Les derniers paysans - Tome 1
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Title: Les derniers paysans - Tome 1
Author: Émile Souvestre
Release date: June 28, 2015 [eBook #49312]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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LES
DERNIERS PAYSANS
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| Henry Murger. | Scènes de la Bohême | 1 |
| — | Scènes de la Vie de jeunesse | 1 |
| — | Le Pays latin (sous presse) | 1 |
| Cuvillier-Fleury. | Portraits politiques et révolutionnaires | 1 |
| Henri Blaze. | Ecrivains et Poëtes de l’Allemagne | 1 |
Paris.—Imp. de Mme Ve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
LES
DERNIERS PAYSANS
PAR
ÉMILE SOUVESTRE
I
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 bis.
1851
A MON AMI
ÉDOUARD CHARTON,
Conseiller d’Etat.
ANGERS. IMP. DE COSNIER ET LACHÈSE
La vie isolée des paysans et leur éducation toute traditionnelle, ont longtemps conservé dans nos campagnes les croyances, les usages et jusqu’aux costumes du passé; mais là comme partout, le vent du siècle commence à souffler; les institutions et les découvertes modernes ont rompu la barrière qui séparait les champs de la ville. Enlevé par la conscription à sa charrue, le jeune laboureur est devenu, pour un temps, marin ou soldat; la vapeur qui attache les ailes de la foudre aux merveilles de la civilisation, les a lancées jusqu’aux plus lointaines provinces; les retentissements de la presse arrivent de proche en proche au haut des montagnes ou au fond des vallées, et la vie politique, subitement éveillée, court comme une étincelle électrique du village à la ferme solitaire. Les paysans d’autrefois vont disparaître pour faire place à une population nouvelle!
L’auteur de ce livre, élevé parmi eux, et longtemps témoin de leurs mœurs exceptionnelles, a cru qu’il n’était point sans intérêt d’en recueillir les dernières expressions. Il a choisi dans ses souvenirs les scènes, les lieux, les personnages qui lui paraissaient refléter plus vivement les naïves fantaisies du passé. Les six Pastorales dans lesquelles il a groupé ces derniers aspects de la vie agreste, sont comme six paysages étudiés au soleil couchant de la poésie populaire; on y trouvera tout le monde fantastique créé par cette muse des champs et des forêts, qui, après tout, n’a fait que traduire, dans une mythologie enfantine, les éternelles aspirations de l’humanité elle-même. Que demandent, en effet, tous nos rêves?
A conquérir le bonheur terrestre;
A vivre par delà le cercueil;
A comprendre la merveilleuse création au milieu de laquelle Dieu nous a placés.
Or, le premier de ces instincts a créé les sorciers, les fées, les lutins, tous les êtres surnaturels qui ont renversé les barrières entre le fait et la pensée;
Le second a fait naître les croyances aux trésors cachés, aux talismans, aux dons merveilleux;
Le troisième a brisé les portes de la mort et rendu l’immortalité palpable, en donnant une apparence aux âmes disparues;
Le dernier a établi une solidarité mystérieuse entre nous et la nature; il a cherché une signification au cri de l’oiseau, au langage, au bruit du vent; une explication à tous les murmures du ciel, de la terre et des eaux.
L’imagination populaire a ainsi placé l’homme au centre d’un monde invisible qui le secourt ou le menace tour à tour. C’est dans ce monde, dont le paysan seul a conservé la conscience, que nous avons voulu le montrer. L’admirable peintre auquel on doit Jeanne, la Mare au Diable, la Petite Fadette, a révélé, dans des tableaux incomparables, le côté de poésie sentimentale des campagnes; nous essayons quelques esquisses qui en indiquent le côté fantastique. Au-dessous et bien loin des pages de Raphaël, il reste encore une modeste place pour la gravure au trait de l’artiste obscur qui, à défaut de plus haut mérite, a celui d’avoir vu et senti.
PREMIER RÉCIT.
Le Sorcier du Petit-haule.
I.
Le charme que prennent les faits et les idées dans les lointaines perspectives du passé est un phénomène connu de tout le monde, mais qui, pour quelques hommes, va jusqu’à la fascination. Attirés, non vers un résultat particulier de la société antique, mais vers l’antiquité elle-même, ils aiment ce qui a été, comme d’autres ce qui sera. Pour les uns et pour les autres, en effet, c’est la même aspiration passionnée vers l’idéal: regretter le passé ou appeler l’avenir, n’est-ce point toujours protester contre le présent?
Toutefois l’ardeur de ceux pour qui la rouille des âges est un aimant, a quelque chose de plus patient et de plus tenace. Semblables à ce vieux garde-chasse qui, en promenant les voyageurs à travers les débris du château de Woodstock, leur explique les salles détruites, leur vante les tapisseries absentes et se découvre au nom des illustres maîtres depuis longtemps réduits en poussière, ils se font les pieux gardiens des siècles écoulés et mettent toute leur joie à en retrouver les traces. Ne leur demandez ni ce qui se passe aujourd’hui ni ce qui se prépare pour demain; mais interrogez-les sur les croyances, les proverbes ou les contes des ancêtres: chaque pierre moussue dressée aux bords des chemins sera pour eux l’occasion d’une histoire, chaque vieux refrain chanté dans les pâtures réveillera un souvenir; archivistes de la tradition vivante, ils vous feront parcourir le recueil de cette poésie populaire dont ils ont su recomposer, feuille à feuille, un curieux exemplaire.
Traversant, il y a peu d’années, la Normandie, j’avais pu, grâce à une heureuse recommandation, lier connaissance avec un de ces hommes précieux. C’était un ancien soldat de l’Empire, établi comme percepteur dans une bourgade du Cotentin. Bien qu’il n’eût jamais dépassé le grade de maréchal-des-logis, la flatterie communale lui avait décerné le grade de capitaine, qu’il avait d’abord accepté par distraction, puis subi par bonhomie.
—Ils ont trouvé que cela faisait honneur à la paroisse, me disait-il naïvement.—En réalité, le titre imaginaire avait insensiblement absorbé le nom propre, et le percepteur avait fini par ne plus s’appeler que capitaine. Du reste, l’homme justifiait le grade, et la fiction semblait plus vraisemblable que la vérité.
La carrière militaire de notre percepteur avait commencé dans les rangs de ces héroïques soldats de la République, dont Napoléon sut faire, plus tard, de si hardis ouvriers en royauté. Il avait joué avec eux toutes les grandes scènes du drame de l’Empire; mais c’était un homme de la même famille que notre Corret de La Tour-d’Auvergne et que Paul-Louis Courier: là où les autres gagnaient un bâton de maréchal, il avait, lui, grande peine à obtenir une paire de souliers. Aussi vit-il tous ses anciens camarades devenir grands et célèbres, tandis qu’il continuait a manger son pain de munition à la fumée de leur gloire. Il avait été sergent avec Bernadotte et compagnon de chambrée de Murat; mais, ainsi qu’il le disait souvent, la guerre est un placement à fonds perdus que chacun grossit de ses efforts, de ses fatigues, de son sang, et dont les plus heureux touchent seuls le revenu.
Notre maréchal-des-logis se résigna sans peine à n’y rien prétendre; sa vie avait un autre but. Pour lui, la guerre n’était qu’un pèlerinage à travers les antiquités de l’Europe. Si l’on s’égorgeait un peu en chemin, cela pouvait passer pour un simple accident de voyage, comme l’ondée de pluie ou le coup de soleil; cela n’empêchait pas de voir, d’entendre, de comparer surtout; car le souvenir de son coin de Normandie poursuivait le capitaine. Il y rattachait chacune de ses découvertes par l’opposition ou par la ressemblance: son canton était pour lui ce qu’est le petit peuple juif dans l’Histoire universelle de Bossuet, le centre même du monde. Il avait conquis l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, au seul point de vue du Cotentin. Partout il avait fouillé les bibliothèques, visité les monuments historiques, recueilli les traditions. Il en était résulté une érudition très étendue ramenée à un cercle très restreint, et puisant son originalité dans cette opposition même. De plus, ballotté entre sa passion rétrospective et son bon sens contemporain, le capitaine s’efforçait de défendre les crédulités du passé sans pouvoir les partager; il appelait toute son érudition au secours de l’ignorance, et insurgeait perpétuellement la fantaisie contre sa propre raison. De là des contradictions d’autant plus plaisantes, que, comme tous les gens inconséquents, il prétendait au monopole de la logique: la logique, à ses yeux, était-ce qu’il voulait démontrer.
Nous avions parcouru ensemble une partie de la péninsule qui va de Carentan au cap La Hogue. Après avoir suivi quelque temps les méandres de la Dive et traversé ses riches herbages encadrés de haies vives, nous avions gagné Montebourg, nous dirigeant, au nord, vers Quinéville, où je voulais voir la ruine connue sous le nom de Grande-Cheminée. Lorsque nous atteignîmes la hauteur que couronne le village, mon guide me montra une petite butte de gazon d’où le regard s’étendait jusqu’à La Hogue et Falihou. C’était là que le roi Jacques II avait vu, en 1692, quarante-quatre navires français, commandés par Tourville, combattre un jour entier quatre-vingt-huit vaisseaux ennemis, et, vaincus enfin, non par le nombre, mais par l’inconstance du vent, couvrir la plage de leurs épaves enflammées. Le capitaine, animé par ce souvenir glorieux, commençait déjà l’histoire maritime des Normands, et me prouvait que l’Amérique avait été découverte, avant Christophe Colomb, par des matelots du Cotentin, embarqués sur un navire dieppois, lorsqu’un jeune paysan l’accosta en le saluant.
—Eh! c’est Etienne Ferret! s’écria-t-il, bonjour Ferret, que viens-tu faire à Quinéville?
—Pardon, excuse, répliqua le jeune gars, c’est pas que j’y vienne, mais j’y demeure.
—Au fait, je me souviens maintenant, reprit mon conducteur, le curé m’a parlé de toi; tu es garçon de charrue au Chêne-Vert, et il paraît que tu épouses la petite pastoure de la ferme.
—Oui, ils disent ça dans le pays, répliqua Ferret avec un demi-sourire.
—Je ne t’avais pas revu depuis notre rencontre à Caumont, fit observer le capitaine; pourquoi donc as-tu quitté ton ancien maître?
—C’est pas moi, dit Etienne, c’est bien plutôt lui qui m’a quitté.
—Il est mort?
—Pas tout-à-fait, mais autant vaut. C’était, comme on dit dans notre paroisse, un pauvre homme de la noblesse à Martin Firou: Va te coucher, tu souperas demain. Quand il avait pris la ferme des Motteux, il n’avait la bourse pleine que de bonne volonté: c’est pas assez pour graisser la terre et payer les gages. Aussi, un beau jour, les gens de justice sont arrivés avec du timbré, ils vous ont mis la main sur tout, et il a fallu passer le haisset. J’ai été dans la banqueroute pour trois écus.
—Tu supposeras que tu les as bus en maître cidre; mais que sont devenus les pauvres gens des Motteux?
—Le capitaine devine bien qu’ils n’avaient pas à choisir. Ils devaient beaucoup dans le pays, sans compter mes trois écus; aussi le ci-devant fermier et ses fils ont coupé dans le taillis des branches de fesse-larron en guise de monture, et ils sont tous partis pour Milsipipi.
Ce dernier mot me fit redresser la tête.
—Vous ne comprenez pas? dit le percepteur en riant; dans le patois du Bessin, partir pour Milsipipi, c’est aller chercher fortune au loin. Encore une réminiscence de nos expéditions maritimes. Ce sont les Normands qui, après avoir peuplé le Canada, ont établi les premières colonies à l’embouchure du père des eaux. La tradition orale a conservé le souvenir du fait en estropiant le mot. Il y aurait tout un travail à entreprendre sur les expressions usuelles; le langage du peuple contient une partie de ses archives historiques.
—Malheureusement nous ne savons plus y lire, répliquai-je; on a retenu le son, on a oublié l’origine.
—C’est à nous de la retrouver, en suivant à la piste toutes les traces que les siècles ont laissées dans la tradition populaire, dit le capitaine; mais les savants méprisent la tradition à cause des erreurs dont elle est enveloppée: c’est toujours la fable de la jeune guenon rejetant la noix verte qu’elle n’a point su éplucher:
Au lieu d’interroger les réminiscences confiées à la mémoire, qui, si elles ne rendent pas exactement les faits, en transmettent au moins le mouvement, on cherche l’histoire dans les procès-verbaux, comme on chercherait une prairie dans la botte de foin. On trouve la vie trop complexe, trop mouvante, et, pour plus de commodité, on étudie la mort. Tous les historiens du duché de Normandie, par exemple, ont voulu examiner les actes et les chartes qui faisaient connaître les circonstances de la conquête anglaise; aucun n’a cherché le caractère intime du conquérant dans ce que le peuple raconte du vieux Guillemot.
Le paysan, qui marchait à quelques pas devant nous, se retourna brusquement à ce mot.
—Voyez-vous comme ils reconnaissent le nom de leur gros duc? continua le percepteur en souriant; Guillemot est chez nous ce qu’est le roi René chez nos voisins d’Anjou: l’omnis homo de la chronique populaire.
Et il se mit à chantonner:
Le gros roi Guill’mot attendoit,
Tout près d’ s’en aller à la chasse,
Son noir genet qu’on habilloit.
—Tu sais ce que c’est que cette chanson-là, hein, Ferret?
—C’est la complainte de la Croix pleureuse....
—Où l’on raconte la fureur de Guillemot contre la duchesse Mathilde, qui avait eu l’imprudence de lui demander l’établissement d’un impôt sur les bâtards.
Et ses mains par trois nœuds aussi;
Partout où avec elle il passe,
Les mouch’s vont pour boire après lui.
Un jour grand dépit vous aurez
D’avoir traîné par la grand’ brande
L’joli corps qui tant vous aimoit.
Ai rougi l’gazon du chemin
Avec mon pauvre sang qui pleure
D’couler sans vous servir à ren.
—J’ai chanté ça bien des fois dans les friches quand je gardais le bétail, dit Ferret; mais que le capitaine m’excuse, j’ai mal compris tout à l’heure. Quand il a nommé le vieux Guillemot, j’ai cru qu’il parlait du sorcier du Petit-Haule.
—Parbleu! tu as raison, s’écria-t-il; nous devons être dans son voisinage.
—Sa maison est sur notre route.
—C’est un drôle que je connais de vieille date, continua le capitaine en se tournant vers moi. Il a autrefois habité près de Formigny, et je sais sur son compte certaines histoires... Mais ici on a une confiance aveugle dans sa science; on prétend qu’il réunit en lui tous les pouvoirs du grand carrefour: c’est le nom que l’on donne à la magie noire.
—Sans compter, dit Ferret, qu’il possède, soit disant, le cordeau merveilleux avec quoi on fait passer le blé d’un champ dans un autre champ, et le lait d’une vache à la vache voisine.
—N’a-t-il pas également le mauvais œil qui donne la fièvre? demandai-je.
—Et les bonnes paroles qui la guérissent, répliqua le paysan. L’an passé, il a si bien charmé un homme de Trevières qui sentait déjà le dernier froid dans ses cheveux, qu’il a renvoyé sa maladie à un buisson, et que le buisson en est mort.
Je ne pus m’empêcher de sourire.
—Oui, oui, cela paraît ridicule, dit le capitaine en hochant la tête, et cependant, chez tous les peuples et à toutes les époques, on a reconnu l’existence des sorciers. Les Grecs et les Romains y croyaient. Tibulle parle d’une magicienne qui, par ses chants, attirait les moissons d’un autre domaine: Cantus vicinis fruges traducit ab agris. L’Evangile de Nicodème nous apprend que Jésus-Christ se livrait, dans son enfance, à des opérations magiques en modelant avec de la terre de potier des oiseaux qu’il animait. Innocent VIII dit textuellement dans un de ses édits pontificaux: «Nous avons appris qu’un grand nombre de personnes des deux sexes ont l’audace d’entrer en commerce intime avec le diable, et, par leurs sorcelleries, frappent également les hommes, les bêtes, les moissons des champs, les raisins des vignobles, les fruits des arbres et les herbes des pâturages.» A Port-Royal, on avait les mêmes opinions. Marguerite Périer, nièce de Pascal, raconte, dans ses mémoires, qu’une sorcière jeta un sort sur son oncle lorsqu’il était enfant, et faillit le faire périr. Aujourd’hui tout cela nous paraît ridicule; mais nous avons ri également de la seconde vue des prophètes, récemment expliquée par le magnétisme, et des alchimistes qui faisaient de l’or, quand nos savants sont sur le point de faire du diamant. Les croyances des vieux âges finissent toujours par se justifier. Les prétendues erreurs du passé ne sont, le plus souvent, que les ignorances du présent; nos progrès témoignent seulement de nos oublis; quand nous croyons découvrir une Amérique, il se trouve toujours que nos ancêtres l’avaient peuplée mille ans auparavant.
