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Les cotillons célèbres. Deuxième Série

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Et Louis XIV régnait dans le nuage, il avait mené son œuvre de patience à bonne fin, il avait absorbé la France; toutes les gloires, tous les mérites, n'étaient plus que les rayons de son génie; il s'était sacré héros, ses flatteurs l'avaient déclaré Dieu.

C'est que Louis XIV autour de son trône eut, jusque vers la fin de son règne, des flatteurs de génie;—la tête pouvait bien lui tourner un peu. Mais tous ces beaux esprits, ces savants, ces poëtes qu'il protégeait, ont fait son règne, le grand règne. Si l'illusion a duré si longtemps, c'est que toutes ces gloires si fausses vivaient presque réelles dans des pages immortelles. Les gens de lettres ont rendu à Louis XIV plus qu'il ne leur avait donné, et lorsque le poëte s'écrie:


Grand roi, cesse de vaincre ou je cesse d'écrire,

on est tenté de prendre le poëte au sérieux et d'être saisi d'admiration pour ce roi qui


Se plaint de sa grandeur qui l'attache au rivage.

Le règne entier de Louis XIV n'est qu'un passage du Rhin. Peu à peu, la vérité se fait jour. Longtemps on a considéré cet exploit comme un des plus grands faits militaires de France. On croyait sur parole les historiens et les poëtes. Mais un jour, un curieux est venu qui a mesuré le fleuve et le vers de Boileau; le fleuve était de beaucoup le plus petit. Alors la flatterie s'est retournée contre l'idole, et de ce passage du Rhin, fait de guerre des plus simples, l'ode boursoufflée du poëte a fait un exploit héroï-burlesque.

Tout est ainsi dans le règne de Louis XIV, pour qui veut se donner la peine de l'étudier sérieusement.—«Je veux ôter la perruque au grand roi,» disait, il y a quelques mois, un des écrivains les plus éminents de notre siècle; il a tenu parole, mais hélas! la perruque ôtée, il n'est plus rien resté. À chaque instant dans ce règne, sous la pompe du décor, sous le grandiose de la mise en scène, le grotesque apparaît.

La Feuillade élève un autel à son maître, nuit et jour brûlent des lampadaires autour de la statue, voilà l'apothéose. Mais attendez, un Gascon se glisse dans l'ombre et écrit sur le piédestal l'épigraphe oubliée:


Eh sandis! La Feuillade, est-ce que tu nous bernes,
De mettre le soleil entre quatre lanternes?

À la fin du règne cependant, le grotesque disparaît pour faire place à l'horrible. Louis XIV croit expier ses fautes par une Saint-Barthélemy qui dure quinze années. Ce roi fait tout en grand.

L'odieux seul est réel, le reste n'est qu'illusion. Il y a de vrai encore l'avilissement de la noblesse et l'avénement du tiers, l'acheminement à la révolution.

Mais nous sommes encore au temps des grandeurs et des magnificences, et madame de Montespan est souveraine. Elle est définitivement déclarée, elle règne avec un tapage infernal.

La marquise avait élu domicile chez la duchesse de La Vallière; là elle s'était emparée de tout: autour d'elle, ses domestiques, ses créatures, ses amis étaient venus se grouper. Comme pour assurer sa puissance, elle avait appelé à la rescousse tous les Mortemart de la terre, sœurs, frères, cousins. Elle marchait toujours entre ses deux sœurs, belles et spirituellement méchantes comme elle. L'une était la marquise de Thiange; «grande mangeuse et grande buveuse;» l'autre, l'agréable abbesse de Fontevraulte, que le roi avait dispensé de la résidence, et qui, très-exigeante et très-austère pour ses nonnes, faisait gaiement son salut à la cour. Vivonne n'apparaissait, lui, que dans les grandes occasions, il partageait son temps entre la table et la lecture.

La duchesse de La Vallière avait bien essayé de s'opposer à cet envahissement, mais la marquise avait vite comprimé ces velléités de rébellion. Madame de Montespan avait fini par réduire La Vallière au rôle de Cendrillon, elle en avait fait sa première fille de chambre. Elle se faisait habiller et parer par cette pauvre délaissée, la grondant lorsqu'elle était maladroite.—«Pensez-vous, lui demandait-elle quelquefois, que le roi me trouve belle ce soir?»

Le roi la trouvait toujours belle, le matin comme le soir. Véritablement, elle l'avait endiablé, étourdi de son esprit et de sa conversation. Il en avait même un peu peur, comme tout le monde.

Souvent la marquise se mettait avec son amant au grand balcon de Versailles, et, avec une verve étourdissante, elle caricaturait tous les courtisans qui passaient à portée de son regard. «En une minute, elle habillait son homme,» et le roi riait des mille ridicules qu'elle donnait à tous. C'était sa façon de distraire Louis XIV.

Les courtisans appelaient ce genre de récréation passer par les armes de madame de Montespan, c'était pour eux une terreur. La marquise paraissait-elle à une fenêtre avec le roi, en moins de rien les cours étaient vides, c'était comme une déroute générale.

Aux moments de bonne humeur, Louis XIV appelait madame de Montespan une agréable étourdie; d'autres fois, il disait: On ne peut lui en vouloir, c'est une véritable enfant. Enfant terrible, alors. En réalité, il subissait toutes ses brusqueries et lui passait les plus incroyables caprices. Jamais plus fantasque maîtresse ne mit à l'épreuve la patience d'un amant.

Chaque jour, quelque folie nouvelle. Son luxe était insensé, son train princier. Jamais la France n'entretint une favorite avec cette splendeur. Elle avait des toilettes fabuleuses, des parures folles. Quelquefois, le roi lui prêtait les diamants de la couronne, et elle trouvait la force de les porter tous. Dieu sait le poids pourtant! Un jour, Louis XIV eut l'idée, pour recevoir ces fameux ambassadeurs apocryphes destinés à le distraire, de faire coudre tous ses diamants sur un habit, il ne put le garder plus d'une heure, tant il pesait,—c'est Dangeau qui nous l'affirme,—et pour dîner il prit une autre veste.

Rien d'étrange comme les goûts et les amusements de la belle marquise; elle adorait les bêtes. Une partie des splendides appartements que le roi lui avait donnés dans toutes les résidences royales était transformée en ménagerie. Là, elle élevait des chats, des chiens, et même des cochons d'Inde. Elle avait un grand coffre tout rempli de souris blanches, et son grand bonheur était de faire mordiller ses belles mains par ces dégoûtantes petites bêtes, ou de les faire courir sur ses bras et sur ses épaules. Lorsqu'elle ne sortait pas, elle passait ses journées à atteler des souris apprivoisées à un petit carrosse en filigrane et à les faire galoper à travers sa chambre.

Mais que dire des bizarres idées qui traversaient à chaque instant la tête folle de la marquise et que presqu'aussitôt elle mettait à exécution! Un jour, elle envoyait des coussins à l'église pour ses chiens favoris; le lendemain, elle causait au milieu de quelque solennité une horrible confusion; une autre fois, pour une question d'étiquette, elle brouillait presque toute la famille royale.

Ainsi, de sa personnalité bruyante madame de Montespan emplissait ce palais de Versailles, bâti par Louis XIV pour la duchesse de La Vallière. Des éclats de sa gaîté ou de ses colères, du matin au soir retentissaient les grandes salles et les corridors.

—«Cette catau me fera mourir,» disait souvent Marie-Thérèse.

La pauvre reine n'avait pas assez de regrets pour cette douce La Vallière que si longtemps elle avait méconnue; mais il était trop tard, et pour comble d'humiliation et de désespoir, le roi imposait à sa femme la présence presque continuelle de la marquise.

L'ingratitude de madame de Montespan était passée en proverbe, et Lauzun, ce modèle du courtisan, Lauzun à qui elle devait son élévation, lui dut la perte de sa prodigieuse fortune.

Ce favori, qui avait pris pour armes parlantes une fusée, était parti de rien, et par sa seule habileté s'était élevé au plus haut rang à la cour. Un jour, il eut un rêve éblouissant, il faillit épouser Mademoiselle. Pendant vingt-quatre heures il eut l'autorisation du maître, mais le roi, on ne sait pourquoi, retira sa parole.

On dit à Lauzun que le retour du roi provenait de madame de Montespan; le favori n'en voulut rien croire, il était bien certain que la marquise, son ancienne maîtresse, sa créature, lui était une fidèle alliée. Cependant les mêmes propos lui étant revenus de plusieurs côtés à la fois, il voulut s'assurer du fait.

Il alla trouver la marquise, et la pria d'intercéder en sa faveur auprès du roi. La favorite le promit, et en même temps elle jura à Lauzun que plusieurs fois déjà elle avait parlé pour lui.

Lauzun feignit alors de se retirer; mais, profitant de la connaissance parfaite qu'il avait de l'appartement, il se faufila dans la chambre à coucher de la marquise, se glissa sous le lit et attendit.

Presqu'aussitôt madame de Montespan entra, suivie du roi. La conversation tomba sur Lauzun, et le favori put entendre celle qu'il croyait son alliée dire de lui un mal horrible. La colère l'étouffait, mais il réussit à se contenir, sachant bien que s'il faisait un mouvement c'en était fait de lui.

Le roi sorti, il accabla de reproches et d'injures l'ingrate marquise, et il la menaça, si le roi ne consentait à son mariage, de divulguer «ce qu'il avait vu et entendu.» Que voulait dire Lauzun? on ne peut que le conjecturer; mais la chose devait être grave puisqu'on ne trouva qu'une prison perpétuelle pour se mettre à l'abri des indiscrétions de ce favori si audacieux, le seul qui ait jamais osé braver la colère de Louis XIV, mais qui la brava à ce point que le roi levait sa canne pour châtier l'insolent, lorsque, réfléchissant, il fit un des plus beaux actes de sa vie, il ouvrit la fenêtre et jeta sa canne en disant:

«Ainsi je ne serai pas exposé au malheur de frapper un gentilhomme.»

En vain Mademoiselle se traîna aux pieds du roi, pour obtenir non plus une autorisation de mariage, mais la liberté de l'homme qu'elle aimait, le roi fut inflexible; il pleurait avec elle, mais il laissait Lauzun à Pignerol, méditer avec Fouquet sur le danger de déplaire au maître.

Bien des années seulement après cette aventure, Mademoiselle obtint qu'on lui rendît Lauzun, et à quel prix! On lui extorqua une partie de son immense fortune pour en enrichir un des bâtards de la favorite. Ajoutons que Lauzun paya de la plus noire ingratitude le dévoûment si absolu de cette bonne et romanesque Mademoiselle.

À tout moment les frasques de madame de Montespan obligeaient le roi d'intervenir et d'interposer son autorité. Cette liaison du roi était un continuel orage, mais tous ces tourments étaient calculés.

—Savez-vous, marquise, lui disait un de ses amis, qu'à ce jeu vous risquez fort de perdre l'amour du roi?

—Je n'en crois rien, répondit madame de Montespan, en agissant comme je le fais; je distrais Sa Majesté, j'occupe son esprit et son cœur, et il n'a pas le loisir de penser à une autre.

Mais madame de Montespan avait sur le roi un moyen d'influence bien autrement sérieux. Chaque année, avec une désolante ponctualité, elle donnait à son amant un nouveau bâtard, et cette honteuse fécondité emplissait de joie le cœur du monarque.

De ces enfants devait pourtant venir la ruine de la marquise; non d'eux précisément, mais de leur institutrice, madame Scarron. Cette intrigante, qui avait le génie de la patience, n'avait pas tardé à prendre une place très-sérieuse dans le petit ménage de Louis XIV. Chaque enfant de la marquise augmentait son importance. Pour élever tous les bâtards, on avait donné à madame Scarron un vaste hôtel isolé, du côté de Vaugirard, et elle tenait avec une habileté admirable le pensionnat royal. Peu à peu elle avait été admise à saluer le roi d'abord, puis à lui rendre compte de la santé des enfants, et insensiblement, de causerie en causerie, elle était devenue presque nécessaire à Louis XIV.

On reste saisi d'admiration lorsqu'on considère l'œuvre de patience de madame Scarron; c'est la force de l'eau qui goutte à goutte use le rocher. Grain de sable par grain de sable elle comble l'abîme qui la sépare du roi. On se rappelle involontairement en suivant ce magnifique travail de persévérance ces petites araignées qui parfois dans leur toile prennent une mouche énorme: elles ne sautent pas dessus tout d'abord, elles savent se contenir, elles se tiennent à distance; alors, avec un art infini, elles jettent un fil, puis deux, puis des milliers de fils sur la mouche terrible, elles l'enveloppent, la lient, la réduisent à l'impuissance. C'est là, exactement, le labeur de madame de Maintenon: quelle patience! mais aussi quel succès!

Il faut voir cependant quelle était alors l'existence du grand roi, lorsqu'il régnait à Versailles, un peu comme Bajazet au fond de son sérail. Il avait la reine d'abord, sa femme légitime, puis sa maîtresse de la veille, La Vallière, puis celle du présent, la Montespan, et peut-être encore celle du lendemain.

Entre ces trois femmes, il se pavanait et faisait la roue. Parfois il les mettait toutes trois ensemble, dans le même carrosse, et les traînait au grand soleil, l'une enceinte, l'autre pâle encore de ses couches. À ce spectacle inouï d'une reine de France entre les deux maîtresses du roi, les populations, remplies d'étonnement, se demandaient si la morale n'était pas un vain mot, et si toutes les lois humaines n'étaient pas un détestable mensonge.

Et cette trigamie ne suffisait pas encore au grand roi, il égayait l'uniformité de cette vie à quatre par de nombreuses infidélités; à chaque instant on croyait voir surgir un astre nouveau; mais la terrible Montespan, d'un mot, rejetait dans la foule sa rivale d'un jour.

On se demande, en voyant ce scandale étrange, ce que faisaient à la cour ces hommes si pieux, ces saints évêques, ces prêtres dévorés du zèle de Dieu. Ils ne faisaient rien, ils attendaient. Ils secondaient madame Scarron dans son œuvre et préparaient l'heure de la Grâce. Ils savaient que plus les débordements du roi seraient grands, plus, à l'heure de la conversion, ils auraient le droit de se montrer exigeants. Et ils laissaient faire.

Louis XIV, au milieu de la plus grande fougue de ses passions, n'avait jamais cessé, non d'être religieux, il ne le fut jamais, mais d'être dévot. À côté de ses maîtresses, il protégeait toujours les prêtres et les confesseurs; peut-être les considérait-il un peu comme des valets de chambre nécessaires à son salut. Ainsi, jamais il ne manqua à remplir les devoirs qu'impose l'Église, et un saint jour de Pâques put voir ensemble s'approcher de la Sainte-Table le roi, la reine, madame de Montespan et la duchesse de La Vallière. La femme et les deux maîtresses, et encore, à quelques pas, la quatrième, peut-être.

La retraite au couvent de madame de La Vallière fut pour la marquise un coup terrible, mais depuis longtemps prévu. En retenant près d'elle la favorite délaissée, l'habile étourdie savait parfaitement qu'elle liait son amant.

Louis XIV, n'ayant plus qu'une maîtresse en pied, crut pouvoir se permettre quelques infidélités de plus, et chaque jour la jalousie de la marquise éclatait en scènes terribles. À ses côtés elle voyait avec inquiétude grandir, grandir toujours, lentement, peu à peu, mais avec une persistance soutenue, la veuve habile de Scarron; et les choses en étaient venues au point qu'elle voyait une rivale dans cette femme qu'elle était allée chercher dans le lit de Ninon de Lenclos. Elle voulut la faire chasser, trop tard. Le roi ne pouvait plus se passer de la causerie de cette adroite personne.

Déjà l'influence de madame Scarron était énorme; soutenue par toutes les dévotes gens de la cour, elle se préparait à entrer dans le cœur de Louis XIV, incessamment battu en brèche, sur les ruines de son amour pour madame de Montespan.

Le roi vieillissait, les digestions devenaient pénibles, les purges plus fréquentes, la goutte aussi s'en mêlait. Avec l'apparence d'une santé à défier le temps, Louis XIV était vieux avant l'âge; il n'eût pu faire seulement une lieue à cheval.

C'est le moment que choisit madame Scarron pour parler du ciel d'abord, de l'enfer ensuite; elle parla de repentir et de conversion, de morale outragée; le roi prêta l'oreille. Un instant madame de Montespan dut quitter la cour. Mais elle ressaisit bientôt sa puissance.

De ce jour, il y a lutte ouverte entre madame de Montespan et la veuve Scarron. Cette dernière a conquis son premier grade; le roi l'a appelée un jour madame de Maintenon, et ce sera son nom désormais. Dans l'espoir d'éloigner cette rivale, d'autant plus dangereuse que son jeu est plus insaisissable, madame de Montespan essaye de la marier, de lui faire accepter les brillants partis qui se présentent pour elle; toutes ses négociations échouent, comme si madame de Maintenon avait le pressentiment de sa fortune future.

Bientôt, il y eut entre le roi et madame de Montespan une séparation nouvelle; madame de Maintenon y avait plus contribué que personne; elle ne perdait pas une occasion de remettre le roi sur la voie du salut, car c'est sous ce spécieux prétexte qu'elle voila son ambition. Après une revue des mousquetaires, elle s'enhardit jusqu'à dire au roi:

—Que feriez-vous cependant, Sire, si l'on vous disait que l'un de ces jeunes gens est marié et vit publiquement avec la femme d'un autre?

Louis XIV ne répondit pas, mais sans cesse exhorté par Bossuet et par Bourdaloue, il se décida à quitter la marquise. Les deux amants se séparèrent, dit madame de Caylus, s'aimant plus que la vie; le roi partit pour l'armée, madame de Montespan alla cacher sa douleur à Clagny.

Le roi et la favorite firent leurs dévotions chacun de son côté, rien n'était plus édifiant; Louis XIV, tout glorieux de la victoire remportée sur ses passions, disait à Bossuet:

—Eh bien! mon père, vous le savez, madame de Montespan est à Clagny?

—Oui, répondit Bossuet, mais Dieu serait, je crois, plus content si Clagny était à soixante lieues de Paris.

On était à l'époque du Jubilé, et toute la cour, à l'exemple du roi, ne songeait qu'à prendre la haire et le cilice. Madame de Maintenon et ses amis étaient bien convaincus qu'ils étaient à tout jamais débarrassés de madame de Montespan, et ils songeaient à profiter de leur victoire, lorsqu'il y eut chez le royal pénitent une nouvelle et hélas! bien scandaleuse rechute. Ils rentrèrent donc la discipline jusqu'à une occasion nouvelle et meilleure, et de nouveau s'arrangèrent le mieux possible avec les passions du maître.


«Il est avec le ciel des accommodements.»

Et dans le lointain ils entrevoyaient la révocation de l'édit de Nantes, cette prime offerte par le roi pour son salut.

«Le Jubilé étant fini, dit madame de Caylus, il fut question de savoir si madame de Montespan reviendrait à la cour. Pourquoi non? disaient ses parents et ses amis, même les plus vertueux. Madame de Montespan, par sa naissance ou par sa charge, doit y être; elle peut y vivre aussi chrétiennement qu'ailleurs. L'évêque de Meaux fut de cet avis; il restait cependant une difficulté: madame de Montespan, ajoutait-on, paraîtra-t-elle devant le roi sans préparation? Il faudrait qu'ils se vissent avant que de se rencontrer en public, pour éviter les inconvénients de la surprise.

«Sur ce principe, il fut conclu que le roi viendrait chez madame de Montespan; mais pour ne pas donner à la médisance le moindre sujet de mordre, on convint que des dames respectables et les plus graves de la cour seraient présentes à cette entrevue, et que le roi ne verrait madame de Montespan qu'en leur compagnie.

«Le roi vint donc chez madame de Montespan comme il avait été décidé; mais insensiblement il l'attira dans une fenêtre; ils se parlèrent bas assez longtemps, pleurèrent, et se dirent ce qu'on a accoutumé de dire en pareil cas; ils firent ensuite une profonde révérence à ces vénérables matrones, passèrent dans une autre chambre, et il en advint madame la duchesse d'Orléans et ensuite M. le comte de Toulouse.

«Je ne puis me refuser, continue madame de Caylus, de dire ici une pensée qui me vient dans l'esprit. Il me semble qu'on voit encore dans le caractère, dans la physionomie et dans toute la personne de madame la duchesse d'Orléans les traces de ce combat de l'amour et du Jubilé.»

Ce retour désola madame de Maintenon, mais ne lui fit pas perdre l'espérance. Dans une lettre à madame de Saint-Géran, elle se plaint amèrement de la maladresse de M. de Condom:

«Je vous l'avais bien dit, écrit-elle, que M. de Condom jouerait dans cette affaire un personnage de dupe. Il a beaucoup d'esprit, mais il n'a pas celui de la cour. Avec tout son zèle, il a fait précisément ce que Lauzun aurait eu honte de faire; il voulait les convertir, et il les a raccommodés. C'est une chose inutile, madame, que tous ces projets; il n'y a que le père de La Chaise qui puisse les faire réussir. Il a déploré vingt fois avec moi les égarements du roi; mais pourquoi ne lui refuse-t-il pas absolument l'usage des sacrements? il se contente d'une demi-conversion.»

Cette lettre n'explique-t-elle pas admirablement l'odieux caractère de madame de Maintenon, n'y dévoile-t-elle pas, pour ainsi dire, la redoutable ambition qui la dévore? Elle va feindre de quitter la cour, mais le roi la retiendra; s'il lui a échappé deux fois, il n'échappera pas une troisième; le père de La Chaise est là qui veille pour faire réussir ses projets.

Le roi, cependant, n'était même pas à demi-converti. Il avait repris la marquise, et avec elle ses anciennes habitudes. Cette séparation, sans avoir complétement effacé l'amour du roi, l'avait au-moins affaibli, et bientôt de nombreuses infidélités révélèrent à la favorite que son influence diminuait.

Le roi n'eut d'abord que des caprices d'un jour. Il faillit s'arrêter à mademoiselle de Sévigné; mais elle était trop maigre.—«Quel malheur! s'écrie le fier, l'orgueilleux Bussy, elle eût rendu tant de bons offices à notre famille.»

Madame de Soubise dura quelques jours; mais elle craignait la Montespan, et la ménagea. Mandée au moment du caprice, elle se rendait près du roi à la première réquisition; Bontemps, le valet de chambre, venait la chercher, souvent au milieu de la nuit. Elle quittait alors le lit conjugal, sans trop se gêner; son mari était le premier dormeur du royaume. «Une fois, ainsi pressée, dit M. Michelet, elle ne trouvait pas ses pantoufles, cherchait sous le lit, ramonait; le mari dit en songe:—«Eh! mon Dieu! prends les miennes!» et il continua de ronfler.»

Villarceaux essaya de pousser une de ses nièces.—«J'ai ouï parler, dit-il au roi, que Votre Majesté a quelque dessein sur elle; s'il en était ainsi, je la supplie de ne charger nul autre que moi de cette affaire.»

Le roi rit et refusa, il avait mieux. Une toute jeune fille, mademoiselle de Laval, lui avait plu une heure. Elle se trouva enceinte, et pour ne pas légitimer encore un enfant, «Louis XIV écoula sa maîtresse au duc de Roquelaure.» Elle enrichit son mari; aussi, lorsque vint l'enfant, presqu'aussitôt le mariage, le duc de Roquelaure lui fit fête:

«—Je ne vous attendais pas si tôt, dit-il, néanmoins soyez le bienvenu.»

Un instant on crut qu'une jeune et belle fille de Lorraine, mademoiselle du Lude, chanoinesse de Poussay, allait prendre la première place dans le cœur du roi; mais on comptait sans madame de Montespan. La maîtresse en titre fit une querelle terrible à sa rivale, l'étrangla presque, et finit par la chasser de Fontainebleau. Le roi n'osa rien dire, et de cette liaison il ne resta qu'une épigramme railleuse:


La Vallière était du commun,
La Montespan est de noblesse,
Et la du Lude est chanoinesse:
Toutes trois ne sont que pour un.
Mais, savez-vous ce que veut faire
Le plus puissant des potentats?
La chose paraît assez claire,
Il veut unir les trois états.

Tandis que les courtisans se fatiguaient à suivre les passagères amours de Louis XIV, une nouvelle favorite apparut tout à coup, qui d'un seul bond escalada tous les degrés de la faveur, mademoiselle de Fontanges.

C'était une rousse éblouissante, exactement belle de la tête aux pieds; les La Feuillade, courtisans expérimentés, lui firent la courte échelle, madame de Montespan elle-même la détailla au roi:—«J'ai près de moi, Sire, lui disait-elle, une belle idole de marbre.»

Elle fit plus: un jour à la chasse elle enleva d'un geste brusque le fichu qui couvrait les épaules de Fontanges, et appelant le roi:—«Voyez donc, Sire, que tout cela est beau!»

Ce fut tout à fait l'avis du roi, et huit jours après l'idole de marbre était l'idole de la cour.

Madame de Montespan au désespoir eût voulu chasser Fontanges comme elle en avait chassé tant d'autres; mais l'innocente tint bon, elle s'était cramponnée à la faveur et prétendait bien ne céder sa place à personne.

Déjà le roi aimait Fontanges avec l'emportement des vieillards. Plus elle était absurde et folle, plus il se sentait épris. La petite était sotte comme un panier, dit l'abbé de Choisy; peut-être est-ce pour cela qu'il l'adorait. Madame de Montespan l'avait fatigué d'esprit.

