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Les derniers paysans - Tome 1

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Or, prien tous à géneil
Jésus-Christ d’amour doucette,
Qu’il nous fasse bonne réceil
Et que noutre paix soit faite
Au grein jour, quen sonnera la trompette,
Qu’ein sein paradis nous mette
Au royaume paternau,
Nau! nau!

La nuit était close lorsque nous arrivâmes à Marans. Je me fis conduire à l’auberge que j’avais désignée à Blaisot, où je devais le trouver; mais, quand je m’informai près de l’hôtelier, j’appris qu’il n’était venu personne. Ma lettre était pourtant partie de Fontenay depuis plusieurs jours, et avait certainement été reçue. Je ne pus cacher mon étonnement.

—C’est bien Jérôme que Monsieur attendait? demanda l’aubergiste.

—Eh non! c’est son fils Guillaume! répliqua vivement Fait-Tout.

—Le grand Guillaume? dit l’hôtelier, qui me regarda d’un air étrange.

—Connaissez-vous donc quelque raison qui ait pu l’empêcher de venir? demandai-je.

—On ne sait pas les affaires des autres, répondit-il avec hésitation; mais c’est demain marché, et il viendra certainement quelqu’un de chez Blaisot.

Ceci me donna de l’espérance. Averti par ma lettre que j’arrivais le soir, Guillaume avait pu remettre notre entrevue au jour où ses propres affaires l’appelaient à Marans. Je fus seulement frappé de l’espèce d’embarras avec lequel on me parlait du jeune cabanier. Après sa réponse, l’aubergiste avait tourné sur ses talons comme pour éviter une nouvelle question, et Fait-Tout, lui-même, s’était éclipsé. Je remis au lendemain l’éclaircissement de ce mystère.

Marans est aujourd’hui le port d’embarquement de tous les produits de la Vendée; aussi fus-je réveillé, dès le matin, par le bruit et le mouvement du marché. La ville se remplissait de huttiers apportant leur pêche et leur chasse, de cabaniers qui venaient vendre leur laine ou leur chanvre. Je voyais passer de lourds chariots attelés de douze bœufs conduisant aux bateaux les blés de la plaine et les bois de frêne connus sous le nom de Cosses de Marans. J’attendais toujours le grand Guillaume; mais le temps s’écoulait sans que personne parût. Je me décidai enfin à prendre des informations dans les cabarets des faubourgs où avaient coutume de s’arrêter les gens du Petit-Poitou; toutes mes recherches furent inutiles. Dans la dernière auberge, je trouvai Fait-Tout entouré de mariniers et dans l’exercice d’une de ses mille industries. Il traçait sur l’avant-bras d’un jeune paysan un de ces tatouages indélébiles gravés avec une pointe d’acier et colorés par la poudre à canon. L’ancien marin m’appela pour me faire admirer son œuvre, alors presque achevée.

Celle-ci appartenait évidemment à l’école chinoise, non pour la finesse du trait, mais par le laisser-aller de la forme et la naïveté de la perspective. On voyait d’abord une sorte de parallélogramme au pointillé, représentant un autel, au-dessus duquel voletait quelque chose qu’on me dit être deux colombes. A droite se dessinait une croix nimbée; à gauche, une fleur de lis; au-dessous, une tête de mort avec les os en sautoir. Nivôse Bérard me fit admirer chacune de ces illustrations.

—Monsieur voit que tout y est, dit-il; le Fier-Gas n’aurait rien de mieux, fût-il vrai roi de France.

—On peut exiger du bon quand on paie un écu blanc! fit observer, avec une certaine emphase, celui que l’on appelait le Fier-Gas.

—Aussi t’ai-je donné le grand jeu, répliqua l’ancien marin, l’autel d’amour, la religion, la fleur royale et la mort! Qu’est-ce que tu veux de plus? Dans tout le pays, vous ne serez que deux à les avoir, toi et Sauvage, le Bien-Nommé.

—Alors je suis déjà seul, reprit le Fier-Gas, vu qu’à cette heure le Bien-Nommé est sous l’eau.

—Qu’est-ce que tu dis là, s’écria Tout-Fait stupéfait.