Ainsi retombé dans sa thèse favorite, le percepteur continua à entasser les citations et les arguments pour me prouver que les anciens avaient tout connu, tout approfondi, et que rire de leur crédulité, c’était, presque toujours, jouer le rôle de cet aveugle qui raillait les clairvoyants de croire au soleil. Je connaissais déjà assez bien l’innocente manie du vieux soldat pour savoir qu’une adhésion complaisante l’arrêtait court: un peu de contradiction lui était nécessaire en guise d’éperon. Je me mis donc à le combattre, mais sans trop de chaleur, comme un homme qui veut bien qu’on le persuade, et je finis par proposer une visite au sorcier du Petit-Haule. Comme sa cabane était sur notre route, le capitaine accepta sur-le-champ et pria Ferret de nous conduire.
Ce dernier accueillit la demande avec une répugnance visible. Soit que les raisonnements de mon compagnon eussent confirmé ses terreurs superstitieuses, soit qu’il eût quelque motif particulier d’éviter Guillemot, il ne céda à notre insistance qu’après avoir épuisé tous les moyens de nous retenir.
Nous tournâmes à gauche par un chemin creux qui nous éloignait de la mer. Des touffes de houx, au feuillage sombre, bordaient les deux fossés. A chaque percée, nous apercevions les derniers rayons du soleil couchant qui semblaient barrer l’horizon comme une muraille rougeâtre; le reste du ciel était d’un gris d’acier, et l’on commençait à sentir l’âpreté de la bise. Le chemin, creusé en lit de torrent, semblait parfois sortir de ses berges pour traverser des plateaux découverts où l’on apercevait à peine quelques hameaux épars et de faibles traces de culture. Plus nous avancions, plus le paysage devenait aride et désert. Nous arrivâmes enfin à un carrefour au milieu duquel gisaient les débris d’une croix de pierre. Notre guide nous dit qu’elle portait dans le pays le nom de Croix des Garoux. C’était là que les malheureux condamnés à porter la haire, ou peau de loup, qui les oblige à courir le varou, venaient recevoir, chaque nuit, la correction d’une main invisible; car, en Normandie, les garoux ne sont point comme ailleurs, des sorciers qui se transfigurent pour porter chez leurs voisins la terreur ou le ravage, mais des damnés qui sont restés éveillés dans leur fosse, comme les vampires de la Valachie, et qui, après avoir dévoré le mouchoir arrosé de cire vierge qui couvre le visage des morts, sortent malgré eux de la tombe et reçoivent du démon la haire magique. Ferret nous apprit que le seul moyen de les arracher à ce terrible supplice était d’aller droit à eux lorsque le hasard les mettait sur votre chemin, et de les frapper au front de trois coups de couteau en mémoire de la Trinité.
Le capitaine ne manqua pas de me prouver, à cette occasion, que l’existence des hommes-loups avait été confirmée par le témoignage de tous les siècles. Après m’avoir cité le mythologique Lycaon, il me parla de Déménitus qui, au dire de Varron, fut changé en loup pour avoir mangé la chair d’un sacrifice, et de la famille Autacus, qui n’avait qu’à passer un certain fleuve pour subir la même transformation. Il nomma ensuite les juges, les théologiens, les inquisiteurs, qui, pendant cinq siècles, pendirent ou brûlèrent des lycanthropes, lesquels se déclarèrent eux-mêmes justement brûlés ou pendus. Cependant, comme je n’opposais rien à ces preuves, il finit par douter un peu. En ne cherchant pas à démontrer qu’il avait tort, je le désintéressais en quelque sorte d’avoir raison.
—Après tout, dit-il, je ne donne pas la chose comme positivement certaine. Il serait possible qu’il y eût seulement une leçon dans l’histoire de ces hommes coupables changés en bêtes féroces. Le garouage peut être le symbole des remords. Il représenterait, dans certains scélérats, l’incarnation des instincts, l’âme devenue visible. Les vieilles lois normandes disaient dans leurs imprécations contre les criminels: wargus habeatur (qu’il soit regardé comme un loup). Le peuple prend aisément l’image pour la réalité; du loup symbolique il aura fait un loup véritable.
—Ajoutez, repris-je, qu’il regarde les analogies comme des filiations. A une certaine époque, les campagnes, dépeuplées par les ravages des aventuriers, se couvrirent de bandes de loups, et les paysans, trouvant dans leurs nouveaux ennemis la férocité des anciens, pensèrent que ce devaient être ces aventuriers transformés.
Toutes ces fables prouvent l’activité intellectuelle du peuple. Entouré d’un monde de mystères, qu’il veut sonder à tout prix, il invente l’explication qu’il ignore, il ramène à lui la création entière. Là est l’origine de toutes les mythologies: on y trouverait également celle des sorciers. Le peuple a attribué à leur puissance secrète les effets dont il n’apercevait point les causes; il a trouvé du soulagement à se supposer un ennemi invisible; c’était du moins quelqu’un à accuser et haïr. Aussi les sorciers ne me semblent-ils point seulement les auxiliaires de nos aspirations vers l’impossible, ce sont encore plus les victimes expiatoires de notre orgueil. Sans eux, nous aurions l’air de ne pas comprendre; ils justifient l’inconnu.
—Il y a du vrai dans ce que vous dites, reprit le capitaine; bien que vous fassiez bon marché de la magie en elle-même. Une science constatée par le témoignage de tant de générations ne peut être jugée légèrement. Du reste, vous avez raison en regardant les sorciers comme les parias de nos campagnes. Pauvres, vieux et sans famille, ils effraient tout le monde, parce que personne ne les aime. Le peuple sent instinctivement que l’homme isolé est hors des voies humaines, qu’il faut qu’il soit un saint ou un damné; de là l’horreur pour ces ermites du diable, comme je les ai entendu appeler en Provence. Chacun leur fait tout le mal qu’il peut, leur souhaite tout celui qu’il n’ose leur faire; ils le savent bien et ne laissent échapper aucune occasion de se venger.
—Non, non, dit Ferret qui, un peu dérouté par notre discussion psychologique, venait pourtant d’en comprendre la conclusion; il ne fait pas bon les avoir contre soi, à preuve Ferou, qui, pour s’être permis de battre le chien de Guillemot, a vu sa plus belle génisse mangée et ses seigles grêlés.
—Il paraît que l’homme du Petit-Haule a reçu plusieurs dons, me fit observer le capitaine. En France, nos paysans, suivant qu’ils sont cultivateurs ou bergers, se gardent plus spécialement des meneurs de loups ou des conducteurs de nuées. Ils redoutent les premiers, parce qu’ils font la chasse aux troupeaux, aidés des bêtes fauves qui leur obéissent; les seconds, parce qu’ils commandent aux trombes d’emporter les moissons de leurs ennemis dans une région invisible, nommée Magonie, où ils ont leurs greniers d’abondance. Ces derniers sont ce que les capitulaires de Charlemagne appellent des tempestaires. Les Romains reconnaissaient leur puissance, comme le prouvent les vers de Tibulle:
Quum libet æstivo convocat orbe nives.
Heureusement l’on a, pour les combattre, l’épine blanche, préservatif certain contre les malignes influences, depuis que ses branches ont servi de couronne au Christ.
—Vous oubliez les cloches, repris-je, les cloches qui sont les voix baptisées, comme disent les Vendéens. La paroisse de Notre-Dame-en-Beauce en avait une, appelée Marie, qui bravait les conjurations de tous les meneurs de nuées. Un jour, trois des plus puissants se réunirent pour ravager le canton. Ils appelèrent, des quatre aires du ciel, la foudre, la pluie, la grêle et les vents, et en formèrent un nuage de la grosseur d’une montagne, sur lequel ils montèrent, afin de le mieux conduire. En voyant arriver cette masse noire, brodée d’éclairs, les plus hardis se cachaient d’épouvante; mais ils la virent tout-à-coup s’arrêter, et ils entendirent les voix des sorciers qui lui criaient de marcher.—Je ne puis pas, maîtres! répondit la nuée.—Pourquoi cela?—Parce que Marie parle! La cloche venait, en effet, d’élever sa voix sonore, qui avait ôté toute leur force aux conjurations. Après de vains efforts pour franchir l’espace gardé par le son béni, il fallut que la nuée fît un détour jusqu’à ce qu’elle eût cessé d’entendre la cloche; mais alors elle était au-dessus d’une lande aride, et elle put crever sans nuire à personne.
—La Beauce est, en effet, le pays des tempestaires, dit le capitaine, et de ce que les hommes du Midi appellent des armaciés, c’est-à-dire sorciers à double vue; je me rappelle qu’autrefois on m’en montra un, entre Chartres et Alençon, qui répandait la terreur dans plus de dix paroisses: il pouvait quitter, selon sa fantaisie, son enveloppe charnelle, voyager par l’espace en condition d’âme invisible et nul n’échappait à ses maléfices. Il se rendait maître de la volonté d’une fille rien qu’en touchant un de ses rubans.
Ferret tressaillit à ces derniers mots, et demanda au capitaine avec embarras, s’il croyait vraiment que les sorciers pussent obtenir de leur maître un tel privilége.
—N’est-ce pas la tradition du Cotentin, comme celle de la Beauce? demanda le capitaine.
—Peut-être, dit Etienne, qui, fidèle à l’habitude normande, hasardait rarement une affirmative; mais il doit y avoir des préservatifs?
—Pardieu! tu les connais aussi bien que moi, répliqua le percepteur; les filles prudentes qui veulent échapper à l’influence du sorcier n’ont qu’à mettre leurs bas à l’envers.
—Mais quand ce n’est pas le dimanche, objecta Ferret, elles n’ont que leurs sabots.
—Alors il faut qu’elles jettent bien vite le ruban touché.
Le paysan secoua la tête.
—Une jeune fille tient à ses rubans, murmura-t-il. C’est une grande croix pour des chrétiens d’avoir des jeteurs de sort dans le pays. Avec un autre homme, on a des chances, on combat chair contre chair; mais, avec les sorciers, il n’y a rien à faire; s’ils n’entrent point par le haisset, ils entrent par le viquet.
—Reconnaissez-vous le vieux proverbe normand, me dit le percepteur. Le haisset et le viquet sont la petite barrière qui tient lieu de porte et le guichet qui sert de fenêtre; le dernier mot est resté dans le vocabulaire anglais, wicket. Les Normands ont porté leur langue, leur philosophie et leurs coutumes depuis la Tamise jusqu’au Saint-Laurent; on est sûr de les trouver, dans l’histoire, en tout endroit où il y a chance de conquêter et de gaigner. Henri IV disait, en parlant d’une terre stérile, qu’il fallait y semer des Gascons, parce qu’ils poussaient partout; on pourrait dire, avec autant de justice, des terres fécondes que, quoi qu’on y sème, il y poussera infailliblement des Normands.
Le soleil baissait rapidement, et des brumes chassées par le vent du soir commençaient à envahir l’horizon. On voyait les oiseaux de mer tourbillonner par troupes au-dessus du promontoire en poussant les cris brefs et perçants que nos pêcheurs ponentais appellent le chant de la pluie. Nous étions arrivés près d’une hauteur que la route contournait et au sommet de laquelle Ferret nous montra une maison isolée: c’était celle de Guillemot. La silhouette sombre de cette maison, dominant la colline dépouillée, se détachait vigoureusement sur un ciel pâle, et je commençais à en distinguer les détails, lorsque Etienne qui regardait depuis quelques instants, étendit une main au-dessus de ses yeux afin de mieux voir.
—Qu’y a-t-il? demanda le capitaine.
—Dieu me sauve! c’est elle! dit Ferret troublé, c’est Françoise!
—La pastoure du Chêne-Vert! où cela?
—A la porte de Guillemot; la voilà qui se lève... Je reconnaissais sa jupe noire et son tablier rouge.... elle court au haut du sentier... elle fait signe.... Ah! Jésus Dieu! voyez là-bas, là-bas, le sorcier!
Je tournai les yeux vers le point indiqué et je demeurai frappé d’un singulier spectacle. Au milieu des brumes qui rampaient sur les pentes, un rayon de soleil couchant formait une sorte de traînée brillante dans laquelle s’avançait l’homme du Petit-Haule. Enveloppé d’un de ces cabans fauves en usage parmi les marins de la côte, il marchait courbé en avant, les mains sous les aisselles. A mesure qu’il montait, la brume se repliait derrière lui et effaçait la voie lumineuse, comme s’il eût traîné à sa suite les pluvieuses nuées. Il atteignit bientôt la cîme du coteau où Françoise était accourue à sa rencontre. Tous deux restèrent alors isolés dans une sorte de nimbe, tandis que le reste de la hauteur était noyé sous le brouillard. La jeune pastoure parlait avec véhémence, joignant par instants les mains comme pour une prière, puis les portant à son front avec une expression de désespoir. Guillemot écoutait sans faire un mouvement. Deux ou trois fois il nous sembla cependant, à l’immobilité de la jeune fille, qu’il parlait à son tour; mais ces paroles étaient sans doute douloureuses, car nous la vîmes étendre les bras avec l’angoisse suppliante d’une condamnée, puis cacher sa tête dans son tablier. Le sorcier continua sa route vers la cabane, où il disparut. Ferret, qui était resté jusqu’alors à la même place, les regards fixes, les lèvres tremblantes et tout le corps penché en avant comme prêt à s’élancer, jeta une espèce de cri et prit sa course vers le Petit-Haule.
—Ne le perdons point de vue, me dit vivement le capitaine, il y a ici quelque chose qui va mal.
Nous pressâmes le pas pour le rejoindre, mais il avait déjà tourné le sentier. Après avoir franchi rapidement la montée, nous courûmes à la maison de Guillemot. Celui-ci était tranquillement assis près du foyer éteint, en face de Françoise, dont le visage était marbré par les larmes, la poitrine haletante et les yeux baissés. Ferret se tenait entre eux, promenant de l’un à l’autre ses regards incertains et ardents.
—On ne pleure pas si fort pour une chèvre perdue, s’écriait Etienne au moment où nous parûmes sur le seuil, et ce n’est pas ici qu’on viendra la chercher.
—Le jeune gars sait alors où elle est! dit sèchement Guillemot.
—Je sais que la chèvre n’a pu venir du Chêne-Vert au Petit-Haule.
—Qu’importe, si c’est au Petit-Haule qu’on donne le moyen de la retrouver?
—Ainsi c’est pour avoir la parole qui guide que Françoise est venue? demanda Ferret en regardant fixement la jeune fille.
Celle-ci, dont notre arrivée avait encore augmenté la confusion, ne répondit point sur-le-champ; mais, faisant enfin un effort:
—Je voulais parler pour cela... et pour autre chose... balbutia-t-elle.
—Pour quelle chose? répéta Etienne, dont le regard semblait rivé sur la jeune fille.
Elle essaya de répondre, mais sa voix resta étouffée dans les larmes qu’elle retenait.
Le capitaine s’entremit.
—Prétendrais-tu par hasard forcer une jeune fille à te répéter tout ce qu’elle peut demander aux liseurs de sort! dit-il gaiement à Ferret; ne sais-tu pas que les sorciers sont comme les prêtres? Pour eux, elles ouvrent leur cœur à deux vantaux, tandis que les amoureux ont tout au plus droit d’y regarder par le trou de la serrure.
—Quand on n’a rien à craindre, on n’a rien à cacher, dit le jeune homme avec une persistance mêlée de dureté; une honnête fille ne doit point avoir de secrets.
—Ce n’est pas alors comme les honnêtes gars! fit observer Guillemot ironiquement.