Voilà donc Fontanges maîtresse déclarée et duchesse. La tête lui tourna, il y avait de quoi. Elle qui la veille encore «n'avait, dit M. Pelletan, que la cape et l'épée, c'est-à-dire sa beauté,» elle eut tout à coup un palais et des trésors, Versailles et la fortune de la France, et le roi à ses genoux.

Aussi elle prit sans compter, et à pleines mains jeta l'argent par toutes les fenêtres de ses fantaisies. Les grandeurs lui montèrent au cerveau, et véritablement elle se crut reine, elle passait devant Marie-Thérèse sans la saluer. Elle vengea La Vallière et traita ignominieusement madame de Montespan.

Le roi lui donnait cent mille écus par mois, le double en cadeaux, mais il ne parvenait pas à lasser ses prodigalités; elle conduisait grand train, avec huit chevaux, le carrosse de sa fortune, elle semblait vouloir «dévorer son règne en un moment.»

Pour Fontanges, Louis XIV était redevenu jeune; il reprit les diamants, les rubans et les plumes. C'était tous les jours quelque fête nouvelle, chasses, ballets, comédies, jamais le luxe n'avait été poussé si loin.

L'intérieur du roi était, grâce à Fontanges, devenu un enfer. Tandis que la nouvelle sultane régnait avec tout l'emportement de la folie, l'ancienne emplissait l'air de ses cris d'Ariane abandonnée. Chaque matin quelque sujet nouveau de jalousie, de colère, de haine. Entre ces deux femmes madame de Maintenon avait fort à faire, elle courait de l'une à l'autre, essayant de les apaiser, de les réconcilier, mais elle y perdait toute son éloquence si persuasive.

Parfois elle voulait faire de la morale à Fontanges, mais la duchesse d'hier n'entendait pas de cette oreille.—«Quand je serai à votre âge, disait-elle à l'officieuse veuve, je songerai à ma conversion.» Une autre fois elle disait:—«Croyez-vous donc qu'il est aussi aisé de quitter un roi que de quitter une chemise?»

Hélas! c'est le roi qui la quitta. Elle devint enceinte. C'était, on le sait, l'écueil des maîtresses de Louis XIV. Elle perdit sa beauté, et avec sa beauté son amant. Blessée au service du roi, elle demanda sa retraite et alla au fond d'une campagne cacher sa laideur et son désespoir.

Elle éblouit la cour un instant, comme un météore, puis elle disparut. Rose, elle vécut ce que vivent les roses. Elle ne laissait en quittant Versailles, ni un ami, ni un regret, et nul ne se fût souvenu de son nom sans un hasard, un coup de vent, une coquetterie heureuse.

Un jour à la chasse, le vent emporta son chapeau. D'un geste mutin elle réunit en un tour de mains ses admirables cheveux, et les lia avec un flot de rubans. Elle était si jolie ainsi, si mutine, si effrontée, que le roi ravi la pria de toujours porter cette coiffure.

Le lendemain, toutes les dames de la cour qui avaient copié les robes honteusement flottantes de madame de Montespan, copiaient la coiffure de la folle sultane et portaient leurs cheveux à la Fontanges.

La pauvre fille ne survécut guère à sa retraite. Un jour on apprit que Fontanges allait mourir et qu'elle faisait demander le roi. Louis XIV se rendit aux désirs de la malade, madame de Maintenon l'y avait poussé, elle pensait que cette mort ferait une grande impression sur le roi et qu'on en pourrait profiter.

Louis ne reconnut pas la pauvre moribonde, c'était une ombre déjà lorsqu'il s'approcha de son lit. Cette passion devait être extraordinaire en tout, il sembla touché des souffrances de la pauvre fille et pleura.

—Je remercie Votre Majesté, murmura Fontanges, je suis contente puisqu'à mon lit de mort j'ai vu pleurer mon roi.

Elle mourut en accusant madame de Montespan de l'avoir fait empoisonner par un de ses domestiques dans une tasse de lait. Mais elle se trompait, madame de Montespan était incapable d'un tel crime.

La duchesse de Fontanges fut le dernier éclair de passion de Louis XIV; de ce jour il tomba sous la tutelle de madame de Maintenon, qui de plus en plus lui était devenue indispensable.

La marquise de Montespan essaya de lutter encore, mais son règne était définitivement passé. Comme à La Vallière, le roi lui déclara qu'il ne voulait pas être gêné. C'était un ordre formel de quitter la cour; la marquise se résigna, elle partit, laissant à Versailles pour la représenter une armée de bâtards à la tête desquels marchait le duc du Maine, le favori de la vieillesse du roi, l'élu de madame de Maintenon.

La belle, l'orgueilleuse Montespan quitta les robes volantes pour le cilice, l'éventail pour la discipline: c'était la mode alors. Elle essaya à force de mouvement de dissiper son chagrin et de tromper son ennui, «mais le vide s'était fait autour d'elle,» et sans pouvoir trouver une heure de repos ou d'oubli, elle passait sa vie à changer de résidence, «ne se trouvant heureuse que là où elle n'était pas.» Le roi lui donnait vingt mille louis par mois, une belle pension de retraite, et elle les dépensait presque entièrement en bonnes œuvres. Elle dotait des filles pauvres, enrichissait des couvents, ou faisait bâtir des chapelles.

La mort, telle était la grande, l'épouvantable terreur de la marquise de Montespan; elle redoutait jusqu'au sommeil qui en est l'image. Elle ne dormait que dans une chambre resplendissante de lumières, et toujours autour de son lit se tenaient cinq ou six femmes de service, qui devaient jouer ou causer gaîment tandis qu'elle sommeillait.

Était-ce donc un pressentiment? Cette mort tant redoutée arriva à l'improviste tandis qu'elle dormait, et à peine put-elle prononcer quelques paroles.

Louis XIV pleura la marquise de Montespan à peu près comme il avait pleuré la duchesse de La Vallière:

—Depuis que je l'avais congédiée, répondit-il, j'avais espéré ne jamais la revoir.


V

MADAME DE MAINTENON.

Avec madame de Maintenon commence ce qu'on est convenu d'appeler les sombres années du règne de Louis XIV; ceci, vrai pour les horreurs religieuses, est inexact quant au reste. Depuis 1670, la prospérité n'était qu'apparente, et chaque année les dépenses avaient été croissant. Le trésor était vide, les troupes sans solde, les routes étaient infestées de brigands. Le luxe dévorait la noblesse; enfin, les pierres, les bâtiments, Versailles, engloutissaient des sommes immenses. Il était bien évident que la débâcle arriverait, qu'un jour viendrait où tous les expédients du crédit et de l'emprunt feraient défaut.

Colbert avait prévu ces désastres, et il avait conjuré le roi de modérer ses dépenses. Louis XIV ne l'écouta pas; il était alors dans l'ivresse de la puissance et ne se doutait guère que vers la fin de son règne il en serait réduit, lui, le grand roi, le roi-soleil, à faire les honneurs de Versailles à Samuel Bernard, et à flatter l'importance du financier pour lui soutirer quelques pauvres millions.

Il est bien nécessaire d'insister sur cette pénurie des finances, parce qu'elle explique la révocation de l'édit de Nantes et les rigueurs des persécutions et des proscriptions religieuses. Le clergé n'eût jamais obtenu cela du roi sans la noblesse; la noblesse y poussa, parce que, complétement ruinée, elle savait trouver d'immenses avantages pécuniaires à ces rigueurs déployées contre les protestants. La révocation fut bien moins une affaire religieuse qu'une spéculation, le fait n'en est que plus odieux. Ce fut une confiscation générale. Les réformés eurent sous le règne de Louis XIV le sort des juifs au moyen âge; on les laissa prospérer, s'enrichir, et lorsqu'on jugea leurs coffres assez pleins, on les saisit à la gorge:—Halte-là! la bourse ou la vie! au nom du roi, au nom de Dieu! Tous y laissèrent leur fortune, beaucoup leur vie.

Il serait, on le voit, injuste de faire retomber toute l'atrocité de l'action sur madame de Maintenon, l'idée ne lui appartient pas, mais elle commit le crime déjà énorme de contribuer au succès, malgré elle, malgré ses convictions, prise entre son ambition et sa conscience.

Avec madame de Maintenon, le cotillon disparaît, mais il est remplacé par la robe noire du jésuite. Sous les guimpes dont s'enveloppe sa prude coquetterie, je distingue le père de La Chaise, dans sa manche je vois s'agiter le bras du fanatique Le Tellier. Aux caprices parfois désastreux, mais passagers, d'une maîtresse intrigante et coquette, se substitue le sombre plan d'une société ambitieuse, qui, froidement, lentement, par tous moyens, veut arriver et arrive à son but.

Les dévots ont jeté la veuve Scarron dans la place. C'est à la marquise de Maintenon de leur ouvrir les portes; elle entretiendra les démangeaisons de la conscience royale, les jésuites se chargeront de les calmer.

Et Louis XIV est dupe, et, malgré lui, il laisse faire; entouré, circonvenu, il perd cette audacieuse initiative qui fut sa force. Résiste-t-il, son confesseur entr'ouvre immédiatement une des trappes de l'enfer, et il se rend; son ignorance fait la force de ceux qui l'ont pris à leur toile; écoutons plutôt Madame:

«On avait, dit-elle, fait tellement peur au roi de l'enfer, qu'il croyait que tous ceux qui n'avaient pas été instruits par les jésuites seraient damnés, et qu'il craignait d'être damné aussi en les fréquentant. Quand on voulait perdre quelqu'un, il suffisait de dire: Il est huguenot ou janséniste; alors son affaire était faite. On ne saurait être plus ignorant en matière de religion que n'était le roi. Il croyait tout ce que lui disaient les prêtres, comme si cela venait de Dieu même. La vieille Maintenon et le père La Chaise lui avaient persuadé que tous les péchés qu'il avait commis avec La Montespan lui seraient remis, s'il tourmentait et chassait les réformés, et que c'était la voie du ciel. Il l'a cru fermement. Il était du moins de bonne foi, et ce n'était pas du tout sa faute que sa cour fût hypocrite; la vieille Maintenon avait forcé les gens à l'être.»

Louis XIV, en ses belles années, avait applaudi à l'exécution des faux dévots; il avait encouragé Molière, il ne s'en souvenait plus. Tartufe mit des jupons et des coiffes, alors il ne le reconnut plus. Que dis-je! il lui fit fête, le pauvre homme! il lui ouvrit son palais et son lit, et finalement l'installa à côté de lui sur le trône. Ce fut l'apothéose de Tartufe.

Jamais pouvoir ne fut moins éclatant et pourtant plus réel que celui de madame de Maintenon; elle eut la main à tout.—Elle fit des généraux et des ministres, plus nuls les uns que les autres, mais les uns et les autres ses créatures. Louis XIV n'avait rien à lui refuser; elle le dominait par le cœur, par les sens et par la conscience; seule elle était l'arbitre de son bonheur en ce monde et dans l'autre. Favorite d'un genre nouveau, elle tenait du directeur et de la maîtresse, et un confessionnal était le boudoir de ses glaciales amours.

Plus on étudie le caractère de cette femme froide, sèche, moins on a pour elle de sympathie; toute sa conduite est louche comme sa position. Rien de net, d'arrêté, de précis; elle hésite, elle tergiverse, elle ne sait dire ni oui, ni non. Tout est vague, ambigu, voilé; il n'y a de positif en elle que sa souplesse. Les péripéties de sa vie expliquent jusqu'à un certain point ce caractère. Ambitieuse, passionnée, la première moitié de sa vie n'est qu'une longue humiliation, sa jeunesse se passe, sa beauté se fane, avant qu'elle ait même l'espérance d'une situation dans le monde; admise un peu partout, mais en subalterne, elle ne sauve sa position qu'à force d'habileté et d'aménité insinuante; il lui reste de toutes ces épreuves quelque chose de vil et de bas, le sceau indélébile de la domesticité.

C'est dans la conciergerie de la prison de Niort que naquit, le 2 novembre 1635, d'une vieille famille calviniste, Françoise d'Aubigné, la future marquise de Maintenon. Constant d'Aubigné, son père, fils maudit et déshérité du vieil Agrippa, avait eu une triste vie, infamante à plus d'un titre, et était alors enfermé pour des intelligences avec le gouvernement anglais.

Rendu à la liberté, sur les sollicitations pressantes de sa femme, il partit avec toute sa famille pour la Martinique, où l'on commençait à fonder des établissements, et où il espérait rétablir promptement sa fortune follement dissipée.

«On aime à entourer de merveilleux l'enfance des personnes célèbres,» aussi la biographie de madame de Maintenon commence presque comme un conte de Perrault. Elle tombe malade sur le vaisseau, on la croit morte, on va la jeter à la mer, un mouvement qu'elle fait la sauve. Elle n'échappe à ce danger que pour en courir un plus grand encore. Des corsaires sont au moment de s'emparer du vaisseau qui la porte; par bonheur un ouragan éloigne les pirates. À la Martinique, une servante imprudente laisse seule sur le rivage la petite Françoise, et il s'en faut de rien qu'elle ne soit dévorée par un énorme serpent.

Mais des malheurs plus grands et plus réels l'attendaient. Son père refit en effet sa fortune, mais il la dissipa de nouveau au jeu, et il mourut comme il perdait son dernier louis, laissant sa femme et ses enfants dans un dénûment absolu.

Revenue en France avec la petite Françoise, alors âgée de dix ans, madame d'Aubigné, réduite à la plus profonde misère, fut obligée de travailler de ses mains pour vivre, tandis qu'elle poursuivait les débris de la fortune de son mari. Ses affaires l'ayant rappelée à la Martinique, elle confia sa fille à madame de Villette, qui eut pour elle une tendresse maternelle.

Ce bonheur dura peu; la jeune d'Aubigné fut arrachée de cette maison par madame de Neuillant, catholique zélée, qui, se fondant sur sa parenté, obtint par autorité de justice le droit d'élever et de convertir sa jeune parente.

C'est une des phases les plus terribles de la vie si agitée de mademoiselle d'Aubigné: elle tenait au culte réformé, et madame de Neuillant voulait absolument lui faire accepter la religion romaine. «On employa d'abord la douceur et les caresses, en vain. On voulut la vaincre alors par les humiliations et les duretés. On la confondit avec les domestiques, et on la chargea des plus bas détails de la maison. «Je commandais à la basse-cour, a-t-elle dit depuis, et c'est par là que son règne a commencé. Tous les matins, une gaule à sa main et un petit panier sous son bras, on l'envoyait garder les dindons, avec défense de toucher aux provisions du panier avant d'avoir appris cinq quatrains de Pibrac.»

Sa conversion n'avançait pas, malgré la dureté de ces traitements; madame de Neuillant la fit entrer aux Ursulines de Niort. Elle n'y resta que quelques mois; personne ne payant sa pension, les sœurs la rendirent à sa mère, qui la plaça à Paris aux Ursulines de la rue Saint-Jacques. «C'est là qu'on obtint son abjuration, après beaucoup de résistance de sa part.»

À peine sortie du couvent, mademoiselle d'Aubigné perdit sa mère, et de nouveau se vit forcée de recourir à l'hospitalité de madame de Neuillant «qui, dit Tallemant, bien que riche et quoique sa parente, la laissait nue par avarice.»

Sans ressources, sans expérience, sans famille, la pauvre jeune fille mangeait avec douleur le pain amer et souvent reproché de l'aumône, lorsqu'elle se trouva pour la première fois en relation avec le poëte Scarron.

Cet infortuné, qui doit sa réputation bien moins à ses vers burlesques qu'à la gaîté courageuse avec laquelle il railla ses douleurs et fit un jouet de son mal, était un raccourci de toutes les infirmités humaines.

Horriblement paralysé, contrefait, tordu par de continuelles souffrances, il n'avait de libre que la bouche et les mains. Seul, l'estomac était bon et avait conservé toute sa vigueur. On faisait cent contes de l'horrible torture du pauvre Scarron, et lui-même s'en plaint dans une de ses préfaces: «Les uns disent que je suis cul-de-jatte, les autres qu'on me met sur une table dans un étui où je cause comme une pie borgne, d'autres encore que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une poulie, et que je la hausse et la baisse pour saluer ceux qui me visitent, je veux arrêter ces mensonges.» Sur ce, il fait son portrait, et assure qu'il n'est guère plus contrefait qu'un Z.

En ce triste état, n'ayant presqu'aucune fortune, Scarron sut tirer parti de son mal; il en vécut au moins autant que de ses vers. Il s'était déclaré malade de la reine, et touchait une petite pension pour remplir son office. Bien des gens lui venaient en aide, et il ne se faisait pas faute de se rappeler au souvenir de ceux qui pouvaient pour lui quelque chose, par de burlesques requêtes auxquelles il était bien difficile de ne pas faire droit.


Je suis, depuis quatre ans, atteint d'un mal hideux
Qui tâche de m'abattre;
J'en pleure comme un veau, bien souvent comme deux,
Quelquefois comme quatre.

Tel est le style des plaintes du pauvre Scarron, ce qui ne l'empêche pas de «bien manger et de bien boire, nous avoue-t-il, comme le plus grand glouton bien portant, surtout lorsqu'il n'est pas logé à l'hôtel de l'impécuniosité, ce qui lui arrive parfois.»

Tel est le malheureux qui prit en pitié le malheur de mademoiselle d'Aubigné, et lui offrit sa main. Elle accepta, «aimant mieux encore cet extrait de mari que le couvent,» et que la pauvreté, eût-elle pu ajouter; car tel était son dénûment, que le jour de sa noce elle fut réduite à emprunter un habit.

Fidèle à ses habitudes burlesques, Scarron reconnut par contrat à sa future: «Quatre louis de rente, une paire de belles mains, un très beau corsage, une jolie figure, deux grands yeux fort mutins et beaucoup d'esprit.»

Ce portrait n'est point flatté, si flatteur qu'il semble: mademoiselle d'Aubigné était, à dix-sept ans qu'elle avait alors, une des plus ravissantes personnes que l'on pût voir. On ne l'appelait que la Belle Indienne. Mademoiselle de Scudéry nous en a laissé dans sa Clélie un vivant portrait, sous le nom de Lyrianne, épouse de Scaurus (Scarron). «Lyrianne était de grande et belle taille, mais de cette grandeur qui n'épouvante point et qui sert seulement à la bonne mine. Elle avait le teint fort uni et fort beau, les cheveux d'un châtain clair et très-agréables, le nez très-bien fait, la bouche bien taillée, l'air noble, doux, enjoué, modeste, et, pour rendre sa beauté plus parfaite et plus éclatante, elle avait les plus beaux yeux du monde, noirs, brillants, doux, passionnés et pleins d'esprit.»

Chez Scarron, dont le salon s'emplissait chaque soir du regain de la Fronde, la jeune épouse, la garde malade plutôt, étendit le cercle jusque-là assez restreint de ses connaissances. Elle devint la reine de ce cénacle de beaux esprits et de grands seigneurs, et, toute jeune qu'elle était, imposa assez aux habitués de son mari pour qu'au moins en sa présence on s'abstînt des plaisanteries licencieuses qui avaient cours auparavant chez le poëte burlesque.

Madame de Maintenon a eu trop d'ennemis acharnés à essayer de salir son passé pour qu'il soit possible d'ajouter foi aux pamphlets qui racontent les mille et une aventures galantes de madame Scarron. Elle sut dans tous les cas sauver bien habilement les apparences. Rien ne prouve que Fouquet le surintendant ait eu autre chose que de l'amitié pour elle et de l'admiration pour les vers de son mari, d'où une pension. Rien ne prouve qu'elle n'ait pas repoussé et désolé tous ses adorateurs, Villarceaux comme les autres. Elle n'a qu'une chose qui puisse faire douter de sa vertu, sa liaison avec Ninon de Lenclos, liaison on ne peut plus intime, et un mot de cette même Ninon:

—Que de fois je lui ai prêté ma chambre jaune pour ses entrevues avec Villarceaux!

Je prendrais presque le parti de la sagesse de madame Scarron, en l'étudiant avec soin année par année; ses traits se tirent, son regard devient dur, sa physionomie est sèche, elle a tous les caractères de la vieille fille sortie victorieuse d'une lutte contre le célibat.

La mort de Scarron réduisit sa veuve à la mendicité; la reine-mère heureusement lui rendit la pension dont avait joui son mari, mais cette pension s'éteignit avec la reine-mère. Voilà la pauvre veuve de nouveau sans pain, et accablant Louis XIV de pétitions, bien inutiles, hélas!

Enfin un jour le roi lui accorda gracieusement, et lorsqu'elle y pensait le moins, ce que tant de fois elle avait demandé en vain; elle eut strictement de quoi vivre et parut s'en contenter. Elle était même si habile qu'elle paraissait riche avec ce qui n'eût pas suffi à une autre.—«Deux mille livres! s'écria-t-elle, c'est plus qu'il n'en faut pour ma solitude et mon salut.»

Déjà, on le voit, madame Scarron inclinait fort à la dévotion, ce qui ne l'empêchait pas de suivre ses anciennes relations et de fréquenter le monde où elle avait de vrais succès; elle soupait encore avec Ninon de Lenclos, mais elle avait pris l'abbé Gobelin pour directeur.

Ainsi elle vivait, ne sachant quelle direction donner à l'immense ambition qui la dévorait, lorsque madame de Montespan eut la très-malheureuse idée de lui confier l'éducation de ses enfants.

L'ambitieuse veuve accepta, avec de jésuitiques restrictions, il est vrai; elle voulut un ordre du roi, elle l'eut. Il est probable que, du premier jour où elle se trouva en relations directes avec Louis XIV, son plan de campagne fut fait. Tout d'abord, elle se fit l'amie de madame de Montespan, et ne redressa la tête que le jour où elle fut certaine de son empire sur le roi.

Quel chef-d'œuvre de patience, d'habileté et d'insinuation que cette victoire de madame Scarron! Détestée du roi d'abord, elle arrive à se faire tolérer comme une servante discrète, puis accepter comme une amie de bon conseil, puis aimer comme une confidente dévouée. Les premiers désastres du règne de Louis XIV lui furent d'un grand secours; elle devint la garde malade de l'orgueil du roi-soleil et pansa les blessures de son amour-propre.

Longtemps avant que sa puissance n'éclatât, on la pressentait à la cour; le roi avait pour elle une inimaginable déférence, et un noël fort répandu lui attribue plus de faveur qu'elle n'en avait encore; un provincial interroge le Messager fidèle qui revient de la Cour.


Que fait le grand Alcandre,
Tandis qu'il est en paix?
N'a-t-il plus le cœur tendre,
N'aimera-t-il jamais?

Le messager répond:


—On ne sait plus qu'en dire,
Et l'on n'ose parler.
Si son grand cœur soupire,
Il sait dissimuler.

—Est-il vrai qu'il s'occupe
Au moins le tiers du jour
Où son cœur est la dupe,
Ainsi que son amour?
—En homme d'habitude,
Il va chez Maintenon
Il est humble, elle est prude,
Il trouve cela bon.

—La superbe maîtresse
En est-elle d'accord?
Voit-elle avec tristesse
La rigueur de son sort?
—L'on dit qu'elle en murmure
Et que sans ses enfants
Elle ferait figure
Avec les mécontents.

Mais le messager fidèle s'abuse en cet endroit; les enfants de madame de Montespan ne sont plus rien pour leur mère, ou plutôt ils l'ont oubliée; la seule mère pour eux est leur gouvernante, l'habile veuve Scarron. Elle les a élevés avec un soin extrême, pour elle, pour ses desseins; elle en a fait de petits saints, dévots convenables, ambitieux, hypocrites, égoïstes surtout. «Le lien entre elle et le roi, image burlesque de l'Amour, est le petit boiteux, le duc du Maine, avorton de malheur, rusé buffon, Scapin fait Tartufe.» Aussi, le jour où madame de Maintenon obtient du roi le renvoi de madame de Montespan, est-ce le duc du Maine, le favori de Louis XIV, qui va annoncer à sa mère la décision du roi; cherchant ainsi, par sa bassesse, à mériter sa grandeur future.

Guidés par madame de Maintenon, encouragés par elle, ces bâtards deviennent une cause de ruine pour la France, de discorde pour la cour, et dans ses dernières années Louis XIV essaie de leur léguer le trône au détriment de ses descendants légitimes.

Souveraine absolue par le départ de madame de Montespan et par la mort de la reine, madame de Maintenon se trouva dans la plus difficile des situations. Tint-elle rigueur à ce monarque inamusable, qu'elle renvoyait toujours affligé, mais jamais désespéré, ou sacrifia-t-elle sa vertu au salut et à la conversion du roi? Cette dernière hypothèse est la plus probable. Au moins chacun était-il convaincu de la défaite de cette dévote austère, défaite imposée peut-être par un directeur; car à tout prix il fallait prévenir le retour de quelque Montespan, et le roi, plus adonné à la table que jamais, n'avait pas un tempérament à supporter les dures privations du cloître.

Sa position à la cour était louche, fâcheuse, peu assurée. Lorsque les dévots et la noblesse eurent besoin de sa voix pour la révocation de l'édit de Nantes, préparée depuis longtemps, et lui promirent en échange de son appui leur approbation à un mariage secret avec Louis XIV, elle n'hésita pas. Et le jour où les dragons se répandirent à travers la France pour prêcher le catéchisme à main armée, l'union du roi-soleil et de la veuve Cul-de-jatte fut décidée.

Ce mariage honteux fut la dernière chute de Louis XIV; à l'exemple des vieux célibataires libertins, il épousa sa servante, secrètement, dans une chapelle de Versailles, avec ses valets de chambre pour témoins, la nuit sans doute, pour dérober sa rougeur aux assistants et pour ne pas voir la leur.