—On n’a pas eu son corps, dit le paysan, mais on a trouvé sa niole chavirée, et, depuis, Sauvage n’a plus reparu.

—Comment-donc la chose est-elle arrivée?

—Personne ne peut savoir; seulement, il y en a qui disent que le Bien-Nommé aura rencontré la dame de l’étier (étang).

—Celle qui revient sous forme de fantôme?

—Et qui noue sa chevelure aux nioles pour les attirer au fond.

Quelques-uns des assistants secouèrent la tête, comme s’ils doutaient; mais aucun ne combattit la supposition du Fier-Gas. L’un d’eux seulement fit observer que, depuis quelque temps, il y avait un mauvais sort sur les familles du Petit-Poitou. Ces derniers mots semblèrent rappeler à Fait-Tout mon désappointement de la veille; il me demanda si j’avais enfin vu quelqu’un de chez le cabanier. Je lui racontai mes recherches inutiles, et plusieurs des paysans qui se trouvaient là m’affirmèrent qu’aucun des Blaisot n’avait paru à Marans. Il ne me restait plus d’autre ressource que de me rendre moi-même dans cette partie desséchée du Marais qu’on nomme le Petit-Poitou; mais, privé du compagnon sur lequel j’avais compté et ne connaissant point le pays, j’éprouvais un véritable embarras. Fait-Tout me proposa spontanément de louer un char-à-bancs dans lequel il me conduirait au desséchement. J’acceptai sans balancer; il me demanda une heure pour finir, et je retournai dîner à mon auberge, où je lui donnai rendez-vous.

Je m’aperçus, lorsqu’il arriva, que le peintre ordinaire du Fier-Gas avait trop multiplié les toasts à la glorification de son chef-d’œuvre. Il m’amenait ce qu’il avait trouvé de plus confortable. C’était une petite charrette peinte que traversaient deux planches en guise de bancs. J’y montai sans observation, et nous prîmes le chemin de Chaillé.

Jusqu’alors je n’avais vu que le Marais-mouillé, dès que nous eûmes atteint le booth de Vix, le Marais-desséché commença à se dérouler sous nos yeux. Il occupe tout l’espace compris entre l’Autise et le canal de Fontenelle, remontant jusqu’à la Ceinture des Hollandais, un peu au-dessous de la route qui conduit de Fontenay à Luçon. Commencés, comme nous l’avons dit, par le gentilhomme brabançon, Humfroy Bradléi, ces desséchements furent multipliés par de riches seigneurs, par les Bénédictins et par les Templiers. Des digues défendent les terres contre les eaux, qui sont recueillies dans des contre-booths et conduites vers la mer. De loin en loin, des espèces d’étangs soigneusement enclos reçoivent le trop plein des eaux pendant l’hiver, et deviennent, en été, des réserves pour l’irrigation des prairies. Chaque champ est de plus entouré d’une douve profonde ombragée de frênes et communiquant avec les contre booths. C’est de ce vaste système circulatoire que dépendent la fertilité et l’existence même des marais desséchés. Les propriétaires se réunissent annuellement pour nommer un maître des digues, qui veille aux travaux d’art, un syndic chargé de faire exécuter les délibérations, et un caissier archiviste préposé à la comptabilité et à la garde des titres.

Le sol des desséchements est une glaise bleuâtre, appelée bri, que recouvre une couche limoneuse tellement féconde, que l’usage des engrais est inconnu dans tout le Marais. La mer a autrefois recouvert ces terrains, comme le prouvent les quilles de vaisseaux enfouies dans les champs et les montagnes d’huîtres hautes de quarante-cinq pieds, qui se dressent aux environs de Saint-Michel-en-l’Herm.