—Que Françoise répète ce qu’elle disait tout-à-l’heure à l’homme du Petit-Haule, reprit Ferret, qui feignit de ne pas entendre.
—Répète donc alors toi-même ce que tu disais, il y a un an, à la fille du clos Gallois, répliqua le sorcier avec intention.
Ferret tressaillit et se retourna vers Guillemot; mais ne pouvant supporter son regard, il baissa la tête en rougissant. Le souvenir qu’on venait de lui rappeler avait, sans doute, pour lui une signification particulière, car il demeura un instant comme partagé entre l’embarras et la surprise; une expression de colère, puis d’inquiétude, traversa ses traits; on eût dit que la peur de cette science mystérieuse, dont la révélation du sorcier semblait une confirmation nouvelle, contrebalançait chez lui la rancune: celle-ci parut pourtant l’emporter.
—Quand je parle à Françoise, dit-il, ce n’est point à l’homme du Petit-Haule de répondre.
—Chacun a droit de prendre la parole sous le toit qui lui appartient, répliqua froidement Guillemot.
—Alors nous causerons ailleurs, reprit vivement Etienne; venez, Françoise, le toit du ciel n’appartient à personne.
Il avait fait un mouvement vers la porte; la jeune fille parut près de le suivre, mais un coup d’œil du sorcier la retint. Evidemment sa volonté luttait entre deux influences contraires: elle demeura en proie à une indécision qui se traduisit d’abord par une alternative de rougeur et de pâleur subites, puis par un tremblement nerveux qui l’obligea de s’asseoir sur la pierre du foyer; mais elle n’y resta qu’un instant. Sa main alla presque aussitôt chercher la muraille; elle se redressa avec effort, jeta au sorcier un regard de douleur suprême, courut vers une petite porte de derrière et se précipita hors de la cabane. Ferret, qui était d’abord resté immobile d’étonnement, s’élança à sa poursuite.
Tout cela s’était passé si rapidement, que nous n’avions eu le temps de rien dire, ni de rien prévenir. Je courus à la porte, Etienne et la jeune fille avaient disparu. J’allais franchir le seuil pour me mettre à leur poursuite, quand le capitaine m’arrêta.
—Il y a des ravines de ce côté-là, dit-il, et, dans l’obscurité, vous risqueriez de vous y rompre le cou.
—Mais que signifient cette douleur et cette fuite? m’écriai-je.
Il secoua la tête.
—J’ai peur de m’en douter, reprit-il; avez-vous remarqué cette petite quand elle est tombée là assise? Il m’a semblé que sa taille était autrefois plus svelte et plus fine...... Au reste, Guillemot, qui paraît être dans sa confidence, pourrait nous éclairer à ce sujet.
—Le capitaine a dit lui-même que les sorciers étaient comme les prêtres, répliqua l’homme du Petit-Haule, et les prêtres n’ont pas le droit de répéter les péchés qu’on leur a confiés.
—Mais ils ont le droit d’avouer les leurs, fit observer mon compagnon en le regardant fixement; savez-vous, maître mire, que moi aussi j’ai étudié le Dragon rouge, et que je peux lire, au besoin, aussi bien que vous dans le passé!
—Que le capitaine dise ce qu’il a vu, répondit Guillemot d’un air soupçonneux.
—J’y ai vu l’histoire d’un sorcier de Vauduit, reprit le percepteur, lequel, au dire des bonnes gens, jetait un sort sur toutes les pastoures du canton de Formigny, et les avait à sa discrétion; mais d’autres, moins crédules, l’accusaient de les endormir avec des drogues pour les surprendre ensuite sans défense. On commença même une instruction contre lui, et il trouva prudent de quitter le pays. Comme Françoise garde seule le troupeau sur les friches, il a pu lui arriver ici ce qui est arrivé là-bas à d’autres: elle n’a d’abord rien dit par honte; maintenant que tout va être connu, elle vient crier miséricorde à celui qui a fait le mal. Qu’en pense le sorcier du Petit-Haule? N’ai-je pas bien deviné, et n’est-ce point ainsi qu’il faut expliquer la chèvre perdue?
J’observais Guillemot pendant que le percepteur parlait; son œil avait exprimé une attention croissante, mais sans qu’aucun tressaillement trahît son trouble. A l’explication de la visite de Françoise au Petit-Haule, sa main droite, qui secouait les cendres de sa pipe éteinte, s’était seulement arrêtée; du reste, il ne changea point de posture, ne releva point les yeux et se contenta de répondre brièvement:
—Le capitaine est donc plus savant que tous les maîtres du grand carrefour!
—C’est que les maîtres du grand carrefour ne regardent pas assez du côté de Valognes, où sont les juges et le procureur du roi, reprit mon compagnon; quand le diable se brouille avec la justice, il est rare qu’il ait l’avantage. Maître Guillemot sait mieux que personne que ceux qui sont obligés de passer entre les articles du code trouvent la route difficile.
—C’est alors comme ceux de Sainte-Mère-Eglise, dit le sorcier d’un ton brusque, et le capitaine fera bien de ne pas s’attarder afin d’éviter les ornières.
Il s’était levé à ces mots, et fit un pas vers la porte comme pour nous reconduire. Bien que le congé fût donné d’une manière un peu brutale, l’avis était prudent; rien ne nous retenait d’ailleurs au Petit-Haule; nous dîmes rapidement adieu à notre singulier hôte; et, sortant à notre tour par la porte de derrière, nous suivîmes un sentier étroit qui nous conduisit en ligne droite au bas de la colline.
L’étrange scène dont je venais d’être témoin avait excité au plus haut point ma curiosité. Je me faisais donner de nouvelles explications par mon conducteur, lorsqu’un homme se dressa tout-à-coup dans l’ombre de la ravine que nous suivions; je reconnus Etienne Ferret. Il nous aperçut à son tour, et vint nous rejoindre.
—Eh bien! l’as-tu retrouvée? demanda le capitaine.
—Non, dit le paysan; j’ai couru jusqu’au bas sans rien voir. Cependant elle n’a pu fuir si vite! Le coteau n’a pas une brousse pour la cacher. Faut qu’elle soit partie sur un coup de vent ou rentrée sous terre. Mais l’homme du Petit-Haule en rendra compte.
Je remarquais qu’en parlant ainsi, Ferret avait la voix haletante et les yeux hagards; il était très pâle. Le capitaine et moi nous nous efforçâmes de le calmer; mais il y avait dans son exaltation un mélange de soupçon, d’épouvante et de colère, qui lui donnait une expression si bizarre, que nous nous laissâmes aller, malgré nous, à l’observer au lieu de la combattre. Etienne avait complétement oublié cette réserve qui fait du paysan normand une sorte de problème perpétuel à résoudre. Il marchait entre nous en racontant avec une volubilité passionnée pourquoi il s’était attaché à Françoise en la voyant à la ferme maltraitée par tout le monde, quelles propositions de mariage il lui avait faites, et avec queles pleurs de joie elle les avait reçues. Il nous détaillait ses projets d’établissement dans la métairie qui lui avait été promise vers Bricbec, et où il devait entrer au retour des nouvelles feuilles; puis, revenant à la jeune pastoure, il nous disait comment elle avait commencé à changer il y avait trois mois, comment elle était devenue toujours plus triste sans qu’il pût en deviner la cause, jusqu’à ce qu’il l’eût trouvée plusieurs fois sur la route du Petit-Haule, où l’attirait la maligne puissance de Guillemot. Enfin, s’exaltant encore plus à cette dernière pensée, il se mit à murmurer des menaces de vengeance qui s’éteignirent tout à coup dans les larmes.
Je fus sincèrement touché de cette douleur naïve, et je m’efforçai de consoler le jeune paysan; mais le capitaine, qui avait pour principe que les consolateurs sont comme les médecins qui, au lieu de guérir la maladie, la constatent, m’interrompit pour nous faire remarquer que la nuit était venue, et qu’il importait de presser le pas. Il adressa en même temps plusieurs questions à Ferret sur la direction qu’il fallait prendre, afin de couper au plus court, espérant ainsi le distraire de sa préoccupation; mais tel était le trouble de ce dernier, qu’il ne put donner aucune indication satisfaisante.
Cependant les dernières lueurs du soir avaient complétement disparu; l’absence des étoiles qui ne se montraient pas encore, laissaient le ciel dans une profonde obscurité. Nous apercevions à peine, de loin en loin, quelques touffes d’arbres dessinant leurs masses plus sombres dans la nuit, ou quelques flaques d’eau, formées par le dernier orage, qui semaient la campagne de taches plus pâles. La route dominait des terrains à demi-noyés, ou nous entendions le vent frissonner dans les glaïeuls. Etienne était retombé dans un silence qu’interrompaient, de loin en loin, des soupirs ou quelques paroles entrecoupées. Nous côtoyions depuis un instant un de ces marécages connus en Normandie sous le nom de Rosières, quand une petite forme blanchâtre et mouvante se montra tout à coup à notre droite, et parut traverser vivement la route.
—Avez-vous vu? s’écria Ferret, en s’arrêtant tout court; c’est une létiche.
Je savais que ce nom était donné, par les paysans du Calvados et de la Manche, à l’hermine de France que ses rares apparitions ont transformée en animal merveilleux, et dans laquelle l’imagination populaire a voulu voir une gracieuse métamorphose des enfants morts sans baptême; mais, avant que j’eusse pu répondre, le capitaine nous montra une vingtaine de petites formes pareilles qui, après s’être élevées sur le marais, grandirent subitement en prenant l’apparence d’une flamme bleuâtre et se mirent à danser sur la cîme des roseaux.
—Tu vois que tes létiches sont des follets, dit-il à Etienne, nous sommes ici dans leur royaume, et si les follets sont, comme on le prétend, des prêtres qui ont violé le sixième commandement, il faut reconnaître que le clergé du pays compte peu de Joseph. Les anciens voyaient dans un follet isolé l’ombre d’Hélène, toujours de mauvais présage, et dans deux follets les ombres de Castor et de Pollux, symbole de prospérité; mais je voudrais savoir ce qu’ils auraient vu dans ce quadrille d’ardens qui semblent nous inviter à leur bal.
Le marais qui s’étendait à nos pieds était encore enveloppé d’ombre, mais les premières étoiles qui commençaient à s’épanouir dans le ciel versaient sur la route une pâle clarté, et l’on pouvait lire sur les traits d’Etienne, qui s’était arrêté comme nous, l’émotion âpre et enfiévrée que lui causait ce singulier spectacle. Nous regardions depuis quelques instants, lorsqu’une flamme, plus brillante et plus élevée, jaillit au milieu des joncs. Ferret fit involontairement un mouvement en arrière.
—Pardieu! s’écria le capitaine, voici la reine de la fête; ce doit être au moins la Fourolle.
—N’est-ce point le nom des sorcières-follets? demandai-je.
—Oui, balbutia Ferret; il y en a qui se donnent au démon pour avoir une place parmi les ardens, d’autres se damnent avec les prêtres ou les jeteurs de sort, et alors, pendant sept ans, leur âme est condamnée à courir ainsi toutes les nuits! Il y a déjà dans le pays la fourolle Renée, la fourolle Catherine... Oh! voyez, voyez, comme celle-ci marche, comme elle a l’air de nous appeler.
En parlant ainsi, Etienne fasciné avait descendu la berge et suivait la fourolle le long des roseaux; tout à coup il s’arrêta, nous le vîmes se baisser et disparaître; nous allions courir à lui quand il se releva avec un cri: il tenait à la main le tablier rouge de Françoise!
Nous cherchâmes en vain la jeune pastoure aux bords du marécage, sur la route et dans une saulaie qui s’étendait un peu plus loin, tout était désert. Le paysan inquiet nous quitta pour retourner à la ferme. Comme rien ne me retenait à Sainte-Mère-Eglise, je repartis le lendemain sans avoir connu le résultat de sa recherche; mais le hasard m’ayant fait rencontrer, deux ans plus tard, le capitaine, j’appris de lui que Françoise avait été retrouvée noyée sous les glaïeuls de l’étang.
Quant à Guillemot, il avait quitté le Cotentin et gagné les bords de la Sarthe, où il vit peut-être encore, craint comme tous ses pareils, de crédules paysans, qui le haïssent et le consultent. Quiconque a parcouru nos campagnes connaît, en effet, l’autorité qu’exercent partout ces vagabonds solitaires, auxquels la superstition suppose une mission surnaturelle. Quelle qu’ait été, dans cette première moitié du siècle, l’énergie de la réaction contre les traditions du passé, la croyance des sorciers s’est à peine affaiblie. Les rois et les prêtres s’en vont, mais les sorciers survivent. C’est que la foi en ceux qui peuvent nous affranchir du possible est encore moins le témoignage de notre ignorance que de nos rêves. Depuis l’alchimiste du moyen âge, qui promettait la pierre philosophale, jusqu’au spéculateur Law, retrouvant l’Eden aux bords du Mississipi, c’est toujours la même facilité à supposer ce qui flatte, et à prendre ses désirs pour des preuves. Aujourd’hui même, au foyer du scepticisme, n’avons-nous pas encore nos sorciers qui, plus puissants que les autres, ne promettent point le bonheur et la richesse à quelques hommes, mais la réforme de toutes les misères humaines et la félicité éternelle du genre humain?
DEUXIÈME RÉCIT.
La Fileuse.
I.
Notre diligence venait de s’arrêter devant la maison du relais, et le postillon frappait avec le manche de son fouet à la porte de l’écurie, où tout semblait dormir.
—Eh bien! c’est comme ça que le Normand nous attend? criait-il; hé! grand saint lâche, comptes-tu nous laisser geler ici?
La demande est d’autant plus permise, qu’à notre départ de Paris le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro, et qu’il avait dû baisser encore depuis. La terre était couverte de neige; un vent mêlé de verglas fouettait la voiture, où le froid se faisait sentir d’autant plus cruellement que nous n’étions que deux voyageurs. Arraché à ma somnolence par les cris du postillon, j’abaissai avec précaution une des glaces rendue opaque par les cristallisations de la neige, et je hasardai ma tête hors de la portière.
—Où sommes-nous, postillon? demandai-je.
—A Troissereux, Monsieur, répondit-il.
—Combien de lieues encore jusqu’à Boulogne?
Une espèce de grognement, qui partit du fond de la diligence, m’empêcha d’entendre la réponse. C’était mon compagnon de route, que l’air piquant du dehors venait de réveiller en sursaut.
—Eh bien! s’écria-t-il tout à coup avec un accent provençal des mieux timbrés, qui donc ouvre là? Dieu me damne! Monsieur, avez-vous l’intention de vous chauffer au clair de lune.
Je relevai la vitre en m’excusant; le Provençal frissonna de tout son corps.
—Quel temps! reprit-il, autant vaudrait une campagne de Russie! et penser que dans mon pays ils se promènent maintenant en veste de nankin avec une rose à la boutonnière! Vous croyez avoir ici un soleil, vous autres, ce n’est pas même une lanterne. Pour connaître la vie, il faut habiter le Midi; il faut voir ses vignes, sa chasse aux ortolans, ses fabriques de savon, ses femmes. Ah! quelle contrée des dieux, Monsieur! Aussi nous avons à Marseille un antiquaire qui a prouvé que le pommier du paradis terrestre devait être planté entre la Camargue et Tarascon.
Je fis observer que l’on pouvait s’étonner, dans ce cas, qu’il n’y eût laissé aucune repousse.
—Eh! que voulez-vous? dit plaisamment mon compagnon, Adam n’aura point su qu’il fallait garder les pépins.
Je ne pus m’empêcher de sourire. La prétention de l’antiquaire marseillais n’avait rien, du reste, qui dût surprendre. Un ami de Latour-d’Auvergne, Le Brigand, n’avait-il pas réclamé le même honneur pour sa province, en concluant, des noms mêmes de nos premiers parents, que dans le paradis terrestre on parlait bas-breton[1]! Plaisantes imaginations que nous pouvons railler, mais qui semblent l’expression naïve de nos plus intimes instincts. Qui de nous, en effet, ne trouve aux lieux où il est né un charme mystérieux qui les distingue de tous les autres? En y respirant ces restes de parfums qui ne s’exhalent point ailleurs, comment ne pas croire que là était autrefois le séjour particulier de la paix, de l’innocence et de la joie? Chacun, hélas! a derrière lui un paradis terrestre d’où il a été chassé, comme notre premier père, par ce triste archange auquel les hommes ont donné le nom d’expérience.