Cette union souleva la réprobation universelle, et le sonnet suivant, parti de trop haut pour qu'on pût songer à punir celui qui l'avait mis en circulation, donne une juste idée de l'opinion de toute la cour:


Que l'Éternel est grand! que sa main est puissante!
Il a comblé de biens mes pénibles travaux.
Je naquis demoiselle et je devins servante;
Je lavai la vaisselle et souffris mille maux.

Je fis plusieurs amants et ne fus point ingrate;
Je me livrai souvent à leurs premiers transports.
À la fin, j'épousai ce fameux cul-de-jatte,
Qui vivait de ses vers comme moi de mon corps.

Mais enfin il mourut, et vieille devenue,
Mes amants sans pitié me laissaient toute nue,
Lorsqu'un héros me crut propre encore aux plaisirs;

Il me parla d'amour, je fis la Madeleine;
Je lui montrai le diable au fort de ses désirs,
Il en eut peur, le lâche!... Et je me trouvai reine.

Reine elle était en effet, mais non heureuse. Garde-malade du plus triste des rois, rivée à la même chaîne, elle expiait cruellement son ambition.

—«Que ne puis-je m'enfuir, disait-elle quelquefois,» et son frère d'Aubigné, qui connaissait bien son caractère, de lui répondre:—«Vous avez donc promesse d'épouser Dieu le père?»

Forcée de renoncer à l'espérance de faire déclarer son mariage, son ambition n'eut plus de but; et, cruellement désabusée, elle dut se contenter de gouverner mystérieusement du coin de sa cheminée. On ne prit plus une décision sans elle; et lorsque Louis XIV avait à trancher quelque lourde difficulté, c'est toujours à elle qu'il s'en rapportait.—«Qu'en pense, lui disait-il, votre solidité?»

Le peuple, qui s'en prenait à elle de tous les désastres, des défaites, du sang, de la ruine, la haïssait à ce point qu'elle n'osait plus se montrer dans Paris; on ne comptait plus les épigrammes blessantes, les noëls injurieux, et la fureur populaire s'en prenait autant au roi qu'à la favorite:


Créole abominable,
Infâme Maintenon,
Quand la Parque implacable
T'enverra chez Pluton,
Oh! jour digne d'envie,
Heureux moment,
S'il en coûte la vie
À ton amant.

Nous n'entreprendrons pas de retracer ici les dernières années du couple royal, nous ne suivrons pas le conseil des ministres chez madame de Maintenon; de ce moment elle appartient à la politique: cette figure de l'amie de Louis XIV est déjà bien sombre pour un livre si léger.

Disons seulement qu'après avoir échoué dans son projet de donner toute la puissance aux bâtards, elle assista impassible à la mort du roi, et se retira ensuite à la maison de Saint-Cyr qu'elle avait fondée.

Fidèle jusqu'au bout à son rôle d'hypocrisie, elle écrivit un livre sur l'éducation des filles, livre dont la morale peut se résumer en deux mots:—la dévotion bien entendue mène à tout.


VI

LES FEMMES DE LA RÉGENCE.
MADAME D'ARGENTON.—LA MARQUISE DE PARABÈRE.

Un abîme sépare les deux règnes si différents de Louis XIV et de Louis XV, un abîme ou un cloaque, la Régence. Il fallait une transition; Philippe d'Orléans est le trait-d'union qui relie ces deux rois, contrastes vivants. Louis XIV avait conduit la monarchie à l'abîme, Louis XV la conduit à l'égout, il verse dans la boue le char de la royauté. Pour régner, il fallait au grand roi les enivrements de son Olympe de Versailles, les pompes d'une apothéose de tous les instants; plus modeste dans ses goûts, le Bien-Aimé ne se sent à l'aise que dans les petits appartements, et son sanctuaire d'élection sera le boudoir d'une courtisane.

À tort, cependant, on imputerait à Philippe d'avoir préparé le règne de Louis XV; le régent, nous ne parlons ici que de l'homme d'État, fut la première victime de la politique de Louis XIV; il dut payer les frais de l'apothéose. Pour tout héritage à recueillir sans bénéfice d'inventaire, le grand roi laissait la France saccagée, ruinée, ensanglantée, et deux milliards six cents millions de dettes. Une catastrophe était inévitable; le régent eut le mérite de la retarder. On lui jette à la face cette grande duperie du système, mais il n'avait pas à choisir; Saint-Simon lui conseillait une banqueroute pure et simple; il préféra le système de Law, qui du moins semblait sauver les apparences, et la banque de l'aventurier avait encore plus de chances que les projets des frères Pâris.

La débâcle des mœurs n'est pas plus le fait du régent que la débâcle des finances. Après avoir, trente ans durant, donné au monde l'étrange spectacle d'un roi de France vivant au milieu de sa cour comme un sultan au fond de son sérail, après avoir glorifié l'adultère et lâché la bride à toutes les passions, Louis XIV crut pouvoir, du jour au lendemain, réformer les mœurs dépravées par son exemple. Étrange erreur! Parce qu'il se convertissait dans les bras de madame de Maintenon, il crut que toute la cour allait le suivre sérieusement dans cette voie nouvelle et se convertir aussi. En effet, tous les courtisans prirent le masque de la vertu. Mais sous ce voile de triste austérité qui ravissait le vieux monarque, la corruption fit encore des progrès.

On s'en aperçoit, à la mort de Louis XIV; tous les masques tombent. La réaction arrive, d'autant plus furieuse que la contrainte a été plus grande; chacun semble vouloir se dédommager, «on avait été gêné, on ne se gêne plus.» La licence devient effroyable, les désordres insensés. Il semble que tous les liens qui retiennent la société sont près de se rompre; plus de morale, plus de retenue; on n'a plus qu'une hypocrisie, celle du vice. Rien ne surnage dans ce grand naufrage des mœurs, toute la noblesse se donne la main pour cette ronde infernale, la famille même ne subsiste plus, le mariage est ridiculisé, la fidélité conjugale bafouée, les grands seigneurs prennent leurs maîtresses au coin des rues, et les grandes dames, ouvrant leur lit à la populace, se font gloire d'y faire passer tout Paris.

Le régent, malheureusement, suivait l'exemple général, mais au moins ne songea-t-il jamais à se faire honneur de ses désordres. Il sut faire deux parts bien distinctes de sa vie: il donnait le jour aux affaires, la nuit à la débauche, et jamais la nuit n'empiéta sur le jour, c'est-à-dire que jamais aucune de ses maîtresses n'influença sa politique: roués et rouées, convives de ses soupers, favoris et maîtresses, n'obtinrent jamais le moindre rôle politique. Il détestait «les hommes qui se grisaient à demi et les femmes qui parlaient d'affaires.» Ni les uns ni les autres ne purent jamais lui tirer un secret d'État.—«Je ne donne point d'audience sur l'oreiller,» disait-il à une belle dame qui s'était avisée de lui parler des affaires d'Espagne. Une autre fois, il conduisait devant une glace une de ses maîtresses qui avait voulu essayer de causer politique.—«Comment une si jolie bouche, lui dit-il, peut-elle prononcer d'aussi vilains mots?»

Aussi aucune des femmes aimées du régent n'appartient à l'histoire; elles dominent l'homme privé, mais leur pouvoir s'arrête à l'homme d'État. Tout au plus sont-elles du ressort de la chronique; elles restent dans le huis-clos des petits appartements, et rien ne signale dans les affaires le passage de ces favorites d'un jour.

À part la vie privée, et il n'en est pas pour les gouvernants, le duc d'Orléans tient une place honorable dans l'histoire; «et quand Louis XV, devenu homme et roi, se rappela son enfance chétive et souffreteuse, grande dut être sa reconnaissance pour le tuteur, pour l'oncle qui, en dépit de la nature, l'avait rendu à la vie et au trône.»

Peu d'hommes cependant ont été plus indignement calomniés que Philippe d'Orléans; il n'est pas de crime dont on ne l'ait accusé, de dépravation qu'on ne lui reproche, de forfait qui ne semble naturel venant de lui. Ce devait être sa destinée; et il passa le moitié de sa vie à essayer de démontrer l'insigne fausseté des soupçons atroces qui pesaient sur lui. Dans les dernières années de Louis XIV, n'avait-on pas voulu voir en lui l'auteur de ces morts mystérieuses qui décimaient la famille royale!

À la mort de Louis XIV, lorsque le parlement eut cassé le testament qui léguait la régence au duc du Maine, le bâtard favori de madame de Maintenon, lorsque Philippe d'Orléans eut pris la direction des affaires, on essaya de faire revivre ces accusations insensées, et Lagrange-Chancel, le poëte des haines et des vengeances de la petite cour de Sceaux, adresse au jeune roi sa première Philippique:


Royal enfant, jeune monarque,
Ce coup a réglé ton destin;
Pour lui, l'inévitable Parque
Un jour te fera son butin.
Tant qu'on te verra sans défense
Dans une assez paisible enfance
On laissera couler tes jours;
Mais quand, par le secours de l'âge,
Tes yeux s'ouvriront davantage,
On les fermera pour toujours.

N'est-il pas temps de le dire? si jamais une main versa le poison aux héritiers légitimes du trône de Louis XIV, ce n'est assurément pas celle du duc d'Orléans.

Le régent, ainsi que le disait Louis XIV, ne fut qu'un fanfaron de vices. Homme ennuyé avant tout, peut-être avait-il toutes les dépravations, mais il était incapable d'un crime, et tant qu'il eut la toute-puissance, on ne peut lui reprocher une cruauté. Il versa des larmes le jour où l'on exécutait ceux qui avaient comploté sa mort, et il les eût graciés sans l'inflexible résistance de Dubois.

«M. le duc d'Orléans, dit Saint-Simon, était de taille médiocre au plus, fort, plein sans être gros, l'air et le port aisé et fort noble, le visage large, agréable, fort haut en couleur, le poil noir et la perruque de même. Quoiqu'il eût médiocrement réussi à l'académie, il avait dans le visage, dans le geste, dans toutes ses manières, une grâce infinie, et si naturelle qu'elle venait jusqu'à ses moindres actions. Il était doux, accueillant, ouvert, d'un accès facile et charmant, le son de la voix agréable, et un don de la parole qui lui était naturel en quelque genre que ce pût être.... Il excellait à parler sur-le-champ, et en justesse et en vivacité, soit de bons mots, soit de reparties.»

Tel était ce prince, qui avait toutes les grâces et tous les défauts de la faiblesse; on déplore ses déportements, on maudit ses désordres, et cependant on ne peut se défendre d'une certaine sympathie pour lui.

Élevé par un précepteur profondément corrompu, et dont l'occupation fut d'inoculer tous les vices à son élève, Philippe commença de bonne heure ses fredaines amoureuses:


Chez les âmes bien nées,
La valeur n'attend pas le nombre des années.

Il n'avait pas encore treize ans, lorsque «une dame de qualité» s'avisa de faire son éducation. La leçon profita, et dès l'année suivante il eut un enfant «de la petite Léonore, fille du concierge du garde-meuble du Palais-Royal.»

À dater de ce moment, on suit dans les mémoires de Madame, mère du régent, toutes les passions de son fils; elle semble déplorer ses égarements, mais elle les enregistre avec une scrupuleuse exactitude et même une certaine complaisance.

«Mon fils, dit-elle, n'a pas du tout les manières propres à se faire aimer; il est incapable de ressentir une passion et d'avoir longtemps de l'attachement pour la même personne. D'un autre côté, ses manières ne sont pas assez polies et assez séduisantes pour qu'il prétende à se faire aimer.... Tout le monde ne lui plaît pas. Le grand air lui convient moins que l'air déhanché et dégingandé comme celui des danseuses de l'Opéra. J'en ris souvent avec lui.... Mon fils n'est pas délicat; pourvu que les dames soient de bonne humeur, qu'elles boivent et mangent goulument, et qu'elles soient fraîches, elles n'ont même pas besoin d'avoir de la beauté.»

Madame, on le voit, semble prendre assez allègrement son parti des goûts de son fils; il n'est qu'une femme qu'elle ne lui pardonne pas, sa femme légitime. On sait que le jour où le duc d'Orléans, qui épousait malgré lui mademoiselle de Blois, fille légitimée du roi et de madame de Montespan, vint annoncer ce mariage à sa mère, elle répondit par un soufflet.

La duchesse d'Orléans tient une fort petite place dans la vie de son mari. «Peu m'importe qu'il m'aime, ou non, avait-elle dit, pourvu qu'il m'épouse.» Son désir fut exaucé. Le duc d'Orléans, lorsqu'il lui parlait, l'appelait madame Lucifer, et «elle convenait que ce nom ne lui déplaisait pas.»

Mais revenons au jeune duc d'Orléans. On comprend qu'avec ses théories en amour, il eut bientôt nombre de noms sur sa liste; d'ailleurs il s'adressait où il savait fort bien ne pas devoir être repoussé: aussi le mot de «conquêtes,» que Madame emploie, est-il une insigne flatterie.

C'est au théâtre que le duc d'Orléans alla chercher ses premières maîtresses. «La Grandval, comédienne, disent les Mémoires de Maurepas, succéda à Léonore, mais on s'opposa à cette intrigue, parce qu'on trouvait cette fille trop vieille et trop corrompue pour lui.»

Une actrice charmante, arrière-petite-fille de la Champmeslé, Ernestine-Antoinette-Charlotte Desmares, prit la place de la Grandval; elle ne la garda pas longtemps, et pourtant cet amour de comédie eut quatre ou cinq rechutes. Madame signale cette nouvelle conquête: «Mon fils a eu de la Desmares une petite fille. Elle aurait bien voulu lui mettre sur le corps un autre enfant, mais il a répondu:—Non, celui-ci est par trop arlequin.»

Mademoiselle Desmares, en effet, ne se piquait pas d'une bien exacte fidélité, et la porte de son boudoir s'ouvrait à tout venant.


On vit de la même façon
Chez Desmares que chez Fillon,

assure une annonce du temps. Mais Philippe ne s'en souciait guère, et la preuve, c'est que dès le lendemain de la rupture définitive, ou la veille, il alla porter son cœur chez une princesse de l'Opéra.

La danseuse Florence, admirablement belle, adorablement sotte, eut le pouvoir, avec l'aide de quelques-unes de ses amies, de retenir quelque temps le futur régent, elle en eut même un fils, cet abbé de Saint-Albin, favori de Madame, «le seul des enfants naturels du duc d'Orléans qui eût véritablement un air de famille.»

Mais il est impossible de suivre, même au vol de la plume, les aventures sans nombre de Philippe, en un temps où, jaloux avant tout de se faire une réputation solide de débauché, il courait de boudoir en boudoir, effeuillant sa vie et son cœur à tous les vents des passions; mieux vaut tourner brusquement quelques feuillets et arriver au premier, au seul amour probablement du duc d'Orléans.

Quoi, Philippe amoureux? Hélas! oui. Une fois en sa vie il subit la loi commune. Sérieusement épris, on crut un instant qu'il allait devenir fidèle. Les beaux yeux de mademoiselle de Séry, la plus gracieuse des filles d'honneur de Madame, opérèrent ce miracle. «C'était, dit Saint-Simon, une jeune personne de condition, sans aucun bien, jolie, piquante, d'un air vif, mutin, capricieux et plaisant. Cet air ne tenait que trop ce qu'il promettait.»

Discret «pour cette fois seulement,» le duc d'Orléans entoura d'abord son amour d'un tendre mystère, il écrivait des billets doux et rimait en secret pour sa belle:


Tircis me disait un jour:
Je ne connaîtrais pas l'amour,
Sans vous Philis, je vous le jure,
Sans vous, Philis.

Quand on a dépeint la beauté,
On n'a jamais représenté
Que vous, Philis.

Une grossesse malencontreuse vint par malheur révéler les faiblesses de mademoiselle de Séry. Philippe ne l'en aima que davantage; et comme elle ne pouvait, dans son état, continuer à porter ce titre de demoiselle, il lui fit présent de la terre d'Argenton, et à force d'instances obtint de Louis XIV, pour son amie, la faveur signalée de s'appeler désormais madame.

C'est le beau moment des amours de mademoiselle de Séry, devenue madame d'Argenton. Douce, modeste, bienveillante, toujours disposée à rendre service, elle sut se faire accepter de tous; autour d'elle, au Palais-Royal, elle s'était fait comme une petite cour de femmes aimables et spirituelles, et Philippe passait presque toutes ses soirées dans ces réunions intimes qu'il animait et égayait par son esprit charmant et sa verve facile.

Malheureusement pour elle, madame d'Argenton voulut user de son influence sur le duc d'Orléans pour le transformer, pour en faire un homme; elle réussit à demi, et une bonne partie de l'honneur qu'acquit son amant en Italie et en Espagne lui revient de droit.

Ce fut là sa perte. Madame de Maintenon qui, toute dévouée à la fortune du duc du Maine et des autres bâtards, voyait avec inquiétude grandir la popularité du duc d'Orléans, entreprit de faire renvoyer cette maîtresse dangereuse, assez hardie pour inspirer à son amant de nobles sentiments. Rien n'était impossible à l'élève du père Gobelin: elle porta au tribunal du roi les plus étranges accusations contre le duc d'Orléans, et les calomnies portèrent si bien leurs fruits que le prince se trouva dans cette alternative cruelle, de subir la colère royale ou de renvoyer sa maîtresse. Il hésitait; le duc de Saint-Simon le décida en lui prouvant que par ce sacrifice il désarmait la cour, toujours si hostile à sa famille. Le renvoi de madame d'Argenton fut résolu, et mademoiselle de Chausseraye fut chargée d'aller annoncer à l'infortunée cette rupture, qui la surprit comme un coup de foudre. Philippe, lui, retourna à la Desmares; il lui fallait une chaîne.

La cour battit des mains à la décision du duc d'Orléans, ou du moins fit semblant; mais le public fut indigné, et les chansonniers, les interprètes de l'opinion, commencèrent contre le jeune prince un feu roulant de couplets satiriques.


D'Orléans va bien s'amuser
Avec les maîtres à chanter,
Et le grand œuvre il pourra faire,
Lère, là, lanlère.

Quand la Séry le possédoit,
Mieux des trois-quarts il en valoit;
Maintenant il n'est bon qu'à faire
Lère, là, lanlère.

L'épigramme suivante est plus explicite encore:


Philippe ayant eu la faiblesse
De proscrire la d'Argenton,
Désormais n'aura pour maîtresse
Qu'une élève de la Fillon.
Il fait succéder à la gloire
La musique et la volupté:
On le nommera dans l'histoire
Le héros de l'oisiveté.

Le bon sens public ne se trompait pas. Après le départ de madame d'Argenton, le duc d'Orléans sembla se résigner à ce rôle de prince oisif que lui imposait la volonté du roi et de madame de Maintenon. Renonçant à toute légitime ambition, il reprit avec la Desmares ses habitudes décousues, «et ne sembla plus occupé qu'à soutenir sa réputation de premier débauché du royaume.»

Avec madame de Parabère, qui recueillit et partagea avec beaucoup d'autres l'héritage de madame d'Argenton, nous entrons en pleine régence; elle inaugure ces soupers qui de nuit en nuit croissent en licence, dégénèrent en orgies, et finissent par les saturnales des fêtes d'Adam. Digne maîtresse d'un homme comme le régent, madame de Parabère semble créée expressément pour lui; ils s'entendent, ils se comprennent, ils s'aiment même autant qu'ils peuvent aimer. Point de brouilles, point de jalousies mesquines, ils portent gaîment la chaîne de leur union illégitime, et n'hésitent point à se faire aider lorsqu'elle leur devient trop lourde.

Marie-Madeleine de La Vieuville appartenait à une famille où la légèreté semblait héréditaire chez les femmes. Sa mère, madame de La Vieuville, avait fait beaucoup parler d'elle, ainsi que le témoigne maint couplet du recueil Maurepas. Devenue vieille, elle tourna à la dévotion et entreprit de défendre la vertu de sa fille mieux qu'elle n'avait défendu la sienne. C'était une tâche difficile. La jeune Marie-Madeleine annonça de bonne heure tout ce qu'elle tint depuis. Vive, légère, audacieuse, elle essayait déjà la portée de ses œillades meurtrières, et toute la vigilance d'une maman expérimentée ne l'empêcha pas de se mettre en coquetterie réglée avec «plus d'un soupirant, et il y en avait bon nombre.» Mais ce n'étaient encore qu'escarmouches sans conséquence, sinon sans danger; des billets doux et quelques petits présents entretinrent seuls ces innocentes amitiés. Elle redoutait cependant assez sa mère pour se cacher d'elle autant que possible, et cette petite hypocrisie lui avait valu le surnom de Sainte n'y touche.


Quand sa mère approchait,
Faisait la souche,
Pas un mot ne disait,
Mais quand elle sortait....

Elle sortait rarement, il faut le dire, cette mère modèle, et la mort seule débarrassa Marie-Madeleine d'une surveillance qui lui pesait horriblement. Libre, elle se dédommagea de sa contrainte, car la colère de son mari ne l'effraya jamais assez pour l'empêcher de suivre ses goûts.

C'est en 1741 que mademoiselle de La Vieuville épousa le marquis de Parabère, bon gentilhomme du Poitou, qui sans doute ne s'attendait guère à l'illustration que sa femme donnerait au nom de ses aïeux. «C'était un fort pauvre homme en tout que ce mari,» dit Saint-Simon. «Borné d'esprit et de cœur, et sot avant de le devenir, ce qui ne tarda pas longtemps.»

Le marquis de Parabère ne commença à se soucier de sa femme que le jour où il s'aperçut que définitivement il était le seul à ne point avoir part à ses faveurs. Alors ne s'avisa-t-il pas de devenir jaloux?

La marquise lui prouva qu'il avait tort, et désormais il noya ses soupçons dans les pots.

C'est chez madame de Berry que le duc d'Orléans s'éprit de madame de Parabère. «Il aimait les victoires faciles, il tomba bien; à peine y eut-il un souper entre la première parole échangée et le premier rendez-vous.»

Les nombreux portraits qui nous sont restés de madame de Parabère expliquent l'attachement du régent pour elle. Il ne tarda pas à reconnaître en sa nouvelle maîtresse tous les défauts, tous les vices qu'il adorait, et qui étaient pour lui autant de charmes.

«Elle était vive, légère, capricieuse, hautaine, emportée; le séjour de la cour et la société du régent eurent bientôt développé cet heureux naturel. L'originalité de son esprit éclata sans retenue; ses traits malins atteignaient tout le monde, excepté le régent; et, dès lors, elle devint l'âme de tous ses plaisirs, quand ses plaisirs n'étaient pas des débauches. Il faut ajouter qu'aucun vil intérêt, qu'aucune idée d'ambition n'entrait dans la conduite de la comtesse. Elle aimait le régent pour lui; elle recherchait en lui le convive charmant, l'homme aimable, et se plaisait à méconnaître, à braver même le pouvoir et les transports jaloux du prince.»

Rien de plus vrai que cette esquisse, sauf pourtant la restriction à propos des débauches, dont au contraire elle devint la reine: quelques traits de Madame ne laissent à cet égard aucun doute:

«Mon fils dit qu'il s'était attaché à la Parabère parce qu'elle ne songe à rien, si ce n'est à se divertir, et qu'elle ne se mêle d'aucune affaire. Ce serait très-bien si elle n'était pas si ivrognesse.»

«Mon fils a une maudite maîtresse qui boit comme un trou et qui lui est infidèle; mais comme elle ne lui demande pas un cheveu, il n'en est pas jaloux.

«Elle est capable de manger et boire, et de débiter des étourderies; cela divertit mon fils et lui fait oublier tous ses travaux.»

Cette passion de l'orgie était ce que le duc d'Orléans aimait le plus en madame de Parabère. Grand buveur qui portait mal le vin, le régent admirait cette folle femme, «qui portait le champagne aussi légèrement que l'amour.»

«Ce n'est pas elle, en effet, dit M. de Lescure, le très-spirituel et très-érudit historien de la vie privée du duc d'Orléans[40], ce n'est pas madame de Parabère qui se fût exposée, comme madame d'Averne, à la honte de mourir d'indigestion. Elle avait l'héroïsme du plaisir. Tout nerfs, cette femme, frêle en apparence, apportait dans ces défis sensuels chaque soir jetés à la force humaine, une santé d'acier. Les convives s'abaissaient successivement sous la table, comme écrasés par une main invisible. Seule, madame de Parabère, toujours souriante, souriait au dernier buveur; seule, toujours la coupe à la main, elle défiait le dernier rieur. Et, quand elle s'était assez rassasiée de lumière, de parfums, de rires et de chansons, elle daignait laisser tomber sa paupière sur son œil toujours étincelant, et abdiquait un moment la royauté du festin. Une heure de repos lui suffisait pour se relever plus fraîche que les roses de son sein, plus disposée que jamais à rire d'un bon mot ou à goûter d'un bon cœur.»

Il faut passer légèrement sur les soupers qui firent de la vie du régent une perpétuelle saturnale, les détails sont de nature à faire monter le rouge au front d'un agent de la police secrète; mais il est nécessaire cependant de les indiquer, ils tiennent une trop large place dans la vie du duc d'Orléans, et d'ailleurs ils sont un des traits caractéristiques de cette époque étrange.

Arrivé au pouvoir par la mort de Louis XIV, libre enfin, mais chargé du poids écrasant d'un royaume presqu'en ruines, Philippe entreprit de faire marcher de front la politique et le

plaisir. Il fit deux parts de son existence, bien distinctes, bien séparées. Le jour, depuis sept heures du matin, appartenait aux affaires, son temps était réglé avec une précision digne de l'étiquette de Louis XIV; mais à six heures du soir l'homme d'Etat disparaissait pour faire place au débauché.

