les perruques chauves, les manuscrits des rôles avec les ratures au crayon, et, indignée, elle s'écrie: Comédie! comédie!

Et depuis des années, on la siffle, cette comédie, que Louis XIV commence dans le Parlement un fouet de poste à la main, pour la finir dans la chambre de madame de Maintenon par la révocation de l'édit de Nantes. On a mis un siècle à élever un piédestal à la statue de Louis, il s'est écroulé en un jour. Il y a longtemps déjà que l'arc-de-triomphe élevé Ludovico Magno s'appelle la porte Saint-Denis.

On a fait justice, enfin, de ce que tant d'historiens ont appelé le génie de Louis XIV. Un orgueil à peine croyable, une ignorance crasse[1], une infatuation prodigieuse de soi, voilà son génie. À ces trois éléments il a dû sa renommée et ses succès inespérés. Ne doutant jamais de soi, étranger aux connaissances les plus élémentaires, il peut, sans réflexion, prendre un parti, là où n'osent se prononcer les plus hardis et les plus sages.

«Trancher,» tel est selon lui le dernier mot du métier de roi. Aussi, voyez comme il tranche! pourquoi? parce que tel est son bon plaisir. Pourquoi une décision plutôt qu'une autre? parce que ce jour-là plus pénible est la digestion, ou que la Montespan fait la moue, ou que Lauzun devient insupportable. La cause est toujours personnelle.

Les autres hésitent, se consultent; lui, jamais. À quoi donc servirait la supériorité de son essence! il a reçu l'omniscience avec la couronne. Lorsqu'il est au conseil, Dieu le père descend du ciel tout exprès pour l'inspirer. Vous avez cru entendre le roi, Dieu lui-même parlait.

Dans un curieux Manuel, Ad usum Delphini, Louis XIV a pris la peine de nous révéler ces faits surprenants. C'est dans ce manuel qu'il faut chercher le grand roi. Là seulement on le voit sans la perruque si pleine de majesté, qui partout ailleurs ne le quitte pas.

C'est là qu'il apprend à son successeur qu'un roi possède en toute propriété la vie et les biens de ses sujets, qu'il peut à son gré disposer de l'argent de sa cassette et de l'argent des impôts, et même de l'argent qu'il condescend à laisser en circulation dans le commerce.

Morale étrange, inouïe, monstrueuse, qui fut cependant la morale de Louis XIV, et dont les articles soigneusement enregistrés devinrent comme le code des rois du droit divin!

Mais qui pourrait se faire une idée de l'orgueil du grand roi? C'est lui qui disait un jour à un évêque:

—«Soyez tranquille, monseigneur, nous vous saurons gré, Dieu et moi, de votre conduite.»

Il nomme Dieu le premier, il est vrai, mais c'est pure politesse de sa part.

Mazarin croyait découvrir, dans Louis XIV encore enfant «assez d'étoffe pour faire trois grands souverains et un honnête homme.» On ne saurait trop se défier des opinions de Mazarin, il se trompe souvent lorsqu'il ne cherche pas à tromper les autres, et ses théories sur l'art de régner sont au moins singulières. N'est-ce pas lui qui, faisant ouvertement profession de fourberie et de mensonge, disait, en parlant du jeune roi: «Il sait régner déjà, puisqu'il sait dissimuler[2].» Cet axiome fameux n'est pas tombé dans l'eau.

Mazarin n'est pas étranger aux fautes de Louis XIV; il avait tenu son élève éloigné de toutes les affaires; il l'avait entouré de jeunes favoris chargés de le détourner de tout travail, de toute application sérieuse; tâche facile! L'habile ministre n'avait pas fait alors avec la maladie le compte de ses jours; il croyait avoir longtemps encore à vivre, et il cherchait à façonner un autre Louis XIII, qui lui permît de continuer le règne du grand Richelieu.

En mourant, le cardinal laissa cependant un bel héritage à Louis XIV, non pas les quinze millions qui servirent à préparer la ruine du fastueux Fouquet, mais un trésor bien autrement précieux, Colbert.

Colbert, voilà en effet l'homme des belles années de Louis XIV. Mais il ne comptait pas alors; on ne voyait en lui que l'instrument aveugle, le bras qui exécute. On ne voulait pas savoir qu'il était l'inspiration aussi. En cela consiste l'habileté suprême du grand ministre; il laissa à son maître l'honneur de toutes les grandes déterminations, et Louis XIV pouvait penser qu'à lui seul appartenait toute initiative.

Aussi qu'advient-il le jour où le gouvernail échappe aux mains si fermes et si habiles de Colbert? Où donc va le vaisseau et quel est le pilote? Est-ce Louvois, si puissant pour le mal? est-ce l'incapable Phélippeaux, Barbezieux le débauché, ou Chamillard, qui gouvernent toutes voiles dehors vers l'abîme? Non, cette fois, c'est Louis XIV.

L'ingratitude la plus noire paya Colbert de ses travaux; le roi se réjouit de perdre ce ministre qui, plus d'une fois, avait osé faire des représentations, et même, chose incroyable, résister en face.

Aussi les remords et les regrets vinrent assaillir Colbert à son lit d'agonie. Il se mourait lorsqu'on lui apporta une lettre du roi; il refusa de la lire:

—«Je ne veux plus, s'écria-t-il, entendre parler de cet homme; qu'il me laisse mourir en paix. Si j'avais fait pour Dieu la moitié de ce que j'ai fait pour lui, je serais sauvé dix fois; et maintenant, sais-je où je vais!...»

Le peuple, ingrat, aveugle, imbécile, le peuple fit comme le roi, il se réjouit. Il vint danser sur la tombe de celui qui avait été son ami, son seul protecteur. Il reprochait à Colbert le prix de cette gloire qui faisait l'auréole et la popularité de Louis XIV; il l'appelait tyran, inventeur d'impôts. Pour sauver de la haine populaire la dépouille mortelle du ministre, il fallut l'enterrer de nuit.

Il était mort de la pierre, et ce fut le sujet de plaisanteries infâmes, de vers injurieux. Entre mille, je copie cette épitaphe qui n'est pas la plus cruelle:


Ici fut mis en sépulture
Colbert, qui de douleur creva.
De son corps on fit l'ouverture:
Quatre pierres on y trouva,
Dont son cœur était la plus dure.

La fin de Louvois fut bien autrement terrible. Des courtisans le rencontrèrent un matin au sortir du conseil, il allait chancelant comme un homme ivre, l'œil hagard. On put recueillir les mots sans suite qui échappaient à son délire; il disait:

—L'osera-t'il? non, il n'osera jamais... peut-être l'y contraindra-t-on....

Moins de huit jours après, il fut pris d'un mal subit qui l'enleva avec la rapidité foudroyante d'une balle de pistolet. On cria au poison.

Louis XIV, qui de ses fenêtres apercevait l'appartement où se mourait son ministre, prononça ces paroles caractéristiques:

—«Cette année m'a été heureuse; elle m'a débarrassé de trois hommes que je ne pouvais plus souffrir, Louvois, Seignelai et La Feuillade.»

Eh quoi, Sire! La Feuillade aussi! La Feuillade, le plus passionné de vos admirateurs, La Feuillade qui a voué à Votre Majesté une adoration perpétuelle, qui vous a dédié un autel comme à la madone et qui devant votre statue élevée au milieu de Paris, fait brûler nuit et jour de l'encens et des cierges! Hélas oui!

—«Les flatteries maladroites de La Feuillade me fatiguaient.»

C'est vainement qu'indigné, on essaie de révoquer en doute ce cynique égoïsme. On ne peut. Les preuves sont là, flagrantes, irrécusables. D'année en année, de jour en jour, avec l'orgueil de Louis XIV, croît son égoïsme; il devient monstrueux, révoltant. De plus en plus le roi est convaincu que la divinité s'incarne en lui.—À genoux! pourrait-il s'écrier, à genoux, je sens que je deviens Dieu!

Dès lors, plus rien qu'une farouche insensibilité pour tout ce qui n'est pas lui. Laquelle de ses maîtresses nous dira si son cœur bat encore?

Moins de vingt-quatre heures après la mort de Monsieur, de son frère, il fredonne à Marly des airs d'opéra, il demande d'où vient la tristesse qu'il lit sur tous les visages, enfin il fait dresser des tables de brelan.

—Quoi! murmure le duc de Montfort, on songe à jouer! mais le cadavre de Monsieur n'est pas encore refroidi!

Le duc de Bourgogne a été chargé de la réponse:

—Ordre du roi. Sa Majesté ne veut pas qu'on s'ennuie autour d'elle; elle désire que tout le monde joue, et je vais donner l'exemple.

Devant la personnalité grossière du maître, tout s'efface, tout disparaît. Pour la satisfaction d'un caprice, il est prêt à tout sacrifier, même ce qui lui reste de sa famille, frappée d'anathème jusqu'à la troisième génération.

Vieillard décrépit, morose, ombre de lui-même, il n'a plus qu'une distraction, la conversation enjouée de la jeune et charmante duchesse de Bourgogne. Mais voici qu'elle est enceinte et ne peut sans danger supporter le mouvement du carrosse.

Qu'importe! Le roi n'a-t-il pas eu l'habitude de faire voyager toutes ses maîtresses enceintes ou à peine relevées de couche, jouant sans souci leur vie à ce jeu!

Il fera de même pour la duchesse. Malgré les observations timides des sages-femmes et des médecins, il la traîne malade, mourante, à Fontainebleau. Périsse sa petite-fille, il n'aura pas retardé son voyage. Ce qui devait arriver arrive. La jeune femme se blesse et avorte dans la nuit.

Le lendemain, Louis XIV, entouré de ses courtisans, qui le regardaient faire avec une respectueuse admiration, s'amusait à donner à manger à ses carpes, lorsque madame de Lude, éplorée, vint lui apprendre à voix basse la funeste nouvelle.

Tranquillement, «sans que son visage eût bougé,» il revient au bassin, et comme tous les yeux brillent de curiosité:

—La duchesse de Bourgogne est blessée, dit-il.

Un concert de plaintes s'élève, c'est à qui témoignera la plus vive douleur.

—Ô mon Dieu! Sire, s'écrie le duc de La Rochefoucauld, ne semble-t-il pas à Votre Majesté que c'est le plus grand malheur du monde! Madame la duchesse de Bourgogne n'aura peut-être plus d'enfants!

Un regard irrité du roi arrêta toutes les démonstrations.

—Eh! que m'importe, dit-il avec colère, n'a-t-elle pas un enfant déjà!... Dieu merci! elle est blessée: puisqu'elle avait à l'être, tant mieux! je ne serai plus contrarié dans mes voyages par les représentations des matrones. J'irai, je viendrai à ma fantaisie, et on me laissera en repos.

À ces paroles incroyables, le rouge monta au front des courtisans. Chacun baissait les yeux, on était muet, pétrifié. Saint-Simon assistait à cette scène; on eût, dit-il, entendu trotter une souris.

Ainsi la honte serra la gorge de tous les hommes à genoux devant le caprice du maître, ils ne purent trouver une parole. Quelle leçon que ce silence! Le roi ne voulut pas la comprendre. Comme il avait traîné la duchesse de Bourgogne, il traîna la duchesse de Berry à Fontainebleau. Elle, aussi, accoucha d'un enfant mort et ne fut sauvée que par miracle. On porta l'embryon aux caveaux de Saint-Denis, et tout fut dit pour Louis XIV.

Et cependant, lorsqu'il était ainsi sans pitié, un mal mystérieux et étrange frappait ceux de sa race. Le spectre sinistre de Locuste errait dans les corridors sombres du palais, marquant d'un signe funèbre la porte des enfants de Louis. Tout bas, en regardant autour de soi, on parlait de poison et de meurtre. Les lèvres ne touchaient qu'en tremblant à la coupe, l'épouvante s'asseyait aux banquets.

Chaque matin, les courtisans comptaient avec inquiétude ceux qui survivaient de la famille royale, et chaque matin ils en trouvaient un de moins. Si bien qu'il n'en resta plus qu'un seul, un enfant au berceau, qui devait être Louis XV; encore on tremblait pour sa vie.

Louis XIV était seul. Il avait vu s'éteindre cette riche lignée; l'un après l'autre étaient allés à Saint-Denis ses héritiers légitimes, tristes fruits d'un devoir maussade et de la raison d'État. Seuls, les bâtards prospéraient. Ils croissaient et multipliaient, se rangeaient autour du trône et semblaient vouloir le prendre d'assaut. Les fils de l'amour et de l'adultère avaient pris pour eux toute la force et toute la vie, il n'en était plus resté pour les enfants de la reine.

Louis XIV assistait, ruine vivante, à cette grande désolation. «Les jours où il perdait quelqu'un des siens, il allait à la chasse.»

Depuis longtemps la fortune l'avait abandonné. Les grands ministres étaient morts, morts aussi les grands généraux qui fixaient la victoire, morts tous ceux qui étaient les rayons du soleil, le génie de Louis XIV. Nul alors ne lui volait sa gloire.—Il est vrai qu'il n'y avait plus de gloire.

De tous côtés, des nouvelles sinistres. Ce canon qu'on entend, annonce une défaite; c'est l'Europe qui prend sa revanche.

L'infatuation du roi ne diminue pas encore. Il est seul debout au milieu des débris des splendeurs passées; mais lui, c'est encore assez. Il croit pouvoir faire face à tout, et il ne s'avoue son impuissance que le jour où, après avoir envoyé son argenterie à la Monnaie, il est réduit à demander la paix à genoux.

Quel châtiment! s'endormir dans le nuage et s'éveiller dans l'abîme.

Mais de quoi pouvait se plaindre Louis XIV! N'avait il pas, bien des années auparavant, assisté, tranquille et fier, à son apothéose?


L'œuvre capitale de Louis XIV, son chef-d'œuvre, ce fut l'organisation de sa cour, de cette cour qui absorbait la France et qui s'absorbait elle-même dans le roi. Quelle admirable science de détail, quel art, quelle patience! Chaque jour le roi ajoute un rouage nouveau, une combinaison ingénieuse, et il arrive enfin à élever cette prodigieuse machine, si savante, si compliquée, et qu'il gouverne avec une si souveraine habileté.

Continuateur du programme de Richelieu, qui sans pitié frappait la féodalité, Louis XIV prit un moyen bien autrement sûr que la force. Organisant un vaste système d'embauchage, il enrégimenta à son service toute la haute noblesse. Il y avait des grands seigneurs avant lui, après il n'y eut plus que des courtisans.

La noblesse n'essaya pas de résister, la tentative avortée de la Fronde lui avait démontré son impuissance. Elle courba le front et passa volontiers sous les fourches caudines de la volonté royale. Plus d'existences féodales, la maison du roi absorbe toutes les grandes maisons, les princes eux-mêmes ne sont plus que les domestiques, dans l'ancienne acception du mot.

Du roi seul viennent les grâces, les faveurs, les richesses. Voilà pourquoi il faut vivre près du roi. On ne se chauffe bien que près du soleil. Tout a été calculé pour servir la monarchie aux dépens de l'aristocratie; les grands seigneurs n'ont plus aucune part au pouvoir, et comme fiche de consolation on leur donne des titres honorifiques, des grades dans l'armée, des ordonnances de comptant, des cordons et des justaucorps à brevet.

L'intérêt seul, cependant, ne guide pas la noblesse. Le roi, pour la retenir près de lui, a bien d'autres moyens. La cour est l'empyrée terrestre où se réunissent tous les plaisirs et tous les enchantements. Ne pas y vivre, c'est ne vivre pas. Est-on absent huit jours, on revient ridicule, et être ridicule est ce qu'on redoute avant tout.

Être absent de la cour, c'est être oublié: on n'est plus là aux jours où les faveurs pleuvent. Veut-on des grâces, il faut savoir se mettre sous la gouttière; c'est le talent du courtisan, l'étude de tous ses instants. Pour avoir, il faut mériter, demander. Concourir à l'éclat du trône, être un rayon du soleil, voilà des titres.

A-t-on une fois goûté de cette vie, on n'en peut tolérer une autre; au loin, en exil, à dix lieues de la cour, on se dessèche, on meurt. Nous ne pouvons, à notre époque, comprendre cette existence féerique, ces journées pleines d'enchantements: ces nuits enflammées, à peine, les mémoires du temps à la main, pouvons-nous nous en faire une idée.

Chaque matin, quelque enchantement nouveau. Que sont auprès de ces réalités les inventions des romanciers! Les décorateurs de Louis XIV, les ordonnateurs de ses fêtes sont des hommes de génie. Spectacles, ballets, promenades se succèdent sans relâche, à chaque instant le décor change. Après la chasse, le bal, après le bal, le jeu; puis le théâtre qui se crée, avec Lully, avec Molière, avec Racine.

Et pour animer, pour enfiévrer ce rêve, une élite incomparable de femmes resplendissantes de beauté, étourdissantes d'esprit et de verve; galantes, amoureuses, faciles; radieuses sous l'étincelant habit de l'époque.

Au-dessus de tout cela plane le roi. Partout, il nous apparaît drapé dans sa majesté et dans son orgueil. En lui tout se résume; il est l'image, les autres sont le cadre.

Devant le roi les têtes se découvrent, les fronts se baissent, les genoux se ploient. On n'admire plus, on adore. Acteur de génie en cela, Louis a pris son rôle au sérieux, il inocule aux autres la robuste foi qui le soutient. Ce que disent les flatteurs, ils le pensent; toutes les adulations sont consciencieuses; le courtisan, chose étrange, peut dire la vérité.

«Nous sommes maintenant si cultivés, si raffinés, dit M. Michelet[3], que nous revenons difficilement à l'intelligence de cette robuste matérialité de l'incarnation monarchique. Ce n'est plus dans notre époque actuelle, c'est au Thibet et chez le grand Lama qu'il faut étudier cela.»

Malheureusement, le revers de cette médaille si belle est terrible, terrible surtout pour la monarchie. La noblesse qui, aujourd'hui encore, admire Louis XIV, ne veut pas s'avouer qu'elle a été confisquée par lui. M. Pelletan a pour peindre la conduite de Louis XIV une image saisissante de vérité: «Le roi mit la noblesse à l'engrais, elle mangea et ensuite elle mourut.»

Louis XIV, sans le savoir, fatalement, préparait et rendait possible la révolution; Louis XVI innocent devait payer la dette du coupable. En ruinant, en avilissant les grands seigneurs, en les mettant complétement sous la dépendance du roi, il assurait sa tranquillité présente et son égoïsme y trouvait son compte; mais il privait le trône de ses défenseurs naturels, ou tout au moins il leur ôtait les moyens de le secourir efficacement. Sans compter que pour subvenir à ce luxe, à ces magnificences, pour venir en aide à la noblesse obérée par lui et pour lui, il mit la France au pillage, l'accabla d'impôts, et enfin ne légua à son successeur qu'une banqueroute honteuse.

Mais que dire des mœurs de cette cour si magnifique? «Là, disent certains historiens, tout était admirable et chevaleresque.» À la surface, peut-être, mais au fond? Étaient-ils si chevaleresques, ces gentilshommes si plats avec le maître, si insolents avec tous les autres; ces marquis avides qui assiégeaient le roi de demandes d'argent; ces nobles qui volaient au jeu, ces ducs qui offraient aux plaisirs du monarque leurs filles, leurs femmes ou leurs sœurs?

Et ce Louis XIV si sublime, quelle était sa façon d'agir? Il se découvrait avec respect devant toutes les femmes, saluant, disent les mémoires, jusqu'aux chambrières. Voilà qui est fort bien, mais comment était-il avec la reine? avec ses maîtresses, il se conduisait comme rougirait de le faire un valet de nos jours. Pour lui, les femmes ne furent jamais qu'un joujou: il les prenait, les brisait, puis les jetait là, sans souci et sans vergogne, jusqu'au jour où lui-même tomba aux mains de la veuve Scarron.

À la cour de Louis XIV, les femmes tiennent une grande place; mais leur rôle politique est fort effacé et tout occulte. Quant à leur conduite, elle était ce qu'elle devait être près d'un prince qui glorifiait l'adultère et ne rougissait pas de promener dans le même carrosse sa femme et deux de ses maîtresses.

Un maître en l'art d'écrire, Paul-Louis Courier, nous a laissé sur ces mœurs chevaleresques une page étincelante d'esprit et de verve, et bien vraie cependant. «Imaginez, dit-il, ce que c'est. La cour.... Il n'y a ici ni femmes ni enfants: écoutez. La cour est un lieu honnête, si l'on veut, et cependant bien étrange. De celle d'aujourd'hui, je sais peu de nouvelles; mais je connais, et qui ne connaît pas celle du grand roi Louis XIV, le modèle de toutes, la cour par excellence.

«C'est quelque chose de merveilleux. Car, par exemple, leur façon de vivre avec les femmes... je ne sais trop comment vous dire. On se prenait, on se quittait, ou, se convenant, on s'arrangeait. Les femmes n'étaient pas toutes communes à tous; ils ne vivaient pas pêle-mêle. Chacun avait la sienne, et même ils se mariaient. Cela est hors de doute.

«Ainsi, je trouve qu'un jour, dans le salon d'une princesse, deux femmes, au jeu, s'étant piquées, comme il arrive, l'une dit à l'autre:—Bon Dieu! que d'argent vous jouez, combien donc vous donnent vos amants?—Autant, repartit celle-ci sans s'émouvoir, autant que vous donnez aux vôtres. Et la chronique ajoute: Les maris étaient là; elles étaient mariées; ce qui s'explique peut-être, en disant que chacune était la femme d'un homme et la maîtresse de tous.

«Il y a de pareils traits en foule. Le roi eut un ministre, entre autres, qui aimant fort les femmes, les voulut avoir toutes; j'entends celles qui en valaient la peine; il les paya et les eut. Il lui en coûta. Quelques-unes se mirent à haut prix, connaissant sa manie. Tant que voulant avoir aussi celle du roi, c'est-à-dire sa maîtresse d'alors il la fit marchander, dont le roi se fâcha et le mit en prison. S'il fit bien, c'est un point que je laisse à juger; mais on en murmura. Les courtisans se plaignirent.—Le roi veut, disaient-ils, entretenir nos femmes; coucher avec nos sœurs et nous interdire ses.... Je ne veux pas dire le mot: mais ceci est historique, et si j'avais mes livres, je vous le ferais lire.»

À ce tableau déjà si sombre, on pourrait ajouter bien d'autres traits encore. Toutes les dépravations étaient représentées à cette cour chevaleresque. La débauche allait le front levé, étalant dans les salons dorés ses flétrissures qui n'étaient pas marques d'infamies. Les hommes reprochaient aux femmes des passions renouvelées des mystères de la bonne déesse; les femmes montraient du doigt en riant les partisans de l'amour grec, fiers de compter dans leurs rangs Monsieur, le frère du roi et les plus illustres de l'armée, Condé, Villars, d'Humières, le chevalier de Lorraine, le cardinal de Bouillon et bien d'autres. Les femmes enfin s'essayaient aux vices des hommes; et, au dire de la princesse Palatine, s'adonnaient à l'ivrognerie. Mademoiselle de Mazarin se grisait au champagne, madame de Montespan eût tenu tête à un mousquetaire, la duchesse de Berry, qui préférait l'eau-de-vie, roulait ivre-morte sous la table.

Malheureusement la dépravation n'était pas confinée à la cour; elle allait de couche en couche gagnant la société tout entière, la noblesse de robe, la bourgeoisie, le peuple; on assiste alors à une épouvantable débâcle des mœurs.

Lorsque, pris de la peur de l'enfer que lui montrait madame de Maintenon, Louis XIV songea sur ses vieux jours à faire pénitence, tous les courtisans se grimèrent à l'exemple du maître, mais la morale n'y gagna rien; l'hypocrisie doubla tous les autres vices, voilà tout. La cour prit un air grotesquement béat et dévot. Tartufe eut ses grandes entrées. On avait porté des plumes et des dentelles, on porta des scapulaires et des chapelets. La galanterie s'affubla d'un cilice, l'adultère coucha sur la cendre.


—Laurent, vite ma haire avec ma discipline.


Mais pour se faire une juste idée de Louis XIV au moment de son apothéose, il est nécessaire de le suivre à Versailles. Versailles, c'est son œuvre à lui, sa création. Là tout le symbolise et le personnifie. C'est son Olympe, son empyrée.

Depuis longtemps Louis XIV avait en haine toutes les résidences royales. Il détestait Paris, qui lui rappelait la Fronde; Paris où gronde la tempête populaire, où «l'ignoble peuple a faim et se plaint. Il n'aimait ni Fontainebleau, ni Chambord, ni Compiègne, peuplés de légendes royales, car il jalousait jusqu'à l'ombre de ses aïeux.»