Ces réflexions, qui traversaient lentement mon cerveau engourdi, m’avaient fait oublier mon compagnon de route, qui continuait son dithyrambe provençal. Il y mettait naturellement ce beau désordre que Boileau signale comme un effet de l’art, car l’improvisation méridionale a de continuels changements de niveau; ce n’est pas un fleuve, ce sont des cascades. Ajoutez que les idées semblent avoir de l’accent comme la voix: elles vous rappellent toujours l’histoire du perruquier de Sterne, qui, pour affirmer qu’une boucle de cheveux ne se défriserait point, s’écriait qu’on pouvait la tremper dans le grand Océan; sous cette enflure bruyante, il y a quelquefois l’original et le grandiose, presque toujours la couleur et le mouvement.
J’appris bientôt (sans avoir eu l’embarras de faire une seule question) que mon compagnon de voyage était un de ces missionnaires du commerce qui ont réalisé le symbole de Mercure volant, et courent, une trousse d’échantillons à la main, à la conquête du monde. Pour le moment, le Provençal se bornait à la conquête de la France septentrionale, où il s’occupait, selon son expression, d’écouler des vins et des huiles. Je sus, par sa conversation, qu’il avait parcouru, pendant dix ans, les moindres villages de la Provence, du Languedoc, du Dauphiné et des pays basques. Mon voyageur était un de ces esprits ouverts et actifs, jamais à court d’expédients, et qui, sachant le fond de la vie comme Figaro savait le fond de la langue anglaise, se tirent toujours d’embarras à force de bonne volonté. Ses incessantes pérégrinations l’avaient parfois rapproché d’hommes de savoir ou d’expérience, et il en avait retenu quelque chose; on sentait par instant que le morceau d’argile avait habité avec des roses.
Après m’avoir parlé de son commerce, des troubadours et de la Cannebière, il fit un de ces soubresauts, qu’il prenait pour des transitions, et se mit à me raconter ce qui lui était arrivé la veille à Beaumont. Il y avait rencontré une douzaine de ces comédiens ambulants, qui exploitent nos bourgades, sans cesse arrêtés par la faim et chassés par les dettes: derniers bohémiens de la civilisation, qui continuent au XIXe siècle le Roman comique de Scarron, traitant la vie comme Scapin traitait son maître, avec force lazzis et coups de bâton. La troupe foraine avait annoncé Robert-le-Diable. Le public était réuni, les cinq musiciens amateurs attendaient à leurs pupîtres, et la duègne, préposée au bureau de location, venait de rejoindre ses camarades pour se transformer en nonne de Sainte-Rosalie, lorsque deux huissiers étaient arrivés d’Allonnes avec un jugement de saisie et de prise de corps. Le directeur, subitement averti, avait quitté le trou du souffleur en s’écriant, comme un héros trop célèbre: Sauvons la caisse! Il avait vivement attelé le fourgon, et s’était enfui avec toute la troupe en costume moyen âge, oubliant derrière lui le mémoire de l’aubergiste, mais emportant la recette. Ce départ précipité avait empêché mon compagnon de se lier plus intimement avec la jeune Dugazon, qu’il avait reconnue pour une de ses compatriotes. Le récit du voyageur, émaillé de loin en loin de quelques-unes de ces exagérations provençales qui sont à la gasconnade ce que le poème épique est au fabliau, m’avait d’abord amusé; mais insensiblement la fatigue et le froid reprirent le dessus, et je cessais d’écouter. Bientôt le méridional, vaincu lui-même, s’enveloppa la tête dans son manteau, cacha ses pieds sous les coussins de la banquette, et s’assoupit en grelottant.
L’heure ordinaire du repos était également venue pour moi, et les habitudes sont des créanciers qu’on ne peut ajourner impunément. Endormi par la fatigue et réveillé par le froid, je restais flottant entre deux influences contraires. La diligence avançait lentement avec des intermittences de haltes et d’efforts qui exaspéraient ma gêne jusqu’à la souffrance. J’apercevais vaguement, à travers le vitrage glacé, des buissons chargés de neige, bordant la route comme des fantômes accroupis, des arbres qui dressaient à chaque carrefour leurs rameaux noirs, semblables à des bras de gibets, de grandes friches auxquelles la neige, entrecoupée de bruyères encore vertes, donnait l’aspect d’un cimetière à l’heure où les morts viennent étendre leurs linceuls sur les tombes. Le tintement des clochettes de l’attelage, le bourdonnement de la voiture vide et ébranlée par les cahots, le grincement des essieux fatigués, formaient je ne sais quelle harmonie pénible et monotone qui ajoutait à l’effet de ces lugubres images. Tout à coup la voix du postillon s’éleva dans la nuit. Le chant de cet homme, que je ne voyais pas et qui semblait venir d’en haut, complétait, pour ainsi dire, mon hallucination. Il psalmodiait d’un accent plaintif et prolongé une de nos traditions villageoises, espèces de sagas inédites dont chaque jour emporte un lambeau avec les vieilles mœurs et les vieilles crédulités. C’était l’histoire d’une fille-fée condamnée à subir, pendant certaines heures, une métamorphose qui la laissait sans défense et sans pouvoir. La fable et l’air avaient bercé ma première enfance; tous deux m’arrivaient à travers mon demi-sommeil sans l’interrompre: c’était comme un lointain écho du passé, et ma mémoire achevait d’elle-même les mots et les modulations commencés.
L’une s’en va chantant, l’autre se désespère:
—Qu’avez-vous à pleurer, Marguerite, ma chère?
Je suis fille sur jour et la nuit blanche biche:
La chasse est après moi par haziers et par friches.
Cette étrange poésie, en me reportant à mes souvenirs d’enfance, m’en rendait peu à peu toutes les sensations. A mesure que le malaise et le sommeil obscurcissaient mes perceptions, le monde fantastique au milieu duquel mes premières années s’étaient écoulées, et que l’expérience avait plus tard effacé, reparaissait comme des milliers d’étoiles qui émergent dans l’espace à mesure que la nuit s’épaissit.
Chaque fois que je rouvrais les yeux, je rencontrais quelque pont jeté sur un ruisseau, et dont la silhouette me rappelait quelque conte populaire. Il y a, en effet, dans ces routes lancées sur les eaux, je ne sais quoi de hardi qui saisit ceux qui ignorent; c’est comme une victoire sur la création. En reliant l’un à l’autre des bords opposés, l’homme a l’air de défier le vide et l’espace, ces éternels ennemis de sa puissance bornée; il accomplit une première conquête qui semble en faire espérer une autre plus importante, et promettre ce grand pont dont, au dire de la tradition, l’arc-en-ciel n’est que l’ombre! car les cieux et la terre sont aussi deux rives entre lesquelles coule le fleuve de nos misères, et que tous les efforts de notre imagination tendent à réunir. Puis, quels lieux plus favorables aux vertiges que ces arches dressées au fond des vallées, parmi les saules que la lune revêt chaque nuit de suaires, et auxquels la brise donne le mouvement! Comment passer sans émotion sur ces chemins suspendus et sonores sous lesquels glapissent les remous, tandis que les algues enroulent aux éperons de pierre leurs replis, semblables à des dragons aquatiques, et que l’on voit briller, au loin, les larges fleurs du nénuphar, qui s’ouvrent sur les eaux comme des yeux de fantôme?
La route devenait de plus en plus difficile: bien que ferré à glace, notre attelage glissait sur le verglas, et le voile blanc qui enveloppait tout ne permettait point de distinguer la route. Deux ou trois fois déjà nos roues avaient rencontré les dépôts de cailloux amoncelés sur les accotements du chemin. La neige qui commençait à tomber, en aveuglant nos chevaux, rendit notre marche encore plus incertaine. Le postillon s’arrêta plusieurs fois, cherchant à reconnaître, dans la nuit, le pont jeté sur le Thérain; mais la neige, toujours plus épaisse, ne laissait voir ni les poteaux par lesquels il était annoncé, ni les arbres qui dessinaient le cours de la petite rivière. Les eaux, enchaînées par la glace, ne pouvaient non plus nous guider par leur rumeur. Nous avancions lentement et avec une sorte d’incertitude craintive. Enfin, notre conducteur aperçut à travers la nuée de neige, la double balustrade du pont. Il cessa de retenir les rênes, fouetta ses chevaux avec un sifflement d’encouragement, et la lourde diligence s’élança plus rapide; mais, presqu’au même instant un choc terrible nous enleva des banquettes; le postillon poussa un cri, et la voiture, fléchissant à gauche, versa sur le parapet. Une des grandes roues venait de se briser contre la seconde borne.
Les premiers moments furent employés, comme d’habitude, en malédictions et en reproches: les voyageurs criaient après le conducteur, le conducteur jurait contre le postillon, et le postillon battait ses chevaux; mais, la première colère passée, chacun prit son parti. On nous retira de notre prison roulante, désormais condamnée à l’immobilité. Examen fait, il se trouva que la roue était assez gravement endommagée pour exiger la présence d’un charron. Nous étions à environ une lieue de Saint-Omer-en-Chaussée et de Troissereux, nous ne pouvions attendre sur la route que l’ouvrier fût venu, et on décida que le conducteur irait chercher le charron sur l’un des chevaux, tandis que le postillon gagnerait l’abri le plus voisin, avec les voyageurs et le reste de l’attelage. Nous vîmes en effet le premier enfourcher le porteur et disparaître au galop dans la nuit, tandis que le second tournait à droite, précédé des trois chevaux qui lui restaient, et nous faisait prendre un chemin de traverse au milieu des friches.
Mon compagnon et moi, nous le suivions en frissonnant sous un vent glacé. Tout avait autour de nous un aspect funèbre. Nous marchions sans entendre le bruit de nos pas, enveloppés dans un linceul de neige qui se déroulait silencieusement à nos pieds. Par instants, nous traversions des taillis dont les repousses, blanchies par le gîvre, se dressaient comme de gigantesques ossements et s’entrechoquaient avec un cliquetis lugubre. Nous arrivâmes à une clairière où le gazon, dépouillé de neige, formait une sorte de cercle dont le vert jaune se dessinait sur la blancheur des frimas. Notre guide nous montra ce cercle avec un sourire qui tenait le milieu entre la bravade et la peur.
—C’est le rond des fades, nous dit-il en évitant de le traverser; ceux des environs assurent qu’elles viennent danser, à la nouvelle lune, avec les farfadets et le Goubelino. Il y en a qui les ont vus de loin; mais il ne faut pas les déranger, vu que ce sont des mauvaises qui vous tordent un homme comme une hart de fagot. On dit aussi qu’elles enlèvent des enfants à la manière de celles de mon pays, où nous avons la bête Havette, qui se cache au creux des fontaines, et la mère Nique, armée d’un bâton pour corriger les marmots.
—Sans parler des fées qui habitent les environs de Dieppe, repris-je.
—Au haut de la grande côte, près du village de Puys, interrompit le postillon. C’est là que se tient la foire de la cité de Limes, où les dames blanches mettent en vente des herbes magiques, des rayons de soleil montés en bague et des lueurs de lune roulées comme de la toile de Laval. Elles vous invitent à acheter avec autant de mignonneries que les dentellières de Caen, et, si vous approchez, elles vous lancent dans la mer. J’ai eu un cousin qu’on a trouvé mort ainsi au bas de la falaise.
Je fis remarquer à mon compagnon de voyage comment les mythologies norses, païennes et celtiques se trouvaient mêlées dans nos traditions populaires. Qu’étaient, en effet, toutes ces fées ravissant les nouveau-nés à leurs mères, et attirant les imprudents dans leurs piéges, sinon les sœurs des nymphes que Théocrite appelle déesses redoutables aux habitants des campagnes, parce qu’elles enlèvent les enfants près des sources et qu’elles entraînent les jeunes bergers au fond de leurs grottes humides? Comment ne pas reconnaître, dans ces rondes de nuit, auxquelles préside un génie, le danses des Alfes scandinaves conduites par le stram-man ou homme du fleuve? Enfin, ces dangereuses marchandes de talismans et de trésors ne rappelaient-elles point les Barrigènes gauloises vendant aux matelots la richesse, la jeunesse, la santé et les beaux jours?
—Vous pouvez ajouter, me dit le Provençal, que dans nos contrées, cette triple origine est encore plus visible. Chez nous les Blanquettes changent de forme à volonté et apaisent ou excitent les tempêtes, ainsi que le faisaient les prêtresses celtiques; elles dansent au clair de lune comme les vierges de l’Edda, en faisant croître à chaque pas une touffe de fenouil, présidant au sort de chaque homme à la manière des parques antiques. Toutes les maisons reçoivent leur visite dans la nuit qui précède le nouvel an. Avant de se coucher, chaque ménagère dresse une table dans une pièce écartée, elle la couvre de sa nappe la plus fine et la plus blanche, elle y dépose un pain de trois livres, un couteau à manche blanc, un peu de vin, un verre et une bougie bénie qu’elle allume avec une branche de lavande empruntée au brandon de la St-Jean, puis elle ferme la porte et se retire, comme on dit, à pas de renard. Le dernier coup de minuit sonné, les Blanquettes arrivent brillantes et légères comme des rayons de soleil; chacune d’elles porte deux enfants; l’un, qu’elle tient sur le bras droit, est couronné de roses et chante comme l’orgue: c’est le bonheur; l’autre, assis sur le bras gauche, est couronné de joubarbe arrachée des toits avant la floraison[3] et pleure des larmes plus grosses que des perles: c’est le malheur, selon que les Blanquettes sont contentes ou chagrines des préparatifs faits pour les recevoir, elles déposent un instant sur la table l’un ou l’autre enfant, et décident ainsi du sort de la maison pendant toute l’année; le lendemain la famille vient vérifier le couvert des blanquettes. Si tout est en ordre, on en conclut qu’elles sont parties satisfaites; le plus vieux prend le pain, le rompt, et, après l’avoir trempé dans le vin, le distribue aux assistants pour partager entre eux le bonheur! c’est alors seulement que l’on se souhaite bon an et joyeux paradis.
Tout en causant, nous avions continué à marcher; nous ne tardâmes pas à apercevoir une maison précédée d’une cour, et qui donnait sur une route qu’il fallut traverser. Je reconnus, au premier coup-d’œil, une de ces hôtelleries campagnardes où s’arrêtent les maquignons et les rouliers. Le postillon qui, depuis le moment où nous l’avions aperçue, faisait claquer son fouet pour annoncer notre arrivée, parut surpris de ne voir personne sortir à sa rencontre. La porte d’entrée était ouverte à deux battants, la cour déserte. Une grande carriole, trop haute pour s’abriter sous le hangar, avait été appuyée le long du mur de clôture. Notre guide regarda autour de lui.
—Eh bien! pas de maîtres et pas de chiens? dit-il, on entre donc ici comme au champ de foire?
Je fis observer que tout le monde était sans doute endormi.
—Non, non, reprit-il, les gens ne se couchent qu’à la mi-nuit; faut que Guiraud soit absent avec son gendre. La belle-fille est accouchée d’avant-hier, et la mère grand est sourde comme un pavé; mais que fait donc la petite Toinette?
—Voici quelqu’un, dit mon compagnon.
Une lumière venait, en effet, de paraître sur le seuil de l’auberge, et nous la vîmes s’avancer en sautillant au milieu de l’obscurité. Une voix se fit entendre avant que l’on pût distinguer la personne.
—Est-ce vous, nos gens! cria-t-elle de loin.
—Allons donc, moisson d’Arbanie[4], dit le postillon, j’ai cru qu’il n’y avait personne dans votre logane[5].
—Tiens, Jean-Marie! reprit la voix; il m’avait semblé que c’étaient ceux de la maison qui sont allés à Beauvais. Comment donc que vous êtes par ici avec vos chevaux?
—Per jou[6]! tu n’as qu’à le demander au petit pont qui a voulu manger un morceau de ma roue, répliqua Jean-Marie; un peu plus nous allions choir un beau mitan du Thérain.
—Ah! Jésus! ainsi vous avez versé?
—Et ça te fait rire, pas vrai, grecque[7] que tu es, vu que ça t’amène des voyageurs.