De six heures du soir au lendemain, plus de régent; pour l'affaire la plus urgente il ne se fût point levé de table, personne même n'eût osé lui proposer de se déranger. Dubois, le bizarre ministre de ce prince extraordinaire, l'essaya une ou deux fois en des cas extrêmes, il fut repoussé avec perte.

Toute la nuit, le régent courait dans des carrosses étrangers, soupant chez l'un, chez l'autre, dans les petites maisons de ses favoris, à Asnières, à Saint-Cloud, mais le plus souvent au Palais-Royal.

Messieurs les roués, ses amis, gens dignes de la roue, disent les étymologistes, étaient ses convives ordinaires, les compagnons de toutes ses débauches.


Ce sont messieurs les libertins,
Gens à bombances, à festins,
Gros garçons à vastes bedaines,
Aimant bien gentilles fredaines,
Traits malins et joyeux propos,
Bref, gens tout ronds et point cagots.

C'étaient Nocé, que Madame appelle un diable vert, noir et jaune foncé, La Fare, le duc de Noailles, Broglie, Canillac, Biron, Nancré, et bien d'autres encore.

En femmes, c'étaient toutes les femmes, grandes dames ou filles d'Opéra, mesdames de Parabère, d'Averne, de Phalaris, de Sabran, la princesse de Léon, Emilie Dupré, madame de Gesvres, la Le Roy, madame de Flavacourt, les deux sœurs Souris; la liste n'en finit pas. Toutes les femmes peuvent prétendre à l'honneur des soupers du Palais-Royal, il ne s'agit que d'être jolie ou spirituelle, de tenir haut son verre, d'être vive à la riposte, et de ne jamais rougir.

L'égalité la plus absolue existe autour de la table du «bon régent.»

Là, dit Saint-Simon, dans ces appartements secrets dont on avait fait sortir tous les domestiques, «quand on avoit assez bu, assez dit des ordures à gorge déployée, et des impiétés à qui mieux mieux,» et «que l'ivresse complète avoit mis les convives hors d'état de parler et de s'entendre, ceux qui pouvoient encore marcher se retiroient. On emportoit les autres. Et tous les jours se ressembloient. Le régent, pendant la première heure de son lever, étoit encore si appesanti, si offusqué des fumées du vin, qu'on lui auroit fait signer ce qu'on auroit voulu.»

Si secrètes que fussent ces orgies, il en transpirait toujours quelque chose, et, comme pour fouetter l'indignation publique, Lagrange-Chancel donnait libre cours à sa haine, et poursuivait ses philippiques, que la cour de Sceaux faisait distribuer par tous les moyens, et qui de main en main arrivaient toujours jusqu'à Philippe d'Orléans:


Suis-le dans cette autre Caprée,
Où non loin des yeux de Paris
Tu te vois bien mieux célébrée
Que dans l'île que tu chéris.
Vers cet impudique Tibère
Conduis Sabran et Parabère,
Rivales sans dissension,
Et pour achever l'allégresse
Mène Priape à la princesse
Sous la figure de Rion.

Vainqueur de l'Inde, Dieu d'Erice,
Soyez les âmes du festin;
Faites que tout y renchérisse
Sur Pétrone et sur l'Arétin;
Que plus d'une infâme posture,
Plus d'un outrage à la nature
Excitent d'impudiques ris,
Et que chaque digne convive
Y trace une peinture vive
De Capoue et de Sybaris.

Dans ces saturnales augustes,
Mettez au rang de vos égaux
Et vos gardes les plus robustes
Et vos esclaves les plus beaux;
Que la faveur ni la puissance,
La fortune ni la naissance
N'y puissent remporter le prix;
Mais que sur tout autre préside
Quiconque a la vigueur d'Alcide
Sous le visage de Pâris.

Malheureusement cet effroyable tableau de Lagrange ne s'éloigne point assez de la vérité pour qu'on puisse l'accuser de calomnie, et il explique la colère du peuple, qui plus d'une fois entoura en tumulte le Palais-Royal, ou poussa des cris menaçants sur le passage du régent.—À l'eau! à l'eau! à l'eau! hurlaient un jour des forcenés qui avaient entouré sa voiture. C'étaient pour lui comme des avertissements terribles; mais il n'en tenait compte, pas plus que des avis des médecins qui chaque jour lui disaient qu'à continuer son genre de vie il se tuerait infailliblement.

Usé par la débauche, excédé de la vie, il se précipitait dans l'orgie avec une fureur qui tenait de la folie. Depuis longtemps il ne se soutenait plus qu'à force d'excitants mortels, et chaque matin, pour retrouver sa raison et sa lucidité au milieu des vapeurs de l'ivresse, il lui fallait une incroyable énergie.

Madame de Parabère, le petit corbeau brun des jours de tendresse, était déjà bien loin. Tandis qu'elle trompait,—si tromperie il y a,—le régent pour Richelieu, Richelieu pour Nocé, Nocé pour bien d'autres, Philippe avait de son côté cherché des consolations, et les consolations ne lui avaient point fait défaut; tour à tour ou simultanément, il aima madame de Sabran, madame d'Averne et madame de Phalaris, sans compter le corps de ballet tout entier, les élèves de la Fillon, et bien d'autres qu'on vint lui offrir ou qui seules vinrent au-devant de lui.

Un souper vit commencer et finir le règne de madame de Sabran; elle avait le vin mauvais. C'est elle qui, à une de ces fêtes où «s'encanaillait, en compagnie du maître, toute la noblesse de France, se leva chancelante, et prononça ce mot terrible:—L'âme des princes est faite d'une boue à part, la même qui sert pour l'âme des laquais.»

Le régent prit la chose en riant, et les blasphèmes continuèrent; mais madame de Sabran ne pouvait plus être la maîtresse de Philippe, elle le comprit, et se retira, se réservant seulement le rôle d'amie, et le droit de présenter les postulantes aux faveurs du régent. Philippe la méprise, mais elle le lui rend bien, et se redressant sous l'injure: «Gare à la mouche, s'écrie-t-elle, qui n'est plus que la mouche du coche, mais qui pique.»

Les couplets du temps n'ont point failli à mettre en chanson le triste rôle de madame de Sabran:


Sabran, leste et piquante,
Conduisait Phalaris,
Comme la présidente,
Si célèbre à Paris.
Je cherche le régent. Voici bien son affaire,
Chez le petit poupon,—don, don;
Enfin il arriva,—là, là,
Mais avec Parabère.

Madame d'Averne, livrée par un époux complaisant, n'eut pas sur le régent plus d'empire que toutes les autres, non plus que madame de Phalaris, à qui était réservée cette épouvante de le voir mourir entre ses bras.

Le duc d'Orléans était plus malade que jamais, lorsque mourut Dubois; seul il voulut se charger des affaires, sans pour cela renoncer à ses orgies de chaque nuit; le faix était trop lourd, il l'écrasa.

Sa mort, en tout point, fut digne de sa vie, ce fut presqu'un suicide; il savait une apoplexie imminente et ne voulait pas se laisser même saigner; bien plus, il fit tout ce qui dépendait de lui pour hâter les progrès du mal. Cette mort, qu'il appelait de tous ses vœux, arriva enfin.

Le 2 décembre 1723, il venait de donner une audience et passait dans son cabinet, lorsqu'il aperçut madame de Phalaris.

—Entrez donc, duchesse, lui dit-il, je suis bien aise de vous voir; vous m'égaierez avec vos contes; j'ai grand mal à la tête.

À peine furent-ils seuls ensemble, que le régent, s'affaissant sur lui-même, glissa sur le tapis et resta sans mouvement. La Phalaris, effrayée, appela au secours; on accourut; un laquais essaya vainement de le saigner, il était trop tard.

«Monsieur le duc d'Orléans, dirent les gazettes étrangères, est mort entre les bras de son confesseur ordinaire.»

Une chanson ordurière fut son oraison funèbre, et ses épitaphes furent dignes de celles que sa conduite avait values à sa mère:


CI-GIT L'OISIVETÉ
MÈRE DE TOUS LES VICES.


VII

LOUIS XV LE BIEN-AIMÉ.
LES DEMOISELLES DE NESLE.

Louis XV venait d'atteindre sa quinzième année, et la cour attentive étudiait avec anxiété le caractère du jeune roi, afin de modeler sa conduite sur celle du maître, d'adopter ses goûts, et d'aller au-devant de ses moindres désirs. Mais nul symptôme encore n'éclairait les courtisans attentifs. L'ennui seul se lisait sur les traits du royal adolescent. Il était timide, gauche, irrésolu, dévot. Ainsi l'avait façonné pour son ambition le cardinal Fleury, ce précepteur ministre d'État, qui, sous une doucereuse modestie, dissimula toujours ses rêves de grandeur.

Rien encore ne faisait présager ce que devait être un jour Louis XV, ce sultan blasé du Parc-aux-Cerfs, inamusable amant de madame du Barry. Les vétérans du Palais-Royal, ces parangons effrontés de la débauche, avaient presque envie de crier au scandale. Vainement les grandes dames cherchaient le cœur du jeune monarque; il baissait les yeux, et rougissait sous la hardiesse provocante de ces regards. Oui, il rougissait, ce jeune prince bercé aux chants de cette orgie universelle qui s'appelle la Régence. Et c'est une justice à rendre au duc d'Orléans, à cette époque où toutes les ambitions spéculaient sur les vices, s'il fut athée, blasphémateur, dissolu, il préserva de tout contact impur le royal enfant que la Providence avait commis à sa garde, et dont il devait compte à la France.

Et les grandes dames trouvaient désespérante cette timidité de Louis XV. Il était parfaitement beau à cette époque, et toutes les femmes convoitaient sa possession. «Les dames étaient prêtes, dit de Villars dans ses Mémoires, mais le roi ne l'était pas.» Les courtisans malins allaient répétant que Louis XV attendait les seize ans de l'infante d'Espagne qu'on lui destinait pour épouse, et qui n'avait encore que sept ans. «C'est encore neuf ans de sagesse,» disaient-ils.

Il n'en devait pas être ainsi:

Une grave maladie du jeune roi fit comprendre la nécessité de hâter son mariage; on rompit avec l'Espagne, et on lui fit épouser Marie Leczinska, fille d'un pauvre gentilhomme polonais, roi un instant par la volonté de Charles XII victorieux. L'opinion publique désapprouva cette alliance; nul ne se doutait alors que la pauvre princesse doterait la France d'une de ses plus belles provinces, la Lorraine.

Le mariage du maître n'apporta presqu'aucun changement dans les habitudes de la cour. Louis XV était toujours timide, l'éclat du trône l'importunait, les affaires l'ennuyaient à l'excès, et son cœur sans ressort était toujours prêt à se livrer à quiconque voulait bien le débarrasser des rudes labeurs de son métier de roi.

L'activité qu'il devait à ses sujets, il la dépensait à courre le cerf dans les forêts; c'était vraiment encore merveilleux que ces chasses de la jeunesse de Louis XV, avec toutes ces galantes amazones qui les suivaient, la belle comtesse de Toulouse, mademoiselle de Charolais, mademoiselle de Clermont, mademoiselle de Sens, et tant d'autres héroïnes que nous retrouvons sur les toiles de Vanloo.

Après cinq ans de mariage, Marie Leczinska régnait encore seule, sans partage, sur le cœur de son époux; Louis XV, pendant ces premières années, fut le meilleur et le plus bourgeois des maris. Il ne se contentait pas de dire: «J'aime la reine,» il le prouvait; et, à peine âgé de vingt et un ans, il avait déjà cinq enfants, deux fils et trois filles. Si quelque courtisan audacieux se permettait de l'entretenir de l'amour que ressentait pour lui quelque beauté célèbre, il se contentait de répondre: «—Trouveriez vous la reine moins belle?»

À cette époque donc, il eût été facile à Marie Leczinska de s'attacher le roi, et pour toujours d'enchaîner son cœur comme elle avait enchaîné ses sens. Il ne lui fallait pour cela qu'être un peu la maîtresse de ce roi dont elle était la femme; elle ne le voulut pas.

La nature avait donné à Louis XV un tempérament ardent. Marie Leczinska était froide, et plusieurs couches successives accrurent encore sa froideur. Bientôt les empressements du roi lui devinrent à charge; elle ne prit pas la peine de dissimuler ses impressions; et lorsque le soir, après quelqu'un de ces soupers qui suivaient les chasses, le roi arrivait chez elle échauffé par le vin, elle témoignait hautement son dégoût.

Louis XV, à ce moment, n'avait qu'à choisir, qu'à jeter le mouchoir, toutes les dames de la cour étaient sur les rangs. On lui épargnait même les premières avances, et il trouvait jusque dans ses poches des déclarations aussi audacieuses que celle-ci, que lui adressait mademoiselle de La Charolais:


Vous avez l'humeur sauvage
Et le regard séduisant;
Se peut-il donc qu'à votre âge
Vous soyez indifférent?
Si l'Amour veut vous instruire,
Cédez, ne disputez rien,
On a fondé votre empire
Bien longtemps après le sien.

Le roi soupirait, mais ne disait mot; une timidité farouche, une pudeur innée l'arrêtait encore; mais déjà il n'aimait plus Marie Leczinska.

Ainsi donc, jusqu'à la fin de 1732, rien n'avait transpiré des amours secrètes de Louis XV, s'il en avait eu, lorsque le 27 janvier, dans un souper où il avait bu plus que de coutume, il se leva tout à coup, et porta un toast à sa maîtresse inconnue; il brisa alors sa coupe en invitant les convives à en faire autant.

Le lendemain, les courtisans ne s'abordaient qu'avec ces mots:

—Vous savez? le roi a pris une maîtresse.

Et chacun de se creuser la tête, d'épier, d'interroger pour tâcher de savoir le nom de cette mystérieuse favorite, afin d'obtenir cet honneur insigne d'être pour quelque chose dans les amours du roi.

Mais le toast de Louis XV n'était qu'un jeu, il n'avait pas de maîtresse encore, seulement il songeait sérieusement à en prendre une.

Le cardinal Fleury ne lui laissa pas le temps de choisir. Un conseil fut tenu entre l'ancien précepteur, madame la Duchesse, le duc de Richelieu et les trois valets de chambre, Lebel, Bachelier et Bontemps, afin de savoir quelle femme on pousserait dans le lit du roi.

Après bien des hésitations, l'unanimité des suffrages s'arrêta sur une des dames du palais, amie intime de la comtesse de Toulouse, madame de Mailly, de l'illustre maison de Nesle.

La famille de Nesle, qui pendant longues années eut le privilége de fournir des favorites à la couche royale, était des plus nobles et des plus anciennes; son illustration avait commencé vers le XIe siècle. En 1709, l'aîné de cette maison, Louis III de Nesle, avait épousé mademoiselle de Laporte-Mazarin, dont la galanterie n'avait pas tardé à devenir proverbiale.

Cette dame de Nesle, dame d'honneur de Marie Leczinska, avait passé, trois ou quatre ans avant l'époque où nous sommes arrivés, pour avoir été passagèrement la maîtresse du roi.

Elle était morte en 1729, laissant cinq filles, qui toutes les cinq attirèrent les regards du roi, et dont quatre au moins furent ses maîtresses.

La première, Louise-Julie, celle dont il est question ici, épousa Louis-Alexandre de Mailly, son cousin.

La seconde, Pauline-Félicité, épousa Félix de Vintimille.

La troisième, Diane-Adélaïde, épousa Louis de Brancas, duc de Lauraguais.

La quatrième épousa le marquis de Flavacourt.

Enfin la cinquième, Marie-Anne, qui fut plus tard duchesse de Châteauroux, épousa le marquis de la Tournelle.

C'était donc l'aînée des filles de madame de Nesle que le cardinal Fleury jugea convenable de donner à Louis XV.

Et véritablement ce fut un heureux choix, et pour le roi et pour l'ambitieux cardinal.

Madame de Mailly, née en 1710, était à peu près de l'âge de Louis. Elle n'était pas jolie, mais elle était admirablement bien faite, et avait pour sa toilette plus de goût que toutes les dames de la cour. Son visage était un peu long peut-être, son teint un peu brun, mais son front avait le poli de l'ivoire, et ses yeux étaient pleins de feu et d'éclat.

Timide et réservée, elle était sans ambition, sans connaissance des affaires de l'État, détestait la politique et les choses sérieuses, et, tandis qu'autour d'elle se mêlaient et se croisaient mille intrigues, elle était toujours restée en dehors de toutes les coteries.

On donna une maîtresse au roi, comme on lui avait donné une épouse, sans le consulter. Mais la barrière des passions était franchie, il était entré dans cette voie où il devait faire des pas si rapides.

Toutefois, le respect qu'il avait alors pour la reine l'engagea à tenir cette liaison secrète; le mystère d'ailleurs plaisait à madame de Mailly; elle aimait le roi sans intérêt d'amour-propre, et se trouvait assez heureuse de le posséder.

Les deux années qui suivirent, furent assurément pour Louis XV les plus charmantes de son règne; mettant plus de prix à l'ardeur des sens qu'à la beauté, il s'attacha peu à peu sa maîtresse.

On raconte que dans les premiers temps de sa liaison avec madame de Mailly, il la quittait quelquefois brusquement pour courir chez la reine, ou que, se jetant à genoux, il priait avec ferveur et demandait à Dieu pardon de ses égarements.

Ce transparent mystère eût pu durer longtemps encore. Les courtisans étaient gens trop adroits pour découvrir jamais ce que voulait cacher le maître; mais, vers 1735, les personnes qui entouraient le monarque crurent de leur intérêt que les rapports de madame de Mailly avec le roi devinssent publics, et elle fut déclarée maîtresse du roi.

Deux personnes aussitôt «jetèrent des cris d'aigle:» le père et le mari, le marquis de Nesle et le comte de Mailly. Cette nouvelle eut l'air de les frapper comme un coup de foudre.

On engagea tout d'abord le comte de Mailly à ne plus communiquer avec sa femme; et comme il faisait mine de résister, on le pria d'aller courre le cerf dans une de ses terres fort éloignée de la capitale.

Le marquis de Nesle fut de plus facile accommodement: ses affaires étaient fort dérangées, on lui fit don de cinq cent mille livres et il s'apaisa aussitôt.

C'était faire assez bon marché de l'honneur d'une famille illustre.

La reine «reçut assez tranquillement le coup terrible,» seulement sa piété redoubla; elle passait des journées entières au pied du crucifix, demandant à Dieu la conversion de son époux. Pas une seule fois il ne lui vint à l'idée qu'elle-même par ses rigueurs avait précipité le roi sur cette pente que chacun essayait de lui rendre plus douce.

Forte de son devoir accompli, elle crut qu'il serait au-dessous d'elle de lutter avec les sirènes qui lui avaient ravi le cœur de son époux. Elle courba la tête et adora les décrets de la Providence.

Maîtresse déclarée, n'ayant plus d'apparences à sauver, madame de Mailly resta la même: vainement on s'efforça d'éveiller son ambition; à ceux qui l'engageaient à user, pour sa fortune et pour celle de ses amis, du pouvoir qu'elle avait sur Louis XV, elle répondait invariablement qu'elle «tenait trop à l'amour de l'homme pour jamais le compromettre en essayant de son influence sur le cœur du roi.»

Les années s'écoulaient, et la favorite était heureuse. Le roi paraissait plus épris d'elle que jamais; il ne semblait point songer à lui donner de rivales, car on ne peut appeler infidélités quelques surprises des sens que l'on doit attribuer à Bachelier ou à Lebel, qui déjà s'exerçaient à leur infâme métier de pourvoyeurs. Le cardinal Fleury protégeait presque ouvertement la maîtresse du roi, qu'il appelait, en se servant d'expressions plus énergiques, une bonne fille. La reine, qui avait ouï parler de l'audace des maîtresses de Louis XIV, en était arrivée à remercier le ciel du choix de son époux.

Malheureusement, cette douce existence ne tarda pas à être troublée. Madame de Mailly avait une sœur pensionnaire à l'abbaye de Port-Royal. Cette jeune personne, hardie, décidée, dévorée d'ambition, conçut, du fond de son couvent, le dessein, non-seulement de remplacer sa sœur dans le cœur du roi, mais encore de s'emparer de la confiance qu'il accordait au cardinal. Jouer sous Louis XV le rôle qu'avait joué madame de Maintenon sous Louis XIV, au mariage près, tel était le rêve de l'ambitieuse pensionnaire.

Elle écrivit à sa sœur les lettres les plus tendres et les plus soumises, pour obtenir la faveur de vivre auprès d'elle, «la priant de permettre qu'elle lui servît de dame de compagnie, de secrétaire, de lectrice.» Elle lui parlait avec horreur du couvent où elle vivait enfermée, assurant qu'à coup sûr elle ne tarderait pas à mourir si on l'y laissait.

La comtesse, bonne et sans défiance, se laissa toucher par les prières de la triste recluse, et un beau matin mademoiselle de Nesle fut présentée à la cour.

Pour s'emparer du cœur de Louis XV, elle ne comptait pas sur sa beauté, elle était très laide et ne s'abusait pas sur sa figure; elle savait fort bien que sa taille était courte et épaisse, son cou et ses bras rouges, ses épaules disgracieuses. Pour compenser tous ces désavantages, elle avait son sourire, un sourire divinement railleur, et ses yeux, fort petits, mais pétillants de malice et d'audacieuse gaîté.

Mais elle avait l'imagination vive, le caractère aventureux et hardi, une volonté patiente et implacable; elle se dit qu'elle réussirait grâce à l'originalité et à l'imprévu de son esprit, et elle ne se trompa pas. Dès le premier jour elle se conduisit en coquette consommée.

Louis XV, qui s'ennuyait à trente ans comme Louis XIV s'était ennuyé à soixante-dix, ne tarda pas à trouver une distraction dans l'esprit de la nouvelle venue; et lorsque madame de Mailly s'aperçut des projets de sa sœur, elle reconnut avec effroi qu'il était trop tard pour s'y opposer.

La pauvre comtesse n'avait que deux partis à choisir: céder ses droits ou les partager; elle préféra cette dernière alternative; accord infâme, si on eût pu l'attribuer à l'ambition ou à la cupidité, mais dont la cause fut un amour passionné qui préféra la plus cruelle souffrance à la séparation de l'objet aimé. Elle espérait d'ailleurs que ses complaisances resteraient ignorées. Mais ce n'était pas le but de l'ambitieuse pensionnaire de Port-Royal; elle-même prit à tâche d'afficher ses amours. Louis XV, de son côté, s'ouvrit de son bonheur à quelques courtisans, et, moins de deux mois après l'arrivée de mademoiselle de Nesle à la cour, le secret de madame de Mailly était devenu un vrai secret de comédie: tous les courtisans savaient que le roi avait les deux sœurs pour maîtresses.

Bientôt il fallut songer à donner un état à la cour à la nouvelle venue. C'était un grand faiseur d'enfants que le roi Louis XV, et déjà mademoiselle de Nesle était enceinte et n'allait plus pouvoir dissimuler sa position.

On se hâta donc de chercher un gentilhomme qui voulût bien prêter son nom à la favorite et le donner à l'enfant qui allait venir.

Les avantages attachés à ce mariage étaient: une dot de deux cent mille livres, six mille livres de pension, une place de dame du palais pour la femme, et un logement à Versailles pour le mari.

On trouva, pour accepter cette humiliation, un comte du Luc de Vintimille, petit-neveu de l'archevêque de Paris. L'oncle voulait être cardinal, on lui promit le chapeau, et cette promesse lui fit subir la honte de bénir cette union. M. du Luc père consentit à fermer les yeux moyennant finance, et il profita de la faveur de sa bru pour monter dans les carrosses du roi. Il avait bien au moins droit à cet honneur.

Toutes choses bien arrêtées, bien convenues, la cérémonie du mariage eut lieu.

Mademoiselle, princesse de facile accommodement, prêta aux nouveaux époux, pour y passer leur lune de miel, son château de Madrid, voisin de la Muette.

Le soir des noces, Louis XV déclara qu'il voulait être bon prince jusqu'au bout et faire honneur à la sœur de madame de Mailly; il accompagna donc les époux jusqu'à la chambre nuptiale et présenta la chemise au marié, ce qui était un des plus grands honneurs que le roi pût faire. Les invités se retirèrent alors, et le comte de Vintimille s'esquiva par une porte dérobée, laissant la place au roi. Il fallait bien gagner la pension et la dot.

Chacun savait le lendemain que le roi n'était pas revenu coucher à la Muette, mais nul ne s'avisa de blâmer la conduite du comte du Luc, tant était grand à cette époque le respect pour les caprices du maître.

Le lendemain Mademoiselle, en grande cérémonie, présenta au roi toute la famille Vintimille.

L'ambitieuse élève de Port-Royal touchait à son but. Grâce à sa sœur qui lui était dévouée corps et âme, elle était véritablement la maîtresse absolue du roi de France. Elle s'était emparée de son esprit, madame de Mailly régnait sur ses sens. Les deux sœurs, on le voit, se complétaient admirablement, et puisqu'elles avaient passé par-dessus la jalousie, rien désormais ne les pouvait désunir.

Madame la comtesse de Vintimille se voyait réellement reine de France, lorsque la mort vint la surprendre au milieu de son triomphe.

Prise à la suite de ses couches d'horribles douleurs d'entrailles, elle fut enlevée en quelques heures, sans même avoir pu recevoir les derniers sacrements. Elle laissait au roi un fils, qui porta plus tard le nom d'abbé du Luc. Il était le portrait vivant de son père, et tous ses amis ne l'appelaient jamais autrement que le demi-Louis.