Sa résidence habituelle, Saint-Germain, lui devenait de jour en jour odieuse; au loin il apercevait les clochers de Saint-Denis, perpétuel memento mori qui troublait l'ivresse de sa puissance. D'ailleurs à Saint-Germain il avait passé sa jeunesse, il y avait aimé et pleuré avant que d'être Dieu, et mille souvenirs s'y attachaient qui lui semblaient nuisibles à sa majesté, à sa dignité, à sa gloire.

Un courtisan caustique, il y en avait, pouvait, aux dépens du maître, y exercer son esprit en faisant à quelque ambassadeur étranger les honneurs du château.

—Vous voyez ces gouttières? vingt fois Sa Majesté y courut au risque de se rompre le cou.—C'est par cette cheminée qu'elle se glissait chez les filles d'honneur.—Sa Majesté resta prise, ne pouvant avancer, ni reculer, à cette lucarne que vous apercevez là-haut, une nuit qu'elle allait en conter à une fille de cuisine.—Cette grille a été posée par madame de Navailles, une duègne farouche, pour s'opposer aux galantes entreprises de Sa Majesté.

Voilà pourtant ce que l'on pouvait dire, sans mentir, et tous ces souvenirs importunaient Louis XIV.

C'est alors qu'il résolut de faire construire un palais à lui, un palais qu'emplirait sa seule personnalité, où on le sentirait vivre encore dans des siècles futurs.

Sur les ordres du roi on jeta les fondations de Versailles, lui-même avait choisi l'emplacement.

C'était un désert, et tout y était à créer, «non-seulement les monuments de l'art, mais la nature même.» C'est là précisément ce qui décida Louis XIV.

«Il n'y a, dit M. Henri Martin, point de sites, point d'eau, point d'habitants à Versailles: les sites, on les créera en créant un immense paysage de main d'homme; les eaux, on les amènera de toute la contrée par des travaux qui effraient l'imagination; les habitants, on les fera pour ainsi dire sortir de terre en élevant toute une grande cité pour le service du château. Louis se fera ainsi une cité à lui, dont il sera la vie. Versailles et la cour seront le corps et l'âme d'un même être, tous deux créés à même fin, pour la glorification du dieu terrestre auquel ils devront l'existence.»

Le duc de Créqui appelait Versailles un favori sans mérite. Mais n'était-ce pas un immense mérite que de n'en pas avoir et de devoir tout au maître?

Versailles s'éleva comme par magie; sans compter on y prodigua la vie des hommes et les richesses de la France. Que d'années de revenu enfouies dans ces sables stériles[4]! Là s'épuisa le génie de l'époque, l'industrie enfanta des miracles, l'art du temps dit son dernier mot.

On eut de l'eau, des fontaines jaillissantes, des forêts, arrachées toutes venues aux plus belles forêts de la couronne; le marbre s'entassa sur le marbre.

Mansard, Lebrun, Le Nôtre dirigeaient les travaux; l'œuvre avançait. Les bassins étaient creusés, et dans leur eau se miraient tous les dieux de la mer, toutes les dryades des fontaines; un peuple de statues animait les bosquets, tout l'Olympe.

Enfin le palais fut terminé. Il était à la taille du maître; des salles immenses, des escaliers de géants. Autour du palais une ville était sortie de terre, et l'on terminait les bâtiments si vastes où s'entassèrent les ministères; les aides, les commis, tout l'attirail de la cour.

Louis XIV alors se mit au balcon qui regarde le soleil levant, et en apercevant ce paysage splendide, ces jardins enchantés, ces pelouses, ces bosquets, il se sentit le dieu de cet univers et put dire: «Je suis content, je règne en paix.»

Alors, par toutes les fenêtres de son palais, il commença à jeter ce qui restait de richesses à la France, et dans les cours les courtisans avides se disputaient les dépouilles. Triste curée!

Versailles cependant, avec ses chambres sans nombre, ses casernes babyloniennes, ses communs grands comme une cité, Versailles était trop étroit encore pour loger cette foule oisive qui toujours et partout entourait le roi; peuple privilégié au milieu d'un autre peuple, et qui n'avait d'autres fonctions que de concourir à l'éclat du roi soleil. Prêtres de ce dieu qui avait inventé un culte tout particulier à son usage, sorte de liturgie païenne qui réglait minute par minute tous les mouvements de l'idole, et décidait «la façon d'ôter une pantoufle ou de mettre un bonnet[5]

Cette religion, savamment combinée, avait deux grands buts. Elle tenait la noblesse à distance et donnait occasion de créer une foule de charges d'autant plus recherchées qu'elles permettaient d'approcher davantage de la personne royale.

Ces charges, qui se vendaient des sommes considérables, bien qu'elles fussent une ruine pour les titulaires, étaient innombrables. Chaque acte de la vie du roi justifiait un titre nouveau, depuis celui de grand chambellan, jusqu'à celui de capitaine des levrettes.

On croit rêver véritablement, lorsque minute par minute, détail par détail, on suit une des journées de Louis XIV, journée semblable à toutes les autres, ordonnée avec une symétrie que nul événement ne peut bouleverser.

Le cérémonial prend le roi au saut du lit, avec le médecin qui vient lui faire tirer la langue et ne le quitte que lorsqu'il a mis sa couronne de nuit et qu'un autre médecin est venu interroger les battements de son pouls. Il y a le grand et le petit lever; la chambre royale est pleine de ceux qui, en vertu de leur charge ou de leur dignité, ont le droit de contribuer à la toilette du roi fétiche.

Tout d'abord, c'est la perruque, mais le roi la met derrière ses rideaux, nul ne doit voir à nu le chef du souverain, encore y a-t-il plusieurs perruques: celle du grand lever n'est pas celle du petit; il y a la perruque des jours ordinaires et celle des jours de gala. La cérémonie de la chemise vient ensuite, c'est d'habitude un prince du sang qui la donne. Puis, la cérémonie des bas, des souliers et du reste. Les serviteurs de la main droite ne sont pas ceux de la main gauche. Il y a un gentilhomme pour le chapeau, un autre pour l'épée, un troisième pour les ordres que le roi porte sous son habit.

Chaque fonction de la machine royale, chaque besoin, chaque exigence de sa nature est le prétexte d'une pompe tout aussi imposante; c'est en cadence que le roi marche, qu'il boit, qu'il mange et qu'il prend médecine. La cérémonie de Molière, si burlesque, est une réalité.

Et afin qu'on ne puisse douter de ces faits, ils sont consignés en vingt endroits divers. Dangeau passe sa vie à écrire les faits et gestes du roi, il est l'historien de l'antichambre et des arrière-cabinets, mais il n'en est que plus précieux pour qui veut essayer de reconstituer cette cour, «la première du monde;» par lui, nous savons à une seconde près ce que faisait Louis XIV, il nous a légué les noms de ces courtisans heureux qui chaque soir recevaient le bougeoir des mains du roi.

Un autre monument précieux est le journal des médecins, longue histoire de la santé et de la maladie du roi, livre admirable, dit M. Michelet, dont le positif intrépide n'atténue pas l'adoration. Le roi, de page en page, est chanté et purgé.

Dans la vie de Louis XIV, les purges jouent un grand rôle. Elles n'avaient pas été seulement le prétexte de l'étiquette des jours de médecine qui rompt agréablement la monotonie du cérémonial quotidien, elles étaient de la plus grande utilité. Prodigieux mangeur, le roi avait souvent besoin de venir en aide à la nature.

Cet appétit du roi de France est une des grandes stupéfactions de la princesse Palatine, elle en parle dix fois dans ses Mémoires. «Le roi consommait aisément, dans un seul repas, écrit-elle, quatre assiettes de soupes diverses, un faisan entier, une perdrix, une assiette de salade, deux tranches de jambon, du mouton au jus et à l'ail, une assiette de pâtisserie, et au dessert, une profusion d'œufs durs et des fruits de toute qualité.»

Après de tels repas, largement arrosés, il fallait au roi le grand air et l'exercice, encore la digestion n'était-elle pas toujours facile, et dans les réactions qui suivent souvent, un illustre historien croit voir l'origine de la «politique à outrance» des dernières années de Louis XIV.

Et maintenant représentez-vous Louis XIV, lorsque, entre une triple haie de courtisans, il descend le grand escalier de Versailles. À voir, sur son passage l'admiration passionnée de tous ces nobles gentilshommes, ne devine-t-on pas que c'est là le maître qui tient la corne d'abondance, l'homme qui a pris le soleil pour emblème?

«Sa taille n'est pas au-dessus de la moyenne, il a les mouvements nobles et gracieux, la démarche pleine de majesté. Il avance avec grâce une jambe fine et merveilleusement tournée, sa figure impose le respect et l'admiration, enfin son regard est fier, terrible lorsqu'il est irrité, plein de bienveillance lorsqu'il est satisfait.»

Tel est le portrait que nous a laissé de Louis XIV un de ses contemporains, ce portrait est daté de l'époque la plus brillante; mais l'auteur oublie de nous dire que, toujours fidèle à son système, le roi, sans doute pour imprimer à sa personne une majesté plus grande, avait trouvé bon de se hausser sur d'énormes talons et de s'allonger d'une prodigieuse perruque.

Nous avons, au reste, plus de cent portraits de Louis XIV. La Bruyère dit que «son visage remplissait la curiosité des peuples,» et Saint-Simon, que «sa taille, son port, sa beauté, sa grande mine, le firent distinguer jusqu'à sa mort comme le roi des abeilles.»


«Dans quelqu'état obscur que le ciel l'eût fait naître,
Le monde en le voyant, eût reconnu son maître.»

Que sont devenues cependant toutes les splendeurs du «grand roi?» Que reste-t-il de toute cette fantasmagorie qui éblouit un siècle?

Versailles est désert aujourd'hui, morne et triste. Vingt ouvriers travaillent à la journée pour arracher l'herbe qui croît drue entre les pavés; l'eau croupit dans les réservoirs, les statues grelottent sur leurs piédestaux rongés de mousse.

De loin, cet énorme amoncellement de pierres, de briques et de marbres étonne l'imagination, mais on a le cœur serré.

Louis-Philippe eut la pensée de rendre la vie à cette vaste nécropole de la monarchie, mais un musée n'a pu la ranimer. Mieux eût valu laisser tomber Versailles pierre à pierre, laisser le lierre couvrir de son manteau ces ruines colossales.

Tout semble petit, mesquin, glacial, dans ces salles si vastes; les tableaux les plus excellents y perdent de leur valeur. Ils fixent les yeux, mais non l'imagination. La pensée est ailleurs. Involontairement on écoute l'écho des pas dans les escaliers, les craquements sourds des boiseries, les gémissements du vent dans les corridors. Devant chaque porte on s'arrête, on hésite à ouvrir, qui trouvera-t-on derrière?

Seule, la grande galerie des portraits est en harmonie avec les impressions que donne l'aspect de Versailles; lorsque parfois on la traverse dans toute sa longueur, seul, à la nuit tombante, on est saisi d'une frayeur secrète au bruit de ses pas, redit vingt fois par les voûtes sonores. On croit voir remuer des yeux, s'agiter des lèvres, et dans l'ombre lointaine de grandes figures se détacher de la toile et jaillir de leurs cadres.

À Versailles, dans les cours désertes, dans les recoins ignorés, sont venues s'échouer toutes les épaves des monarchies passées, battues et renversées par la tempête populaire. On y aperçoit bien des cadres sans toiles, des bustes mutilés, des statues décapitées.

Là, dans un passage obscur, non loin de l'Orangerie, j'ai retrouvé une admirable statue équestre du duc d'Orléans, ce prince si généreux, si loyal, si bon. Involontairement je me rappelai les grandes espérances avec lui éteintes, je me souvins de ce grand deuil de la France le jour où sa mort révéla combien cher il était à tous.

Du vivant même de Louis XIV, Versailles avait eu sa décadence. Avec madame de Maintenon, la tristesse entra dans le palais enchanté, un crêpe sombre s'étendit sur ce séjour de la féerie, la fantasmagorie s'évanouit. La veuve de Scarron était reine. Les palais reflètent la physionomie des maîtres.

Le demi-dieu était redevenu un homme, moins qu'un homme, un vieillard hébété par la peur de l'enfer.

—M'aviez-vous donc cru immortel? demanda-t-il aux courtisans qui entouraient son lit d'agonie.

Ils auraient pu lui répondre: Oui, Sire, et vous-même avez essayé de le croire.

Lorsqu'on conduisit Louis XIV à Saint-Denis, le peuple imbécile crut se venger en insultant sa dépouille mortelle; il couvrit de pierres et de boue le cercueil de cet homme qu'aux jours d'enivrement et de prospérité il avait surnommé le grand roi.


II

PREMIÈRES AMOURS.

Élevé par une mère galante, sur les genoux des belles dames de la Fronde, sous les yeux d'un ministre qui pour l'éloigner des affaires favorisait tous ses penchants, Louis XIV, doué d'un tempérament de feu, fit pressentir dès son enfance qu'il marcherait glorieusement sur les traces de son aïeul Henri IV de galante mémoire.

Jeune, beau, élégant, Louis «avait tout ce qu'il faut pour réussir près des femmes,» et à tous ces dons de la nature il joignait «des grâces exquises» et une galanterie raffinée qu'il devait à madame de Choisy, son précepteur en belles manières.

La comtesse de Choisy, dont le mari était chancelier dans la maison de Monsieur, avait entrepris de faire du jeune roi ce qu'on appelait alors un honnête homme, c'est-à-dire un cavalier accompli. Cette femme d'esprit, «déjà sur le retour, possédait toutes les grâces de la politesse et du bon ton, toute la science du savoir-vivre, toutes les perfections d'une précieuse du beau temps de l'hôtel Rambouillet[6],» le jeune roi ne pouvait aller à meilleure école. L'élève fit honneur à son institutrice, et plus tard, il récompensa d'une pension de huit mille livres des leçons qui avaient fait de lui le gentilhomme le plus accompli de son royaume.

Les Mémoires du temps ont retenu les premiers bégaiements du cœur du jeune monarque, et nous savons les moindres détails de ses premières inclinations, badinages galants et enfantins, sans portée et sans conséquence. Tour à tour il sembla s'attacher à la duchesse de Châtillon, à Élisabeth de Ternau et enfin à Olympia Mancini, une des trop nombreuses nièces du cardinal Mazarin, et qui avait été la compagne de ses premiers jeux. Olympia, dangereuse Italienne, «âme et visage noirs,» fut mariée au duc de Soissons. On la retrouve à la tête de toutes les cabales organisées pour perdre Madame.

Une fille d'atours de la reine-mère, mademoiselle de La Mothe d'Argencourt, inspira à Louis XIV sa première passion sérieuse.

Cette jeune fille, que quelques mémoires nous peignent comme n'étant ni fort belle ni très-spirituelle, était en réalité d'une éclatante beauté. Elle avait de merveilleux cheveux blonds d'une richesse extrême, de grands yeux bleus pleins de feu, et, par une singularité piquante qui donnait quelque chose de saisissant à sa physionomie, des sourcils d'un noir d'ébène admirablement arqués. Avec cela une peau éblouissante de blancheur, des traits fins et réguliers, et «une taille à tenir dans une bague.»

Bientôt l'amour du jeune roi ne fut un secret pour personne. C'était son premier amour; ses regards, ses gestes, ses moindres actions le trahissaient, malgré toute sa naïve dissimulation, en dépit de toute la diplomatie si gauche et si charmante de son adolescence.

Il recherchait avec empressement tous les moyens de se rencontrer avec son amie, savait trouver des prétextes qu'il croyait habiles, et paraissait transporté de voir sa passion payée du plus tendre retour.

Mais Mazarin et la reine-mère, jaloux du pouvoir que leur laissait le jeune roi, veillaient avec sollicitude. Ils comprirent le danger. Une maîtresse pouvait prendre une terrible influence sur le royal adolescent; d'ailleurs ils entrevoyaient dans l'ombre toute la famille de mademoiselle d'Argencourt, impatiente de profiter de l'ascendant de la jeune favorite.

Anne d'Autriche résolut d'éloigner son fils. Louis était fort dévot; elle éveilla les susceptibilités de sa conscience, l'effraya de l'horrible péché qu'il allait commettre, et finit par le décider à fuir le danger. L'amant désolé de la belle d'Argencourt quitta donc Saint-Germain, et se réfugia à Vincennes près du cardinal Mazarin.

Cette éclipse du roi déconcerta si fort les belles espérances caressées par les parents de la jeune personne, «que madame d'Argencourt, qui croyait tout perdu, alla jusqu'à faire avertir la reine, que si elle le désirait elle consentirait aux relations de Louis et de sa fille, et cela sans condition.» Anne d'Autriche refusa cette offre obligeante.

Le jeune roi, arrivé à Vincennes, s'était mis en retraite sous la direction d'un confesseur choisi par le cardinal. Quinze jours durant, il pria, pleura, jeûna, se mortifia, se confessa, communia, et enfin se croyant complétement guéri, ou tout au moins en bonne voie de guérison, il revint à la cour. Il se défiait pourtant encore de son cœur, et, pour ne pas s'exposer à une rechute, il mit tous ses soins à éviter autant que possible sa charmante amie.

Cette affectation même à la fuir convainquit mademoiselle d'Argencourt qu'elle était toujours aimée, et, en fille bien instruite, elle fit naître cette occasion que redoutait le roi. L'occasion vint; la rechute fut complète.

En se trouvant près de celle qu'il aimait, Louis oublia toutes les remontrances maternelles, les pieuses exhortations de son directeur, les belles résolutions s'envolèrent: il se troubla, balbutia, rougit, et pour dissimuler sa rougeur, sans doute, cacha son front dans les belles mains de son amie.

Anne d'Autriche, à son tour, perdit tout espoir; elle avait lu dans les yeux de son fils une passion si grande, une résolution si énergique, que, renonçant à entraver cet amour, elle ne songea plus qu'à en tirer tout le parti possible et à s'arranger avec la grandeur future de cette favorite.

Malheureusement pour mademoiselle d'Argencourt, Mazarin n'avait pas dit son dernier mot. Beaucoup moins convaincu que la reine mère de l'efficacité d'une retraite, il avait cherché quelque autre moyen plus humain pour rompre ce grand amour, et il n'avait pas tardé à trouver.

Le cardinal, tandis que Louis était à Vincennes, avait mis en campagne trois ou quatre de ses plus habiles espions, et le résultat de cette enquête avait été de lui apprendre que mademoiselle d'Argencourt n'en était pas à faire ses premières armes. Un amant la vengeait de la timidité du royal néophyte, et, pour trouver la force de résister à la passion du roi, elle retrempait sa vertu entre les bras de Chamarante, le plus bel homme de la cour. Elle poussait même l'imprudence jusqu'à écrire les lettres les plus passionnées à ce favori de son cœur.

Fort de cette découverte, Mazarin manda le beau Chamarante, et lui fit comprendre qu'il donnerait un bon prix de cette correspondance amoureuse. Chamarante eut la lâcheté de trahir celle qui l'avait aimé, et, moyennant finance, la tendre prose de mademoiselle d'Argencourt passa aux mains du ministre.

Ces doux billets, le cardinal les avait précieusement conservés. Voyant que désormais le roi, emporté par la passion, n'écouterait aucune remontrance, il lui demanda un entretien.

Louis s'attendait à de longues exhortations, à une explication presque orageuse et, conseillé par sa charmante maîtresse, il s'était muni de tout son courage pour résister ouvertement et déclarer qu'il entendait être le maître. Peine perdue! le ministre parut. Calme et presque souriant, il ne dit pas un mot de mademoiselle d'Argencourt. Seulement, après quelques banalités générales sur la perfidie des femmes et sur le malheur des souverains qui sont si rarement aimés pour eux-mêmes, il tira de son sein les fameuses lettres, et les présentant au roi:

—Que Votre Majesté, dit-il, daigne prendre la peine de lire cette correspondance, elle lui en apprendra plus que je ne saurais lui en dire.

Les preuves étaient accablantes, le doute n'était pas possible: Louis fut accablé, son orgueil naissant recevait là un rude choc. Il pleura de dépit et de rage, mais il eut la force de dissimuler sa colère. Il ne témoigna plus qu'un dédain glacial à sa perfide et refusa d'avoir avec elle aucune explication.

Déchue de ses espérances, outrée de la conduite de Chamarante, brouillée avec sa famille, qui lui reprochait bien moins son amant que sa maladresse, mademoiselle d'Argencourt ne songea plus qu'à chercher une consolation. Elle s'éprit d'une passion folle pour le marquis de Richelieu.

Cette liaison fit tant de bruit et de scandale que la marquise de Richelieu vint se jeter aux pieds de la reine-mère pour la conjurer d'éloigner mademoiselle d'Argencourt, et que l'on conseilla l'air du cloître à la trop sensible jeune fille.

Elle se réfugia dans un de ces charmants couvents où les grandes dames dépitées allaient alors passer leurs accès de dévotion. Elle s'y trouva si bien qu'elle n'en voulut plus sortir et y passa sa vie, sans jamais cependant prononcer ses vœux. Plus tard Louis XIV paya pour elle une dot de vingt mille écus.

Refroidi par ce premier naufrage, le jeune roi hésitait à se rembarquer sur le fleuve du Tendre, lorsqu'il tomba aux mains de madame de Beauvais, la femme de chambre favorite d'Anne d'Autriche.

La Beauvais, pour parler comme les Mémoires, avait depuis longtemps déjà doublé le cap de la quarantaine lorsqu'elle mit son expérience au service de Louis.

Laide, borgne, ridée comme pomme en avril, l'affreuse vieille avait depuis plusieurs années jeté son dévolu sur le jeune roi. Elle guettait l'âge de sa puberté, sachant bien qu'alors le tempérament parle plus haut que le cœur, décidée à profiter de la première surprise et à en tirer parti pour l'élévation de sa famille. Son plan réussit à merveille.

La flamme de l'œil unique de la Beauvais alluma les sens du royal jouvenceau, et bientôt il n'eut plus rien à lui refuser. Mais l'enivrement fut de courte durée. Adresse et séductions échouèrent, l'élève s'échappa tout fier de son expérience nouvelle, impatient d'en tirer parti.

Les bons offices de la Beauvais eurent cependant leur récompense, on lui fit don de la seigneurie de Chantilly, et sa famille fut toujours protégée[7]. «Le roi, dit l'abbé de Choisi, ne perdit pas la mémoire de l'autel de ses premiers sacrifices.»

La Beauvais continua jusqu'à sa mort de rester à la cour, et on lit dans les Mémoires de la princesse Palatine: «J'ai vu encore cette vieille créature de Beauvais; elle a vécu quelques années depuis que je suis en France. C'est elle qui, la première apprit au feu roi ce qu'il a si bien pratiqué auprès des femmes. Cette affreuse borgne s'entendait fort bien à faire des élèves.»

Tout frais émancipé après ce premier amour borgne, le jeune Louis n'osa pas tout d'abord s'adresser aux grandes dames qui formaient la cour d'Anne d'Autriche. Peut-être était-il retenu par la crainte de sa mère, peut-être ne savait-il pas encore qu'un roi trouve bien rarement des cruelles. Au grand dépit de toutes celles qui si volontiers eussent accepté le mouchoir, il se contentait d'égarer son cœur dans les cuisines et dans les antichambres.

«Le feu roi, dit la Palatine, a été très galant assurément, mais il est allé souvent plus loin que la débauche. Tout lui était bon en sa jeunesse: paysannes, filles de jardinier, servantes, femmes de chambre, pourvu qu'elles fissent semblant de l'aimer.»

Beaucoup faisaient semblant, et les passions du jeune roi s'en arrangeaient à merveille. Il ne résulta rien de toutes ces liaisons obscures, rien qu'un enfant, une fille qui était, assure Saint-Simon, son portrait vivant. Il l'avait eue d'une jeune et fraîche jardinière de Saint-Germain. L'obscurité de la mère empêcha le roi de reconnaître l'enfant, mais il assura son avenir et la maria honorablement.

Nous sommes ici à l'époque des fredaines amoureuses du grand roi. Saint-Germain était le théâtre de ses exploits. À chaque instant il échappait à la surveillance de sa mère, et madame de Navailles, préposée à la garde de la vertu fragile des filles d'honneur, avait toutes les peines du monde à empêcher le loup de faire invasion dans la bergerie.

Il était temps cependant qu'un amour noble et élevé vînt mettre un terme à ces emportements de jeunesse et arrêter Louis sur la pente glissante de la débauche vulgaire: une des nièces du cardinal Mazarin se trouva là fort à propos pour accomplir cette œuvre.

Marie Mancini, qui n'était qu'un enfant lorsque déjà le roi courtisait sa sœur Olympia, était sortie du couvent et avait fait son apparition à la cour depuis un an environ.