—Ah bien! comme si on en manquait au Lion-Rouge, dit Toinette d’un ton de fierté un peu dédaigneuse; il y en a déjà dix dans les deux chambres; leur carriole est là près du hangar.
En relevant la lanterne de corne qu’elle avait posée sur la neige, elle nous montra le chemin.
La lumière qu’elle tenait à la hauteur de son épaule l’enveloppait d’un rayonnement qui me la fit remarquer. C’était une fillette à la poitrine étroite et aux mouvements saccadés, dont le visage avait l’expression de hardiesse naïve qui marque, pour ainsi dire, la transition entre l’enfant et la jeune fille. Elle nous fit entrer dans une grande pièce éclairée par une de ces chandelles rugueuses et fluettes que l’auteur des Contes d’Espagne appelle poétiquement de maigres suifs. Une vieille femme filait assise dans l’étroite auréole de lumière. Dès l’entrée son aspect me frappa. L’âge avait fait disparaître de son visage toute la mobilité de la vie. Le regard était fixe, les lèvres fermées, le front sillonné de plis rigides et encadré d’une toile rousse qui semblait jaunie par les siècles. On eût dit quelque momie égyptienne à demi-sortie de ses bandelettes funèbres. Le corps raidi, elle tournait d’une main le rouet, tandis que l’autre tirait le lin de la quenouille. Ce double mouvement toujours pareil avait quelque chose de plus saisissant que l’immobilité même; il semblait voir la mort forcée de se mouvoir pour imiter la vie.
La fileuse ne parut point s’apercevoir de notre arrivée, et nous effleurâmes son rouet sans qu’elle y prît garde. Toinette nous avertit qu’elle avait cessé d’entendre et de voir. Pour lui rendre le passage suprême moins difficile, Dieu la faisait mourir à plusieurs fois; il l’habituait au sépulcre en l’enveloppant d’une nuit et d’un silence éternels.
Je contemplais avec curiosité les restes de cette enveloppe charnelle, maison démeublée dont la céleste habitante allait partir; je cherchais quelque trace de ce qui avait été jeune, vivant et beau, sur cette tombe d’un passé qui n’avait même point laissé d’épitaphe. Tout à coup les lèvres qui semblaient scellées s’ouvrirent; une voix confuse et inégale appela notre conductrice.
—Tona!
Tona courut à la vieille femme, appuya la bouche contre sa joue et répondit:
—Me voici, mère-grand.
—Les autres ne viennent-ils pas d’entrer? demanda la fileuse.
—Non, grand’mère, ce sont des voyageurs.
—J’ai senti leur air passer sur moi; dis-leur que Dieu les protége, Tona!
—Ils sont là et ils vous écoutent, mère-grand.
—Ah! tu as raison; il n’y a que moi qui ai les oreilles fermées! murmura la fileuse en soupirant.
Je regardai Toinette avec surprise.
—Mais elle entend! m’écriai-je.
—Quand je lui parle, répondit l’enfant; aucune autre voix ne peut lui arriver, c’est un don que Dieu m’a fait comme à sa filleule!
Je souris de cette croyance naïve. Le don, ainsi que l’appelait Toinette, avait en effet, une origine immortelle, car il lui venait de sa pieuse tendresse. Cette tendresse seule avait pu lui apprendre à approcher ses lèvres de la joue de l’aïeule, en ralentissant les modulations de la voix, afin que le souffle pût, en quelque sorte, y écrire les paroles prononcées[8]; le miracle lui venait du cœur.
Dans ce moment, le postillon rentra. Il venait de conduire ses chevaux à l’écurie et se plaignit de n’y avoir trouvé personne.
—Rougeot n’y est-il pas? demanda Toinette étonnée.
—Ah! bien oui, répliqua Jean-Marie, le galapian est encore de ripaille! En voilà un chrétien qui ne mourra pas de mal labeur! les jours de grande fatigue, il a neuf doigts qui se reposent.
—Et pourtant sa besogne est faite, dit la jeune fille.
—Si c’est possible! reprit le postillon émerveillé; il a donc toujours à son service le farfadet?
—Ce n’est point pour Rougeot que vient le farfadet, dit Toinette avec une sorte de vivacité; demandez plutôt à la mère-grand.
Et s’approchant de la fileuse:
—Pas vrai, grand’mère, que dans la famille il y a toujours eu le lutin?
—Guillaumet, répéta la vieille femme, sur les traits de laquelle passa comme un souffle de vie; oui, oui, c’est un vieux serviteur: il faut avoir soin de lui, Tona.
—Soyez tranquille, mère-grand, toutes les nuits je laisse la petite porte ouverte et la clé au garde-manger.
—Vous l’avez aperçu? demanda mon compagnon.
—Oh! non, dit la fillette, grand’mère nous a avertis que, si on cherchait à le regarder, il s’enfuyait, et que sa vue pouvait faire mourir; mais on l’entend balayer, cirer les tables ou tirer l’eau du puits.
—Faut pas mettre Guillaumet en colère! reprit la fileuse qui n’avait rien entendu de ce qu’on venait de dire et qui continuait sa pensée; les lutins ne sont pas chrétiens, vois-tu, fioule, et ils n’ont pas appris à pardonner.
—La grand’mère en aurait-elle fait l’épreuve? demandai-je, curieux de provoquer les confidences de la vieille femme.
Toinette transmit la question.
—Pas moi, pas moi, répondit-elle; quand Guillaumet était de méchante humeur, qu’il semait les cendres sur les planchers ou jetait des pailles dans le lait, je ne disais mot, et il reprenait son bon caractère. Ah! ah! ah! avec les farfadets c’est comme avec les maris, il faut laisser passer le nuage; l’ondée finie, ils sont pris de honte, et pour racheter chaque goutte de pluie, ils vous envoient trois rayons de soleil.
Ces derniers mots me prouvaient que l’âge n’avait point effacé du souvenir de la grand’mère les traditions du pays, et qu’en l’interrogeant, je pourrais beaucoup apprendre. Déjà, plusieurs fois, j’avais fouillé avec fruit dans ces mémoires à demi-éteintes, comme dans de vieilles éditions lacérées par le temps; mais je ne pouvais lui adresser de questions que par l’entremise de sa petite-fille, et celle-ci venait de nous quitter, attirée par les cris du nouveau-né, qui occupait avec sa mère une chambre dont nous n’étions séparés que par une petite cour. Je la vis bientôt revenir avec des langes qu’elle suspendit au foyer. La fileuse lui demanda des nouvelles de l’accouchée.
—La mère va bien, dit Toinette; mais elle donnerait une année de sa vie pour une heure de dormir, et le petit frère crie comme un aigle.
—Apporte-le, dit la vieille femme, je l’accâlinerai dans mon giron.
—C’est inutile pour l’heure, mère-grand, dit la fillette; il a pris le somme.
—Je ne dis pas que j’ai porté le berceau dans la chambre jaune, ajouta-t-elle en souriant; grand’mère aurait peur des fades qui viennent tourmenter les nouveaux-nés.
Ceci me servit naturellement de transition pour prier Toinette d’interroger la fileuse sur les superstitions populaires du canton. La jeune fille transmit fidèlement mes questions; mais les réponses de la vieille impatientée furent courtes. Mon compagnon, qui vit mon désappointement, haussa les épaules.
—Que Dieu vous bénisse! dit-il ironiquement; vous voulez tirer de l’huile d’un olivier mort.
—Ah! croyez-vous cela? dit Toinette; eh bien! vous allez voir si la mère-grand ne se rappelle pas quand elle veut!
Et s’approchant de la fileuse comme elle l’avait déjà fait:
—Pas vrai que le monde n’est plus comme quand vous étiez jeune, mère-grand? dit-elle d’une voix caressante.
La vieille hocha la tête, et répondit par une exclamation plaintive.
Le Provençal se retourna.
—Sur mon honneur la momie a soupiré! s’écria-t-il.
—Ah! c’était alors la bonne époque, reprit la jeune fille du même ton insinuant; vos amoureux plantaient des mais garnis de rubans devant vos portes; on faisait danser des rondes d’épreuve aux nouveaux venus pour savoir s’ils étaient braves; vous aviez de belles veillées où les anciens apprenaient le moyen d’échapper aux sorciers et de se faire bien venir des bonnes filandières.
Le rouet de la vieille s’était arrêté; elle écoutait la voix de l’enfant comme si elle eût entendu la voix même de sa jeunesse. Les rides de son visage s’agitaient et semblaient sourire, ses paupières s’entr’ouvraient; l’œil éteint cherchait la lumière. Nous regardions avec une curiosité étonnée cette espèce de résurrection que venait d’accomplir la parole de Toinette. La vieille femme porta la main à son front pour se rappeler, et ses doigts se mirent à jouer avec une mèche de cheveux blancs que ses coiffes laissaient échapper. Il y avait dans ce geste rêveur je ne sais quelle réminiscence de jeune fille dont je fus ému.
—Oui, oui, murmura la fileuse, qui semblait parler tout haut, à la manière des enfants ou des vieillards; comme le pays était beau alors! et quelles gens affables! Toujours un sourire quand on passait, et:—Bonjour la grande Cyrille! bonjours la jolie fille! Ah! ah! ils savaient vivre dans ce temps-là! Et pourtant Gertrude et moi nous étions les plus recherchées. Pauvre Gertrude, qui devait finir si tristement! Mais aussi son frère avait déniché sous le toit la poule de Dieu (l’hirondelle), et elle avait écrasé le cri-cri (grillon) de la cheminée. Quand on fait du mal aux petites créatures qui vivent sous notre protection, les bons anges pleurent et quittent le logis.
Ici, la voix de la grand’mère devint plus basse, elle continua quelque temps, en mots inintelligibles, sa divagation rétrospective; puis nous l’entendîmes gui parlait du rêve Saint-Benoît.
—N’est-ce pas lui, grand’mère, qui fait voir en songe l’homme qu’on épousera? demanda Toinette.
—Je l’ai vu, moi, reprit la vieille en souriant d’un air de triomphe; mais j’avais suivi toutes les prescriptions. La chandelle éteinte, j’avais mis mon pied nu sur le bord du lit en prononçant les quatre vers d’appel, et je m’étais couchée sans penser à rien autre chose qu’à celui qui devait dormir sur mon oreiller. Aussi, vers le milieu de la nuit, j’ai vu clairement, en songe, Jérôme, le postillon d’Achy.
—Et quand faut-il faire l’épreuve, grand’mère? demanda Toinette avec un intérêt attentif qui trahissait déjà de vagues souhaits.
—La veille de Noël, répliqua la fileuse; mais, pour réussir, il faut n’avoir contre soi ni fée, ni esprit, sans quoi ils rompent l’appel. Voilà ce qu’ils oublient tous maintenant, vois-tu, fioule; ils ne savent pas que les esprits sont autour de nous, sous toutes les figures, pour éprouver notre bon cœur ou notre méchanceté, et les bonnes filandières surtout ne quittent guère les chrétiens et les récompensent selon leur mérite. De mon temps elles ont enrichi plus d’une famille; aussi les pauvres gens les attendaient toujours, et ça rendait leur pain noir moins dur.
—Hélas! pourquoi donc, grand’mère, ne les voit-on plus? dit Toinette d’un accent plaintif.
—Les fades ont l’âme fière, répondit la fileuse; elles ne se montrent qu’à ceux qui les appellent avec confiance de cœur. Et comme on ne croyait plus en elles, la plupart ont quitté le pays avec leurs maris, les farfadets.
—Et cependant il nous en reste un, fit observer Toinette.
La vieille étendit la main avec une sorte de solennité.
—Tant que la mère-grand habitera le Lion-Rouge, dit-elle, les esprits viendront la voir; mais, quand ils auront entendu le marteau clouer son dernier lit, tous partiront avec leur vieille amie.
A ces mots, elle redressa sa quenouille, et le rouet recommença à faire entendre son ronflement monotone. Je regardai mon compagnon.
—Elle ne dit que trop vrai, repris-je; les vieilles générations emportent, en disparaissant, toutes les naïves croyances du passé, sans qu’il nous soit permis d’y substituer les rêves de l’avenir. Je viens de traverser les campagnes, et partout on m’a montré des grottes qu’habitaient autrefois les lutins ou les fées, en m’affirmant que leurs entrées se rétrécissaient chaque année, et que bientôt elles seraient closes pour jamais. N’est-ce point une symbolique-prophétie, et la tradition populaire elle-même ne semble-t-elle pas annoncer que la porte des illusions, ouverte jusqu’ici sur le monde, se referme lentement? Hélas! que vont devenir nos générations d’essai entre cet antique soleil qui se couche et ce jeune soleil qui n’est pas encore levé?
—Elles feront comme nous, reprit le Provençal, elles attendront qu’on ait remis une roue neuve à leur diligence; seulement elles ne feront pas la sottise d’attendre à jeun, et je propose de les imiter en soupant.
Jean-Marie déclara que nous n’en aurions point le temps, et commençait à prouver son assertion par un syllogisme invincible, quand mon compagnon cria de mettre pour lui un troisième couvert, ce qui dérouta subitement la logique du postillon et amena une conclusion contraire aux prémisses. Toinette se hâta de dresser la table devant le foyer, où flambait une de ces bourrées de traînes ramassées à la lisière des taillis. Elle déploya une nappe de grosse toile à franges et apporta des assiettes ornées de figures et de légendes rimées. Celle qui m’échut en partage reproduisait l’histoire d’Henriette et Damon, cette odyssée de l’amour parfait, c’est-à-dire malheureux et fidèle. Le Berquin populaire qui avait rimé l’amoureuse légende y racontait, avec une simplicité enfantine, le premier aveu des deux amants et la visite de Damon au père d’Henriette.
Le père refuse, en déclarant que sa fille doit entrer au couvent, afin de laisser tout l’héritage à son frère, et Damon part désespéré. Il est absent depuis plusieurs mois, lorsque le baron reçoit une lettre qui lui annonce la mort de son fils. Il court aussitôt en faire part à Henriette, qu’il veut retirer de son monastère; mais celle-ci a appris que Damon avait péri près de Castella, en Italie, et elle s’écrie à son tour qu’elle veut prendre le voile:
Dont j’ai un soin extrême;
Arrachez-en les nœuds,
J’ai perdu ce que j’aime!
Elle va prononcer ses vœux, lorsqu’on annonce
Les nonnes veulent le voir, et Henriette reconnaît Damon, qui lui raconte ses aventures chez les infidèles, et sa délivrance par les religieux mathurins. Le père, qui est enfin touché, consent à unir les deux amants; mais, au bout de sept mois de bonheur, Damon meurt de mort subite, et la complainte finit par cette naïve réflexion qui pourrait servir d’épigraphe à la vie humaine elle-même:
Le court contentement.
Je relisais avec un demi-sourire cette ballade, où la puérilité de la forme n’avait pu détruire complétement la grâce touchante du fond, et, songeant à tant de générations dont les voix l’avaient chantée, je me demandais quelle inspiration de génie pouvait se vanter d’avoir éveillé autant de rêves et troublé autant de cœurs que ce romancero de village transmis de la mère à la fille comme un évangile d’amour.
Les cris du nouveau-né m’arrachèrent à ma rêverie. Depuis longtemps déjà, ils se faisaient entendre; mais Toinette, tout en se hâtant, voulait achever de mettre le couvert avant d’aller à l’enfant.
—Un instant, cri-cri, un instant, murmurait-elle; quand on est destiné à recevoir les gens, faut s’habituer à être servi le dernier.
—En voilà un huard qui n’aime pas qu’on landore! fit observer le postillon en riant; prends-y garde, Tona, car, comme dit le proverbe:
Ne s’oublie qu’au ver.
—Soyez tranquille, reprit-elle, les pauvres gens n’ont qu’à vivre pour prendre des leçons de patience.
Mais l’enfant n’avait point encore eu le temps de faire cet apprentissage; aussi ses cris devinrent-ils plus perçants. La grand-mère sembla prêter l’oreille. Soit que la voix frêle et claire du nouveau-né pénétrât plus facilement la sourde muraille qui l’enveloppait, soit qu’il y ait dans les femmes qui ont été mères un sens caché, que l’âge ni l’infirmité ne peuvent émousser, elle se redressa en s’écriant:
—L’enfant appelle!