Cette mort inattendue fut un coup de foudre pour Louis XV; «jamais il n'avait paru si touché, et il se laissa aller à donner des marques de sa douleur.» Il se mit au lit, et défendit absolument sa porte à tout le monde. La reine essaya de parvenir jusqu'à lui, mais, même pour elle, la consigne fut maintenue, elle ne fut levée qu'en faveur du comte de Noailles. Le roi pleurait comme un enfant, et ses terreurs religieuses lui revenaient plus terribles que jamais.

La bonne madame de Mailly, elle, était au désespoir: en perdant sa sœur elle avait cru perdre le cœur du roi.

«Sans doute, écrivait-elle à une de ses amies, le roi, mon cher Sire, va s'éloigner de moi pour toujours; il ne tenait à moi que par elle, et comment remplacerais-je pour lui cette pauvre sœur qu'il consultait en tout et qui le faisait tant rire?»

La modestie de madame de Mailly l'aveuglait; le roi revint à elle, plus épris que jamais. Ensemble ils pleuraient cette pauvre Vintimille, mais le temps sécha vite leurs larmes.

Un mois après la mort de la favorite, madame de Mailly avait installé près d'elle une autre de ses sœurs, la duchesse de Lauraguais; les voyages de Choisy avaient repris leur cours, et, comme au temps de madame de Vintimille, Louis XV eut deux maîtresses.

Depuis quelques mois déjà le roi avait remarqué cette troisième demoiselle de Nesle, et pour lui faire une existence à la cour il s'était hâté de la marier, mais à un homme qui n'était pas prévenu, le duc de Lauraguais. Richelieu, chargé de négocier ce mariage, avait obtenu du roi pour les futurs époux les avantages suivants: vingt-quatre mille livres pour frais de noces, quatre-vingt mille livres de rente sur les postes, et la pension de dame du palais.

Mais le duc de Lauraguais s'aperçut bien vite du rôle qu'on lui destinait; chose rare à cette époque, il n'eut point un seul instant l'idée d'en tirer parti; il rompit sans scandale avec sa femme, et depuis ne voulut jamais consentir à la revoir.

Habituée à partager le cœur de celui qu'elle aimait, madame de Mailly prit son parti de cette nouvelle maîtresse, et s'entendit avec cette seconde sœur aussi bien qu'elle s'était entendue avec la première. Son existence ne lui paraissait donc point troublée, lorsque la mort de madame de Mazarin vint rapprocher du roi ses deux dernières sœurs, les plus jeunes et les plus jolies, mesdames de La Tournelle et de Flavacourt.

Chassées littéralement par madame de Maurepas, héritière de madame de Mazarin, de l'hôtel où elles demeuraient, les deux sœurs eurent l'idée de venir demander l'hospitalité à Louis XV; il les reçut admirablement, leur donna l'ancien appartement de madame de Mailly, et leur promit deux places de dames du palais.

Ainsi se trouvèrent installées à Versailles les deux dernières demoiselles de Nesle.

Madame de Mailly, que deux cruelles leçons auraient cependant dû rendre défiante, fut enchantée de la réception faite à ses deux sœurs. Elle pensa que la conduite de son royal amant était une délicate attention, et elle le remercia avec effusion.

Louis XV ne tarda pas à s'apercevoir de la beauté des deux commensales qu'il devait à la dureté de madame de Maurepas, et bientôt il commença à faire la cour aux deux nouvelles venues.

Il s'était fait, ce semble, une douce habitude de prendre ses maîtresses dans la famille de Nesle.

Tout d'abord il s'adressa à madame de Flavacourt. Il fut repoussé. Madame de Flavacourt aimait son mari; ce mari lui-même était, dit-on, un homme d'un autre temps, piétre courtisan et peu disposé à partager sa femme, même avec le roi; ses conjugales et énergiques menaces exercèrent peut-être une influence sur sa femme et vinrent en aide à sa vertu attaquée. Quoi qu'il en soit, elle fit répondre au roi de façon à lui ôter tout espoir.

Repoussé de ce côté, Louis XV entreprit la conquête de madame de La Tournelle. Celle-là était veuve, et ne pouvait prétexter son amour pour son mari. Mais elle avait un amant, et qui plus est un amant adoré. Elle aimait à la folie, jusqu'à la fidélité, M. d'Agenois, fils du duc d'Aiguillon, neveu de Richelieu. Le roi était désespéré de ce contre-temps.

Enfin il eut recours au duc de Richelieu, qui jusqu'ici l'avait bien servi, pour détourner madame de La Tournelle du comte d'Agenois.

Richelieu se chargea de la commission. Il commença par capter la confiance de madame de La Tournelle, et, voyant qu'il ne parviendrait pas à la rendre infidèle, il tourna ses batteries contre l'amant.

Il dépêcha au comte d'Agenois une des sirènes de le cour, avec mission de le rendre infidèle à tout prix, et surtout de le faire écrire, afin d'avoir des preuves à montrer à madame de La Tournelle.

Richelieu n'avait pas trop compté sur l'adresse de sa messagère; quinze jours ne s'étaient pas écoulés que déjà on avait une lettre de M. d'Agenois. On en eut deux, puis quatre, puis bien davantage. Mais ces preuves d'abandon n'ébranlaient en aucune façon madame de La Tournelle; elle secouait la tête, et répondait que l'écriture de son amant avait été contrefaite. Enfin, elle dut se rendre à l'évidence, mais ne sembla point encore disposée à accepter l'honneur de l'amour du roi.

Cependant elle était décidée, depuis assez longtemps même; seulement, avant de s'engager, elle voulait être certaine du pouvoir de ses charmes. Habile, artificieuse, sa conduite, pendant que le roi brûlait d'impatience de la posséder, fut un véritable chef-d'œuvre de coquetterie. Elle se disait malade afin de se dispenser de paraître; et lorsque, cédant aux prières du roi, elle consentait à «embellir les fêtes de sa présence,» elle ne se «montrait que cachée à demi sous une baigneuse qui lui seyait à ravir. Le roi alors ne se lassait pas de la contempler, et vingt fois il venait l'admirer et l'embrasser.»

Madame de Mailly voyait tout cela; elle en souffrait, mais elle se taisait, pauvre femme! Elle aimait tant son ingrat amant! Peut-être elle se résignait d'avance à un nouveau partage, elle n'avait que la moitié du cœur du roi, elle n'en aurait plus que le tiers. Son sacrifice était fait; sacrifice douloureux, mais inutile. Madame de La Tournelle ne devait pas admettre de partage, elle voulait régner, mais régner sans rivale.

Instruite par l'exemple de sa sœur de Mailly, à qui le roi n'avait donné ni honneurs ni richesses, l'ambitieuse marquise voulut faire ses conditions avant de capituler, et certaine que le roi, emporté par sa passion, souscrirait à tout, elle demanda pour se conduire des conseils au duc de Richelieu, son ami et son confident.

Richelieu lui conseilla d'exiger le même état qu'avait eu, sous Louis XIV, madame de Montespan; puis, aidée de cet homme habile, elle rédigea l'acte de capitulation qui devait la faire maîtresse du roi. Les Mémoires du temps nous ont conservé ce curieux monument d'ambition, le voici presque textuellement:

«Mon titre de marquise sera changé en celui de duchesse, et le roi fournira tout ce qui sera nécessaire à la représentation pour soutenir mon rang.

«Madame de Mailly sera éloignée de la cour avec défense d'y reparaître jamais. Le roi m'assurera une fortune indépendante qui me mette à l'abri de tous les changements qui pourraient survenir.»

Ces démarches, ces négociations n'étaient point un mystère pour madame de Mailly; chaque soir, de charitables amis venaient la prévenir de ce qui se passait; et déjà, sur un air à la mode, elle avait pu entendre fredonner ce couplet satirique:


Madame Allain est toute en pleurs,
Voilà ce que c'est d'avoir des sœurs!
L'une, jadis, lui fit grand peur!
Mais, chose nouvelle,
On prend la plus belle.
Ma foi! c'est jouer de malheur!
Voilà ce que c'est d'avoir des sœurs.

Hélas! oui, voilà ce que c'est. Bientôt le traité fut ratifié et signé, dans l'alcôve bleue du pavillon de Choisy, et la pauvre madame de Mailly, honteusement chassée, se retira dans un couvent où, par son repentir, ses aumônes et son humilité, elle essaya de faire oublier le scandale de sa vie passée.

Les noëls injurieux, les chansons outrageantes saluèrent l'avénement de la nouvelle favorite; les courtisans s'indignaient de voir ainsi la faveur se perpétuer dans la même famille, et le peuple trouvait au moins étrange que quatre sœurs se succédassent dans la couche royale. L'épigramme qui résumait le mieux l'opinion fut un soir, on ne sait comment, trouvée par le roi sur le pied de son lit:


LES DEMOISELLES DE NESLE.

L'une est presqu'en oubli, l'autre presqu'en poussière,
La troisième est en pied, la quatrième attend,
Pour faire place à la dernière.
Choisir une famille entière,
Est-ce être infidèle ou constant?

Mais le roi ne faisait que rire, et n'en continuait pas moins à aimer madame de La Tournelle.

La mort du cardinal Fleury, qui seul pouvait encore retenir Louis XV sur la pente terrible de ses passions, vint mettre le comble à la puissance de la favorite. Poussé par elle, le roi déclara que, comme son aïeul Louis XIV, il voulait régner lui-même. Le règne des favoris et des maîtresses, le vrai règne de Louis XV, commençait.

Les commencements, à vrai dire, donnèrent bon espoir; madame de La Tournelle était ambitieuse; ce qu'elle aimait surtout en Louis, c'était la royauté, le prestige du pouvoir; elle entreprit de faire un héros de son amant. Peut-être eût-elle réussi, car son influence était grande, si grande, qu'elle décida le roi à travailler avec ses ministres et à s'occuper un peu plus du royaume que s'il eût été un simple particulier.

Pour elle, nommée duchesse de Châteauroux, riche de tous les revenus de France, elle avait une maison royale, un train de reine; les splendeurs du règne de Louis XIV étaient son rêve et son désir, elle força son amant à donner quelques grandes fêtes, à étendre le cercle des invitations pour les chasses et les promenades, enfin les voyages à Choisy et les petits soupers devinrent chaque jour plus rares.

Les ennemis de la favorite, M. de Maurepas en tête, étaient vaincus. M. de Maurepas se vengea en faisant courir des vers qui commençaient ainsi:


Incestueuse La Tournelle,
Qui des trois êtes la plus belle,
Le tabouret tant souhaité
A de quoi vous rendre bien fière....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ajoutons, pour l'intelligence de ces vers, que la dignité de duchesse donnait droit à un tabouret à la cour, inestimable faveur enviée des plus grandes dames.

En apprenant la nouvelle élévation de sa fille La Tournelle, qu'il n'appelait plus que sa fille préférée, le marquis de Nesle songea à en tirer parti. Il avait, disait-il, des prétentions fondées sur la principauté de Neufchâtel, et il pria sa fille de décider le roi à la lui acheter.

On trouvait à la cour que madame la duchesse de Châteauroux se comportait bien plus noblement, bien plus convenablement que ne l'avait fait sa sœur de Mailly.

Bientôt (mars 1744) on apprit que le roi était décidé à se mettre à la tête de l'armée de Flandres. Les fautes de l'homme furent aussitôt oubliées, on ne pensa plus qu'au noble dévoûment de ce souverain qui abandonnait les délices de la cour la plus voluptueuse, la plus aimable et la plus spirituelle de l'Europe, pour courir partager les fatigues et les dangers des soldats et des braves gentilshommes qui versaient leur sang pour la patrie.

On pensait alors que Louis XV n'emmènerait pas madame de Châteauroux; mais la favorite n'avait poussé son indolent amant à prendre le commandement des troupes qu'à la condition expresse qu'elle le suivrait. Elle connaissait trop bien la faiblesse du roi pour compromettre par une absence le crédit qu'elle devait à son adresse. Elle voulait la gloire du roi, mais avant tout le maintien de sa puissance.

«Enfin je l'emporte, mon cher duc, écrivait-elle à Richelieu, son dévoué confident, son conseiller intime, je l'emporte, le roi commande les armées. Je l'accompagnerai, non en héroïne, mais en femme dévouée. Le roi, loin de moi, occupé des grands intérêts de l'Etat et de sa gloire, entouré de ses ministres, pourrait oublier que c'est à mes conseils qu'il devra le titre de conquérant.»

Cependant le roi partit seul, mais quinze jours après le duc de Richelieu conduisait à Lille mesdames de Châteauroux et de Lauraguais.

La présence à l'armée de la favorite et de sa sœur produisit le plus mauvais effet. Les soldats les appelaient les coureuses, et jusque sous leurs fenêtres elles entendaient chanter les chansons les plus insultantes. Bientôt le scandale fut tel que le roi se décida à envoyer sa maîtresse à Dunkerque, où il alla la rejoindre après avoir pris Menin et Ypres.

Le 5 août le roi arriva à Metz. Le lendemain il apprit le succès du prince de Conti dans les Alpes, et, pour remercier Dieu de cette victoire, il fit chanter un Te Deum dans la cathédrale de Metz. Mais les fatigues de la marche, les excès de la table, les plaisirs de l'amour avaient échauffé son sang outre mesure, ses forces étaient dépassées. Il tomba malade, et trois jours après sa vie était en danger.

À la nouvelle de la maladie du roi, la consternation, comme un crêpe funèbre, s'étendit sur la France. Les populations, tremblant pour la vie du souverain, emplissaient les églises. On attendait avec une fébrile inquiétude les courriers qui apportaient les bulletins de la santé de l'auguste malade; la mort du roi semblait à toute la France la plus grande calamité que l'on eût à redouter.

À la cour il n'en était pas ainsi. Toutes les ambitions s'éveillèrent à la nouvelle de la maladie du roi, mille intrigues se nouèrent pour tirer avantage des circonstances qui pouvaient survenir. On ne désirait pas la mort du roi, on la prévoyait.

Autour du malade, cependant, trois partis étaient en présence:

Le parti des ministres, le parti des princes, le parti des favoris et de la maîtresse; le duc de Richelieu était le chef de ce dernier.

Aussitôt la maladie du roi, la duchesse de Châteauroux, madame de Lauraguais et le duc de Richelieu s'étaient établis dans la chambre royale. Sous prétexte que le roi n'était qu'indisposé et qu'un peu de repos l'aurait vite remis sur pied, Richelieu, en sa qualité de premier gentilhomme de la chambre, ferma la porte à tout le monde. Des domestiques intimes étaient chargés du service; vainement des grands officiers de la couronne, des princes du sang demandèrent à voir le roi, Richelieu s'obstina à leur refuser l'entrée.

Cette exclusion irrita le parti des princes du sang; ils s'unirent aux ministres, et il fut décidé que, coûte que coûte, on pénétrerait jusqu'au lit du roi, et que là, si la maladie du roi était vraiment grave, on en profiterait pour épouvanter le faible Louis XV et faire ignominieusement chasser les favorites. Il fut de plus convenu entre les princes, l'évêque de Metz et le premier aumônier, M. de Fitz-James, que l'on refuserait au roi l'absolution tant qu'il n'aurait pas accordé le renvoi de madame de Châteauroux.

Pour madame de Châteauroux, toute la question se réduisait à ceci: Le roi se confessera-t-il? Si le roi se remettait sans avoir besoin des secours de la religion, elle gardait toute sa puissance. Si au contraire sa maladie empirait, si besoin était d'appeler un confesseur, elle était perdue.

Ce jour-là même on était au 12, et le roi était malade depuis cinq jours; M. de Clermont se chargea de pénétrer jusqu'à la chambre royale.

Il se présenta chez le roi. Richelieu, avec son assurance habituelle, voulut lui interdire l'entrée; mais le duc de Clermont d'un coup d'épaule écarta les deux battants de la porte, et comme Richelieu essayait de lui faire obstacle, il le repoussa vivement.

—Depuis quand, s'écria-t-il, un valet refuse-t-il aux princes du sang l'entrée de la chambre de son maître?

Et s'avançant jusqu'au lit où Louis XV gisait accablé, il lui parla sans ménagement de la gravité de sa situation et de la nécessité des sacrements.

—Ah! s'écria-t-il, qu'un roi qui va paraître devant Dieu a de comptes à rendre! J'ai été bien indigne de la royauté. Ah! que ce passage est terrible!

—Sire, dit M. de Soissons qui était entré sur les pas de M. de Clermont, la bonté de Dieu est infinie.

La duchesse se sentit perdue. Sans donc essayer de lutter davantage, elle voulut se retirer sans bruit, sans scandale. Mais ce n'était pas là le compte de ses ennemis; ils voulaient, par un éclat terrible, rendre, si le roi revenait à la santé, son retour impossible.

Les deux femmes, mesdames de Châteauroux et de Lauraguais, séparées du duc de Richelieu, furent, non pas éconduites, mais chassées de la maison qu'occupait le roi, aux huées d'une populace qui leur attribuait la maladie du souverain. Elles coururent aux écuries du roi, mais de tous ces courtisans qui, la veille encore, se disputaient un regard de la favorite, pas un ne voulut les reconnaître. On leur refusa brutalement une voiture et des chevaux. Elles s'enfuyaient à pied, ne sachant où aller, poursuivies par des injures et des malédictions, lorsqu'elles rencontrèrent le maréchal de Belle-Isle. Plus humain ou plus courageux que les autres, il leur prêta sa voiture, et après mille difficultés, mille périls presque, tant était grande l'exaspération des populations, elles purent gagner une maison de campagne à trois lieues de Metz.

Mais tous ces tiraillements avaient épuisé les forces du roi, et bientôt on désespéra de sa vie. Déjà les courtisans désertaient les antichambres, les ministres et les princes faisaient préparer leurs voitures, quand une crise heureuse et inattendue détermina la convalescence. Et lorsque la reine, mandée en toute hâte, arriva à Metz, son époux était hors de danger.

—Me pardonnez-vous, madame? Telles furent les premières paroles de Louis XV à la reine.

Marie Leczinska n'y répondit qu'en fondant en larmes et en serrant son époux entre ses bras.

Mais avec les forces, le courage revenait à Louis XV. Toutes les scènes de sa maladie se présentaient vivement à ses yeux, et il avait honte de sa conduite. Une tristesse profonde avait succédé à sa maladie. Il regardait avec des yeux pleins de menaces tous ceux qui l'entouraient, il s'en prenait à eux de la faiblesse qu'il n'avait pas su cacher, et la reine voyait renaître l'ancienne froideur du roi pour elle.

Richelieu s'était hasardé à reparaître; timide d'abord, il s'enhardit de toute l'amitié que lui témoignait le roi, et elle était grande; la réaction commençait.

Rendu à la santé, Louis XV voulut reprendre le commandement de ses troupes; la reine, malgré ses prières, dut regagner Paris, et nonobstant la saison pluvieuse, le roi se rendit au siége de Fribourg, entrepris depuis le 30 septembre par le maréchal de Coigny. Le 1er novembre la ville capitula, et Louis XV, sans attendre la reddition des châteaux, regagna sa capitale.

Des transports de joie l'attendaient à son arrivée; trois jours de suite, il fut littéralement assiégé aux Tuileries par un peuple ivre d'allégresse. Le quatrième jour il se rendit en grande pompe à une fête préparée à l'Hôtel-de-Ville.

Mais depuis quatre jours madame de Châteauroux, cachée à Paris, guettait un regard du roi. C'est en se rendant à l'Hôtel-de-Ville que, pour la première fois, le roi l'aperçut, déguisée, à une fenêtre: il la reconnut. Les yeux des deux amants se rencontrèrent, et dans le regard du roi madame de Châteauroux lut tout un avenir d'amour et de puissance.

Louis XV l'aimait toujours en effet, et le soir même, n'y tenant plus, il se fit conduire incognito à l'hôtel qu'occupait madame de Châteauroux.

À cette heure, seule avec sa sœur Lauraguais, madame de Châteauroux cherchait un moyen pour reparaître à Versailles. On lui annonça le roi. D'un coup d'œil, elle embrassa la situation. Le roi venait se mettre à sa discrétion, c'était à elle de reprendre sa fierté et de poser des conditions. Elle dit qu'heureuse dans son obscurité, elle ne voulait pas reparaître à la cour.

Alors le roi supplia, se fâcha, finit par parler en maître et déclara à la duchesse qu'elle reparaîtrait à la cour, pour y reprendre avec éclat son rang, ses charges et ses dignités.

Alors aussi il fut décidé que toutes les humiliations de Metz seraient vengées.

Les ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld furent exilés. Balleroi, ancien gouverneur du duc de Chartres, fut renvoyé dans ses terres. Fitz-James reçut l'ordre de ne plus sortir de son diocèse, et M. de Maurepas, dont le roi avait de la peine à se défaire, fut condamné à présenter ses excuses à la duchesse: il eut l'humiliation d'aller lui annoncer lui-même qu'elle était rappelée.

Lorsque M. de Maurepas se présenta de la part du roi chez la duchesse, elle venait de se mettre au lit, souffrante qu'elle était d'un violent mal de tête. Elle reçut cependant le ministre, accepta ses excuses, et lui donna sa main à baiser. Il fut convenu que madame de Châteauroux ferait sa rentrée à la cour le samedi suivant.

Mais les épouvantables alternatives de douleur et de joie avaient brisé l'organisation de cette infortunée, elle ne put résister à ces brusques secousses. La faveur du roi était revenue, mais la mort avait choisi cet instant pour enlever sa proie.

Belle, jeune, vaillante, glorieuse, aimée, toute parée pour un triomphe au milieu de la cour, madame de Châteauroux fut frappée par un mal étrange, sinistre, qui en quelques jours la mit aux portes du tombeau.

Elle se plaignait de douleurs d'entrailles intolérables, et se tordait sur sa couche en poussant des cris affreux.

Le roi désespéré envoyait cent fois le jour prendre de ses nouvelles. Il s'était enfermé dans sa chambre et refusait de voir personne.—Puis il faisait dire des messes pour le rétablissement de sa maîtresse.

Mais les prières du roi ne furent pas exaucées, et le 8 décembre 1744 madame de Châteauroux rendit l'âme entre les bras de sa sœur de Mailly, accourue à la première nouvelle du danger. Les deux maîtresses du roi de France, l'une triste et délaissée, l'autre aimée et triomphante, se réconcilièrent dans un fraternel baiser sur le seuil de l'éternité.

Cette mort causa au roi une profonde douleur. Réfugié à la Muette, il refusait plus que jamais de voir personne, il ne voulait accepter aucune consolation; ses valets de chambre étaient obligés de le contraindre à prendre quelque nourriture.—C'est ma faiblesse, disait-il, qui l'a tuée.

Madame de Lauraguais, qui n'avait joui que par ricochet de la faveur royale, n'attira plus les regards du roi.

Quant à madame de Flavacourt, cette dernière demoiselle de Nesle, une fois encore elle eut à repousser les négociations du duc de Richelieu qui, jaloux de distraire Louis XV dont la mélancolie augmentait de jour en jour, voulait absolument lui donner la dernière des filles de cette illustre maison qui lui avait fourni déjà quatre maîtresses adorables.

La dernière fois qu'il essaya près d'elle de ses séductions, il lui fit un admirable tableau de cette position de favorite d'un roi de France jeune et beau. Belle, jeune, riche de tous les trésors de son amant, elle aurait la France à ses pieds. Il essaya de lui faire comprendre les charmes du pouvoir, les plaisirs brûlants de l'ambition, les ravissements de la puissance.

Et comme la marquise ne répondait rien et souriait doucement:

—Connaissez-vous, lui dit-il, quelque chose qui vaille tout cela?

—Oui, répondit-elle simplement: l'estime.


Mme. DE POMPADOUR

VIII

LA MARQUISE DE POMPADOUR.

Il y avait grand bal à l'Hôtel-de-Ville, ce palais de la bourgeoisie. Paris, qui s'associait alors aux joies comme aux douleurs de la famille royale, prétendait célébrer dignement le mariage de monseigneur le dauphin. La fête devait être splendide et digne des hôtes illustres qui allaient l'honorer de leur présence.

C'était un bal masqué que donnaient à leur souverain MM. les échevins de la bonne ville de Paris. La fête avait «le caractère d'un grand concours de nations et de divinités de la mythologie. La terre et le ciel se donnaient rendez-vous pour distraire un instant le mélancolique Louis XV. Bourgeoises et grandes dames avaient fait assaut de toilette et d'imagination. Mais si la cour l'emportait par la richesse et la variété des costumes, la palme de la beauté restait aux mains des belles et fraîches jeunes femmes de la ville, dont le rouge et le blanc ne gâtaient point les ravissants visages.

Le roi, d'un air distrait, se promenait au milieu de cette foule immense, bigarrée, gracieuse, qui s'écartait et s'inclinait respectueusement sur son passage, insensible aux mille agaceries dont il était l'objet, lorsqu'il vit s'avancer vers lui, le carquois sur l'épaule, un arc d'argent à la main, une ravissante Diane chasseresse, à la jambe fine, aux bras blancs et ronds, à la démarche de déesse. La gracieuse Diane était masquée, mais d'admirables yeux brillaient sous son loup de velours noir, et ses lèvres roses, entr'ouvertes, laissaient apercevoir une double rangée de perles fines.

—Belle chasseresse, dit le roi surpris et charmé, les traits que vous décochez sont mortels.

Mais la coquette nymphe, après un gracieux salut, se perdit dans la foule pressée.