Nous étions à la fin du mois de septembre; le soleil couchant illuminait le chaume des sillons, qui, déjà entremêlé d’une herbe courte et verte, s’étendait à droite et à gauche, comme un tapis rayé. Les nuages, chassés par une brise d’est, projetaient à chaque instant, de grandes ombres sur ces espaces lumineux, tandis qu’un brouillard transparent, et pour ainsi dire tamisé, estompait l’horizon. Le desséchement entier était partagé en larges compartiments dont l’eau et le feuillage dessinaient les contours. Çà et là, des laboureurs fendaient péniblement le bri des guérets, au moyen d’une lourde charrue sans avant-train. Les friches étaient couvertes d’innombrables troupeaux de chevaux, de bœufs et de moutons. Fait-Tout m’assura que la plupart de ces troupeaux n’avaient jamais eu d’autre toit que le ciel. Quand les hivers étaient rigoureux et que l’herbe disparaissait, on leur apportait du fourrage à la friche. Mon œil cherchait, parmi ces chevaux galopant librement au milieu des roseaux, le coursier de Mazeppa, «farouche comme le daim des forêts et ayant la vitesse de la pensée;» mais leurs formes lourdes et leur sauvagerie pacifique s’opposaient à toute poétique illusion.

Nous étions arrivés à une chaussée, du haut de laquelle mon compagnon me montra la cabane de Blaisot, bâtie au bord d’un grand canal; de l’autre côté s’élevait celle du Fier-Gas. Le chasseur de vipères avait promis de passer à cette dernière pour avertir que le jeune homme serait retenu à Marans jusqu’au lendemain.

—Je vois justement quelqu’un, ajouta-t-il, qui, pendant ce temps-là, vous conduira chez Jérôme.

Il m’indiquait une friche où j’aperçus un vieillard et un enfant gardant un troupeau de moutons.

Le premier était debout, les épaules couvertes d’une peau de mouton et les deux mains appuyées sur un bâton recourbé. Son regard avait l’expression vague que donne l’habitude de la solitude et des grands espaces; sur ses traits se réflétait un calme intérieur qui leur communiquait une sorte d’épanouissement. Devant lui broutait une brebis tellement gigantesque, qu’on eût pu la prendre pour une de ces petites vaches noires perdues dans les landes de la Bretagne.

—C’est une flandrine, me dit Fait-Tout: on ne peut en avoir plus de quatre ou cinq dans une cabane, à cause de la dépense; mais chacune fournit autant de lait que trois chèvres et plus de laine que trois moutons. C’est la brebis du vieux Jacques, vu que le grand berger a toujours, de droit, la première bête du troupeau.

Le vieillard, qui avait entendu la fin de l’explication, sourit.

—Oui, c’est la Bien-Gagnée, dit-il, et elle ressemble au roi de France, elle ne peut jamais mourir, car, si on la perd, la plus belle la remplace.

—Celle-ci est bien la même que j’ai vue à mon dernier tour, fit observer Bérard.

Le vieux berger abaissa sur la brebis un regard d’affectueuse sollicitude.

—Si Dieu le veut, j’espère bien que tu la retrouveras encore à ton prochain voyage, reprit-il; je tiens à la flandrine, vu qu’elle ne ressemble point aux autres brebiailles; celle-ci sait écouter et comprendre.

Depuis que Jacques parlait, la Bien-Gagnée avait, en effet, relevé la tête; et penchait l’oreille comme si elle eût écouté.

—Veille! veille! dit à demi-voix le vieillard.

A l’instant même, la flandrine bondit de côté, s’élança vers des moutons qui broutaient au penchant du canal, au risque de tomber, et les força à rejoindre le gros du troupeau.

—Comment ayez-vous pu la dresser ainsi à vous obéir? demandai-je tout surpris.

Le grand berger remua la tête d’un air pensif.

—Les ouailles ne demandent qu’à être averties, dit-il: il y a en elles quelque chose du bon Dieu; mais nous le leur-ôtons en voulant les conduire à notre caprice. On oublie toujours, voyez-vous, que le troupeau n’a pas été fait pour le berger, et que c’est le berger qui doit se faire au troupeau.

—Ainsi, pour apprivoiser la flandrine, vous avez surtout étudié son instinct?

—Et cet instinct lui fait voir des choses que les chrétiens ne voient pas, reprit Jacques avec une sorte de ferveur; elle a le don, comme tous les animaux qui se rappellent le paradis terrestre. Aussi, n’ayez souci que la flandrine soit gaie quand il doit arriver un malheur à la cabane; elle sent venir le mauvais sort.