—J’y vais, grand’mère, dit Toinette en achevant précipitamment les derniers apprêts.
—L’enfant est seul! répéta la fileuse d’un accent inquiet; sur votre salut, Tona, prenez garde qu’il ne soit mal doué par votre faute!
La jeune fille, effrayée du ton de la grand’mère, saisit une lumière, ouvrit la porte et traversa rapidement la petite cour. Je la suivis du regard au milieu de l’obscurité, et je la vis entrer dans une pièce du rez-de-chaussée, dont les fenêtres s’éclairèrent; mais, presqu’au même instant, un grand cri se fit entendre, et elle reparut sur le seuil, les traits bouleversés, les bras étendus et semblant reculer devant une vision.
Nous nous levâmes tous trois d’un même mouvement, et nous courûmes à la porte en demandant ce qu’il y avait.
—Elle est là, dans la chambre jaune! bégaya Toinette.
—L’accouchée? demandai-je.
—Non, non, la fade!
Et, comme nous faisions un pas pour y courir, Toinette nous arrêta d’un geste et fit signe de se taire. Un chant de berceuse venait de s’élever au milieu de la nuit. Ce n’était pas une mélodie précise, mais plutôt quelques-unes de ces modulations caressantes que les femmes improvisent pour leurs divagations maternelles. Il me sembla distinguer des mots d’une langue étrangère:
Mon compagnon tressaillit comme s’il eût reconnu ces paroles; mais Toinette lui saisit le bras:
—Regardez! murmura-t-elle d’une voix étouffée.
Sa main nous désignait la fenêtre éclairée; derrière le vitrage, une femme venait d’apparaître tenant dans ses bras le nouveau-né qu’elle berçait en chantant. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules; elle avait les bras nus, et portait une espèce de basquine brillante de paillettes et de broderies. D’abord noyée dans la pénombre, la vision s’approcha bientôt de la croisée, où sa silhouette se détacha nettement encadrée dans la baie lumineuse. Le Provençal poussa une exclamation:
—Eh! Dieu me damne, c’est elle! s’écria-t-il.
—Qui cela? demandai-je.
—Ma Dugazon Languedocienne de Beaumont.
—Que dites-vous? Sous ce costume?
—Ne vous ai-je pas raconté qu’ils étaient tous partis hier soir sans avoir le temps de changer d’habits? La petite est encore une princesse de Sicile.
—Alors toute la troupe est donc ici? m’écriai-je.
—Ce sont les voyageurs arrivés avant nous, fit observer Jean-Marie.
—Et qui étaient tous empaquetés dans des châles et des manteaux, ajouta Toinette frappée d’un trait de lumière; justement leurs chambres sont là derrière.
—Pardieu! voilà le mystère, reprit le Provençal en riant, la princesse aura entendu les cris du marmot, et, en créature compâtissante, sera venue pour les apaiser. Attendez-moi là, je vais vous amener la fée.
Il courut à la chambre jaune, et nous le vîmes reparaître un instant après avec la jeune femme, qui riait aux éclats de la méprise. Le reste de la troupe, attiré par le bruit, vint bientôt nous rejoindre. Mon compagnon, ravi du hasard qui lui ramenait inopinément la jolie Languedocienne, déclara que nous souperions tous ensemble, et ordonna à Toinette de mettre l’auberge au pillage. La vue d’un menu des plus modestes, mais sur lequel ils n’avaient point sans doute compté, mit nos invités de belle humeur, et l’entretien prit un ton de gaieté bohémienne tout-à-fait divertissant.
C’était la première fois que je me trouvais en contact avec une de ces bandes errantes, pauvres hirondelles de l’art qui, moins heureuses que leurs sœurs du ciel, volent sans cesse après un printemps qui leur échappe et cherchent vainement un toit pour suspendre leurs nids. En voyant ces derniers vestiges de mœurs oubliées, je me figurais les comédiens de campagne avec lesquels Molière avait autrefois parcouru nos provinces, dressant, comme Thespis, des théâtres improvisés et ressuscitant un art perdu. Animés par le souper et par la vue d’un punch auquel le Provençal venait de mettre le feu, nos convives parlèrent de leurs excursions vagabondes, de leurs courtes prospérités, de leurs misères renaissantes. La Languedocienne surtout, que les soins galants de mon compagnon disposait à la confiance, se laissa aller à raconter une partie de son histoire. C’était un de ces romans mille fois refaits et toujours à refaire, qu’écrivent tour à tour l’insouciance, la jeunesse et la pauvreté. Elle nous le confiait avec des bouffées de folie et d’attendrissement dont les reflets passaient sur son visage comme passent sur un ciel changeant les rayons de soleil et les nuées. Elle avait autrefois habité chez un oncle, près de Céret, et parlait avec de naïfs ravissements de ses plaisirs de jeune fille: courses dans la montagne, contrapas dansées sur la place des villages, promenades de noces conduites par les joncglas, au son du galoubet et du tambourin.
Mon compagnon, qui avait passé plusieurs années dans le Roussillon, lui donnait la réplique et s’associait à tous ses enthousiasmes. Elle arriva à parler de la reine des danses méridionales, le ball, et il s’écria qu’il l’avait autrefois dansée en veste et en bonnet catalans; elle en marqua la mesure sur son verre, et il se leva en indiquant les poses; enfin, cédant tous deux à cet entraînement qui fait de la danse, dans les pays du soleil, une irrésistible contagion, ils se saisirent par la main et commencèrent les passes gracieuses de la baillas des Pyrénées. Ces passes consistent principalement en voltes, en retraites et en poursuites cadencées, qu’entrecoupent les fameux pas de la camada rodona et de l’espardanyeta[10]. La danseuse place ensuite sa main gauche dans la main droite du danseur, la balance trois fois, s’élance, d’un bond, et va s’asseoir sur l’autre main.
Cette danse hardie était entremêlée de cliquetis de doigts, de frappements de talons, de cris élancés, qui lui donnaient quelque chose d’élégant et de rustique tout à la fois; on se sentait emporter malgré soi par ces mouvements d’une spontanéité agreste; on s’associait d’instinct à cette joie en action. En contemplant, au-centre de l’aube lumineuse que répandaient les chandelles et le foyer, ce couple dansant de vieilles baillas, presque oubliées, et, au fond, plongée dans l’ombre, la grand’mère qui continuait de filer, étrangère à tout ce qui se passait, il me semblait voir les images de la tradition riante du Midi et de la tradition mélancolique du Nord s’éteignant toutes deux, l’une dans la lumière et le bruit, l’autre dans les ténèbres et le silence.
Le bruit d’un cheval qui arrivait au galop interrompit le ball. C’était le conducteur de la diligence qui arrivait. Il nous avertit que la voiture était remise sur ses roues, et il fallut songer à repartir.
Cette séparation parut coûter beaucoup à mon compagnon; un instant, il sembla hésiter; mais il était appelé à Abbeville par des recouvrements à échéance. Il épuisa, pour se dédommager, tout son vocabulaire de malédictions marseillaises, aux grands éclats de rire de la Languedocienne, qui, soit discrétion, soit indifférence, ne fit rien pour le retenir. Cependant, lorsqu’il la prit à part et qu’il se mit à lui parler vivement à demi-voix, elle devint tout à coup sérieuse. Quelques mots, qui arrivèrent jusqu’à moi, me firent supposer que le Provençal, ne pouvant adopter l’itinéraire de la jeune fille, lui proposait de suivre le sien; mais elle secoua la tête, et, lui montrant avec une subite mélancolie le fourgon que ses camarades se préparaient à atteler, elle lui répondit par les paroles solennelles que prononcent ses compatriotes lorsqu’ils viennent recevoir, sur le seuil, la jeune épouse de leur fils:—Ad pé d’aquet, ma hillo, quet caou biouré et mouri! (c’est à ce foyer, mon enfant, que tu dois vivre et mourir!)
Le Provençal lui serra la main sans insister; et nous rentrâmes à l’auberge pour prendre nos manteaux. La mère-grand, à qui j’adressai un adieu transmis par Toinette, nous accompagna jusqu’à la porte de souhaits d’heureux voyage, dans lesquels se mêlaient naïvement les superstitions antiques et les superstitions chrétiennes.
—Que Dieu leur fasse rencontrer une croix de bon présage ou une pie qui vole à droite! dit-elle en ayant l’air de se parler à elle-même; dans ma jeunesse, un voyageur ne quittait pas le Lion-Rouge sans prendre au vaisselier une feuille de laurier béni. Aussi le père en avait planté toute une haie dans le verger; mais nos gens l’ont arrachée pour agrandir le champ de luzerne, car maintenant on fait tous les jours la part plus petite au bon Dieu.
Je cherchai à détourner la vieille femme de cette pente chagrine, en la remerciant de ses récits des anciens temps et en exprimant l’espérance de pouvoir les entendre plus longuement au retour. Elle fit de la main un geste mélancolique.
—Tous les jours que je vis encore sont des délais accordés par la Trinité, me dit-elle gravement; l’aubépine qu’on avait plantée le jour de ma naissance à la porte est morte l’automne dernier; il n’y a plus ici de fleurs de mon temps; les gens et moi ne nous regardons plus du même coté! Tout ce que je demande, c’est que l’on ait le temps de tisser le fil de mes dernières quenouillées pour m’en faire un drap mortuaire.
—Elle a raison, dis-je en sortant au Provençal, sa présence semble un anachronisme vivant. Au foyer villageois, de même qu’au foyer des villes, tout est changé; c’est un théâtre dont le temps a fait tomber les décorations et a fermé toutes les fausses trappes. Le drame domestique s’y joue désormais, comme les proverbes, entre deux paravents. La muse de la famille, à laquelle nous devons les contes de nos veillées, est devenue sourde et aveugle comme la grand’mère, et, comme elle, on la voit filer son linceul.
Nous avions repris le sentier qui conduisait à la grande route. Le vent avait cessé de souffler, le froid était devenu moins vif. Les pâles lueurs d’une aurore d’hiver s’épanouissaient lentement à l’horizon. On commençait à revoir les ondulations de la campagne, les bouquets d’arbres et les hameaux épars, dessinant, dans le crépuscule, leurs formes confuses. Quelques chants de coqs perçaient la brume matinale, et, de loin en loin, des gémissements d’oiseaux engourdis se faisaient entendre au creux des fossés presque enfouis sous la neige. Avant de tourner le chemin qui conduisait à la grande route nous jetâmes un regard derrière nous, et, à travers la demi-obscurité, nous aperçûmes les comédiens groupés dans la cour du Lion-Rouge; ils achevaient leurs préparatifs de départ; mon compagnon soupira.
—Ne saviez-vous pas que cela devait finir ainsi? lui dis-je en souriant; nous avions commencé par les illusions, il fallait finir par les regrets. Regardez là-bas la grand’mère debout sur le seuil près de la princesse de Sicile. Ce sont là deux poésies que nous laissons derrière nous; notre nuit s’est écoulée, pour moi au milieu des féeries du vieil âge, pour vous au milieu de celles de la jeunesse; nous avons le même sort; après le rêve vient la réalité.
Et si vous vous en plaigniez à votre Languedocienne, elle vous répondrait par la phrase proverbiale de son pays: Cos coumte Ramoun[11]
TROISIÈME RÉCIT.
Les Bryérons et les Saulniers.
On appelle Sillon une longue colline qui sépare du reste de la Bretagne tout le territoire compris entre l’embouchure de la Loire et celle de la Vilaine. La route de Nantes à Vannes suit la crète de ce rempart naturel. Vous avez alors, à droite, la Bretagne française, médaille effacée où l’œil le plus attentif chercherait en vain à distinguer une empreinte, tandis qu’à gauche s’étend jusqu’à la mer une contrée dont le paysage et la population ne ressemblent à nuls autres. Avant d’y entrer, vous n’aviez rencontré que des paysans de petite taille, aux membres noueux, à la figure pâle et d’un calme sombre; maintenant, vous trouvez des hommes grands, souples, colorés et riants. Là-bas la vie semblait se concentrer sous une forme solide, mais fruste; ici elle s’épanouit dans toute sa splendeur: à la race celtique a succédé la race scandinave.
Ceci est en effet une colonie des hommes du Nord. Débarqués là au Ve siècle, les Saxons y sont demeurés depuis sans se confondre avec les tribus voisines. Leurs familles agrandies sont devenues des paroisses dont presque tous les habitants portent les mêmes noms et ne se distinguent que par des sobriquets.
C’est surtout dans la Bryère et au pays des salines que la physionomie de la race étrangère est restée visible. Là les anciens coureurs de mer ont conservé un peu de leur humeur aventureuse. L’été fini, vous les voyez partir sur leurs futreaux[12] ou à la suite de leurs mules; ceux-là se dirigent vers Nantes, La Rochelle, Bordeaux, pour vendre la tourbe des marais; ceux-ci vont dans l’Ouest essayer la troque du sel. Le plus souvent la femme accompagne son mari. Assise sur la maîtresse mule, qui marche en avant ornée de houppes bariolées et de la grosse sonaille qui dirige la caravane, elle file ou tricote la laine rapportée des fermes de la Bretagne et de la Vendée, tandis que le saulnier suit en chantant quelque vieux cantique. Parfois un semestrier qui retourne au pays ou un piéton éclopé prend place sur un des doublons et s’associe, pendant quelques heures ou quelques jours, au voyage du négociant nomade.
C’est à la suite d’une de ces caravanes que j’avais commencé une excursion depuis longtemps projetée vers les côtes guérandaises, et je chevauchais le long du Sillon avec une douzaine de mules qui s’en retournaient au bourg de Saillé. Sauf quelques charges de grains et d’épiceries, toutes revenaient à vide sous la conduite du saulnier Pierre-Louis, surnommé le Grenadier. C’était un vaillant gars, au visage ouvert et de haute mine, qui prenait la vie en bonne part, récoltait de chaque jour tout ce qu’il en pouvait tirer, et s’endormait le soir sans s’inquiéter comment le soleil se relèverait le lendemain.
Pierre-Louis n’avait que deux mules dans le convoi avec lequel il était parti six semaines auparavant: les autres appartenaient, ainsi que leurs sommes de sel, à des voisins auxquels il devait en rendre compte; mais le voyage, malheureux pour tous, l’avait été particulièrement pour lui. Une de ses bêtes s’était perdue près de Chemillé; la seconde, estropiée en chemin, avait dû être vendue, comme il le disait, au prix des fers et de la peau. Il revenait ruiné, mais sans en paraître plus triste. Vêtu de sa souquenille et de ses grandes guêtres de toile blanche, le fouet noué en bandoulière, son chapeau à larges bords relevé du côté où ne brillait point le soleil, il suivait l’accotement de la route, les deux mains dans la poche ménagée sur le devant de sa blouse en manière de manchon, ou ciselant avec son couteau des baguettes de coudrier qu’il distribuait aux enfants du village.
Oisif ou occupé, Pierre-Louis sifflait toujours; tantôt c’était un air champêtre embelli de mille cadences, tantôt un fragment d’hymne d’église aux notes pleines et monotones, plus souvent des modulations improvisées dont le rhythme et le ton semblaient s’harmoniser avec toutes les rumeurs de la route. Ici elles imitaient le gazouillement des oiseaux, là elles devenaient susurrantes avec le bruit des sources, plus loin, confuses et prolongées comme le murmure du vent dans les brandes; partout enfin, quel que fût son caractère, le mélodieux sifflement du saulnier, en traduisant à son insu sa propre sensation, servait à compléter les aspects du site; il était devenu pour moi, avec le tintement de la sonaille, un accompagnement obligé du voyage. S’il se taisait, je sentais comme un vide subit dans ce qui m’entourait; mon oreille cherchait quelque chose, j’éprouvais enfin la même impression que le promeneur habitué au bruit d’une cascade quand la vanne du moulin se baisse tout-à-coup et étouffe la voix berceuse des eaux.