C'était lorsqu'elle arriva se joindre à l'escadron des nièces du cardinal, des Mazarines, comme on disait alors, «une grande fille maigre, avec de longs bras rouges, un long cou, un teint brun et jaune, une grande bouche, mais de belles dents et de grands yeux noirs, beaux et pleins de feu.» Louis, bien qu'il préférât Marie à son autre sœur Hortense, une des plus belles personnes de son temps, fit fort peu d'attention à la nouvelle venue, et la regarda à peine.

Plusieurs mois seulement après, un entretien que le roi eut avec Marie commença le charme. Ces quelques mois, il est vrai, avaient profité à la jeune fille: elle avait gagné l'embonpoint qui lui manquait, sa taille gauche s'était assouplie, son teint s'était coloré, enfin ses grands yeux noirs, profonds et passionnés, donnaient un rare et singulier attrait à sa physionomie.

Elle regagnait d'ailleurs du côté de l'esprit ce qui lui manquait en beauté. Vive, spirituelle, railleuse, sa conversation brillante éblouit le roi, très-flatté en secret du soin que prenait de lui plaire une personne si accomplie.

Aussi hardie qu'ambitieuse, Marie profita en fille habile de ses premiers avantages, chaque jour plus avant elle enfonçait le trait dans le cœur de Louis, et bientôt il en vint à ne pouvoir plus se passer d'elle.

Prévoyant avec une perspicacité rare à son âge que la timidité d'un prince à peine sorti de tutelle, était ce qu'elle avait le plus à redouter, elle ne négligeait aucun moyen pour exalter le courage de Louis et faire passer dans son âme un peu de cette audace aventureuse qui animait la sienne.

Dans les longues après-midi qu'il passait à ses genoux, elle lui lisait des poésies passionnées ou des romans de chevalerie aux merveilleux exploits, agissant ainsi tout à la fois sur son imagination et sur son cœur.

Mais déjà son ascendant était immense. Puisant dans la violence de son amour une hardiesse qui lui eût semblé impossible quelques mois auparavant, Louis osa aimer Marie Mancini à la face de la cour, sous les yeux de sa mère et du cardinal Mazarin.

Alors, il lui accordait une préférence marquée; au bal c'est à elle la première qu'il offrait toujours la main; il affectait de s'entretenir tout bas avec elle, il la consultait sur tous ses projets, même sur les affaires de l'État. Enfin pour passer seul avec elle, ne fût-ce qu'une minute, il n'est pas de prétextes et d'expédients qu'il n'employât.

Un jour Marie Mancini sortait de chez la reine-mère, elle était seule dans son carrosse, «Louis monta sur le siége et lui servit de cocher jusqu'à ce que la voiture ne fût plus en vue; alors il y entra et vint se placer à côté d'elle.»

La cour s'agitait, l'Europe s'était émue. Une favorite pouvait inaugurer une politique nouvelle, et nul ne doutait que Marie Mancini ne fût bientôt maîtresse déclarée du roi. Mais l'ambitieuse visait bien autre chose. Elle rêvait un mariage et le titre de reine.

Ce projet n'était pas une chimère. «Cette sombre Italienne, aux grands yeux flamboyants avec un esprit infernal et l'énergie du bas peuple de Rome, avait un instant enveloppé le froid Louis XIV d'un tourbillon de passion.» Il était bien à elle corps et âme.

Bientôt on parla tout bas à la cour de la possibilité de cette union, mais non si bas que l'écho de ces propos ne vînt aux oreilles d'Anne d'Autriche. Elle fut saisie d'effroi. Un instant elle crut que Mazarin, ébloui par cette perspective de placer une de ses nièces sur le trône, était d'accord avec sa nièce, et dans son horreur «d'un mariage aussi monstrueux,» elle fit rédiger une protestation.

Plutôt que de souffrir une pareille infamie, disait-elle, je ferais un appel à la noblesse, j'armerais mon second fils contre son frère, et moi-même, à la tête de l'armée, je marcherais contre le roi.

Mais cette protestation était inutile. La reine-mère suspectait à tort les intentions du cardinal. Le ministre ne rêvait qu'une chose, l'alliance espagnole; et tandis qu'on l'accusait de traîner en longueur les dernières formalités du mariage de Louis XIV avec une princesse de Savoie, des agents habiles négociaient à Madrid et obtenaient du cabinet de l'Escurial la paix et la main de l'infante.

Pressé par son amante, le jeune roi avait osé déclarer au cardinal qu'il était résolu à faire mademoiselle Mancini reine de France.

—Moi vivant, avait répondu le ministre, jamais ce mariage n'aura lieu; je poignarderais plutôt ma nièce de ma propre main.

Ce qui diminue peut-être un peu le mérite du cardinal, c'est que depuis longtemps il avait pénétré l'ingratitude de sa nièce. Marie n'avait en effet usé de son ascendant que pour tâcher de perdre Mazarin, à qui elle devait tout, dans l'esprit du roi.

Et pourtant le moment approchait où Louis XIV allait avoir à prendre un parti. On avait rompu les projets de mariage avec la princesse de Savoie, et l'Espagne se décidait à offrir son infante. L'amour du roi pour Marie paraissait désormais le seul obstacle sérieux, et toute la cour suivait avec anxiété les phases diverses de cette grande passion, qui donnait aux combinaisons politiques d'ordinaire si froides tout l'intérêt d'un drame.

Qui l'emporterait dans le cœur du jeune prince, de la raison d'État ou de l'amour? Hélas! le parti de la sagesse eut raison.

Marie Mancini reçut l'ordre de quitter la cour et d'aller attendre à la Rochelle et au Brouage la fin des négociations avec l'Espagne. Louis XIV n'osa pas s'opposer au départ de son amie.

Les adieux des deux amants furent déchirants. Louis tout en pleurs conduisit son amie jusqu'au carrosse qui devait l'emmener bien loin de lui, et c'est alors que la jeune fille lui adressa ces paroles si souvent citées:—«Vous êtes roi, vous pleurez, et je pars!...»

À ces mots les larmes du roi redoublèrent, mais il n'osa pas révoquer l'ordre qu'avait donné le cardinal. Marie eût résisté, Louis céda.

Les deux amants n'eurent plus qu'une entrevue avant le mariage du roi. Comme la cour se rendait à Bordeaux pour attendre la fin des négociations, Marie Mancini eut la permission de venir saluer la reine-mère à son passage à Saint-Jean-d'Angely. C'était le seul moyen d'empêcher le roi de se détourner de son chemin pour aller voir son amie et d'éviter un scandale.

Cette entrevue raviva les espérances de l'orgueilleuse jeune fille et exalta si bien l'amour du roi que Mazarin, sérieusement inquiet, écrivit au roi pour le menacer de quitter la France avec ses nièces: «Aucune puissance humaine, disait-il, ne saurait m'ôter la libre disposition que Dieu et les lois m'ont donnée sur ma famille.»

Cette lettre du cardinal peint Marie sous les couleurs les plus sombres, il la traite d'extravagante, d'ingrate, d'ambitieuse, incapable d'aimer personne.

«Songez, je vous prie, écrivait-il au roi, s'il y a au monde un homme plus malheureux que moi, qui, après m'être appliqué avec ardeur à procurer par toutes les voies les plus pénibles, la gloire de vos armes, le repos de vos peuples et le bien de votre État, ai le déplaisir de voir qu'une personne qui m'appartient est sur le point de renverser tout et de causer votre ruine!...[8]»

Ces lettres ne servirent qu'à irriter la passion du roi. Les obstacles semblaient exalter son courage et l'affermir dans ses résolutions. Il menaçait de rompre les négociations avec l'Espagne, si avancées qu'elles fussent, et d'épouser, envers et contre tous, celle qui l'aimait et qui seule, disait-il, pouvait assurer le bonheur de sa vie, lorsque la jeune fille prit une résolution aussi héroïque qu'inattendue et trancha d'elle-même les difficultés de la situation.

Marie Mancini eut le courage de s'arracher à son beau rêve; elle cessa toute correspondance avec le roi et annonça qu'elle était décidée à ne le revoir jamais. «Action telle, écrit Mazarin, qui peut-être par ses intimidations avait contribué à la résolution de Marie, action telle qu'il eût été malaisé d'en attendre une semblable, d'une personne de quarante ans qui eût été nourrie toute sa vie avec des philosophes.»

Ainsi se termina ce roman d'amour, épisode important de la vie de Louis XIV.... Avec «moins de bons sens précoce, de sagesse et de politique,» il eût épousé Marie Mancini; et alors que de malheurs épargnés, à la France[9]!

Abandonné à ses propres forces, le jeune roi ne résista plus et, le 9 juin 1660, on célébra, à Saint-Jean-de-Luz, son mariage avec l'infante d'Espagne Marie-Thérèse. Après douze jours d'une marche triomphale à travers la France, le royal couple fit son entrée à Paris au milieu des acclamations d'un peuple qui dans cette union ne voyait que l'assurance d'une paix durable.

Marie-Thérèse avait du premier jour déplu au roi, elle était petite, replète, fort rouge, presque naine, et la passion admirative qu'elle eut toute sa vie pour son mari ne fut jamais payée de retour.

Louis XIV n'eut même pas pour elle les égards qu'il devait à sa femme légitime, à la reine. Presque au lendemain des noces, il déserta son salon pour aller chercher ailleurs de galantes distractions.

Lorsque plus tard la reine, entourée des maîtresses au milieu desquelles vivait le roi de France comme Bajazet dans son sérail, osa élever la voix et se plaindre de l'indignité de ces relations de chaque jour, le roi lui répondit aigrement:

—De quoi vous plaignez-vous, madame, n'ai-je pas toujours partagé votre lit?

Après comme avant le mariage, la question restait la même: quelle serait la reine de fait? d'où soufflerait désormais la faveur? On était fort indécis, et les courtisans les plus habiles s'abstenaient, ne sachant de quel côté encore tourner leurs adorations.

Le salon favori du roi était alors celui de la comtesse de Soissons, cette même Olympia Mancini, l'une des inclinations enfantines de Louis. Il était fort assidu chez elle, et les plus médisants assuraient que la comtesse, pour s'attacher le prince, n'avait pas reculé devant l'adultère.

Nulle influence ne pouvait être plus fâcheuse que celle de madame de Soissons, et cependant le roi semblait chaque jour s'attacher davantage à elle, lorsque l'arrivée d'Henriette d'Angleterre vint rendre inutiles toutes les séductions d'Olympia. Dès lors le charme fut rompu, le roi ne garda plus rien de son ancien faible pour la comtesse, et même il chargea de Vardes, son favori, de l'en débarrasser en se déclarant son galant.

Henriette d'Angleterre, dont l'arrivée à la cour de France marque l'aurore d'une ère nouvelle, était fille de la charmante et trop galante Henriette de France, et de Charles Ier, ce prince infortuné qui expia si cruellement ses fautes sur l'échafaud.

Nulle vie ne fut plus terriblement agitée que la sienne. Elle était le gage de la dernière réconciliation de Charles Ier fugitif et de sa trop infidèle épouse. «Née d'une larme et d'un baiser d'adieu,» elle vint au monde au milieu des horreurs d'un siége, sous le canon de l'ennemi.

L'épouse de Charles Ier eut le bonheur d'échapper aux puritains, elle s'enfuit entraînant ses enfants, appuyée sur le bras de son amant, ce bel Anglais qu'elle épousa plus tard.

Les fugitifs purent gagner la France, ils y trouvèrent un asile, mais non du pain; ils avaient un appartement au Louvre, mais l'hiver ils manquaient de bois et restaient au lit faute de feu.

La petite Henriette avait cinq ans lorsque son père fut décapité en Angleterre. Nul alors ne se souciait d'elle. On la laissait aux mains des femmes de chambre. Elle avait sous les yeux de déplorables exemples, le ménage illégitime et sans cesse troublé par des querelles de sa mère et de son amant. Personne près d'elle pour éveiller en ce jeune cœur le sens moral.

Plus tard, elle fut mise au couvent mondain de Chaillot, dirigé par mademoiselle de La Fayette, cet asile aimable «dont le galant parloir était un foyer d'intrigues politiques.»

Rien n'annonçait encore ce qu'elle serait à dix-huit ans; elle était maigre et n'avait d'autre attrait qu'une grâce sauvage que l'on ne comprenait guère alors.

Louis XIV la voyait quelquefois, les jours où on l'amenait à la cour pour essayer de la distraire un peu, mais il n'avait pour elle aucun penchant.

—J'ai peu d'appétit, disait-il, pour les petits os des saints innocents.

Mot cruel, bien digne, de ce prodigieux égoïste.

Henriette, suivit en Angleterre son frère Charles II, le jour où un serment qu'il ne tint guère lui rendit le trône de ses aïeux, et elle commençait à faire le charme de la cour d'Angleterre, lorsque, son mariage avec Monsieur, frère de Louis XIV, fut décidé.

Les passions qu'elle devait inspirer commencèrent sur le vaisseau même qui l'amenait en France; pour elle, Buckingham, ce fils séduisant de l'amant d'Anne d'Autriche, et l'amiral faillirent mettre l'épée à la main. On eut une tempête horrible, et la frêle et souffrante Henriette, cette ombre d'une ombre, cette fleur sortie du tombeau, faillit mourir.

Enfin, on la maria, et de ce jour datèrent ses plus cruels malheurs.

Monsieur était bien fait pour inspirer à une femme la répulsion et l'horreur instinctive qu'Henriette ressentit pour lui.

Élevé en jupons jusqu'à l'âge de dix-sept ans, Monsieur était une véritable fille, dans toutes les acceptions de ce mot. Il passait toutes ses journées à se parer et à se farder, avec trois ou quatre favoris «qui partageaient ses goûts, ou faisaient semblant pour lui plaire.»

Dès le lendemain les querelles les plus immorales divisèrent, ce ménage. Monsieur était jaloux de sa femme. Mais jaloux, entendons-nous, non parce qu'elle pouvait avoir des amants, mais parce qu'il craignait qu'elle ne lui enlevât le cœur de quelqu'un de ses favoris.

L'amour du roi pour Madame vint bientôt envenimer ces querelles et leur donner un éclat étrangement scandaleux.

Louis XIV s'éprit d'une passion violente pour l'épouse de son frère, pour cette femme charmante qu'il avait tant méprisée enfant, et il garda si peu de mesure que toute l'Europe en fut bientôt informée, et que tout bas, à la cour, on murmura ce mot terrible: Inceste.

Madame, il faut le dire, était digne de tous les amours, de toutes les adorations. Frêle et pâle, elle ressemblait à son père, le décapité; sa langueur maladive avait des grâces indicibles; un feu terrible, le feu de la fièvre éclatait dans ses grands yeux; enfin elle avait en elle cet attrait irrésistible de ceux qui ne doivent pas vivre.

Mais son âme avait une grandeur instinctive, une naïve générosité que la dépravation des deux cours les plus licencieuses de l'Europe ne put lui faire perdre. Dévouée jusqu'à la plus absolue abnégation, elle se sacrifia toujours pour ceux qu'elle aimait, et l'idée d'être utile à son frère qui avait besoin du secours de la France contribua sans nul doute à lui faire supporter les terribles assiduités de Louis XIV.

Il n'y a qu'une voix sur madame Henriette, tous l'aiment, tous l'admirent, et les nobles amitiés qu'elle inspira la défendront toujours et l'absoudront en quelque sorte des graves accusations qui pèsent sur elle.

Elle aima et ne sut pas toujours se défendre, elle-même l'avoue dans ses courageux Mémoires, qu'il faut longtemps étudier pour les comprendre, parce qu'ils ne disent rien, et cependant laissent tout deviner.

La cour était à Fontainebleau, lorsqu'éclata l'amour de Louis XIV pour sa belle-sœur. Le roi avait trouvé d'excellentes raisons pour laisser de côté ce que l'étiquette avait de plus gênant, et chaque jour, isolé par le respect, il pouvait se trouver seul avec madame Henriette.

C'étaient alors de longues promenades solitaires sous les ombrages les plus mystérieux de la forêt, promenades qui souvent duraient jusqu'au jour, et de longs tête à tête, que les fêtes de chaque jour ne pouvaient interrompre.

L'ascendant de Madame sur Louis XIV fut très-grand et très-réel, la passion que le roi ressentait pour elle, souvent contrariée, eut des intermittences, mais ne se démentit jamais, même aux jours de brouilles les plus graves, et par trois fois Henriette ressaisit une influence qu'elle eût pu toujours conserver, si elle l'eût voulu.

Il serait imprudent de soulever le voile transparent qu'on est convenu de jeter sur les relations de Madame et du roi de France, les chroniques n'ont que des insinuations et les Mémoires n'osent se prononcer.

Mais ce n'est pas au roi que doit revenir l'honneur de la demi-obscurité qui entoure ces amours. La pudeur, la honte et la morale étaient étrangères à Louis XIV. Et si fantaisie lui en eût pris, l'homme qui glorifia l'adultère eût également, et avec le même succès, glorifié l'inceste.


III

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Si puissante que fût l'autorité de Louis XIV, elle ne pouvait arrêter les fâcheuses interprétations que l'on donnait aux assiduités du roi près de la femme de son frère. On trouvait cette préférence marquée un peu bien scandaleuse pour un fils aîné de l'Église, qui venait d'établir un conseil de conscience, ad majorem Dei gloriam.

La reine mère, admirablement renseignée sur les moindres faits et gestes du roi, voyait avec effroi grandir chaque jour l'influence de Madame, qui déjà la reléguait au second plan. «Elle avait volontiers passé à son fils des souillons, des filles de chambre, voire une négresse,» elle ne voulut pas lui passer Henriette.

Elle fit tant et si bien qu'elle rendit jaloux Monsieur qui n'y songeait guère; elle lui fit représenter par un de ses favoris qu'en cette circonstance, comme toujours, il était le plastron de son frère et Monsieur poussa les hauts cris. Anne d'Autriche fit chorus, et le roi ne sut plus auquel entendre.

Louis XIV n'était pas encore si absolu qu'il le devint, le scandale lui fit peur.

D'un côté il redoutait la colère de sa mère, pour laquelle il avait toujours eu la plus grande déférence, de l'autre l'explosion de la douleur de la reine, sa femme, qu'une indiscrétion pouvait instruire de tout. Marie-Thérèse était alors enceinte, et un chagrin violent pouvait assurément «lui faire manquer son dauphin.» Enfin, et par-dessus tout, il craignit qu'une intimité si publique, avec une femme d'un esprit supérieur, et Madame avait cette réputation, ne le fit soupçonner de faiblesse et ne donnât à penser qu'il pouvait, lui, le roi, recevoir des inspirations et se laisser conduire.

Madame Henriette, pour sa part, était épouvantée de tout ce bruit, de tout ce déchaînement de calomnies—ou de médisances. Elle eût rompu brusquement, sans cette conviction, qui influa si tristement sur toute sa vie, que son ascendant sur Louis XIV pouvait être à son frère Charles II de la plus grande utilité.

Toutes ces considérations décidèrent Louis et Henriette, non à rompre, ce qui paraissait impossible au roi, mais à se contraindre et à dissimuler.

Il fut convenu entre eux que le roi feindrait une grande passion pour une des filles de Madame, et que Madame semblerait fort irritée d'avoir été si longtemps dupe de prévenances qui, en réalité, s'adressaient à une autre.

Henriette se chargea de trouver elle-même l'écran derrière lequel s'abriteraient ses relations, et après mûre réflexion, elle choisit celle de ses demoiselles d'honneur qui lui sembla la moins jolie et la plus insignifiante, et la désigna à l'attention du roi.

Cette jeune fille dont le maintien modeste, la timidité et le caractère effacé rassuraient si complètement Madame qu'elle consentit à lui prêter le rôle de rivale, était mademoiselle de La Vallière.

Françoise-Louise de La Baume Le Blanc de La Vallière appartenait à une famille d'une mince noblesse. Elle était née en Touraine, dans les premiers jours du mois d'août 1644. Fort jeune encore, elle perdit son père; et sa mère, qui se remaria trois fois, avait épousé en dernier lieu Jacques de Courtavel, marquis de Saint-Rémy, premier maître d'hôtel de Monsieur.

La jeunesse de Louise s'écoula paisible au château de Blois, à la cour bourgeoise et un peu triste de Gaston d'Orléans, ce traître de toutes les conspirations du règne de Louis XIII. C'est là que, pour la première fois, mademoiselle de La Vallière aperçut le roi, à un voyage de la cour. Son amour pour Louis XIV date peut-être de cette époque.

Pauvre, vertueuse, «elle n'avait pas grandes chances de trouver un bon établissement[10]» et s'estima fort heureuse d'être admise au nombre des filles d'honneur de Madame dont on formait alors la maison. Elle avait été présentée et recommandée par madame de Choisy.

Son arrivée à la cour n'avait pas fait sensation. «Son peu de fortune lui interdisait les toilettes qui attirent l'attention,» et sa beauté était de celles qui restent inaperçues jusqu'au moment où quelque circonstance fortuite vient les mettre dans le jour qui leur est favorable.

Les nombreux portraits qui nous restent de mademoiselle de La Vallière sont loin de nous donner une juste idée du genre de beauté, ou plutôt de charme qui lui était propre.

Il faut, pour bien se la représenter, se livrer à un travail qui a une certaine analogie avec les jeux de patience que l'on met aux mains des enfants. Il faut, en s'aidant des trois ou quatre bons portraits que nous avons d'elle, rassembler les mille traits épars ça et là dans les chroniques, les comparer, les essayer, les ajuster enfin, jusqu'à ce que l'on obtienne un ensemble satisfaisant.

Une grâce pudique et ingénue, une modestie naïve, un grand air de vertu instinctive, étaient le suprême attrait de mademoiselle de La Vallière, et tempéraient à propos ce que sa nonchalance maladive pouvait avoir de passionné.

En elle, point de trait saisissant et vif, mais un ensemble ravissant. Rien de tranché, des nuances.

Les reflets argentés de ses beaux cheveux blonds, la transparence nacrée de son teint éblouissant de blancheur, la suave expression de son regard, d'un bleu céleste, étaient les parties essentielles de sa beauté. Sa voix était douce et pénétrante, pleine de caresses, elle vibrait encore dans l'âme, longtemps après qu'on l'avait entendue.

Enfin «sa boiterie» même donnait à sa démarche une certaine grâce pudiquement effarouchée, qui était un attrait de plus.

«Elle était aimable, écrit madame de Motteville, et sa beauté avait de grands agréments par l'éclat de la blancheur et l'incarnat de son teint, par le bleu de ses yeux qui avaient beaucoup de douceur et par la beauté de ses cheveux argentés qui augmentait celle de son visage.»

L'abbé de Choisy, qui avait passé son enfance avec mademoiselle de La Vallière, esquisse d'un trait de plume cette douce et sympathique figure.

«Ce n'était pas, dit-il, une de ces beautés toutes parfaites qu'on admire souvent sans les aimer; elle était fort aimable; et ce vers de La Fontaine,


«Et la grâce, plus belle, encor que la beauté,

semble avoir été fait pour elle. Elle avait le teint beau, les cheveux blonds, le sourire agréable, les yeux bleus, le regard si tendre et en même temps si modeste, qu'elle gagnait le cœur et l'esprit au même moment[11]

Mais il est un point sur lequel s'accordent tous les Mémoires, c'est lorsqu'il est question du cœur et des grandes qualités de mademoiselle de La Vallière. Aimable, bonne, généreuse, serviable, elle était dévouée «jusqu'à la mort» à ses amis. Sa modestie d'ailleurs était si grande, qu'elle ne songeait qu'à s'effacer et «que jamais elle ne blessa aucune vanité.»

Quel plus bel éloge peut-on faire d'une femme qui pendant sept ans fut toute-puissante sur le cœur de Louis XIV! Elle eut des envieux cependant, maintes fois on chercha à la renverser, mais aucun de ceux qui cherchaient à lui nuire «n'eût pu trouver un prétexte raisonnable d'être son ennemi.»

Douée d'un jugement sain, d'un esprit solide, plus instruite que ne l'étaient en général les femmes de la cour de Louis XIV, elle n'avait pas cette verve médisante et moqueuse fort à la mode alors, aussi l'accusait-on de manquer d'esprit. «Peu d'esprit, pas d'esprit du tout,» dit en parlant d'elle l'abbé de Choisy; mais l'abbé veut sans doute ici parler de l'esprit d'intrigue. C'est à peu près dans ce sens que madame de La Fayette disait: «C'est une petite sotte qui n'a pas su profiter à la cour de sa position.»

La conversation de mademoiselle de La Vallière était fine et attachante. «Son esprit est brillant, beaucoup de vivacité et de feu,» telle est l'opinion de Bussy. Le manuscrit de la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, dont j'ai parlé, ajoute: «Elle est gaie et causeuse, elle pense et dit les choses fort plaisamment, et ses reparties sont toujours très-vives, sans jamais être blessantes.»