—Alors il n’y a rien à craindre pour aujourd’hui, dit Fait-Tout en riant, car la bête a bon appétit, et Monsieur peut aller chez les Blaisot. Seulement comme il faut que je le quitte ici, vous lui donnerez bien le petit berger pour le conduire.

Jacques appela l’enfant, qui prit la place de Bérard et conduisit le char-à-bancs devant la porte de la cabane.

Un paysan, que je jugeai être Jérôme, accourut au bruit; en m’apercevant, il s’arrêta court, tira vivement son chapeau et se mit à appeler Loubette. Je sautai à terre et je voulus entrer en explication; mais il ne m’écoutait pas et continuait à crier toujours plus fort, jusqu’à ce que la jeune fille parût sur le seuil.

Au premier coup-d’œil, je ne fus frappé que de sa laideur. Elle avait la haute taille et la corpulence boursoufflée ordinaire aux habitants du Marais. Ses traits, engorgés par la lymphe, ressemblaient à ceux d’une statue ébauchée dans le tuffeau. Il fallait un long examen pour distinguer, au fond de l’œil à demi-voilé par d’épaisses paupières, une étincelle d’énergie et d’intelligence, comme une étoile pointant dans le brouillard. Ma vue parut la surprendre plutôt que l’effrayer, et elle m’invita à entrer. Alors même que Fait-Tout ne m’eût point averti, j’aurais aisément deviné que la fille était le vrai chef de la famille. Je lui expliquai, en peu de mots, le but de ma visite. Quand je nommai Guillaume, le vieux cabanier laissa échapper une exclamation, mais Loubette lui imposa silence du regard.

—Ainsi c’était de Monsieur la lettre qu’on a apportée avant-hier? dit-elle.

—Vous l’avez reçue? demandai-je.

—Faites excuse, reprit Loubette un peu embarrassée, l’homme de la poste l’a remportée.

—Pourquoi cela?

—Parce que celui dont le nom était sur l’adresse ne se trouvait point au Petit-Poitou.

—Que dites-vous! Guillaume?....

—C’est aussi vrai qu’il n’y a que trois personnes dans la Trinité! interrompit Jérôme.

—Mais vous savez au moins où je pourrai le trouver?

—Nous ne savons rien! reprit le cabanier avec précipitation; ceux qui ont dit le contraire l’ont fait par mauvaiseté. Le grand Guillaume est parti de sa seule volonté; nous n’y sommes pour rien; j’en jurerai par la Vierge et par tous les grands saints!

—Allons, ne reniez pas votre fils parce qu’il n’a pu rester près de nous, interrompit la jeune fille avec une fermeté calme; vous voyez bien que Monsieur ne le demandait que pour son bien.

Je ne pouvais encore comprendre ni la cause du départ de Guillaume, ni l’effroi de son père. Je regardai Loubette, d’un air interrogateur, mais elle prévint de nouvelles questions en m’offrant de me rafraîchir. J’acceptai surtout par curiosité.

Jérôme était allé tirer un pot de cidre qu’il plaça devant moi. La réflexion l’avait un peu enhardi; il revint de lui-même au motif de ma visite. Au nom de maître Le Normand, le notaire qui m’avait recommandé Guillaume, la jeune fille s’approcha et voulut avoir de ses nouvelles. Mes explications achevèrent de dissiper toute défiance; le cabanier mit la nappe, et je vis que l’on s’apprêtait à servir le souper.

J’avais une trop longue expérience des habitudes de nos campagnes pour opposer aucune objection à ces dispositions hospitalières. Je savais qu’en les acceptant, je ne faisais qu’user de mon droit d’étranger, et qu’une sérieuse inquiétude pouvait seule justifier l’espèce d’embarras que j’avais cru remarquer dans l’accueil de mes hôtes. J’espérais d’ailleurs que, s’il fallait définitivement renoncer au fils du cabanier, celui-ci pourrait me désigner quelque autre maraîchain capable de diriger l’exploitation de l’étang desséché.