Dans ce cas, pour compensation, je renouais ordinairement l’entretien avec la saulnière, jeune et belle paysanne qui venait de faire son premier voyage de troque. Obligée de suivre son mari, elle avait dû laisser à Saillé un enfant en sevrage. A chaque village dépassé, elle supputait la distance amoindrie, et son grand œil noir fouillait l’horizon avec une ardeur avide. Pourtant chez elle, l’impatience même était souriante comme tout le reste; la tristesse ne semblait point avoir de prise sur cette puissante et sereine beauté. En la voyant, on se rappelait involontairement les ciels du Midi, d’un bleu si riche, que les nuages, au lieu de les voiler, semblent s’y fondre. Ses traits reflétaient, aussi bien que ceux de Pierre-Louis, ce contentement qui est la grâce du bonheur, mais avec un calme plus noble. Evidemment l’homme était gai par insouciance, la femme par soumission.
Nous avions côtoyé l’ombreuse vallée de la Chésine, et nous venions d’atteindre une longue chaîne de crètes dépouillées, quand la saulnière me fit remarquer les moulins du Sillon dont les ailes tournaient rapidement, bien que partout ailleurs nous les eussions vues immobiles. Je voulus expliquer ce contraste par la hauteur même des sommets; mais Pierre-Louis m’affirma que c’était un don de la Vierge, qui ne pouvait être annulé que par l’influence du Kourigan noir. De nouvelles explications me firent comprendre que ce dernier, également connu sous le nom de petit Charbonnier, était un génie à part; dans lequel l’imagination saxonne semblait avoir personnifié le malheur. Elle en avait fait le frère aîné de la mort! Jeanne me le représenta comme une sorte d’huissier funèbre que l’on rencontrait à chaque détour de la vie, moins pour avertir d’un désastre que pour le signifier. Elle même l’avait rencontré plusieurs fois, ainsi que Pierre-Louis, et toujours quelque chagrin avait suivi son apparition. A ce voyage encore, dans la soirée de leur départ, tous deux l’avaient aperçu à travers les haies qui bordaient la route; il les avaient accompagnés quelque temps, puis, traversant le chemin comme pour y laisser une trace de mauvais sort, il avait disparu en poussant un cri qui ressemblait en même temps à un éclat de rire et à une plainte.
Après avoir traversé Savenay, nous nous dirigeâmes vers Saint-Joachim. Quelque affaire du saulnier avec le parrain chez lequel Jeanne avait été élevée nécessitait ce détour par la grande Bryère.
Le pays que nous traversions avait évidemment formé autrefois une immense embouchure par laquelle la Loire précipitait ses eaux vers l’Océan. Entrecoupant alors de ses canaux tout l’espace compris entre Paimbœuf et le Sillon, le fleuve avait peu à peu grossi les atterrissements de sa rive droite. Là étaient venus s’entasser les sables et les limons changés aujourd’hui en prairies; le remous y avait conduit les arbres arrachés par l’inondation, et que l’on trouvait encore enfouis sous le sol qui leur avait donné la couleur de l’ébène; c’était la Loire enfin qui avait fait naître, puis détruit les forêts marécageuses dont la décomposition formait maintenant cette gigantesque tourbière de plus de vingt lieues de contour, connue sous le nom de grande Bryère.
Les traces de ce long effort des eaux étaient partout visibles autour de nous. La plaine entière avait l’aspect d’un lac récemment desséché. Sur l’aride fond de la tourbière s’élevaient de loin en loin, comme des corbeilles, des groupes d’îles verdoyantes que des chaussées reliaient l’un à l’autre. L’aspect de ces îles avait quelque chose de paisible, de sauvage qui reposait le regard. Au milieu de touffes d’ormeaux se dressaient des toits de chaume tellement déformés par les graments, les liserons et les saxifrages, qu’on les eût pris, à distance, pour des rocs creusés; les allouettes de mer et les cobrégeaux (courlis gris) tournoyaient autour de ces oasis rustiques avec des cris joyeusement aigus, et sur le penchant des îlots, paissaient des brebis d’un noir rougeâtre dont les bêlements se répondaient. Les lueurs du soir commençaient à teindre l’horizon; nous tournions le plateau parsemé de hameaux et de bocages. Tout-à-coup, au versant des îles verdoyantes que nous venions de côtoyer, se déploya la grande Bryère.
Qu’on se figure un désert, non de sable, mais d’éponge calcinée, au-dessus duquel flotte perpétuellement une brume lourde et fétide. Le terrain cahoteux forme des monticules et des vallées; mais vous montez en vain, les hauteurs n’ont pas de brises plus fraîches; vous avez beau descendre, les vallées n’ont pas d’ombrages plus verts. Toujours vous retrouvez la même teinte, la même atmosphère, la même stérilité. Partout s’étend un linceul roux tacheté de carex rigides; c’est l’uniformité dans son plus implacable ennui. Le sol pulvérulent fuit sous les pieds et en garde l’empreinte; les flaques d’eau, sans chatoiements, ressemblent à des mares d’encre; on dirait les lacs infernaux décrits par Virgile. Évidemment les flots de l’Averne ont passé là; et l’entrée du Tartare doit être proche.
Nous apercevions, de temps en temps, quelques paysans occupés à couper la tourbe. Vêtus de berlinge brun, leurs longs cheveux pendant jusque sur leurs épaules, le visage imprégné de poussière et de fumée, ils semblaient eux-mêmes faire partie de la tourbière; on eût dit qu’ils sortaient de ce sol noirâtre comme la nation de Cadmus des champs thébains.
Cependant notre caravane continuait sa route. Derrière notre belle saulnière, portant son élégant costume à couleurs éclatantes, venaient les mules, la tête ornée de branches vertes cueillies sur le chemin, puis Pierre-Louis, vêtu de toile fine et blanche. Il marchait en sifflant une mélodie champêtre qu’accompagnaient les tintements des grelots et les claquements cadencés de son fouet. Tout cet ensemble avait quelque chose de frais et de galant qui contrastait singulièrement avec notre entourage; c’était comme un rayon de lumière, de grâce et de gaieté traversant les ténèbres de l’ennui. Je ne pus m’empêcher de le dire à Jeanne; elle répondit par un hochement de tête méditatif.
—Oui, reprit-elle à demi-voix, la Bryère, ne rit pas à ceux qui la voient pour la première fois; mais elle ressemble aux femmes vieillies dans le ménage, qui ont plus de mérite que de beauté. Cette vilaine campagne, voyez-vous, fait vivre quasiment onze paroisses.
—Vous l’avez habitée long-temps? demandai-je.
—Quatorze années, dit la jeune femme en promenant sur l’aride désert un regard brillant, et ce ne sont pas les plus mauvais jours de ma vie. J’avais une coiffe de toile rousse et une jupe de berlinge, mais pas de soucis! On a beau dire, allez, le bon Dieu n’a encore rien inventé de mieux que la jeunesse.
—Ainsi vous regrettez le passé?
—Je ne regrette rien, monsieur, je me rappelle, voilà tout. Ah! fallait voir les belles corvées que nous faisions dans la Bryère, quand je venais pour y enlever la pélette[13] avec Gratien.
—C’était le fils de votre tuteur?
—Faites excuse; Gratien est un pauvre abandonné de l’hospice de Savenay que la parraine (la femme du parrain) avait pris en nourriture et qui est resté depuis au logis. Je l’ai quasiment vu grandir comme un frérot (jeune frère); il n’y avait pas de plus laid gars dans toute la paroisse, mais aussi c’était la meilleure créature du bon Dieu. Depuis, par malheur, quelque mauvais esprit lui a jeté un sort et l’a fait foléyer. Il n’est pour ainsi dire jamais au logis, et depuis mon mariage je ne l’ai point revu.
Elle me fit ensuite l’histoire de ces premières années passées dans la Bryère. C’était là qu’elle avait grandi, essayé ses forces, là qu’elle s’était comprise et qu’elle avait entrevu les mille horizons ouverts par l’espérance. Elle m’expliqua tout cela sans le savoir elle-même, en me racontant naïvement son passé. Pour me dire ce qu’elle avait senti, elle me dit ce qu’elle avait fait.
Son parrain, Michel Marou, coupait tous les ans dans la Bryère plusieurs milliers de mottes qu’il embarquait à l’étier de Méans, et qu’il conduisait lui-même en Loire. Le futreau dérapait chargé de sa montagne de tourbe; l’unique voile était hissée au mât, et l’on disait adieu au foyer pour plusieurs mois. Michel, Jeanne et Gratien composaient tout l’équipage. Tous trois remontaient lentement le fleuve, dont les vagues rasaient le bord de la barque surchargée et leur rejaillissaient au visage. A chaque bourg, le futreau était amarré à un saule, et l’on essayait de vendre ou d’échanger la tourbe, mais sans quitter le bateau. Son arrière-pont était devenu leur foyer flottant; l’habitude avait rendu suffisante l’étroite cabane où vivaient ces bohémiens des eaux.
Cependant leur navigation était parfois difficile et périlleuse. Quand la Loire couvrait ses rives, que les forêts de peupliers enfouies sous le débordement n’apparaissaient plus au loin que comme des champs de roseaux, que les eaux troubles et bouillonnantes se précipitaient en vingt courans furieux, roulant les arbres déracinés, les chaumes épars, les barges submergées, alors souvent la barque du Bryéron luttait en vain contre la vague, et flottait emportée à la grâce de Dieu. D’autres fois les glaces de l’hiver emprisonnaient le futreau pendant un mois entier près du bord; mais, si l’air venait à s’attiédir brusquement, un long craquement retentissait au haut du fleuve; on voyait un cavalier passer bride abattue sur la rive en jetant le cri terrible: la débâcle! et les glaçons détachés arrivaient de toutes parts comme des roches flottantes, broyant tout sur leur passage, avalanches d’autant plus redoutables qu’elles cachaient ce qu’elles avaient détruit, et emportaient mystérieusement vers la mer les cadavres et les ruines.
La jeune femme avait vu tous ces désastres et couru tous ces dangers; mais, l’épreuve subie, tout était oublié. Au premier rayon de soleil brillant sur le futreau à demi noyé, au premier oiseau gazouillant sur les branches du bouleau encore couvert de givre, la confiance renaissait à bord; les vêtements mouillés étaient suspendus aux cordages, la fumée du foyer remontait vers le ciel; Michel hissait la voile, Gratien jetait son filet dans le fleuve, et Jeanne reprenait sa quenouille avec sa chanson accoutumée.
La saulnière avait vécu ainsi quatre années, libre de désirs et de soucis. Un hasard lui fit rencontrer, à l’étier de Méans, Pierre-Louis, qui la prit à gré, et, contre l’usage de ceux de Saillé, ne craignit point d’épouser une femme née hors de sa paroisse. Bien qu’elle ne se plaignît point du saulnier, je crus comprendre que sa légèreté joviale avait eu pour résultat de dissiper la dot de la jeune femme et son propre patrimoine.
Nous en étions là, quand la rencontre de Michel Marou lui-même rompit l’entretien. Le parrain de Jeanne était dans la Bryère avec sa sœur, occupé à enlever la pélette. La saulnière les reconnut de loin, et mit sa monture au trot pour les rejoindre. Toutes les mules suivirent à la file, si bien que j’arrivai au moment où elle embrassait Michel et la vieille Bryéronne.
L’accueil de ceux-ci fut plutôt embarrassé que tendre. Comme tous les paysans, ils semblaient arrêtés dans leur expansion par une sorte de honte qui ôtait sa grâce au contentement. Tous deux restaient debout devant les nouveaux venus, ne sachant que rire et s’étonner de les voir. Enfin pourtant ils se décidèrent à prendre avec eux le chemin du logis. Jeanne avait laissé là sa mule et pris à pied, avec la vieille sœur, un sentier de traverse; moi-même je forçai ma monture à rompre les rangs et à ralentir le pas, afin de voir plus à loisir l’étrange paysage qu’éclairait alors le soleil couchant. Michel et le saulnier me précédaient de quelques pas, engagés dans une conversation dont plusieurs phrases m’arrivaient par intervalles, mais que j’entendais sans y prendre garde. Cependant le nom de Gratien éveilla, pour ainsi dire, mon oreille et attira mon attention.
—Est-il reparti? demandait Pierre-Louis, dont l’inquiétude perçait même sous l’accent moqueur de sa voix.
—Depuis deux jours, répliqua le Bryéron; il va et vient, comme ça, sans pouvoir dire pourquoi: on croirait un cobrégeau que la brise de mer amène et remporte.
—Mais la brise de mer, c’est toujours Jeanne?
—Toujours; il est aussi affolé d’elle que quand tu l’as épousée, et, si on prononce son nom devant lui, eût-il le morceau de pain près des lèvres, il se sauve comme le guillemot qui a entendu un coup de fusil.
Pierre-Louis éclata de rire.
—En voilà une rage! reprit-il ironiquement; la plus vilaine chouette du pays, s’enamourer d’une jolie fille comme Jeanne! Si elle se doutait de la chose, il y aurait de quoi la faire rire jusqu’au jugement dernier.
—Ne crois pas ça, dit Michel plus vivement, et surtout souviens-toi de ne lui en rien dire; tu m’en as juré ta promesse....
—Je l’ai tenue, foi d’homme! répliqua le saulnier; mais avez-vous peur qu’une pareille nouvelle tourne la tête de ma femme? Voilà-t-il pas de quoi la rendre glorieuse?
—Pas glorieuse, mais triste; tu ne connais pas la fille comme moi, Pierre-Louis. Au reste, en voilà assez; causons de tes affaires....
Ici les deux interlocuteurs parlèrent plus bas et marchèrent plus vite. Pour continuer à les entendre, il eût fallu presser le pas; mais je m’intéressais médiocrement à la suite de cet entretien. L’espèce de secret que je venais de surprendre excitait bien autrement ma curiosité, et je résolus de me servir de ce que j’avais appris pour découvrir ce qui me restait à savoir. Je cherchai pour cela des yeux la saulnière. Elle avait coupé au plus court à travers la Bryère, et je la distinguai gravissant un des monticules qui se dressent çà et là dans la plaine aride. Je forçai ma monture à prendre le trot, afin de la rejoindre; malheureusement la chose était moins facile que je ne l’avais supposé. Je rencontrais à chaque instant des flaques d’eau croupissantes qu’il fallait contourner, ou des coupes de tourbière interrompant brusquement le chemin. La nuit descendait d’ailleurs rapidement, et, par un contraste singulier, semblait plus profonde dans la Bryère qu’à quelques centaines de pas. Tandis que plusieurs îles se détachaient devant moi, si vivement éclairées par le soleil couchant qu’on pouvait y distinguer les moindres détails, l’espèce de vallée que je suivais était plongée dans une épaisse obscurité. Il me sembla même qu’un nuage de fumée se mêlait à l’ombre de la nuit; une odeur âcre me prenait à la gorge, ma respiration devint plus difficile, l’air me semblait brûlant. Bientôt ma monture elle-même fut en proie à un visible malaise: elle dansait sur ses jarrets, et reniflait avec angoisse; enfin elle tourna brusquement, voulut revenir en arrière, mais, retrouvant sans doute le même obstacle invisible, elle se jeta à droite tout effarée, rebroussa encore chemin, puis, comme emportée par une douleur furieuse, se mit à galoper en tous sens et à pousser des hennissements.
J’avais fait de vains efforts pour m’en rendre maître; rétive à la bride et à l’éperon, elle s’arrêtait par instants, se dressait sur ses pieds de derrière, puis retombait pour partir plus égarée. Forcément penché sur la selle, je m’aperçus enfin qu’une cendre blanchâtre recouvrait partout le sol, et qu’une fumée légère s’en échappait. Les sabots de la mule enfonçaient à chaque instant dans cette arène livide et en ressortaient vivement; en faisant jaillir des étincelles. A l’instant même, un souvenir me traversa la mémoire. On m’avait dit que la flammèche envolée du brasier d’un pâtre ou de la pipe d’un fumeur suffisait parfois pour mettre le feu à la tourbière, et que la sourde intensité de l’incendie déjouait tous les efforts des Bryérons; l’hiver seul pouvait l’éteindre. Je n’en pouvais plus douter, j’étais pris dans un de ces brûlis latents sans que la nuit me permît de distinguer ma route pour y échapper.