Enfin madame de Sévigné, qui avait le droit de parler d'esprit et qui s'y connaissait, aimait fort celui de mademoiselle de La Vallière; dans plusieurs de ses lettres elle cite de ses mots, et ce n'est jamais sans ajouter: «Mettez dans cela toute la grâce, tout l'esprit et toute la modestie que vous pourrez imaginer.»

Telle était à dix-sept ans mademoiselle de La Vallière, lorsque Madame eut l'idée de se servir d'elle pour détourner l'attention de la cour et l'orage dont la menaçait la colère d'Anne d'Autriche.

Fidèle aux conventions, Louis XIV, le soir même, s'arrêta devant mademoiselle de La Vallière, qui se trouvait dans un des salons d'attente de Madame; «il commença par lui dire des choses fort obligeantes, et l'entretien continua à demi-voix.» Les compagnes de La Vallière, mesdemoiselles Montalais et Tonnay-Charente, qui se trouvaient là, s'étant retirées par respect, le roi laissa retomber la lourde tapisserie qui masquait la porte, et ainsi «il resta seul au moins un gros quart d'heure» avec la jeune fille.

Lorsque La Vallière revint au salon, toute confuse de l'honneur inespéré qu'avait daigné lui faire le roi, tous les yeux s'arrêtèrent sur elle comme si son front qui rougissait sous les regards curieux eût pu révéler quelque chose de la conversation royale.

Plusieurs fois dans les jours qui suivirent, on remarqua des scènes analogues. Le roi recherchait La Vallière avec un empressement marqué. Au bal, dans les salons de Madame ou même de la reine, à la promenade, il semblait prendre un grand plaisir à s'entretenir avec elle, et un soir, à la suite d'une chasse, il fit pendant plus d'une lieue galoper son cheval à la portière du carrosse où elle se trouvait.

De toutes ces petites circonstances observées et réunies, on fit un gros événement, et il parut clair que le roi avait du goût pour Louise de La Vallière.

Une indiscrétion des compagnes de la jeune fille d'honneur vint confirmer ce bruit. Un soir, à la suite d'une fête, les demoiselles de Madame s'étaient amusées à passer en revue les plus beaux cavaliers de la cour. C'était l'heure des confidences, chacune avoua sa préférence secrète. Le tour de La Vallière arriva. Elle se taisait; ses compagnes la pressèrent. Elle leur dit alors que la seule présence du roi dans une fête l'empêchait de s'apercevoir même de la présence des autres hommes. Les moqueuses accablèrent Louise de leurs railleries.—Ainsi, mademoiselle la dédaigneuse, il faut au moins être roi pour vous plaire.—Hélas! soupira l'innocente, qui seule peut-être disait la vérité; hélas! la couronne n'ajoute rien à l'éclat de sa personne, mais elle diminue le danger et le rend moins redoutable: qui donc oserait lever les yeux jusqu'au roi?

N'était-ce pas un aveu? Ainsi du moins le prirent les jeunes filles, qui s'en allèrent partout disant que La Vallière se mourait d'amour pour le roi. Tout le monde ne le crut pas, mais tout le monde le répéta.

Si bien qu'un soir, chez Madame, le bouffon Roquelaure,—il n'était pas plaisant tous les jours!—prit La Vallière par le bras, et de force, brutalement presque, la traîna jusque devant le roi.

—«Je vous dénonce, Sire, criait-il, cette illustre aux yeux mourants; elle ne sait aimer rien moins qu'un grand monarque.»

Rougissante, éperdue, affolée de voir ainsi révélé et impitoyablement raillé le secret de son cœur, abîmée dans sa honte, La Vallière faillit s'évanouir; on fut obligé de la soutenir.

«Le roi cependant la salua le plus civilement du monde et lui adressa quelques paroles pleines de bonté.»

Jusque-là Louis XIV ne s'écartait pas du plan convenu.

Fidèle à son rôle, Madame se répandit en reproches contre La Vallière, «cette petite hypocrite mielleuse,» et se plaignit amèrement de la conduite du roi, qui, pour dissimuler une amourette avec une fille d'honneur, ne craignait pas de compromettre la femme de son frère.

«Comme il avait honte de venir voir cette fille chez moi sans me voir, fait-on dire à Madame dans un pamphlet publié en Hollande[12], que fit le roi? Il trouva moyen de faire dire à toute sa cour qu'il était amoureux de moi, et dès qu'il voyait quelqu'un, il s'attachait à mon oreille pour me dire des bagatelles; il me mettait souvent sur le chapitre de sa belle en m'obligeant à lui dire les moindres choses; comme j'étais aise de le divertir, je l'entretenais tant qu'il voulait.»

Lorsqu'elle se plaignait ainsi de l'humiliante rivalité de La Vallière, Madame était bien loin de se croire si près de la vérité.

Après quelques caprices passagers, le cœur de Louis XIV était sur le point de se fixer, au moins pour un certain temps.

Il s'était vite dégoûté de mademoiselle de Lamothe-Houdancourt, que n'avait pu défendre contre ses entreprises la duchesse de Navailles, cette duègne infortunée des filles d'honneur, qui passait cependant ses nuits et ses jours l'œil au guet, l'oreille tendue, essayant en vain de préserver de la dent du loup les trop tendres brebis confiées à sa garde.

Délaissée, mademoiselle d'Houdancourt épousa de rage le plus laid, le plus bossu des ducs et pairs, M. de Ventadour.

—«Tant mieux si elle aime celui-là, s'écria l'abbé de la Victoire, elle en aimera bien un autre.» Elle en aima beaucoup d'autres.

Le règne de la princesse de Monaco ne dura qu'une nuit, le temps à peine de faire éclater la jalousie de Lauzun, son amant. Lauzun, qui prétendait lutter avec le maître, s'avisa de fermer à double tour la porte dérobée par où chaque soir la princesse se glissait chez le roi. Le moment venu, plus de clef, impossible d'ouvrir, il y eut une scène d'un haut comique à travers le trou d'une serrure.

Au moment où nous sommes arrivés, le cœur du roi flottait fort indécis entre trois femmes également remarquables: mademoiselle de Pons que la comtesse de Soissons venait de lui jeter à la tête, Madame, et enfin mademoiselle de La Vallière.

L'humble fille d'honneur l'emporta. Roquelaure avait cru faire une méchanceté atroce, il atteignit le roi dans la seule chose qu'il eût de véritablement sensible, son amour-propre.

La vanité de Louis fut délicieusement flattée de ce culte profond et mystérieux dont il était l'objet, il eut un regard de bonté pour celle qui se consumait d'amour n'osant lever les yeux jusqu'à lui. Trois ou quatre entretiens achevèrent le charme. Louis XIV n'aimait pas l'esprit, et la conversation douce et tendre de La Vallière le réduisit et l'attacha. Bien que les grandes passions ne soient guère contagieuses, les ardeurs contenues de cette âme brûlante «fondirent pour un moment les glaces royales.»

Une correspondance secrète s'établit entre les deux amants. Ils échangèrent des vers assez pitoyables et une prose ponctuée de tendres larmes. Dangeau et Benserade tenaient la plume pour le couple illustre. Dangeau, choisi par Louis XIV pour exprimer ses sentiments, fut aussi choisi par La Vallière pour être son interprète. L'illustre courtisan fut ainsi le premier dans le secret. Il écrivait les lettres et les réponses, réservant l'esprit pour le roi, donnant habilement la réplique dans les lettres de La Vallière. Ce fut la source de sa faveur, et la source ne tarit jamais. Il avait le département de la prose, Benserade celui des vers.

Plus tard, en un jour d'épanchement, La Vallière osa avouer au roi que ces lettres si tendres avaient été écrites par un secrétaire.—«Et par qui donc? demanda Louis XIV.—Par Dangeau et Benserade, Sire.» Le roi se mit à rire aux éclats; puis, redevenu sérieux:—«Voilà, dit il, de bons serviteurs, discrets et fidèles; s'ils faisaient vos lettres, ils faisaient aussi les miennes, et jamais n'en n'ont soufflé mot.»

Telle avait été la discrétion des confidents de Louis XIV,—discrétion qu'explique un intérêt bien entendu,—que rien ne transpira de ses premières relations. Les gens clairvoyants cependant, ceux qui connaissaient à fond la carte de la cour, se doutaient de quelque chose. Interrogeant chaque jour l'horizon de la faveur, ils invoquaient l'étoile de mademoiselle de La Vallière qui se levait.

Mais on n'avait que des doutes, les certitudes ne vinrent qu'après la fête de Vaux.

À cette époque il y avait deux puissances en France. Louis XIV et Fouquet, le surintendant des finances. Fouquet était plus riche que le roi, il puisait sans compter aux coffres de l'État et ne rendait compte qu'autant qu'il le voulait bien. Non content de voler, il laissait voler les autres. Le plus effroyable désordre régnait dans les finances. Fouquet lui-même ne savait plus où en étaient les comptes.

Le nom de Fouquet est resté le synonyme de générosité et de munificence; au moins faisait-il un royal usage des millions qui restaient dans le double fond de sa caisse. Autour de lui se groupait un peuple d'amis et de flatteurs. Il avait plus de la moitié de la cour à sa solde, c'était un formidable parti qu'il entretenait, si on lui eût donné du dévoûment pour son argent.

À côté des courtisans se pressait à la table du surintendant toute une académie d'artistes et de gens de lettres, il les aidait à vivre ou même les enrichissait les uns et les autres[13]. Pour un sonnet il donnait une pension; pour moins, souvent. Scarron était inscrit pour douze cents livres parce qu'il avait eu une très-belle femme, celle-là même qui devint madame de Maintenon.

Le surintendant si riche adorait les femmes et il était payé d'un tendre retour:


«Jamais surintendant ne trouva de cruelles,»

dit Boileau. Ce vers désignait Fouquet. Il avait chez lui un cabinet tapissé des portraits de celles qui l'avaient aimé; le cabinet était immense. Le coffret qui renfermait sa correspondance galante avait des proportions analogues, il y avait là pour des millions de tendresses et d'amour[14]!

À la tête de la police amoureuse et politique de Fouquet était madame Duplessis-Bellièvre, une amie dévouée et un agent courageux[15]. Elle achetait pour lui des secrets et des femmes, elle n'avait pas une minute de repos. Pélisson, qui devint plus tard le panégyriste patenté de Louis XIV, était comme son intendant. L'ancien parti de la Fronde tenait ses grandes assises dans son salon, la cour nouvelle y accourait en masse, il y avait fusion.

Ce salon inquiétait Louis XIV, qui jalousait les belles fêtes et les millions du surintendant.

Ces millions arrachés à la France, il les considérait comme siens. Aux fêtes de Fouquet se pressait toute la noblesse, ces jours-là, la cour était presque déserte. C'était aussi trop d'insolence.

Deux ou trois fois la fortune de Fouquet avait chancelé, mais elle s'était toujours relevée. Ce financier, artiste et grand seigneur, manquait cependant d'adresse. Il ne crut au danger que le jour où il fut au fond du précipice, un cul de basse fosse. Croyant prendre ses précautions, il avait acheté des gouverneurs de places de guerre et fortifié Belle-Isle. Il donnait simplement des armes contre lui.

Depuis longtemps Louis XIV voulait se défaire du surintendant. Il y était surtout poussé par Colbert, qui désirait voir clair dans ce gâchis des finances, et qui pensait assez justement que l'or des impôts est trop précieux pour le laisser gaspiller.

On avait donc résolu de se débarrasser honnêtement de Fouquet. Il en fut averti, et n'en voulut rien croire. Il avoua à demi ses rapines au roi, et comme le roi lui sourit, il pensa que tout était fini et qu'il pouvait dormir tranquille. Il n'en fut que plus vain et plus présomptueux.

D'accord sur la nécessité d'éloigner Fouquet, Louis XIV et Colbert n'étaient plus divisés que sur les moyens à prendre, Colbert poussant à la rigueur, lorsque le malheureux surintendant commit les deux plus lourdes fautes de sa vie, deux fautes à faire pendre dix innocents, et il était vingt fois coupable: il donna la fête de Vaux, et voulut acheter les faveurs de mademoiselle de La Vallière.

Louis XIV ne songeait point encore à l'humble fille d'honneur lorsque Fouquet en eut la fantaisie. Il lui envoya sa courtière habituelle, qui lui proposa deux cent mille livres. C'était beaucoup; Fouquet avait pu à moins se donner des duchesses. La Vallière refusa[16]. Surpris de cette résistance si extraordinaire, le surintendant mit en campagne des gens au flair subtil qui découvrirent l'amour de La Vallière d'abord, l'amour du roi ensuite.[17]

Possesseur d'un secret ignoré de la cour, Fouquet ne songea qu'à en tirer parti pour ses affaires, et non à se poser en rival du maître. Ne comprenant pas que La Vallière était l'amante de Louis et non la maîtresse du roi, il fit marchander son influence tout comme il avait fait marchander sa vertu.

Ces propositions, bien qu'adroitement faites, accablèrent la jeune fille. «En faisant à son amant le sacrifice de sa vertu, elle avait obtenu de lui la promesse que sa réputation serait respectée, et que le voile le plus épais couvrirait leurs amours.» Elle se crut trahie, et raconta tout au roi.

Louis XIV entra dans une épouvantable colère et jura de tirer une vengeance exemplaire de l'insolence du ministre.

C'est ce moment que Fouquet, toujours plein de sécurité, malgré plusieurs avertissements venus de divers côtés, choisit pour donner, à son château de Vaux, cette fête magnifique dont le souvenir est resté comme un monument de la fastueuse prodigalité du surintendant.

Le château de Vaux, prodigieuse folie de Fouquet, avait absorbé des millions. Là, il avait convié les hommes de génie ses amis, et, leur ouvrant ses coffres: «—Puisez à mains pleines, leur avait-il dit, et matérialisez vos rêves.» Il avait été obéi, et le merveilleux palais, avec ses jardins, son parc immense, ses étangs, ses bassins, ses rivières, ses forêts, ses charmilles et son peuple de statues, était sorti de terre, comme une des demeures enchantées des contes arabes.

Et c'est là que l'imprudent Fouquet voulut fêter Louis XIV. Insensé qui ne comprenait pas que chaque pierre de son palais, chaque détail de sa fête était une terrible accusation contre lui.

—Vous êtes mieux logé que le roi, dit Louis XIV.

Ce seul mot était gros de menaces. Fouquet avait humilié le roi; mieux eût valu le frapper d'un coup de poignard. Tous le comprirent, lui non.

—Un bon cheval et de l'or plein vos poches, lui dirent ses amis, voilà ce qu'il vous faut.

Il s'obstina à rester, il voulait faire les honneurs de sa merveille. Et à chaque pas Louis XIV se heurtait à quelque nouveau sujet d'indignation. Partout, jusqu'au-dessus des frises de son lit à balustre, au-dessus du royal soleil, grimpait la téméraire devise du surintendant: quò non ascendam. Puis au-dessous de l'écureuil, armes parlantes, une couleuvre, coluber, dans laquelle se reconnaissait Colbert.

Puis on disait qu'en visitant les appartements, Louis XIV avait aperçu un portrait de femme blonde et que ce portrait était celui de mademoiselle de La Vallière.

C'est à ce moment, pendant ces «fêtes de soixante heures» que couronnaient les Fâcheux de Molière, tandis que l'orage s'amassait terrible dans le cœur du roi, que Fouquet osa, frappé d'aveuglement, faire demander à La Vallière quelques instants d'entretien, sans autre but que de s'assurer sa protection.

En apprenant cette inconcevable audace de Fouquet la colère de Louis XIV éclata. Il voulait sur-le-champ «faire prendre Fouquet[18];» sa mère, Colbert, deux ou trois confidents eurent toutes les peines du monde à le calmer et à le détourner de ce dessein peu chevaleresque de faire arrêter son hôte. Il se décida à attendre, jurant que la punition n'en serait que plus terrible.

Les murs ont des oreilles partout où habitent les rois: on sut quelque chose de la colère du roi. On flairait un mystère, chacun était dans l'attente de quelque événement imprévu. On suivait d'un œil distrait les enchantements qui se succédaient, l'intérêt n'était plus là; il était tout au drame que l'on sentait vaguement dans l'air.

Quel sera le dénoûment? se demandait-on. Il fut tel que si rien ne s'était passé. Louis XIV s'était décidé à dissimuler, et nul, mieux que cet élève de Mazarin, ne sut commander à son visage. Le roi quitta le château de Vaux en promettant à son ministre la continuation de ses bonnes grâces.

Moins d'un mois après, le 5 septembre, le surintendant, arrêté à Nantes où on l'avait attiré, était conduit au château d'Angers avec le plus grand mystère.

Louis XIV fut mal conseillé en cette circonstance. Fouquet était coupable, il pouvait le faire empoigner par quatre estaffiers et le faire conduire à la Bastille; il préféra ruser, mentir, «conspirer presque contre son sujet.» Le coupable eut le beau rôle; le roi compromit sa dignité. «Fouquet voleur, au contraire, se conduisit comme un chevalier[19]

Fouquet tombé, les courtisans qui tant de fois étaient venus frapper à sa caisse s'éloignèrent de lui; les femmes et les artistes lui restèrent seuls fidèles. Mademoiselle de Scudéry alla le voir dans sa prison, madame de Sévigné, qui l'avait gardé pour ami après l'avoir refusé pour amant, mit en mouvement pour lui toutes ses influences. Les gens de lettres s'illustrèrent; pour lui, ils risquèrent leur influence, leur fortune et leur liberté. La Fontaine, le naïf fablier, fut héroïque de courage et de dévoûment.

Mais Fouquet ne put être sauvé. On avait trouvé chez lui de quoi faire pendre tout un conseil de ministres. Il se défendit bien cependant. L'accusation de détournement était la moins grave; lorsqu'on lui parlait de ses vols, il répondait seulement: Mazarin volait aussi.

Il fut condamné à un bannissement perpétuel[20]. «Louis XIV alors, dit M. Henri Martin, fit une chose étrange, inouïe, que l'on a considérée comme un des grands scandales de l'histoire. Prenant le contre-pied du droit attribué à la clémence royale, d'adoucir les peines des condamnés, il aggrava la sentence de Fouquet, et, au lieu de l'envoyer en exil, il le fit conduire prisonnier à Pignerol, avec l'intention de ne jamais lui rendre la liberté.»

Encore cet horrible abus de justice ne satisfit pas complétement le ressentiment de Louis XIV, il avait espéré un arrêt de mort.

Le roi était chez mademoiselle de La Vallière lorsqu'on vint lui annoncer que la vie de Fouquet était sauvée; il fit un geste de colère, et jetant sur sa maîtresse un regard terrible:

—«S'il eût été condamné à mort, dit-il, je l'aurais laissé mourir.»

Cette fête de Vaux, si désastreuse pour Fouquet, n'avait pas été moins fatale à mademoiselle de La Vallière. À bout de luttes, de vertu et de courage, elle cessa de résister; vaincue bien plus encore par sa passion si longtemps contenue que par l'amour pressant de Louis XIV, elle se donna tout entière ou plutôt elle s'abandonna.

«Le vrai fond de la fête de Vaux, dit M. Michelet, fut réellement une chasse: la chasse de Fouquet par ses ennemis pour le faire tomber au filet; la chasse de La Vallière pour la livrer au roi. Les complaisants y travaillaient.» Ils réussirent; à dire vrai il fallut une surprise. Au milieu du trouble et de l'enivrement de la fête, lorsque tant de magnificences tournaient toutes les têtes, Vardes, Saint-Aignan et d'autres encore l'attirèrent sous un prétexte frivole et la poussèrent dans un cabinet où l'attendait le roi. Elle était prise au piége.

De ce moment commença entre Louis XIV et La Vallière une lutte qui dura autant que la faveur de la pauvre fille. Pudique, craintive, honteuse du mal jusqu'à en mourir, Louise demandait en grâce à son amant la solitude et le mystère; le roi, au contraire, voulait du bruit autour d'elle, il trouvait indigne de lui de se cacher. «Il prétendait éblouir la cour de sa maîtresse.»

C'était à chaque instant des larmes et des prières nouvelles, car sans cesse le roi, par quelque nouvelle fantaisie, paraissait vouloir ajouter à l'éclat de ses amours. Presque toujours, dans les commencements surtout, La Vallière remportait la victoire et réussissait à calmer la vanité jalouse et si susceptible du roi.

Cependant les relations du roi et de La Vallière avaient trop de confidents pour que tous les intéressés n'eussent pas été prévenus. La reine-mère, Madame, la comtesse de Soissons s'indignaient de la faveur de cette petite sotte. Madame surtout, convaincue qu'elle avait été jouée, «était dans la dernière colère, et on ne peut exprimer ses dépits et ses emportements, et combien elle se trouvait indignement traitée. Elle était belle, elle était glorieuse et la plus fière de la cour. Quoi! disait-elle, préférer une petite bourgeoise de Tours à une fille de roi faite comme je suis!»

Ainsi l'on fait parler Madame dans un pamphlet; dans un autre elle note tous les détails qui démontrent la passion de Louis pour La Vallière.

«Le roi, lui fait-on dire, vint un soir avec la reine-mère qui nous montra un bracelet de camées d'une beauté admirable, au milieu desquels une miniature représentant Lucrèce. Toutes tant que nous étions de dames, nous eussions tout donné pour avoir ce bijou: à quoi bon le dissimuler, j'avoue que je le crus à moi, car je ne négligeai rien pour montrer au roi qu'il me ferait un présent bien agréable! Le roi le prit des mains de la reine sa mère et le montra à toutes mes filles; il s'adressa à La Vallière pour lui dire que nous en mourions toutes d'envie; elle lui répondit d'un ton languissant et précieux; alors le roi vint prier sa mère de le lui troquer; elle le lui donna avec bien de la joie.

«Aussitôt le roi parti, je ne pus m'empêcher de dire à toutes mes filles que je serais bien étonnée si je n'avais pas ce bijou le lendemain à mon bras. La Vallière rougit et ne répondit rien; un moment après elle partit, et Tonnay-Charente la suivit doucement. Elle vit La Vallière regardant le bracelet, le baiser, puis le mettre dans sa poche. La Vallière, en se retournant, aperçut Tonnay-Charente. Surprise, elle rougit excessivement et lui dit:

—«Mademoiselle, vous avez maintenant le secret du roi, c'est une chose fort délicate; pensez-y plus d'une fois.»

La pauvre La Vallière se faisait cruellement illusion; ce qu'elle appelait encore «le secret du roi» n'était plus qu'un secret de comédie. Moins naïve, elle s'en fût aperçue aux hommages dont l'entouraient les hauts seigneurs de l'intimité du roi qui adoraient en elle le caprice du maître. Elle s'en fût aperçue encore aux insinuations perfides de ses compagnes, beautés jalouses qui ne lui pardonnaient pas une faveur dont elles se croyaient infiniment plus dignes.

La malignité avait depuis longtemps fait l'inventaire exact des modestes parures de la pauvre fille, on savait à une épingle près ce qu'elle possédait d'armes dans l'arsenal de sa coquetterie féminine, et pour peu qu'un bijou nouveau vînt relever la simplicité de sa toilette, la chronique scandaleuse en tirait les plus méchantes inductions.

C'était un des bonheurs du roi de parer son idole, il eût voulu la couvrir de perles et de diamants. Sa grossière vanité souffrait cruellement de voir les simples toilettes de Louise écrasées par les tapageuses parures des moindres dames de la cour. Selon lui, la femme aimée du roi devait être par la richesse de sa mise bien au-dessus de toutes les autres femmes. Tous les dons de son amant, précieux pour elle seulement parce qu'ils étaient un gage d'amour, La Vallière les serrait avec soin dans ses coffres, et lorsque le roi lui reprochait de n'en pas faire usage:—«Voulez-vous donc, Sire, disait-elle, me forcer d'étaler à tous les yeux les marques de ma honte!»

Étranger à toute délicatesse de sentiment, Louis XIV ne comprenait rien aux scrupules de son amie. Il ne voyait pas que l'on pût rougir d'être la maîtresse du roi. Lorsque Louise disait honte, il pensait qu'elle eût dû dire honneur. Beaucoup de gens à la cour étaient de cet avis, et l'on se moquait fort des craintes pudiques de La Vallière, que l'on ne pouvait s'empêcher de taxer de simplicité.

Parfois cependant, «cédant aux sollicitations pressantes de son amant, craignant par ses refus de froisser un amour qui était sa seule consolation, La Vallière consentait à se parer de quelqu'un de ses présents. Elle choisissait alors, parmi les plus modestes et les plus simples, ceux qui lui semblaient devoir le moins attirer l'attention: des pendants d'oreille, une montre d'or, un collier de perles à un seul rang, encore elle rougissait et courbait le front sous «ces bijoux indiscrets» qu'elle devait plus tard appeler «livrée de son infamie.»