Pendant ces pourparlers et ces préparatifs, la nuit était venue; mais je m’en étais à peine aperçu: mes yeux, progressivement accoutumés à l’obscurité, continuaient à distinguer les objets dans la pénombre de la cabane. Le feu de pavas, fréquemment ravivé par Loubette, n’y jetait pourtant que des clartés intermittentes qui dansaient le long des solives enfumées et se reflétaient au mur sous mille formes bizarres. Les ténèbres avaient exercé leur influence ordinaire. Nous gardions tous trois le silence, moi sur le banc où j’étais assis, les bras croisés, Jérôme devant la cruche de cidre qu’il vidait à petits coups, Loubette, près du foyer, dont elle contemplait pensivement les lueurs vacillantes. On n’entendait que le grésillement des roseaux et le murmure monotone de l’eau bouillonnant sur l’immense trépied. Par instant, un souffle de vent nocturne, chargé de rumeurs incertaines, arrivait des friches, entrait par mille crevasses invisibles, semblait traverser la cabane et se perdait au loin comme un soupir.

Tout le monde a pu remarquer ces espèces d’influences mélancoliques dont les âmes se trouvent subitement atteintes. Soit action des objets extérieurs, soit dispositions communes et mystérieuses de l’être intérieur, il est des heures où je ne sais quelle contagion de tristesse nous gagne, comme si nous la respirions dans l’air. Quelque chose de semblable agissait sans doute alors sur la Loubette, sur son père et sur moi, car nous demeurions tous trois à la même place, toujours immobiles et silencieux. La flamme continuait à lutter contre l’humidité des roseaux qui se tordaient en gémissant; bientôt elle s’abattit tout à fait, rampa le long des tiges à demi vertes, puis s’évanouit, et l’on eût pu croire le feu éteint sans la frêle spirale de fumée blanchâtre qui continuait à s’élever. Loubette, avertie par la disparition de la lueur qui avait jusqu’alors éclairé l’âtre, repoussa les roseaux vers le centre du brasier, et dit à demi-voix, comme si elle se parlait à elle-même.

—Les pavas pleurent, c’est mauvais signe pour les absents.

—Et ce n’est pas meilleur signe pour les présents, reprit le cabanier, qui me sembla assombri plutôt qu’animé par le cidre; Dieu seul pourrait dire ce qu’il nous garde à tous.

La jeune paysanne soupira.

—Monsieur apportait le bonheur de Guillaume, dit-elle presque bas: une fois établi là-bas dans un défrichement, il aurait oublié ce qu’il n’est pas bon qu’il se rappelle; il aurait pris une femme, et Dieu lui aurait donné des enfants pour ses vieux jours, tandis que maintenant....

Elle s’arrêta; Jérôme frappa la table avec la cruche qu’il tenait à la main.

—Non, non, s’écria-t-il, la chance tournera toujours à sa perte; il n’y a point de bonheur pour celui qui a été bercé sur les genoux d’une morte.

—Je demandai au cabanier ce qu’il voulait dire.

—Ce que j’ai vu? reprit-il d’un accent qui révélait à la fois une certaine exaltation et une réminiscence de terreur; demandez à tous les gens de Vix, ils vous diront l’histoire de la berceuse.

—C’était donc au temps où vous étiez sixtain, repris-je.

—Oui, répliqua Jérôme; je venais de me marier; mais la grande guerre, voyez-vous, ça ne forme pas les jeunes filles à l’économie; à force de misère, on s’habitue à ne prendre souci de rien. Aussi la Sillette (que Dieu apaise son âme!) avait les mains croisées plus souvent qu’à l’ouvrage, et notre fiot Guillaume demandait longtemps avant d’avoir sa suffisance. J’avais beau lui dire que les enfants qu’on laisse crier la nuit éveillent les vieux parents dans le cimetière, elle s’enfonçait sous la couverture pour ne pas entendre. La vieille Calotte, qui couchait à l’étable, s’était offerte pour prendre le petiot; mais Sillette avait refusé par mauvaise gloire. Aussi Guillaume dépérissait que c’était pitié. Une nuit, dans mon somme, il me parut que j’entendais son râle. Je me redressai à moitié endormi. Le bruit continuait; mais c’était le ronflement du rouet. J’avançai la tête pour voir au bout de la cabane, et alors, que Dieu ait pitié de nous! je vis, dans le clair des étoiles, la mère-grand, morte depuis sept années, qui filait en berçant le fiot sur ses genoux.