Sérieusement effrayé, j’allais jeter un cri de détresse, quand je fus prévenu par les voix de Michel et du saulnier, qui, ramenés près de moi par les détours du sentier, venaient de m’apercevoir. Tous deux comprirent à l’instant le danger, car ils coururent à ma rencontre et s’arrêtèrent à une petite distance en m’appelant. Je fis un effort désespéré pour contraindre la mule à se diriger de leur côté; mais, arrivé devant une mare étroite et sombre qui nous séparait, l’animal refusa de la franchir. Je n’étais qu’à une vingtaine de pas des deux paysans, qui continuaient à me crier: «Par ici!» et je ne pouvais décider ma rétive monture à avancer. Je la sentis même bientôt qui se dérobait sous moi et se préparait à reprendre sa course vers la tourbière en feu; Pierre-Louis, après l’avoir inutilement appelée par son nom et encouragée, saisit la perche que le Bryéron tenait à la main comme un bâton de route, il en enfonça le bout le plus mince dans la mare, prit son élan en s’appuyant à l’autre extrémité, et tomba sur la croupe même de la mule. Passant alors ses deux bras sous les miens, il s’empara de la bride, appuya les talons aux flancs de ma monture avec des cris familiers et la précipita, pour ainsi dire, dans la ravine.
A peine l’animal eut-il senti la fraîcheur de l’eau qu’il s’arrêta avec une sorte de soupir de soulagement. Son cou était blanc de sueur, et tout son corps tremblait. Pierre-Louis se pencha vers lui.
—Là, là, Belotte, dit-il en la flattant de la main et de la voix; ce n’est rien, ma fille, un bain de pieds va te guérir.
Je me retournai vers le saulnier avec un véritable élan de reconnaissance.
—Ma foi! vous êtes arrivé à temps, m’écriai-je en lui serrant la main, et vous venez de me rendre un service que je n’oublierai pas.
—N’oubliez pas surtout que, quand on ne sait pas conduire sa bête, il faut qu’elle vous conduise, dit le saulnier brusquement; c’était bien la peine de quitter le train de mules pour venir se jeter dans le brûlis! Voilà Belotte qui arrivera boiteuse au pays et qui me vaudra quelque affront.
Je le rassurai en déclarant que je prenais sur moi toute la responsabilité de l’accident.
—N’importe! dit Pierre-Louis, qui ne pouvait garder longtemps son humeur; Monsieur devrait savoir qu’on ne se promène pas dans la Bryère comme sur les places de Nantes. Dans ce pays-ci, voyez-vous, il faut avoir un œil au maître doigt de chaque pied, vu qu’il y a sur le chemin plus de mauvais pas que de couëttes de plumes; mais tout de même, nous voilà dehors pour le quart-d’heure, et maintenant ça ira!
J’avais déjà remarqué en chemin que c’était le mot favori du saulnier. Fallait-il remplacer une sangle brisée, se mettre à l’abri de la pluie ou du soleil, se détourner d’une route devenue impraticable, Pierre-Louis trouvait une corde, un sac ou un sentier de traverse, et répétait son mot philosophique: Ça ira! Cette fois, du reste, il l’avait justement appliqué, car la mule venait de sortir de la mare sans trop de peine. Je mis pied à terre, et abandonnant la bride au saulnier, je me retournai vers la tourbière en feu.
A la petite distance où nous nous trouvions, rien n’annonçait l’incendie qu’une fumée tamisée et pâle, rendue plus visible par l’obscurité. Michel me dit que ces accidents étaient heureusement assez rares, et que les pluies fréquentes apportées par les vents du sud-ouest arrêtaient presque toujours le fléau à sa naissance. Cependant on avait souvenir d’un embrâsement terrible, qui s’était insensiblement étendu à plusieurs centaines d’arpents, et avait menacé d’envahir la plaine tout entière. Il avait fallu sonner les cloches dans les onze paroisses riveraines; tous ceux qui pouvaient manier la bêche ou la pioche étaient venus, et l’on avait cerné l’incendie par une fosse d’une lieue de circuit. La mare que je venais de traverser en avait fait partie. Tout en me donnant ces détails, le Bryéron tâchait de retirer la perche que Pierre-Louis avait laissée enfoncée dans le lit tourbeux de la ravine; mais elle résistait à ses efforts, je dus lui prêter la main.
—Monsieur voit que la Bryère aime ce qu’elle tient, me dit Michel en souriant; qui laisserait là ma ningle seulement quelques jours la verrait disparaître jusqu’au bout. Rien n’est ici comme ailleurs. Il se passe quelque chose sous notre terre, savez-vous! On a beau manger la tourbe avec la bêche, elle reste toujours au même niveau, et la Bryère monte à mesure.
Je demandai si l’on donnait dans le pays quelque explication de ce phénomène.
—Pardieu! c’est la faute aux fils de Japhet, interrompit le saulnier en riant; Monsieur ne sait donc pas l’histoire? Il paraîtrait qu’au temps d’autrefois la Bryère avait comme qui dirait un rez-de-chaussée et une cave. Le tout appartenait aux kourigans et à la famille de Japhet, et chacun occupait à son tour le dessus ou le dessous; mais les hommes, qui étaient déjà des maugrebins, profitèrent du moment où ils demeuraient au meilleur étage pour murer dans la cave leurs voisins, si bien que tous sont restés là depuis, sauf le petit charbonnier, qui s’est enfui par la cheminée, et qui est devenu notre génie de malheur. Si la Bryère monte, c’est que les kourigans la soulèvent pour venir réclamer leur étage, et si les perches descendent, c’est qu’ils attirent à eux tout ce qui s’enfonce dans la terre.
Je couchai chez le Bryéron, dans un de ces lits de plumes dressés sur un double rang de fagots auxquels il faut monter comme à l’assaut, et qui, selon l’expression du pays, ne laissent que la passée sous le baldaquin. Le lendemain, nous nous remîmes en route dès la pointe du jour, et nous traversâmes la Bryère sans nouvelle aventure. Jeanne me parut seulement plus soucieuse que la veille. J’essayai en vain de lui parler; l’entretien tombait toujours, comme un volant qu’on ne vous renvoie pas. En désespoir de cause, je me retournai vers Pierre-Louis, dont la jovialité n’avait subi aucune atteinte, et j’allai le rejoindre avec ma mule à la queue du convoi.
—Eh bien! voilà un temps impérial, me dit le saulnier en me montrant le soleil qui montait à l’horizon dans toute sa magnificence; le bon Dieu illumine pour notre retour.
—Cela ne rend pas Jeanne plus gaie, répliquai-je à demi-voix.
Pierra-Louis jeta un regard vers la saulnière.
—Ah! monsieur a vu ça, dit-il; c’est vrai qu’elle a ce matin du noir dans le cœur! Ça vient de ce qu’elle a eu un signe.... Le petit charbonnier lui est encore apparu.
—Quand cela?
—Hier; après souper; monsieur était déjà couché: elle a voulu sortir dans le courtil pour faire sa visite aux avettes, mais, comme elle arrivait près des ruches, elle a vu le kourigan noir, qui se tenait tout contre.
—Et comment l’a-t-elle reconnu?
—Pardieu! à sa courte taille, à son costume noiraud et à son grand feutre qui lui tombe sur le nez, sans compter que ça se sent. Il n’y a pas dans tout le pays un enfant sorti du chariot à roulettes[14] qui, sans avoir jamais vu le méchant garçon, ne puisse dire: le voilà!
—Lui a-t-il parlé?
—Non! en l’apercevant, elle a jeté un cri et elle est restée en place, tremblante comme une feuille au vent; alors le kourigan a grommelé tout bas quelque chose qu’elle n’a pu entendre, puis il a disparu, et Jeanne est rentrée au logis plus pâle qu’un linceul. J’ai voulu lui relever le cœur; mais, pas moins, il y a de quoi faire penser, et ceci est une mauvaise annonce.
Nous étions sortis de la Bryère. Le pays dans lequel nous venions d’entrer prenait insensiblement un caractère non moins étrange, bien que complétement différent. Nous avions d’abord traversé d’immenses prairies encadrées de rideaux de saules, derrière lesquels on voyait glisser les hautes voiles des chalands de la Loire, puis l’étier de Méans, l’ancien Brivates portus de Ptolémée, couvert de chaloupes, de futreaux et de barges, qui attendaient les récoltes du pays; enfin, les campagnes de Saint-Nazaire, sur lesquelles ondoyait un océan de blonds épis. Là déjà les champs de sable avaient commencé; bientôt ils nous entourèrent; nous arrivions au terrain d’Escoublac.
Ici, comme dans la Bryère, vous trouvez un sol cahoteux et tourmenté. Des collines de sable balayées par le vent descendent, tantôt en talus abrupts et unis comme une pierre sciée, tantôt en cascades rugueuses comme un rocher. Des vallées, creusées en tous sens, sont parsemées de bancs de coquillages et de réservoirs d’eau saumâtre dans lesquels se reflète le ciel, et où semblent naviguer les nuages. Une ondée de sable fin tourbillonne perpétuellement sur ces champs déserts, où se dressent, çà et là, quelques chardons et quelques joncs marins. Du reste, ni habitations, ni cultures! On n’entend que le cri des alouettes de mer qui s’abattent par troupes sur ce sol aride, où leur plumage grisâtre empêche même de les distinguer. A la cîme de la colline la plus haute, un arbre élève son maigre feuillage, le seul de ce Sahara maritime: c’est l’arbre du cimetière de l’ancien bourg d’Escoublac. Ses racines poussent dans les tombes enfouies, mais les restes qu’elles renfermaient en ont été arrachés par la tempête. La même rafale qui avait promené si longtemps ces marins sur les mers continue à les rouler sur le sable qui recouvre leur berceau. Vous apercevez partout leurs ossements dispersés sur les pentes, et vous les sentez craquer sous vos pieds.
Mon conducteur avait consenti à se détourner un moment de sa route, pour visiter l’emplacement du village enseveli. Nous parcourions une plaine où le sol ondulé avait pris l’apparence des vagues; on eût dit une mer subitement pétrifiée par quelque enchantement. Pierre-Louis me montra, sur la hauteur, la place où lui-même avait vu, dans son enfance, la flèche de l’église dont la pointe alors perçait encore le linceul de sable; depuis, tout avait disparu.
Cependant notre caravane avait atteint un pli de terrain abrité, où quelques herbes marines brodaient l’arène de leur pâle verdure. Au pied du tertre qui protégeait ce coin privilégié, un enfoncement avait été creusé de main d’homme, et une pierre roulée en guise de siége. Sur le devant s’étendait une petite grève de sable durci par l’humidité. Jeanne, qui avait mis pied à terre, lâcha la bride de sa mule, et s’avança vers la grotte pour mieux voir le paysage; elle tenait à la main une branche d’osier encore garnie de feuilles qui lui servait de houssine, et elle en frappait le sol d’un air distrait. Tout à coup je la vis tressaillir et s’arrêter avec une exclamation de surprise épouvantée.
—Qu’y a-t-il? demandai-je en m’approchant.
—Voyez! dit-elle.
Et sa baguette, qui tremblait dans la main, me montrait le sol sur lequel étaient tracés quelques caractères mal formés imitant l’écriture moulée. Pierre-Louis s’approcha.
—Dieu me sauve! c’est ton nom! s’écria-t-il troublé.
—En effet, repris-je en regardant à mon tour, il y a bien Jeanne; mais que voyez-vous là qui puisse vous effrayer?
—Non, ce n’est rien, dit le saulnier, qui cherchait évidemment à surmonter une première impression; rien que des contes de vieilles femmes! A les entendre, quand on trouve, comme ça, son nom écrit dans les endroits où il ne vient personne, c’est un ajournement du mauvais esprit... du petit charbonnier, quoi!... Mais on ne croit pas à ces choses-là..... Le nom de Jeanne peut avoir été mis à cette place par n’importe qui.... peut-être bien par Monsieur lui-même.
En hasardant cette supposition, le saulnier me jeta un regard moitié interrogateur, moitié suppliant, qui semblait une invitation à l’appuyer: il cherchait un prétexte d’explication qui pût tromper la jeune femme et lui-même; mais Jeanne répondit de manière à prévenir tout mensonge. Elle nous avait suivis jusqu’alors, et savait que nous ne nous étions point approchés du placis où son nom se trouvait tracé. La marque de nos pas avait d’ailleurs écrit tous nos mouvements. Comme elle me les montrait, mes yeux remarquèrent sur le sable une empreinte singulière qui ne semblait laissée ni par le pied d’un homme ni par celui d’un animal connu. De forme triangulaire, cette empreinte était, pour ainsi dire, frangée par une rangée de griffes ou de doigts vaguement indiqués. Mes deux compagnons l’aperçurent aussi bien que moi, et se la montrèrent en silence. Je compris, au trouble de la saulnière et à l’empressement avec lequel Pierre-Louis rassemblait ses mules, que cette dernière indication levait tous les doutes. Le saulnier me pria assez brusquement de reprendre ma monture, et nous sortîmes des dunes.
J’aurais voulu m’expliquer ces pistes bizarres autour du nom de Jeanne; mais, quand je voulus interroger cette dernière, elle me répondit avec une réserve pleine de répugnance. Le saulnier lui-même avait momentanément perdu son insouciante gaieté: il marchait derrière nous, la tête basse et les mains sous les aisselles, sans prendre garde à ses mules, qui, par instants, rompaient la file pour arracher aux buissons quelques jeunes repousses de ronces ou d’églantiers.
Ceci me frappa sans me surprendre. J’avais déjà pu remarquer plus d’une fois combien facilement l’imagination de ces coureurs de route inclinait au merveilleux. Livrés à toutes les illusions que peuvent créer l’ignorance et le désir, ils suivent les chemins déserts en interrogeant les lueurs et les ombres, les silences et les rumeurs. Peu à peu la fascination de la solitude les trouble; ils sentent leur raison vaciller et mille images confuses se former dans les ténèbres. Bercés par le pas lent des mules et à demi endormis au son de leurs grelots monotones, ils voient les arbres courir à leurs côtés comme des fantômes; le vent qui siffle dans les rochers devient une voix qui les appelle; le bruissement de l’eau, une plainte de trépassés. Tous les incidents de l’obscurité se transforment en mystères saisissants. Un monde imaginaire se substitue, de plus en plus, au monde réel; ils aperçoivent ce qu’ils ont imaginé, ils entendent ce qu’on leur a raconté. En vain demandent-ils à leur gourde de voyage l’assurance et la lucidité qui leur échappe, chaque gorgée d’eau-de-feu évoque un nouvel essaim de visions, jusqu’à ce qu’étourdis d’ivresse, ils glissent de leur monture et s’endorment sur le gazon de quelque carrefour. Là, continuant leur voyage dans le sommeil, ils passent de plain-pied de la réalité au rêve. C’est alors que les muletiers qui traversent les mielles[15] de la Normandie rencontrent, dans leurs songes, le moine trompeur, assis sur la pierre du chemin avec ses piles d’or attirantes, ses cartes qui gagnent toujours, et proposant au passant de lui jouer son âme; c’est alors qu’ils voient la mule d’égarement qui se laisse monter par le premier venu, puis disparaît pour toujours avec lui, ou qu’ils entendent le grelot maudit tintant au-dessus des vagues et attirant les voyageurs aux abîmes. Les saulniers de la Loire n’échappent pas plus que ceux de la Manche à ces hallucinations décevantes. Eux aussi, l’inconnu les enveloppe et les épouvante. Vous leur opposerez en vain tous les raisonnements: l’imagination populaire a bâti son poème au-dessus de la région que ceux-ci peuvent atteindre; tout au plus les amènerez-vous à un doute de complaisance qui est encore l’expression de la foi.
Cependant nous avions atteint une campagne soigneusement cultivée, et dont on commençait à enlever les moissons. On entendait de tous côtés des chants dont je ne remarquai d’abord que la mélodie traînante; en approchant, je m’aperçus que les paroles en étaient improvisées et adressées à l’attelage, qui semblait les comprendre. Si la voix fatiguée cessait de se faire entendre ou seulement fléchissait, on voyait le joug s’abaisser, les pas s’allanguir; mais que le chant reprît, les bœufs relevaient la tête en faisant un nouvel effort.
Je ralentis la marche de ma monture pour écouter un jeune paysan dont le chariot, chargé de gerbes, côtoyait, au-delà du fossé, la route que nous suivions. Il répétait, dans un mode plaintif et sur le ton élevé ordinaire aux chanteurs de la campagne, un de ces ranz champêtres dont les paroles, immédiatement recueillies, me sont souvent revenues à la mémoire. L’improvisateur les adressait à son attelage.