Le roi ne tarda pas à la rejoindre, et, après cinq minutes d'une conversation spirituelle et enjouée, étincelante de fines railleries, semée de flatteries ingénieuses, le monarque semblait avoir oublié son ennui. La belle Diane cependant ne s'était pas encore démasquée; lorsqu'à la prière de son royal interlocuteur elle eut ôté le loup de velours qui cachait son visage, le roi, amoureux déjà de la spirituelle sirène, reconnut une gracieuse chasseresse qui maintes fois, dans ses chasses de la forêt de Sénart, lui était apparue, tantôt vive et hardie, emportée au galop d'un cheval fougueux, tantôt nonchalante et paresseuse, à demi couchée dans une conque élégante de nacre et de cristal attelée de chevaux blancs.

Laissant le roi à sa muette admiration, une seconde fois elle se jeta dans la foule. Mais soit calcul, soit maladresse, elle laissa tomber le mouchoir de précieuses dentelles qu'elle tenait à la main. Le roi le ramassa, et ne pouvant atteindre la belle fugitive, avec cette grâce parfaite qu'il mettait à toutes ses actions, il le lui jeta.

—Le roi vient de jeter le mouchoir.

Ainsi dit un courtisan; et ce propos, comme un murmure confus, circula dans la salle; des groupes se formèrent pour discuter l'action du roi. Chacun voulait voir cette Diane charmeresse qui, dissipant le chagrin que Louis XV ressentait encore de la mort de la duchesse de Châteauroux, avait fait une si vive impression sur son cœur, qu'au milieu d'une fête, devant «la ville et la cour,» il n'avait pas hésité à lui faire une déclaration. Mais vainement les favoris du roi se répandirent dans les salons, fouillèrent du regard les longues galeries resplendissantes de lumières, pénétrèrent dans les bosquets où le jour était plus sombre; ils ne purent retrouver la nymphe fugitive. Son but était atteint sans doute, elle avait disparu.

La Diane chasseresse du palais de la Ville, l'amazone hardie de la forêt de Sénart, était la belle Jeanne-Antoinette Poisson, devenue la femme du seigneur d'Étioles.

Le nom de cette femme charmante n'était pas inconnu à la cour. Tous ceux qui dans les bois de Sénart suivaient habituellement les chasses royales, avaient remarqué la belle promeneuse. Ses costumes parfois étranges, mais toujours coquets, sa voiture de cristal et de nacre, avaient attiré les regards de Louis XV. Le roi, à différentes reprises, en avait parlé aux soupers qui suivaient toujours les chasses. Et ce nom d'Etioles jeté ainsi, par hasard, au milieu des vives et libres causeries des convives, avait toujours causé à madame de Châteauroux un étrange malaise.

Jeanne-Antoinette Poisson était née à Paris, en 1721.

Le mari de sa mère, un certain Antoine Poisson, avait eu une existence au moins aventureuse. Fournisseur des vivres de l'armée de Villars, poursuivi pour ses dilapidations par la chambre ardente créée par le régent pour faire rendre gorge aux financiers et aux fournisseurs, il n'essaya point de se justifier. Réalisant à la hâte tout ce qu'il put du produit de ses infidélités, il s'enfuit en toute hâte en Hollande. Bien lui en prit; il fut condamné, par contumace, à être pendu. Poisson resta plusieurs années à l'étranger. Enfin, grâce aux nombreux amis de sa femme, il put faire casser l'arrêt et rentra en France.

À son retour, il occupa chez les frères Pâris, ces heureux et riches financiers, le poste difficile et délicat de premier commis.

Il devint ensuite fournisseur des vivres et de la viande des Invalides, ce qui a fait dire à quelques pamphlétaires qu'il était boucher.

Madame Poisson, fille elle-même d'un riche financier, n'était rien moins qu'une vertu rigide. Jolie, galante, elle avait eu les mœurs faciles et relâchées des femmes de la Régence et avait empli les salons de la finance du bruit de ses amours. Deux de ses amants, un des frères Pâris, protecteur de son mari, et le richissime fermier-général Le Normand de Turneheim, se disputèrent longtemps la paternité de celle qui, devenue marquise de Pompadour, gouverna vingt ans durant et la France et le roi.

Ce fut, dès son enfance, une ravissante enfant que cette Antoinette, et ses heureuses saillies, ses mines enfantines, faisaient l'admiration de tous ceux qui fréquentaient les salons de sa mère et de M. de Turneheim. Mais plus que tous les autres, la mère Poisson admirait sa fille. «C'est un vrai morceau de roi, disait-elle toujours; vous verrez quand elle sera grande.»

C'est donc avec cette idée parfaitement arrêtée d'en faire plus tard un «régal de roi,» que cette femme galante éleva sa fille. Une éducation artiste et littéraire développa de bonne heure tous ses talents et toutes ses vanités. Dressée pour le plaisir, comme les courtisanes de l'ancienne Grèce, elle s'habitua peu à peu à regarder la position de maîtresse du roi comme l'idéal de l'ambition féminine.

À dix-huit ans, Jeanne-Antoinette Poisson était la plus délicieuse personne que l'on pût rêver; elle avait toutes les séductions, tous les enchantements. Elle ravissait par les charmes de son esprit, par sa conversation étincelante, par ses grâces inimitables, ceux que sa beauté ne fascinait pas au premier regard. Aussi tous les salons de la haute finance s'arrachaient cette fille sans rivale, et ses admirateurs lui faisaient comme une cour dont les louanges l'enivraient.

Plusieurs fois déjà on avait demandé sa main. Mais M. de Turneheim, auquel décidément le financier Pâris avait abandonné tous les droits de la paternité, s'était réservé le soin de lui trouver un époux digne d'elle.

Cet époux devait être un de ses neveux, Jean-Baptiste Lenormand d'Etioles, syndic de la ferme générale, et depuis longtemps amoureux d'Antoinette. La mère Poisson goûta fort ce mariage. Le jeune Lenormand avait un caractère paisible, les sens rassis, l'esprit facile, et le cœur bon. Elle pensa que si jamais sa fille avait besoin de toute sa liberté, ce serait un mari commode et d'humeur accommodante.

Aux premières ouvertures de ce mariage, la famille du jeune amoureux se récria. La réputation des époux Poisson était bien faite, en effet, pour dégoûter de toute alliance, mais M. de Turneheim insista. Il était sans enfant; il déclara que toute sa fortune reviendrait au mari d'Antoinette, et la crainte de voir un jour cette opulente succession enrichir une famille étrangère leva tous les scrupules des parents; ils donnèrent leur consentement.

Antoinette Poisson, richement dotée par M de Turneheim, devint donc madame Lenormand d'Etioles.

Aimée et adorée de son mari, adulée de tous ceux qui l'approchaient, la belle d'Etioles fit peu parler d'elle. Aux scandales de sa mère, elle ne voulait pas ajouter ses scandales; son démon familier lui parlait dans la nuit et dans le silence de hautes destinées, elle ménageait sa réputation comme on épargne un capital.

Elle aimait le roi. Oui, elle l'aimait à cette époque, quoi qu'en aient dit les faiseurs de libelles et les insulteurs de Belgique et de Hollande. Quel motif la portait à feindre, que lui manquait-il à cette femme idolâtrée, qui enchaînait au char de ses grâces et de sa beauté tous ceux qui la voyaient? Jeune, belle, immensément riche, reine de sujets d'élite, eût-elle sans son amour, échangé ces tranquilles bonheurs, ces caressantes voluptés pour les soucis brillants et les amers déboires de la faveur royale?

Elle aimait le roi. Et quoi d'extraordinaire à cela? Tant de femmes l'aimaient alors.

C'est qu'en ces temps d'enthousiasme, de dévoûment et de foi, le roi était pour tous un être presque surnaturel, un représentant de Dieu attardé sur la terre pour dicter aux hommes les volontés du ciel. Enfants d'un siècle incrédule et railleur, nous ne pouvons, froids sceptiques que nous sommes, comprendre toute la magie qu'avait autrefois ce mot: le roi!

Nul, d'ailleurs, n'était plus digne que Louis XV d'occuper le cœur d'une femme; il eût été aimé, même sans cette auréole que faisait à son front le pouvoir souverain.

Souvent, on le pense, il était question du roi dans les conversations du petit manoir d'Etioles. La jeune châtelaine s'informait minutieusement à tous les gentilshommes qui venaient s'asseoir à sa table, des moindres détails de l'existence du château. Elle suivait avec anxiété toutes les phases des amours royales, elle voulait bien connaître les favorites, madame de Mailly, madame de Vintimille, la duchesse de Châteauroux. Elle se faisait initier aux goûts du souverain, on lui disait ses plaisirs, ses amusements, ses caprices. Et elle se préparait, dans le recueillement de ses heures de solitude, au rôle qu'elle voulait jouer. Elle dessinait son plan, ourdissait sa trame. Car à côté de son amour se dressait son ambition. Elle voulait obtenir les faveurs du roi; mais elle ne voulait pas d'un caprice passager. Elle souhaitait ardemment le rôle de favorite; mais ce rôle, elle voulait le jouer toute sa vie.

Afin de pouvoir suivre Louis XV dans la forêt de Sénart, madame d'Etioles avait feint une grande passion pour la chasse; son mari, à genoux devant toutes ses fantaisies, ne s'opposait donc pas à ce qu'elle suivît de loin tous les brillants cavaliers qui, sur les pas du roi, couraient le cerf dans les grands bois. Elle montait hardiment à cheval ou conduisait elle-même un phaéton dans les allées les plus sinueuses, croisant le roi souvent afin d'attirer ses regards. Tant qu'avait duré la faveur de madame de Châteauroux, la belle d'Etioles avait dissimulé son amour et ses ambitieuses pensées; elle attendait son tour avec cette inaltérable patience que donne une immuable volonté. Mais après la mort de la favorite, la place était vacante dans la couche royale, elle pensa que son heure était enfin venue, et la scène du bal de l'Hôtel-de-Ville fut comme le couronnement de son œuvre de séduction.

Louis XV cependant, de retour à Choisy après les fêtes qui célébrèrent le mariage du Dauphin, ne pouvait détacher ses pensées de la belle chasseresse qui lui était un instant apparue. Vainement ses pourvoyeurs ordinaires, les valets de chambre, essayèrent d'attirer son attention sur quelques femmes qui se disputaient ses faveurs, «le roi n'avait de goût à rien.»

La marquise de Rochechouart elle-même, malgré son esprit et sa beauté, ne put vaincre la froide indifférence du monarque.

Un valet de chambre nommé Binet fut le premier confident que choisit Louis XV.

Ce Binet fut ravi de la confiance du roi. Il voyait devant lui s'ouvrir le chemin de la fortune. Justement, il était quelque peu parent des Poisson, il se chargea des premières démarches.

Les négociations ne furent ni longues ni difficiles. Madame d'Etioles n'était pas une grande dame pour dicter d'avance ses conditions. Elle accepta donc tout ce que lui proposa Binet.

La première entrevue eut lieu dans l'hôtel de M. de Turneheim, rue Croix-des-Petits-Champs.

À quelques jours de là, c'est-à-dire le 27 avril 1745, madame d'Etioles soupait à Versailles avec le roi, dans l'ancien appartement de madame de Mailly. MM. de Luxembourg et de Richelieu avaient été invités.

Le repas fut gai, la nuit fut longue, et le roi sortit fasciné des bras de l'enchanteresse. Huit jours après madame d'Etioles abandonnait son ravissant manoir pour un petit appartement à Versailles.

Tout cela avait lieu en l'absence de M. d'Etioles, qui était allé passer les fêtes de Pâques chez un de ses amis.

À son retour seulement, il apprit tout à la fois que sa femme avait déserté sa maison et qu'elle était maîtresse déclarée.

Cette nouvelle frappa M. d'Etioles comme un coup de foudre. Il aimait sa femme, cet homme. Sa première pensée fut de s'armer de ses droits d'époux outragé pour ramener l'infidèle. Aux premières démarches qu'il fit, on lui conseilla de se tenir tranquille. Et, comme il emplissait Paris de ses lamentations, comme trop de gens s'associaient à sa légitime douleur, il reçut l'avis de se rendre à Avignon et d'y rester jusqu'à nouvel ordre. Alors, dans la violence de son chagrin, il écrivit à sa femme un dernier adieu. C'était un suprême effort qu'il tentait pour la faire revenir à ses devoirs. Madame d'Etioles fut insensible au désespoir de son mari. Seulement elle fit lire cette lettre au roi, afin sans doute de lui montrer quel amour elle lui sacrifiait.

Le roi lut la lettre avec attention. Les plaintes de cet époux mortellement blessé dans ses plus chères affections le troublèrent et l'émurent.

—Ah! madame, dit-il à sa nouvelle maîtresse, vous aviez là pour mari un honnête et digne homme.

Cependant madame d'Etioles habitait désormais Versailles. Le roi lui avait donné l'ancien appartement de cette pauvre comtesse de Mailly, et chaque soir il y soupait avec elle. Les convives étaient alors Richelieu, Boufflers, d'Ayen, la marquise de Bellefond et madame de Lauraguais, dont la destinée fut toujours d'être l'amie des favorites qui se succédèrent dans la couche royale.

À l'exemple de madame de Châteauroux, madame d'Etioles poussa le roi à prendre le commandement de ses troupes; mais, plus habile que la duchesse, elle ne voulut pas suivre son amant. Elle lui fit promettre de répondre aux lettres qu'elle lui écrirait, et, sûre des séductions de son style, elle prit l'absence pour auxiliaire. Pendant toute la campagne, le roi lui écrivit presque tous les jours, et ses lettres étaient scellées d'un cachet qui portait ces deux mots: discret et fidèle.

Le 7 du mois de septembre, Louis XV faisait son entrée dans sa bonne ville de Paris, et pendant plus de huit jours, bals, fêtes, illuminations et carrousels célébrèrent le retour du vainqueur de Fontenoy.

Ainsi que l'avait prévu madame d'Etioles, l'absence avait augmenté l'empire qu'elle exerçait sur le roi; il revenait plus amoureux que jamais; son premier soin en arrivant à Versailles fut donc de fixer la position de la favorite.

Tout d'abord il fallait lui donner un nom: impossible de présenter à la cour mademoiselle Poisson devenue madame Lenormand d'Etioles! Il fallait d'abord dissimuler sa roture et effacer autant que possible toute trace du passé. On trouva pour la favorite le titre et le marquisat de Pompadour, qui avaient fait retour au domaine. Ce nom appartenait à une illustre famille du Limousin dont le dernier représentant était mort après avoir été compromis dans la conspiration de Cellamare.

C'est donc avec le titre de marquise de Pompadour que la fille de Poisson, le fournisseur infidèle, fut solennellement présentée à Versailles, le mardi 14 septembre 1745, à dix heures du soir, par la princesse douairière de Conti, qui avait vivement sollicité cet honneur.

«La foule abondait, curieuse de voir cette petite bourgeoise prendre rang au milieu de la cour; chacun cherchait à deviner quelles seraient les paroles que la reine lui adresserait; elle se borna à lui demander des nouvelles de madame de Seissac, qui jadis avait contribué à obtenir la révision du jugement qui condamnait le père Poisson à être pendu.

«Confuse, déconcertée, la nouvelle marquise de Pompadour balbutia sa réponse; on ne put saisir que les mots suivants:

«—Je désire passionnément, madame, accomplir tout ce que Votre Majesté m'ordonnera pour son service.»

Le lendemain on célébra à Choisy la présentation de la favorite; courtisans et grandes dames s'étaient disputé la faveur d'une invitation. Le roi devait revenir à Versailles le lendemain, mais il soupa si prodigieusement qu'il fut pris dans la nuit d'une incommodité assez grave.

La reine et toute la cour accoururent aussitôt à Choisy, et dans cette circonstance Marie Leczinska, à force de résignation, manqua de dignité. Elle consentit à manger avec madame de Pompadour. Toutes les dames invitées à cette résidence royale s'assirent à la même table que la concubine: leur délicatesse se trouvait sauvée par l'exemple de la reine.

À l'apparition à la cour de la nouvelle marquise, la cour se partagea en deux partis: les courtisans serviles, adorateurs quand même des caprices du maître, furent aux pieds de la favorite; ils se moquaient de ses manières, des locutions bourgeoises dont elle ne put jamais se défaire, mais ils se moquaient tout bas, résolus à tirer parti de son pouvoir. Les hommes honnêtes, ceux qu'un nouveau scandale indignait, ou qui croyaient encore la religion nécessaire à la conservation de l'ordre social, se rangèrent autour du Dauphin, afin de balancer autant que possible l'influence de madame de Pompadour, de la marquise, comme on l'appela dès le premier moment. Et ce nom que lui donnèrent ses ennemis, lui resta comme un sobriquet, comme un nom de guerre; madame de Pompadour fut en effet et sera toujours par excellence: la marquise.

Les gens habiles d'ailleurs ne s'y trompèrent pas. Ils s'aperçurent bien vite que c'était un ministre en jupons qui arrivait à Versailles.

Le séjour de madame de Pompadour pendant cette première période de sa liaison avec le roi fut le château de Choisy, cette petite maison sans étiquette qu'elle préférait à toutes les autres. Louis XV, encore dans l'ivresse de la possession, passait presque tout son temps auprès d'elle; il recevait ses ministres dans son salon, demandait son avis, et se conformait à ses conseils. Jeanne Poisson de Pompadour remplaçait le cardinal Fleury.

La belle favorite, on le voit, n'avait rien perdu à ne pas faire ses conditions à l'avance; à l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire six mois après ce premier souper avec le roi où assistait le duc de Richelieu, elle avait déjà de ses dons: 180,000 livres de rentes, un logement splendide à la cour, un appartement dans toutes les résidences royales, et le marquisat de Pompadour. L'année suivante, 1746, le roi devait lui donner: la terre de Selle, achetée cent cinquante-cinq mille livres, et dans laquelle on dépensa immédiatement soixante mille livres rien qu'en réparations; la terre et le château de Crécy, qui valaient sept cent cinquante mille livres, et enfin deux charges de cinq cent mille livres chacune. C'était ostensiblement plus de quatre millions en moins d'une année. Mais l'ambition de la favorite ne devait pas se contenter pour si peu.

À Paris, l'indignation était grande, et l'on chantait dans tous les salons:


Autrefois de Versaille
Nous venait le bon goût,
Aujourd'hui la canaille
Règne et tient le haut bout.
Si la cour se ravale,
De quoi s'étonne-t-on?
N'est-ce pas de la halle
Que nous vient le poisson?

L'avénement de madame de Pompadour fut le signal de changements dans le ministère: elle voulait des hommes qui lui fussent dévoués. Elle usa donc des prémices de sa faveur pour obtenir le renvoi du contrôleur général Orry, qui pendant seize ans avait administré avec habileté et intégrité les finances de l'État. Orry avait le malheur d'être l'ennemi des frères Pâris, et la favorite n'avait pas oublié ses anciens amis de la finance; de plus, il se plaignait des profusions de la maîtresse. Il fut remplacé par M. de Machault, lié aux intérêts de la ferme générale. C'était un homme probe et rangé, mais à genoux devant toutes les fantaisies de la favorite.

Avec madame de Pompadour, le parti philosophique essaya d'entrer dans les affaires; sous les jupons du ministre femelle, les poëtes et les beaux-esprits commencèrent à se glisser à la cour. Il était difficile de les faire accepter de Louis XV: ce roi, bien qu'essentiellement spirituel, n'aimait ni les artistes ni les gens de lettres, il détestait surtout les philosophes, ces raisonneurs qui allaient, comme on disait alors, apprendre à penser en Angleterre, et revenaient en France propager des idées nouvelles. Mais le roi ne savait rien refuser à madame de Pompadour, et l'on protégea bientôt tous les auteurs de l'Encyclopédie.

L'hiver de 1745 à 1746 fut des plus brillants à Versailles: la nouvelle favorite entreprenait cette tâche difficile d'amuser le plus inamusable des rois; elle réussit cependant. Elle multipliait les soupers et les fêtes, les voyages se succédaient, soit à Choisy, soit dans les châteaux qu'elle tenait des libéralités de son amant. La vie du roi était un perpétuel enchantement. «Comme les jours passent!» s'écriait-il quelquefois. Et le faible souverain s'endormait dans cette déplorable inertie, et le peuple s'indignait de l'empire qu'il subissait.

Bientôt ce fut le tour de Choisy. Choisy devint le séjour des plaisirs et des enchantements; chaque jour amenait quelque divertissement nouveau, quelque flatteuse surprise. Gentil-Bernard, l'auteur de l'Art d'aimer, secrétaire des dragons de Coigny, était l'ordonnateur de toutes les fêtes. Jamais, il faut le dire, la coquetterie des moindres détails ne fut poussée plus loin.

La marquise, alors dans tout l'éclat de sa beauté, réunissait l'esprit à la gaîté, elle amusait le roi par ses saillies, ses petites médisances. Elle chantait, ou bien elle dansait avec la spontanéité d'un enfant.

Madame de Pompadour commença par transformer Choisy. Au moins cette fortune royale qu'elle devait à l'amour du roi, et dont elle ne savait que faire, servit à encourager tous les arts. Vernet, Latour, Pigale, Boucher, Watteau devinrent les commensaux ordinaires de la favorite. L'art, grâce à elle, se modifia, elle avait sous la main de grands artistes pour reproduire toutes les fantaisies de son imagination, tous les caprices de ses rêves.

L'art descendit de ses hauteurs pour se prêter aux commodités de la vie; il se transforma: il n'était qu'agréable, il devint utile. Il se prêta aux moindres détails de l'ameublement. Ces mille futilités dont une femme s'entoure, ces mille petits riens qui réjouissent ses yeux, devinrent des choses d'art, et, aujourd'hui encore, nos femmes à la mode ont pris sous la protection de leur goût ce genre futile et coûteux auquel la marquise a donné son nom.

Tous les mérites avaient part aux libéralités royales dont la favorite était la dispensatrice; et tandis que Boucher enrubannait pour elle les moutons et les bergers, l'architecte Gabriel lui soumettait des plans, Leguay, l'éminent graveur, recueillait sur ses ordres les camées, les pierres gravées, précieux bijoux de l'antiquité, et Bouchardon, sous ses inspirations, façonnait les dragons et les chimères, des grandes pièces d'eau de Versailles.

Duclos et Marmontel étaient logés aux frais du roi dans l'hôtel des affaires étrangères, avec douze mille livres de pension; enfin Crébillon le tragique obtenait une pension de trois mille livres, un logement au Louvre, et le titre de bibliothécaire de Choisy avec cinq mille livres. Et cependant, dans ses contes licencieux, Crébillon fils, plus d'une fois, avait fait des allusions blessantes aux amours de la marquise.

Après une représentation brillante de Catilina, madame de Pompadour obtint encore, pour le vieux Crébillon, l'honneur d'une impression gratuite de ses œuvres à l'imprimerie royale.

Le lendemain, le vieux poëte, alors âgé de quatre-vingt-un ans, vint à Choisy remercier sa protectrice.

La marquise était souffrante, elle reçut néanmoins Crébillon et le fit asseoir jusque dans la balustrade de son lit. Tandis que le poëte embrassait avec effusion la main de la marquise le roi entra. Le vieux tragique eût alors un à-propos charmant.

—Ah! madame, dit-il, nous sommes perdus, le roi nous a surpris.

Louis XV rit beaucoup de cette exclamation du vieillard baisant la main de la marquise comme un amant en bonne fortune.

Mais de tous les hôtes de la marquise, artistes, poëtes, grands seigneurs, le plus cher à son cœur était assurément l'abbé de Bernis, l'ancien commensal du château d'Etioles. Les médisants disaient que l'abbé était mieux qu'un ami pour la favorite, et qu'elle lui donnait pour rien ce qu'achetait si chèrement Louis XV. Mais il la remboursait généreusement en madrigaux.

Sûre de sa puissance, la nouvelle favorite s'occupa de sa famille. Malheureusement sa mère n'était plus. Malade depuis longtemps, la dame Poisson était morte de joie en apprenant que sa fille était maîtresse déclarée. «Tous mes vœux sont comblés, dit-elle en expirant, je pars contente.»

Cent épitaphes circulèrent aussitôt, tant à Paris qu'à la cour, et voici celle qui obtint le plus de succès:


Ci-git qui, sortant du fumier,
Sut faire une fortune entière,
Vendit son honneur au fermier
Et sa fille au propriétaire.

Le fermier, c'était M. de Turneheim, le propriétaire était le roi.

Le père Poisson fut anobli. C'était ravaler l'institution, mais peu importait à madame de Pompadour; sa mission semblait être de saper l'ordre de choses établi, elle accomplissait sa mission sociale; elle conduisait la royauté à sa ruine et préparait la révolution.

Personne ne fut surpris de l'élévation du père Poisson, mais plus que jamais les chansons et les épigrammes circulaient; madame de Pompadour en trouvait jusque sur sa table de toilette. On disait à la cour que le père Poisson avait une chance de pendu.

C'était un homme impudent et grossier; il venait chez sa fille lorsqu'il avait besoin d'argent, c'est-à-dire souvent. Il forçait toutes les consignes, et la présence du roi ne l'arrêtait pas. En parlant de Louis XV il disait: mon gendre.

Certain jour, un valet voulut l'empêcher d'entrer chez la favorite.

—Maraud! s'écria le père Poisson exaspéré, ne sais-tu donc pas que je suis le père de la ... du roi.

Il dînait une autre fois avec des gens de la ferme, chez un financier enrichi depuis peu. La salle à manger était splendide, la chère exquise, les domestiques nombreux.