Le cabanier s’arrêta, épouvanté du souvenir qu’il venait d’évoquer; la Loubette fit un mouvement; je demandai à Jérôme s’il avait bien reconnu la berceuse.

—C’était elle! c’était elle! reprit-il plus bas; ses cheveux blancs pendaient hors de sa coiffe, son tablier avait le coin relevé, comme quand elle se mettait au travail; la vieille femme avait entendu de dessous la terre les cris de son petit-fils.

—Mais l’avez-vous revue? demandai-je.

—Revue! dit le cabanier, j’aurais donc voulu ma perte? Non, non; les enfants de douze ans savent que celui qui regarde deux fois un défunt n’a qu’à commander son drap mortuaire. J’ai entendu seulement le rouet jusqu’à ce que Guillaume soit devenu bien portant et fort.

—Et vous pensez que cela doit lui porter malheur?

—Celui qu’a touché un trépassé garde toujours un mauvais don, car il reste en lui quelque chose de la mort. Les troupeaux qu’il soigne tombent malades, le blé qu’il sème ne gaiffe[29] jamais, et les gens qu’il aime tournent leurs cœurs d’un autre côté. Nous l’avons trop bien vu par Guillaume le Triste-Gas! Qui sait où son mauvais sort l’a conduit à cette heure, et s’il n’y a pas en route pour nous quelque nouvelle de malheur?

En ce moment, un cri d’oiseau perçant, mais isolé, se fit entendre au dehors. Le cabanier et sa fille redressèrent la tête en même temps, le premier tout surpris, la seconde avec une exclamation de saisissement.

—As-tu entendu? s’écria Jérôme; on dirait un tire-arrache?

Un second cri, puis un troisième retentirent dans la nuit.

—C’est bien l’oiseau de rivière, reprit le cabanier; par le Dieu tout-puissant! je ne l’avais jamais entendu chanter si tard.

—Quelque niole en passant l’aura effrayé, dit la Loubette, dont la voix me parut trembler; mais si c’est l’heure où les oiseaux dorment, c’est celle où les chrétiens soupent, et la table est servie.

Elle avait allumé une clarté qu’elle posa sur la nappe en me montrant mon couvert. Je pris place vis-à-vis du cabanier, et il se mit à faire les honneurs de son souper avec plus d’entrain que je ne lui en aurais supposé. Une fois enhardi, Jérôme ne manquait ni de conversation ni de bonne humeur.

C’était le type complet, quoique un peu exagéré, du maraîchain méridional. Mélangé de crédulité, d’égoïsme et de timidité, il avait besoin d’une complète confiance pour être lui-même. Au moindre soupçon, toute liberté d’esprit disparaissait, une circonspection peureuse reprenait le dessus, et l’on retrouvait le Prusias campagnard, toujours tremblant de se brouiller avec la république.

Je me sentis d’autant plus à l’aise pour l’étudier, que dès le commencement du souper la Loubette avait disparu.

Je n’y pris d’abord pas garde, tout occupé que j’étais de mon hôte. A force d’ambages et de précautions oratoires, j’avais réussi à ramener la conversation sur Guillaume. Le cabanier me parlait d’une jeune fille avec qui il avait échangé les anneaux de promesse et qui s’était mariée depuis à un autre, quand il fut subitement interrompu par des pas lourds, accompagnés de cliquetis d’armes. Au même instant, un uniforme galonné s’encadra dans la baie de la porte, et le brigadier de la gendarmerie de Chaillé entra.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

TABLE DES CHAPITRES.

 Pages.
Avant-propos.5
Premier Récit.—Le Sorcier du Petit-Haule.7
Deuxième Récit.—La Fileuse.49
Troisième Récit.—Les Bryérons et les Saulniers.99
Quatrième Récit.—La Chasse aux Trésors.175
Cinquième Récit.—La Niole Blanche.255

Angers.—Imprimerie de Cosnier et Lachèse.