Mais le roi avait bien d'autres moyens de l'afficher et de la compromettre. À Fontainebleau, par exemple, toute la cour est surprise par un orage à une lieue du château, le roi ne songe qu'à La Vallière; il court à elle, et se découvrant, il essaye avec son chapeau de la garantir de l'eau qui tombe à grosses gouttes. Quelques jours plus tard, à une revue donnée pour les gentilshommes de l'ambassade d'Angleterre, Louis XIV oublie et les ambassadeurs et les reines, et s'avançant au galop vers le carrosse de La Vallière, il reste à la portière, «la tête découverte, pendant une heure et demie, bien qu'il fît une petite pluie pénétrante que tout le monde trouvait fort incommode.»

Marie-Thérèse elle-même, cette épouse si passivement dévouée, si naïvement idolâtre de Louis XIV, avait, dès cette époque, de cruels soupçons. «Un soir, dit madame de Motteville, j'avais l'honneur d'être auprès de la reine à la ruelle de son lit: elle me fit signe de l'œil, et m'ayant montré mademoiselle de La Vallière, qui passait par sa chambre pour aller souper chez la comtesse de Soissons, elle me dit en espagnol: Esta donzella, con las aracadas de diamante, es esta que el rei quiere.—C'est cette fille aux pendants d'oreille de diamants que le roi aime?»

«Cette semaine, dit Bussy[21], le roi et mademoiselle de La Vallière allèrent seuls à Versailles, où ils se régalèrent six ou huit jours, à tout ce qu'ils voulurent. Là, revenant à Paris, La Vallière tomba de cheval; elle ne se serait pas fait grand mal, si elle n'avait été la maîtresse du roi: il fallut la saigner promptement; elle voulut que ce fût au pied. Deux fois le chirurgien manqua l'opération; l'amant devint plus pâle que son linge et voulut la saigner lui-même. Elle fut obligée de garder le lit un mois, et à cause de tout cela le roi différa de deux jours son voyage à Fontainebleau. Au retour, la joie fut grande, celle de la reine ne fut pas de même; elle avait assez déjà de chagrin, sans celui d'avoir à entendre, presque toutes les nuits, le roi qui rêvait tout haut de sa petite cateau. C'est ainsi que la reine nommait La Vallière, parce qu'elle ne savait pas assez bien la valeur précise des mots français.»

Ce dernier trait est joli, et bien dans le ton de raillerie qu'affectionne Bussy. Mais les entrevues des deux amants n'étaient point encore aussi faciles qu'il l'indique. Deux partis rivaux surveillaient furieusement mademoiselle de La Vallière, celui de Madame et celui des dévots. Madame tenait Louise dans sa main; elle était de sa maison, attachée à son service; elle l'enchaînait à ses pas et ne la perdait pas un instant de vue. D'un autre côté, Anne d'Autriche avait ses espions; enfin, on avait réussi à piquer au jeu madame de Navailles, qui n'avait pas assez de clefs ni de verrous pour griller celle de ses ouailles qui lui semblait le plus en danger.

Louis XIV enrageait de tous ces contre-temps, la contrainte lui semblait horrible. À chaque instant, il menaçait de briser comme verre tous ceux qui hérissaient d'obstacles son bonheur le plus cher. Il fallait tout l'ascendant de La Vallière pour apaiser cette colère, toujours près d'éclater.

Et encore on osait railler La Vallière. À la cour, nul n'était censé connaître le secret du maître; on pouvait donc parler de la fille d'honneur de Madame sans attenter à la majesté royale. Certains audacieux ne s'en faisaient pas faute. Ils payèrent cher leur audace.

Un courtisan s'avisa un jour de dire que «la beauté de La Vallière n'était pas la plus parfaite de la cour.» Celui-là était un sot ou ne craignait pas la Bastille. Louis XIV se contint cependant.

—«Je la ferai monter si haut, dit-il, que la tête tournera aux audacieux qui oseraient lever les yeux jusqu'à elle.»

Le malheur est que La Vallière se refusait à toute élévation. Après avoir donné son honneur au roi, elle lui disputait lambeau par lambeau sa réputation; elle y tenait, prétendant que c'était son seul bien. Louis XIV voulait retirer sa maîtresse de chez Madame, lui donner un palais à elle, la faire la plus riche et la plus puissante dame de France; elle repoussait ces offres qui eussent ébloui toute autre.

Le roi, à son grand désespoir, continua son rôle d'amant aventureux, «de chevalier des gouttières,» rôle difficile et plein de périls, qui lui semblait un crime de lèse-majesté, le plus grand des crimes! C'était le beau temps des amours de La Vallière; les entrevues des deux amants étaient furtives et rares, et cependant tous les amis du roi, Dangeau, Saint-Aignan, La Feuillade, Roquelaure même, passaient leur vie à imaginer des ruses nouvelles pour déconcerter toutes les surveillances.

À courir de nuit sur les toits, au bout d'une corde que tenait La Feuillade, le roi avait failli se rompre le cou; on avait enlevé les échelles si bien à la main qui servaient dans les premiers temps; la farouche duchesse de Navailles avait fait murer une porte secrète, percée dans l'épaisseur d'un mur: autant de moyens usés; les confidents du roi se mettaient à quatre pour inventer autre chose. Saint-Aignan, seul, trouva de jolis trucs. On défonça un plafond, et pendant une chasse, qui avait entraîné toute la cour, on ajusta un escalier mobile, dont la dernière marche touchait le pied du lit de La Vallière. Elle n'avait qu'un pas à faire. L'escalier-échelle aboutissait à l'appartement de Saint-Aignan, qui avait mis dans de beaux meubles les amours du roi. C'était un charmant et somptueux réduit, orné par des artistes de génie, un nid de satin et de velours.

Là, les deux amants eurent des heures délicieuses, l'oreille au guet entre deux baisers; la crainte sonnait les quarts d'heure; l'anxiété donnait aux minutes un prix inestimable. Saint-Aignan et les autres faisaient sentinelle, Saint-Aignan plus fier que les autres, à cause de l'honneur qu'on faisait à son appartement. Ainsi ces habiles courtisans gagnaient bravement leurs grades au service du roi.

L'escalier finit par être découvert, paraît-il, car Madame changea La Vallière de chambre. Nouveau contre-temps, nouvelles ruses.

Pour les cas extrêmes, et lorsque depuis trop longtemps les entrevues avaient été impossibles, il y avait la ressource des maladies. Le roi, prévenu, invitait toute la cour à quelque fête, l'invitation était un ordre, la fête était une revue, tout le monde devait être sous les armes. Au dernier moment La Vallière se déclarait malade, force était alors de la laisser seule. Qui donc eût osé ne pas se rendre à une invitation du roi! Un gentilhomme qui avait été désigné pour un ballet eut le courage de quitter le lit où il se mourait pour venir danser son pas. Il y perdit la vie, mais non la faveur.

La solitude ainsi faite autour de sa maîtresse, le roi accourait, certain que nul n'oserait s'apercevoir de son absence, encore moins en soupçonner tout haut le but. Encore quelques bons instants pris sur l'ennemi.

Il est bon d'insister un peu sur cette première période des amours de mademoiselle de La Vallière, son caractère en ressort plus digne et plus sympathique. En la comparant à une «modeste violette qui se cache,» madame de Sévigné, cette femme si spirituelle, dont tout le cœur était dans la tête, n'a fait que lui rendre justice. C'est malgré elle, c'est après bien des larmes et des supplications inutiles, qu'elle sort de son obscurité.

Heure par heure, nous pouvons suivre les phases de la lutte qui, dès le premier jour de leurs amours, s'engage entre l'humble fille d'honneur et le tout-puissant roi de France. La Vallière demande à son amant l'ombre de la solitude, l'obscurité, le mystère, elle le conjure de jeter un voile épais sur des relations que condamne la morale. Le roi, au contraire, veut pour sa maîtresse tous les prestiges du rang, de la richesse et du pouvoir, jusqu'à ce qu'enfin, lui donnant la plus haute dignité que puisse rêver une ambitieuse, il prétende lui faire une auréole d'un amour adultère.

Tandis que cette intrigue du roi se croisait avec les mille intrigues des courtisans, qui mettaient leur gloire à se modeler sur leur maître, le temps marchait. Louis XIV organisait sa cour, et embrigadait la noblesse. Du haut de l'étonnant Sinaï de sa présomption, il commençait à dicter les articles du culte de sa personne, et les cadres de l'étiquette plus révérés cent fois que les tables de l'ancienne loi.

Ce n'est pas tout; il s'agissait, pour être fidèle à un plan habilement calculé, «d'amuser cette cour[22],» d'enchaîner par de perpétuels enchantements cette noblesse autrefois si indisciplinée. «Un roi fait l'aumône en dépensant beaucoup[23].» Louis XIV goûta plus que tout autre cet agréable axiome. Charitablement, il voulut faire d'énormes aumônes à son peuple, et les grandes fêtes de son règne commencèrent.

Pour donner plus d'éclat aux réjouissances, et encourager le luxe ruineux des courtisans, Louis XIV inaugura son système de largesses, et ouvrit les réservoirs de ses faveurs. Il fit pleuvoir les cordons bleus: en une seule fois, il y eut une promotion de soixante et onze chevaliers.

Presqu'en même temps, il imaginait une distinction nouvelle qu'on se disputa bientôt avec fureur, les justaucorps à brevets, moyen excessivement adroit de faire porter sa livrée à la plus haute noblesse de France[24].

À voir l'ardeur que mettait Louis XIV à s'occuper de la splendeur de sa cour, on eût pu croire qu'il n'avait pas d'autres soins. Il s'intéressait aux moindres détails, voulait tout régler lui-même, tout voir, tout approuver. Il avait avec les ordonnateurs des plaisirs royaux de longues conférences, examinait leurs plans et leur suggérait des idées.

Les divertissements se ressentirent de la surveillance du maître. Le ballet qu'on donna cette année, Hercule amoureux, était le plus magnifique et le mieux ordonné qu'on eût vu. Machinistes, décorateurs, costumiers s'étaient surpassés. Jamais Benserade, le poëte officiel, n'avait trouvé des louanges si délicates, des allusions si ingénieuses. Louis XIV, «qui avait toujours aimé la danse,» et qui ne manquait jamais une occasion de monter sur un théâtre, quel qu'il fût, figura dans le ballet, «et daigna danser lui-même.» Il obtint le plus grand succès.

Puis vint le célèbre carrousel qui a donné son nom à la grande place qui s'étend devant les Tuileries, et que, pour cette circonstance, on avait décorée avec une pompe extraordinaire. «Il y eut cinq quadrilles. Le roi était à la tête des Romains, son frère des Persans, le prince de Condé des Turcs, d'Enghien, son fils, des Indiens; le duc de Guise des Américains. Ce duc de Guise, petit fils du Balafré, était fameux dans le monde par son audace malheureuse. Sa prison, ses dettes, ses amours romanesques, ses profusions, ses aventures, le rendaient singulier en tout. On disait de lui en le voyant courir avec le Grand Condé:—«Voilà les héros de la fable et de l'histoire[25]

Entre tous ces grands seigneurs si galants, si magnifiques, «le roi se faisait remarquer par le bon goût et la richesse de ses costumes.» Là, pour la première fois, il porta l'emblème devenu fameux, un soleil éclairant un globe de feu avec cette devise: ne più, ne pari, dont le nec pluribus impar n'est que la traduction[26].

Aux exercices dangereux des fêtes de la chevalerie si chères aux Valois, avaient succédé des jeux de précision et d'adresse, au carrousel des Tuileries, après de brillantes passes d'armes, il y eut des courses aux bagues et aux têtes, divertissements nouveaux pour la foule «avide de jouir du plus brillant spectacle qu'on eût encore contemplé.»

Marie Thérèse et Anne d'Autriche, la mère et la femme du roi, semblaient les reines de cette fête, de leurs mains elles donnaient les prix aux vainqueurs, mais La Vallière était en réalité la divinité invisible à laquelle s'adressaient toutes ces magnificences. Perdue dans la foule des grandes dames et des filles d'honneur, elle s'enivrait des succès et de la gloire de son amant. N'était-ce pas pour elle qu'il avait déployé toute cette pompe, mis en mouvement ces troupes magnifiques, «ces escadrons de héros?» C'est vers elle qu'en secret montaient tous les hommages, c'est elle que le roi cherchait sur les estrades, heureux lorsque ses yeux rencontraient les yeux de sa maîtresse, et que furtivement ils pouvaient échanger mille promesses dans un regard.

Toutes ces fêtes ne touchaient guère Madame, ou plutôt, il n'y avait plus de fêtes pour la triste Henriette d'Angleterre. Seule, délaissée, elle restait face à face avec cette fille minaudière qu'on appelait Monsieur, honteux mari que lui avait imposé la politique. Son règne avait duré moins de trois mois, et tout prestige s'était évanoui. Elle était enceinte alors, et sa santé si frêle était devenue menaçante. Dans son ennui, elle s'était laissé distraire par Guiche, qui professait pour elle un culte passionné.

Guiche venait chez elle sous tous les déguisements possibles, en vieille femme le plus souvent, sous prétexte de dire la bonne aventure.

Insensiblement, Madame s'était rapprochée d'Olympia Mancini, comtesse de Soissons, une autre délaissée que consolait de Vardes. Olympia détestait La Vallière et ne cherchait qu'à la renverser. Elle avait essayé de déplacer les faveurs du roi en offrant à son amour deux des plus jolies personnes de la cour, mais elle avait échoué. Elle imagina alors, en collaboration avec de Vardes, un complot à double fin qui devait perdre La Vallière dans le présent et Henriette dans l'avenir. Pour arriver au but elle se fit l'alliée de Madame qui, elle aussi, rêvait le renversement de la favorite. Il va sans dire que Guiche était dans le secret.

Les conspirateurs imaginèrent de supposer une lettre du roi d'Espagne à Marie-Thérèse, lettre dans laquelle, après avoir appris à sa fille tout ce qui se passait, il lui représentait qu'il était de sa dignité de reine de faire chasser de la cour la maîtresse de son mari.

Le plan était habile, l'exécution ne l'était pas moins. L'écriture et le style du roi d'Espagne avaient été merveilleusement contrefaits. La reine y eût été prise, de là esclandre et chute de La Vallière. Toute cette belle machination échoua cependant, par la faute d'une comparse, Montalais, fille d'honneur de Madame.

Montalais, pauvre et ambitieuse, à la chasse d'un mari, ne voyait dans toutes ces rivalités qu'un moyen d'assurer son établissement et sa fortune. Elle pêchait en eau trouble. Intrigante de troisième ordre, elle tenait cependant le fil de toutes ces trames. Confidente à double face, elle allait de Madame à La Vallière, et, tout en les amusant de son caquet, surprenait leurs secrets et les emmagasinait pour l'avenir.

Un jour, cette rusée qui pourtant ne s'abandonnait guère, eut la langue trop longue avec La Vallière. Sous le sceau du secret elle lui raconta les moindres détails de l'intrigue galante de Guiche et de Madame.

Le soir même Louis XIV parla à sa maîtresse de cette grande passion de Guiche que l'on commençait à soupçonner et qui arrachait à Monsieur des hurlements de désespoir faciles à comprendre, puisqu'il se trouvait perdre tout à la fois sa femme et un de ses anciens favoris. Le roi voulait savoir si Louise n'avait entendu parler de rien. Aux questions de son amant, la pauvre fille, qui eût mieux aimé mourir que de trahir la confiance d'une amie, ne sut que rougir et balbutier. Le roi comprit qu'elle savait quelque chose, et insista, lui rappelant leur mutuelle promesse de n'avoir jamais de secrets l'un pour l'autre. Et comme elle s'obstinait encore dans son silence, il se leva brusquement et sortit furieux.

«Les deux amants étaient convenus plusieurs fois, dit Madame de La Fayette, que, quelque brouillerie qu'ils eussent ensemble, ils ne s'endormiraient jamais sans se raccommoder et sans s'écrire.» La Vallière, effrayée de la colère du roi, se hâta de lui faire passer une lettre où elle s'accusait et s'excusait de la façon la plus touchante. Elle attendit la réponse: mainte fois déjà chose pareille était arrivée, et le roi était toujours venu au devant de la réconciliation. Mais cette fois il tint rigueur. La pauvre Louise passa la nuit à pleurer, espérant toujours un mot de pardon: ce pardon ne vint pas.

Alors elle crut que tout était fini; l'amour de son amant perdu, le reste lui importait peu. Au petit jour, elle sortit désespérée des Tuileries, et s'en alla «se camper» dans un couvent, non pas à Chaillot, mais à Saint-Cloud.

La matinée était déjà avancée lorsque le bruit de la disparition de La Vallière se répandit aux Tuileries. Le duc de Saint-Aignan fut des premiers averti. Sans perdre une minute, l'habile courtisan courut aux informations, afin de découvrir la retraite de la fugitive. Un exempt, qui, voyant à cette heure matinale sortir des Tuileries une femme en toilette de cour, l'avait suivie à tout hasard et l'avait vue frapper à la porte du couvent, put donner le premier renseignement. Restait à avertir le roi, les moments étaient précieux, un autre pouvait avoir la même idée.

Malheureusement Louis XIV, ce jour-là, donnait audience aux ambassadeurs d'Espagne; parvenir jusqu'à lui était difficile, lui parler impossible, l'étiquette était formelle. Mais Saint-Aignan n'était pas homme à s'embarrasser de si peu. Ami et confident du roi, il avait toutes les entrées, les grandes et les petites.

Il pénètre donc dans la salle des audiences solennelles, se glisse à travers les groupes des grands seigneurs présents à l'entrevue, et enfin arrive aussi près que possible du trône, juste au moment où Louis XIV donnait congé aux ambassadeurs. Alors, tout haut, et comme s'il se fût adressé à quelqu'un:

—Vous savez, dit-il, la surprenante nouvelle, La Vallière est religieuse.

À ces mots le roi fait un brusque mouvement, et se tournant vers Saint-Aignan:

—Que dites-vous, duc? s'écrie-t-il, que dites-vous?

La foudre tombant au milieu de la salle eût moins surpris la noble assemblée que cette violation étrange, inconcevable, de l'étiquette, car enfin le tonnerre est dans les choses naturelles. Les reines sont stupéfiées, les ministres épouvantés, les courtisans qui n'ont pas entendu les paroles du duc ne comprennent rien à l'exclamation du roi, les ambassadeurs pétrifiés s'arrêtent à moitié de l'arc de quarante-cinq degrés que décrivait leur dernière courbette.

Cependant Saint-Aignan, sur un signe du roi, s'est approché du trône et en deux mots a tout raconté à son maître.

Louis XIV se lève, ivre de colère:

—Un carrosse! s'écrie-t-il, vite un carrosse! Suivez-moi, duc!

La reine-mère, forte de son ascendant, veut essayer de retenir son fils:

—Vous n'êtes guère maître de vous-même, Sire, lui dit-elle.

—Si je ne le suis de moi, répond-il d'une voix tonnante, je le serai de ceux qui m'outragent.

Et sortant aussitôt, il se précipite à travers les escaliers. Dans la cour il n'y a pas de carrosse, mais Saint-Aignan, qui a tout prévu, a d'avance fait préparer des chevaux. Le roi s'élance en selle et, suivi seulement de quatre gentilshommes, il part à fond de train pour Saint-Cloud.

Arrivé au couvent, il trouve La Vallière, à demi évanouie, étendue sur les dalles du parloir, les religieuses lui ont refusé l'entrée du couvent. «Louis XIV fondant en larmes court à sa maîtresse:

«—Ah! que vous avez peu de soin, lui dit-il, de la vie de ceux qui vous aiment.

Il veut l'entraîner alors, mais elle refuse de le suivre.

«—C'est Dieu, dit-elle, qui m'a conduite ici.

Mais elle ne peut se défendre longtemps contre les prières si tendres de son amant.

«—On est bien faible quand on aime, dit-elle, et je ne me sens point la force de résister à Votre Majesté.»

Louis XIV alors, avec l'aide des religieuses et de ses amis, tous émus jusqu'aux larmes par une scène si touchante, transporte La Vallière dans un carrosse, et, rayonnant de bonheur, reprend avec elle le chemin des Tuileries.

Il paraît que de tous les assistants le seul Roquelaure n'avait pas été attendri, car le lendemain il disait tout bas:

—«Par ma foi! ces gens-là pleuraient si agréablement qu'ils m'en faisaient venir envie de rire.»

La rentrée de La Vallière à la cour fut presque un triomphe, le roi voulut lui-même la reconduire chez Madame, et en la lui présentant il la pria de la considérer et de la traiter désormais comme une personne qui lui était plus chère que la vie.

—Je la traiterai, Sire, répondit ironiquement Henriette d'Angleterre, comme une fille à vous.

Mais cet esclandre devait avoir bien d'autres suites. Il révéla d'abord à Louis XIV l'intrigue de Madame et de Guiche, puis le complot tramé contre La Vallière. La fausse lettre du roi d'Espagne destinée à la reine arriva aux mains du roi. Il avait la mesure de ce qu'on pouvait oser contre sa maîtresse, il voulut faire un exemple. La comtesse de Soissons reçut l'ordre de quitter la cour, le chevalier de Grammont fut exilé, Montalais fut enfermée dans un couvent; enfin Guiche crut prudent d'aller visiter la Pologne, bien il fit; quelques mois plus tard, Lauzun, rival de son maître, ne fut-il pas enfermé à la Bastille «pour avoir trop plu aux dames[27]

Cette fuite au couvent de Saint-Cloud fut heureuse pour La Vallière; elle redoubla la passion du roi. Louis à cette époque était amoureux fou de sa maîtresse, «au point même, dit M. Sainte-Beuve, d'être jaloux dans le passé, et de s'inquiéter s'il était bien le premier qui se fût logé dans son cœur et si elle n'avait point eu quelque première inclination en province pour M. de Bragelone,» auquel il convient d'ajouter le surintendant Fouquet dont le nom revenait dans toutes les querelles des deux amants.

Cette jalousie du roi imposait à La Vallière la plus grande circonspection; un geste, un regard d'elle inquiétaient le roi, «un mot, une pensée lue dans ses yeux lui portaient ombrage.» Qu'on juge donc de la colère du roi, lorsqu'un matin, passant en revue les cadets de sa maison, il vit sa maîtresse sourire à un jeune homme qui de son côté l'avait familièrement saluée. Laissant là tout aussitôt la revue, Louis courut à La Vallière, et d'un ton irrité lui demanda quel était ce jeune homme. Elle se troubla excessivement et répondit enfin que c'était son frère. Le roi n'en voulait rien croire, il envoya tout de suite aux informations. «C'était bien un frère de Louise, en effet, et jamais elle n'en avait parlé au roi, elle qui d'un mot pouvait faire la fortune de ce jeune homme. Il lui eût semblé honteux d'abuser de relations dont elle rougissait pour enrichir sa famille ou lui ouvrir le chemin des honneurs.»

Désormais le roi aima presque ouvertement mademoiselle de La Vallière; le voile était déchiré, le mystère n'était plus qu'officiel. Il passait presque toutes les soirées avec elle, et souvent ne s'en allait qu'après trois heures du matin. Marie-Thérèse, la pauvre reine, n'osait élever la voix pour se plaindre, et elle dévorait sa jalousie et ses humiliations sans cesser de faire bon visage à son mari.

Cependant le parti de la reine mère, et surtout des dévots, qui très-probablement, les événements l'ont prouvé, eût passé au roi une maîtresse adroite et qui eût agi dans le sens de sa politique envahissante, ce parti, qui essayait alors son influence, résolut de tenter quelques efforts pour renverser La Vallière. En vain. L'heure n'était pas venue de la dévotion.

Ce fut, tout d'abord, le très-ridicule duc de Mazarin qui entra en scène. Un matin, au lever du roi, il parut tout vêtu de noir. Il venait raconter un rêve prodigieux qui avait épouvanté ses nuits. Ce rêve, avertissement céleste, l'avait prévenu que si le roi ne renvoyait pas La Vallière, les malheurs les plus épouvantables allaient fondre sur la France. Louis XIV remercia courtoisement le duc et lui conseilla, avec bonté, de se faire saigner longtemps avant de revenir à la cour.

Le duc, prévenu ainsi, se retira pour ne reparaître à la cour que sous le règne de la folle Fontanges, au sujet de laquelle il avait eu un autre rêve, ou une autre lune, comme on voudra, qui lui montrait la veuve Scarron s'enlevant aux cieux dans un char de feu, à l'instar du prophète.

Au duc de Mazarin succéda le père Annat. Sur les prières instantes des reines, ce bon père consentit «à parler très-fortement au roi et à le menacer de quitter la cour si La Vallière ne la quittait.»

Louis XIV prit fort allégrement la menace du bon père Annat, il lui accorda même son congé, assurant que désormais son curé lui suffirait. L'excellent religieux s'éloigna tout déconfit du peu de succès de ses menaces, et du succès trop inespéré de sa signification de congé.