—Morbleu! dit tout à coup le père de la favorite que le vin mettait en belle humeur, ne dirait-on pas à nous voir une assemblée de princes? et cependant au fond nous ne sommes tous que....

Les convives crurent prudent de l'empêcher d'aller plus loin.

Tel est l'homme auquel Louis XV accorda des lettres de noblesse.

Le frère de madame de Pompadour était plus digne des faveurs royales. Nommé marquis de Vandières, il dut bientôt changer ce nom qui prêtait au ridicule, on ne l'appelait que marquis d'Avant-hier. Il prit le titre de marquis de Marigny.

Le roi aimait fort le marquis de Marigny, dont la conversation était instructive parfois, amusante toujours. Il l'admettait volontiers aux soupers intimes, et l'appelait son petit frère.

Un jour la favorite allait se mettre à table avec le marquis de Marigny. On annonce le roi, le marquis se retire.

—Mais, dit Louis XV à madame de Pompadour, il me semble que je vois ici deux couverts: avec qui donc dîniez-vous?

—Sire, avec mon frère.

—Mais qu'il reste alors, dit le roi; n'est-il pas de la famille? Qu'on mette un troisième couvert pour moi.

Tous les courtisans s'inclinaient devant le frère de la maîtresse du roi, les uns redoutaient son influence, les autres espéraient s'en servir. Un jour le marquis de Marigny disait au roi:

—Je ne saurais vraiment, Sire, comprendre ce qui m'arrive; je ne puis laisser tomber mon mouchoir, que vingt cordons bleus ne se baissent pour le ramasser.

Mais à ce marquis de fraîche date, d'avant-hier, comme disaient les courtisans, il fallait, pour avoir l'air d'un vrai marquis, les ordres du roi.

Louis XV hésita longtemps, la faveur était insigne.

—C'est que, disait-il, c'est un bien petit poisson pour le mettre au bleu.

Une prière de la favorite leva tous ses scrupules, et pour dispenser le marquis de Marigny de faire ses preuves, on le nomma secrétaire de l'ordre. Il eut un cordon bleu exceptionnel.

Cette fois au moins les faveurs pleuvaient sur un honnête homme.

Madame de Pompadour, heureusement pour la France, n'avait pas une nombreuse famille. Son parent le plus éloigné était un certain Poisson de Malvoisin, tambour au régiment de Piémont. Il voulut comme de raison profiter de la situation de sa cousine, et vint la trouver. On résolut de le faire avancer dans l'armée, mais ce n'est qu'après bien des peines et des démarches qu'on parvint à le caser. Les officiers des régiments consentaient bien à l'accepter, mais à la condition qu'il se battît avec eux tous.

De 1746 à 1748, c'est-à-dire jusqu'à la paix d'Aix-la-Chapelle, madame de Pompadour ne songea qu'à consolider sa puissance. Louis XV ayant été prendre le commandement de ses troupes, elle le suivit incognito, déguisée en page, à la suite du duc de Richelieu. Bien des dames suivaient alors leurs maris ou leurs amants à l'armée, et le maréchal de Saxe appelait cette partie de son bagage «son artillerie légère.» Le théâtre de madame Favart faisait campagne, cette année-là, et entre deux assauts, tandis qu'on assiégeait une ville, les officiers couraient au spectacle. À Tongres, la veille de la bataille de Raucoux, le directeur de la troupe annonça que le lendemain il ferait relâche pour cause de victoire.

Lorsque madame de Pompadour n'accompagnait pas son amant en Flandres, elle se retirait à Choisy, et toute la cour, grands seigneurs et grandes dames, venait l'y entourer d'hommages et savoir des nouvelles de l'armée, car elle était, on ne l'ignorait pas, parfaitement renseignée; elle était en correspondance avec les généraux, et le roi lui écrivait presque tous les jours.

Le dessin et la gravure la distrayaient aux heures de solitude; artiste habile, la marquise reproduisait les dessins de Boucher, de Vien ou de Leguay. Mais elle aimait surtout les pierres gravées imitées de l'antique. Elle gravait, elle sculptait elle-même l'onyx, la sardoine, l'émeraude, la cornaline et l'ivoire. La sollicitude des amateurs éclairés de l'art nous a conservé l'œuvre de madame de Pompadour, et toutes ces œuvres d'art, au bas desquelles se retrouve cette signature: Pompadour sculpsit, sont d'une perfection achevée.

Lorsque, la campagne terminée, Louis XV revenait à Versailles prendre ses quartiers d'hiver, la marquise continuait près de lui son rôle d'amuseuse, rôle ingrat s'il en fût jamais. Avec un art infini, elle multipliait les distractions les plus diverses. Le roi avait fini par adopter quelques-uns des goûts de sa maîtresse: il prenait intérêt aux œuvres des artistes dont la marquise était comme la reine; il se plaisait aux pompes du théâtre, et presque chaque jour l'Opéra venait donner des représentations à Versailles. Le roi chassait ensuite et soupait avec ses intimes.

Le second mariage du Dauphin, dont la première femme était morte en couches l'année précédente, avait été, à Paris, le signal de fêtes magnifiques. Le roi avait assisté à plusieurs bals masqués donnés à l'Hôtel-de-Ville. Ces fêtes faisaient trembler madame de Pompadour. Elle redoutait pour le roi, instruite par sa propre expérience, les dangers de ces bals où l'intrigue devient audacieuse sous le masque. Pour écarter ce danger, des hommes à elle entouraient inostensiblement le roi et ne le perdaient pas de rue. S'adressait-il à une femme, paraissait-il prendre plaisir à sa conversation, aussitôt la marquise était prévenue et accourait.

La paix générale, signée à Aix-la-Chapelle, amena un temps de repos et de joyeux loisirs pour la cour. Tous les brillants gentilshommes qui venaient de faire leurs preuves sur les champs de bataille, accoururent oublier à Versailles les fatigues et les dangers.

Cette période est la plus brillante du règne de madame de Pompadour. Sans être arrivée à la toute puissance, son influence n'a déjà plus d'obstacles, et elle est encore aimée du roi. La femme aimable n'a pas encore fait place à la femme d'État dont la responsabilité terrible assombrira le front; enfin elle est encore dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté.

Voici, d'ailleurs, le portrait de cette favorite, tracé par un homme qui certes ne l'aimait pas:

«On peut la citer encore comme une des très-belles femmes de la capitale, et peut-être comme la plus belle. Il y a dans l'ensemble de sa physionomie un tel mélange de vivacité et de tendresse, elle est si bien tout à la fois ce qu'on appelle une jolie femme et une belle femme, que la réunion de ces qualités en fait une sorte de phénomène.

«Cette femme dangereuse, cette habile comédienne, peut être tour à tour superbe, impérieuse, calme, lutine, sensée, curieuse, attentive, enjouée. Sa voix a un ton sentimental qui touche même ceux qui l'aiment le moins, et de plus elle possède ce qu'on a d'habitude le moins à la cour, le don des larmes.

«Elle met peu de rouge, la fraîcheur de son teint lui suffit. Ses yeux ont reçu d'ailleurs une telle vivacité, qu'il semble qu'une étincelle en jaillit quand elle donne un coup d'œil.

«Ses yeux sont châtains, ses dents très-belles, ainsi que ses mains. Sa taille est fine, bien coupée, de moyenne grandeur et sans aucun défaut.

«Elle connaît si bien ses qualités, qu'elle a grand soin de les aider de tous les secours de l'art. Elle a inventé des négligés, adoptés par la mode, et qu'on appelle les robes à la Pompadour, et qui font ressortir toutes les beautés qu'elles semblent vouloir cacher.»

Ce portrait, où l'on reconnaît la main d'un ennemi furieux d'être forcé de se rendre à l'évidence, ne suffit-il pas pour expliquer l'influence de madame de Pompadour?

Ne faisait-elle pas, d'ailleurs, tous ses efforts pour distraire l'insurmontable ennui d'un roi rassasié de tout? Chaque jour son imagination fertile lui suggérait quelque moyen nouveau. Louis XV avait cent femmes en une seule. Pour l'agacer et le surprendre, la marquise apparaissait chaque jour avec un travestissement nouveau: en grande dame aujourd'hui, demain en paysanne. Aucune mise en scène ne lui coûtait. Le roi avait un jour remarqué une religieuse fort jolie: il trouva le lendemain la marquise vêtue en sœur grise.

Toute jeune fille, madame de Pompadour avait joué avec succès la comédie et le petit opéra; devenue reine de Choisy, elle résolut d'y faire élever un théâtre et d'y jouer devant le roi, puisqu'il aimait à la retrouver dans des rôles toujours nouveaux.

Cette idée fut exécutée avec la rapidité que donne la toute-puissance: Gabriel construisit la salle, Boucher peignit des décors merveilleux; les répétitions commencèrent. Toute la cour s'arrachait les rôles. Jouer la comédie devant le roi, avec madame de Pompadour, la précieuse faveur!

Les principaux artistes du théâtre de Choisy étaient: la marquise d'abord, puis mesdames de Marchais, de Courtenvaux, de Maillebois, de Brancas, d'Estrades; MM. de Richelieu, de Duras, de Coigny, de Nivernais, d'Entragues.

Lorsqu'il y avait un ballet, le marquis de Courtenvaux, le duc de Melfort et le comte de Langeron étaient les premiers sujets.

Le duc de La Vallière était le directeur de cette noble compagnie. L'abbé de Lagarde soufflait: Gresset, Crébillon et l'abbé de Bernis dirigeaient les répétitions.

Le corps de ballet était insuffisant, et les chœurs laissaient à désirer; mais le roi ne s'en amusait que mieux.

—Ils chantent aussi mal que moi, disait-il en riant.

Et c'était une grosse injure à jeter à des chœurs d'opéra; le roi possédait la voix la plus fausse de son royaume.

Mais les distractions de la comédie ne suffisaient pas à l'ennuyé Louis XV; les petits voyages impromptus continuaient soit à Marly, soit à Crécy, chez la marquise, ou à Trianon, que l'on avait fait réparer à grands frais. Les chasses étaient plus fréquentes que jamais; on courait le cerf à Fontainebleau ou à Compiègne, le plus souvent dans la forêt de Sénart. La chasse, voilà la seule vraie passion de Louis XV, celle qu'il conserva jusqu'à la fin de sa vie.

À Choisy, après la comédie, après la chasse, au retour de toutes les excursions, on soupait. Le souper, c'était l'heure du repos, de la liberté, de la joie. Les pamphlets du temps nous ont laissé sur les soupers de Louis XV de longs et minutieux détails; mais tous sont empreints de la plus haineuse exagération. Ces soupers ne furent point, tant que régna la marquise, les crapuleuses orgies racontées avec complaisance par quelques libellistes obscurs.

Voici, d'ailleurs, comment les choses se passaient: le roi, l'heure du souper venue, désignait douze ou quinze convives, jamais plus, et l'on passait dans la salle à manger. C'était un charmant salon, meublé avec élégance, décoré par Watteau, Boucher ou Latour. Aucun apprêt de festin ne paraissait; seulement, au milieu du salon, le parquet dessinait une vaste rosace. À un signe du roi, la rosace s'élevait, et, comme dans les contes de fées, on voyait apparaître une table chargée de plats et de flacons, étincelante de cristaux et de porcelaines, éclairée par des centaines de bougies. Le roi s'asseyait, et les invités prenaient place; des pages de la petite écurie, fils de grande famille pour la plupart, servaient le souper rapidement, sans bruit; à chaque service, la table était renouvelée. Au dessert, les pages étaient renvoyés.

Alors seulement on oubliait l'étiquette. Mais les propos grossiers du libertinage ou de l'impiété étaient sévèrement bannis. Une ironie spirituelle, légère, superficielle, était la seule arme dont on se servît. On ne discutait pas, on se moquait. Les mots charmants éclataient de tous côtés, les anecdotes spirituelles circulaient autour de la table. La conversation était leste parfois, et même un peu grivoise, mais jamais ordurière; la langue avait d'ailleurs à cette époque une licence qu'aujourd'hui on ne tolérerait plus.

Alors s'échangeaient les joyeux défis de vins d'Aï ou de Tokai, les coupes s'emplissaient, se choquaient et se vidaient au bruit charmant des éclats de rire, et quelque poëte, l'abbé de Bernis, par exemple, improvisait d'anacréontiques couplets.

Le roi, en se levant, ne donnait pas le signal du départ; souvent les invités restaient après l'hôte; mais la liberté n'était pas plus grande, elle ne dégénérait pas en licence.

Le roi se retirait habituellement chez madame de Pompadour. Parfois le champagne frappé, dont il abusait, lui montait à la tête; la marquise en faisait alors ce qu'elle pouvait jusqu'au lendemain. On faisait lever quelque femme de chambre, mais dans le plus grand mystère, et on préparait du thé. Plus d'une fois la favorite eut sujet d'être inquiète, et madame du Hausset raconte que, certaine nuit, la vie de Louis XV fut en danger; mais on avait toujours un médecin sous la main.

—Que deviendrais-je, grands dieux, disait la marquise, si jamais le roi venait à mourir chez moi!!! Je serais massacrée; la populace me traînerait dans les ruisseaux.

Le premier médecin la rassurait alors, jusqu'à la prochaine mésaventure.

Au matin, le roi recevait les ministres chez la favorite, dont le salon était devenu la chambre du conseil. Le roi ne disait mot, il écoutait; la marquise prenait les décisions pour lui.

—Sire, disait-elle au roi, les discussions vous donnent la jaunisse.

Le roi la croyait sur parole, et la laissait faire. Elle s'exerçait et s'enhardissait au métier d'homme d'État. Afin de se perfectionner, elle travaillait avec chaque ministre en particulier. Mais la marquise était une artiste et non une femme politique; elle le prouva bien. La paix était faite, et quelle paix! et les affaires à l'intérieur n'en allaient pas mieux. Aussi, tandis qu'à la cour on dansait, on soupait après la comédie, le peuple murmurait. Mais le roi n'entendait pas le murmure de son peuple, le roi ne savait même pas le prix du pain à Paris. Et comme un jour un placet lui était parvenu par le plus grand des hasards, il voulut savoir. Alors un courtisan chercha à rassurer le roi.

—Sire, lui dit-il, le pain n'a jamais été meilleur marché.

—Malpeste, s'écria un grand seigneur qui était du parti du Dauphin, je suis bien aise de savoir cela; je vais de ce pas bâtonner mon maître d'hôtel qui a l'impudence de me le faire payer très-cher.

De toutes parts craquait l'édifice vermoulu de la royauté; il fallait un bras pour soutenir l'édifice, une tête pour diriger ce bras; il n'y avait ni bras ni tête, il y avait madame de Pompadour, une femme charmante, spirituelle, artiste, mais une femme. Ses petites passions, ses jalousies de favorite, ses impressions du moment, tel était son code politique. Le peuple sentait tout cela, et le peuple l'avait en horreur. D'ailleurs un vent s'était levé, qui n'était plus un vent de fronde, c'était le souffle puissant de la liberté. Il venait d'Angleterre et de Genève, de partout un peu. Les philosophes avaient allumé un bûcher pour y brûler toutes les institutions et toutes les croyances, le vent attisait ce feu terrible. Il y avait encore les parlements qui s'exerçaient à la rébellion, et le clergé qui, par ses divisions et son intolérance, poussait à la révolte.

Dans le public, on disait que le traité d'Aix-la-Chapelle était un traité honteux; madame de Pompadour pensait comme le public, mais qui savait ses pensées? Une des clauses secrètes de ce traité était l'expulsion de France du prince Édouard, le prétendant, ce prince infortuné pour lequel la France avait prodigué son or et versé son sang. Louis XV voulut tenir la parole donnée et écrite; un soir, au sortir de l'Opéra, le prince Édouard fut saisi, lié, jeté dans une chaise de poste, et conduit à la frontière. Le ministère d'alors semblait vraiment être à la discrétion de l'Angleterre. La marquise osa dire au roi ce que tout bas pensait le peuple:

—Sire, c'est une lâcheté!

Des pamphlets, des épigrammes, des libelles, seule arme du mécontentement, parurent aussitôt de tous côtés contre le roi, la favorite, les ministres, contre le régiment des gardes qui avait exécuté les ordres reçus et arrêté le prince Édouard:


Des gardes en un mot, le brave régiment,
Vient, dit-on, d'arrêter le fils du prétendant.
Il a pris un anglais. Ah Dieu! quelle victoire!
Muses, gravez bien vite au temple de mémoire
Ce rare événement.
Va, déesse aux cent voix, va l'apprendre à la terre,
Car c'est le seul Anglais qu'il ait pris à la guerre.

Une épître remarquable, dédiée: AU ROI, commençait ainsi:


Peuple jadis si fier, aujourd'hui si servile,
Des princes malheureux vous n'êtes plus l'asile.
Vos ennemis, vaincus aux champs de Fontenoy,
À leurs propres vainqueurs ont imposé la loi.

Des enlèvements d'enfants vinrent encore aigrir la population contre le roi et contre la favorite; la faute en est certainement à quelques misérables, agents subalternes de la police, qui outrepassèrent leurs ordres; mais le peuple ne s'arrête point à ces considérations.

Une ordonnance du roi avait défendu la mendicité et ordonné l'arrestation des gens sans aveu; à Paris, ils étaient arrêtés et dirigés sur Marseille où on les embarquait pour les colonies. Il arriva que des agents de police, pour rançonner quelques pauvres mais honnêtes familles, abusèrent de leur pouvoir et enlevèrent plusieurs enfants.

Un jour, un de ces misérables enlève et conduit au dépôt un jeune garçon, espérant forcer la mère à le racheter. Cette femme, au désespoir, croyant son fils perdu, mort, s'élance dans la rue et parcourt tout le faubourg Saint-Antoine, poussant d'horribles cris, invoquant la pitié du peuple. Sur ses pas, la population sort des maisons, des groupes se forment, les mères prennent parti pour la mère. Les rumeurs les plus étranges circulent: on dit que dans tous les quartiers des enfants ont ainsi disparu. Ce n'est plus un enfant qui a été enlevé, ce sont des milliers d'enfants. Tout à coup une imputation horrible, épouvantable, se répand dans la foule: on dit que les médecins ont ordonné des bains de sang au roi, pour rétablir sa santé usée par la débauche; on ajoute que c'est chez la Pompadour que les enfants sont conduits et égorgés pour ces bains réparateurs.

Ces rumeurs abominables accroissent l'agitation, les rassemblements augmentent, l'exaspération du peuple est à son comble. On se jette sur les agents de police, partout où on les reconnaît. Mais les agents ne sont que les instruments du crime, le coupable est le lieutenant de police qui ordonne. Aussitôt la multitude roule ses flots menaçants jusqu'à son hôtel pour le massacrer. Prévenu, il s'enfuit par les jardins. On va escalader les murailles, briser tout dans l'hôtel. Tout à coup les portes s'ouvrent par les ordres de la femme du lieutenant de police, moins craintive que son époux. Du moment où il peut entrer, le peuple hésite; il craignait un piége. Mais les troupes de la maison du roi accourent à toute bride; à leur vue l'insurrection se dissipe. On arrête ceux dont la fuite n'a pas été assez prompte, et le lendemain, sans jugement, sans information, coupables ou non, ils sont pendus sans miséricorde.

Le Parlement saisit avec bonheur cette occasion d'être désagréable à la cour. Une information fut décidée. On manda le lieutenant de police pour l'admonester. Mais ce lieutenant était une créature de madame de Pompadour; le Parlement le blâmait, elle le nomma, pour le récompenser, conseiller d'État; plus tard elle l'appela au ministère. Telle était sa politique.

Paris avait calomnié son roi par une horrible imputation; Louis XV prit en dégoût sa capitale, la ville autrefois des plaisirs et des fêtes, devenue la ville des insultes et des menaces. Depuis longtemps, le peuple lui avait retiré ce beau titre de Louis le bien-aimé; quelques années plus tard il disait avec justice:


Le bien-aimé de l'almanach
N'est plus le bien-aimé de France.

Le roi prit donc la résolution de ne plus traverser Paris pour aller de Versailles à Compiègne. Il voulait, dit-il, punir son peuple; le fait est qu'il en était réduit à le craindre. On fit, par ses ordres, un chemin de la porte du bois de Boulogne à Saint-Denis, en tournant la capitale. Cette nouvelle voie prit le nom de route de la Révolte, qu'elle a gardé depuis.

À l'occasion de cette émeute, le guet reçut une organisation militaire; on fit bâtir des casernes à Rueil et à Courbevoie, afin d'avoir toujours des troupes sous la main; enfin le maréchal de Lowendal fut chargé de dresser un plan de fortifications contre Paris.

Cependant le Parlement continuait ses remontrances, et la querelle des billets de confession menaçait l'Église d'un schisme.

Mais le mépris des Français pour Louis XV n'avait pas détruit encore dans leur cœur l'attachement au sang de leurs rois. Toute l'affection du peuple s'était reportée sur le Dauphin, dont la vie sérieuse et calme formait un contraste éloquent avec les goûts de son père. D'ailleurs, c'est surtout à la favorite que le peuple s'en prenait; on la disait la cause de tout le mal. Mieux que nous ne le pourrions faire, une simple chanson du temps expliquera la situation des esprits; elle est bien l'expression des sentiments de l'époque:


Les grands seigneurs s'avilissent,
Les financiers s'enrichissent,
Tous les Poissons s'agrandissent,
C'est le règne des vauriens.
On épuise la finance
En bâtiments, en dépense,
L'État tombe en décadence,
Le roi ne met ordre à rien,
Rien, rien, rien.


Cette chanson, qui dans l'original a neuf ou dix couplets, était destinée à faire fortune.

Assez de fautes graves, assez d'accusations méritées pèsent sur la mémoire de la marquise de Pompadour, sans qu'il soit nécessaire de la calomnier encore. Il est donc juste de la décharger d'une imputation odieuse et ridicule, fort accréditée par quelques romans historiques et un gros mélodrame, qui l'accusent d'avoir trente ans durant persécuté un malheureux prisonnier plus impudent et imprudent que coupable. On devine qu'il s'agit de Latude—ou trente ans de captivité. Rétablissons donc les faits:

Le 15 mai 1750, madame de Pompadour était à sa toilette, lorsqu'on lui remit une lettre apportée par la poste. On y dénonçait un complot contre ses jours, et on donnait la liste des principaux conjurés. Le nom des plus grands personnages de la cour y figurait. Cette lettre l'avertissait qu'avant peu elle recevrait une cassette renfermant des poisons si violents que les respirer serait mortel. La lettre était signée Henri Mazers de Latude.

La marquise, on le comprend, fut épouvantée, et fit aussitôt prévenir le lieutenant de police, un homme qui lui était tout dévoué. La cassette annoncée ne tarda pas à arriver. On l'ouvrit avec les plus grandes précautions; elle renfermait quelques paquets de poudre blanche, poudre complètement inoffensive. L'innocence de tous les personnages dénoncés résultant d'une information des plus sérieuses, on résolut de découvrir le mystificateur, et c'est bien le nom qui convient. Latude avait pris si peu de précautions, que les paquets de poudre blanche de la cassette étaient renfermés dans des papiers écrits de sa main; or, du premier coup d'œil, on s'était convaincu que l'auteur de la lettre et celui qui avait envoyé la cassette ne faisaient qu'un seul et même personnage. Latude ne se cachait pas, il fut arrêté comme calomniateur.

Interrogé par le lieutenant de police, il répondit que, se trouvant sans ressources et sans protecteurs, il avait trouvé ce moyen, dans l'espoir que madame de Pompadour, se croyant sauvée par lui d'un grand danger, lui accorderait sa protection.

Le lieutenant de police se contenta alors de le faire enfermer au fort de Vincennes.

Mazers de Latude était un petit gentilhomme gascon, né à Montagnac dans le Languedoc. Il avait fait en Hollande, près des réfugiés protestants, de remarquables études, et se destinait au génie militaire. C'est donc comme officier qu'il fut conduit à Vincennes.

Latude s'évada le second mois, mais il ne fut pas poursuivi; il eût été oublié sans doute, s'il ne s'était avisé d'une nouvelle plaisanterie dans le goût de la première. Il avait la monomanie de la dénonciation. Arrêté dans l'hôtel garni qu'il occupait, il fut cette fois conduit à la Bastille. On le traita convenablement; il avait un logement d'officier. Là il se lia avec un nommé d'Alègre, Gascon comme lui, et six mois après tous les deux s'évadaient avec une incontestable hardiesse.

Ils se sauvèrent en Hollande, où Latude s'affilia aux conjurations des protestants et des jansénistes réfugiés. Il fut enlevé et réintégré à la Bastille. Naturellement, on dut prendre à son égard certaines précautions de surveillance; mais il fut néanmoins bien traité. On lui accordait la permission d'écrire: les plans et les projets de génie militaire qu'il adressait au ministre en font foi. Homme supérieur, esprit d'élite, Latude avait des idées jeunes et fécondes; le ministre lui fit offrir la liberté à la condition de retourner à Montagnac. Sans refuser précisément, il prit occasion d'écrire à madame de Pompadour des lettres d'une extrême insolence. Or, ces lettres, qui devaient passer par les mains du lieutenant de police, n'arrivèrent pas à leur adresse. En novembre 1765, Latude s'échappait de nouveau, par un miracle inouï d'audace et de présence d'esprit. Repris, il fut enfermé à Bicêtre, et on ne le relâcha qu'en 1777, sous la condition expresse qu'il habiterait son lieu de naissance.