NOTES:

[1] D’après sa version, le premier homme s’était écrié, en sentant qu’une partie du fruit défendu lui restait à la gorge: A tam (le morceau), et la première femme lui avait répondu: Eve (bois), d’où étaient venus pour tous deux les noms d’Adam et d’Eve.

[2] Ce chant a été publié, mais défiguré, dans un ouvrage de M. Vaugeois: Antiquités de la ville de l’Aigle et de ses environs.

[3] La joubarbe (sempervivum tectorum) est regardée, dans le Midi, comme une plante protectrice. L’arracher de dessus les toits porte malheur.

[4] Moisson d’Arbanie, le moineau friquet, en patois normand.

[5] Logane, case.

[6] Per jou! jurement en usage en Normandie et dans le Bocage. C’est évidemment le per Jovem des Latins.

[7] Grecque, avare.

[8] J’ai été témoin d’un phénomène du même genre aux Quinze-Vingts, où j’ai vu converser avec un aveugle en traçant du doigt, entre ses deux épaules, les mots qu’on voulait lui communiquer.

[9] Puisses-tu la voir belle enfant, puisses-tu la voir belle épousée!

[10] La camada rodona consiste à passer le pied droit par-dessus la tête de sa danseuse; l’espardanyeta, à battre rapidement le talon contre le cou-de-pied.

[11] Cos coumte Ramoun, cela est comte Raymond, c’est-à-dire cela est juste. Ce proverbe s’est établi par suite des souvenirs de droiture et d’équité qu’a laissés dans le Languedoc Raymond V, comte de Toulouse, qui vécut au XIIe siècle.

[12] Barque d’une forme particulière.

[13] On appelle la pélette la première couche de tourbe. Les Bryérons l’enlèvent au hoyau, au commencement de l’été, et la réservent pour leur usage personnel. La couche du dessous fournit la tourbe marchande.

[14] Chariot dans lequel on place les enfants pour leur apprendre à marcher.

[15] On appelle mielles les grèves sablonneuses du département de la Manche.

[16] Saint Sequayre, saint populaire du pays basque. On lui recommande ses ennemis pour qu’il les fasse sécher.

[17] Dégotté, fin, rusé, qui n’est pas got.

[18] Vire, tourne; garelle, bariolé.

[19] Ce couplet a été recueilli par M. le comte Jaubert près de Saint-Pierre de Moutier. Plaisant signifie agréable; aubrelle désigne des peupliers. Paquoine signifie mijaurée; repater et bagouter, faire un repas, bavarder; rancœur, chagrin.

[20] On appelle booths les levées qui défendent les desséchements contre l’inondation, et contre-booths, les canaux qui longent les booths.

[21] Dans les desséchements, les fermiers sont appelés cabaniers. Le Marais du Petit-Poitou est situé près de Chaillé.—Les habitants du Marais-mouillé s’appellent huttiers.

[22] C’est le nom donné dans le pays à la massette ou typha latifolia, qui abonde dans le Marais autant que le roseau ordinaire, arundo phragmita.

[23] Catholiques de Mouchamp, c’est-à-dire protestants, parce que c’est à Mouchamp que l’on trouve le plus grand nombre de calvinistes; cette désignation est injurieuse.

[24] Cette superstition existe dans toute la Vendée: le coux-laurier est l’ilex aquifolium.

[25] Trequegner, c’est le nom que l’on donne à l’action des femmes qui vont trépigner sur la terre grasse des prairies afin de faire sortir les achées qui servent d’appât pour la pêche de leurs maris.

[26] Le tousseux jaune, le fantôme de la fièvre catarrhale bilieuse qui décime la population du Marais.

[27] Le sixtain est un fermier qui cultive au profit du maître et perçoit, pour salaire, le sixième des récoltes.

[28] La procréation des mulets est une des industries importantes de la Vendée; on y entretient, à cet effet, des baudets pour étalons, et celui du haras de Saint-Juire est renommé dans le pays.

[29] On dit que les blés gaiffent quand, après avoir été coupés tout jeunes, ils épaississent et annoncent ainsi une abondante moisson.


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