Le parti dévot eut presque peur. Il comprit qu'avec un prince qui le prenait sur ce ton, il fallait, si on ne voulait tout perdre, user de paternelle indulgence et se montrer coulant. Aussi, le lendemain de la protestation infructueuse du père Annat, deux jésuites parurent au petit lever de Louis XIV.

Les deux pères se faufilèrent jusqu'auprès du roi qui faisait ses prières; alors, l'un dit très-haut à l'autre:

—Il faut avouer, mon père, que le zèle indiscret de notre bon père Annat est allé un peu loin.

—Je suis entièrement de votre avis, mon père, répondit l'autre.

Le successeur du père Annat partageait aussi cette opinion; il savait qu'avec les rois on doit préparer les voies de la grâce, mais non pas essayer de la faire pénétrer avant l'heure.

À ce moment le clergé était en baisse, Louis XIV était bien loin encore de la veuve Scarron. Il venait de faire saisir le Pape et lui retenait Avignon. Enfin, il faisait saigner bien cruellement le cœur de l'Église, en défendant les enlèvements d'enfants et en faisant rendre ceux qui étaient détenus dans les couvents.

Mais le clergé est patient. Il prit sa revanche: jusqu'ici il l'a prise toujours.

C'est alors qu'Anne d'Autriche voulut tenter une suprême démarche; elle le fit par ambition et en fut cruellement punie. Louis ne devait pas plus respecter sa mère qu'il ne respecta plus tard les lois sacrées de la conscience et de l'humanité. La reine-mère osa lui reprocher le scandale de ses amours, alors il perdit toute mesure:

—Eh quoi! Madame, répondit-il, devez-vous ajouter foi à tout ce qu'on dit? Cette morale que vous me prêchez si chrétiennement a-t-elle été la vôtre? On m'a assuré que non.

Anne d'Autriche se retira cruellement humiliée, et le soir même le roi disait à ses courtisans:

—Quand nous serons las d'aimer et de vivre, nous parlerons comme ceux que l'amour et le plaisir quittent, comme madame de Chevreuse, par exemple, ou madame de Carignan.

Et, comme tous les flatteurs s'extasiaient et riaient, le roi continua:

—Est-ce que la galanterie n'a pas toujours été et ne sera pas toujours? Voyez mesdames de Châtillon, de Ludre, de Soubise, de Luynes, de Vitry, de Monaco, de Vivonne, de Soissons, de Pons, d'Humières, etc., etc., etc.

La litanie eût pu durer encore, car toute la cour suivait les exemples du maître.

La Vallière recevait en amour le contre-coup de toutes ces attaques; le roi qui l'avait aimée en raison des difficultés qu'il lui fallait surmonter pour la voir, l'adorait maintenant en raison de l'acharnement qui se déchaînait contre elle. C'était encore le bon, l'heureux temps.

Depuis la fuite à Saint-Cloud, la situation de La Vallière était devenue plus tolérable. Madame, par ses imprudences, s'était mise à la discrétion du roi, elle respecta la maîtresse de celui qui pouvait tout. Elle fut bonne sans ostentation, indulgente sans fausse pruderie pour sa fille d'honneur. Elle aida même à dissimuler les deux premières grossesses de La Vallière, qui put ainsi mettre mystérieusement au monde deux enfants qui ne furent jamais déclarés. Colbert, le grand ministre, qui, pour conserver son influence dans les grandes affaires du royaume, était obligé de descendre aux plus petits détails de la vie du roi, se chargea de ces deux enfants.

Le terme venu, Madame donnait à La Vallière un des pavillons du Palais-Royal, retraite mystérieuse où nul ne pouvait pénétrer que les confidents, le roi, les médecins, une ou deux amies qui s'étaient attachées à la pauvre Louise. Madame se chargeait d'excuser ou plutôt de cacher l'absence de sa fille d'honneur, et La Vallière pouvait reparaître sans qu'on se fût aperçu de rien, au moins en y mettant un peu de bonne volonté.

Ces deux premiers enfants, deux garçons, qui vécurent peu, furent secrètement enlevés par Colbert. On les baptisa sous un faux nom à une petite église de la rue Saint-Denis. D'anciens domestiques, de pauvres gens, parmi lesquels un vrai pauvre de la paroisse, tinrent sur les fonts baptismaux ces fils «du plus-grand roi du monde[28]

Les divertissements se continuaient sans interruption à la cour, les prétextes ne manquaient pas. En apparence la reine et Madame étaient les divinités de ces enchantements, mais tout le monde savait maintenant que pour la seule La Vallière Louis XIV déployait toutes ces magnificences, comme s'il eût été besoin d'éblouir sa maîtresse par tout ce frivole et inutile étalage de grandeur.

À toutes ces fêtes, la pauvre Marie-Thérèse se traînait comme au supplice, par ordre du roi. Elle eût tant aimé à pleurer en paix, cette femme éprise et jalouse, mais non, il fallait régner, subir tous ces hommages destinés à une autre, ajouter le triomphe de sa présence à tous les triomphes d'une rivale adorée. Marie-Thérèse alors n'appréciait pas La Vallière à sa juste valeur, elle ne comprenait pas le beau caractère de cette toute-puissante maîtresse, qui osait à peine lever les yeux sur elle, et qui s'inclinait devant elle jusqu'à tomber à genoux. Quelques années encore, et la reine, outragée par d'insolentes favorites, regrettera La Vallière, si humble dans sa puissance, si modeste dans ses succès.

Aux fêtes intimes, impromptus de chaque soir, le roi ne traînait pas Marie-Thérèse.

Le roi se passait alors le plaisir d'aimer sans contrainte sa bien-aimée maîtresse. Travestis de façon à se rendre méconnaissables, le visage couvert d'un loup de velours, les deux amants se mêlaient aux bandes de masques de la cour qui, pendant les réjouissances du carnaval, couraient toute la nuit des Tuileries au Louvre, du Louvre au Palais-Royal.

Autant qu'elle le pouvait, La Vallière résistait encore à cette publicité qui lui semblait un crime; mais elle était placée dans cette cruelle alternative d'obéir ou de perdre le cœur de son amant. Elle subissait, en courbant le front et en dévorant ses larmes et sa honte, le poids «des honneurs» dont l'accablait le roi, mais elle n'eut jamais un moment d'enivrement.

Les poëtes officiels, certains de plaire au maître, commençaient à mêler à leurs vers les noms de La Vallière. Ce n'était encore que des allusions délicates, mais dont la transparence ne trompait absolument personne. Dans le ballet des ARTS,


La Vallière, fille illustre,
Et si digne du balustre,

pour parler comme cet insipide rimeur qui a nom Loret, figurait déguisée en bergère à côté de son amant, et Benserade faisait dire d'elle:


Et je ne pense pas que dans tout le village
Il se rencontre un cœur mieux placé que le sien.

Mais Louis XIV rêvait de bien autres splendeurs! Les enchantements de Vaux étaient encore dans toutes les mémoires, et cette idée d'avoir été surpassé en magnificence par un sujet insolent troublait le bonheur du roi. Fouquet avait été un prodigue insensé, il fallait être plus prodigue encore. De cette époque datent les premiers triomphes de Versailles.

Versailles n'était rien encore, un simple pavillon de chasse bâti par Louis XIV au milieu d'un parc. C'est là cependant que Louis XIV résolut de donner une fête en harmonie avec l'idée qu'il se faisait de sa grandeur. Il fallait tout improviser; cela charma le roi.

Le 7 mai 1664 commencèrent ces fêtes merveilleuses, étourdissante féerie de sept jours. On avait annoncé: Les plaisirs de l'île enchantée, divisés en trois journées; mais trois jours de seulement vingt-quatre heures ne purent suffire pour dérouler sous les yeux éblouis de toute la noblesse de France les merveilles commandées par Louis XIV.

Vigarani avait été le décorateur. Le Nôtre avait improvisé les jardins et un paysage; Toricelli s'était chargé des feux d'artifice. Puis, comme il fallait d'autres plaisirs que ces récréations des yeux, on avait appelé la troupe des Béjart; Benserade composa des madrigaux pour tous les invités, et enfin Molière avait fait ou fait faire la Princesse d'Élide.

Puis, au-dessus de tous ces artistes, de ces hommes de génie, planait Colbert, l'ordonnateur suprême, Colbert qui sortait à regret les millions des coffres de l'État, et qui voulait essayer, tout en obéissant à son maître, de faire la part du feu.

À ces fêtes de Versailles, Molière osa célébrer les amours du roi. Dans la Princesse d'Élide, tous les assistants comprirent l'allusion, lorsqu'un vieux courtisan dit en s'adressant au prince:


Moi, vous blâmer, seigneur, des tendres mouvements
Où je vois qu'aujourd'hui penchent vos sentiments!
...................................................................
Je dirai que l'amour sied bien à vos pareils;
Que ce tribut qu'on rend aux traits d'un beau visage
De la beauté d'une âme est un vrai témoignage,
Et qu'il est mal aisé que, sans être amoureux,
Un jeune prince soit et grand et généreux.

Les applaudissements à ces vers si directs éclatèrent comme une tempête, et la pauvre La Vallière faillit mourir de honte sous le poids de tous les regards qui désignaient aux reines indignées «l'objet charmant de ces allusions.»

Cette grande féerie de sept jours fut, dit M. Michelet, «un triomphe sans victoire, fête sans but, donnée, non pour la reine et non pour La Vallière, une maîtresse de trois années, mais donnée par le roi au roi; Louis XIV fêtait Louis XIV.»

Bien d'autres hontes, c'est-à-dire bien d'autres faveurs allaient accabler La Vallière; Louis XIV souhaitait plus de publicité encore; le roi imposa sa maîtresse à Marie-Thérèse sa femme, à Anne d'Autriche sa mère, et les contraignit de la recevoir.

Madame de Montausier, «cette femme qui naturellement avait de l'âpreté pour tout ce qui s'appelle la faveur,» et qui avait remplacé dans la charge de surveillante des filles d'honneur la digne duchesse de Navailles[29], fut chargée de signifier aux reines la volonté du roi. Elle s'acquitta habilement de cette commission épineuse, et acquit ainsi de nouveaux droits aux bonnes grâces du maître.

La réputation de vertu de madame de Montausier et de son Alceste de mari a été beaucoup trop surfaite, pour qu'il ne soit pas intéressant de rétablir un peu les choses dans leur vrai jour; il n'y a qu'à copier madame de Motteville à la page où elle raconte la démarche, couronnée d'un si heureux succès, de madame de Montausier près des deux reines.

«Je ne puis, en cet endroit, écrit-elle, m'empêcher de dire une chose qui peut faire voir combien les gens de la cour, pour l'ordinaire, ont le cœur et l'esprit gâtés.... Je rencontrai madame de Montausier qui était ravie de ce dont la reine était au désespoir. Elle me dit avec une exclamation de joie:—Voyez-vous, madame, la reine-mère a fait une action admirable d'avoir voulu voir La Vallière, voilà le tour d'une très-habile femme et d'une bonne politique. Mais, ajouta cette dame, la reine est si faible que nous ne pouvons pas espérer qu'elle soutienne cette action comme elle le devrait.»

Le langage de la très-prude madame de Montausier ne laisse pas que de stupéfier la bonne Motteville.

«Véritablement, continue-t-elle, je fus étonnée de voir dans la comédie de ce monde combien la différence des sentiments fait jouer des personnages différents. Le duc de Montausier, qui était en grande réputation d'homme d'honneur, me donna quasi en même temps une pareille peine, car en parlant du chagrin que la reine-mère avait eu contre la comtesse de Brancas, il me dit ces mots:—Ah! vraiment, la reine est bien plaisante d'avoir trouvé mauvais que madame de Brancas ait eu de la complaisance pour le roi en tenant compagnie à mademoiselle de La Vallière. Si elle était habile, elle devrait être bien aise que le roi fût amoureux de mademoiselle de Brancas, car étant fille d'un homme qui est, à elle, son premier domestique, lui, sa femme et sa fille lui rendraient de bons offices auprès du roi.»

Voilà l'homme aux mœurs sévères, le Misanthrope de la cour de Louis XIV! On se demande, avec stupéfaction, comment devaient être les Philintes.

La Vallière acceptée des reines, Louis n'eut pas besoin de l'imposer aux autres dames de la cour, toutes se disputaient les bonnes grâces de la favorite; et lorsqu'il décida «que désormais les dames accompagneraient mademoiselle de La Vallière,» il rendit un décret inutile, depuis longtemps on était allé au devant de ses désirs.

Il y avait d'autant plus de mérite à adorer le caprice du maître qu'on ne le comprenait guère, on n'appréciait nullement à la cour la beauté de La Vallière, et, faut-il le dire, son ambition était pour les courtisans la mesure de son esprit. Tandis que toutes les platitudes rampaient à ses pieds, tout bas on raillait sa figure, «sa démarche cahin caha» et surtout sa niaiserie. On prétendait qu'elle passait des journées entières à une fenêtre, occupée à souffler dans une paille des bulles de savon. Distraction bien innocente, dans tous les cas, et qui n'eût guère amusé toutes ces belles dames qui n'avaient aucun goût pour les plaisirs innocents. La reine Marie-Thérèse elle-même, cette reine si disgraciée de la nature, se demandait par quel charme «cette fille boiteuse et fade pouvait lui avoir enlevé le cœur de son époux.»

Des couplets satiriques, des épigrammes injurieuses contre La Vallière, circulaient sous le manteau de la cheminée, mais on n'osait les fredonner encore que toutes portes bien closes. Pour bien moins que cela le roi déjà avait fait de terribles exemples. On sait le sort du vaniteux cousin de madame de Sévigné, Bussy, cet impitoyable railleur que l'Histoire amoureuse des Gaules conduisit droit à la Bastille; le seul soupçon d'être l'auteur d'un noël fameux sous le nom des alleluia fit plus pour sa disgrâce que le déchaînement des colères que souleva le très-célèbre pamphlet. Un couplet de ce noël surtout obtint un succès incroyable de vogue clandestine, on le chantait partout, avec les sourdines de la peur bien entendu:


Que Deodatus[30] est heureux
De baiser ce bec amoureux
Qui d'une oreille à l'autre va!
Alleluia!

Deodatus, c'est le roi, ô comble de l'irrévérence! Quant au bec amoureux, c'est bien celui de la favorite, qui dans le fait avait la bouche un peu grande.

La mort d'Anne d'Autriche (janvier 1666) porta un terrible coup au bonheur de mademoiselle de La Vallière, ce fut le grand et premier échec de sa fortune.

Louis XIV que la crainte de sa mère avait toujours contenu ne garda plus désormais aucune mesure. Il fit sortir sa maîtresse de chez Madame, lui donna l'hôtel Biron, monta sa maison avec une splendeur princière, lui fit présent de meubles magnifiques et de toilettes royales. Ainsi, à deux pas des Tuileries, le roi eut, au vu et su de tous, son petit ménage; il eut une autre femme à côté de sa femme légitime, pauvre et malheureuse reine qui tremblait devant cet époux qu'elle adorait, et qui, contre tous les outrages dont il l'abreuva, n'eut jamais que des larmes. Alors, il y eut deux cours, la petite et la grande, la cour officielle où toute la noblesse était admise, la cour intime où seuls les favoris avaient leurs entrées. On désertait les salons de la reine pour ceux de la favorite.

Tous ces honneurs, on disait ainsi alors, ne changèrent rien à la craintive modestie de La Vallière, tant ce scandale lui était aussi odieux qu'à la reine elle-même. Aussi, alors que tant d'autres eussent marché haut le front, elle marchait courbée sous le poids de sa faveur, essayant à force d'abnégation et d'humilité de se faire pardonner son élévation. Bien plus, au péril de sa vie, elle essayait encore de cacher les preuves de sa faiblesse, espérant sauver ce qui lui restait de réputation, après ce grand naufrage de son honneur.

Elle était enceinte et faisait tous ses efforts pour dissimuler sa grossesse. À force d'imprudences, d'extravagances même, elle réussit à ne pas éveiller l'attention. Elle était de toutes les fêtes, accompagnait partout le roi qui, dans sa cruauté égoïste, ne lui épargna pas une occasion de souffrir ou de risquer sa vie. Elle montait à cheval, suivait les chasses, et avec toute la cour changeait à chaque instant de résidence, tantôt à Saint-Germain, à Paris, à Fontainebleau. Jamais les atroces douleurs que devait lui causer le mouvement des carrosses, moins bien suspendus alors que nos moindres charrettes, et toujours menés grand train, ne lui arrachèrent aucun cri, ne troublèrent la douce placidité de son sourire.

Ainsi elle put échapper à la surveillance méchante dont elle était l'objet. Toute la cour était à Vincennes lorsqu'arriva le terme de sa grossesse; elle avait si bien dissimulé jusqu'au dernier moment, «qu'elle ne fit, pour ainsi dire, que passer de la chambre de la reine entre les mains des médecins et de la sage-femme, cachés près de là.»

Les douleurs la prirent vers une heure après minuit. Qu'on juge du courage de la pauvre fille et des précautions qu'il fallut prendre.

Pour sauver les apparences et pour éloigner tout soupçon, on lui avait donné un appartement voisin de celui de la reine et que cette princesse traversait tous les matins pour se rendre à la messe.

C'est là, «séparée seulement par une porte d'une reine trop justement jalouse,» qu'elle donna le jour à une fille légitimée sous le nom de mademoiselle de Blois.

«Le roi fut présent aux couches, aida les médecins, partagea les angoisses de celle qu'il aimait, en père et en amant, et reçut le premier l'enfant dans ses bras. Cependant midi sonnait; la reine allait passer pour entendre la messe. Elle entre, elle voit l'appartement garni de tubéreuses, de fleurs d'oranger et d'autres odeurs mortelles pour les femmes en couche: expédient terrible, meurtrier, mais dont La Vallière était à peine contente.

«On dit à la reine que La Vallière avait été fort tourmentée dans la nuit d'une indisposition. La reine, alors, avec une jupe parfumée de peaux d'Espagne, s'approche du lit de la malade et lui parle avec bonté sur son état.

«Dans la journée le bruit se répandit que La Vallière était accouchée, mais la reine le détruisit par le simple récit de ce qu'elle avait vu.

«Le soir même, elle reparut chez la reine avec toute la compagnie, veilla, soupa, et resta une partie de la nuit en coiffure de bal, la tête découverte, comme si de rien n'était.»

Telle est pourtant la femme que l'on a osé accuser de fausse pruderie, de modestie bien jouée. Pour que la honte l'obligeât à une telle contrainte, il faut que moralement elle ait cruellement souffert.

L'année 1667 fut bien fatale à La Vallière; elle fut faite duchesse d'abord, elle perdit le cœur de son amant, et enfin, pour la seule fois de sa vie, elle fut audacieuse et manqua de respect à la reine.

C'est en mai, au moment de son départ pour la conquête des Flandres, que Louis XIV conféra à sa maîtresse le titre de duchesse. Pour elle il érigea en duché-pairie, sous le titre de La Vallière, les terres de Vaujour et de Saint-Christophe, deux baronnies, situées, l'une en Touraine, l'autre en Anjou, transmissibles à l'enfant que le roi venait d'avoir. Par les mêmes lettres patentes datées de Saint-Germain-en-Laye, le roi légitimait mademoiselle de Blois.

Le préambule de ces lettres est assez curieux pour qu'on s'en soit souvenu; Pélisson le rédigea de sa plus belle écriture. C'est le roi qui parle, mais c'est bien plus encore l'amant passionné.

«Les bienfaits que les rois exercent dans leurs États, dit Pélisson-Louis XIV, étant la marque extérieure du mérite de ceux qui les reçoivent, et le plus glorieux éloge des sujets qui en sont honorés, nous avons cru ne pouvoir mieux exprimer, dans le public, l'estime toute particulière que nous faisons de la personne de notre très chère, bien-aimée et très-féale Françoise-Louise de La Vallière, qu'en lui conférant les plus hauts titres d'honneur, qu'une affection très-singulière, excitée dans notre cœur par une infinité de rares perfections, nous a inspirée depuis quelques années en sa faveur[31]

L'édit enregistré, Louis XIV installa à Versailles la nouvelle duchesse, et, rassuré sur le sort de la mère et de l'enfant, il partit le 16 mai, de Saint-Germain, à la conquête de la branche de laurier nécessaire à ses futures apothéoses.

Cette conquête de la Flandre ne fut, à bien dire, qu'une promenade militaire, presqu'un tournoi à armes courtoises. Tout avait été combiné, réglé d'avance, comme à ces jeux de guerre où l'on exerce les soldats. Le jour, on paradait à cheval, le soir on se réjouissait sous les tentes, l'or roulait et le vin coulait, dit La Fare, et jamais les gentilshommes de la maison du roi n'avaient été si joyeux. On eut fini en un tour de main. Turenne était là.

Alors, pour que la fête fût complète, le roi partit au devant de Marie-Thérèse qui venait rejoindre l'armée avec toutes les dames, il fallait montrer leur reine à ces nouveaux sujets et les éblouir des splendeurs de la cour la plus brillante de l'Europe.

C'était bien le moins qu'on montrât à ces bons Flamands ce que désormais on ferait de leur argent.

Cette campagne si facile est un des plus brillants et des plus joyeux épisodes du règne de Louis XIV, c'est l'instant que l'excellent Vander-Meulen a choisi pour nous montrer toute cette cour en campagne. Voilà bien les immenses carrosses dorés, maisons roulantes où l'on rit, où l'on joue, où l'on mange. Le roi va de l'un à l'autre, il cause, il rit, il agace les dames. De tous côtés ce ne sont que gentilshommes enrubannés, qui caracolent en tenue de Versailles sur leurs magnifiques chevaux.

Mais cette conquête de la Flandre, dont la Porte Saint-Martin est le monument héroï-comique[32], valut au roi une bien autre conquête, dont Amphitryon restera pour Louis XIV le honteux et éternel monument.

Depuis les dernières couches de La Vallière, qui alors était de nouveau enceinte, le cœur du roi s'était peu à peu dégagé de liens qui n'étaient qu'habitude, et errait de l'une à l'autre sans pouvoir se décider. Trois ou quatre dames des plus aimables et des plus belles, Brantôme dirait des plus honnêtes, battaient en brèche le cœur du roi; elles le prirent d'assaut, et ne le gardèrent pas; mais elles aplanirent la voie pour madame de Montespan dont l'heure était venue.

C'est à Compiègne, sous le manteau discret de madame de Montausier «cette vertu si sévère,» qu'eurent lieu les premiers rendez-vous de Louis XIV et de cette fille des Mortemart. Le secret en commençant fut admirablement gardé, et longtemps encore madame de Montespan put tromper la reine par ses hypocrites condoléances et sa dévotion affectée.

La Vallière, elle, plus clairvoyante, ne s'y trompa pas une minute, elle comprit bien que le roi, peu à peu, se détachait d'elle, et qu'il en aimait une autre, mais sans savoir encore quelle était cette rivale.

Madame la Duchesse, c'était ainsi qu'on l'appelait désormais, avait voulu suivre la cour en Flandre. Depuis sept semaines elle était séparée de son amant, et sentait le besoin de rassurer son cœur. Elle osa partir, malgré la reine qu'indignait cette audace de venir lui disputer le cœur de son mari. Oubliant tout ce qui l'effrayait tant autrefois, elle se mêla à la suite, et l'exaspération de la reine fut telle, qu'à la première halte elle défendit qu'on lui donnât à manger.

Tout le cortége de Marie-Thérèse était arrivé en vue de l'armée; au loin déjà on distinguait le roi, monté sur un de ces énormes normands, comme les peint si bien Vander-Meulen. Le carrosse de la reine tenait la tête de la file, elle avait défendu que personne la précédât, elle se faisait une fête d'être la première à embrasser le roi.

Tout à coup on aperçut un carrosse qui, se détachant du cortége, coupait à travers champs et courait vers le roi au grand galop de ses chevaux. «La reine le vit, elle se mit dans une incroyable colère.—Arrêtez-la, criait-elle, arrêtez-la!» Nul ne l'osa faire, on craignait trop encore l'amour du roi, et elle arriva la première.

Voilà cependant ce qu'en vue de toute l'armée osa faire la timide, la modeste La Vallière; plus tard, elle se reprochait amèrement cette audace, et s'accusait de ce que «sa gloire et son ambition d'être aimée avaient été comme des chevaux furieux qui l'entraînaient dans le précipice.»

Le roi reçut admirablement cette maîtresse déjà délaissée, il l'emmena même, seule avec lui, jusqu'à La Fère, où les deux amants restèrent près d'une semaine.

La fin de cette année «si glorieusement commencée» s'acheva triste et menaçante pour l'infortunée duchesse. Le roi dissimulait encore; mais avec cette délicatesse d'impressions d'une femme véritablement aimante, elle sentait que chaque jour se détachait ce cœur qui si longtemps n'avait battu que pour elle.