Où voit-on dans tout cela une vengeance personnelle de madame de Pompadour? Si cela était, n'eût-il pas recouvré sa liberté à la mort de la favorite? M. de Sartines, ennemi de la marquise, eût-il fait poursuivre en 1765 le prisonnier évadé? Le duc de Choiseul l'eût-il fait enfermer à Bicêtre? M. de Malhesherbes, visitant cet hôpital en 1775, n'eût-il pas fait droit à ses réclamations?

Louis XV cependant s'ennuyait toujours, et la marquise, malgré toute son imagination, se voyait à bout de moyens de distraction. C'est alors que l'idée lui vint d'inspirer au roi le goût des bâtiments et des constructions. On mit des ouvriers partout à la fois. Le public cria fort. C'était la moindre des préoccupations de la favorite. Les finances se trouvaient dans le plus déplorable état; mais telle était l'indifférence du roi et la toute-puissance de la marquise, que l'on put faire un incroyable abus des acquits de comptant. C'était tout simplement conduire l'État à la banqueroute. Quelques entreprises utiles furent cependant conseillées par madame de Pompadour, et l'on commença les bâtiments de l'École militaire et de la Manufacture de porcelaines de Sèvres.

L'établissement de la manufacture de porcelaines de Sèvres rendit le plus grand service à l'industrie française. Nous avions les Gobelins, la Savonnerie, les glaces, qui, par la supériorité de leurs produits, nous donnaient la première place; mais l'art céramique était resté en retard. Bien plus, il avait dégénéré, et depuis longtemps le secret était perdu de ces magnifiques poteries des XVe et XVIe siècles, si recherchées encore aujourd'hui des amateurs. Nos porcelainiers se bornaient alors à l'imitation mal réussie, à la contrefaçon grotesque des produits de la Saxe ou du Japon.

Sous les auspices de madame de Pompadour, cet art charmant fit les plus rapides progrès; on retrouva des couleurs et des nuances perdues, on eut le secret de la pâte tendre, si fine et si belle, et bientôt les produits de la Manufacture de Sèvres firent l'admiration du monde entier.

Les constructions de l'École militaire et de la Manufacture de Sèvres ne faisaient pas négliger d'autres entreprises beaucoup moins utiles, mais plus coûteuses: on travaillait à force à Choisy, à Crécy, à la Muette, et surtout au château de Bellevue, dispendieuse fantaisie de la favorite.

Madame de Pompadour allant un jour de Sèvres à Meudon, s'arrêta sur la colline qui domine la rive gauche de la Seine, au point où la route de Versailles traversait cette rivière.

—Voyez donc, Sire, dit-elle en s'adressant au roi, voyez donc la belle vue!

Et sur cette hauteur abandonnée aux bruyères, elle résolut de se faire construire un château. Artistes, architectes, peintres, sculpteurs, jardiniers, furent aussitôt convoqués, les plans furent arrêtés séance tenante, et les travaux commencèrent avec une magique rapidité. La marquise elle-même surveillait l'œuvre des architectes, et souvent le roi quittait la chasse pour venir déjeuner au milieu des ouvriers. Moins de deux ans après, le château de Bellevue était achevé. Les petits bâtiments, situés au bas de la rampe, presqu'au bord de la Seine, prirent le nom de Brimborion.

Bellevue, inauguré le 25 novembre 1760, par des fêtes magnifiques, devint bientôt la résidence favorite de Louis XV; il est vrai que la marquise avait prodigué les millions pour faire de ce château un véritable séjour des Mille et une nuits.

Le jour de l'inauguration, la marquise, après avoir promené son royal amant dans toutes les pièces de ce merveilleux château, après avoir joui de ses surprises et de son admiration, le conduisit dans un appartement qui s'ouvrait sur une serre immense éclairée de mille bougies. Là se trouvaient à profusion les fleurs les plus rares, les plus éloignées de la saison: roses, lilas, jasmins, œillets, renoncules et primevères s'épanouissaient «dans ce domaine enchanté de Flore,» comme on disait alors, et répandaient les plus suaves parfums. Le roi fut ébloui.

—Ne me donnerez-vous pas un bouquet, marquise? demanda-t-il.

—Venez vous-même le cueillir, Sire, dit l'enchanteresse, avec un ravissant sourire, venez.

Le roi y alla. Mais à la première fleur qu'il voulut détacher, il s'aperçut que la tige était froide et rigide.

Tout ce charmant parterre était en fine porcelaine de Saxe, et de suaves essences, dont les gouttes brillaient sur les feuilles comme autant de perles de rosée, remplaçaient les émanations de toutes ces fleurs.

Toute la cour, est-il besoin de le dire, s'arracha bientôt les invitations de Bellevue.

Mais le château était petit, le nombre des invités fut très-restreint. Il y avait beaucoup d'appelés et peu d'élus. Les ministres, quelques favoris intimes étaient les hôtes habituels. Ceux-là passaient la nuit au château. Les invités ordinaires se retiraient après les fêtes et allaient chercher un gîte dans les habitations des environs. On appelait ces convives de jour, des polissons; et cependant, aller à Bellevue, même en polisson, était une faveur insigne. Hommes et femmes devaient revêtir un uniforme choisi et dessiné par madame de Pompadour: elle-même avait distribué les étoffes et donné le calque des dessins que chacun devait faire exécuter; les broderies seules étaient une affaire de plus de douze cents livres. Les habits des hommes étaient de velours, les robes des dames de damas.

Les dépenses du château de Bellevue firent beaucoup crier; pamphlets et chansons faisaient rage. Un officier aux gardes, chevalier de Malte, pour quatre mauvais vers, fut condamné à un an de détention, puis exilé. Les flatteurs de la favorite trouvaient la punition bien douce.

Toute-puissante dans l'État, madame de Pompadour n'avait pas à la cour les honneurs du tabouret. Elle n'eut qu'un mot à dire, tout fléchit devant ses volontés, même l'étiquette, qui n'accordait cette prérogative qu'aux seules duchesses. Le roi saisit, pour lui accorder cette faveur, l'occasion du rétablissement du Dauphin, qui avait été si sérieusement malade qu'un instant on avait craint pour ses jours. La favorite eut donc le tabouret; vainement le parti du Dauphin s'opposa à son élévation, elle fut présentée.

Suivant le cérémonial des présentations, elle devait être embrassée par la reine, par le Dauphin et par les princesses. La reine et ses filles se soumirent à cette humiliation nouvelle que leur imposait le roi; mais le Dauphin ne put cacher son dégoût. Après avoir embrassé la nouvelle élue, il lui tira la langue, selon les uns, et essuya ses lèvres du revers de sa main, selon d'autres.

La marquise ne s'en aperçut pas sur le moment, mais ses flatteurs ne tardèrent pas à le lui apprendre. Grande fut sa colère contre le Dauphin, qu'elle n'avait jamais aimé: sa piété, selon elle, n'était qu'hypocrisie, sa charité, un moyen habile de se créer une popularité. Elle alla donc trouver le roi, se plaignant amèrement de cette insulte qui retombait sur lui. Louis XV partagea l'indignation de la favorite, et le Dauphin reçut l'ordre de se rendre au château de Meudon. Vainement la reine et ses filles intercédèrent pour lui, le roi mit pour condition à son retour qu'il ferait des excuses à la marquise.

Après quelque résistance, le Dauphin fut obligé de se soumettre. En présence de toute la cour, il déclara à madame de Pompadour qu'il était très-innocent de l'injure que des calomniateurs lui imputaient.

La favorite reçut cette déclaration avec la dignité d'une reine, et gracieusement elle lui répondit que jamais elle n'avait ajouté foi à tout ce qu'on était venu lui rapporter. Puis, comme gage de réconciliation, elle grava elle-même le portrait du Dauphin. Tel fut le dénoûment de cette aventure, qui faillit diviser le parti du Dauphin: les uns le blâmaient, les autres l'approuvaient d'avoir obéi au roi. Mais le Dauphin fit observer que toute la honte, si honte il y avait, retombait, non sur le fils qui se soumettait, mais sur le père qui avait donné des ordres.

Le tabouret ne satisfit pas encore l'ambition de madame de Pompadour, elle voulut être dame d'honneur de la reine. Sûre de l'approbation du roi, elle fit faire quelques démarches près de Marie Leczinska. La reine, toujours faible et soumise, n'osa refuser, mais elle objecta que, toutes les dames du palais faisant leurs pâques, la favorite ne pouvait être admise qu'à la condition d'approcher des sacrements.

La marquise s'occupa immédiatement de lever cet obstacle. Elle commença par déclarer que ses relations avec le roi n'étaient plus qu'amicales, ce qui était vrai, comme nous le verrons plus tard; elle sollicita ensuite de son mari une lettre de pardon, dans laquelle il devait dire que désormais, oubliant toutes les fautes de sa femme, il lui rendait son estime et lui rouvrait sa maison.

M. d'Etioles consentit à tout ce que lui demanda sa femme. Depuis longtemps il avait pris son parti de son abandon, et il s'était même décidé à user de son pouvoir, tant pour lui que pour ses amis. En 1754 il avait accepté la place vacante de fermier général des postes, au scandale de beaucoup de ses amis, qui pensaient que la retraite convenait à sa situation.

Munie de ses pièces justificatives, la marquise entra en négociations avec le père de Sacy, qui consentit à lui donner l'absolution et à lui administrer les sacrements. Elle fut donc nommée dame d'honneur. Elle se jeta alors pour quelque temps dans la dévotion, mais dès ce moment, assure-t-on, elle résolut la perte des jésuites, qui avaient osé, lorsqu'il s'était agi de ses pâques, résister à ses volontés.

L'expulsion des jésuites, due à madame de Pompadour et au duc de Choiseul qui voulait la destruction ou la réforme des ordres religieux, donna à la favorite une heure de popularité. Accepter la volonté des partis est un moyen habile qu'ont toujours adopté les ambitieux. On se grandit alors à peu de frais, et de tous les intéressés on se fait des créatures. Un instant on oublia la haine vouée à la favorite, on oublia la bassesse de sa naissance, son avidité, les traités honteux, et, pour cette proscription d'une société dangereuse, on l'adula plus que si elle eût donné une province à la France.

Dans le courant de l'année 1754, madame de Pompadour avait éprouvé le plus grand chagrin de son existence. Alexandrine, sa fille bien-aimée, mourut subitement pour avoir été saignée mal à propos au couvent de l'Assomption, où on l'élevait avec le plus grand soin. Elle avait alors onze ans.

Ici commence la seconde période de la vie de la marquise de Pompadour. La maîtresse charmante de Louis XV fait place à la femme d'État. L'ambitieuse incapable que flétrit l'histoire succède à l'artiste spirituelle, qui avait trouvé grâce.

La favorite règne désormais. Elle est duchesse de fait, sinon de titre, elle est dame d'honneur de la reine. Alors son orgueil devient immense, insatiable comme son ambition.

Dans son salon, elle affecte le ton et les manières d'une reine, elle trône, comme jamais, même après son mariage, ne l'avait osé faire madame de Maintenon. Elle reçoit tout le monde, assise dans une chaise longue, ne se levant jamais, même pour les princes du sang, obligeant tout le monde à se tenir debout.

Pour qu'on ne lui manque pas de respect, c'est-à-dire pour que nul n'ait l'idée de s'asseoir en sa présence, elle fait enlever les siéges, si bien qu'un jour le marquis de Souvré, sorte d'original qui avait son franc parler, vient, pour se reposer, s'asseoir sur un des bras de son fauteuil.

Cette familiarité lui semble monstrueuse, et elle se plaint au roi de l'outrage qu'elle a reçu. Louis XV demande une explication au marquis.

—Ma foi! sire, répond M. de Souvré, j'étais diablement las, et, ne sachant où m'asseoir, je me suis aidé comme j'ai pu.

Cette réponse cavalière fit heureusement rire le roi. Si le coupable avait essayé de se disculper, il était perdu.

Sous prétexte qu'elle est souffrante, la marquise ne rend de visites à personne, même aux duchesses titrées, et un noël de la cour fait allusion à ces prérogatives que la faiblesse royale donne à la favorite:


De Jésus la naissance
Fit grand bruit à la cour;
Louis, en diligence,
Fut trouver Pompadour.
Allons voir cet enfant, lui dit-il, ma mignonne.
Non, dit la marquise au roi,
Qu'on l'apporte chez moi,
Je ne vais chez personne.

Elle fait donner à ses domestiques des titres et des décorations; sa femme de chambre est une personne de qualité, et lorsqu'elle sort, il lui faut un chevalier de Saint-Louis pour porter la queue de sa robe.

Et l'on se demande lequel des deux l'emporte, de la vanité de la maîtresse ou de la bassesse du gentilhomme.

Les courtisans prenaient à tâche de justifier cette insolence par leur plate obséquiosité, et les plus grands seigneurs de France ne rougissaient pas de faire antichambre chez elle, attendant une audience pour solliciter quelque grâce.

Elle est roi désormais, président du conseil des ministres. C'est dans son cabinet que se fait le travail politique, les secrétaires d'État viennent lui soumettre toutes les décisions, elle assiste aux lits de justice, elle répond aux remontrances du Parlement. Richelieu, le grand ministre, sous sa robe rouge de cardinal avait caché Louis XIII; Louis XV disparaît sous les jupes amples de sa favorite. Un éventail, voilà le sceptre de la France.

La toute-puissance de la marquise de Pompadour ne tarda pas à se faire sentir d'une manière désastreuse.

Le traité d'Aix-la-Chapelle ne nous donnait qu'une paix boiteuse. C'était une trêve armée, chacun le sentait, mais nul alors ne prévoyait la guerre de Sept-Ans. Cette guerre impolitique, insensée, calamiteuse, elle fut l'œuvre de la favorite. De tout temps l'Autriche avait été considérée comme l'ennemie naturelle de la France: ainsi pensaient Henri IV et Richelieu, deux politiques au moins aussi forts que la maîtresse de Louis XV. On changea de conduite, et l'on tendit la main à Marie-Thérèse.

Cette guerre devait servir admirablement et les rancunes et les amitiés de madame de Pompadour, qui détestait Frédéric, le roi de Prusse, et affectionnait très-particulièrement l'impératrice d'Autriche.

La haine de la marquise contre le roi de Prusse datait de longtemps. Frédéric, sorte de tyran philosophe et bel esprit, accueillait avec distinction tous les mécontents que faisait la cour de France. Il professait une tolérance universelle. Il permettait de tout dire, de tout imprimer, lorsqu'il ne faisait pas mettre les libres penseurs en prison et brûler les livres par la main du bourreau. Son palais était une petite académie, un hôtel Rambouillet de l'Encyclopédie. Il écrivait à Jean-Jacques Rousseau et donnait à Voltaire la clef de chambellan. À ses soupers on raisonnait sur tout, et sur bien d'autres choses encore, mais surtout on critiquait, on se moquait. Versailles, on le devine, n'était point épargné, et la favorite de Louis XV était le point de mire de tous les traits d'esprit. Souvent à ses oreilles étaient venus les propos méchants, les piquantes épigrammes; on lui avait montré des vers, apporté des chansons. Enfin Frédéric l'avait surnommée, et elle le savait, Cotillon II.

L'amitié de madame de Pompadour pour Marie-Thérèse fut l'œuvre du comte de Kaunitz, ambassadeur d'Autriche. Politique habile sous des dehors frivoles, reconnaissant l'utilité de l'alliance de la France, il pensa que l'amour-propre de la favorite valait la peine d'être exploité. Il décida donc sa souveraine à écrire une lettre autographe à la maîtresse du roi de France. Marie-Thérèse, dans ses lettres, traitait la marquise d'égale à égale, elle l'appelait cousine, se disait son amie. L'orgueil faillit étouffer madame de Pompadour. Kaunitz ne s'était pas trompé, de ce jour elle voua une inaltérable affection à son amie et cousine Marie-Thérèse.

Les négociations avec l'Autriche commencèrent, et bientôt un traité d'alliance fut signé; c'était le signal de la guerre de Sept-Ans. La France va désormais, au profit de son ancienne ennemie, prodiguer son or et son sang. Frédéric sera plusieurs fois à deux doigts de sa perte, dans son désespoir il songera même au suicide; mais, général habile, roi vraiment grand et héroïque dans plusieurs campagnes, il tirera un admirable parti de toutes ses ressources, fera face de tous côtés à la fois, échappera à quatre armées qui le cernent, et sortira de cette lutte inégale, sinon vainqueur, du moins sans grandes pertes.

Marie-Thérèse, grâce à une habile administration, aidée d'ailleurs par la France, accroîtra son influence en Europe.

Tout le poids de la guerre retombera sur la France; durant ces sept années d'hostilité il périra neuf cent mille combattants, nous sacrifierons des millions, nous perdrons toute notre prépondérance, et le pacte de famille que M. de Choiseul considérait comme un chef-d'œuvre de diplomatie, nous fera perdre la Louisiane.

Pendant cette guerre désastreuse, de petits généraux conduisent à la mort de grandes armées, des rivalités mesquines éclatent entre les chefs et font échouer tous les plans, les flatteurs seuls de la favorite obtiennent des commandements; enfin des généraux français font construire, ô honte! des palais à Paris avec l'or de l'ennemi.

Insouciant et ennuyé, Louis XV apprendra toutes les turpitudes, il verra le mal et ne songera pas à y remédier; il a emprunté la devise de sa favorite: Après nous le déluge!

Voilà cependant où nous conduisaient les petites passions de la marquise de Pompadour. Sa politique ne rencontra aucun obstacle de la part des ministres, elle n'admettait au pouvoir, il est vrai, que des créatures à elle, et plus tard l'abbé de Bernis, son ami dévoué, un des auteurs du traité avec l'Autriche, fut exilé pour avoir osé résister.

Depuis longtemps déjà M. de Maurepas, le ministre aimé de Louis XV, le seul qui pût faire travailler le roi, entre un bon mot et une chanson, ce qui ne l'empêchait pas d'être un habile homme d'État, avait été renvoyé. Il avait fallu trouver un prétexte. La marquise l'accusa donc d'être l'auteur d'un abominable quatrain qu'elle avait, disait-elle, trouvé un jour sous sa serviette en se mettant à table.

Au dedans cependant les affaires n'en allaient pas mieux; les finances étaient obérées; le clergé et le Parlement mesuraient tour à tour la faiblesse du gouvernement et tenaient peu de compte de ses ordres; une division intestine partageait le sacerdoce et la magistrature. Il y avait débat entre toutes les juridictions. Bientôt, à la suite d'une mesure prise par le roi, cent-quatre-vingt membres du Parlement donnèrent leur démission.

«La douleur des Parisiens, dit l'auteur de l'Histoire philosophique du règne de Louis XV, se manifesta bientôt en expressions de colère. Le roi était hautement qualifié du nom de tyran. On se racontait la turpitude de ses mœurs. La favorite était couverte d'imprécations;» enfin les pamphlets et les placards les plus injurieux étaient chaque jour affichés jusque sur les murs du palais. L'exaltation était à son comble.

Le crime ne se fit pas attendre. Le 5 janvier 1757, vers cinq heures du soir, le roi qui, dans la journée, était venu à Versailles voir une de ses filles malades, se disposait à monter en carrosse pour retourner à Trianon. Il mettait le pied sur le degré de velours, lorsqu'un homme qui s'était glissé dans l'ombre au milieu des personnes qui l'entouraient, s'élança sur lui et le frappa.

—On vient, s'écria le roi, de me donner un furieux coup de coude.

Puis, passant la main sous son habit, il la retira pleine de sang.

—Je suis blessé, dit-il.

Alors, regardant autour de lui, et apercevant un homme qui gardait son chapeau sur la tête:

—C'est cet homme qui m'a frappé! Qu'on le prenne, mais qu'on ne le tue pas.

Des gardes du corps se précipitèrent aussitôt sur l'assassin, et l'arrêtèrent.

Il eût pu s'enfuir dix fois avant ce temps, se perdre dans la foule; mais, soit horreur de son crime, soit mépris de la vie, il était resté immobile.

Conduit dans la salle des gardes du corps, il fut fouillé. On trouva sur lui une trentaine de louis d'or et un couteau à deux lames. Il s'était servi, pour frapper le roi, de la plus petite, qui avait la forme d'un canif. Interrogé, il déclara se nommer François Damiens. Puis, tout à coup, et comme pris de remords:

—Qu'on prenne garde, s'écria-t-il, à monseigneur le Dauphin! qu'il ne sorte pas d'aujourd'hui!

Cette exclamation fit croire qu'il avait des complices, et, pour obtenir une révélation complète, les gardes du corps commencèrent à lui donner la torture.

Mais vainement on le tenailla avec des pincettes rouges, les soldats se lassèrent plus vite que lui; il ne poussa pas un cri, il n'avoua rien.

Bientôt le grand prévôt de l'hôtel vint s'emparer de l'assassin et le fit conduire à la geôle, pour commencer une instruction régulière.

Le roi cependant perdait beaucoup de sang. Il remonta l'escalier sans être soutenu. Il devait coucher à Trianon, en sorte qu'il n'y avait rien de préparé à Versailles. On coucha le roi sur des matelas, pendant qu'on disposait son lit; et tous ceux qui étaient autour de lui commencèrent à le déshabiller.

Un médecin était accouru. La blessure se réduisait à une forte égratignure. Le roi portait ce jour-là, à cause du froid plusieurs vêtements, ils avaient amorti le coup. La blessure pansée, le calme commençait à renaître, lorsque tout à coup un imprudent énonça la crainte que le couteau ne fût empoisonné.

Cette crainte frappa l'esprit du roi. Tout son sang-froid l'abandonna. Il voulut un prêtre à l'instant; et comme tous les aumôniers étaient absents, un simple chapelain remplit en tremblant la redoutable mission de le réconcilier avec le ciel.

La famille royale était accourue; la reine se précipita tout en larmes dans la chambre. Madame de Pompadour se présenta, mais la porte lui fut interdite, par ordre du roi, qui lui fit donner le conseil de se retirer de la cour. Ses terreurs de Metz le reprenaient. Puis il délégua tous les pouvoirs au Dauphin, qui prit le gouvernement des affaires.

Le ministre Machault, conformément aux intentions du roi, était allé trouver madame de Pompadour. Dans son intérêt, il lui conseillait de fuir. Jamais la position de la favorite n'avait été ainsi menacée, elle perdait la tête. Elle allait se décider à partir, lorsque madame de Mirepoix, présente à l'entretien, lui représenta que son départ la perdait à tout jamais.

—Il faut rester, lui dit-elle.

Et comme la marquise hésitait encore:

—Oui, ajouta madame de Mirepoix, mieux vaut être chassée, que de partir un jour trop tôt.

Bien en prit à madame de Pompadour de suivre ce conseil. Huit jours après, le roi était remis et redevenait son esclave.

Le procès de Damiens ne fit jaillir aucune lumière sur cet odieux attentat. Il resta cependant à peu près prouvé qu'il n'avait pas de complices.

Dans tous ses interrogatoires, il soutint qu'il n'avait voulu que blesser le roi. Les tortures les plus atroces ne lui arrachèrent aucune révélation.

Quelques jours après l'attentat, le ministère fut presque entièrement renouvelé.

Le roi, revenu de ses terreurs de la mort, rougissait-il de ses faiblesses, voulait-il en éloigner les témoins? Quelle que soit la raison, les ministres furent brusquement renvoyés et remplacés par des hommes complètement à la discrétion de la marquise, plus puissante que jamais.

Depuis longtemps déjà, la marquise de Pompadour n'était plus pour le roi qu'une amie; les sens n'étaient plus pour rien dans leur mutuel attachement. Tel était l'état de sa santé, que, de l'avis même du médecin, elle avait dû rompre entièrement toutes relations avec son amant. Sa déclaration au père de Sacy, à l'occasion de ses pâques, était donc vraie. Dans sa jeunesse d'ailleurs, au temps même où véritablement elle était la maîtresse du roi, madame de Pompadour avait toujours eu un tempérament très-opposé à celui de Louis XV, et on a peine à se figurer les expédients auxquels elle avait recours pour garder seule l'amour du maître et ménager son influence, lorsque l'amitié née de l'habitude succédait à l'amour dans le cœur du roi.

Voici une anecdote empruntée aux Mémoires de madame du Hausset qui peint admirablement le caractère de la marquise à cette époque, et cette anecdote ne peut être révoquée en doute, venant d'une femme qui lui fut toujours dévouée. C'est madame du Hausset qui parle.

«J'avais remarqué que, depuis plusieurs jours, madame de Pompadour se faisait servir du chocolat à triple vanille et ambré, à son déjeuner; qu'elle mangeait des truffes et des potages au céleri. La trouvant fort échauffée, je lui fis un jour des représentations sur son régime, qu'elle eut l'air de ne pas écouter. Alors je crus devoir en parler à son amie, la duchesse de Brancas.

«—Je m'en suis aperçue, me dit-elle, et je vais lui en parler devant vous.

«Effectivement, après sa toilette, madame de Brancas lui fit part de ses craintes sur sa santé.

«—Je viens de m'en entretenir avec elle, dit-elle en me montrant la duchesse, elle est de mon avis.

«Madame la marquise témoigna un peu d'humeur et se mit à fondre en larmes. J'allai aussitôt fermer la porte, et je revins écouter.

«—Ma chère amie, dit madame de Pompadour à madame de Brancas, je suis troublée de la crainte de perdre le cœur du roi en cessant de lui être agréable. Les hommes mettent, comme vous pouvez le savoir, beaucoup de prix à certaines choses, et j'ai le malheur d'être d'un tempérament excessivement froid. J'ai imaginé de prendre un régime un peu échauffant, pour réparer ce défaut, et depuis deux jours cet élixir me fait du bien....

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