Toute espérance n'était pas perdue cependant, elle était enceinte, et un fils pouvait renouer encore cette chaîne qui menaçait de se rompre. La Vallière ne savait pas tout ce qu'il y avait d'égoïsme et de bestialité dans ce roi qui, pour repousser du pied ses maîtresses, pour les remplacer, choisit toujours le moment où les autres hommes redoublent d'attentions, de soins et d'amour pour celles qu'ils aiment.

Dans les premiers jours du mois d'octobre, La Vallière donna au roi un fils, le duc de Vermandois, dont la mort mystérieuse et tragique devait ouvrir le champ aux plus étranges rumeurs.

Le roi était seul avec sa maîtresse, lorsqu'arriva le moment décisif. «La pauvre créature, dit Bussy, fut prise de ce mal qui fait tant souffrir, et en fut prise avec tant de violence et des convulsions si terribles, que jamais homme ne fut si embarrassé que notre monarque. Il appela du monde par les fenêtres, tout effrayé, et cria qu'on allât dire à mesdames de Montausier et de Choisy qu'elles vinssent au plus tôt, et une fille de La Vallière courut à la sage-femme ordinaire. Tout le monde vint trop tard.... Les dames, arrivant, trouvèrent le roi, suant comme un bœuf d'avoir soutenu sa maîtresse, dont les douleurs avaient été assez fortes pour lui faire déchirer un collet de mille pistoles en se pendant au col du roi.

«Un instant, on crut la pauvre créature morte. Elle avait été prise d'une effrayante syncope, et madame de Montausier dit qu'elle croyait bien qu'elle venait de passer. Alors le roi se jetant au pied du lit et fondant en larmes:

—«Oh! mon Dieu! s'écria-t-il, prenez-moi tout ce que j'ai et rendez-la-moi.

Dieu la lui rendit en effet, et il en fit la plus malheureuse des femmes. Ce fut le dernier élan de passion de Louis XIV pour une favorite si digne de son amour, pour cette âme douce et tendre, «timide violette qui se cache sous l'herbe, dit madame de Sévigné, et qui rougissait d'être maîtresse, d'être mère, d'être duchesse.»

La Vallière vécut, mais pour expier ses fautes d'amour; l'étoile d'une autre se levait.

La passion nouvelle de Louis XIV pour madame de Montespan ne tarda pas, en effet, à se manifester au grand jour et de la façon la plus scandaleuse. Comme il fallait «sauver les apparences,»—le mot est joli,—madame de Montespan alla s'installer chez la duchesse de La Vallière, et la pauvre favorite délaissée eut à souffrir les horribles tourments de la jalousie que, bien malgré elle, autrefois, elle avait fait endurer à l'infortunée Marie-Thérèse.

Mais quelle différence! Chastement craintive, La Vallière, lorsque ses yeux rencontraient ceux de la reine, sa rivale, semblait toujours demander grâce, «on croyait qu'elle allait tomber à genoux.» Madame de Montespan, au contraire, presque aussi brutalement égoïste que le roi, mais bien autrement cruelle, semblait prendre plaisir à retourner le poignard dans le cœur de l'infortunée. Chaque jour quelque insulte nouvelle, quelque humiliation méditée avec d'incroyables raffinements.

La Vallière n'essaya même pas de lutter. Elle ne savait que gémir et fondre en pleurs. Et comment eût-elle pu lutter, d'ailleurs, contre cette superbe rivale qui, à une éclatante et splendide beauté, joignait l'esprit et la méchanceté des Mortemart; contre cette femme qui, d'un mot, tuait ses ennemis? La pauvre duchesse, elle, n'avait plus que son amour. Sa beauté s'était flétrie, ses charmes s'étaient envolés. Sa dernière couche avait été désastreuse, elle y avait laissé ce qui lui restait encore de jeunesse et de fraîcheur, et le roi, le croirait-on, fut assez misérable pour le lui reprocher.

Les chagrins achevèrent l'œuvre du temps et des souffrances. Elle était pâle comme une morte, disent les Mémoires, et avait toujours les yeux rouges. Elle était d'une maigreur effrayante et avait été frappée d'une sorte de paralysie qui lui rendait les mouvements très-difficiles.

Parfois l'idée lui venait que toutes ces amertumes n'étaient qu'une expiation de sa faute.—«Dieu me châtie cruellement, disait-elle alors, mais je l'ai mérité.»

Et cependant elle n'avait pas encore le courage de s'éloigner, de se dérober par la fuite à toutes ces humiliations si honteuses pour le roi et pour madame de Montespan.—«Je suis la faiblesse même, disait-elle.»

Et en effet, un regard, une bonne parole de son amant suffisaient pour lui faire oublier ses souffrances et ses larmes. Le roi semblait revenir vers elle quelquefois, aux jours où l'orgueil de madame de Montespan, presqu'aussi grand que le sien, lui résistait et lui tenait tête.

De même qu'elle acceptait les avanies, La Vallière acceptait ces retours plus humiliants encore. Bien plus elle s'en réjouissait. Au fond de son cœur à toutes les illusions avait survécu l'espérance, cette plante vivace qui croît au fond des âmes les plus corrodées, et dont la dernière racine ne s'arrache qu'avec la vie. À chaque retour du roi elle croyait que son amant d'autrefois lui était rendu. Elle séchait ses larmes, ses yeux redevenaient radieux de bonheur, sa démarche semblait plus légère. Mais toujours par quelque odieuse méchanceté, elle était arrachée à ce beau rêve.

Telle est cependant la femme que madame de Montespan attacha au char insolent de sa prospérité, qu'elle traîna misérablement dans toutes les traverses de la passion, qu'elle enchaîna entre le roi et elle, par un excès de dépravation incompréhensible chez une femme jeune et passionnée, mais que pourtant on explique.

Car enfin il faut savoir comment ce roi et cette favorite traitaient cette pauvre âme déchue. Madame de Montespan en avait fait sa servante et le roi quelque chose de pis. On la faisait coucher dans une chambre par où passait le roi lorsqu'il allait chez madame de Montespan, comme si on eût craint de lui épargner une seule goutte de ce calice d'amertume.

Écoutons plutôt la princesse Palatine, on ne peut pas l'accuser d'aimer les favorites, celle-là, elle les abomine, elle les exècre; si un instant elle était toute puissante, certainement elle les jetterait à la porte du palais de Versailles, et cependant le malheur de La Vallière la touche, elle s'apitoie sur le sort de cette infortunée, elle regrette presque de n'avoir pas été là pour essuyer ses larmes.

«Madame de La Vallière, dit la Palatine, a cru ne pouvoir faire une plus rude pénitence que de rester avec la Montespan. Celle-ci la traitait indécemment, cruellement, et se moquait d'elle en toute occasion, même en public.

«Elle fit plus; sa jalouse rage ne fut pas satisfaite qu'elle n'eût excité le roi à avoir pour La Vallière les façons les plus désobligeantes et les plus dures. Il fallait que le roi passât par l'appartement de la duchesse de La Vallière pour aller dans celui de la Montespan: il avait un petit chien épagneul que l'on nommait Malice; le roi, à la prière de la Montespan, le jeta à la duchesse de La Vallière en lui disant:—Tenez, Madame, voilà votre compagnie, c'est assez. Cela était bien dur, d'autant plus qu'en parlant ainsi il ne faisait que passer, n'ajouta pas le moindre correctif à ce peu de mots, et s'en allait trouver sa Montespan[33]

Les avanies de madame de Montespan, pour être moins grossières, n'en étaient que plus cruelles:

—Le roi a fait La Vallière duchesse, disait-elle un jour, parce qu'il savait que pour fille de chambre je ne voudrais pas une personne de moindre qualité.

C'est madame de Montespan qui répandit à la cour une abominable épigramme qui faisait une allusion cyniquement méchante aux accouchements mystérieux de celle qui était devenue son souffre-douleur:


Soyez boiteuse, ayez quinze ans,
Point de gorge, fort peu de sens,
Des parents! Dieu le sait! faites, en fille neuve,
Dans l'antichambre vos enfants,
Sur ma foi! vous aurez le premier des amants;
Et La Vallière en est la preuve.

Madame de Montespan avait bien le droit de railler l'héroïque pudeur de La Vallière: la belle dame, pour donner des enfants au roi, n'y mettait pas tant de façons.

Brisée de douleur, La Vallière eut bien l'audace, un jour, de faire entendre une timide plainte.

—Je n'aime pas à être gêné!...

Telle fut la sèche et laconique réponse de ce roi, si poli qu'il se découvrait devant les chambrières, et qui eût bien mieux fait de se conduire avec une maîtresse délaissée un peu en gentilhomme. Ainsi vont les réputations, cependant, et le nom de Louis XIV restera pour beaucoup de gens le synonyme de galante courtoisie.

C'est vers cette époque que La Vallière envoyait au roi ce sonnet touchant rimé sur une de ses lettres, par un des poëtes restés ses amis:


Tout se détruit, tout passe, et le cœur le plus tendre
Ne peut d'un même objet se contenter toujours.
Le passé n'a point eu d'éternelles amours,
Et les siècles futurs n'en doivent point attendre.

La constance a des lois qu'on ne veut pas entendre,
Des désirs d'un grand roi rien n'arrête le cours;
Ce qui plaît aujourd'hui déplaît en peu de jours:
Son inégalité ne saurait se comprendre.

Louis, tous ces défauts font tort à vos vertus;
Vous m'aimiez autrefois et vous ne m'aimez plus;
Mes sentiments, hélas! diffèrent bien des vôtres!

Amour à qui je dois et mon mal et mon bien,
Que ne lui donniez-vous un cœur comme le mien!
Ou que n'avez-vous fait le mien comme les autres!

Bien différente elle était des autres, cette pauvre duchesse, et rien ne put la consoler de la perte de son amour. Car les consolateurs ne manquèrent pas: plus d'un grand seigneur, voyant dans ce mariage une source de prospérités pour sa maison, lui offrit de l'épouser, elle refusa toujours en disant qu'elle n'aurait pas trop du reste de sa vie pour pleurer les fautes de sa jeunesse.

Cependant la mesure était comble, et La Vallière ne put se résigner davantage à voir sous ses yeux le bonheur de celle qui lui avait enlevé le cœur du roi. Depuis longtemps, le repentir avec la désillusion était entré dans son âme, elle se dit que Dieu seul pouvait pour elle remplacer l'homme, le roi qu'elle avait tant aimé, et elle résolut d'aller demander la paix, sinon l'oubli, aux solitudes du cloître. Une pieuse cohorte de dévots personnages la soutenait dans cette résolution. Bien des fois, avant le règne de la veuve Scarron, on retrouve autour du roi cette sainte phalange, surveillant d'un œil demi-clos les événements. Patiente, elle attend son heure. Elle aide à précipiter les favorites du haut du caprice royal, jusqu'à ce qu'enfin dans la couche de Louis XIV elle pousse une Vasthi de son choix, une élue de son cœur et de sa politique impitoyable.

Beaucoup de ceux qui entouraient la duchesse de La Vallière étaient convaincus que la faveur de madame de Montespan ne résisterait guère à l'éloignement de sa rivale. Ils ne se trompaient pas; quoi qu'il en soit, les pieuses exhortations de ces amis de son infortune décidèrent la duchesse, et un soir de mardi-gras, à une grande fête de Versailles, on apprit qu'elle s'était réfugiée aux Carmélites de Chaillot, près de mademoiselle de La Motte d'Argencourt, cette première passion de Louis XIV.

En apprenant la fuite de La Vallière, le roi eut comme un éclair de remords, le souvenir des enivrements de cette première passion lui revint au cœur; peut-être se dit-il qu'il avait été bien cruel pour cette pauvre fille dont l'amour unique était un culte. Il quitta la fête presqu'aussitôt, et dès le lendemain il fit porter à la fugitive une lettre dans laquelle il la conjurait de ne le pas abandonner. Le maréchal de Bellefonds, en qui La Vallière avait la plus grande confiance, fut chargé de la missive royale; mais il ne put rien obtenir d'elle. En quelques lignes elle répondit au roi que désormais elle ne voulait plus songer qu'à son salut.

Cette réponse désola Louis XIV[34], et non moins inutilement il lui renvoya Lauzun qu'elle ne voulut même pas recevoir. Alors il cessa de prier, il ordonna. Colbert alla signifier les volontés du maître, et La Vallière se décida à revenir prendre sa lourde chaîne.

—Hélas! dit-elle à Colbert, autrefois il serait venu me chercher lui-même.

Puis elle embrassa les religieuses qui déjà avaient tué le veau gras pour fêter la bienvenue de l'enfant prodigue.

—Adieu, mes sœurs, leur dit-elle, vous ne serez pas longtemps sans me revoir.

Au retour, dit madame de Sévigné, «le roi a causé une heure avec elle, il pleurait fort. Madame de Montespan fut au devant d'elle les bras ouverts et les larmes aux yeux; tout cela ne se comprend pas... enfin nous verrons.»

Six jours après madame de Sévigné écrit à sa fille[35]: «Madame de La Vallière est toute rétablie à la cour, le roi la reçut avec des larmes de joie, et madame de Montespan avec des larmes... devinez de quoi?... Tout cela est difficile à comprendre. Il faut se taire.»

Il faut parler au contraire, et dire que madame de Montespan ne jouait nullement la comédie. La Vallière pour elle était un gage de la durée de sa faveur. À sa faveur seulement elle tenait, et lorsque quelquefois, pendant une brouille, le roi retournait à la pauvre délaissée, réduite aux miettes du banquet de l'amour, elle riait aux larmes et disait que La Vallière ne la gênait point.

On avait approuvé le départ de madame de La Vallière, on blâma son retour. Toutes les femmes, madame de Sévigné en tête, trouvèrent qu'elle manquait de dignité, comme si l'amour, une passion véritable et la dignité n'étaient pas choses incompatibles.

Alors on se moquait de ce que l'on appelait les velléités de repentir de La Vallière, ou on l'appelait une demi-repentie. Ici apparaît la sécheresse du cœur de madame de Sévigné, qui, malgré son surprenant esprit, ne put jamais arriver à la sensibilité et s'arrêta toujours à la sensiblerie.

«À l'égard de madame La Vallière, écrit-elle à sa fille, nous sommes au désespoir de ne pouvoir vous la remettre à Chaillot; mais elle est à la cour beaucoup mieux qu'elle n'a été depuis longtemps, et il faut vous résoudre à l'y laisser.»

Et encore près de deux ans après (15 décembre 1673): «Madame de La Vallière ne parle plus d'aucune retraite; c'est assez de l'avoir dit: sa femme de chambre s'est jetée à ses pieds pour l'en empêcher; peut-on résister à cela?...»

Cependant madame de La Vallière n'avait pas abandonné son projet de retraite, seulement ni le roi ni madame de Montespan ne voulaient la laisser partir. Que d'affligeants spectacles pour elle, cependant, pendant ces années d'épreuves! C'est Madame qui meurt: cette belle, cette touchante Henriette d'Angleterre a été empoisonnée par un des honteux favoris de son mari. Avec toute la cour, La Vallière frémit à la grande voix de Bossuet qui tonne du haut de la chaire: Madame se meurt! Madame est morte! Puis, autour d'elle, elle voit grandir et croître la lignée impure de madame de Montespan, ces bâtards qui étalent sur la pourpre le déshonneur de leur mère.

Cette vie d'immolation, d'inépuisables amertumes dura trois ans encore, trois ans encore on foula aux pieds celle qu'on n'appelait plus que l'ancienne favorite, vieille avant l'âge,—elle n'avait pas trente ans,—flétrie comme une de ces fleurs frêles fanées une heure après qu'on les a détachées de leur tige.

Un jour que sa douleur était plus amère encore que tous les jours et qu'elle parlait d'entrer en religion, la veuve Scarron, qui faisait déjà le ménage de madame de Montespan, lui dit comme pour sonder la profondeur de son désespoir:

—Songez aux privations et aux austérités du cloître! aurez-vous le courage de les supporter?

—Si jamais se plaignait la chair, répondit La Vallière, je n'aurais pour me trouver heureuse qu'à me rappeler ce que ces gens-ci me font souffrir.

Et elle montrait le roi et madame de Montespan.

Enfin, l'heure du repos sonna pour elle, et il lui fut permis de se retirer dans un de ces cloîtres d'où, à trois reprises déjà, le roi était venu l'arracher. Cette fois elle y entrait pour toujours.

Dès lors elle ne vécut plus pour le monde, et jamais le bruit de cette cour de Versailles dont elle avait été la reine ne put troubler sa méditation. Que d'événements cependant! Ainsi elle apprit tour à tour la chute de madame de Montespan et celle de la belle Fontanges, et celle de bien d'autres qui ne régnèrent qu'un jour, jusqu'à cette surprenante nouvelle du mariage «du grand roi» avec la veuve du Cul-de-jatte.

À la grille du parloir bien des amis vinrent la visiter, et pour les malheureux, l'affligée avait de bonnes paroles. Elle la désespérée, elle eut cet honneur insigne de recevoir la reine Marie-Thérèse et de la consoler; elle pleurait avec elle lorsque cette épouse tant outragée lui racontait les monstrueux scandales du roi; alors Marie-Thérèse, qui l'avait tant haïe, et depuis tant regrettée, put lui donner le baiser du pardon.

Pendant trente longues années que se prolongea sa dure pénitence, elle n'eut jamais un seul mot de regret ou d'amertume. La gloire de sa fille, cette ravissante mademoiselle de Blois qui épousa le prince de Conti (1680), sembla la toucher à peine. Lorsqu'on lui apprit la mort si douloureuse du comte de Vermandois, ce fils qui avait tous les vices de son père, sans avoir la puissance qui les fait excuser, elle ne put s'empêcher de verser des larmes abondantes, et comme Bossuet s'efforçait de la consoler, elle lui dit en essayant de sécher ses larmes:

—Oui, vous avez raison, c'est assez pleurer la mort d'un fils dont je n'ai pas encore assez pleuré la naissance.

«Ce n'est plus la duchesse de La Vallière, c'est la sœur Louise de la Miséricorde,» écrivait un de ses anciens amis. Ce mot exprime tout le changement qui s'était opéré; c'est comme la paraphrase de la parole si laconique de Bossuet le jour où cette autre Madeleine prononça ses vœux: «Quel état!... et quel état!»

Mais aussi quel abîme entre les lettres d'amour de la belle et jeune fille d'honneur de Madame, et les réflexions sur la miséricorde de Dieu de la religieuse carmélite.

Il y avait trente ans qu'elle jeûnait et couchait sur la dure, lorsqu'en 1710 elle s'éteignit sur un lit de cendres, elle, la maîtresse adorée de la jeunesse du grand roi.

On prit des ménagements pour annoncer cette mort au vieux monarque; mais qu'en était-il besoin?

—La duchesse de La Vallière, dit-il d'un ton sec, est morte pour moi le jour où elle a quitté ma cour.


IV

MADAME DE MONTESPAN.

MADEMOISELLE DE FONTANGES.

Le jour où la duchesse de La Vallière, emportée par son amour, osait, au mépris des ordres de Marie-Thérèse, lancer en avant son carrosse et arriver la première près de Louis XIV, il y eut autour de la reine comme un cri d'indignation arraché par l'audace de la favorite.

—Pour moi, dit une des dames, Dieu me garde d'être jamais la maîtresse du roi; mais, si j'étais assez malheureuse pour cela, je n'aurais jamais l'effronterie de paraître devant la reine.

Cette dame plus vertueusement indignée que les autres était la marquise de Montespan. Et lorsqu'ainsi, devant la reine, elle prenait parti pour l'épouse contre la favorite, son audace était bien autrement grande que celle de La Vallière; car en ce moment même elle travaillait à renverser la pauvre duchesse, et, la veille de ce jour peut-être, sa chambre s'était mystérieusement ouverte pour le roi.

Françoise-Athénaïs de Rochechouart-Mortemart appartenait à l'une des plus nobles et des plus anciennes familles du royaume; elle était née en 1641. Toute jeune, elle était venue à la cour, et, sous le nom de Tonnay-Charente, avait brillé, à côté de La Vallière, au milieu de l'escadron fringant des filles d'honneur de Henriette d'Angleterre.

Brouillonne, intrigante, médisante à faire frémir, se moquant de tout, elle réussit à se faire chasser de chez Madame, qui était la bonté même. Comme elle avait envie de prendre son essor, elle se décida à choisir parmi les nombreux et honorables partis qui se présentaient.

Elle épousa en 1663 un homme de cœur et d'esprit, Henri Louis de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan, petit-fils de ce riche Zamet, chez qui la belle Gabrielle prit son dernier repas. Le roi signa au contrat.

La jeune marquise, elle avait vingt-trois ans, commença par donner un fils, un héritier à son mari, le duc d'Antin; c'était l'usage du temps. Nommée surintendante de Marie-Thérèse, elle sut capter la confiance de la reine par sa dévotion affectée et par ses médisances contre la pauvre La Vallière.

Madame de Montespan était mariée depuis moins de dix-huit-mois, lorsqu'elle chercha, semble-t-il, à disputer le cœur de Monsieur à un de ses petits amis, le chevalier de Lorraine. Elle perdit sa peine. Elle écouta alors, dit-on, l'irrésistible Lauzun; mais cette passion, d'ailleurs tenue fort secrète, ne dura qu'un jour.

Lauzun en la quittant voulut reconnaître ses faveurs par de bons offices, et il parla fort avantageusement au roi de la marquise de Montespan. Louis XIV fit la sourde oreille, il aimait encore La Vallière et la marquise ne lui avait jamais plu.

Le roi la connaissait de longue date, et seul peut-être de sa cour, il n'avait point admiré cette superbe beauté. Il l'avait vue jeune fille dans les salons de Madame; mariée, il la retrouvait chaque soir chez la reine, et ne semblait faire aucune attention à elle. Peut-être la redoutait-il. Louis XIV détestait l'esprit et les femmes spirituelles; or madame de Montespan passait pour une des plus redoutables railleuses de la cour. Ses bons mots armés en guerre blessaient mortellement, lorsqu'ils ne tuaient pas. Elle avait cette verve caustique si amusante pour tous ceux qui se croient à l'abri, et qui semblait un des priviléges de sa famille; on disait: «l'esprit des Mortemart.»

On peut le dire hardiment, jamais la superbe marquise de Montespan n'eût succédé à la timide La Vallière dans le cœur de son amant, sans un de ces hasards vulgaires qui, presque toujours, décident souverainement des destinées, hasard qui la jeta sur le chemin du roi.

C'était pendant cette joyeuse promenade de Flandre, en 1667. Toute la cour, à la suite de la reine, s'était établie en camp-volant à Compiègne, et, en attendant le roi, menait la plus joyeuse vie du monde. Madame de Montespan, avec un luxe de prudence, un peu exagéré peut-être pour une femme de trente ans, ne voulut pas demeurer seule, elle demanda asile à madame de Montausier, et vint mettre sa vertu et sa réputation sous la clef «de cette dame si austère.»

Un soir, le roi arrive, les fourriers avaient oublié son logement; l'appartement voisin de celui de la reine avait été donné à Mademoiselle. Louis XIV ne veut déranger personne, il déclare qu'en campagne le plus humble logis lui suffit, et il se contente d'une petite chambre qu'un simple escalier de quelques marches séparait seul de l'appartement occupé par madame de Montausier. Pour plus de sûreté, comme «cette reine des Précieuses» avait sous sa garde la vertu des filles d'honneur, on plaça une sentinelle sur l'escalier. Sentinelle perdue.

Toutes ces précautions dont se bastionnait la vertu de madame de Montespan devaient irriter la tentation. La curiosité prit le roi. Il vit là des difficultés à vaincre, de l'adresse à déployer. C'était une aventure, il la courut. César vint, il vit, il triompha. Ou plutôt non, tout le triomphe fut pour la marquise. Le lendemain, on ne replaça plus de sentinelle dans l'escalier.

La surprise, le mystère, les périls presque, donnaient un piquant attrait à cette bonne fortune. Il y avait mille obstacles; et que de précautions à prendre! L'escalier à franchir, sans être vu, la porte à forcer, bien discrètement; la reine logeait au-dessous, il fallait marcher sur la pointe du pied, puis, on pouvait éveiller madame de Montausier: que dirait cette dame «aux mœurs si sévères?» Hélas! faut-il le dire, madame de Montausier dormit autant que le souhaitait le roi.

À dater de cette première nuit, le roi sembla prendre en affection sa petite chambre, il s'y enfermait des journées entières, pour travailler, et souvent ses travaux le retenaient jusqu'à une heure fort avancée de la nuit. La reine était pleine d'inquiétude de cet excès de labeur, elle craignait que le roi ne compromît sa santé, mais Louis la rassurait, et lui faisait comprendre les pénibles nécessités du métier de roi.

Enfin, au bout de huit jours, ou plutôt de huit nuits, le roi était amoureux fou de madame de Montespan.

Et certes, la marquise en valait la peine. Un matin, au temps de sa plus grande faveur, elle était à sa toilette et se faisait des mines dans son miroir, lorsqu'il lui arriva de dire:

—Le roi devait bien à la dignité de sa couronne de prendre pour maîtresse la plus belle femme de son royaume.

Cette présomption superbe était, il faut l'avouer, admirablement justifiée. La marquise de Montespan, au dire de tous ses contemporains, et ce qui est mieux, de ses contemporaines, était la plus belle femme de la cour.

Beauté plantureuse et exubérante, elle était le vivant contraste de la blonde et frêle La Vallière; elle étalait avec orgueil des épaules et des bras admirables, et une gorge dont les splendeurs n'avaient pas de rivales; ses traits étaient réguliers, un peu virils, peut-être, ou du moins trop nettement accusés, son teint éblouissant de fraîcheur; elle avait la bouche sensuelle, la lèvre un peu épaisse, mais des dents magnifiques; ses yeux brûlaient de passion ou pétillaient de malice, selon les sentiments qui l'agitaient; enfin, elle avait une chevelure opulente, ses pieds et ses mains étaient d'une délicatesse exquise et d'une rare perfection de modelé.

Malgré cette beauté si rayonnante, madame de Montespan n'était cependant pas sympathique. Elle pouvait inspirer des désirs furieux, mais non un véritable amour, comme la douce et tendre La Vallière; remuer les sens, mais non le cœur. On se rend compte de la puissance de cette femme si belle, lorsqu'on regarde avec réflexion le beau portrait qui nous en est resté; elle est là dans tout l'épanouissement de sa riche nature; les seins nus, elle allaite un enfant beau comme elle, comme elle éclatant de vie et de fraîcheur. Et cependant elle ne séduit pas, une pensée méchante plisse imperceptiblement le coin de sa bouche moqueuse, on attend l'épigramme cruelle, enfin on lit dans cet œil aux lueurs phosphorescentes son terrible caractère.

Légère, capricieuse, hardie, hautaine, tous ses goûts étaient des passions, toutes ses passions des orages. Jalouse, tyrannique, un rien lui portait ombrage; la mobilité de ses caprices eût lassé toutes les patiences; ses dédains étaient écrasants. Son égoïsme était plus grand encore que celui de Louis XIV, jamais elle n'aima personne, pas plus son amant que son mari, elle n'aima pas même ses enfants. Son esprit cruel était sans pitié, pas un ridicule, pas un travers ne lui échappaient, et souvent elle immola ses meilleurs amis, ses plus dévoués, au seul plaisir de dire un mot plaisant. Ses emportements étaient incroyables, ses colères furieuses; une de ses contemporaines la peint d'un trait: «C'était un ouragan.»

C'est à cette femme que Louis XIV sacrifia La Vallière, la bonne, la dévouée La Vallière, le seul amour vrai de sa vie. Avec madame de Montespan la tempête entrait à Versailles.

Cette nouvelle passion du roi déjoua pendant quelques mois l'incessant espionnage organisé par les courtisans autour de la personne du maître; les trois ou quatre confidents de Louis XIV gardèrent scrupuleusement le secret. L'orgueil toujours croissant de madame de Montespan finit par donner l'éveil, et du jour où l'on tint le premier fil de cette intrigue, tout l'écheveau fut bientôt déroulé.

Ce fut un rude échec pour la réputation de madame de Montausier: on se demandait comment «l'Alceste femelle» avait pu prêter les mains à la double infidélité du roi, et donner à des amours adultères l'abri de son manteau d'austérité.

La reine, qui avait la plus grande confiance en la surveillante des filles d'honneur, fut plus particulièrement indignée; elle la fit venir, afin d'avoir avec elle une explication. Madame de Montausier nia tout, mais la reine ne parut pas convaincue.

«On me mande, disait Marie-Thérèse, que c'est madame de Montausier qui conduit cette intrigue, qu'elle me trompe, que le roi ne bougeait d'avec madame de Montespan chez elle.... Je ne suis dupe de personne, j'en sais plus qu'on ne croit[36]

La duchesse de La Vallière, elle aussi, était depuis longtemps au courant de tout, mais, comme la reine, elle se contenta de pleurer sans mot dire; depuis longtemps elle s'attendait à voir le roi la quitter pour une autre. «Ma beauté m'a abandonnée, disait-elle tristement, le roi a fait de même.»

Comme toujours en pareille occurrence, le trop confiant marquis de Montespan fut le dernier informé de ce qui se passait. Il l'apprit cependant, et, comme «il était original en tout,» il ne fut que médiocrement satisfait de l'honneur que le roi lui faisait en aimant la marquise.

Comme cependant on ne savait rien de positif, le marquis pensa que le plus court était d'emmener sa femme dans leurs terres. La marquise refusa net de le suivre. Une scène d'intérieur s'ensuivit, scène si orageuse vers la fin, que M. de Montespan leva la main sur sa femme.

—Eh bien! oui, le roi m'aime! s'écria la marquise avec un geste de défi, le roi m'aime. Et maintenant, frappez si vous l'osez.

Le marquis osa; il osa même si fort, que madame de Montespan, échevelée, les habits en désordre, s'enfuit de l'hôtel conjugal et alla demander l'hospitalité aux époux Montausier. Ils étaient l'un et l'autre trop bons chrétiens et trop habiles courtisans pour laisser à la porte une pauvre femme, la maîtresse du roi, sans refuge; ils l'accueillirent comme une bénédiction de Dieu, et lui firent fête. Ils pensaient qu'avec madame de Montespan la fortune et la faveur allaient entrer dans leur maison.

Le marquis de Montespan, un entêté, ne se tint pas pour battu. Il pensa que son titre de mari lui donnait quelques droits, et directement il se rendit chez madame de Montausier pour reprendre sa femme.

Ce fut un esclandre épouvantable: la marquise, aidée de sa protectrice, se défendit comme une lionne contre son mari qui voulait l'entraîner de force. Le marquis allait être le plus fort, lorsque madame de Montausier appela ses domestiques à la rescousse. Ils accoururent, se faisant arme de tout, et M. de Montespan dut battre en retraite devant un ennemi par trop supérieur en nombre. Mais il ne s'éloigna pas sans avoir passé sa fureur sur madame de Montausier; «il lui dit des choses horribles, et mêla ses reproches des injures les plus atroces.»

Cette terrible scène fit une telle impression sur madame de Montausier, déjà souffrante à ce moment, qu'elle tomba malade sérieusement, et se mit au lit pour ne plus se relever. Au moins son mari fut récompensé, «Alceste fut nommé gouverneur du Dauphin.»

Lorsque la marquise éplorée vint informer le roi de ce qui s'était passé, il entra dans une fureur impossible à décrire. Il n'osait pourtant rien entreprendre contre le mari de sa maîtresse, il se contenta de lui faire conseiller de se tenir tranquille.

Le malheur est que le marquis de Montespan ne voulait pas se tenir tranquille. Ne pouvant empêcher qu'on lui prît sa femme, il prétendait avoir la liberté de ne s'en pas montrer satisfait, et, qui plus est, de le publier partout.

Moins de trois jours après cette aventure, le marquis parut au lever de Louis XIV vêtu de noir de la tête aux pieds, et le visage lugubre, «comme un homme qui aurait enterré toute sa famille.»

—Avez-vous donc perdu quelqu'un, marquis? lui demanda le roi de son air le plus bienveillant.

—Non, Sire, répondit-il brutalement, je porte le deuil de ma femme.

Et il se retira gravement, au milieu de l'ébahissement général, laissant les courtisans véritablement stupéfaits de l'audace de cet original et de l'incompréhensible longanimité du roi.

Ce n'était pourtant pas encore assez pour le marquis: il fit draper son carrosse de noir, et aux quatre coins, en guise de panaches, il fit placer des cornes,—ses armes parlantes, disait-il. Puis, avec cet équipage fantastique, il se promena par tout Paris.

C'était plus que n'en pouvait supporter Louis XIV; il écrivit à son ministre pour châtier l'insolent:

«Monsieur Colbert, il me revient que Montespan se permet des propos indiscrets. C'est un fou que vous me ferez le plaisir de suivre de près et de chasser de Paris.»

On ne le chassa pas. Pour l'avoir toujours sous la main, on le mit à la Bastille.—Une douche à un cerveau malade. Après cet acte éclatant de justice souveraine, Louis XIV dormit plus tranquille, et madame de Montespan étala avec plus d'orgueil encore l'immense ampleur de ses jupes.

On pensait que le roi laisserait éternellement le marquis à la Bastille, comme assurément il en avait le pouvoir; on se trompait. Un beau matin, on lui ouvrit les portes, et on lui donna une belle escorte pour le reconduire à sa terre de Guienne. On essaya même de l'avilir en lui faisant accepter de l'argent. On l'inscrivit sur une liste de pensions, mais il ne voulut jamais en toucher les quartiers.

Arrivé en Guienne, Montespan poussa jusqu'au bout sa lugubre vengeance, un des actes les plus courageux de cette époque de platitudes rampantes. Il fit prévenir tous les gentilshommes de sa province que la marquise était morte, il s'obstina à porter le deuil, et chaque mois il faisait chanter une messe en musique pour le repos de l'âme de sa défunte femme.

Tout ce scandale ne suffit pas à Louis XIV; ses relations doublement adultères dévoilées, il entreprit de les justifier, bien plus, de les glorifier. Au nom de sa toute-puissance, il prétendit déifier ses passions, réhabiliter sa favorite, et changer en honneur insigne l'opprobre qu'il infligeait au mari.

Les courtisans, troupe plate et servile, applaudirent des deux mains à cette prodigieuse audace de Louis XIV; ils firent litière de leur honneur, déclarant par là que tous accepteraient avec joie le rôle de Montespan, cet original qui semblait mépriser l'illustration nouvelle que le caprice royal donnait à sa maison.

Molière prêta le secours de son génie au monstrueux projet de Louis XIV, et l'on joua sur la scène, devant toute la cour, en présence de Marie-Thérèse, de la pauvre La Vallière et de madame de Montausier, à deux pas de madame de Montespan; on joua les mystères de Compiègne, c'est-à-dire Amphitryon.

Sombre page de l'histoire de Molière! N'est-ce pas la fatalité antique qui s'acharne après lui? Le génie est-il donc un si grand crime, que, vivant, il faille en porter la peine?

Molière obéit à Louis XIV. Il fit pour la fantaisie du maître cette terrible comédie, Amphitryon, tout comme il avait fait écrire la Princesse d'Élide, comme il fera représenter Georges Dandin.

Et cependant il n'est pas de ces vils adulateurs qui se traînent à plat ventre autour du trône. Il paie royalement la protection royale. Il achète ainsi le droit de donner des chefs-d'œuvre: la Princesse d'Élide a sauvé Tartufe, Amphitryon ouvre le chemin à Don Juan.

C'est que Molière est seul contre tous. Le grand homme n'a que le roi pour le défendre. Il a déchaîné toutes les haines; les partis, lorsqu'il s'agit de le perdre, d'étouffer sa voix, se donnent la main. Il les a tous flagellés et souffletés de ses vers, abîmés et ridiculisés de son rire. Les dévots ne pardonnent pas Tartufe, les marquis veulent se venger de la critique de l'École des Femmes, Alceste atteint la cour, Pourceaugnac fait grincer des dents à la province. C'est qu'il n'a ménagé ni la ville, ni la cour, ni la bourgeoisie, ni la noblesse.

Il n'en épargne qu'un, celui qui le protège contre les autres, et encore il sent sa chaîne, il gémit tout bas, et tout haut il se plaint de l'esclavage:


Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis!
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.
Ils veulent que pour eux tout soit dans la nature
Obligé de s'immoler.

Et voilà pourquoi Molière s'immole. Mari passionnément épris d'une femme coquette, cette détestable Béjart, le voilà qui glorifie l'adultère. Il pleure des larmes de sang sur les infidélités de sa femme, peu importe, il rira, il fera rire des trahisons conjugales, et, cocu sublime, il jettera à pleines mains le ridicule sur les époux trompés.

Ainsi, nous avons Amphitryon, et Molière-Sosie: mais cherchez bien sous ce rire, vous trouverez la plaie qui saigne; malgré le bruit de cette verve désolante et convulsive, vous entendrez le sanglot sourd. En tel endroit, il secoue sa chaîne et la révolte perce; c'est l'argument du bâton qui seul peut convaincre Molière-Sosie, terrible argument de la loi du plus fort.

Donc, autour de Sosie les voici tous, les acteurs de la comédie ignoble, Molière les a mis en scène. Voici Jupiter-Louis XIV, et Amphitryon-Montespan, et la belle Alcmène-favorite. C'est une apothéose en règle, la divinité excuse la marquise, les cornes de l'époux trompé se changent en couronne triomphale.

Et les courtisans applaudissent à leur opprobre, et Mercure-Lauzun est tout fier et fait la roue.


Un partage avec Jupiter
N'a rien du tout qui déshonore,
Et sans doute il ne peut être que glorieux
De se voir pour rival le souverain des dieux.

Telle est la morale, et cette noblesse, autrefois si fière, n'y trouve rien à redire, et il n'est pas un seul de ces grands seigneurs qui ne soit disposé à porter à sa femme le mouchoir que daignera lui jeter Louis XIV. Tel est le degré d'avilissement où les a réduits ce roi qui tient pour eux la corne d'abondance.


Le véritable Amphitryon
Est l'Amphitryon où l'on dîne,

et les broches tournent du matin au soir dans les cuisines de Versailles, et le couvert est toujours mis chez Louis XIV. Demandez plutôt à Vivonne, il vous montrera les roses qui fleurissent sur ses joues, et le double menton qui bat sa poitrine; il les doit aux perdrix que l'on mange à la table royale.

Comme on pourrait jaser, pourtant, comme un envieux mal avisé pourrait hasarder un blâme, Sosie, avant de se retirer, transmet les volontés de Jupiter-Louis. Écoutez l'oracle, et à bon entendeur salut:


Tout cela va le mieux du monde.
Mais enfin, coupons aux discours,
Et que chacun chez soi doucement se retire.
Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire.

Après ce scandaleux étalage d'un amour adultère, après ce monstrueux déni de morale, il semble que Louis XIV n'ait plus aucune mesure à garder; cependant il se contraint encore. Il fait mettre en scène ses amours «qui honorent celles qui en sont l'objet, qui honorent même leurs maris,»—mais il essaie, au moins dans les commencements, d'en dissimuler les suites. On cache donc les premières grossesses de madame de Montespan.

Déjà dans le courant de l'année 1669 elle avait mis au monde une fille qui ne vécut que trois ans; le 30 mars 1670, elle donna au roi un fils qui fut le duc du Maine.

La naissance de ces deux enfants fut tenue extrêmement secrète. Lorsque pour la seconde fois madame de Montespan se trouva enceinte, le roi, malgré l'aversion que lui inspirait Paris s'installa au Louvre où l'étiquette était beaucoup moins sévère, où il était beaucoup moins entouré, ce qui lui permettait de visiter presque tous les jours madame de Montespan à laquelle on avait fourni un prétexte plausible de s'éloigner pour quelques jours de la cour.

«Le terme venu de l'accouchement, une fille de service de la marquise de Montespan, en qui le roi et elle avaient une confiance particulière, monta en carrosse et alla dans la rue Saint-Antoine chercher un nommé Clément, fameux accoucheur, à qui elle demanda s'il voudrait venir avec elle, pour une femme qui était en mal d'enfant. On lui dit que s'il voulait venir, il fallait qu'il consentît à se laisser bander les yeux, parce qu'on ne voulait pas qu'il sût où on le menait.

«Clément, à qui de pareilles choses arrivaient souvent, voyant que celle qui venait le chercher avait l'air honnête, répondit qu'il était prêt à tout ce qu'on voudrait[37]

Il monta donc en carrosse, les yeux bandés, et s'assit à côté de la fille de chambre. On resta plus d'une heure et demie en route; le cocher, qui avait ses ordres à l'avance, fit faire au carrosse d'innombrables détours, afin de dérouter complétement le chirurgien. Enfin, on s'arrêta. La fille de chambre prit la main du chirurgien, l'aida à descendre, le guida à travers l'escalier et l'introduisit dans un appartement peu éclairé, où seulement il put ôter son bandeau.

Un homme,—le roi,—était debout près du lit; il lui dit de ne rien craindre. Clément répondit qu'il ne craignait rien; il s'approcha de la malade, l'examina attentivement, et dit que l'instant n'était pas encore venu.

Alors, s'adressant au roi, qu'il avait peut-être reconnu, mais qu'il eut l'habileté de traiter comme le premier gentilhomme venu, il demanda «s'il se trouvait dans la maison de Dieu, où il n'est permis ni de boire ni de manger; que pour lui, il avait grand faim, étant parti de chez lui au moment où il allait se mettre à table pour souper.

«Le roi, sans attendre qu'une des femmes qui était dans la chambre s'entremît pour le servir, s'en alla lui-même à une armoire où il prit un pot de confitures qu'il lui apporta, ainsi qu'un morceau de pain, en lui disant de n'épargner ni l'un ni l'autre, qu'il y en avait encore dans la maison. Le roi lui apporta de même une bouteille de vin et lui versa deux ou trois coups.

«Lorsque maître Clément eut bu, il demanda au roi s'il ne boirait pas bien aussi, et le roi ayant répondu que non, il lui dit en souriant que la malade n'en accoucherait pas si bien, et que s'il avait envie qu'elle fût promptement délivrée, il fallait qu'il bût à sa santé[38]

Cette dernière considération décida Louis XIV: il emplit deux verres de vin, et trinqua avec maître Clément à la santé de la malade.

Sans doute le choc des verres porta bonheur à la marquise, car moins d'une heure après elle était délivrée, et maître Clément annonça que tout danger étant passé, il allait se retirer. On lui banda les yeux de nouveau, et, avec les mêmes précautions prises pour l'amener, on le reconduisit chez lui.

«Lorsqu'on fut arrivé devant la porte de sa maison, sa conductrice lui ôta son bandeau, lui mit dans la main une bourse qui contenait cent louis d'or, et tout aussitôt le carrosse repartit au grand galop des chevaux.

La naissance de l'enfant que madame de Montespan mit au monde l'année suivante, fut cachée avec presqu'autant de soin. Cette fois, la marquise accoucha au château de Saint-Germain. Lauzun, qui était dans la confidence, emporta l'enfant dans les plis de son manteau, et le remit à madame Scarron, qu'on n'avait pas osé introduire au château, et qui attendait dans un carrosse, à quelques pas d'une porte de service.

Voici donc, pour la première fois, la veuve Scarron mêlée au ménage illégitime du roi. «Elle avait le pied dans l'étrier.»

La veuve du cul-de-jatte devait cette heureuse fortune à madame de Montespan elle-même. Lorsqu'il s'était agi de faire élever, loin de la cour, ces bâtards dont le nombre devait aller croissant chaque année, la marquise crut faire un coup de maître en confiant les enfants du roi à quelque créature du parti dévot qui avait fini par accepter La Vallière, et de qui elle avait à cœur d'être acceptée.

Elle désigna donc au roi madame Scarron qu'elle avait autrefois connue chez madame d'Hendicourt, et qui, depuis quelque temps, tournait fort à la dévotion, et s'entourait des plus habiles intrigants du parti. Le roi se sentait peu de sympathie pour cette veuve adroite et discrète, mais madame de Montespan prouva si bien à son amant que cette dame avait précisément le mérite et l'esprit nécessaires pour donner une éducation convenable à des rejetons si illustres, qu'il finit par donner son consentement.

«On fit donc sonder madame Scarron, mais en termes mystérieux. En parlant des enfants, on ne disait pas le nom du père, et on voulait que l'éducation fût très-secrète.» Madame Scarron hésita; elle redoutait, disait-elle, d'aliéner sa liberté et de se donner de trop lourdes chaînes; sa conscience même lui en faisait quelques scrupules. Elle demanda à consulter l'abbé Gobelin, et, après quelques jours, finit par accepter, mais à une condition, c'est qu'on lui déclarerait que les enfants étaient bien du roi.

«Ce mystère qu'on exige de moi, écrivait-elle à M. de Vivonne, le frère de madame de Montespan, peut me faire supposer qu'on me tend un piége. Cependant, si les enfants sont bien au roi, je le veux bien; je ne me chargerais pas sans scrupule de ceux de madame de Montespan. Ainsi, il faut que le roi me l'ordonne; voilà mon dernier mot[39]

Cette lettre, digne d'Escobar, n'ouvrit pas les yeux à la marquise; plus elle sentait madame Scarron aux mains des dévots, plus elle s'applaudissait de son choix. Aussi elle insista près de son amant afin qu'il donnât un ordre positif. Louis XIV céda, et ce fut pour l'insinuante veuve «le commencement de sa fortune singulière.»

À dater de la naissance de cet enfant (1670), la marquise de Montespan, abandonnant le reste de pudeur qui la faisait s'astreindre au mystère, laissa de côté toute contrainte; il est vrai que sa déplorable fécondité l'eût obligée à de perpétuelles précautions. C'eût été ne pas vivre. Elle préféra déchirer le voile, et désormais elle afficha ses grossesses annuelles. C'était les afficher, en effet, que de les déguiser comme elle le faisait. Elle inventa, dit la princesse de Bavière, «les robes volantes pour ses grossesses, parce qu'on ne pouvait voir la taille sous ces robes. Mais quand elle en prenait une de ce genre, c'était comme si elle eût écrit sur son front qu'elle était enceinte. Chacun disait à la cour: «Madame de Montespan a pris la robe volante, donc elle est grosse.»

D'ailleurs, à quoi bon cacher ces naissances illégitimes? Louis XIV, par un acte véritablement incroyable, ne va-t-il pas les révéler à l'Europe? De sa main, le roi osa écrire le divorce du marquis et de la marquise de Montespan, et bientôt après (1673) il légitima la naissance de ses enfants, les reconnut, et, au mépris de toutes les lois humaines, lui, le roi, il proclama ces bâtards fils de France. Et pas une voix ne s'éleva pour protester contre ce fait inouï, contre cet exorbitant mépris de la morale.

Nous voici arrivé à l'époque la plus brillante du règne du «grand roi.» Versailles est presque terminé. Le dieu s'est assis sur son nuage. Louis XIV a pris possession de cette fameuse chambre où frappe chaque matin le premier rayon du soleil, son emblème.

Le désert est devenu oasis, comme au coup de baguette d'un enchanteur. Pourquoi, hélas! faut-il tant de millions aux enchanteurs terrestres! L'empyrée du roi-fétiche a ruiné la France. Et cependant, que de chefs-d'œuvre! Voici Mansard; c'est lui qui a remué ces montagnes de pierres, échafaudé cette nouvelle Babel; et Le Nôtre, le créateur du paysage, qui a tracé ces lignes, dessiné ces parterres, courbé ces ifs à tous les caprices de sa fantaisie. Lebrun, Mignard, Jouvenet, Audran, Philippe de Champaigne, ont animé les murs de ces salles immenses; ils ont tiré de leur palette des effets merveilleux; ils ont lancé aux plafonds ces nuages légers, scellé dans le mur ces fresques grandioses. Pour orner cet olympe nouveau de Louis XIV, ils ont mis au pillage l'olympe de la Rome païenne. C'est maintenant le bataillon des sculpteurs: Coysevox, Girardon, Puget, Pygmalions de ce peuple de statues qui enchantent les bosquets, se mirent dans les eaux des bassins, et donnent la vie à tout ce paysage magnifique que, du haut de son balcon, le roi peut embrasser d'un seul coup d'œil.

Que le peuple gémisse, de loin on lui montrera Versailles, de très-loin. Tiens, France, voici tes sueurs, voici ton sang, voici ton pain. Et de quoi se plaindrait-on, Louis XIV n'est-il pas le maître de la vie et de la fortune de ses sujets? Colbert, le grand génie du règne, a fécondé la France; on dévore le revenu, demain on pillera le fonds.

Colbert a vu l'abîme, il voudrait arrêter le roi sur cette pente terrible; vains efforts! Il s'est jeté aux genoux du maître et le maître l'a repoussé du pied. Avec la Montespan, Colbert, l'homme de l'industrie, de la paix, de l'agriculture, l'homme du peuple en un mot, n'est plus rien. Tout à Louvois, le ministre de l'incendie du Palatinat, tout à lui, jusqu'au jour où un crime peut-être débarrassera de ses services, devenus importuns comme un remords.

Mais nul autre que Colbert n'avait alors de ces pressentiments lugubres, nul ne comprenait que cet immense échafaudage de puissance était bâti sur le sable, tous les yeux se fermaient à l'avenir.

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